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Full text of "Le vicomte de Bragelonne"

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LE  VICOMTt; 


DE   BUAGELO:N.\E 


TY  riM.  r.  \  l'ii  iK    m-   vi*i.  at   et  (:.■ 


LE  VICOMTE 


iu{A(;elo\îvk 


M.  ALKXANDRE  Dl  MAS 


TOMK   l'IŒMIER 


PA!\IS 


DIFOUR    ET   Ml  LAT,    ÉDITEURS 

il  .     1.1  I    \  I     M  A  L  W.l  I    VIS 

1851 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/levicomtedebra01duma 


^2S:iv.^^^<!i>sïs?^ 


LA    LETTHE. 


F.ns  le  milieu  ilii  mois  de  m:ii  de  raiiiiéo  IfiOO. 
à  neuf  heures  du  matin ,  lorsque  le  soleil  déjà 
chaud' séchait  la  rosép  sur  les  ravenelles  du  châ- 
teau de  Blois,  une  petite  cavalcade.  coni]iosée  de 
trois  hommes  et  deux  pages,  rentra  par  le  pont  de 
la  ville,  sans  produire  d'autre  effet  sur  les  iMies 
promeneurs  du  (juai  qu'un  premier  mouvement 
de  la  main  à  la  tête  pour  saluer,  et  un  second 
mouvement  de  la  langue  pour  expi'imer  celte 
idée  dans  le  plus  pur  français  qui  soit  parlé  en 
France  :  —  Voici  Monsieir  qui  re\ient  de  la 
chasse. 

Et  ce  fut  tout. 

Cependant,   tandis  que   les   chevaux   gravis- 
saient la  pente  raide  qui  de  la  rivière  conduit  au 
château  ,  plusieurs  'courtauds  de   liontique  s'ap- 
prochèrent du  dernier  cheval,  qui  portait,  pen- 
dus à  l'arçon  de  la  selle,  divers  oiseaux  attachés  par  le  bec.  A  cette  vue,  les  curieux 
manifestèrent  avec  une  franchise  toute  rustique  leur  dédain  pour  une  aussi  maigre 

T.  l.  -  1 


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■2  I.IÎS  MOUSQUETAIFiES. 

capture,  et,  après  une  dissertation  qu'ils  firent  entre  etix  sur  le  désavantage  de  la 
chasse  au  \ol,  ils  revinrent  à  leurs  occupations.  Seulement  un  des  curieux,  gros 
aarçon  joufflu  et  de  joyeuse  humeur,  ayant  demandé  pourquoi  Monsieiii.  qui  pou- 
vait tant  s'amuser,  grâce  à  ses  gros  revenus,  se  contentait  d'un  si  piteux  divertissement. 
«  Ne  sais-tu  pas,  lui  fut-il  répondu,  que  le  principal  divertissement  de  Monsieur  est 
de  s'ennuyer!  »  Le  joyeux  garçwi  haussa  les  épaules  avec  un  geste  qui  signifiait  clair 
comme  le  jour  :  "  En  ce  cas,  j'aime  mieux  être  gros  Jean  que  d'être  prince.  »  —  Et 
chacun  reprit  ses  travaux. 

Cependant  Monsieur  continuait  sa  route  avec  un  air  si  mélancolique  et  si  majestueux 
à  la  l'ois,  qu'il  eût  certainement  fait  l'admiration  des  spectateurs  s'il  eût  eu  des  specta- 
teurs, mais  les  boin'geois  de  Blois  ne  pardonnaient  pas  à  Monsieur  d'avoir  choisi  cette 
ville  si  gaie  pour  s'y  ennuyer  à  son  aise,  et  toutes  les  fois  qu'ils  apercevaient  l'auguste 
ennuyé,  ils  s'esquivaient  en  bâillant,  ou  rentraient  la  tète  dans  l'intérieur  de  leurs 
chambres',  pour  se  soustraire  à  l'influence  soporifique  de  ce  long  visage  blême,  de  ces 
yeux  noyés  et  de  cette  tournure  languissante.  En  sorte  que  le  digne  prince  était  à  peu 
près  sûr  de  trouver  les  rues  désertes  chaque  fois  qu'il  s'y  hasardait.  Or,  c'était  de  la 
part  des  habitans  de  Blois  une  irrévérence  bien  coupable,  car  Monsiecr  était,  après  le 
roi,  et  même  avant  le  roi  peut-être,  le  plus  grand  seigneur  du  royaume.  En  efTet. 
Dieu,  qui  avait  accordé  à  Louis  XIV,  alors  régnant,  lebonbeur  d'être  fils  de  Louis  XIII, 
avait  accordé  à  Monsielr  l'honneur  d'être  fils  de  Henri  IV.  Ce  n'était  donc  pas,  ou  du 
moins  ce  n'eût  pas  dû  être  un  mince  sujet  d'orgueil  pour  la  ville  de  Blois,  que  celte 
préférence  m  elle  donnée  par  Gaston  d'Orléans .  qui  tenait  sa  cour  en  l'ancien  château 
des  États.  Mais  il  était  dans  la  destinée  de  ce  grand  prince  d'exciter  médiocrement  par- 
tout oîi  il  se  rencontrerait  l'attention  du  public  et  son  admiration.  Monsieur  en  îlvait 
pris  son  parti  avec  l'habitude.  C'est  peut-être  ce  qui  lui  donnait  cet  air  de  tranquille 
ennui. 

Monsieur  avait  été  fort  occupé  dans  sa  vie.  On  ne  laisse  pas  couper  la  tête  à  une 
douzaine  de  ses  meilleurs  amis,  sans  que  cela  cause  quelque  tracas.  Or,  comme  de- 
puis l'avènement  de  M.  Mazarin  on  n'avait  coupé  la  tête  à  personne,  Monsieur  n'avait 
plus  eu  d'occupation,  et  son  moral  s'en  ressentait.  La  vie  du  pauvre  prince  était  donc 
fort  triste.  Après  sa  petite  chasse  du  matin  s\n-  les  bords  du  Beuvron  ou  dans  h>s  bois 
de  Chiverny,  Monsieur  passait  la  Loire,  allait  déjeuner  à  Chambord  avec  ou  sans  ap- 
pétit, et  la  ville  de  Blois  n'entendait  plus  parler,  jusqu'à  la  prochaine  chasse,  de  son 
souverain  seigneiu'  et  maître.  Voilà  pnurl'oiuiui  ixlni-muros  :  quant  à  l'ennui  à  l'in- 
térieur, nous  en  donnerons  une  idée  au  lecteur  s'il  veut  suivre  avec  nous  la  cavalcade 
et  pénétrer  jusqu'au  porche  majestueux  d\i  château  des  États. 

Monsieur  montait  un  petit  cheval  d'allure  .  équipé  d'une  large  selle  de  velours 
rouge  de  Flandres,  avec  des  étriers  en  forme  de  lirodeipiins;  le  cheval  était  de  cou- 
leur fauve;  le  po\n'pointde  Monsieur,  fait  de  velours  cramoisi,  se  confondait  sous  le 
manteau  de  même  nuance  avec  l'équipement  du  cheval,  et  c'est  seulcnu'iil  à  cet  en- 
semble roiigeâtre  (pi'on  pouvait  reconnaître  le  jiriiice  entre  ses  deux  compagnons  vê- 
tus, l'un  de  violet,  l'autre  de  veil.  Celui  de  gauche,  vêtu  de  violet,  était  l'écuyer; 
celui  de  droile.  vêtu  de  \eit.  ('tait  le  grand  veneur. 

L'un  des  pau'es  portail  deu.x  gerfauts  sur  un  perclioir,  l'autre  un  cornet  de  chasse 
dans  le(iuel  il  souniail  uoinlialamment  à  vingt  pas  du  cliâleau.  Tout  ce  (pii  entourait 
ce  prince  noinlinlaiit  faisait  ce  (ju'il  avait  à  faire  avec  nonchalance.  A  ce  signal,  huit 
gardes  (lui  se  promeiiaieiit  au  soleil  dans  la  cour  carrée,  accoururent  prendri"  leurs  hal- 
lebardes, el  M  ON  su- 1  II  lit  son  enln'i'  Mileiuicllc  dans  le  rhâleaii.  Lorsipi'ii  cul  disparu 
sous  les  prnloiideurs   dn  porilie.  trois  ou  ipi.itre  x.iiirieiis.  inoiili's  du  mail  au  cbàtcaii 


LK  VICOMTE  DE  HH AfiEKONNE.  3 

derrière  la  cavalcade,  en  se  iiioiiliant  l'iiii  à  l'iiuli'c  les  oiseaux  arcrnchés,  se  disper- 
sèrent, en  faisant  à  leur  tour  leurs  conunentaires  sur  re  qu'ils  venaient  de  voir  :  puis, 
lorsqu'ils  furent  partis,  la  rue,  la  place  et  la  cour  demeurèrent  désertes. 

Monsieur  descendit  de  cheval  sans  dire  un  mot,  passa  dans  son  appartement,  où  son 
valet  de  chambre  le  changea  d'habits,  et  coiiune  Madame  n'avait  pas  encore  envoyé 
prendre  les  ordres  pour  le  déjeuner,  Monsieur  s'étendit  sur  une  chaise  longue  et  s'en- 
dormit d'aussi  bon  cœur  que  s'il  eût  été  onze  heures  du  soir.  Les  huit  gardes  ,  qui 
comprenaient  que  leur  service  était  tini  pour  le  reste  de  la  journée,  se  couchèrent  sur 
des  bancs  de  pierre  au  soleil  ;  les  palefreniers  disparurent  avec  leurs  chevaux  dans  les 
écuries,  et,  à  part  quelques  joyeux  oiseaux  s'elfarouchant  les  uns  les  autres  avec  des 
pépitemens  aigus,  dans  les  touffes  de  giroflées,  on  eût  dit  qu'au  château  tout  dormait 
comme  monseigneur.  Tout  à  coup,  au  milieu  de  ce  silence  si  doux,  retentit  un  éclat 
de  rire  nerveux,  éclatant,  qui  fit  ouvrir  un  œil  à  quelques-uns  des  hallebardiers  en- 
foncés dans  leur  sieste.  Cet  éclat  de  rire  partait  d'une  croisée  du  château,  visitée  eu 
ce  monient  par  le  soleil,  qui  l'englobait  dans  un  de  ces  grands  angles  que  dessinent 
avant  midi,  sur  les  murs,  les  profils  des  cheminées.  Le  petit  balcon  de  fer  ciselé  qui 
s'avançait  au  delà  de  cette  fenêtre  était  meublé  d'im  pot  de  giroflées  rouges,  d'un 
autre  pot  de  primevères  et  d'un  rosier  hàtif,  dont  le  feuillage,  d'un  vert  magnilirpie  . 
était  diapré  de  plusieurs  paillettes  rouges  annonçant  des  roses.  Dans  la  chambre  qu'é- 
clairait cette  fenêtre,  on  voyait  une  table  carrée  revêtue  d'une  vieille  tapisserie  à 
larges  fleiu's  de  Harlem;  au  milieu  de  cette  table  \me  fiole  de  grès  à  long  cou,  dans 
bupielle  iilongeaient  des  iris  et  du  muguet  ;  à  chacune  des  extrémités  de  Cette  table  inie 
jeune  fille. 

L'attitude  de  ces  deux  enfans  était  singulière  :  on  les  eût  prises  pour  deux  pension- 
naires cchapi)ées  du  couvent.  L'une,  les  deux  coudes  appuyés  s\n'  la  table,  une  plume 
à  la  main,  traçait  des  caractères  sur  une  feuille  de  beau  papier  de  Hollande;  l'autre, 
à  genoux  sur  une  chaise,  ce  qui  lui  permettait  de  s'avancer  de  la  tète  e1  du  buste  par- 
dessus le  dossier  et  jusqu'en  pleine  table,  regardait  sa  compagne  écrire,  ou  pbjl('il 
hésiter  à  écrire.  Delà  mille  cris,  mille  railleries,  mille  rires,  dont  l'un,  plus  éclatiul 
que  les  autres,  avait  effrayé  les  oiseaux  des  ravenelles  et  troublé  le  sonuiieil  des 
gardes  de  Monsieir. 

Nous  en  sonuiiesaux  portraits,  on  nous  passera  donc,  nous  l'espérons,  les  deux  dei'- 
iiiers  de  ce  chapitre.  Celle  qui  était  appuyée  sur  la  chaise,  c'e.st-à-dire  la  bruyante, 
la  rieuse,  était  une  belle  fille  de  dix-neuf  à  vingt  ans,  brune  de  peau ,  brune  de 
cheveux,  resplendissante,  par  ses  yeux,  qui  .s'allumaient  sous  des  sourcils  vigoureu- 
sement tracés,  et  surtout  par  ses  dents,  qui  éclataient  comme  des  perles  sous  ses 
lèvres  d'un  corail  sanglant.  Chacun  de  ses  mouvemens  send)lait  le  résidtat  du  jeu 
d'une  mine;   elle  ne  vivait  pas,  elle  bondis.sait. 

L'autre,  celle  qui  écrivait,  regardait  sa  turbulente  couqiagne  avec  un  ceil  bleu. 
limpide  et  pur  connue  était  le  ciel  ce  jour-là.  Ses  cheveux,  d'un  blond  cendré,  roulés 
avec  un  goût  exquis,  tombaient  en  grappes  soyeuses  sur  ses  joues  nacrées;  elle  pro- 
menait sur  le  papier  une  main  fine,  mais  dont  la  maigreur  accusait  son  extrême  jeu- 
nesse. A  chaque  éclat  de  rire  de  son  amie  ,  elle  soule\  ail ,  connue  dépitée .  ses  blanches 
épaules  d'une  forme  poétique  et  suave,  mais  auxquelles  manquait  ce  luxe  de  vigueur 
et  de  modelé  qu'on  eût  désiré  voir  à  ses  bras  et  à  ses  mains.  — Montalais!  Montalais! 
dit-elle  enfin  d'une  voix  douce  et  caressante  comme  un  chant,  vous  riez  trop  fort, 
vous  riez  couune  un  homme:  non-seulement  vous  vous  ferez  remarquer  de  messieurs 
les  gardes  ,  mais  vous  n'entendrez  pas  la  cloche  de  Madame,  lorsque  Madame  appelli'ra. 

La  jeune  tille  (|u'on  appelait  Montalais  ne  cessa  ni  de  rire  ni  de  gesticuler  à  cette 


4  LES  MOUSQUETAIRES. 

admonestation;  seulement  elle  répondit  :  —  Louise,  vous  ne  dites  pas  votiie  façon  de 
penser,  ma  chère;  vous  savez  que  messieurs  les  sanles.  comme  vous  les  appelez, 
conunencent  leur  somme,  et  que  le  canon  ne  les  réveillerait  pas;  vous  savez  que  la 
cloche  de  Madame  s'entend  du  pont  de  Blois,  et  que  par  conséquent  je  l'entendrai 
quand  mon  service  m'appellera  chez  Madame.  Ce  qui  vous  ennuie,  mon  enfant,  c'est 
que  je  ris  quand  vous  écrivez;  ce  que  vous  craignez,  c'est  que  madame  ileSaint-Remy, 
votre  mère,  ne  monte  ici,  comme  elle  fait  quelquefois  quand  nous  rions  trop:  ([u'ellc 
ne  nous  surprenne ,  et  qu'elle  ne  voie  cette  énorme  feuille  de  papier  sur  laquelle ,  de- 
puis un  quart  d'heure,  vous  n'avez  encore  tracé  que  ces  mots  :  «  Monsieur  Raoul.  » 
Or,  vous  avez  raison,  ma  chère  Louise,  parce  qu'après  ces  mots,  Monsieur  Raoul,  on 
peut  en  mettre  tant  d'autres,  si  signilicatifs  et  si  incendiaires,  que  madame  de 
Saint-Remy,  votre  chère  mère,  aurait  droit  de  jeter  feu  et  flammes.  Hein-!  n'est-ce 
pas  cela ,  dites? 

Et  Muntalais  redoubla  ses  rires  et  ses  provocations  turhulentes  La  blonde  jeune 
fille  se  courrouça  tout  à  fait;  elle  déchira  le  feuillet  sur  lequel,  en  effet,  ces  mots. 
Monsieur  Raoul ,  étaient  écrits  d'une  belle  écriture ,  et  froissant  le  papier  dans  ses 
doigts  tremblans,  elle  le  jeta  par  la  fenêtre. 

—  Là,  là  !  dit  mademoiselle  de  Montalais,  voilà  notre  petit  mouton,  notre  Enfant 
Jésus,  notre  colombe,  qui  se  fâche  1...  N'ayez  donc  pas  peur,  Louise  :  madame  de 
Saint-Remy  ne  viendra  pas,  et  si  elle  venait,  vous  savez  que  j'ai  l'oreille  fine.  D'ail- 
leurs, quoi  de  plus  j)criiiis  que  d'écrire  à  un  vieil  ami  qui  date  de  douze  ans  .  surtout 
quand  on  connnence  la  lettre  par  ces  mots  :  Monsieur  Raoul?  —  Ces!  bien,  je  ne  lui 
écrirai  pas,  dit  la  jeune  tille.  — Ah!  en  vérité,  voilà  Montalais  bien  punie!  s'écria,  tou- 
jours en  riant,  la  brune  railleuse.  Allons,  allons,  une  autre  feuille  de  papier,  et  ter- 
minons vite  noire  courrier.  Bon!  voici  la  cloche  qui  sonne,  à  présent!  Ah!  ma  foi, 
tant  pis!  Madame  attendra  ou  se  passera  pour  ce  matin  de  sa  première  lille  d'honneur  ! 

Une  cloche  sonnait  en  effet  ;  elle  annonçait  que  Madame  avait  terminé  s;i  toilette  et 
attendait  Monseur,  lequel  lui  donnait  la  main  pour  passer  du  salon  au  réfectoire. 
Cette  formalité  accoin[)lie  en  grande  cérémonie ,  les  deux  époux  déjcimaicnl  et  se 
séparaient  jusqu'au  diner,  invariablement  tixé  à  deux  heures.  Le  son  de  la  cloche  fit 
ouvrir  dans  les  offices,  situées  à  gauche  de  la  cour,  une  porte  par  laquelle  délilèrenl 
deux  maîtres  d'hôtel  suivis  de  huit  marmitons  qui  portaient  une  civière  chargée  de 
mets  couverts  de  cloches  d'argent.  L'un  de  ces  maîtres  d'IuMel,  celui  ipii  paraissait  le 
premier  en  titre,  toucha  silencieusement  de  sa  baguette  nu  des  gardes  qui  ronflait  sur 
son  banc;  il  poussa  même  la  bonté  jus([u'à  mettre  aux  mains  de  cet  houune,  ivre  de 
sommeil,  sa  hallebarde  dressée  le  long  du  mur  près  de  lui  ;  après  quoi  le  soldat,  sans 
demander  compte  de  rien,  escorta  juscpi'au  réfectoire  la  riatule  t]c  Monsikuii,  précédée 
par  un  paue  et  les  deux  maîtres  d"hi"itel.  Partout  nfi  la  viande  passait,  les  sentinelles 
|iiirl;iiriil  K's  armes. 

.MadcHiiiiM'lle  de  Montalais  et  sa  compagu;^  avaient  suivi  de  leiu-  fenêtre  le  détail  de 
ce  céri'miinial,  auquel  |iiiurlant  elles  (le\aient  être  accoutumées,  billes  ne  regardaient 
au  reste  avec  tant  de  curiosité  (|ue  pour  être  plus  sùre.s  de  ne  pas  être  dérangées.  Aussi 
marmitons ,  gardes,  pages  et  maîtres  d'hôtel  luie  fois  passés,  elles  .se  remirent  à  leur 
table,  et  le  soleil  .  qui.  dans  l'encadrement  de  la  fenêtre,  avait  éclairé  nn  instant  ces 
deux  cliarni.inls  visage.-^,  n'éclaira  ])lus  que  les  giroflées,  les  prime\ères  et  le  rosier. 

—  Rail!  dit  Montalais  en  repienant  sa  place,  Madamf.  déj(Minera  bien  sans  moi.  — 
Oh!  Montalais.  ^olls  serez  punir,  iM'pondil  l'iuliu' jeune  tille  en  s'asseyant  tout  dou- 
cement à  la  sienne.  —  l'unie?  ah  !  oui,  c'est-à-dire  privée  de  pi'omenade;  c'est  tout 
ce  (pie  je  demande,  (|ue  d'être  |iimie  !  Sortir  dans  le  grand   coche,   iierchée  sur  une 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  5 

portière;  tourner  à  gauche,  virer  à  droite  par  des  cliemins  pleins  d'ornières  ,  où  l'on 
avance  d'une  lieue  en  deux  heures;  puis,  revenir  droit  sur  l'aile  du  château  où  se 
trouve  la  fenêtre  de  Marie  de  Médicis,  en  sorte  que  Madame  ne  manque  jamais  de 
dire  :  «  Croirait-on  que  c'est  par  là  que  la  reine  Marie  s'est  sauvée!  quarante-sept 
«  pieds  de  hauteur!  la  mère  de  deux  princes  et  de  trois  princesses!  »  Si  c'est  là  un 
divertissement,  Louise,  je  demande  à  être  punie  tous  les  jours,  surtout  quand  ma  pu- 
nition est  de  rester  avec  toi  et  d'écrire  des  lettres  aussi  intéressantes  que  celle  que 
nous  écrivons.  — ■  Montalais!  Montalais!  on  a  des  devoirs  à  remplir.  —  Vous  en  par- 
lez hien  à  votre  aise,  mon  cœur,  vous  qu'on  laisse  hbre  au  milieu  de  cette  cour.  Vous 
êtes  la  seule  qiù  en  récoltiez  les  avantages  sans  en  avoir  les  charges ,  vous  plus  fdle 
d'honneur  de  Madame  que  moi-même,  parce  que  Madame  fait  ricocher  ses  affections 
de  votre  heau-père  à  vous;  en  sorte  que  vous  entrez  d  ins  cette  triste  maison  comme 
les  oiseaux  dans  cette  cour,  humant  l'air,  becquetant  les  fleurs ,  picotant  les  graines , 
sans  avoir  le  moindre  service  à  faire ,  ni  le  moindre  ennui  à  supporter.  C'est  vous  qui 
me  parlez  de  devoirs  à  rcm])lir!  En  vérité,  ma  belle  paresseuse,  quels  sont  vos  devoirs 
à  vous,  sinon  d'écrire  à  ce  beau  Raoul?  Encore  voyons-nous  que  vous  ne  lui  écrivez 
pas,  de  sorte  que  vous  aussi,  ce  me  semble,  vous  négligez  un  peu  vos  devoirs. 

Louise  prit  son  air  sérieux,  appuya  son  menton  sur  sa  main  et  d'un  ton  plein  de 
candeur,  —  Reprocbez-inoi  donc  mon  bien-être!  dit-elle.  En  aurez-vous  le  cœur? 
Vous  avez  un  avenir,  vous;  vous  êtes  de  la  cour;  le  roi,  s'il  se  marie,  appellera 
Monsieur  près  de  lui;  vous  verrez  des  fêtes  splendides ,  vous  verrez  le  roi,  qu'on  dit 
si  beau,  si  charmant!  —  Et  de  plus,  je  verrai  Raoul,  qui  est  près  de  M.  le  Prince, 
ajouta  malignement  Montalais.  — Pauvre  Raoul!  soupira  Louise.  —  Voilà  le  moment 
de  lui  écrire,  chère  belle;  allons,  recommençons  ce  fameux  Monsieur  Raoul,  qui 
brillait  en  tête  de  la  feuille  déchirée.  ,\lors  elle  lui  tendit  la  plume,  et  avec  un  sou- 
rire charmant,  encouragea  sa  main,  qui  traça  vite  les  mots  désignés.  —  Maintenant? 
demanda  la  plus  jeune  des  deux  jeunes  fdles. — Maintenant,  écrivez  ce  que  vous 
pensez,  Louise,  répondit  Montalais.  —  htes-vous  bien  sûre  que  je  pense  quelque 
chose? — Vous  pensez  à  quelqu'un,  ce  qui  revient  au  même,  on  plutôt  ce  qui  est  bien 
pis. — Vous  croyez,  Montalais?  —  Louise,  Louise,  vos  yeux  bleus  sont  profonds 
comme  la  mer  que  j'ai  vue  à  Boulogne,  l'an  passé.  Non,  je  me  trompe,  la  mer  est 
pertide;  vos  yeux  sont  profonds  comme  l'azur  que  voici  là-haut,  tenez,  sur  nos  têtes. 
—  Eh  bien!  puisque  vous  lisez  si  bien  dans  mes  yeux,  dites-moi  ce  que  je  pense,  *■ 
Montalais.  —  D'abord  vous  ne  pensez  pas  Monsieur  Raoul  ;  vous  pensez  Mon  cher 
Raoul.  — Oh!  — Ne  rougissez  pas  pour  si  peu.  Mon  cher  Raoul,  disons-nous,  vous 
me  suppliez  de  vous  écrire  à  Paris,  ofi  vous  retient  le  service  de  M.  le  Prince.  Comme 
il  faut  que  vous  vous  ennuyiez  là-bas  jiour  cliorcher  des  distractions  dans  le  souvenir 
d'une  provinciale... 

Louise  se  leva  tout  à  coup.  —  Non,  Montalais ,  dit-elle  en  souriant,  non,  je  ne 
pense  pas  un  mot  de  cela.  Tenez,  voici  ce  que  je  pense.  Et  elle  prit  hardiment  la 
plume  et  traça  d'une  main  ferme  les  mots  suivants  :  «J'eusse  été  bien  malheureuse 
«  si  vos  instances  pour  obtenir  de  moi  un  souvenir  eussent  été  moins  vives  ;  tout  ici  me 
«  parle  de  nos  premières  années,  si  vite  écoulées,  si  doucement  enfuies  (pie  jamais 
(i  d'autres  n'en  remplaceront  le  charme  dans  mon  cœur.  »  Montalais,  qui  regardait 
courir  la  plume  et  qui  lisait  au  rebours  à  mesure  que  son  amie  écrivait ,  l'interiompit 
par  un  battement  de  mains.  —  A  la  bonne  heure!  dit-elle;  voilà  de  la  franchise, 
voilà  du  cœur,  voilà  du  style  !  montrez  à  ces  Parisiens ,  ma  chère  ,  que  Blois  est  la  , 
ville  du  beau  langage.  —  Il  sait  ipie  pour  moi,  répliqua  la  jeune  tille,  Blois  a  été  le 
paradis.  —  C'est  ce  que  je  voulais  dire  ,  et  vous  parlez  comme  im  ange. 


(i  LES   MOUSQUETAIRES. 

—  Je  termine,  MontalaJs.  Et  la  jeune  iille  conlinii.i  eu  oHet  :  «  Vous  pensez  à  moi, 
«  dites-vous,  monsieur  Raoul  ;  je  vous  en  remercie ,  mais  cela  ne  peut  me  surprendie. 
(<  moi  qui  sais  combien  de  fois  nos  cœurs  ont  battu  l'un  près  de  l'autre.» — Oh  !  oh  !  dit 
Montalais ,  prenez  garde  ,  mon  agneau ,  voilà  que  vous  semez  votre  laine ,  et  il  y  a 
des  loups  là-bas!  ^ 

Louise  allait  répondre  quand  le  galop  d'vm  cheval  retentit  sous  le  porche  du  châ- 
teau. -^  Qu'est-ce  que  cela?  dit  Montalais  en  s'approchant  de  la  fenêtre,  un  beau  ca- 
valier, ma  foi  !  —  Oh  !  Raoul  !  s'écria  I,ouise ,  qui  avait  fait  le  même  mouvement  que 
son  amie  et  qui,  devenant  toute  pâle,  tomba  palpitante  auprès  de  sa  lettre  inachevée. 
— •  Voilà  im  adroit  amant ,  sur  ma  parole  !  s'écria  Montalais ,  et  qui  arrive  bien  à  propos  ! 
—  Retirez- vous,  retirez-vous,  je  vous  en  supplie!  uuu'uuira  Louise.  —  Bah  !  il  ne  me 
connaît  pas;  laissez-moi  donc  voir  ce  qu'il  vient  faire  ici. 


LK    .MESSACER. 

.Mademoiselle  de  Montalais  avait  raison,  le  jeune  cavalier  était  bon  à  voir.  (Tétait 
un  jeune  houuue  de  vingt-quatre  à  vingt-cinq  ans,  giaml,  élancé,  portant  avec  grâce 
sur  ses  épaules  le  charmant  costume  militaire  de  l'époque.  Ses  grandes  bottes  à  enton- 
noir enfermaient  un  pied  que  mademoiselle  de  Montalais  n'eût  pas  désavoué  si  elle  se 
fût  travestie  en  honnne.  D'une  de  ses  mains  fines  et  nerveuses  il  arrêta  son  cheval  au 
milieu  de  la  cour,  et  de  l'autre  souleva  le  chapea\i  à  longues  plumes  qui  ombrageait 
sa  physionomie  grave  et  naïve  à  la  fois. 

Les  gardes,  au  bruit  du  cheval,  se  réveillèrent  et  furent  promptement  debout.  Le 
jeune  homme  laissa  l'un  d'eux  s'approcher  de  ses  arçons,  et  s'inclinant  vers  lui, 
d'une  voix  claire  et  précise,  qui  fut  parfaitement  entendue  de  la  fenêtre  où  se  ca- 
chaient les  deux  jeunes  filles,  — Un  message  pour  son  Altesse  Royale,  dit-il.  — Ah! 
ah!  s'écria  le  garde;  officier,  un  messager!  Mais  ce  brave  soldat  savait  bien  qu'il  ne 
paraîtrait  aucun  officier,  attendu  que  le  seul  qui  eût  pu  paraître  demeurait  au  fond 
du  château,  dans  un  petit  appartement  sur  les  jardins.  Aussi  se  hàta-t-il  dajouter  : 

Mon  gentilhonune .  l'ofticier  est  en  ronde;  mais  en  son  absence  on  va   prévenir 

M.  de  Saint-Remy,   le  maître  d'hôtel.  —  M.  de  Saint-Remy!  répéta  le  cavalier  en 

rougissant  un  peu. — Vous  le  connaissez? — Mais,  oui Avertissez-le.  je    vous 

prie,  poin-  que  ma  visite  soit  annoncée  le  plus  tôt  possible  à  Son  Altesse  — il  paraît 
(]ue  c'est  pressé,  dit  le  garde,  comme  s'il  se  parlait  à  lui-même,  mais  dans  l'espé- 
rance d'obtenir  une  réponse.  Le  messager  lit  un  signe  de  tête  aflinnatif.  — Eu  ce  cas, 
reprit  le  garde,  je  vais  moi-même  trouver  le  maître  d'hôtel. 

Le  jeune  homme  cependant  niil  pied  à  terre  ,  et  tandis  (pie  les  autres  soldats  (4iser- 
vaient  avec  curiosité  chaque  mou\enicut  du  beau  cliexal  qui  avait  lunené  ce  jeune 
homme,  le  soldat  revint  sur  ses  pas  en  disant  :  — •  l'aidon.  mon  gentilhonune,  mais 
\olre  nom,  s'il  vous  plaît?  —  Le  xicomle  de  Rragelonue,  de  la  i)ait  de  Son  .Vitesse 
Monsieur  le  jirince  d(>  (lornlé  Le  soldai  lit  u[i  profond  salut ,  et  connue  si  ce  nom  du 
v,iin(pirni-  ili'  Udci'oi  et  de  Si'iis  lui  cnl  donne'  des  ailes .  il  gra\  il  lêgèremeiil  le  ]ierron 
pour  gagner  lis  anliibambres. 

M.deRragelonne  n'avait  pas  eu  le  leni|is(l'atlacber  son  clie\al  aux  barreaux  île  fer 
de  ce  |)ei-ron,(|ue  M.de  Sainl-lteni\  anourut  hois  il  lialeine.  soutenaul  sou  gros\enlre 
a\ec  l'une  de  ses  mains,  pendaul  que  de  l'autre  il  fendait  l'air  comme  un  pèvh<'ur 


LE  VlCOMTIi  l>l<:  BHAGliLONNE.  " 

t'omi  los  lliils  avec  une  imiiic.  —  Ali!  iiioiisioiir  k-  \Roiiile,  vous  h  Blois"!  s"écria-l-il: 
mais  c'est  une  merveille!  bonjour,  monsieur  Raoul,  bonjour!  —  Mille  respects,  mon- 
sieur de  Saint-Remy.  —  Que  madame  de  la  Vall....  je  veux  dire  que  madame  de 
Saiut-Remv  va  être  heureuse  de  vous  voir!  Mais  venez.  Son  Altesse  Royale  déjeune; 
faut-il  l'interrompre?  la  chose  est-elle  grave?  — Oui  et  non,  monsieur  de  Sainl- 
Remy.  Toutefois ,  un  moment  de  retard  pourrait  causer  quelques  désagrémeus  a  Son 
Altesse  Royale.  — S'il  en  est  ainsi,  forçons  la  consigne,  monsieur  le  vicomte.  Venez. 
D'ailleurs,  Monsieur  est  d'une  humeur  charmante  aujourd'hui.  Et  puis  vous  nous 
apportez  des  nouvelles,  n'est-ce  pas?  — De  grandes,  monsieur  de  Saint-Remy  —  Et 
de  bonnes,  je  présume?  — D'excellentes!  —  Venez  vite,  bien  vite,  alors,  s'écria  le 
bonhomme,  qui  se  rajusta  tout  en  cheminant. 

Raoul  le  suivit,  son  chapeau  à  la  main  et  un  peu  effrayé  du  bruit  solennel  que  fai- 
saient ses  éperons  sur  les  parquets  de  ces  immenses  salles.  Aussitôt  qu'il  eut  disparu 
dans  l'intérieur  du  palais,  la  fenêtre  de  la  cour  se  repeupla  et  un  chuchotement  animé 
trahit  l'émotion  des  deux  jeunes  lilles;  bientôt  elles  eurent  pris  sans  doute  une  réso- 
lution ,  car  l'une  des  deux  ligures  disparut  de  la  fenêtre  :  c'était  la  tête  brune;  l'autre 
demeura  derrière  le  balcon,  cachée  sous  les  fleurs,  regardant  attentivement,  pai'  les 
échancrures  des  branches,  le  perron  sur  lequel  M.  de  Liragelonne  avait  lait  sou  entrée 
au  palais.  Cependant  l'objet  de  tant  de  curiosité  continuait  sa  route  en  suivajit  les 
traces  du  maître  d'hôtel.  Un  bruit  de  pas  enqiressés,  un  fumet  de  vins  et  de  viandes, 
un  cliquetis  de  cristaux  et  de  vaisselle,  l'avertirent  qu'il  touchait  au  terme  de  sa 
course.  Les  pages,  les  valets  et  les  officiers  réunis  dans  l'oflice  qui  précédait  le  réfec- 
toire, accueillirent  le  nouveau  venu  avec  une  politesse  proverbiale  en  ce  pays:  (|uel- 
ques-uns  connaissaient  Raoul,  presque  tous  savaient  qu'il  venait  de  Paris.  Ou  pdur- 
rait  (lire  que  son  arri\ée  sus[ieiiilit  un  moment  le  service.  Le  fait  est  iju'un  page  (pii 
\eisait  à  boire  à  Son  Altesse,  euleiulant  les  éiierons  dans  la  cluuidue  voisine,  se 
retourna  comme  un  enfant,  sans  s'apercevoirqu'il  continuait  de  jerser,  non|)lusdansle 
verre  du  prince,  mais  sur  la  napjjc.  Mai>.v>if.,  qui  n'était  pas  préoccupée  comme  son 
glorieux  époux,  remaïqua  celte  distraction  du  [lage.  — Eh  bien!  dit-elle.  —  l'Ih  bien, 
ré|)éta  MoNsnaii,  qvie  se  passe-t-il  donc? 

Monsieiu- d£  Saint-Remy,  qui  introduisait  sa  tète  par  la  porte,  profita  du  moment. 
—  Pourquoi  me  dérange-t-on?  dit  Gaston  en  attirant  à  lui  une  tranche  épaisse  iluii 
des  plus  gros  saunions  qui  aient  jamais  remonté  la  Loire  pour  se  faire  ]irendre  entre 
Painihœufet  Saint-JNazaire. — (Test  qu'il  arri\e  un  messager  de  Paris.  Oh  1  mais, 
après  le  déjeuner  de  monseigneur,  nous  avons  le  temps.  —  De  Paris?...  s'écria  le 
prince  en  laissant  tomber  sa  fourchette  ;  un  messager  de  Paris,  dites-vous?  Et  de 
quelle  part  vient  ce  messager? —  L>e  la  part  de  M.  le  Prince,  se  hâta  de  dire  le  maître 
<riiôtel.  {  On  sait  que  c'est  ainsi  qu'on  appelait  M.  de  Gondé.) — Un  messager  de  M.  le 
Prince?  fit  Gaston  avec  une  inquiétude  qui  n'échappa  à  aucun  des  assistans  et  qui, 
par  conséquent ,  redoubla  la  curiosité  générale. 

MoKsiFcii  se  crut  peut-être  ramené  au  temps  de  ses  bienheureusfs  conspirations, 
où  le  bruit  des  portes  lui  donnait  des  émotions,  où  toute  lettre  pouvait  j-eaf'ermer  un 
secret  d'État,  où  tout  message  servait  une  intrigue  bien  sombre  et  bien  compliquée. 
Peut-être  aussi  ce  grand  nom  de  M.  le  Prince  se  déploya-t-il  sous  les  voûtes  de  Rlois 
avec  les  proportions  d  un  fantôme.  Monsieiu  repoussa  son  assiette. — Je  vais  faire 
attendre  l'envoyé,  demanda  M.  de  Saint-Remy.  Un  coup  d'œil  de  Madame  enhardit 
Gaston,  qui  répliqua  :  — Non  pas,  faites-le  entrer  sur-le-champ,  au  contraiie  A  |)ro- 
pos,  qui  est-£e?  —  Un  gentilhomme  de  ce  pays,  M.  le  vicomte  de  Bragelonne.  —  Aii 
oui,  fort  bien!..    Introduisez,  Saiut-Remv,  introduisez. 


s  LES  MOUSQUETAIRES. 

Et  lorsqu'il  eut  laissé  toiiibor  res  mots  avec  sa  gravité accoutiunéc,  Monsiklu  leuarila 
d'une  tertaine  façon  les  gens  de  son  service,  qui  tous,  pages,  otliciers  et  écuvers,  quit- 
tèrent la  serviette,  le  couteau,  le  gobelet,  et  firent  vers  la  seconde  chambre  une  re- 
traite aussi  rapide  que  désordonnée.  Cette  petite  armée  s'écarta  en  deux  files  lors(]ue 
Kaoul  de  Hragelonne,  précédé  de  I\L  de  Saint-Reniy,  entra  dans  le  réfectoire.  Ce 
court  moment  de  solitude  dans  lequel  cette  retraite  l'avait  laissé,  avait  permis  à  mon- 
seigneur de  prendre  une  figure  diplomatique.  Il  ne  se  retourna  pas.  et  attendit  qutt  le 
maître  d'bôtel  eût  amené  en  face  de  lui  le  messager.  Raoul  s'arrêta  à  la  hauteur  du 
bas-bout  de  la  table,  de  façon  à  se  trouver  entre  Moivsieir  et  Mahame.  11  lit  de  cette 
place  un  salut  très-profond  pour  Monsiecii  ,  un  autre  très-humble  pour  M.vdame,  puis 
se  redressa  et  attendit  que  Monsieur  lui  adressât  la  parole.  Le  prince,  de  son  côté,  at- 
tendait que  les  portes  fussent  herméliquement  fermées;  il  ne  voulait  pas  se  retourner 
]>our  s'en  assurer,  ce  qui  n'eût  pas  été  digne,  mais  il  écoutait  de  toutes  ses  oreilles  le 
biuit  de  la  serrure,  qui  lui  promettait  au  moins  une  apparence  de  secret. 

La  porte  fermée ,  Monsieur  leva  les  yeux  sur  le  vicomte  de  Bragelonne  et  lui  dit  : 
—  Il  parait  que  vous  arrivez  de  Paris,  Monsieur?  —  A  l'instant,  monseigneur.  —  Com- 
ment se  porte  le  roi?  —  Sa  Majesté  est  en  parfaite  santé,  monseigneur.  —  Et  ma  belle- 
sœur?  —  Sa  Majesté  la  reine-mère  souffre  toujours  de  la  poitrine.  Toutefois,  depuis 
un  mois,  il  y  a  du  mieux.  —  Que  me  disait-on,  que  vous  veniez  de  la  part  de  M.  le 
Prince?  on  se  trompait  assurément.  —  Non,  monseigneur,  M.  le  Prince  m'a  chargé 
de  remettre  à  votre  Altesse  Royale  une  lettre  que  voici,  et  j'en  attends  la  réponse. 

Raoul  avait  été  un  peu  ému  de  ce  froid  et  méticuleux  accueil;  sa  voix  était  tom- 
bée insensil)lement  au  diapason  de  la  voix  basse.  Le  prince  oublia  qu'il  était  la  cause 
de  ce  mystère,  d  la  peur  le  reprit  11  reçut  avec  un  coup  d'reil  hagard  la  lettre  du 
prince  deCondé,  la  décacheta  comme  il  eût  décacheté  un  paquet  suspect,  et  pour  la 
lire  sans  que  pereonne  pût  en  remarquer  l'eflét  sur  sa  physionomie,  il  se  retourna. 
Madame  suivait  avecime  anxiété  presque  égaleà  celle  du  prince  chacune  des  manœuvres 
de  son  auguste  époux  Raoul ,  impassible  et  un  peu  dégagé  par  l'attention  de  ses  hôtes, 
regardait  de  sa  place  et  par  la  fenêtre  ouverte  devant  lui  les  jardins  et  les  statues  (jui 
les  peuplaient.  — Ah!  mais,  s'écria  tout  à  coup  MossuiUR  avec  un  sourire  rayonnant, 
voiL'i  une  agréable  surprise  et  une  charmante  lettre  de  M.  le  Prince!  Tenez.  Ma- 
dame. La  table  était  troji  large  pour  que  le  bras  du  prince  joignit  la  main  de  la  prin- 
cesse; Raoul  s'empressa  d'être  leur  intermédiaire:  il  \c  lit  axcc  une  Ihiiiiu'  grâce  (pii 
charma  la  ])rincesse  et  valut  un  remercîment  llatteur  au  \içonite. 

—  Vous  savez  le  contenu  de  cette  lettre,  sans  doiite'i'  dit  Gaston  à  Raoul.  —  Oui, 
monseigneur,  M.  le  Prince  m'avait  donné  d'abord  le  message  verbaleiiK'iil;  puis  Son 
.Miesse  a  réfléchi  et  pris  la  plume.  — C'est  d'une  belle  écriture,  dit  Mahami;.  mais  je  ne 
|)uis  lire.  — Voulez-Mius  lii'e  à  Maha.miî,  monsieur  de  Rrageloune.  dit  !<■  (hic.  — Oui, 
lisez,  je  vous  prie,  Monsieur. 

Raoul  coiimieiiça  la  lectuie,  à  bupielle  Monsieur  doiuiii  lic  iioin  eau  tdiite  son  atten- 
tion. La  lettre  était  conçue  en  ces  termes  : 

«  Monseigneur,  le  roi  part  pour  la  frontière;  vous  aurez  appris  ipie  le  m.iiiage  de 
«  Sa  Majesté  va  se  conclure;  le  roi  m'a  fait  riioimeur  de  me  nommer  son  maréchal 
«  des  logis  ])our  ce  voyage,  et  comme  je  sais  toute  la  joie  «pie  .Sa  Majesté  aurait  de 
«  passer  une  journée  à  Itlois,  j'ose  demander  à  Votre  Altesse  Royale  la  permission  de 
((  maifiuer  ilc  ma  rraie  le  cbàliMii  (iu'<llr  iiabite.  Si  cependant  l'imprévu  de  celle  (Ic- 
«  mande  poinail  causera  Votre  Altesse  Royale  qiielipie  embarras,  je  la  supplierai  de 
u  me  le  mander  jiar  li'  messager  ipie  j'enxoie  cl  (|ui  est  un  gcutilluimme  à  moi.  M.  le 
V    vir<i|iiti>  de  l!|-aiici(iiuic.    .Mi'U   iliui'l.iirr    déhclldlM   de    l;i  riVnliitidU   de  \dlri'  .\l(e»*Se 


I.E  VICUMl'li  DE  IIKAGELONNE.  il 

«  Royale,  et.  au  lieu  de  preodre  ])ar  Blois,  j'indiquerai  Vendôme  ou  Romoruulin. 
«  J'ose  espérer  que  Votre  Altesse  Royale  prendra  ma  demande  en  bonne  part,  comme 
«  étant  l'expression  de  mon  dé\ouement  sans  bornes  et  de  mon  désir  de  lui  être 
«  agréaiile.  » 

—  Il  n'est  rien  de  plus  jiracieux  pour  nous,  dit  Madame  ,  qui  s'était  consultée  plus 
d'une  fois  pendant  cette  lecture  dans  les  regards  de  son  époux.  Le  roi  ici  !  s'écria-l- 
elle  un  peu  plus  hiut  peut-être  qu'il  n'eût  fallu  pour  que  le  secret  lïit  gardé. — Mon- 
sieur, ilit  à  son  tour  Sun  Altesse,  prenant  la  parole,  vous  remercierez  M.  le  prince  de 
Condé,  et  vous  lui  exprimerez  toute  ma  reconnaissance  pour  le  plaisir  qu'il  me  fait. 
Raoul  s'inclina.  —  Quel  jour  arrive  Sa  Majesté?  continua  le  prince.  —  Le  roi,  mon- 
seigneur, arrivera  ce  soir,  selon  toute  probabilité.  —  Mais  connnent  alors  aurait-on 
su  ma  réponse  au  cas  où  elle  eût  été  négative?  —  J'avais  mission,  monseigneur,  de 
retourner  en  toute  hâte  à  Beaugency  pour  donner  contre-ordre  au  courrier,  (pii  lût 
lui-même  retourné  en  arrière  domier  contre-ordre  à  M  le  Prince.  —  Sa  Majesté  est 
donc  à  Orléans?  —  Plus  près,  monseigneur;  Sa  Majesté  doit  être  arrivée  à  Meung  en 
ce  moment.  —  La  cour  l'accompagne?  —  Oui,  monseigneur.  —  A  propos,  j'oubliais 
de  vous  demander  des  nouvelles  de  M.  le  cardinal? — Son  Éniinence  parait  jouir  d'une 
bonne  santé,  monseigneur.  —  Ses  nièces  l'accompagnent  sans  doute?  —  Non,  mon- 
seigneur, Son  Éminence  a  ordonné  à  mesdemoiselles  de  Mancini  de  partir  pour  Brouage; 
elles  suivent  la  rive  gauche  de  la  Loire  pendant  que  la  cour  vient  [)ar  la  rive  droite. 
—  Quoi!  mademoiselle  Marie  de  Mancini  (piitte  aussi  la  cour?  demanda  Ml)^^lECR, 
dont  la  réserve  commençait  à  s'alTaiblir.  —  Mademoiselle  Marie  de  Mancini  surtout, 
répondit  discrètement  Raoul. 

Ln  sourire  fugitif,  vestige  imperceptible  de  son  ancien  esprit  (rinliigucs  brouil- 
lonnes ,  éclaira  les  joues  pâles  du  prince.  —  Merci .  monsieui'  de  Bragelonne  .  dit  alors 
MoxsiEtii;  vous  ne  voudrez  peut-être  pas  rendre  à  M.  le  Prince  la  couunissiun  dont  je 
voudrais  vous  charger,  à  savoir  que  sou  messager  m'a  été  fort  agréable ,  mais  je  le  lui 
dii-.ii  moi-même.  Raoul  s'iucliu.i  pour  remercier  Monsiecu  de  riiomiciir  qu'il  lui 
faisait. 

MoNSiEUK  fit  un  signe  à  Mada.me,  qui  frappa  sur  im  lindjre  placé  à  sa  droite.  Aussitôt^ 
M.  de  Saint-Remy  entra,  et  la  cliaudire  se  remplit  de  monde  —  Messieurs,  dit  le 
jirince,  Sa  Majesté  me  fait  Thonneur  de  venir  passer  un  jour  à  Blois:  je  compte  que 
le  roi,  mon  neveu,  n'aura  pas  à  se  repentir  de  la  faveur  qu'il  fait  à  ma  maison.  — 
Vive  le  roi!  s'écrièrent  avec  un  enthousiasme  frénétique  tous  les  officiers  de  service, 
et  M  de  Saint-Remy  avant  tous  :  Gaston  baissa  la  tête  avec  une  sombre  tristesse;  toule 
sa  vie  il  avait  dû  entendre  ou  plutôt  subir  ce  cri  de  Vive  le  roi!  qui  passait  au-dessus 
de  lui.  Depuis  longteuqjs  ne  renteudant  plus,  il  avait  reposé  son  oreille,  et  voilà 
qu'une  royauté  plus  jeune,  plus  vivace,  plus  brillante,  surgissait  devant  lui  ronune 
une  nouvelle,  comme  une  plus  douloureuse  provocation. 

Madame  comprit  les  soullrances  de  ce  cœur  timide  et  ombrageux,  elle  se  leva 
de  table,  Monsiecu  l'imita  machinalement,  et  tous  les  serviteurs,  avec  un  bourdon- 
nement semblable  à  celui  des  ruches,  entourèrent  Raoul  pour  le  qnestiomier. — 
Madame  vit  ce  mouvement  et  appela  M.  de  Saint-Remy.  — Ce  n'est  pas  le  moment 
de  jaser,  mais  de  travailler,  dit-elle  avec  l'accent  d'une  ménagère  qui  se  fâche. 
M.  de  Saint-Remy  s'empressa  de  ronq)re  le  cercle  formé  par  les  officiers  autour  de 
Raoul,  en  sorte  que  celuirci  put  gagner  l'antichambre. — On  aura  soin  de  ce  gen- 
tilhomme,  j'espère ,  ajouta  MAiiAMEens'adressant  àM.  de  Saint-Remy.  Le  bonhonnne 
courut  aussitôt  derrière  Raoul.  —  Madame  nous  charge  de  vous  faire  rafraîchir  ici , 
dit-il:  il  va  en  outre  un  logement  au  château  pour  vous.  —  Merci,  monsieur  de 


10  LES  MOUSQUETAIRES. 

Saint-Reniy,  répondit  Biviireloiine,  vous  savez  combien  il  me  tarde  d'aller  présen- 
ter mes  devoirs  à  M.  le  comte,  mon  père.  —  C'est  vrai,  c'est  vrai,  monsieur  Raoul, 
présentez-lui  en  même  temps  mes  bien  humbles  respects,  je  vous  prie.  Raoul  se  dé- 
barrassa encore  du  vieux  gentilhomme  et  continua  son  chemin.  Comme  il  passait 
sous  le  porche,  tenant  son  cheval  par  la  bride,  une  petite  voix  l'appela  du  fond  d'une 
allée  obscure.  — Monsieur  Raoul!  dit  la  voix.  Le  jemie  homme  se  retourna  surpri.<. 
et  vit  une  jeune  tille  bnine  qui  appuyait  >m  doigt  sur  ses  lèvres  et  qui  lui  tendait  la 
maiu.  Cette  jeune  lille  lui  était  iucoimue 


L ENTREVUE. 

Raoul  lit  un  pas  vers  la  jeune  tille  qui  l'appelait  ainsi.  —  Mais  uiou  clie\al.  Ma- 
dame? dit-il. —  Vous  voilà  bien  embarrassé!  Sortez;  il  y  a  un  hangar  ilans  la  pre- 
mière cour;  attachez  là  votre  cheval  et  venez  vite.  — J'obéis,  Madame.  Raoul  ne 
fut  pas  quatre  minutes  à  faire  ce  qu'on  lui  avait  recommandé;  il  leviut  à  la  petite 
porte ,  où ,  dans  l'obscurité ,  il  revit  sa  conductrice  mystérieuse  qui  l'attendait  sur  les 
premiers  degrés  d'un  escalier  tournant  — Ètes-vous  assez  brave  pour  me  suivre,  mon- 
sieur le  chevalier  errant':'  demanda  la  jeune  tille  en  riant  du  moment  d'hésitation 
qu'avait  manifesté  Raoul.  Celui-ci  répondit  eu  s'élançant  derrière  elle  dans  l'escalier 
sombre.  Ils  gravirent  ainsi  trois  étages,  lui  derrière  elle,  effleurant  de  ses  mains,  loi-s- 
qu'il  cherchait  la  rampe,  une  robe  de  soie  qui  frôlait  aux  deux  parois  de  l'escaliei-. 
A  cJiaque  faux  pas  Je  Raoul,  sa  conductrice  lui  criait  un  chut  !  sévère  et  lui  Icudail 
une  main  douce  et  parfumée.  —  On  monterait  ainsi  jusqu'au  donjon  du  cliàteaii 
sans  s'apercevoir  de  la  fatigue,  dit  Raoul.  — Ce  qui  signifie,  Monsieur,  que  vous  êtes 
fort  intrigué,  fort  las  et  fort  inquiet;  mais  rassurez-vous,  nous  voici  ariivés. 

F^a  jeune  lille  poussa  une  porte  qui,  sur-le-champ,  sans  tiansitiou  aucune,  ciM|(lil 
d'un  Ilot  de  lumière  le  palier  de  l'escalier  au  haut  du(|uel  Raoul  apparaissait  tenant 
la  rampe.  La  jeune  fille  entra  dans  une  chambre  ;  Raoul  entra  comme  elle.  .\ussit(M 
qu'il  fut  dans  le  piège,  il  entendit  pousser  un  grand  cri,  se  retourna,  et  vit  à  deux 
[las  (II!  lui ,  les  mains  jointes  ,  les  yeux  fermés  ,  cette  belle  jeune  lille  blonde,  aux  pru- 
nelles bleues,  aux  blanches  épaules,  qui,  le  reconnaissant,  l'avait  aiqielé  Ranul!  il 
la  \  il  et  de\  ina  tant  d'amotn',  tant  de  bonheur  dans  l'expression  de  ses  yeux  ,  qu'il  se 
laissa  loudier  à  genoux  tout  au  inilitMi  de  la  diamln-e,  eu  murmurant  de  son  côté  le 
nom  de  Louise. 

—  Ah  !  Montalais!  Montalais!  soupira  celle-ci,  c'est  im  grand  péché  que  de  trom- 
per ainsi. —  Moi!  je  vous  ai  ti'ompée?  —  Oui,  vous  me  dites  que  vous  allez  savoir  en 
bas  des  nouvelles,  et  vous  faites  monter  ici  Monsi(îur  !  —  Il  le  fallait  bien.  C.oui- 
meut  eùt-il  reçu  sans  cela  la  lettre  que  vous  lui  écriviez?  \\\  tdie  désignait  du  doigt 
cette  lettre  (jui  était  encore  sur  la  t;d)le.  Raoul  lit  un  pas  pour  la  prendre;  Louise,  plus 
rapiile,  bien  qu'elle  se  fût  élancée  avec  une  hésitation  physique  assez  remarquable, 
.illongca  la  main  pour  l'arrêter.  Raoïd  remontra  doue  cette  main  toute  tiède  et  toute 
Ircnddantc;  il  la  prit  dans  les  sieuues  et  l'approcha  si  res|)ectueusemeut  de  ses  lè\  res, 
qu'il  y  di'posa  un  souflle  |ilutôt  (pi'un  baiser. 

l'enJautc*  temjjs.  mademoiselle  de  Montalais  avait  jiris  la  lettre,  l'avait  pliée  soi- 
gneusemenl,  connue  font  les  femmes,  eu  trois  plis,  et  l'avait  glissée  dans  sa  poitrine. 
—  N'ayez   pas    peui-,  Lnuise  .  ilil-cllc.  .Monsieur  n'ira  pas  pins  l;i  picudrc  ici.  cpic  le 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  Il 

(Ic'fmit  roi  Louis  Xlli  ne  prenait  les  billets  dans  le  corsage  de  mademoiselle  de  Haii- 
tel'orl.  Haoïil  rougit  eu  \oyant  le  sourire  des  deux  jeunes  filles,  et  il  ne  remarqua  pas 
(]Ue  la  main  de  Louise  était  restée  entre  les  siennes. 

—  Là  !  dit  Montalais ,  vous  m'avez  pardomié ,  Louise  ,  de  vous  avoir  amené  Monsieur, 
vous,  Monsieur,  ne  m'en  voulez  plus  de  ni'avoir  suivie  pour  voir  Mademoiselle. 
Donc,  maintenant  que  la  paix  est  faite,  causons  connue  de  vieux  amis  Présentez- 
moi  ,  Louise,  à  M.  de  Bragelonne.  —  Monsieur  le  vicomte,  dit  Louise  avec  sa  grâce 
sérieuse  et  son  candide  sourire,  j'ai  l'hoimeur  de  vous  présenter  mademoiselle  Aure 
de  Montalais,  jeune  fdle  d'honneur  de  Son  Altesse  Royale  Madame,  et  de  plus  mon 
amie,  mon  excellente  amie.  Raoul  salua  rérémonieusenient.  —  Et  moi,  Louise,  dit- 
il,  ne  me  présentez- vous  pas  aussi  à  Mademoiselle?  —  Oh!  elle  vous  connaît!  elle 
connaît  tout  !  Ce  mot  naïf  fit  rire  Montalais  et  soupirei-  de  bonheur  Raoul ,  qui  l'avait 
interprété  ainsi  :  elle  connaît  tout  voire  amour. 

—  Les  politesses  sont  faites,  monsieur  le  vicomte,  dit  Montalais:  voici  un  fauteuil, 
et  dites-nous  bien  vite  la  nouvelle  que  vous  nous  apportez  ainsi  courant.  —  Made- 
moiselle, ce  n'est  plus  un  secret.  Le  roi,  se  rendant  à  Poitiers,  s'arrête  à  Blois  pour 
visiter  Son  Altesse  Royale.  —  Le  roi!  ici!  s'écria  Montalais  en  frappant  ses  mains 
l'une  contre  l'autre;  nous  allons  voir  la  cour  !  Concevez-vous  cela,  Louise?  la  vraie 
cour  de  Paris!  Oh  !  mon  Dieu  I  mais  quand  cela,  Monsieur?  —  Peut-être  ce  soir,  Ma- 
demoiselle; assurément  demain. 

Montalais  fit  un  geste  de  dépit.  —  Pas  le  temps  de  s'ajuster!  pas  le  temps  de  pré- 
parer une  robe!  Nous  sonmies  ici  eu  retard  comme  des  Polonaises!  Nous  allons  res- 
sembler à  des  portraits  du  temps  de  Henri  IV!.  .  Ah!  Monsieur,  la  méchante  nou- 
velle que  vous  nous  apportez  là! — Mesdemoiselles,  vous  serez  toujours  belles. — (rest 
fade!...  nous  serons  toujours  belles ,  oui,  parce  que  la  nahu'e  nous  a  faites  passables, 
mais  nous  serons  ridicules  parce  que  la  mode  nous  aura  oubliées.  Hélas!  ridicules! 
l'on  me  verra  ridicule,  moi? — Qui  cela?  dit  naïvement  Louise. — Qui  cela?  vous  êtes 
étrange ,  ma  chère  ! ...  Est-ce  une  question  à  m'adresser  ?  on ,  veut  dire  tout  le  monde  ; 
on.  veut  dire  les  courtisans,  les  seigneurs;  on,  veut  dire  le  roi.  —  Pardon,  ma 
bonne  amie,  mais  connue  ici  tout  le  monde  a  riiabitude  de  nous  voir  telles  que  nous 
sonnues  .  —  D'accord,  mais  cela  va  changer,  el  nous  serons  ritlicules,  même  pour 
Blois;  car  près  de  nous  on  va  voir  les  modes  de  Paris,  et  l'on  comprendra  que  nous 
sommes  à  la  mode  de  Blois!  C'est  désespérant!  —  Consolez-vous,  Madeinoi.selle. 

—  Ah  !  liaste  !  au  fait,  tant  pis  pour  ceux  qui  ne  me  trouveront  pas  à  leur  goût  !  dit 
philosophiquement  Montalais.  — Ceux-là  seraient  bien  difficiles,  répliqua  Raoul, 
fidèle  à  son  système  de  galanterie  régulière.  —  Merci ,  monsieur  le  vicomte.  Nous  di- 
sions donc  que  le  roi  vient  à  Blois? —  Avec  toute  la  cour.  —  Mesdemoiselles  de  Man- 
cini  y  seront-elles?  —  Non  pas  ,  justement.  —  Mais  puisque  le  roi ,  dit-on,  ne  peut 
se  passer  de  mademoiselle  Marie.  —  Mademoiselle  ,  il  faudra  bien  que  le  roi  s"ea 
passe  :  M.  le  cardinal  le  veut.  Il  exile  ses  nièces  à  Brouage.  —  Luil  l'hypocrite!  — 
Chut!  dit  Louise  en  collant  son  doigt  sur  ses  lèvres  roses.  —  Bah  !  personne  ne  peut 
m'entendre.  Je  dis  que  le  vieux  Mazarino  Mazarini  est  un  hypocrite .  qui  grille  de 
faire  sa  nièce  reine  de  France.  —  Mais  non.  Mademoiselle  ,  puisque  M.  le  cardinal, 
au  contraire  ,  fait  épouser  à  Sa  Majesté  l'infante  Marie-Thérèse. 

Montalais  regarda  en  face  Raoul  et  lui  dit  :  —  Vous  croyez  à  ces  contes ,  vous  autres 
Parisiens?  .\llons,  nous  sonmies  plus  forts  que  vous  à  Blois.  —  Mademoiselle  ,  si  le 
roi  dépasse  Poitiers  et  part  pour  l'Espagne  ,  si  les  arficles  du  contrat  de  mariage  sont 
arrêtés  entre  don  Luis  de  Haro  et  son  Éminence  ,  vous  entendez  bien  que  ce  ne  soiit 
plus  des  jeux  d'enfant.  —  Ah  çà  !  mais  le  roi  est  le  roi ,  je  suppose?  —  Sans  doute  , 


1-2  L1-:S  MOUSQUliTAlHKS. 

Madt'iiioi.sollo ,  niitis  le  cardinal  est  le  cardinal.  —  Ce  n'est  donc  |ias  un  linmine.  (iiif 
le  roi?  il  u'aime  donc  pas  Marie  de  Mancini? —  Il  l'adore.  —  Eh  bien,  il  répiiiisora: 
nous  anrons  la  j^iierre  a^ec  l'Espagne,  M.  Mazarin  dépensera  quelques-uns  des  mil- 
lions qu'il  a  de  côté,  nos  gentilshommes  feront  des  prouesses  à  l'encontre  des  tiers  Cas- 
tillans, et  beaucoup  nous  reviendront  couronnés  de  lauriers  et  que  nous  couronnerons 
de  myrtes.  Voilà  comme  j'entends  la  politique  —  Montalais,  vous  êtes  une  folle,  dit 
Lo\iise,et  chaque  exagération  vous  attire,  connue  le  feu  attire  les  papillons. — 
Louise,  vous  êtes  tellement  raisonnable  que  vous  n'aimerez  jamais.  — Oh  !  fit  Louise 
avec  un  tendre  reproche',  comprenez  donc  ,  Montalais  !  La  reine-mère  désire  marier 
son  lils  avec  l'infante;  voulez-vous  que  le  l'oi  désobéisse  à  sa  mère?  est-il  d'un  cœur 
royal  comme  le  sien  de  donner  le  mauvais  exenqdeï  (Junnd  les  parens  défendent 
l'amour,  chassons  l'amour!  Et  Louise  soupira:  Raoul  baissa  les  yeux  d'un  air  con- 
traint  Montalais  se  mit  à  rire  :  —  Moi ,  je  n'ai  pas  de  parens,  dit-elle. 

—  Vous  savez  sans  doute  des  nouvelles  de  la  santé  de  M.  le  comte  de  la  Fère,  dit 
Louise  à  la  suite  de  ce  soupir,  (pii  avait  tant  révélé  de  douleurs  dans  son  éloquente 
expansion.  —  Non,  Mademoiselle  ,  répliqua  Raoul ,  je  n'ai  pas  encore  rendu  visite  à 
mon  père  ,  mais  j'allais  à  sa  maison  ,  quand  mademoiselle  de  Montalais  a  bien  voulu 
m'arréter  ;  j'espère  que  monsieur  le  comte  se  porte  bien.  Vous  n'avez  rien  ouï  dire  de 
fâcheux,  n'est-ce  pas?  —  Rien  ,  monsieur  Raoul  ,  rien.  Dieu  merci  ! 

Ici  s'établit  un  silence  pendant  lequel  deux  âmes  qui  suivaient  la  même  idée  s'en- 
tendirent parfaitement,  même  sans  l'assistance  d'un  seul  regard.  —  Ah  !  mon  Dieul 
s'écria  tout  à  coup  Montalais ,  on  monte!.  —  Qui  cela  \>eut-il  être?  dit  Louise  en  se 
levant  tout  inquiète.  — Mesdemoiselles,  je  vous  gêne  beaucoup;  j'ai  été  bien  indis- 
cret sans  doute,  balbutia  Raoul,  fort  mal  à  son  aise.  — C'est  un  pas  lourd,  dit  Louise. 
— Ah!  si  ce    n'est  que  M.  Malicnrne,  répliqua  Montalais,  ne  nous  dérangeons  pas. 

Louise  et  Raoul  se  regardèrent  pour  se  demander  ce  que  c'était  (pie  M.  MaU- 
corne.  —  Ne  vous  iu(]uiétez  pas,  poursuivit  Montalais,  il  n'est  pas  jaloux.  —  Mais, 
Mademoiselle,  dit  Raoul.  —  Je  comprends  .  Eh  bien!  il  est  aussi  discret  cpie  moi  — 
Mon  Dieu  !  s'écria  Louise,  qui  avait  appuyé  son  oreille  sur  la  porte  entrebâillée  ,  je 
reconnais  les  pas  de  ma  mère  !  —  Madame  de  Saint-Remy!  où  me  cacher  ?  dit  Raoul 
en  sollicitant  vivement  la  robe  de  Montalais,  qui  semblait  un  peu  avoir  perdu  la  tête. 
—  (Mii ,  (lit  celle-ci,  oiu' ,  je  recomiais  aussi  les  patins  (pii  cla(pient.  C'est  notre  excel- 
lente mère  !  ..  Monsieur  le  vicomte  ,  c'est  bien  donuuage  que  la  fenêtre  donne  sur  lui 
pavé  et  cela  à  cinquante  [lieds  de  haut.  Raoul  regarda  le  baicun  d'un  air  égaré,  Louise 
saisit  son  bras  et  le  retint.  —  Ah  çà  !  suis-je  folle  !  dit  Montalais.  n'ai-je  pas  l'armoire 
a\ix  robes  de  cérémonie!  Elle  a  vraiment  l'air  d'être  faite  pour  cela. 

11  était  temps,  madame  de  Sainl-Rcmy  montait  plus  vite  (]u'à  l'ordinaire  :  elle  arriva 
sur  le  palier  au  moment  (jii  Montalais,  connue  dans  les  scènes  de  surprises,  ferm.iil 
rariiiiiiir  en  ap[)uyanl  son  corps  sur  la  j)orte.  —  Ah  !  s'écria  madame  de  Saiiit-Heuiy, 
vous  êtes  ici,  Louise?  —  Oui,  .Madame,  r<''|>iiu(lit-elle .  ])lus  pfilc  cpic  si  elle  eùl  été 
conxaiTicui-  d'un  i.nand  crime  — lion!  bon!  — .\sseyez-\(ius  ,  Madame,  dit  Montalais 
en  ollraiil  le  f.iuleuil  à  madame  de  Saint-Remy,  et  en  le  plaçant  de  façon  à  ce  ipi'elle 
touruAt  le  dos  à  l'armoire.  —  Merci,  uiadcMuoiselle  Aure,  merci:  venez  vite,  ma  tille, 
allons.  — Où  voulez-vous  donc  ipie  j'aille.  Madame?  —  Mais,  au  logis:  ne  faut-il 
pas  préparer  votre  toilette?  —  Plaît-il?  lit  Montalais,  se  liAtant  de  jouer  la  surprise, 
tant  (die  craii.'nait  de  \oii-  Louise  faiie  (pielqiie  sottise.  —  Vous  ne  savez  donc  pas  la 
nouvelle?  dit  madame  de  Saint-Remy.  —  Quelle  nouvelle.  Madame,  voulez-vous  que 

deux  filles  apj)reinient  en  ce  col hier?  —  (Juoi  !..  vous  n'avez  vu  personne?  ..  — 

Mailanie,  vous  parle/,  par  énigmes  et  vous  nous  Ciiles  moiirii'  ,i  pelil  l'eu  1  s'écria  Mon- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  (3 

talais,  qui,  oiïrayoc  de  voir  Louise  de  jilus  en  plus  pâle,  ne  savait  à  quel  saint  se 
vouer. 

Enfui  elle  surprit  de  sa  compagne  un  regard  parlant,  uu  de  ces  regards  qui  donne- 
raient de  l'intelligence  à  un  mur.  Louise  indiquait  à  son  amie  le  chapeau,  le  malen- 
contreux chapeau  de  Raoul  qui  se  pavanait  sur  la  table.  Montalais  se  jeta  an  devant,  et 
le  saisissant  de  sa  main  gainhe  le  passa  derrière  elle  dans  la  droite,  et  le  cacha  ainsi 
tout  en  parlant.  —  Eh  bien  !  dit  madame  de  Saint-Remy,  un  courrier  nous  arrive  qui 
annonce  la  prochaine  arrivée  du  roi.  Çà ,  Mesdemoiselles,  il  s'agit  d'être  belles  !  — 
Vite  !  vile  !  s'écria  Montalais  ,  suivez  madame  votre  mère ,  Louise ,  et  me  laissez 
ajuster  ma  robe  de  cérémonie. 

Louise  se  leva,  sa  mère  la  piit  par  la  main  et  l'cntraina  sur  le  palier.  — Venez, 
dit-elle.  Et  tout  bas  :  —  Quand  je  vous  défends  de  venir  chez  Montalais  ,  pourquoi  y 
venez-vous?  — Madame,  c'est  mon  amie.  D'ailleurs,  j'arrivais.  — On  n'a  fait  cacher 
personne  devant  vous? —  Madame  !  — J'ai  vu  im  chapeau  d'honnne,  vous  dis-je; 
celui  de  ce  drôle,  de  ce  vaurien  !  —  Madame  !  s'écria  Louise.  —  De  ce  fainéant  de 
Malicorne  !  Une  lille  d'honneur  fréquenter  ainsi...  fî! 

Et  les  voix  se  perdirent  dans  les  piofondeurs  du  petit  escalier.  Montalais  n"a\  ait  pas 
perdu  un  mot  de  ces  propos  (pie  léclio  lui  renvoyait  comme  par  un  eiitomioir.  Elle 
haussa  les  épaules,  et,  voyant  Raoul  qui.  sorh  de  sa  cachette,  avait  écouté  aussi  — 
—  Pauvre  Montalais  !  dit-elle,  victime  de  l'amitié!..  Pauvre  Malicorne  !..  victime  de 
l'amourl  Elle  s'arrêta  sur  la  mine  tragi-comique  de  Raoul  ,  qui  s'en  voulait  d'avoir 
en  un  jour  surpris  tant  de  secivts.  —  Oh  !  Mademoiselle,  dit-il ,  comment  reconnaître 
vos  bontés?  —  Nous  ferons  quelque  jour  nos  conqiles,  répliqua-t-elle  ;  pour  le  mo- 
ment,  gagnez  au  pied,  monsieur  de  Bragelonne,  car  madame  de  Saint-Remy  n'est 
pas  indulgente,  et  quelque  indiscrétion  de  sa  part  pourrait  amener  ici  une  visite  donu- 
ciliaire  fâcheuse  [lour  nous  tous.  Adieu!  —  Mais  Louise...  comment  savoir? — Allez! 
allez!  le  roi  Louis  XI  sa\ai1  bien  ce  (piil  l'aisail  lors(|u'il  inventa  la  poste.  —  Hélas! 
dit  Raoul.  —  Et  ne  suis-je  |ias  là,  moi  qui  \aux  tontes  les  postes  du  royaume?  Vite  ! 
à  votre  cheval  !  et  que  si  madame  de  .Saint-Remy  remonte  pour  me  faire  de  la  morale, 
elle  ne  vous  trouve  plus  ici.  —  Elle  le  dirait  à  mon  père,  n'est-ce  pas?  mui'muivi 
Baoul  — Et  vous  seriez  gi-ondé  !  Ah  1  vicomte,  on  voit  bien  que  vous  venez  de  la 
<^our  :  vous  êtes  peureux  comme  le  roi.  Peste!  à  Blois ,  nous  nous  passons  mieux  (pie 
cela  du  consentement  de  papa  !  Demandez  <à  Malicorne.  Et  sur  ces  mots,  la  folle  jeune 
lille  mit  Raoul  h  la  poite  par  les  épaules  :  celui-ci  se  glissa  le  long  du  poirhe,  retrouva 
son  cheval ,  sauta  dessus  et  partit  connue  s'il  eût  eu  les  huit  gardes  de  MoNsirrn  à  ses 
trousses. 


LE   l'KRE   ET   I.E   FILS. 


Raoul  suivit  la  route  bien  connue,  bien  chère  h.  sa  mémoire,  qui  conduisait  de  Blois 
à  la  maison  du  comte  de  la  Fère.  Le  lecteur  nous  dispensera  d'une  descri|)lion  nou- 
velle de  cette  habitation.  Il  y  a  pénétré  avec  nous  en  d'autres  temps,  il  la  connaît. 
Seulement ,  depuis  le  dernier  voyage  que  nous  y  avons  fait ,  les  murs  avaient  pris  mie 
teinte  plus  grise,  et  la  brique  des  tons  de  cuivre  plus  harmonieux;  les  arbres  avaient 
grandi,  et  tel  autrefois  allongeait  ses  bras  grêles  par-dessus  les  haies,  qui  maintenant, 
arrondi,  touffu,  luxuriant,  jetait  au  loin,  sous  ses  rameux  gonflé.^  de  sève,  l'ombre 
épaisse,  des  fleurs  ou  des  fruits  |)our  le  passant. 


14  I-rES  MOUSQUETAIRES. 

Raoul  aperçut  an  loin  lu  tuit  aigu,  les  deux  petites  tourelles,  le  coloniliier  dans  les 
ormes  el  les  volées  Je  pigeons  qui  tournoyaient  incessaininenl .  sans  pouvoir  lecpulter 
jamais,  autour  du  cône  de  briques,  pareils  fiux  doux  souvenirs  qui  voltigent  aulour 
d'une  àuie  sereine 

Il  y  avait  plus  d'un  an  que  Raoul  n'était  venu  voir  son  père.  11  avait  ])assé  tout  ce 
temps  fiiez  M.  le  Prince. 

En  effet ,  après  toutes  ces  émotions  de  la  Fronde  .  dont  nous  avons  autrefois  essavé 
de  reproduire  la  première  période ,  I^uis  de  Condé  avait  fait  avec  la  cour  une  récon- 
ciliation publique  ,  solennelle  et  franche.  Pendant  tout  le  temps  qu'avait  duré  la  rup- 
ture de  M.  le  Prince  avec  le  roi,  M.  le  Prince,  qui  s'était  depuis  longtemps  affec- 
tionné à  Bragelonne ,  lui  avait  vainement  offert  tous  les  avantages  qui  peuvent  éblouir 
un  jeune  homme  Le  comte  de  la  Père .  toujours  fidèle  à  ses  principes  de  lovante  et 
de  royauté,  développés  un  jour  devant  son  tils  dans  les  caveaux  de  Saint-Denis  :  le 
comte  de  la  Fère,  au  nom  de  son  fils,  avait  toujours  refusé.  Il  y  avait  plus:  au  lieu 
de  suivre  M.  de  Condé  dans  sa  rébellion,  le  vicomte  avait  suivi  M.  de  Turenne  com- 
battant pour  le  roi.  Puis,  lorsque  M.  de  Turenne,  à  son  tour,  avait  paru  abandon- 
ner la  cause  royale,  il  avait  quitté  M.  de  Turenne,  comme  il  avait  fait  de  M.  de 
Condé. 

Il  résultait  de  cette  ligne  invariable  de  conduite,  que  comme  jamais  Turenne  et  Condé 
n'avaient  été  vainqueurs  l'un  de  l'autre  que  sous  les  drapeaux  du  roi ,  Raoul  avait,  si 
jeune  qu'il  fût  encore,  dix  victoires  inscrites  sur  l'état  de  ses  services,  et  pas  une  dé- 
faite dont  sa  bravoure  et  sa  conscience  eussent  à  soiinVir.  Donc  Raoul  avait,  selon  le 
vœu  de  son  père  ,  servi  opiniAIrément  et  passivement  la  fortune  du  roi  Louis  XIV. 
malgré  toutes  les  tergiversations  qui  étaient  endémiques,  et,  on  peut  le  dire,  inévi- 
tables à  celle  époqvie.  M  de  Condé,  rentré  en  grcàce,  avait  usé  de  tout,  d'abord  de  son 
privilège  d'amnistie  pour  redemander  beaucoup  de  choses  qui  lui  avaient  été  accor- 
dées, et  entre  autres  choses ,  Raoul.  Aussitôt .  M.  le  comte  de  la  Fère,  dans  son  bon  sens 
inébranlable  ,  avait  renvoyé  Raoul  au  prince  de  Condé. 

Un  an  donc  s'était  écoulé  depuis  la  dernière  séparation  du  père  et  du  tils:  quelques 
lettres  avaient  adouci,  mais  non  guéri,  les  douleurs  de  sou  absence.  On  a  vu  que 
llaoul  laissait  à  Blois  un  autre  amouv  que  l'amour  filial.  Mais  rendons-lui  cette  jus- 
tice que,  sans  le  hasard  et  mademoiselle  de  Moiitalais,  deux  démons  tenlateurs,  Raoul, 
après  le  message  accompli ,  se  fût  mis  à  galoper  vers  la  denieine  de  son  |)ère  eu  re- 
tournant la  tète  sans  doute  ,  mais  sans  s'arrêter  un  seul  instant,  eùt-il  \u  Louise  lui 
tendre  les  bras.  Aussi  la  première  partie  du  trajet  fut-elle  donnée  par  Raoul  aux 
regrets  du  passé  qu'il  venait  de  quitter  si  vite,  c'est-à-dire  à  l'amante  :  l'autre  moitié 
à  l'ami  qu'il  allait  retrouver,  trop  lentement  au  gré  de  ses  désirs. 

Raoul  trouva  la  ]>orte  du  jardin  ouverte  et  lança  son  cheval  sous  l'allée,  sans 
|)ieudre  garde  aux  grands  bras  que  faisait  en  signe  de  colère  un  vieillard  vêtu  d'im 
tricot  d<'  laine  violette  el  coiffé  d'un  large  bonnet  de  vieux  velours  râpé.  Ce  vieillard  , 
qui  sarclait  luie  plate-bande  de  rosiers  nains  et  de  marguerites ,  s'indignait  de  \  oir  un 
cheval  I  ouiir  ainsi  dans  se^  allei-s  sablées  et  ratissées.  Il  basanla  même  mi  \igoureu\ 
hum!  (pii  lit  rrliinrni'r  le  en  .ilicr.  i'.r  lui  alor^  un  ibangeiiieMl  de  scène,  car  aussilùl 
qu'il  eut  \ii  le  xisaue  de  Kaoul,  ce  xieillard  se  l'edressa  el  se  Tuit  à  coui'ir  dans  la  ili- 
redion  de  la  maison  avec  des  grognements  inlerronqins  (pii  semblaient  être  chez  lui 
le  paroxysme  d'une  joie  folle 

Raoul  arriva  aux  écuries,  remit  son  clie\al  à  un  petit  lacpiais  et  enjandia  le  peri'on 
avec  uiu'  ardeur  ijui  eut  bien  réjoui  le  coeur  de  son  père.  Il  Iraveisa  ranlicbamlire,  la 
salli'  à  manger  el  le  salon  sans  IrcuiMT  perMinnr  :   enlin.  .irriM'  .i   la  pnrle  de  M.  le 


<^^£^^,-/  i.     -A- 


1. 1-:    V  I  c o  M  r  i:    i»  i-;    it  ii  \  r,  k  i. o  n  n  k. 


LE  VICOMTE  nE  liRAGELONNE.  15 

romte  (lo  la  FiTC ,  il  lioiirt.i  inipatipiiimpiit  et  «Mitra  jTresqiie  sans  attendre  le  mot 
Entrez!  que  lui  jeta  une  voix  grave  et  douce  tout  à  la  fois. 

Le  comte  était  assis  devant  une  table  couverte  de  papiers  et  de  livres.  C'était  bien 
toujours  le  noble  et  beau  genlilbomme  d'autrefois,  mais  le  temps  avait  donné  à  sa 
noblesse,  à  sa  beauté,  un  caractère  plus  solennel  et  plus  distinct.  Un  front  blanc  et 
sans  rides ,  sous  ses  longs  cbeveux  plus  blancs  que  noirs  ,  un  œil  perçant  et  doux  sous 
des  cils  de  jeune  homme,  la  moustache  fine  et  à  peine  grisonnante,  encadrant  des 
lèvres  d'un  modelé  pur  et  délicat ,  comme  si  jamais  elles  n'eussent  été  crispées  par  les 
passions  mortelles  :  une  taille  droite  et  so\iple,  une  main  irréprochable,  maisvamaigrie. 
voilà  quel  était  encore  l'illustre  gentilhoiiuue  3ont  tant  de  bouches  illustres  avaient 
fait  l'éloge  sous  le  nom  d'Athos.  11  s'occupait  alors  de  corriger  les  pages  d'un  cahier 
manuscrit  tout  entier  rempli  de  sa  main. 

Raoul  saisit  son  père  par  les  épaules,  par  le  cou.  comme  il  put,  et  l'embrassa  si 
tendrement ,  si  rapidement ,  que  le  comte  n'eut  pas  la  force  ni  le  temps  de  se  dégager, 
m'  de  surmonter  son  émotion  paternelle. 

—  Vous  ici,  vous  ici.  Raoul  !  dit-il.  Est-ce  bien  possible?  —  Oh  I  Monsieur,  Mon- 
sieur, quelle  joie  de  vous  revoir  !  —  Vous  ne  me  répondez  pas  ,  vicomte  ?  Avez-vous 
un  congé,  pour  être  à  Blois,  ou  bien  est-il  arrivé  quelque  malhein-  à  Paris?  —  Dieu 
merci ,  Monsieur,  répliqua  Raoul  en  se  calmant  peu  à  peu  ,  il  n'est  rien  arrivé  que 
d'heureux  :  le  roi  se  marie,  comme  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  le  mandçr  dans  ma  der- 
nière lettre,  et  il  part  pour  l'Espagne.  Sa  Majesté  passera  par  Blois.  —  Pour  rendre 
visite  à  Monsieur?  —  Oui ,  monsieur  le  comte.  Aussi ,  craignant  de  le  prendre  à  l'im- 
proviste,  ou  désirant  lui  être  particulièrement  agréable,  M.  le  Prince  m'a-t-il  envoyé 
pour  préparer  les  logements.  — Vous  avez  vu  Monsiei:b?  demanda  le  comte  vivement. 

—  J'ai  eu  cet  honneur.  —  Au  château  ?  —  Oui ,  Monsieur,  répondit  Raoul  en  baissant 
les  yeux,  parce  que,  sans  doute  ,  il  avait  senti  dans  l'interrogatoire  du  comte  plus  que 
de  la  curiosité   —  Ah  !  vraiment ,  vicomte  ?..  Je  vous  fais  mon  compliment. 

Raoul  s'inclina  —  Mais  vous  avez  encore  vu  qucbpi'un  à  Blois?  —  Monsieur,  j'ai 
vu  Son  Altesse  Royale  Madamr.  —  Très-bien.  Ce  n'est  pas  de  ISLviiame  que  je  |)arle. 
Raoul  rougit  exti-émement  et  ne  répondit  |)oint.  —  Vous  ne  m'entendez  pas,  à  ce  qu'il 
paraît,  monsieur  le  vicomte?  insista  M.  de  la  Fère  sans  accentuer  plus  nerveusement 
sa  question,  mais  en  forçant  l'expression  un  peu  plus  sévère  de  son  regard.  —  Je  vous 
entends  parfaitement ,  répliqua  Raoul,  et  si  je  prépare  ma  réponse,  ce  n'est  pas  que 
je  cherche  un  mensonge,  vous  le  savez  ,  Monsieur.  —  Je  sais  que  vous  ne  mentez  ja- 
niais.  Aussi  dois-je  m'étonner  que  vous  preniez  un  si  long  temps  pour  me  dire  :  Oui  ou 
Non.  —  Je  ne  puis  vous  répondre  qu'en  vo\is  comprenant  bien,  et  si  je  vous  ai  bien 
compris  ,  vous  allez  recevoir  en  mauvaise  part  mes  jiremières  paroles.  Il  vous  déplaît 
sans  doute,  monsieur  le  comte,  que  j'aie  vu...  — Mademoiselle  de  la  Vallière,  n'est- 
ce  pas?  .  —  C'est  d'elle  que  vous  voulez  parler,  je  le  sais  bien  ,  nionsieur  le  comte  , 
dit  Raoul  avec  une  inexprimable  douceur.  — Et  je  vous  demande  si  vous  l'avez  vue. 

—  Monsieur,  j'ignorais  absolument ,  lorsque  j'entrai  au  diàteau.  que  mademoiselle 
de  la  Vallière  pût  s'y  trouver;  c'est  seulement  en  m'en  retournant,  après  ma  mission 
achevée,  que  le  hasard  nous  a  mis  en  présence.  J'ai  eu  l'honneur  de  lui  présenter  mes 
respects.  — Comment  s'appelle  le  hasard  qui  vous  a  réuni  à  mademoiselle  de  la  Val- 
lière?—  Mademoiselle  de  Montalais.  Monsieur.  —  Qu'est-ce  <pie  mademoiselle  de 
Montalais?  —  Une  jeune  personne  que  je  ne  connaissais  pas,  que  je  n'avais  jamais 
vue.  Elle  est  fille  d'honneur  de  Madame.  — Monsieur  le  vicomte,  je  ne  pousserai  pas 
plus  loin  mon  interrogatoire  ,  que  je  me  reproche  déjà  d'avoir  fait  durer.  Je  vous 
avais  reconmiandé  d'éviter  mademoiselle  de  la  Vallière,  et  de  ne  la  voir  qu'avec  mon 


If. 


LES  MOUSQUETArUES. 


.nitoiisalion.  Oli  !  je  sais  que  vous  m'avez  dit  vrai .  et  que  vous  n'avez  pas  fait  une  dé- 
iiiarrlic  [iiiur  vous  rapjirocher  irello.  Le  hasard  m'a  l'ait  du  tort;  je  n'ai  pas  à  vous 
accuser.  Je  me  contenterai  doue  de  ce  que  je  vous  ai  déjà  dit  concernant  cette  demoi- 
selle. Je  ne  lui  reproche  rien,  Dieu  m'en  est  témoin;  seulement  il  n'entre  pas  dans 
mes  desseins  que  vous  fréquentiez  sa  maison.  Je  vous  prie  encore  une  fois,  mon  cher 
Raoul ,  de  l'avoir  ])our  entendu. 

On  eût  dit  que  l'œil  si  limpide  et  si  pur  de  Raoul  se  trouhlait  à  celte  parole.  —  Main- 
tenant, mon  ami,  continua  le  comte  avec  son  doux  sourire  et  sa  voix  habituelle,  par- 
lons d'autre  chose.  Vous  retournez  peul-èh'e  a  voire  service?  —  Non.  Monsieur,  je 
n'ai  plus  (ju'à  demeurer  auprès  de  vous  tout  anjourd'luii.  M.  le  Prince  ne  m'a  heureu- 
sement fixé  d'autre  devoir  que  celui-là  ,  qui  était  si  hien  d'accord  avec  mes  désirs.  — 
Le  roi  se  porte  bien?  —  A  merveille.  —  Et  M.  le  Prince  aussi?  —  Comme  toujours. 

Le  comte  oubliait  Mazarin  :  c'était  une  vieille  habitude.  —  Eh  hien  !  Raoul,  puisque 
\  eus  n'êtes  plus  qu'à  moi ,  je  vous  donnerai ,  de  mon  côté  ,  toute  la  journée.  Endiras- 
sez-moi  ..  encore  ..  encore...  Vous  êtes  chez  vous,  vicomte...  Ah!  voilà  notre  vieux 
Grimand!..  Venez,  Grimaud,  M.  le  vicomte  veut  vous  embrasser  aussi. 

r^e  frrand  vieillard  ne  se  le  fit  pas  répéter  ;  il  accourait  les  bras  ouverts.  Raoul  lui 
épargna  la  moitié  du  chemin. — Maintenant,  voulez-vous  que  nous  passions  au  jardin. 
Raoul  ?  Je  vous  montrerai  le  nouveau  logement  que  j'ai  fait  préparer  pour  vous ,  à  vos 
congés,  et,  tout  en  regardant  les  plantations  de  cet  hiver  et  deux  chevaux  de  main 
(pie  j'ai  changés  ,  vous  me  donnerez  des  nouvelles  de  nos  amis  de  Paris. 

Le  comte  ferma  son  manuscrit ,  prit  le  bras  du  jeune  homme  et  passa  au  jardin 
avec  lui.  Grimaud  regarda  mélancoliquement  partir  Raoul,  dont  la  tète  efllein-ait 
])resqHe  la  traverse  delà  porte,  et,  tout  en  caressant  sa  royale  blanche,  il  laissa 
échapper  ce  mot  profond  •  — Grandi  ! 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


17 


OU   IL   SERA   PARLÉ    DE   CROPOLI  ,    DE   CROPOLE    ET    D  UN   GRAND   PEINTRE 

INCONNU. 


aiiflis  que  le  comte  de  la  Fère  visite  avec  Raoul  les  nou- 
veaux bàtiniens  qu'il  a  fait  bâtir,  et  les  chevaux  neufs 
qu'il  a  fait  acheter,  nos  lecteurs  nous  permettront  de  les 
ramener  h  la  ville  de  Blois  et  de  les  faire  assister  au  mou- 
vement inaccoutumé  qui  agitait  la  ville.  C'était  surtout 
dans  les  hùtcls  que  s'était  fait  sentir  le  contre-coup  de 
la  nouvelle  apportée  par  Raoul. 

En  effet,  le  roi  et  la  cour  à  Blois,  c'est-à-dire  cent 
cavaliers,  dix  carrosses,  deux  cents  chevaux,  autant  de 
A  DA,,»cR  valets  que  de  maîtres  ,  où  se  caserait  tout  ce  monde .  où  se 

logeraient  tous  ces  gentilshommes  des  environs  qui  allaient  arriver  dans  deux  ou  trois 
heures  peut-être,  aussitôt  que  la  nouvelle  aurait  élargi  le  centre  de  son  retentissement, 
comme  ces  circonférences  croissantes  que  produit  la  chute  d'une  pierre  lancée  dans 
l'eau  d'un  lac  tranquille? 

Blois ,  aussi  paisible  le  matin  ,  nous  l'avons  vu ,  que  le  lac  le  [ilus  calme  du  monde, 
à  l'annonce  de  l'arrivée  royale,  s'emplit  soudain  de  tumulte  et  de  bourdonnement. 
Tous  les  valets  du  château  ,  sous  l'inspection  des  ofliciers.  allaient  en  ville  quérir  les 
provisions,  et  dix  courriers  à  cheval  galopaient  vers  les  réserves  de  Chambonl  pour- 
chercher  le  gibier,  aux  pêcheries  du  Beuvron  pour  le  poisson,  aux  serres  de  Chaverny 
pour  les  fleurs  et  pour  les  fruits.  On  tirait  du  garde-meuble  les  tapisseries  précieuses, 
les  histres  à  grands  chaînons  dorés;  une  armée  de  pauvres  balayaient  les  cours  et 
lavaient  les  devantures  de  pierre  ,  tandis  que  leurs  femmes  foulaient  les  prés  au  delà 
de  la  Loire  pour  récolter  des  jonchées  de  verdure  et  de  fleurs  des  champs.  Toute  la 
ville ,  pour  ue  pas  demeurer  au-dessous  de  ce  luxe  de  propreté ,  faisait  sa  toilette  à 
grands  renforts  de  brosses,  de  balais  et  d'eau.  Les  ruisseaux  de  la  ville  supérieure, 
gonflés  par  ces  lotions  continues,  devenaient  fleuves  au  bas  de  la  ville,  et  le  petit 
pavé ,.  parfois  très-boueux,  il  faut  le  dire ,  se  nettoyait,  se  diamantait  aiix  rayons  amis 
du  soleil.  Enfin,  les  musiques  se  préparaient;  les  tiroirs  se  vidaient,  on  accaparait 
chez  les  marchands  cires  ,  rubans  et  nœuds  d'épées  ;  fes  ménagères  faisaient  provision 
de  pain  ,  de  viandes  et  d'épices.  Déjà  même  bon  noudirc  de  bourgeois  dont  la  maison 
était  garnie  comme  pour  soutenir  un  siège  ,  n'ayant  plus  à  s'occuper  de  rien,  cndo  - 
salent  des  habits  de  fête  et  se  dirigeaient  vers  la  porte  de  la  ville  pour  être  les  premiei  s 
à  signaler  ou  à  voir  le  cortège.  Ils  savaient  bien  que  le  roi  n'arriverait  qu'à  la  nuit, 
peut-êti'e  même  au  matin  suivant.  Mais  quVst-ce  que  l'attente,  sinon  une  sorte  de 
folie ,  et  qu'est-ce  que  la  folie  ,  sinon  un  excès  d'espoir? 

Dans  la  ville  basse ,  à  cent  pas  à  peine  du  château  des  États,  entre  le  mail  et  le  châ- 
teau ,  dans  une  rue  a  sez  belle  qui  s'appelait  alors  rue  Vieille ,  et  qui  devait  en  effet 
être  bien  vieille ,  s'élevait  un  vénérable  édifice ,  à  pignon  aigu ,  à  forme  trapue  et  large, 
I.  1.  ï 


18  LES  MOtiSQUETATRËS. 

orné  de  trois  fenêtres  sur  la  rue  au  premier  étage  ,  de  deux  au  second  et  d'un  petit  reil- 
de-bœuf  au  troisième.  Sur  les  côtés  de  ce  triangle  on  avait  récemment  construit^  un 
parallélogramme  assez  vaste  qui  empiétait  sans  façon  sur  la  rue ,  selon  les  us  tout  fa- 
miliers de  l'édiUté  d'alors.  La  rue  s'en  voyait  bien  rétrécie  d'un  quart,  mais  la  maison 
s'en  trouvait  élargie  de  près  de  moitié;  n'est-ce  pas  là  une  compensation  suffisante? 
,  Une  tradition  voulait  que  cette  maison  à  pignon  aigu  fût  liabitée  du  temps  de 
Henri  111  par  uu  conseiller  des  États  que  la  reine  Catherine  était  venue,  les  uns  disent 
visiter,  les  autres  étrangler.  Quoi  qu'il  en  soit ,  la  bonne  dame  avait  dû  poser  un  pied 
circonspect  sur  le  seuil  de  ce  bâtiment.  Après  le  conseiller  mort  par  strangulation  ou 
mort  naturellement ,  il  n'importe ,  la  maison  avait  été  vendue ,  puis  abandonnée  et 
eniin  isolée  des  autres  maisons  de  la  rue.  Vers  le  milieu  du  règne  de  Louis  XIII  seu- 
lement î  un  Italien  ,  nommé  Cropoli ,  échappé  des  cuisines  du  maréchal  d'Ancre  , 
s'était  venu  étabhr  en  cette  maison.  Il  y  avait  fondé  une  petite  hôtellerie ,  où  se  fabri- 
quait un  macaroni  tellement  raffiné,  qu'on  en  venait  quérir  ou  manger  là  de  plusieurs 
lieues  à  la  ronde. 

L'illustration  de  la  maison  était  venue  de  ce  que  la  reine  Marie  de  Médicis ,  prison- 
nière ,  comme  on  sait ,  au  château  des  États ,  en  avait  envoyé  chercher  une  fois. 
C'était  précisément  le  jour  où  elle  s'était  évadée  par  la  fameuse  fenêtre.  Le  plat  de  ma- 
caroni était  resté  sur  la  table,  effleuré  seulement  par  la  bouche  royale.  De  cette  double 
faveur  fahe  à  la  maison  triangulaire  ,  d'une  strangulation  et  d'un  macaroni ,  l'idée 
était  venue  au  pauvre  Cropoli  de  nommer  son  hôtellerie  d'iui  titre  pompeux.  Mais  sa 
qualité  d'Italien  n'était  pas  une  recommandation  en  ce  temps-là ,  et  son  peu  de  fortune 
soigneusement  cachée  l'empêchait  de  se  mettre  trop  en  évidence.  Quand  il  se  vit  près 
de  mourir,  ce  qui  arriva  en  1643,  après  la  mort  du  roi  Louis  XIII ,  il  lit  venir  son  fils, 
jeune  marmiton  de  la  plus  belle  espérance,  et,  les  larmes  aux  yeux,  il  lui  recom- 
manda de  bien  garder  le  secret  du  macaroni ,  de  franciser  son  nom ,  d'épouser  mic 
Française ,  et  enfin  ,  lorsque  l'horizon  politique  serait  débarrassé  des  nuages  qui  le 
couvraient,  —  on  pratiquait  déjà  à  cette  époque  cette  ligure  fort  en  usage  denosjoiu's 
dans  les  premier-Paris  et  à  la  Chaudjre,  — de  faire  tailler  par  le  forgeron  voisin 
une  belle  enseigne  sur  laquelle  un  fameux  peintre  qu'il  désigna  tracerait  deux  por- 
traits de  reine  avec  ces  mots  en  légende  :  aux  MÉnicis.  Le  bonhonnne  Cropoli .  après 
ces  reconunandations .  n'eut  que  la  force  d'indiquer  à  son  jeune  successeur  une  che- 
minée sous  la  dalle  de  laquelle  il  avait  enfoui  mille  louis  de  dix  francs,  et  il  expira. 

Cropoli  fils,  en  honuue  de  cieur,  supporta  la  perte  avec  résignation  et  le  gain  sans 
insolence.  Il  commença  par  accoutumer  le  public  à  faire  sonner  si  peu  l'i  final  de  son 
nom  ,  que  la  complaisance  générale  aidant ,  ou  ne  l'appela  plus  que  M.  Cropiile,  ce 
qui  est  un  nom  tout  français.  Ensuite  il  se  maria ,  ayant  justement  sous  la  niaiu  une 
petite  Française  dont  il  était  amoureux,  et  aux  parens  de  laquelle  il  arracha  une  liol 
raisonnabb^  en  montrant  le  dessous  de  la  dalle  d(>  la  cheniinée. 

Ces  deux  premiers  poiiils  acc(im[)lis,  il  se  mil  à  la  rechercbc  du  pcinlre  ijui  devait 
faire  r(>nseignc.  Lepeinlic  lui  bientôt  trouvé.  C'était  un  vieil  Italien,  émule  des  Ha- 
phael  et  d(!s  Carrache .  iicais  émule  malheureux  II  se  disait  de  l'école  vénitienne,  sans 
doute  parce  qu'il  aimait  fort  la  couleur.  Ses  ouvrages,  dont  jamais  il  n'a\ait  vendu 
un  seul ,  tiraient  l'œil  à  cent  pas  et  déplaisaient  formidablement  aux  bourgeois,  si 
bien  qu'il  avait  fini  par  ne  plus  rien  faire.  Il  se  vantait  to\ijours  d'avoir  peint  une 
salle  de  bain  pour  madame  la  maréchale  d'Ancre  ,  et  se  plaignait  que  cette  salle  eût 
été  brûlée  ,  lors  du  désastre  du  maréchal. 

Cropoli ,  en  sa  qualité  de  compatriote ,  était  indulgent  pour  l'iltrino.  C'était  le  nom 
•le  l'arlistc.  Peut-âtre  avait-il  vu  les  fameuses  peintures  de  la  salle  de  bain.  Toujours 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  19 

est-il  qu'il  avait  dans  une  telle  estime,  voire  dausi  une  telle'  amitié,  le  fameux  Pit- 
trino,  qu'il  le  retira  chez  lui.  Piltrino  recnnnaissanî  et  nourri  de  macaroni,  appiil  h 
propager  la  réputation  de  ce  mets  national,  et  du  temps  de  son  fondateur,  il  axait 
rendu  par  sa  langue  infatigable  des  services  signalés  à  la  maison  Cropoli.  En  vieillis- 
sant il  s'attacha  au  lils  comme  an  père,  et  peu  à  peu  devint  l'espèce  de  surveillant 
d'une  maison  où  sa  probité  intègre,  sa  sobriété  recomiue ,  sa  chasteté  proverbiale 
et  mille  autres  vertus  que  nous  jugeons  inutile  d'énumérer  ici,  lui  donnèrent  place 
éternelle  au  foyer,  avec  droit  d'inspection  sur  les  domestiques.  En  outre ,  c'était  lui 
qui  goûtait  le  macaroni,  pour  maintenir  le  goût  pur  de  l'antique  tradition,  et  il  faut 
dire  qu'il  ne  pardonnait  pas  un  grain  de  poivre  en  plus ,  ou  un  atonie  de  parmesan 
en  moins. 

Sa  joie  fut  bien  grande  le  jour  où ,  appelé  à  partager  le  secret  de  Gropole  fds ,  il  (nt 
chargé  de  peindre  la  fameuse  enseigne.  On  le  vit  fouiller  avec  ardeur  dans  une  vieille 
boite,  où  il  retrouva  des  pinceaux,  un  peu  mangés  par  les  rats,  mais  encore  pos- 
sibles, des  coideurs  dans  des  vessies  à  peu  près  desséchées,  de  l'huile  de  lin  dans  une 
bouteille,  et  une  palette  qui  avait  appartenu  autrefois  au  Bronzino,  ce  diou  de  la 
pittoure,  comme  disait ,  dans  son  enthousiasme  toujours  juvénile ,  l'artiste  ultramon- 
tain.  Pittrino  était  grandi  de  toute  la  joie  d'une  réhabilitation. 

Il  lit  comme  avait  fait  Raphaël ,  il  changea  de  manière  et  peignit  à  la  façon  de  TAI- 
baae  deux  déesses  plutôt  que  deux  reines.  Ces  dames  illustres  étaient  tellement  gra- 
cieuses sur  l'enseigne,  elles  ofl'raient  aux  regards  étonnés  un  tel  assemblage  de  lis  et  de 
roses,  résultat  enchanteur  du  changement  de  manière  de  Pitirino:  elles  affectaient  des 
poses  de  sirène  tellement  anacréonlitpies,  que  le  principal  échevin.  lorsqu'il  fut  admis 
à  voir  ce  morceau  capital  dans  la  salle  de  Cropole,  déclara  tout  de  suite  que  ces  dames 
étaient  trop  belles  et  d'un  charme  trop  animé  pour  figurer  comme  enseigne  à  la  vue 
des  passans.  —  Son  Altesse  Royale  Monsieir.  fiit-il  dit  à  Pittrino  ,  qui  vient  souvent 
dans  notre  ville ,  ne  s'arrangerait  pas  de  voir  Madame  son  illustre  mère  aussi  peu 
vêtue ,  et  il  vous  enverrait  aux  oubUettes  des  États  ,  car  il  n'a  pas  toujours  le  cœ(n- 
tendre ,  ce  glorieux  prince.  Effacez  donc  les  deux  sirènes  ou  la  légende,  sans  quoi  je 
vous  interdis  l'exhibition  de  l'enseigne.  Cela  est  dans  votre  intérêt,  maître  Cropole,  et 
dans  le  vôtre  ,  seigneur  Pittrino. 

Qtie  répondre  à  cela?  Il  fallut  remercier  l'échevin  de  sa  gracieuseté;  c'est  ce  que 
fit  (  j'opole.  Mais  Pittrino  demeura  sombre  et  déçu.  11  sentait  bien  ce  qui  allait  arrixer. 
L'édile  ne  fut  pas  plutôt  parti  que  Cropole  se  croisant  les  bras  :  —  Eh  bien  !  maître , 
dit-il,  qu'allons-nous  faire?  —  Nous  allons  ôter  la  légende,  (ht  tristement  Pittrino. 
J'ai  là  du  noir  d'ivoire  excellent,  ce  sera  fait  en  un  tour  de  main  ,  et  nous  remplace- 
rons les  Médicis  par  les  nymphes  ou  les  sirènes,  comme  il  vous  plaira  —  Non  pas, 
, dit  Cropole,  la  volonté  de  mon  père  ne  serait  pas  reiuplie  Mon  père  tenait...  —  Il 
tenait  aux  ligures ,  dit  Pittrino.  —  Il  tenait  à  la  légende  ,  dit  Cropole.  —  La  preuve 
qu'il  tenait  aux  ligures,  c'est  qu'il  les  avait  commandées  ressemblantes,  et  elles  le 
sont ,  répliqua  Pittrino.  —  Oui ,  mais  si  elles  ne  l'eussent  pas  été .  qui  les  eût  recon- 
nues sans  la  légende?  Aiijourd'hui  même  que  la  mémoire  des  Blaisois  s'oblitère  un 
peu  à  l'endroit  de  ces  personnes  célèbres ,  qui  reconnaîtrait  Catherine  et  Marie  sans 
ces  mots  :  Aux  Médicis  ?  —  Mais  enfin  ,  mes  figures?  dit  Pittrino  désespéré,  car  il 
sentait  que  le  petit  Cropole  avait  raison.  Je  ne  veux  pas  perdre  le  fruit  de  mon  travail. 
—  Je  ne  veux  pas  que  vous  alliez  en  prison  et  moi  dans  les  oiddiettes.  —  Effaçons 
Médicis,  dit  Pittrino  suppliant.  —  Non,  répliqua  fermement  Cropole.  —  Il  me  vient 
une  idée,  une  idée  sublime...  votre  peinture  paraîtra,  et  ma  légende  aussi...  Medici 
ne  veut-il  pas  dire  médecin  en  italien?  —  Oui ,  au  pluriel.  ■ —  Vous  m'allez  donc  corn- 


20  LES  MOUSQUETAIRES. 

mander  une  antre  plaqite  d'enseigne  chez  le  forgeron  ;  vons  y  peindrez  six  médecins, 
et  vous  écrirez  dessous  :  Aux  Médicis...  ce  qui  fait  un  jeu  de  mots  agréable.  —  Six 
médecins!  Impossible!  Et  la  composition!  s'écria  Pittrino.  — Cela  vous  regarde,  mais 
il  en  sera  ainsi,  je  le  veux,  il  le  faut:  mon  macaroni  brûle. 

Cette  raison  était  péremptoire,  Pittrino  obéit.  Il  composa  l'enseigne  des  six  méde- 
cins avec  la  légende  ;  l'échevin  applaudit  et  autorisa. 

L\•n^eigne  eut  par  la  ville  un  succès  fou.  —  Ce  qui  prouve  bien  que  la  poésie  a 
toujours  eu  tort  devant  les  bourgeois ,  comme  dit  Pittrino.  Cropole,  pour  dédommager 
son  peintre  ordinaire,  accrocha  dans  sa  chambre  à  coucher  les  nymphes  de  la  précé- 
dente enseigne ,  ce  qui  faisait  rougir  madame  Cropole  chaque  fois  qu'elle  les  regardait 
en  se  déshabillant  le  soir. 

Voilà  comment  la  maison  an  pignon  eut  une  enseigne,  voilà  comment,  faisant  for- 
time ,  rhi~itcllerie  des  Médicis  fut  forcée  de  s'agrandir  du  ([uadrilalère  que  nous  avons 
dépeint.  Voilà  comment  il  y  avait  à  Blois  une  hôtellerie  de  ce  nom  ayant  pour  pro- 
]iriétairc  maître  Cropole,  et  pour  peintre  ordinaire  maître  Pitlrino. 


l'inconnu. 

Ainsi  fondée  et  recommandée  par  son  enseigne,  l'hôtellerie  de  maître  Cro|iole  mar- 
chait vers  une  solide  prospérité  Ce  n'était  pas  une  fortune  innuense  que  Cropole  avait 
en  perspective  ,  mais  il  pouvait  espérer  de  doubler  les  mille  louis  d'or  légués  par  son 
père ,  de  faire  mille  antres  louis  de  la  vente  de  la  maison  et  du  fonds  .  et ,  libre  enlin , 
de  vivre  heureux  comme  un  bourgeois  de  sa  ville. 

Cropole  était  âpre  au  gain  ;  il  accueillit  en  hoimnc  fou  de  joie  la  nouvelle  de  l'ar- 
rivée du  roi  Louis  XIV.  Lui  ,  sa  fenune,  Pittrino  et  deux  marmilous  lirenl  aussitôt 
main  basse  sur  tous  les  habitans  du  colombier,  de  la  basse-coui-  et  des  clapiers ,  en 
sorte  qu'on  entendit  dans  les  cours  de  l'hôtellerie  des  Médicis  autant  de  lamentations 
et  de  cris  que  jadis  on  en  avait  entendu  dans  Rama. 

Cropole  n'avait  pour  le  moment  qu'un  seul  voyageur.  C'était  un  hoiiuue  de  trente 
ans  à  peine,  beau,  grand,  austère  ou  plutôt  mélancolique  dans  chacun  de  ses  gestes 
et  de  ses  regards.  Il  était  vêtu  d'un  habit  de  velours  noir  avec  des  garnitures  de  jais  ; 
un  col  blanc ,  simple  comme  celui  des  puritains  les  plus  sévères,  faisait  ressortir  la 
teinte  mate  et  fine  de  son  cou  plein  de  jeunesse  ;  une  légère  moustache  blonde  couvrait 
à  peine  sa  lèvre  frémissante  et  dédaigneuse.  Il  parlait  aux  gens  en  les  regardant  en 
foce,  sans  affectation,  il  est  vrai,  mais  sans  scrupule,  de  sorte  que  l'éclat  de  ses  yeux 
bleus  devenait  tellement  insu]ipcirtable  (juc  plus  d'un  i-egard  se  baissait  devant  le  sien, 
connue  l'ait  l'épée  la  plus  faible  dans  un  combat  singulier. 

En  ce  lenq)s  nfi  les  bdinnies.  lous  créés  égaux  par  Dieu  .  se  iliv  i-aicul .  grAce  aux 
préjugés,  en  deux  castes  distiucles,  le  geulillmnnne  et  le  roturier,  connue  ils  se  divi- 
sent réidiemeni  en  deux  races,  la  noire  et  la  blauche  :  en  ce  temps  ,  disons-nous,  celui 
diinl  ncius  venons  d'esquisser  le  portrait  ne  pouvait  rnan()uer  d'être  ]iris  pour  gentil- 
Ininnue,  et  île  la  meilleure  race  11  ne  fallait  pour  ccda  (pie  consulter  ses  inains  , 
longues,  eflilées  el  blanches,  dont  cha(|ni*  nniside,  chaipie  veine,  transparaissaient 
sous  la  peau  au  moindre  nioux  eincnl .  donl  les  pbalangi's  l'ougissaicnl  à  la  lunindre 
crispatiim. 

(>e  L'c  iililbiiMiinc  ilimc  l'Iait  ,irri\é  .--eid  ibe/.  ('.rnjKijc.  Il  avait  pris  san.--  hésiter,  sans 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  24 

réfléchir  même,  rap|)ai'toniont  le  plus  important  que  l'hôtelier  lui  avait  indiqué  ilans 
un  but  de  rapacité  fort  condamnable,  diront  les  uns,  fort  louable,  diront  les  autres, 
s'ils  admettent  que  Cropole  fût  physionomiste  et  jugeât  les  gens  à  première  vue. 

Cet  appartement  était  celui  qui  composait  toute  la  devanture  de  la  vieille  maison 
triangulaire  :  un  grand  salon  éclairé  par  deux  fenêtres  au  premier  étage ,  une  petite 
chambre  à  côté,  une  autre  au-dessus.  Or,  depuis  qu'il  était  arrivé,  ce  gentilhomnie 
avait  à  peine  touché  au  repas  qu'on  lui  avait  servi  dans  sa  chambre.  11  n'avait  dil  que 
deux  mots  à  l'hôte  pour  le  prévenir  qu'il  viendrait  un  voyageur  du  nom  de  Parry  et 
recommander  qu'on  laissât  monter  ce  voyageur.  Ensuite  il  avait  gardé  im  silence  tel- 
lement profond  que  Cropole  en  avait  été  presque  offensé ,  lui  qui  aimait  les  gens  de 
bonne  compagnie.  Enfin,  ce  gentilhomme  s'était  levé  de  bonne  heure ,  le  matin  du 
jour  où  commence  cette  histoire ,  et  s'était  mis  à  la  fenêtre  de  son  salon ,  assis  sur  le 
rebord  et  appuyé  sur  la  rampe  du  balcon ,  regardant  tristement  et  opiniàtrétnenl  aux 
deux  côtés  de  la  rue  pour  guetter  sans  doute  la  venue  de  ce  voyageur  qu'il  avait  si- 
gnalé à  l'hôte.  Il  avait  vu  de  cette  façon  passer  le  petit  cortège  de  Monsieur  revenant 
de  la  chasse ,  puis  avait  savouré  de  nouveau  la  profonde  tranquillité  de  la  ville ,  ab- 
sorbé qu'il  était  dans  son  attente. 

Tout  à  coup  le  remue-ménage  des  pauvres  allant  aux  prairies ,  des  courriers  par- 
tant, des  laveurs  de  pavé,  des  pourvoyeurs  de  la  maison  royale,  des  courtauds  de 
boutiques  effarouchés  et  bavards,  des  chariots  en  branle  .  des  coiffeurs  en  course  et  des 
pages  en  corvée:  ce  tunuilte  et  ce  vacarme  l'avaient  surpris,  mais  sans  qu'il  perdit  rien 
de  cette  majesté  impassible  et  suprême  qui  donne  à  l'aigle  et  au  lion  ce  coup  d'u-il 
serein  et  méprisant  au  milieu  des  hourras  et  des  trépignemens  des  chasseurs  ou  des 
curieux. 

Bientôt  les  cris  des  victimes  égorgées  dans  la  basse-cour,  les  pas  pressés  de  madame 
Cropole  dans  le  petit  escalier  de  bois  si  étroit  et  si  sonore,  les  allures  bondissantes  de 
Pittrino,  qui,  le  matin  encore,  fumait  sur  la  porte  avec  le  flegme  d'un  Hollandais, 
tout  cela  donna  au  voyageur  un  conuiiencement  de  surprise  et  d'agitation. 

Comme  il  se  levait  pour  s'informer,  la  porte  de  la  chambre  s"ou\  rit.  L'iut:omni  [lensa 
que  sans  doute  on  lui  amenait  le  voyageur  si  impatiemment  attendu.  Il  lit  donc  avec 
une  sorte  de  précipitation  trois  pas  vers  cette  porte  qui  s'ouvrait.  Mais  au  lieu  de  la 
ligure  qu'il  espérait  voir,  ce  fut  maître  Cropole  qui  apparut ,  et  derrière  lui ,  dans  la 
pénombre  de  l'escalier,  le  visage,  assez  gracieux  ,  mais  rendu  trivial  par  la  curiosité, 
de  madame  Cropole  ,  qui  donna  un  coup  d'œil  furtif  au  beau  genlilhonune  et  disparut. 
Cropole  s'avança  l'air  souriant,  le  bonnet  à  la  main,  plutôt  courbé  qu'incliné.  Un 
geste  de  l'inconnu  l'interrogea  sans  qu'aucune  parole  fût  prononcée.  —  Monsieur,  dit 
Cropole,  je  venais  demander  comment...  dois-je  dire  votre  seigneurie,  ou  monsieur 
le  comte,  ou  monsieur  le  marquis?..  —  Dites  monsieur,  et  dites  vite,  répondit  Tin- 
connu  avec  cet  accent  hautain  qui  n'admet  ni  discussion  ni  réphque. —  Je  venais  donc 
m'informer  comment  Monsieur  avait  passé  la  nuit ,  et  si  Monsieur  était  dans  l'intention 
de  garder  cet  appartement.  —  Oui.  —  Monsieur,  c'est  qu'il  arrive  un  incident  sur  le- 
(piel  nous  n'avions  pas  compté.  —  Lequel?  —  Sa  Majesté  Louis  XIV  entre  aujourd'hui 
dans  notre  ville  et  s'y  repose  un  jour,  deux  jours  peut-être. 

Un  vif  étonnement  se  peignit  sur  le  visage  de  l'inconnu.  —  Le  roi  de  France  vient 
à  Blois  !  —  Il  est  en  route,  Monsieur.  —  Alors,  raison  de  plus  pour  que  je  reste  ,  dit 
l'inconnu.  —  Fort  bien,  Monsieur,  mais  Monsieur  garde-t-il  tout  l'appartement?  — 
Je  ne  vous  comprends  pas.  Pourquoi  aurais-je  aujourd'hui  moins  que  je  n'ai  eu  hier? 
—  Parce  que.  Monsieur,  votre  seigneurie  me  permettra  de  le  lui  dire ,  hier  je  n'ai  pas 
dû ,  lorsque  vous  avez  choisi  votre  logis,  fixer  un  prix  quelconque  qui  eût  fait  croire  à 


2-2  LES  MOUSQUETAIRES. 

votre  seigneurie  que  je  préjugeais  de  ses  ressoui'ces...  laiulis  qu'aiijourd'luii...  L'in- 
counu  rougit.  L'idée  lui  vint  snr-le-champ  qu'on  le  soupçonnait  pauvre  et  qu'on  l'in- 
sultait. —  Tandis  qu'aujourd'hui ,  rcprit-il  froidement,  vous  préjugez?  — r  Monsieur, 
je  suis  un  galant  homme  ,  Dieu  merci,  et  tout  hôtelier  que  je  paraisse  être ,  il  y  a  en 
moi  du  sang  de  gentilhomme;  moji  père  était  serviteur  et  officier  de  feu  M.  le  maré- 
chal d'Ancre  ,  Dieu  veuille  avoir  son  âme  !..  — Je  ne  vous  conteste  pas  ce  point,  Mon- 
sieur ;  seulement  je  désire  savoir,  et  savoir  vite  ,  à  quoi  tendent  vos  questions.  —  Vous 
êtes  ,  Monsieur,  trop  raisonnahle  pour  ne  pas  comprendre  que  notre  ville  est  petite, 
que  la  cour  va  l'envahir,  que  les  maisons  regorgeront  d'habitans,  et  que  par  consé- 
quent les  loyers  vont  acquérir  une  valeur  considérable. 

L'inconnu  rougit  encore.  —  Faites  vos  conditions,  Monsieur,  dit-il.  .^  Je  les  t^is 
avec  scrupule  ,  Monsieur,  parce  que  je  cherche  un  gain  honnête  et  que  je  veux  faire 
une  affaire  sans  être  incivil  ou  grossier  dans  mes  désirs..,  Or,  l'appartement  que  vous 
occupez  est  considérable,  et  vous  êtes  seul...  —  Cela  me  regarde.  —  Oh  !  bien  cer- 
tainement ;  aussi  je  ne  congédie  pas  Monsieur. 

Le  sang  afflua  aux  tempes  de  l'inconnu  ;  il  lança  sur  le  pauvre  Cropole  un  regard 
qui  l'eût  fait  rentrer  sous  cette  fameuse  dalle  de  la  dieminée,  si  Cropole  n'eût  pas  été 
vissé  à  sa  place  par  la  question  de  ses  intérêts.  —  Voulez-vous  que  je  parte'.'  dit-il: 
expliquez-vous,  mais  promptement.  —  Monsieur,  Monsieur,  vous  ne  m'avez  pas  com- 
pris. C'est  fort  délicat,  ce  que  je  fais,  mais  je  m'exprime  mal,  ou  peut-être ,  comme 
Monsieur  est  étranger,  ce  que  je  reconnais  à  l'accent. . .  En  effet ,  l'inconnu  parlait  avec 
le  léger  grasseyement  (pii  est  le  caractère  principal  de  l'accentuation  anglaise,  même 
chez  les  hommes  de  cette  nation  qui  parlent  le  plus  purement  le  français.  —  Comme 
Monsieur  est  étranger,  dis-je ,  c'est  peut-être  lui  qui  ne  saisit  pas  les  nuances  de  mon 
discours.  Je  prétends  que  Monsieur  poiu'rait  abandonner  une  ou  deux  des  trois  pièces 
qu'il  occupe,  ce  qui  diuiinucrait  son  loyer  de  beaucoup  et  soulagerait  ma  conscience; 
en  effet,  il  est  dur  d'augmenter  déraisonnablement  le  prix  des  chambres,  lorsqu'on  a 
ou  l'Iionneur  de  les  évaluer  à  un  prix  raisonnable.  — Combien  le  loyer  depuis  hier?  — 
—  Monsieur,  un  louis,  avec  la  noiu'riture  et  le  soin  du  cheval.  —  Bien.  Et  celui  d'au- 
jourd'hui? —  Ahl  voilà  la  difficulté!  Aujourd'hui  c'est  le  jour  d'arrivée  du  roi:  si  la 
cour  vient  pour  la  couchée,  le  jour  de  loyer  compte.  Il  en  résulte  ipie  trois  chambres 
à  deux  louis  la  pièce  font  six  louis.  Deux  louis,  Monsieur,  ce  n'est  rien,  mais  six  louis 
sont  beaucoup. 

L'inconnu,  de  rouge  qu'on  l'avait  vu,  était  deveiui  Irès-jcàU'.  Il  tira  de  sa  poclie, 
avec  une  br.iviiiu-o  héroïque,  une  bourse  brodée  d'aiines  (pi'il  cacha  soigneusement 
dans  le  creux  de  sa  main.  Cotte  bourse  était  d'une  maigreur,  d'un  llasipie.  d'un  creux 
qui  n'échappèrent  pas  à  l'œil  de  Cropole.  L'iuconnu  vida  c(>tle  bourse  dans  sa  main. 
Elle  contenait  trois  louis  rloidiles,  qui  faisaient  une  valeur  de  six  louis,  comme  l'hô- 
telier le  demandait.  Toutefois,  c'était  sept  que  Cropole  a\ail  exigés.  Il  regarda  donc 
l'inconnu .  comme  pom*  hii  dire  ;  Après? —  Il  reste  im  louis,  n'est-ce  pas.  maître  hô- 
telier?—  Oui.  !\l(insieur,  mais... 

L'incoiuui  fouilla  dans  la  poibe  de  son  ba\it-ile-cli,uissi's  cl  la  \  ida  :  clic  n'iircrmait 
\in  pclit  portefeuille,  une  clcrd'ur  cl  (picicpic  iiKinuaic  blaucbc  l>c  celle  monnaie  il 
conqiDsa  le  total  d'un  louis. 

—  Merci.  Mousieiu'.  dit  Cropole  Mainlenanl.  il  me  reste  à  >.i\oir  si  Monsieur 
coTopIc  liabilci-  demain  i-ncore  son  appartement,  auquel  cas  je  V\  maintiendrais, 
taudis  (pie  si  Monsieur  n'y  cfim|>1ait  pas.  je  le  promettrais  aux  gens  de  S.  M.  cpii  vont 
Yeiiiiv  —  C'est  junIc  .  lit  l'inconnu  .iprès  un  assez,  long  silence,  mais  coimne  je  nai 
plus  d'arL'cnl  .  ;iinvi  ipie  mmis  l'iiM'/.  pu  voir,  cunnoe  ce|ienilaul  je  i^arde  ce!  apli.il'le- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  23 

nient ,  il  faut  qiie  vous  vendiez  ce  diamant  dans  la  ville  ou  que  vous  le  gardiez  en 
ïafje .  Cropole  regarda  si  longtemps  le  diamant ,  que  l'inconnu  se  hâta  de  dire  :  —  Je 
préfère  que  vous  le  vendiez,  Monsieur,  car  il  vaut  trois  cents  pistoles.  Un  juif,  —  y 
a-t-ilun  juif  dans  Blois?  —  vous  en  donnera  deux  cents,  cent  cinqviante  même;  pre- 
nez ce  qu'il  vous  en  donnera ,  ne  dùt-il  vous  en  offrir  que  le  prix  de  votre  logement. 
Allez!  —  Oh  !  Monsieur,  répliqua  Cropole,  honteux  de  l'infériorité  subite  que  lui  ré- 
torquait l'inconnu  par  cet  abandon  si  noble  et  si  désintéressé,  comme  aussi  par  cette 
indtérable  patience  envers  tant  de  chicanes  et  de  soupçons;  oh!  Monsieur,  j'espère 
bien  qu'on  ne  vole  pas  à  Blois  comme  vous  le  paraissez  croire ,  et  le  diamant  s'élevant 
à  ce  que  vous  dites. . . 

L'inconnu  foudroya  encore  une  fois  Cropole  de  son  regard  azuré.  —  Je  ne  m'y 
connais  pas.  Monsieur,  croyez-le  bien,  s'écria  celui-ci.  —  Mais  les  joailliers  s'y  con- 
naissent. Interrogez-les,  dit  l'inconnu.  Maintenant,  je  crois  que  nos  comptes  sont  ter- 
minés ,  n'est-il  pas  vrai ,  monsieur  l'hôte  Y  —  Oui ,  Monsieur,  et  à  mon  regret  profond , 
car  j'ai  peur  d'avoir  offensé  Monsieur.  —  Nullement,  répliqua  l'inconnu  avec  la  ma- 
jesté de  la  toute-puissance.  —  Ou  d'avoir  paru  écorcher  un  noble  voyageur.,.  Faites 
la  part.  Monsieur,  de  la  nécessité.  —  N'en  parlons  plus,  vous  di.s-je,  et  veuillez  me 
laisser  chez  moi. 

Cropole  s'inclina  profondément  et  partit  avec  un  air  égaré  qui  accusait  chez  lui  \ui 
cœur  excellent  et  du  remords  véritable.  L'inconnu  alla  fermer  lui-même  la  porte,  re- 
garda quand  il  fut  seul  le  fond  de  sa  bourse  où  il  avait  pris  un  petit  sac  de  soie  renfer- 
mant le  diamant,  sa  ressoiu-ce  unique.  Il  interrogea  aussi  le  vide  de  ses  poches,  re- 
garda les  papiers  de  son  portefeuille  et  se  convainquit  de  l'absolu  dénùment  où  il  allait 
se  trouver.  Alors  il  leva  les  yeux  au  ciel  avec  un  sublime  mou\ement  de  calme  et  de 
désespoir,  essuya  de  sa  main  tremblante  quelques  gouttes  de  sueur  qui  sillonnaient  son 
noble  front ,  et  reporta  sur  la  terre  un  regard  naguère  empreint  d'une  majesté  suprême. 
L'orage  venait  de  passer  loin  de  lui ,  peut-être  avait-il  prié  du  fond  de  l'âme.  Il  se  rap- 
procha de  la  fenêtre,  reprit  sa  place  au  balcon,  et  demein'a  là  immobile,  jusqu'au 
moment  où  le  ciel  commençant  à  s'obscurcir,  les  premiers  flambeaux  traversèrent 
la  rue  embaumée  et  donnèrent  le  signal  de  l'illumination  à  toutes  les  fenêtres  de 
la  ville. 


PARRY. 

Comme  l'inconnu  regardait  avec  intérêt  ces  lumières  et  prêtait  l'oreille  à  tous  ces 
liruits,  maître  Cropole  entra  dans  sa  chambre  avec  deux  valets  qui  dressèrent  la  table. 
L'étranger  ne  lit  i)as  la  moindre  attention  à  eux.  Alors  Cropole  s'approchanl  de  son 
hôte ,  lui  glissa  dans  l'oreille  avec  un  profond  respect  :  —  Monsieur,  le  diamant  a  été 
estimé.  '—  Ah  !  lit  le  voyageur.  Eh  bien? —  Eh  bien ,  Monsieur,  le  joaillier  de  S.  A.  R. 
en  donne  deux  cent  quatre-vingts  pistoles.  —  Vous  les  avez?  —  J'ai  cru  devoir  les 
])rendre.  Monsieur:  toutefois,  j'ai  mis  dans  les  conditions  du  marché  que  si  Monsieur 
^oulaiî  garder  son  diamant  jusqu'à  une  rentrée  de  fonds...  le  diamant  serait  rendu. 
—  Pas  du  tout.  Je  vous  ai  dit  de  le  vendre.  —  Alors,  j'ai  obéi  ou  à  peu  près,  puisque 
sans  l'avoir  définitivement  vendu,  j'en  ai  touché  l'argent.  —  Payez- vous,  ajouta  l'in- 
connu. —  Monsieur,  je  le  ferai,  puis(pie  vous  l'exigez  absolument. 

Un  sourire  triste  effleura  les  lèvres  du  gentilhomme.  —  Mettez  l'argent  sur  ce 


2i  LES  MOUSQUETAIRES. 

lialnit,  dil-il  en  se  détoiiriumt  en  même  temps  qu'il  indiquait  le  meuble  du  fjeste. 
Cropole  déposa  un  sac  assez  gros,  sur  le  contenu  duquel  il  préleva  le  prix  du  loyer. 
—  Maintenant,  dit-il ,  Monsieur  ne  me  fera  pas  la  douleur  de  ne  pas  souper..  Déjà  le 
dînera  été  refusé;  c'est  outrageant  pour  la  maison  des  Médicis.  Voyez,  Monsieur,  le 
repas  est  servi ,  et  j'oserai  même  ajouter  qu'il  a  bon  air.  L'inconnu  demanda  un  verre 
de  vin ,  cassa  un  morceau  de  pain  et  ne  quitta  pas  la  fenêtre  pour  manger  et  boire. 

Bientôt  on  entendit  un  grand  bruit  de  fanfares  et  de  trompettes  :  des  cris  s'éle- 
vèrent au  loin ,  im  bourdonnement  confus  enqilit  la  partie  basse  de^a  ville,  et  le  pre- 
mier bruit  distinct  qui  frappa  l'oreille  de  l'étranger  fut  le  pas  des  chevaux  qui  s'avan- 
çaient. —  Le  roi!  le  roi!  répétait  une  foule  bruyante  et  pressée.  —  Le  roi!  répéta 
Cropole .  qui  abandonna  son  hôte  et  ses  idées  de  délicatesse  pour  satisfaire  sa  curiosité. 
Avec  Cropole  se  heurtèrent  et  se  confondirent  dans  l'escalier,  madame  Cropole,  Pit- 
trino  ,  les  aides  et  les  marmitons. 

Le  cortège  s'avançait  lentement,  éclairé  par  des  milliers  de  fland)eaux,  soit  delà 
rue,  soit  des  fenêtres.  Après  une  compagnie  de  mousquetaires  et  un  corps  tout  serré 
de  gentilshommes  venait  la  litière  de  M.  le  cardinal  Mazarin.  Elle  était  traînée  comme 
un  carrosse  par  quatre  chevaux  noirs.  Les  pages  et  les  gens  du  cardinal  marchaient 
derrière.  Ensuite  venait  le  carrosse  de  la  reine-mère,  ses  tilles  d'honneur  aux  por- 
tières,  ses  gentilshommes  à  cheval  des  deux  côtés.  Le  roi  paraissait  ensuite,  monté 
sur  un  beau  cheval  de  race  saxonne  à  large  crinière.  Le  jeune  prince  montrait,  en 
saluant  à  quelques  fenêtres  d'où  partaient  les  plus  vives  acclamations,  son  noble  et 
gracieux  visage,  éclairé  par  les  flambeaux  de  ses  pages.  Aux  côtés  du  roi,  mais  deux 
pas  en  arrière,  le  prince  de  Condé,  M.  Dangeau  et  vingt  autres  courtisans,  suivis  de 
leurs  gens  et  de  leurs  bagages,  fermaient  la  marche  véritablement  triomphale. 

Cette  pompe  était  d'une  ordonnance  militaire.  Quelques-ims  des  cotu'tisans  seule- 
ment et  parmi  les  vieux,  portaient  l'habit  de  voyage;  presque  tous  étaient  vêtus  de 
l'habit  de  guerre.  On  en  voyait  beaucoup  ayant  le  hausse-col  et  le  buflle  comme  au 
temps  de  Henri  IV  et  de  Louis  XIII.  Quand  le  roi  passa  devant  lui,  l'inconnu  ,  qui 
s'était  penché  sur  le  balcon  pour  mieux  voir  et  qui  avait  caché  son  visage  en  l'ap- 
puyant sur  son  bras  ,  sentit  son  cœur  se  gonfler  et  déborder  d'une  amère  jalousie.  Le 
liruit  des  trompettes  l'enivrait,  les  acclamations  populaires  l'assourdissaient  ;  il  laissa 
tomber  un  moment  sa  raison  dans  ce  flot  de  lumières,  de  tumulte  et  de  brillantes 
images.  — Il  est  roi!  lui!  murmur,i-t-il  avec  un  accent  de  désespoir  et  d'angoisses 
ipii  dut  monter  jusqu'au  pied  du  tir)Ut'  de  Dieu. 

Puis,  avant  q\i'il  fût  revenu  de  sa  sombre  rêverie,  tout  ce  bruit,  toute  cette  splen- 
deur s'évanouirent.  A  l'angle  de  la  rue  il  ne  resta  plus  au-dessous  de  l'étranger  que 
des  voix  discordantes  et  enrouées  qui  criaient  encore  par  intervalles  :  Vive  le  roi  ! 
Cropole  ne  cessait  de  répéter.  —  Qu'il  est  bien,  le  roi,  et  qu'il  ressemble  à  feu  son 
illustre  père!  —  En  beau,  disait  Pittrino.  —  Et  qu'il  a  une  tière  mine  !  ajoutait  ma- 
dame Cropole,  déjà  en  promiscuité  de  cdiMinentaires  avec  les  voisins  et  les  voisines. 

Ci'onnle  aliiiH'iit;iil  ics  |)ropos  de  ses  observations  pcM'sonnelles .  sans  remanpier 
(ni'uii  \  irillai'il  à  pied,  iii.iis  traînant  un  petit  rlie\al  irlandais  |Kirla  bride,  essayait  de 
rendre  le  -.Toupe  de  rrinoics  et  d'li(iinnie.<  (pii  slalionnail  ile\  ant  Ics  Médicis.  Mais  en 
ce  monieul  la  \oix  de  l'élrauger  se  tit  entendre  à  la  fenêtre.  —  Faites  donc  en  sorte, 
monsieur  l'hôtelier,  ipTon  puisse  ariiver  juscpi'à  votre  maison. 

Cropole  se  retourna,  vit  alors  seuleim  ni  le  xieillard,  et  lui  tit  faire  passage.  La  fe- 
nêtre se  ferma.  Pitlrinn  indi(iua  le  clieniin  au  nou\eau  venu,  (pii  entra  sans  proférer 
une  |iarolc. 

I.'élrau'.'er  l'altendail  sur  le  palier,  il  ouvrit  ses  bras  au  vieillard  el  le  conduisit  i\ 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  25 

lin  siège,  mais  celui-ci  résista.  — Oh!  nniipas,  non  pas.  niiiciril,  dit-iL  M'assenir  de- 
vant vous!  jamais!  —  Pany .  s'écria  le  trentilliomme,  je  vous  en  supplie...  vous  qui 
venez  d'Angleterre...  de  si  loin!  Ah  !  ce  n'est  pas  à  votre  âge  qu'on  devrait  subir  des 
fatigues  pareilles  à  celles  de  mon  service.  Reposez- vous...  —  J'ai  ma  réponse  à  vous 
donner  avant  toul,  milord.  —  Parry...  je  t'en  conjure,  ne  me  ilisrien...  car  si  la  nou- 
velle eût  été  bonne,  tu  ne  connnencerais  pas  ainsi  ta  phrase.  Tu  prends  un  détour, 
c'est  que  la  nouvelle  est  mauvaise.  —  Milord ,  dit  le  vieillard ,  ne  ^  ous  hâtez  pas  de 
vous  alarmer.  Tout  n'est  pas  perdu,  je  l'espère.  C'est  de  la  volonté,  de  La  persévérance 
qu'il  faut,  c'est  surtout  de  la  résignation.  —  Parry  ,  répondit  le  jeune  homme,  je  suis 
venu  ici  seul,  à  travers  mille  pièges  et  mille  périls  :  crois-tu  à  ma  volonté?  J'ai  mé- 
dité ce  voyage  dix  ans,  malgré  tous  les  conseils  et  tous  les  obstacles  :  crois-tu  à  ma 
persévérance'?  J'ai  vendu  ce  soir  le  dernier  diamant  de  mon  père,  car  je  n'avais  plus 
de  quoi  payer  mon  gite  ,  et  l'hôte  m'alkiit  chasser. 

Parry  fit  un  geste  d'indignation  auquel  le  jeune  honune  répondit  par  une  pression 
de  main  et  un  sourire.  —  J'ai  encore  deux  cent  soixante-quatorze  pistoles,  et  je  me 
trouve  riche;  je  ne  désespère  pas,  Parry  :  crois-tu  à  ma  résignation'/ 

Le  vieillard  leva  au  ciel  ses  mains  tremblantes.  — Voyons,  dit  l'étranger,  ne  me 
déguise  rien  :  qu'est-il  arrivé'/  —  Mon  récit  sera  court,  milord;  mais  au  nom  du  ciel 
ne  tremblez  pas  ainsi!  — C'est  d'impatience,  Parry.  Voyons,  que  t'a  dit  le  générar/ 

—  D'abord .  le  général  n'a  pas  voulu  me  recevoir.  —  Il  te  prenait  pour  quelque  espion. 

—  Oui,  milord;  mais  je  lui  ai  écrit  une  lettre  —  Eh  bien'/  —  11  l'a  reçue,  il  l'a  lue, 
milord.  —  Cette  lettre  expliquait  bien  ma  position  et  mes  vœux'/ —  Oh  oui!  dit  Parry 
avec  un  triste  sourire...  elle  peignait  fidèlement  votre  pensée.  —  Alors,  Parry.  . — 
Alors  le  général  m'a  renvoyé  la  lettre  par  un  aide  de  camp ,  en  me  faisant  annoncer 
que  le  lendemain,  si  je  me  trouvais  encore  dans  la  circonscription  de  son  commande- 
ment, il  me  ferait  arrêter.  —  Arrêter!  nmrmura  le  jeune  honmie;  arrêter!  toi,  mon 
plus  fidèle  serviteur!  —  Oui,  milord.  — Et  tu  avais  signé  Parry,  cependant'/  —  En 
toutes  lettres,  milord;  et  l'aide  de  canqj  m'a  connu  à  Saint-James  et,  ajouta  le  vieil- 
lard avec  un  soupir,  à  NVhite-HallI 

Le  jeune  homme  s'inclina,   rêveur  et  sombre.  — Voilà  ce  qu'il  a   fait  devant 

ses  gens,  dit-il  en  essayant  de  se  donner  le  change...  Mais  sous  main de  lui  à 

toi....  qu'a-t-il  fait'/  Réponds.  —  Hélas!  milord,  il  m'a  envoyé  quatre  cavaliers 
qui  m'ont  donné  le  cheval  sur  lequel  vous  m'avez  vu  revenir.  Ces  cavaliers  m'ont 
conduit  toujours  courant  jusqu'au  petit  port  de  Tenby,  m'ont  jeté  plutôt  qu'em- 
barqué sur  un  bateau  de  pêche  qui  faisait  voile  vers  la  Bretagne,  et  me  voici.  — 
Oh  !  soupira  le  jeune  homme  en  serrant  convulsivement  de  sa  main  nerveuse  sa 
gorge,  où  montait  mi  sanglot...  Parry,  c'est  tout,  c'est  bien  tout'/ — Oui,  milord, 
c'est  tout. 

11  y  eut  après  cette  brève  réponse  de  Parry  un  long  intervalle  de  silence;  on  n'en- 
tendait que  le  bruit  du  talon  de  ce  jeune  hoimne  tourmentant  le  parquet  avec  furie. 
Le  vieillard  voulut  tenter  de  changer  la  conversation  ;  elle  conduisait  à  des  pensées 
trop  sinistres.  —  Milord,  dit-il,  quel  est  donc  tout  ce  bruit  qui  me  précédait'/  Quels 
sont  ces  gens  qui  crient  vive  le  roi  ! . . .  De  quel  roi  est-<il  question,  et  pourquoi  toutes 
ces  lumières?  —  Ah!  Parry,  tu  ne  sais  pas,  dit  ironiquement  le  jeune  homme,  c'est 
le  roi  de  France  qui  visite  sa  bonne  ville  de  Blois;  toutes  ces  trompettes  sont  à  lui, 
toutes  ces  housses  dorées  sont  à  lui,  tous  ces  gentilshommes  ont  des  épées  qui  sont  à 
lui.  Sa  mère  le  précède  dans  un  carrosse  magnifiquement  incrusté  d'argent  et  d'or. 
Heureuse  mère  !  Son  ministre  lui  amasse  des  millions  et  le  conduit  à  une  riche  tiancée. 
Alors  tout  ce  peuple  est  joyeux ,  il  aime  son  roi ,  il  le  caresse  de  ses  acclamations,  et  il 


26  LES  MOUSQUETAIRES. 

trie  :  Vive  le  uoi!  vive  le  roi!  —  Bien!  bien!  milord,  dit  Pnrry,  plus  inquiet  de  la 
tournure  de  cette  nouvelle  conversation  que  de  l'autre. 

—  Tu  sais,  reprit  l'inconnu,  que  ma  mcre  à  moi,  que  ma  sœur,  tandis  que  tout 
cela  se  passe  en  l'honneur  du  roi  Louis  XIV,  n'ont  plus  d'art::ent ,  plus  de  pain;  tu 
sais  que  moi  je  serai  misérable  et  honni  dans  quinze  jours,  quand  toute  l'Europe  ap- 
|)rfndra  ce  que  tu  viens  de  me  raconter!...  Parry. ..  y  a-t-il  des  exemples  qu'un 
honniK'  de  ma  condition  se  soit. .  —  Milord  ,  au  nom  du  ciel  !  —  Tu  as  raison  ,  Pnrrv. 
je  suis  un  lâche,  et  si  je  ne  fais  rien  pour  moi,  que  fera  Dieu!  Non,  non.  j'ai  deux 
bras,  Parry,  j'ai  une  épée... 

Et  il  fra]ipa  violemment  son  bras  avec  sa  main  et  détacha  son  épée  accrochée  au 
nnu-.  —  Qu'allez-vouf  faire,  milord?  —  Parry,  ce  que  je  vais  faire?  ce  cpie  tout  le 
monde  l'ait  dans  ma  famille:  ma  mère  vit  de  la  charité  publique  ,  ma  sœnr  mendie 
pour  ma  mère ,  j'ai  quelque  part  des  frères  qui  mendient  également  pour  eux.  Moi . 
l'ainé.  je  vais  faire  comme  eux  tous  .  je  m'en  vais  demander  ranmône  ! 

Et  sur  ces  mots,  qu'il  coupa  brusipiement  par  un  rire  nerveux  et  terrible,  le  jeune 
homme  ceignit  son  épée, prit  son  chapeau  sur  le  bahut,  se  tit  attacher  à  l'épaule  un 
manteau  noir  qu'il  avait  porté  pendant  toute  la  route,  et  serrant  les  deux  mains  du 
V  ieillard  qui  le  regardait  avec  anxiété  :  —  Mon  bon  Parry,  dit-il,  fais-toi  faire  du  feu. 
bois,  mange,  dors,  sois  heureux:  soyons  bien  heureux,  mon  lidèlc  ami,  mou  unique 
ami  :  nous  sommes  riches  comme  des  rois! 

Il  donna  un  coup  de  poing  au  sac  de  pistoles,  qui  tomba  lourdement  par  terre,  se 
remit  à  rire  de  cette  lugubre  façon  qui  avait  tant  effrayé  Parry,  et  tandis  (pie  toute  la 
•maison  criait,  chantait  et  se  préparait  à  recevoir  et  à  installer  les  voyageurs  devancés 
par  leurs  laquais,  il  se  glissa  par  la  grande  salle  dans  la  rue ,  où  le  vieillard ,  qui 
s'était  mis  h  la  fenêtre,  le  perdit  de  vue  après  une  minute. 


TE   Oll'l^TAIT   SA  MA.IESTÉ   LE   ROI   LOUIS   XIV   A    L'Ar.K  DE 
VINGT-DEUX    ANS. 

On  l'a  vu  par  le  récit  que  nous  avons  essayé  d'en  faire,  l'entrée  du  roi  Louis  XFV 
dans  la  ville  de  Rlois  avait  été  bruyante  et  brillante.  Aussi  la  jeune  majesté  en  avail- 
elle  paru  fort  satisfaite. 

En  arrivant  sous  le  |wrche  du  château  des  Etats,  le  roi  y  trouva,  environné  de  ses 
gardes  et  de  ses  gentilslKnnmes,  S.  A.  H.  le  duc  Gaston  d'Orléans,  dont  la  |ih\siono- 
mie,  naturellement  assez  majestueuse,  avait  euipnmté  à  la  circonstance  solennelle 
dans  laquelle  ou  se  trouvait  un  nouveau  lustre  et  une  no\ivelle  dignité.  De  son  coté. 
MAriAMK,  parée  de  ses  grands  habits  de  cérémonie,  attendait  sur  un  balcon  inlérieiu' 
l'entrée  de  son  neveu.  Toutes  les  fenêtres  du  vieux  rhàteau  .  si  dései't  et  si  morne  dans 
les  jours  ordinaires.  resplendis>aienl  de  daines  et  de  Ihunbeaux. 

Ce  fut  ilonc  .111  bruit  des  tamboin-s,  des  trompettes  cl  des  vivais  ipie  le  jeune  roi 
franchit  le  seuil  de  ce  cliAteau.  dans  leipiel  Henri  lll.  soixante-dou/.eaus  aupai',i\anl. 
a\ail  a|)peli'  .'i  son  aii!i>  l'assassinat  et  la  trahison  pour  maintenir  sur  sa  tête  et  il.ius  sa 
maison  uni'  conniMni'  qui  déjà  glissait  de  son  front  pour  tomber  dans  une  autre  l'amille. 

Tous  les  veux,  après  a\oir  admiré  le  jeune  roi .  si  beau,  si  charinanl.  si  noble, 
clierchaieni  cet  auli'e  roi  de  France,  bien  autrement  roi  (pie  le  pi'emier,  et  si  vieux, 
si  pftle,  si  courbé,  ipic  l'un  apprliil  le  lardinal  Ma/arin. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  27 

Louis  était  alors  cnmlilé  île  tons  rcsilons  naturels  qui  font  le  parfait  trenlilhoiuiiie  : 
il  avait  l'œil  brillant  et  doux,  d'un  bleu  pur  et  azuré.  Mais  les  plus  habiles  pliysionor 
mlstes,  ces  plongeurs  de  l'âme ,  en  y  fixant  leurs  regards,  s'il  eût  été  donné  à  lui  sujet 
de  soutenir  le  regard  ilu  roi,  les  plus  habiles  physionomistes,  ilisons-nous .  n'eussent 
jamais  pu  trouver  le  fond  de  cet  abîme  de  doueeur.  C'est  qu'il  en  était  des  yeux  du  roi 
comme  de  l'immense  profondeur  des  azurs  célestes ,  ou  de  ceux  plus  effrayans  et 
presque  aussi  sublimes  que  la  Méditerranée  ouvre  sous  la  carène  de  ses  navires  par 
nu  beau  jour  d'été,  miroir  gigantesque  où  le  ciel  aime  à  réfléchir,  tantôt  ses  étoiles  et 
tantôt  ses  orages. 

Le  roi  était  de  petite  taille:  à  peine  avait-il  cinq  pieds  deux  pouces;  mais  sa  jeunesse 
faisait  encore  excuser  ce  défaut,  racheté  d'ailleurs  par  une  grande  noblesse  de  tous 
ses  mnuvemens  et  par  une  certaine  adresse  dans  les  exercices  du  corps  Certes ,  c'était 
déjà  bien  le  roi .  et  c'était  beaucoup  que  d'être  le  roi  à  cette  époque  de  respect  et  de 
dévouement  traditionnels;  mais  comme  jusque-là  on  l'avait  assez  peu  et  toujours 
assez  pauvrement  montré  au  peuple,  comme  ceux  auxquels  on  le  montrait  voyaient 
auprès  de  lui  sa  mère,  femme  d'une  haute  taille,  et  M  le  cardinal,  homme  d'une 
belle  prestance,  beaucoup  le  trouvaient  assez  peu  roi  pour  dire  :  —  Le  roi  est  moins 
gi'and  que  M.  le  cardinal. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  observations  physiques  qui  se  faisaient  surtout  dans  la 
capitale  .  le  jeime  prince  fut  accueilli  comme  un  dieu  par  les  habitaiis  de  Ulois.  et 
presque  comme  un  roi  par  son  oncle  et  sa  tante,  Monsieur  et  Mapahe,  les  habitaus  du 
château.  Cependant .  il  faut  le  dire ,  lorsqu'il  vit  dans  la  salle  de  réception  des  fauteuils 
égaux  détaille  pour  lui,  sa  mère,  le  cardinal,  sa  tante  et  son  oncle,  disposition  habi- 
lement cachée  parla  forme  demi-circidaire  de  l'assenddée,  Louis  XIV  rovigit  de  co- 
lère et  regarda  autour  de  lui  pour  s'assurer  par  la  physionomie  des  assistans  si  cette 
humiliation  lui  avait  été  préparée.  Mais  comme  il  ne  vit  rien  sur  le  visage  impassible 
du  cardinal,  rien  sur  celui  de  sa  mère,  rien  sur  celui  des  assistans  ,  il  se  résigna  et 
s'assit,  ayant  soin  de  s'asseoir  avant  tout  le  monde. 

Les  gentilshommes  et  les  dames  fin-ent  présentés  à  LL.  MM.  et  à  M.  le  cardinal. 

Le  roi  remarqua  que  sa  mère  et  lui  connaissaient  rarement  le  nom  de  ceux  qu'on 
leur  présentait,  tandis  que  le  cardinal,  au  contraire,  ne  manquait  jamais,  avec  une 
mémoire  et  une  présence  d'esprit  adnu'rables,  de  parler  à  chacun  de  ses  terres,  de  ses 
aïeux  ou  de  ses  enfans.  dont  il  leur  nommait  quelques-uns,  ce  qui  enchantait  ces 
dignes  hobereaux  et  les  confirmait  dans  cette  idée  qpie  ceUii-là  est  seulement  et  vérita- 
blement roi  qui  connaît  ses  sujets ,  par  cette  même  raison  que  le  soleil  n'a  pas  de 
rival,  parce  que  seul  le  soleil  échauffe  et  éclaire.  L'étude  du  jeune  roi.  commencée 
depuis  longtemps  sans  que  l'on  s'en  doutât,  continuait  donc,  et  il  regardait  attentive- 
ment, pour  tâcher  de  démêler  quelque  chose  dans  leur  physionomie,  les  figures  qui 
lui  avaient  d'abord  paru  les  plus  insignifiantes  et  les  plus  triviales. 

On  servit  une  collation.  Le  roi,  sans  oser  la  réclamer  de  l'hospitalité  de  son  oncle, 
l'attendait  avec  impatience.  Aussi  cette  fois  eut-il  tous  les  honneurs  dus,  sinon  à  son 
rang ,  du  moins  à  son  appétit.  Quant  au  cardinal ,  il  se  contenta  d'effleurer  de  ses 
lèvres  flétries  un  bouillon  servi  dans  une  tasse  d'or.  Le  ministre  tout-puissant  qui 
avait  pris  à  la  reine-mère  sa  régence,  au  roi  sa  royauté,  n'avait  pu  prendre  à  la  na- 
ture un  bon  estomac.  Anne  d'Autriche,  souffrant  déjà  du  cancer  dont  six  ou  huit  ans 
plus  tard  elle  devait  mourir,  ne  mangeait  guère  plus. que  le  cardinal.  Quant  à  Mon- 
siEiR,  encore  tout  ébouriffé  du  grand  événement  qui  s'accomplissait  dans  sa  vie  pro- 
vinciale, il  ne  mangeait  pas  du  tout.  Madame  seule,  en  véritable  Lorraine,  tenait  tète 
à  Sa  Majesté;  de  sorte  que  Louis  XIV,  qui,  sans  ce  partner,  eiit  mangé  à  peu  près 


28  LES  MOUSQUETAIRES. 

seul,  sut  gré  à  sa  tante  d'abord  .  ]mh  ensuite  à  M.  de  S:iint-Remy,  son  maître  d'hôtel , 
qui  sétait  réellement  distingué. 

La  collation  Unie,  sur  un  signe  d"apiiroliatit)n  de  M.  de  Mazarin,  le  roi  se  leva,  et 
sur  l'invitation  de  sa  tante,  il  se  mit  à  parcourir  les  rangs  de  rassemblée.  Les  dames 
observèrent  alors ,  —  il  y  a  certaines  clioses  pour  lesquelles  les  femmes  sont  aussi 
bonnes  observatrices  à  Blois  qu'à  Paris,  —  les  dames  observèrent  alors  que  Louis  XIV 
avait  le  regard  prompt  el  liartli,  ce  qui  promettait  aux  attraits  de  bon  aloi  un  appré- 
ciateur distingué  Les  hommes,  de  leur  côté,  observèrent  que  le  prince  était  lier  et 
hautain,  qu'il  aimait  à  faire  baisser  les  yeux  qui  le  regardaient  trop  longtemps  ou  trop 
lixement ,  ce  qui  semblait  présager  un  maître. 

Louis XIV  a\ait  accompli  le  tiers  de  sa  revue  à  peu  près,  quand  ses  oreilles  furent 
frappées  d'un  mot  que  prononça  Son  Éminence ,  laquelle  s'entretenait  avec  Monsieur. 
Ce  mot  était  un  nom  de  femme. 

A  peine  Louis  XIV  eut-il  entendu  ce  mot,  qu'il  n'entendit  ou  plutôt  qu'il  n'écouta 
plus  rien  autre  chose  ,  et  que  négligeant  l'arc  du  cercle  qui  attendait  sa  visite,  il  ne 
s'occupa  plus  que  d'expédier  promptement  l'extrémité  de  la  courbe.  Monsikur,  en 
bon  courtisan,  s'informait  auprès  de  Son  Éminence  de  la  santé  de  ses  nièces.  Eneiîet, 
cinq  ou  six  ans  auparavant,  trois  nièces  étaient  arrivées  d'Italie  au  cardinal  :  c'é- 
taient mesdemoiselles  Hortense,  Olynq)e  et  Marie  de  Mancini  Monsieib  s'informait 
donc  de  Ja  santé  des  nièces  du  carchnal  ;  il  regrettait,  disait-il,  de  n'avoir  pas  le  bon- 
heur de  les  recevoir  en  même  temps  que  leur  oncle;  elles  avaient  certainement 
grandi  en  beauté  et  en  grâces,  connue  elles  promettaient  de  le  faire  la  dernière  fois  que 
MoNsiELH  les  avait  vues. 

Ce  qui  avait  d'abord  frappé  le  roi ,  c'était  un  certain  contraste  dans  la  voix  des  deux 
interlocuteurs.  La  voix  de  Monsieir  était  calme  et  naturelle  lorsqu'il  parlait  ainsi, 
tandis  (|ue  celle  de  M.  de  Mazarin  sauta  d'un  ton  et  demi ,  po\u'  lui  répondre,  au- 
dessus  du  diapason  de  sa  voix  ordinaire.  On  eût  dit  qu'il  désirait  que  cette  voix  allât 
rrM|)per  au  bout  de  la  salle  une  oreille  qui  s'éloignait  trop.  —  Monseigneur,  répliqua- 
t-iL  mesdemoiselles  de  Mazarin  ont  encore  toute  ime  éducation  à  terminer,  des  de- 
soirs  à  remplir,  une  position  à  apprendre.  Le  séjour  d'une  cour  jeime  et  brillante  les 
dissipe  un  peu. 

Louis,  à  cette  dernière  épithète,  sourit  tristement.  La  cour  était  jeune,  c'est  \rai, 
mais  l'avarice  du  cardinal  avait  mis  bon  ordre  à  ce  (pi'i'llc  ui'  fût  point  brillante.  — 
Vous  n'avez  cependant  point  l'intention,  répondait  Monsieck,  de  les  cloîtrer  ou  de  les 
faire  bourgeoises?  —  Pas  du  tout,  reprit  le  cardinal  en  forçant  sa  prononciation  ita- 
lienne de  manière  à  ce  (]ue.  de  douce  et  veloutée  qu'elle  était,  elle  devint  aiguë  et  vi- 
brante; pas  du  tout.  J'ai  bel  et  bien  l'intention  de  les  marier,  et  du  mieux  qu'il  me 
sera  possible.  — Les  partis  ne  mau(pieront  pas,  monsiem"  le  cardinal,  répondait 
MoNsniUR  avec  une  lionhoniic  de  niarcband  (pii  félicite  .son  confrère. — Jel'espère, 
monseigneur,  d'aul.inl  plus  ipir  Mien  leur  a  donné  à  la  fois  la  grâce,  la  sagesse  el  la 
beauté. 

l'cndanl  celle  ciin\  crs.ilidii ,  LouisXlV,  couiliiil  par  Mauvmi:  .  arcoinplissail .  innuiie 
nous  l'axons  dil.  le  cciclc  des  iiicsenlalioiis. — M;i(leiiiiiiscllc'  Arnuuix.  dis.iil  la  prin- 
cesse en  présentant  à  Sa  Maj('sl('  une  grosse  blonde  de  \iugl-dcux  ans.iju'à  l.i  fête 
d'un  villag<'  ou  eût  prise  |)our  une  |iaysamie  euilinianchée.  madi'uioiselle  .\rnoulx, 
lillc  de  ma  ni.nli'i'>s<'  ili'  musi(pie. 

Li' roi  sourit.  M  miami.  n'avait  jamais  pu  tirer  ipiati'e  notes  justes  de  l.i  \  iolc  ou  du 
clavecin.  —  Mademoiselle  .\ure  de  Mnulalais,  iiintinu;i  Maiiame.  iilii'  de  q\ialitc  et 
bonne  servante. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE  29 

Cette  fois  ce  n'était  plus  le  roi  qui  riait,  c'était  la  jeune  lllle  présentée,  parce  que. 
pour  la  première  fois  de  sa  vie,  elle  sentendait  donner  par  Madasir,  qui  d'ordinaire 
ne  la  gâtait  point,  une  si  honorable  qualilîcation  Aussi  Montalais,  notre  ancienne 
connaissance,  fît-elle  à  Sa  Majesté  une  révérence  profonde,  et  cela  autant  par  res- 
pect que  par  nécessité,  car  il  s'agissait  de  cacher  certaines  contractions  de  ses  lèvres 
rieuses,  que  le  roi  eût  bien  pu  ne  pas  attribuer  à  leur  motif  réel. 

Ce  fut  juste  en  ce  moment  que  le  roi  entendit  le  mot  qui  le  fit  tressaillir.  —  Et 
la  troisième  s'appelle?  demandait  Monsifur.  —  Marie,  monseigneur,  répondait  le 
cardinal. 

11  y  avait  sans  doute  dans  ce  mot  quelque  puissance  magique,  car,  nous  l'avons  dit 
à  ce  mot  le  roi  tressaillit,  et  entraînant  Mad.ame  vers  le  milieu  du  cercle,  comme  s'il  eût 
voulu  confidentiellement  lui  faire  quelipie  question,  mais  en  réalité  pour  s'approcher 
du  cardinal  — Madame  ma  tante,  dit-il  en  riant  et  à  demi-voi.x,  mon  maître  de  séo- 
graphie  ne  m'avait  point  appris  que  Blois  fût  à  ime  si  prodigieuse  distance  de  Paris. 
—  Comment  cela,  mon  neveu?  demanda  Mad.vme.  — C'est  qu'en  vérité,  il  paraît  qu'il 
faut  plusieurs  années  aux  modes  pour  franchir  celle  distance.  Voyez  ces  demoiselles! 
Quelques-unes  sont  jolies. — Ne  dites  pas  cela  trop  haut,  monsieur  mon  neveu, 
vous  les  rendriez  folles.  —Attendez,  attendez,  ma  chère  tante,  dit  le  roi  en  souriant, 
car  la  seconde  partie  de  ma  phrase  doit  servir  de  correctif  à  la  première.  Eh  bien  ! 
ma  chère  tante,  quelques-unes  paraissent  vieilles  et  quelques  autres  laides,  grâce  à 
leurs  modes  de  dix  ans.  —  Mais,  sire,  Blois  n'est  cependant  qu'à  cinq  journées  de 
Paris.  —  Eh  !  dit  le  roi ,  c'est  cela ,  deux  ans  de  retard  par  journée.  —  Aii  !  vraimcn( , 
vous  trouvez?  C'est  étrange,  je  ne  m'aperçois  point  de  cela ,  moi. 

—  Tenez,  ma  tante,  dit  Louis  XIV  en  se  rapprochant  toujours  de  Mazarin  sous 
prétexte  de  choisir  son  point  de  vue,  voyez,  à  côté  de  ces  affiquets  vieillis  et  de  ces 
coiffures  prétentieuses,  regardez  cette  simple  robe  blanche.  (7est  une  des  filles  d'hon- 
neur de  ma  mère,  probablement,  quoique  je  ne  la  connaisse  pas  Voyez  quelle  tour- 
lun-e  sim])le.  quel  maintien  gracieux!  A  la  bonne  heure!  c'est  une  femme .  cela , 
tandis  que  toutes  les  autres  ne  sont  que  des  habits.  — Mon  cher  neveu',  répliqua  Ma- 
dame en  riant,  permettez^moi  de  vous  dire  que  celte  fois  votre  science  divinatoire  est 
en  défaut  La  personne  que  vo\is  louez  ainsi  n'est  point  une  Parisienne,  mais  une 
Blaisoise.  —  Ah!  matante!  reprit  le  roi  avec  l'air  du  doute.  —  Approchez,  Louise 
dit  Madame, 

Et  la  jeune  lille  qui  déjà  nous  est  apparue  sous  ce  nom  s'approcha  timide ,  rougis- 
sante et  presque  courbée  sous  le  regard  royal.  — Mademoiselle  Louise-Françoise  de 
la  Beaume  Leblanc,  fille  du  marquis  delaVallière,  dit  cérémonieusement  Madame 
au  roi. 

La  jeune  fille  s'inclina  avec  tant  de  grâce  au  miUeu  de  cette  timidité  profonde  que 
lui  inspirait  la  présence  du  roi,  que  celui-ci  perdit  en  la  regardant  quelques  mots  de  la 
conversation  du  cardinal  et  de  Monsieuu.  —  Belle-lille,  continua  Madame,  île  M.  de 
Saint-Remy,  mon  maître  d'hôtel,  qui  a  présidé  à  la  confection  de  cette  excellente 
daube  truffée  que  Votre  Majesté  a  si  fort  appréciée.  11  n'y  avait  point  de  grâce,  de 
beauté  ni  de  jeunesse  qui  pût  résister  à  une  pareille  présentation.  Le  roi  sourit.  Que 
les  paroles  de  Madame  fussent  une  plaisanterie  ou  une  naïveté,  c'était  eu  tous  cas  l'im- 
molation impitoyable  de  tout  ce  que  Louis  venait  de  trouver  charmant  et  poétique 
dans  la  jeune  fille.  Mademoiselle  de  la  Vallière,  pour  Madame,  et  par  contre-coup 
pour  le  roi,  n'était  plus  momentanément  que  la  belle-fille  d'un  homme  qui  avait  un 
talent  supérieur  sur  les  dindes  truffées. 

Mais  les  princes  sont  ainsi  faits.  Les  dieux  aussi  étaient  comme  cela  dans  l'Olympe. 


30  LES  MOUSQUETAIRES. 

Diane  et  'Vénus  devaient  bien  maltraiter  la  belle  Alcniène  et  la  pauvre  lo.  quand  on 
descendait  pur  distraction  à  parler,  entre  le  nectar  et  Tauibroisie ,  de  beautés  mor- 
telles il  la  table  de  Jupiter.  Heureiisemenf  que  Louise  était  courbée  si  bas  qu'elli; 
n'entendit  point  les  ])aioles  de  IMapame.  qu'elle  ne  vit  point  le  sourire  du  roi.  En  eifet, 
si  la  pauvre  enfant,  qui  avait  tant  de  bon  goût  que  seule  elle  avait  imaginé  de  se 
vêtir  de  blanc  entre  toutes  ses  compagnes)  si  ce  cœur  de  colombe,  si  facilement  acces- 
sible à  toutes  les  douleurs,  eût  été  touché  par  les  cruelles  paroles  de  Maiiahe.  par 
l'égoïste  et  froid  sourire  du  roi,  elle  fût  morte  sur  le  coup.  Et  Moutalais  elle-même, 
la  fille  aux  ingénieuses  idées,  n'eût  pas  tenté  d'essayer  de  la  rappeler  à  la  vie,  car  le 
ridicule  tue  tout .  même  la  beauté. 

Mais  par  bonheur,  comme  nous  l'avons  dit,  Louise .  dont  les  oreilles  étaient  bour- 
donnantes et  les  yeux  voilés,  Louise  ne  vit  rien,  n'entendit  rien,  et  le  roi,  q\ii  avait 
toujours  Tatlention  braquée  aux  entretiens  du  cardinal  et  de  sou  oncle ,  se  hàla  de 
retourner  près  d'eux. 

Il  arriva  juste  au  moment  où  Mazarin  terminait  eii  disant  :  — Marie,  comme  ses 
sœurs,  part  en  ce  moment  pour  Brouage.  .Je  leur  fais  suivre  la  rive  de  la  Loire  oppo- 
sée à  celle  que  nous  avons  suivie,  et  si  je  calcule  bien  leur  marche ,  d'après  les  ordres 
que  j'ai  donnés,  elles  seront  demain  à  la  hauteur  de  Blois. 

Ces  paroles  turent  prononcées  avec  ce  tact,  cette  mesure,  cette  sûreté  de  ton,  din- 
tentiou  et  de  portée,  qui  faisaient  del  signer  Guiho  Mazarini  le  premier  comédien  du 
nlonde.  11  en  résulta  qu'elles  portèrent  droit  au  cœur  de  Louis  XIV  et  que  le  cardinal, 
en  se  retournant  sur  le  simple  bruit  des  pas  de  Sa  Majesté  qui  s'approchait,  en  vit 
l'effet  innnédiat  sur  le  visage  de  son  élève,  effet  qu'une  simple  rougeur  trahit  aux 
yeux  de  Son  Éminence.  Mais  aussi  qu'était  un  tel  secret  à  éventer  pour  celui  dont 
l'astuce  avait  joué  depuis  vingt  ans  tous  les  diplomates  européens? 

11  scnd^la  dès  lors,  une  fois  ces  dernières  paroles  entendues,  que  le  jeune  roi  eût 
reçu  dans  le  cœur  un  trait  empoisonné.  Il  ne  tint  jikis  en  [)lafc,  il  jiromena  un  regard 
incertain,  atone,  mort,  sur  toute  cette  assemblée.  Il  interrogea  plus  de  vingt  fois  du 
regard  la  reine-mère .  qui ,  livrée  au  plaisir  d'entretenir  sa  belle-sœur,  et  retenue 
d'ailleurs  par  le  coup  d'œil  de  Mazarin.  ne  panit  pas  comprendre  toutes  les  supplica- 
tions contenues  dans  les  regards  de  son  lils. 

A  partir  de  ce  moment,  musique,  fleurs,  lumières,  beaiités,  tout  devint  odieux  et 
insipide  à  Louis  XIV.  Après  qu'il  eut  cent  fois  mordu  ses  lèvres,  détiré  ses  bras  el  ses 
jambes,  connue  reniant  bien  élevé  (|ui.  sans  oser  bâiller,  épuise  toutes  les  façons  de 
témoigner  son  eimui ,  après  avoir  iiuitilemcut  iuqiloré  de  nouveau  mère  cl  luinislre, 
il  tourna  un  œil  désespéré  vers  la  porte,  c'est-.'i-dirc  vim>  la  libeité. 

A  cette  porte  encadrée  p.ar  l'embrasure  à  bupielle  elle  était  ad(i>sée ,  il  \il  surtout, 
se  détachant  i-u  viguein-,  une  ligure  lière  et  brune,  au  ne/,  aquilin.  à  l'o'il  dur  mais 
étincelant,  aux  cheveux  gris  et  longs,  à  la  moustache  noire,  véritable  type  de  beauté 
militaire,  dont  le  hausse-col ,  plus  étincelant  qu'iui  miroir,  brisait  tous  les  rellets  lu- 
mineux qui  venaient  s'y  concentrer  et  les  renvoyait  en  éclairs.  Cet  ollicier  avait  le 
chajjcau  grisa  phnne  rouge  sin-  la  tète,  preuve  (pi'il  était  appelé  là  par  son  service 
et  non  par  son  plaisir.  S'il  y  eût  été  appelé  par  son  plaisir,  s'il  eût  été  courtisan  au 
lieu  d'être  soldat,  comme  il  faut  toujours  payer  le  plaisir  uu  pri\  (pielconque ,  il 
eût  tenu  son  chapeau  h  la  main.  Ce  (pii  prouvait  bien  mieux  <'ncore  que  cet  of- 
licier  était  de  service  cl  accomplissait  ime  t.trhe  à  laiiuelle  il  était  accoutumé,  c'est 
qu'il  surveillait,  les  bras  croisés,  avec  une  indifférence  remarquable  et  avec  une 
apathie  suiirême,  les  joies  cl  les  ennuis  de  cette  fête.  Il  semblait  comme  un  philo- 
sophe, cl  tous  les  vieux  soldats  sont  philosophes,  il  seuddait  surtout  lonquendre  inli- 


lll,ll« 


"  '    ihiilfc  ^. ,_, 


Il    AIITAGNA.N. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  31 

iiiment  mieux  les  ennuis  que  les  joies:  mais  des  ims  il  prenait  son  parti,  sachant 
bien  se  passer  des  autres. 

Or,  il  était  là  adossé,  comme  nous  l'avons  dit,  an  chambranle  sculpté  de  la  porte, 
lorsque  les  yeux  tristes  et  fatigués  du  roi  rencontrèrent  par  hasard  les  siens.  Ce  n'était 
pas  la  première  fois,  à  ce  qu'il  paraît,  que  les  yeux  dcrotïicier  rencontraient  ces  yeux- 
là  ,  et  il  en  savait  à  fond  le  style  et  la  pensée ,  car  aussitôt  qu'il  eut  arrêté  son  regard 
sur  la  physionomie  de  Louis  XfV,  et  que,  par  la  physionomie,  il  eut  lu  ce  qui  se 
passait  dans  son  cœur,  c'est-à-dire  tout  l'eimui  qui  l'oppressait,  toute  la  résolution 
timide  de  partir  qui  s'agitait  au  tond  de  ce  cœur,  il  comprit  qu'il  fallait  rendre  service 
€au  roi  sans  qu'il  le  demandât,  lui  rendre  service  presque  malgré  lui,  enfin,  et,  hardi 
connue  s'il  eût  commandé  la  cavalerie  un  jour  de  bataille ,  —  Le  service  du  roi  I  cria- 
t-il  d'une  voix  retentissante. 

Aces  mots,  qui  tirent  l'elTet  d'un  roulement  de  tonnerre  prenant  le  dessus  sur  l'or- 
chestre, les  chants,  les  bourdounenieus  et  les  promenades,  le  cardinal  et  la  reine- 
mère  regardèrent  avec  surprise  Sa  Majesté. 

Louis  XIV,  pâle  mais  résolu ,  soutenu  qu'il  était  par  cette  intuition  île  sa  propre 
pensée  qu'il  avait  retrouvée  dans  l'esprit  de  l'ofticier  de  mousquetaires,  et  qui  venait 
de  se  manifester  parl'ordr.'  donné,  se  leva  de  son  fauteuil  et  lit  un  pas  vers  la  porte. 
—  Vous  partez,  mon  tils'/  dit  la  reine,  tandis  que  Mazarin  se  contentait  d'interroger 
avec  son  regard,  qui  eût  pu  paraître  doux  s'il  n'eût  été  si  perçant.  — Oui,  Madame, 
répondit  le  roi,  je  me  sens  fatigué  et  voudrais  d'ailleurs  écrire  ce  soir.  Un  sourire 
erra  sur  les  lèvres  du  ministre,  qui  parut,  d'un  signe  de  tête,  domier  congé  au  roi. 

Monsieur  et  Madame  se  hâtèrent  alors  pour  donner  des  ordres  aux  otticiers  qui  se 
présentèrent.  Le  roi  salua,  traversa  la  salle  et  atteignit  la  porte.  A  la  porte,  une  haie 
de  vingt  mousquetaires  attendait  Sa  Majesté.  A  l'extrémité  de  cette  haie  se  tenait  l'of- 
ficier impassible  et  son  épée  nue  à  la  main.  Le  roi  passa,  et  toute  la  foule  se  haussa 
sur  la  pointe  des  pieds  pour  le  voir  encore.  Dix  mousquetaires,  ouvrant  la  foule  des 
antichambres  et  des  degrés,  faisaient  faire  place  au  roi.  Les  dix  autres  enfermaient 
le  roi  et  Monsieur,  qui  avait  voulu  accompagner  Sa  Majesté.  Les  gens  du  service  mar- 
chaient derrière. 

Ce  petit  cortège  escorta  le  roi  jusqu'à  l'appartement  qui  lui  était  destiné.  —  Quy 
Votre  Miijesté,  cht  Gaston,  veuille  bien  accepter  cet  appartement,  tout  indigne  qu'il 
est  de  la  recevoir.  —  iMon  oncle ,  répondit  le  jeune  prince ,  je  vous  rends  grâce  de 
votre  cordiale  hospitalité.  Gaston  salua  son  neveu,  qui  l'embrassa,  puis  il  sortit. 

Des  vingt  mousquetaires  qui  avaient  accompagné  le  roi,  dix  reconduisirent  Monsieur 
jusqu'aux  salles  de  réception,  qui  n'avaient  point  désemph  malgré  le  départ  de  Sa 
Majesté.  Les  dix  autres  furent  postés  par  l'officier,  qui  explora  lui-même  en  cinq  mi- 
nutes toutes  les  locaUtés  avec  ce  coup  d'œil  froid  et  sûr  que  ne  donne  pas  toujours 
l'habitude,  attendu  que  ce  coup  à'œ\\  ap[iarteiiait  au  génie.  Puis,  quand  tout  son 
monde  fut  placé,  il  choisit  pour  son  quartier  général  l'antichambre,  dans  laquelle  il 
trouva  un  grand  fauteuil,  une  lampe,  du  vin,  de  l'eau  et  du  pain  sec  II  raviva  la 
lampe,  but  un  deini-vcrre  de  vin  ,  tordit  ses  lèvres  sous  un  sourire  [ilein  d'expres- 
sion, s'installa  dans  le  grand  fauteuil  et  prit  toutes  ses  disposifions  pour  dormir. 


32  LES  MOUSQUETAIRES. 


OU   l'inconnu   DK   L'HOTKLLERIK   des   MÉDICIS  PERD  SON 
INCOGNITO. 

Cet  officier,  qui  dorniail  ou  qui  s'apprêtait  à  tloruiir,  était  cependant ,  malgré  son  air 
insouciant,  chargé  d'une  grave  responsabilité.  Lieutenant  des  mousquetaires  du  roi, 
il  commandait  toute  la  compagnie  qui  était  venue  de  Paris,  et  cette  compagnie  était  de 
cent  vingt  hoimnes:  mais,  excepté  les  vingt  dont  nous  avons  parlé,  les  cent  autres 
étaient  occupés  à  la  garde  de  la  reine-mère  et  surtout  de  M.  le  cardinal. 

Monseigneur  Giulio  Mazarini  économisait  sur  les  frais  de  voyage  de  ses  gardes;  il 
usait  en  conséquence  de  ceux  du  roi,  et  largement,  puisqu'il  en  prenait  cinquante 
pour  Im' .  parliciilarité  qui  n'eût  pas  manqué  de  paraître  bien  inconvenante  à  tout 
bonuiie  étranger  aux  usages  de  cette  cour.  Ce  qui  n'eût  pas  mantpié  non  plus  de  pa- 
raître, sinon  inconvenant,  du  moins  extraordinaire  à  cet  étranger,  c'est  que  le  côté 
du  château  destiné  k  M.  le  cardinal  était  brillant,  éclairé,  mouvementé.  Les  mousque- 
taires y  montaient  des  factions  devant  chaque  porte  et  ne  laissaient  entrer  personne, 
sinon  les  courriers  qui,  même  en  voyage,  suivaient  le  cardinal  po\ir  ses  correspon- 
dances. Vingt  hommes  étaient  de  service  chez  la  reine-mère;  trente  se  reposaient 
pour  relayer  leurs  compagnons  le  lendemain. 

Du  côté  du  roi,  au  contraire,  obscurité,  silence  et  solitude.  Une  fois  les  portes  fer- 
mées, plus  d'apparence  de  royauté.  Tous  les  gens  du  service  s'étaient  retirés  peu  à 
peu.  Tout  commençait  à  s'endormir,  ainsi  que  chez  un  bon  bourgeois.  Et  cependant  il 
était  aisé  d'entendre  du  corps  de  logis  habité  par  le  jemie  roi  les  musiques  de  la  fête, 
et  de  voir  les  fenêtres  richement  ilhmiinées  de  la  grande  salle. 

Dix  minutes  après  son  installation  chez  hii ,  Louis  XIV  avait  pu  connaître ,  à  un 
certain  mouvement  plus  marque  que  celui  de  sa  sortie,  la  sortie  du  cardinal,  lequel, 
à  son  tour,  gagnait  son  lit  avec  grande  escorte  des  gentilshonuues  et  des  dames.  Son 
Éminence traversa  la  cour,  reconduit  par  MoNsn'iii  bii-iuème.  qui  lui  tenait  un  flam- 
beau; ensuite  passa  la  reine-mère,  à  qui  M.\ri.vMK  donnait  familièrement  le  bras,  et 
toutes  deux  s'en  allaient  chuilmtant  comme  deux  vieilles  amies.  Derrière  ces  deux 
couples  tout  défila,  grandes  dames,  pages,  oflîciers;  les  fianibeauxeudirasèrent  toute 
la  cour  connue  d'un  incendie  aux  reflets  mouvaus.  Puis  le  bruit  des  pas  et  des  voix  se 
perdit  dans  les  étages  supérieurs. 

Alors  personne  ne  songeait  plus  au  roi,  accoudé  à  sa  fenêtre,  et  ipii  avait  triste- 
ment regardé  s'écouler  toute  cette  lumière,  cpii  a  vait  écouté  s'éloigner  tout  ce  bruit  :  per- 
sonne! si  ce  n'est  toutefois  cet  inconnu  île  l'iiôtellerie  des  Médicis.  (|uc  nous  a\ons  vu 
sorfir  enveloppé  dans  son  manteau  noii'. 

Il  était  monté  droit  au  château  et  était  vemi  rôder,  avec  sa  ligure  mélancolique, 
aux  environs  du  iialais,  (]ue  le  peuple  entourait  encoie,  et  voyant  (pie  nul  ne  gardait 
la  grande  porte  ni  le  porche,  attendu  que  les  soldats  de  Monsikcii  fraternisaient  avec 
les  soldats  royaux,  c'est-à-dire  sablaient  le  beaugency  à  discrétion,  ou  plutôt  ii  in- 
discrétion, l'inconnu  traversa  la  foule,  ])nis franchit  la  coiu'.  |iuis  \int  jusiprau  palier 
de  l'escalier  qui  londnisait  chez  le  cardinal.  Ce  ipii. selon  toute  |>robaliilité. l'engageait 
à  se  diriger  de  ce  côté,  ('l^'lait  l'éclat  des  llambeaux  et  l'air  atl'aiir  des  pages  et  des 
hommes  de  service.  Mais  il  fut  arrêté  net  par  une  ê\olution  de  mousquet  et  parle 
cri  de  la  >eiiliuelle.  —  (lù  allez-voi:s.  l'anii?  lui  deniaiida  le  factionnaire.  —  Je  vais 
chez  le  roi,  ri'pdiKlil  Irancinillcmeiil  el  tièremenl  I'ukommu. 


'^|^.;î«S^>-Ï^.    '^.^^r   .    .^a^ 


C  1 1  \  lu.  I  s    II. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  33 

Le  soldat  appela  im  des  ofliciers  de  Son  Éininence,  qui,  du  ton  avec  lequel  un 
garçon  de  bureau  dirifje  dans  ses  recherches  un  sollicitoin'du  ministère,  laissa  tonihiM- 
ces  mots  :  «  L'autre  escalier,  en  face.  »  Et  l'oflicier,  sans  plus  s'inquiéter  de  l'incomui , 
reprit  sa  conversation  interrompue.  L'étrangler,  sans  rien  répondre,  se  dirigea  vers 
l'escalier  indiqué.  De  ce  côté  plus  de  bruit,  plus  de  flauiheaux  :  l'obscurité,  au  milieu 
de  laquelle  on  voyait  errer  une  sentinelle  pareille  à  une  oudM-e;  le  silence,  qui  per- 
mettait d'entendre  le  brnit  de  ses  pas  accompagné  du  retentissement  des  éperons  sur 
les  dalles. 

Ce  factionnaire  était  un  des  vingt  mousquetaires  affectés  au  service  du  roi,  et  qui 
montait  la  garde  avec  la  raideur  et  la  conscience  d'une  statue. — Qui  vive?  dit  ce 
garde.  —  Ami,  répontlit  l'inconnu.  —  Que  voulez-vous?  —  Parler  au  roi.  — Oh  !  oh! 
mon  cher  Monsieur,  cela  ne  se  peut  guère.  —  Et  pourquoi?  —  Parce  que  le  roi  est 
couché.  —  N'importe  ,  il  faut  que  je  lui  parle.  —  Et  moi  je  vous  dis  que  c'est  impos- 
sible. —  Cependant  ..  — Au  large!  —  C'est  donc  la  consigne?  —  Je  n"ai  pas  de 
comptes  à  vous  rendre.  Au  large  ! 

Et  cette  fois  le  factionnaire  accompagna  la  parole  d'un  geste  menaçant  ;  mais  l'in- 
connu ne  bougea  pas  plus  que  si  ses  pieds  eussent  pris  racine.  —  Monsieur  le  mous- 
quetaire, dit-il,  vous  êtes  gentilhomme?  —  J'ai  cet  honneur.  —  Eh  bien  !  moi  aussi 
je  le  suis ,  et  entre  gentilshommes  on  se  doit  quelques  égards.  Le  factionnaire  abaissa 
son  arme,  vaincu  par  la  dignité  avec  laquelle  avaient  été  prononcées  ces  paroles.  — 
Parlez,  Monsieur,  dit-il,  et  si  vous  me  demandez  une  chose  qui  soit  en  mon  pouvoir. 
—  Merci.  Vous  avez  un  oflicier,  n'est-ce  pas?  — Notre  lieutenant,  oui.  Monsieur.  — 
Eh  bien  !  je  désire  parler  à  votre  lieutenant.  —  Ah  !  pour  cela  ,  c'est  différent.  Montez, 
Monsieur. 

L'inconnu  salua  le  factionnaire  d'une  haute  façon,  et  monta  l'escalier  taudis  que  le 
cri  «  Lieutenant .  une  visite  !  »  transmis  de  sentinelle  en  sentinelle  ,  précédait  l'inconnu 
et  allait  troubler  le  premier  somme  de  l'oflicier.  Traînant  sa  botte ,  se  frottant  les  yeux 
et  agrafant  son  manteau  ,  le  lieutenant  lit  trois  pas  au-devant  de  l'étranger.  —  Qu'y 
a-t-il  pour  votre  service,  Monsieur?  demanda-t-il.  —  Vous  êtes  l'oflicier  de  service  , 
lieutenant  des  mousquetaires? —  J'ai  cet  honneur,  répondit  l'oflicier.  —  Monsieur,  il 
faut  absolument  que  je  parle  au  roi. 

Le  lieutenant  regarda  attentivement  l'inconnu  ,  et  dans  ce  regard,  si  rapide  qu'il  fut, 
il  vit  tout  ce  qu'il  voulait  voir,  c'est-à-dire  une  profonde  distinction  sous  un  habit  or- 
dinaire. —  Je  ne  suppose  pas  que  vous  soyez  un  fou ,  répliqua-t-il ,  et  cependant  vous 
me  semblez  de  condition  à  savoir.  Monsieur,  qu'on  n'entre  pas  ainsi  chez  tm  roi  sans 
qu'il  y  consente.  —  Il  y  consentira ,  Monsieur.  —  Monsieur,  permettez-moi  d'en  douter; 
le  roi  rentre  il  y  a  un  quart  d'heure ,  il  doit  être  en  ce  moment  en  train  de  se  dévêtir. 
D'ailleurs  la  consigne  est  donnée.  —  Quand  il  saura  qui  je  suis,  répondit  l'ia.-onnu  en 
redressant  la  tête ,  il  lèvera  la  consigne. 

L'officier  était  de  plus  en  plus  sur[)ris ,  de  plus  en  plus  subjugué.  —  Si  je  consentais 
à  vous  annoncer,  piiis-je  au  moins  savoir  qui  j'annoncerais,  Monsieur?  —  Vous  an- 
nonceriez Sa  Majesté  Charles  II ,  roi  d'Angleterre ,  d'Ecosse  et  d'Irlande  ! 

L'officier  poussa  un  cri  d'étonnement ,  recula ,  et  l'on  put  voir  sur  son  visage  pâle  une 
des  plus  poignantes  émotions  que  jamais  honmie  d'énergie  ait  essayé  de  refouler  au 
fond  de  son  cœur.  —  Oh!  oui,  sire;  en  effet,  dit-il,  j'aurais  dû  vous  reconnaître.  — 
Vous  avez  vu  mon  portrait?  —  Non,  sire.  — Ou  vous  m'avez  vu  moi-même  autrefois, 
à  la  cour,  avant  qu'on  ne  me  chassât  de  France? —  Non ,  sire ,  j'ai  vu  Sa  Majesté  le  roi 
votre  père  dans  un  moment  terrible  —  Le  join-...  — Oui.  Un  sombre  image  passa 
sur  le  front  du  priuic;  puis  l'écarlanl  de  la  main  :  —  Voyez-vous  encore  quelque  dit- 


34  LES  MOUSQUETAIRES. 

ficiilté  à  ni'annoncer? dit-il.  —  Sire,  pardonnez-moi,  répondit  l'officier,  je  cours  pré- 
venir le  roi.  Puis  revenant  sur  ses  pas, — Votre  Majesté  désire  sans  doute  le  secret  poiu- 
cette  entrevue?  denianda-t-il.  —  Je  ne  l'exige  pas,  mais  si  c'est  possible  de  le  garder... 

—  C'est  possible,  sire,  car  je  puis  nie  dispenser  de  prévenir  le  premier  tjentillionnne 
de  ser\ijce;  mais  il  faut  pour  cela  que  Votre  Majesté  consente  à  me  remettre  sonépée. 

—  C'est  vrai.  Voici  mon  épée,  Monsieur.  Vous  plait-il  maintenant  m'annoncer  à  Sa 
Majesté?  —  A  l'instant,  sire. 

Et  l'officier  courut  aussitôt  heurter  à  la  porte  de  communicafion,  que  le  valet  de 
chambre  lui  ouvrit.  —  Sa  Majesté  le  roi  d'Angleterre!  dit  l'officier.  —  Sa  Majesté  le 
roi  d'Angleterre  !  répéta  le  valet  de  chcâmbre. 

A  ces  mots,  im  gentilhonune  ouvrit  h  deux  battans  la  porte  du  roi,  el  l'on  vit 
Louis  XIV  sans  chapeau  el  sans  épée ,  avec  son  pourpoint  ouvert ,  s'avancer  en  donnant 
les  signes  de  la  plus  grande  surprise.  —  Vous,  mon  frère!  vous,  à  Blois!  s'écria-t-il 
en  congédiant  d'un  geste  le  geufilhomnie  et  le  valet  de  chambre ,  qui  passèrent  dans 
une  pièce  voisine.  —  Sire,  répondit  Charles  II,  je  m'en  allais  à  Paris  dans  l'espoir  de 
voir  Votre  Majesté,  lorsque  la  renonmiée  m'a  appris  votre  prochaine  arrivée  en  cette 
ville.  J"ai  alors  prolongé  mon  séjour,  ayant  quelque  chose  de  très-parficufier  à  vous 
conununiquer.  — Ce  cabinet  vous  convient -il,  mon  frère?  —  Parfaitement,  sire,  car 
je  crois  qu'on  ne  peut  nous  entendre.  —  Non,  sire?  —  Eh  Itien!  parlez  donc,  mou 
frère,  je  vous  écoute. 

— •  Sire ,  je  commence ,  et  veuille  Votre  Majesté  prendre  en  pitié  les  malheurs  de 
notre  maison!  Le  roi  de  France  rougit  et  rapprocha  son  fauteuil  de  celui  du  roi  d'An- 
gleterre. —  Sire ,  cht  Charles  II ,  je  n'ai  pas  besoin  de  demander  à  Voire  Majesté  si  elle 
connaît  les  détails  de  ma  déplorable  histoire. 

Louis  XIV  rougit  plus  fort  que  la  })remière  fois,  puis  étendant  sa  main  sur  celle  du 
roi  d'Angleterre. 

—  Mon  frère ,  dit-il ,  c'est  honteux  à  dire ,  mais  rarement  le  cardinal  parle  polili<pie 
devant  moi.  Il  y  a  plus  :  autrefois  je  me  faisais  faire  des  lectures  historiques  par  La- 
porte,  mon  valet  de  cliandin»:  mais  il  a  fait  cesser  ces  lectures  et  ni"a  ôté  Laporte.  de 
sort<"  (pie  je  prie  mon  frère  (^.harles  de  me  (hre  toutes  ces  choses  comme  à  un  honnne 
(pii  lie  saurait  rien.  —  Eli  bien!  sire,  j'aurai,  en  reprenant  les  choses  de  plus  liaiil, 
une  chance  de  plus  de  loiidier  le  cœur  de  Votre  Majesté.  Vous  savez,  sire,  qu'appelé 
eu  KloO  à  Édimbouig,  pendant  rexpédilion  de  Cromwell  en  Irlande,  je  fus  couronné 
h  Stoiie.  Un  an  après,  blessé  dans  une  des  provinces  qu'il  avait  usurpées,  Cromwell 
revint  sur  nous.  Le  rencontrer  était  mon  but,  sortir  de  l'Ecosse  était  mou  désir. 

—  Ce[)endant,  reprit  le  jeune  roi,  l'Ecosse  est  presque  votre  pays  natal,  mon  frère. 
—  Oui:  mais  les  Ecossais  étaient  pour  moi  de  cruels  coiiipatriotes!  Sire,  ils  m'a\ aient 
l'iiiié  de  renier  la  religion  de  mes  pères;  ils  avaient  [leudu  lord  Mmilrose .  mou  servileiir 
le  |ihis  dévoué,  parce  qu'il  n'était  pas  covenantaire ,  et  comiiie  le  pauvre  martyr,  à 
qui  l'dU  a\ait  oll'erl  une  faveur  en  mourant,  avait  demandé  que  son  corps  fût  mis  en 
aiil.iiit  de  iiiorceau.x  qu'il  \  axait  de  \illesen  Ecosse,  alin  qu'on  rencoutiAt  partout  des 
l('iiiniiis  de  s,i  fidélité,  je  ne  pouviiis  sortir  d'une  ville  ou  entrer  dans  une  autre  sans 
passer  sut  quelque  lambeau  de  ce  corps  qui  avait  agi ,  combattu  ,  resiiiré  pour  moi.  ,Ie 
traversai  doue,  par  une  uiaichc  liardie,  l'armée  de  Cromwell,  el  j'entrai  eu  Angle- 
leire  Le  Protecteur  se  mit  à  la  pom-suite  de  celte  fuite  étrange,  qui  avait  unecoin-onnc 
|iiiiir  but.  Si  j'avais  pu  arriver  à  Londi'cs  avant  lui,  sans  doute  le  prix  de  la  cotn-sc 
el.iil  .'i  moi,  mais  il  tue  rejoignit  i^i  Worcesler. 

Le  génie  de  l'.\ngleterre  n'ét.iil  plus  eu  unus,  mais  en  lui.  Sire  .  le  :I  seplembn'  I6.'>1 , 
JDiir  .luniversaiie  de  celte  autre  bataille  de  huiubar,  déjii  si  fatale  aux  EcUssais,  je  fus 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  35 

vaincu.  Deux  mille  hommes  tombèrent  autnui-  do  moi  avant  que  je  songeasse  à  l'aire 
un  pas  en  arrière.  Enfin  il  fallut  fuir. 

Dès  lors  mon  histoire  devint  un  roman.  Poursuivi  avec  acharnement,  je  ine  coupai 
les  cheveux,  je  me  déguisai  en  bûcheron.  Une  journée  passée  dans  les  branches  d'un 
chêne  donna  à  cet  arbre  le  nom  de  chêne  royal,  qu'il  porte  encore.  Mes  aventures  du 
comté  de  Strafford,  d'où  je  sortis  menant  en  croupe  la  tille  de  mon  hôte,  font  encore 
le  récit  de  toutes  les  veillées.  Un  jour  j'écrirai  tout  cela ,  sire,  pour  l'instruction  des  rois 
mes  fi'ères. 

Je  dirai  comment,  en  arrivant  chez  M.  Norton,  je  rencontrai  un  chapelain  de  la 
cour  qui  regardait  jouer  aux  quilles ,  et  un  vieux  serviteur  qui  me  nomma  en  fondant 
en  larmes,  et  qui  manqua  presque  aussi  sûrement  de  me  tuer  avec  sa  fidéhté  qu'un 
autre  eût  fait  ave.c  sa  trahison.  Enfin,  je  dirai  mes  terreurs;  oui,  sire,  mes  terreurs, 
lorsque  chez  le  colonel  Windliam,  un  maréchal,  qui  visitait  nos  chevaux,  déclara 
qu'ils  avaient  été  ferrés  dans  le  Nord. 

—  C'est  étrange ,  murmura  Louis  XIV,  j'ignorais  tout  cela.  Je  savais  seulement  votre 
embarquement  à  Brighelmsted  et  votre  débarquement  en  Normandie.  —  Oh!  fit 
Charles,  si  vous  permettez,  mon  Dieu!  que  les  rois  ignorent  ainsi  l'histoire  les  uns 
des  autres,  comment  voulez- vous  qu'ils  se  secourent  entre  eux!  —  Mais,  dites-moi 
mon  fi-ère,  continua  Louis  XIV,  comment,  ayant  été  si  rudement  reçu  en  Angleterre, 
vous  espérez  encore  quelque  chose  de  ce  malheureux  pays  et  de  ce  peuple  rebelle.  — 
Oh  !  sire!  c'est  que  depuis  la  bataille  de  Worcester  toutes  choses  sont  bien  changées 
là-bas  !  Cromwell  est  mort  après  avoir  signé  avec  la  France  un  traité  dans  lequel  il  a 
écrit  son  nom  au-dessus  du  vôtre.  Il  est  mort  le  3  septembre  1658,  nouvel  anniver- 
saire des  batailles  de  Worcester  et  de  Duiiibar.  —  Son  tils  lui  a  succédé.  —  Mais  cer- 
tains hommes,  sire,  ont  une  famille  et  pas  d'héritier.  L'héritage  d'Olivier  était  trop 
lourd  pour  Richard.  Richard,  qui  n'était  ni  républicain  ni  royaliste;  Richard,  qui 
laissait  ses  gardes  manger  son  dîner,  et  ses  généraux  gouverner  la  républi([uc;  Ri- 
chard a  abdiqué  le  protectorat  le  22  avril  1659.  Il  y  a  un  peu  plus  d'un  an ,  sire. 

Depuis  ce  temps  l'Angleterre  n'est  plus  (pi'un  tripot  où  chacun  joue  aux  dés  la  cou- 
ronne de  mon  père.  Les  deux  joueurs  les  plus  acharnés  sont  Lambert  et  Monk.  Eh 
bien!  sire,  à  mon  tour,  je  voudrais  me  mêler  à  cette  parfie,  où  l'enjeu  est  jeté  sur 
mon  manteau  royal.  Sire,  un  million  pour  corrompre  un  de  ces  joueurs,  pour  m'en 
faire. un  allié,  ou  deux  cents  de  vos  gentilshommes  pour  les  chasser  de  mon  palais  de 
White-Hall,  comme  Jésus  chassa  les  vendeurs  du  temple. 

—  Ainsi,  reprit  Louis  XIV,  vous  venez  me  demander...  — Votre  aide,  c'est-à-dire 
ce  que  non-seulement  les  rois  se  doivent  entre  eux ,  mais  ce  que  les  simples  chréUens 
se  doivent  les  uns  aux  autres;  votre  aide,  sire,  soit  en  argent,  soit  en  hommes;  votre 
aide ,  sire ,  et  dans  un  mois ,  soit  que  j'oppose  Lambert  à  Monk ,  ou  Monk  à  Lambert, 
j'aurai  reconquis  l'héritage  paternel  sans  avoir  coûté  une  guinée  à  mon  pays,  une 
goutte  de  sang  à  mes  sujets,  car  ils  sont  ivres  maintenant  de  révolution ,  de  protectorat 
et  de  république ,  et  ne  demandent  pas  mieux  que  d'aller  tout  chancelans  tomber  et 
s'endormir  dans  la  royauté;  votre  aide,  sire,  et  je  devrai  plus  à  Votre  Majesté  qu'à 
mon  père.  Pauvre  père!  qui  a  payé  si  chèrement  la  ruine  de  notre  maison!  Vous 
voyez,  sire,  si  je  suis  malheureux,  si  je  suis  désespéré,  car  voilà  que  j'accuse  mon  père! 

Et  le  sang  monta  au  visage  pâle  de  Charles  II ,  qui  resta  un  instant  la  tête  entre  ses 
deux  mains.  Le  jeune  roi  n'était  pas  moins  malheureux  que  son  frère  aîné;  il  s'agitait 
dans  son  fauteuil  et  ne  trouvait  pas  mi  mol  à  répondre. 

Enfin  Charles  II ,  à  qui  dix  ans  de  plus  donnaient  une  force  supérieure  pour  maî- 
triser ses  émotions,  retrouva  le  premier  la  parole.  —  Sire,  dit-il,  votre  réponse?  je 


ae  LES  MOUSQUETAIRES. 

l'attends  comme  un  condamnt'  son  arrêt.  Faut-il  que  je  vive?  faut-il  que  je  meure? 
.^Mon  frère  ,  répondit  le  prince  français  à  Charles  II ,  vous  me  demandez  un  million, 
à  moi  !  mais  je  n'ai  jamais  possédé  le  quart  de  cette  somme  !  mais  je  ne  possède  rien  ! 
Je  ne  suis  pas  plus  roi  de  Franie  que  vous  n'êtes  roi  d'An^ileterre.  Je  suis  un  nom , 
\m  chillVe  habillé  de  velours  fleurdelisé ,  voilà  tout.  Je  suis  sur  un  trône  visible  ,  voilà 
mon  seul  avantage  sur  Votre  Majesté.  Je  n'ai  rien,  je  ne  puis  rien.  —  Est-il  vrai? 
s'écria  Charles  II. 

—  Mon  frère  ,  dit  Louis  en  baissant  la  voix  ,  j'ai  supporté  des  nn'sères  que  n'ont  pas 
supportées  mes  plus  pauvres  gentilshonmies.  Si  mon  pauvre  Laporte  était  près  de  moi, 
il  vous  dirait  que  j'ai  dormi  dans  des  draps  déchirés  à  travers  lesquels  mes  jambes  pas- 
saient ;  il  vous  dirait  que  ])lus  tard  ,  quand  je  demandais  mes  carrosses  ,  ou  m'amenait 
des  voitures  à  moitié  mangées  par  les  rats  de  mes  remises  ;  il  vous  dirait  que,  lorsque 
je  demandais  mon  dîner,  on  allait  s'informer  aux  cuisines  du  cardinal  s'il  y  avait  à 
manger  pour  le  roi.  Et  tenez,  aujourd'hui,  encore  aujourd'hui  que  j'ai  vingt-deux 
ans,  aujourd'hui  que  j'ai  atteint  l'àgc  des  grandes  majorités  royales,  aujourd'hui  que 
je  devrais  avoir  la  clef  du  trésor,  la  direction  de  la  politique  ,  la  suprématie  de  la  paix 
et  de  la  guerre,  jetez  les  yeux  autour  de  moi ,  voyez  ce  qu'on  me  laisse;  regardez  cet 
abandon,  ce  dédain,  ce  silence,  tandis  que  là-bas,  tenez,  voyez  là-bas,  regardez  cet 
empressement,  ces  lumières,  ces  hommages!  Là,  là,  voyez-vous,  là  est  le  véritable 
roi  de  France ,  mon  frère.  —  Chez  le  cardinal?  —  Chez  le  carchnal ,  oui.  —  Alors  je 
suis  condamné ,  sire . 

Louis  XIV  ne  répondit  rien. 

—  Condamné  est  le  mot,  car  je  ne  solliciterai  jamais  celui  qui  eût  laissé  mourir  de 
froid  et  de  faim  ma  mère  et  ma  sœur,  c'est-à-dire  la  tille  et  la  petite-tille  de  Henri  IV, 
si  M.  de  Retz  et  le  parlement  ne  leur  eussent  envoyé  du  bois  et  du  pain.  —  Mourir! 
murnuu'a  Louis  XIV.  —  Eh  bien  !  continua  le  roi  d'Angleterre,  le  pauvre  Charles  IF, 
ce  petit-iils  de  Henri  IV  comme  vous ,  sire ,  n'ayant  ni  parlement  ni  cardinal  de  Retz, 
mourra  de  faim  comme  ont  manqué  de  mourir  sa  sœur  et  sa  mère. 

Louis  fronça  le  sourcil  et  tordit  violemment  les  dentelles  de  ses  manchettes.  Cette 
atonie ,  celte  immobilité  servant  de  masque  à  une  émotion  si  visible,  frappèrent  le  roi 
Charles  ,  qui  prit  la  main  du  jeune  homme.  —  Merci ,  dit-il ,  mon  frère,  vous  m'avez 
plaint ,  c'est  tout  ce  que  je  pouvais  exiger  de  vous  dans  la  situation  où  vous  êtes.  — 
Sire,  dit  tout  à  coup  Louis  XIV  en  relevant  la  tète,  c'est  un  million  qu'il  vous  faut . 
ou  deux  cents  gentilsbonunes,  m'avcz-vous  dit?  —  Sire ,  un  million  me  suffira.  — 
C'est  bien  peu.  —  OlTertà  un  seul  homme,  c'est  beaucoup.  On  a  souvent  payé  moins 
cher  des  convictions  ;  moi ,  je  n'aurai  affaire  qu'à  des  vénalités.  —  Deux  cents  gen- 
tilshonuues,  songez-y,  c'est  im  peu  ])1ms  qu'une  compagnie,  voilà  tout.  — Sire,  il  y  a 
dans  notri!  famille  une  tradition  :  C"('>t  que  quatre  hommes,  quatre  gentilshonnnes 
français,  dévoués  à  mon  père,  ont  failli  sauver  mon  père,  jugé  par  un  parlement, 
gardé  par  une  armée,  entouré  par  une  nation.  Donc,  si  je  puis  vous  avoir  im  mil- 
lion ou  deux  cents  gentilsbonunes,  vous  serez  satisfait  et  vous  me  tiendrez  pour  votre 
bon  frère?  —  Je  vous  liendi'ai  juMir  mon  saineur,et  si  je  remonte  sur  le  trône  de  mon 
père,  l'Angleterre  sera,  tant  que  je  régnerai  du  moins,  une  sœur  à  la  France,  comme 
vous  aurez  été  un  frère  pour  moi.  —  l'^b  bien!  mon  frère,  dit  Louis  en  se  levant,  ce 
que  vous  hésitez  à  deiiiiuider,  je  le  dem.inderai ,  moi  !  ce  ((ue  je  n'ai  jamais  voulu  faire 
pour  mon  propre  nmipli',  je  le  f'ei'ai  pour  le  xôlre.  .l'ir.ii  tr<Mi\<'r  le  roi  de  France, 
l'autre,  le  l'iibe  .  le  |iMi>s.nil.  et  je  Miiljcilciai ,  moi.  ic  iiiillinii  nu  ces  deux  cents 
genlilsliommcs;  et  nous  verrous! 

—  (ih!  s'écria  Charles,  vous  êtes  un  noiile  ami,  sire,  un  cœur  créé  par  Dieu!  Vous 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


3T 


me  sauvez,  mon  frère,  et  quand  vous  aurez  besoin  de  la  vie  que  vous  me  rendez,  de- 
mandez-la-moi !  —  Silence  !  mon  frère ,  silence  !  dit  tout  bas  Louis.  Gardez  qu'on  ne 
vous  entende  !  Nous  ne  sommes  pas  au  bout.  Itemander  de  l'argent  à  Mazarin  !  c'est 
plus  que  traverser  la  forêt  enchantée  dont  chaque  arbre  enferme  un  démon  :  c'est  plus 
que  d'aller  conquérir  un  monde!  —  Mais  cependant,  sire,  quand  vous  demandez... 
—  Je  vous  ai  déjà  dit  que  je  ne  demandais  jamais,  répondit  Louis  avec  une  tîerté 
qui  lit  pâlir  le  roi  d'Angleterre.  Et  comme  celui-ci,  pareil  à  un  homme  blessé, 
faisait  un  mouvement  de  retraite  — Pardon,  mon  frère ,  reprit-il ,  je  n'ai  pas  une 
mère,  une  sœur  qui  souffrent.  Mon  trône  est  dur  et  nu  ;  mais  je  suis  bien  assis  sur 
mon  trône.  Pardon,  mon  frère,  ne  me  reprochez  pas  cette  parole  :  elle  est  d'un  égoïste. 
Aussi,  la  rachèterai-je  par  un  sacrifice.  Je  vais  trouver  le  cardinal.  Attendez-moi ,  je 
vous  prie.  Je  reviens. 


.4i&&4. 


"  '  f^r^^lf^'m^^ 


38 


LES  MOUSQUETAIRES. 


L  ARITHMÉTIQUE   DE   M.    DE   MAZARIN. 


A  CAUSER. 


andis  que  le  roi  se  dirigeait  rapidement  vers  l'aile  du 
château  occupée  par  le  cardinal,  n'enunenant  avec  lui 
ipie  son  valet  de  cbanilire,  l'oflicier  de  mousquetaires 
sortait,  en  respirant  comme  un  honmie  qui  a  été  forcé 
de  retenir  longuement  son  souffle,  d'un  petit  cabinet  adja- 
cent au  cabinet  d'audience  et  que  le  roi  croyait  solitaire.  Ce 
petit  cabinet  avait  autrefois  fait  partie  de  la  cbainbre; 
il  n'en  était  séparé  que  par  une  mince  cloison.  Il  en  ré- 
sultait que  cette  séparation,  qui  n'en  était  une  que  pO' 
les  yeux,  permettait  à  l'oreille  la  moins  i)"''scrète  d'e  i 
tendre  tout  ce  qui  se  passait  dans  cette  chambre.  Il  n'y  avait  donc  pas  a,,     lute  q 
le  lieutenant  n'eût  entendu  tout  ce  qui  s'était  passé  chez  Sa  Majesté. 

Prévenu  ])ar  les  dernières  paroles  du  jeune  roi ,  il  en  soi  l  donc  à  temps  pour  le 
saluer  à  son  passage  et  pour  l'accompagner  du  regard  jusqu'à  ce  qu'il  eîit  disparu 
dans  le  corridor.  Puis,  lor.squ'il  eut  disparu  .  il  secoua  la  tète  d'une  façon  qui  n'appar- 
tenait qu'à  lui ,  et  d'une  voix  à  laquelle  quarante  ans  passés  hors  de  la  Gascogne 
n'avaient  pu  faire  perdre  son  accent  gascon  :  —  Triste  service!  dit-il;  triste  maître!... 
Puis,  ces  mots  prononcés,  le  lieutenant  reprit  sa  ]>lace  dans  son  fauleuil.  é(enilil  les 
jambes,  et  ferma  les  yeux  en  honnne  qui  dort  on  qui  médite. 

Pendant  ce  court  monologue  et  la  mise  en  scène  qui  l'avait  suivi ,  tandis  que  le  roi, 
à  travers  les  longs  corridors  du  vieux  château,  s'acheminait  chez  M.  de  Mazarin, 
une  scène  d'un  autre  genre  s'acconqdissail  chez  le  cardinal. 

Mazarin  s'était  mis  au  lit  lui  peu  tourmenté  de  la  goulte  :  mais  comme  c'était  un 
homme  d'ordre  ipii  utilisait  jusqu'à  la  doulem-,  il  forçait  sa  veille  à  êh'e  la  ti-ès- 
linudilc  servante  de  son  travail.  En  conséquence,  il  s'était  fait  apjiorler  par  Bernouin, 
son  valet  de  chatidire,  un  ]n'lit  piq)ili'e  de  voyage,  atui  de  pouvoir  écrire  sur  son  lil. 
Mais  la  goutte  n'est  ])as  un  .idversaire  (pii  se  laisse  vaincre  si  facilement,  et  couune 
à  chaque  mouvement  ipi'il  l'aisail,  de  sdurdc  la  ilnulcur  devenait  aiguë,  —  Brienne 
n'est  ](as  là'?  ilcmanda-l-il  à  liciiiduiii.  —  Non,  indusciiiiieur.  répondit  le  valet  de 
chamiire.  M.  de  Itrieime,  siu'  votre  congé,  s'est  allé  coucher.  Mais  si  c'est  le  désir  de 
Voire  Éminence,  on  peut  parfailemeni  le  réveiller.  — Non,  ce  u"e>l  iioiiil  l.i  peine. 
Yovons  ce|)eudant.  Maudils  ibill'res!  !•',!  le  cardinal  se  mit  à  rêver  lout  eu  coniiitaul 
sur  ses  doigts. 

—  (  Ih  !  des  chiil'resl  dit  Bernnuiii.  lion  I  si  Voire  Eminence  se  jelle  dans  ses  calcids, 
je  lui  promets  pour  demain  la  [ilus  belle  nugraine!  El  a\cc  cela  (pie  M.  (înénaud 
n'est  pas  ici. — Tu  as  raison,  Bcrnouin.  Eh  bien!  lu  vas  icmplacer  Brienne,  mon  ami. 
En  vérilé,  j'aurais  dû  emmener  a\ei-  moi  M.  de  Colberl.  Ce  jeun<'  honnne  \a  bien, 
Bcrnouin,  très-bien.  Un  garçon  d'ordre!  —  .le  ne  sais  |)as.  dil  le  valet  de  chambre, 


Til 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE  39 

mais  je  n'aime  pas  sa  ligure,  moi.  —  C'est  lion,  c'est  lion,  Bernouin !  On  n'a  pas 
besoin  de  votre  avis.  Mettez-vous  là,  prenez  la  plinne  et  écrivez. 

—  M'y  voici,  monseigneur.  Que  fant-il  que  j'écrive? — Là,  c'est  bien,  à  la  suite 
des  deux  lignes  déjà  tracées,  écris  :  Sept  cent  soixante  mille  livres.  —  C'est  écrit. — 
Sur  Lyon... 

Le  cardinal  paraissait  hésiter.  — Sur  Lyon,  répéta  Bernouin.  —  Trois  millions 
neuf  cent  mille  livres.  —  Bien ,  monseigneur.  —  Sur  Bordeaux  sept  millions.  —  Sept, 
répéta  Bernouin.  — Eh  oui,  dit  le  cardinal  avec  humeur  ,  sept.  Puis,  se  reprenant  : 
Tu  comprends  ,  Bernouin  ,  ajouta-t-il ,  que  tout  cela  est  de  l'argent  à  dépenser  ? 
—  Eh  !  monseigneur,  que  ce  soit  àdépenscr  ou  à  encaisser,  peu  m'importe,  puisque 
tous  ces  millions  ne  sont  pas  à  moi.  —  Ces  millions  sont  au  roi  ;  c'est  l'argent  du  roi 
que  je  compte.  Voyons ,  nous  disions?...  Tu  m'interromps  toujours  !  —  Sept  milhons 
sur  Bordeaux.  —  Ah  !  oui,  c'est  vrai.  Sur  Madrid,  quatre.  Je  t'explique  bien  à  qui  est 
cet  argent ,  Bernouin ,  attendu  que  tout  le  monde  a  la  sottise  de  me  croire  riche  à 
millions.  Moi,  je  repousse  la  sottise.  Un  ministre  n'a  rien  à  soi,  d'ailleurs.  Voyons, 
continue.  Rentrées  générales,  sept  millions.  Propriétés,  neuf  millions.  As-tu  écrit,  Ber- 
nouin ?  —  Oui ,  monseigneur.  —  Bourse ,  six  cent  mille  livres  ;  valeurs  diverses,  deux 
millions.  Ah  I  j'oubliais  :  mobilier  des  différents  châteaux...  —  Faut-il  mettre  de  la 
couronne'/  demanda  Bernouin.  —  Non.  non  ,  inutile;  c'est  sous-entendu.  As-tu  écrit, 
Bernouin?  —  Oui,  monseigneur.  —  Additionne,  Bernouin.  — Trente-neuf  millions 
deux  cent  soixante  mille  livres,  monseigneur.  —  Ah  !  lit  le  cardinal  avec  une  expres- 
sion de  déjiil,  il  n'y  a  jias  encore  quarante  millions  ! 

Bernouin  recommença  l'addition.  —  Non,  monseigneur,  il  s'en  manque  de  sept  cent 
quarante  mille  livres.  Mazarin  demanda  le  compte  et  le  revit  attentivement.  —  C'est 
égal,  dit  Bernouin,  trente-neuf  millions  deux  cent  soixante  mille  livres  ,  cela  fait  un 
joli  denier.  —  Ah!  Bernouin,  voilà  ce  que  je  voudrais  voir  au  roi.  —  Son  Eminence 
me  cUsait  que  cet  argent  était  celui  de  Sa  Majesté.  — Sans  doute,  mais  bien  clair  , 
bien  liquide.  Ces  trente-neuf  millions  sont  engagés  et  bien  au  delà  ! 

Bernouin  sourit  à  sa  façon  ,  c'est-à-dire  en  lionmie  q\ii  ne  croit  ([ue  ce  qu'il  veut 
croire,  tout  en  préparant  la  boisson  de  nuit  du  cardinal  et  en  lui  redressant  l'oreiller. 
—  Oh  !  dit  Mazarin  lorsque  le  valet  de  chambre  fut  sorti ,  pas  encore  quarante  mil- 
lions! H  faut  pourtant  que  j'arrive  à  ce  chiffre  de  quarante-cinq  millions  que  je  nie 
suis  fixé.  Mais  qui  sait  si  j'auiai  le  temps  !  Je  baisse,  je  m'en  vais  ,  je  n'arriverai  pas. 
Pourtant,  qui  sait  si  je  ne  trouverai  pas  deux  ou  trois  millions  dans  les  poches  de  nos 
bons  amis  les  Espagnols?  Ils  ont  découvert  le  Pérou ,  ces  gens-là ,  et ,  que  diable  !  il 
doit  leur  en  rester  quelque  chose. 

Connue  il  parlait  ainsi ,  tout  occupé  de  ses  chiffres  et  ne  |)ensant  plus  à  sa  goutte, 
repoussée  par  une  préoccupation  qui,  chez  le  cardinal ,  était  la  plus  puissante  de  toutes 
les  préoccupations ,  Bernouin  se  précipita  dans  sa  chambre  tout  effaré.  —  Eh  bien  ? 
demanda  le  cardinal,  qu'y  a-t-il  donc  ?  —  Le  roi  !  monseigneur,  le  roi  !  —  Comment, 
le  roi?  lit  Mazarin  en  cachant  rapidement  son  papier.  Le  roi  ici  !  le  roi  à  cette  heure! 
Je  le  croyais  couché  depuis  longtemps.  Qu'y  a-t-il  donc? 

Louis  XIV  put  entendre  ces  derniers  mots  et  voir  le  geste  effaré  du  cardinal  se  re- 
dressant sur  son  lit ,  car  il  entrait  en  ce  moment  dans  la  chambre.  —  Hyn'y  a  rien  . 
monsieur  le  cardinal,  ou  du  moins  rien  qui  puisse  vous  alarmer  •  c'est  une  commu- 
nication importante  que  j'avais  besoin  de  fair£  ce  soir  même  à  Votre  Eminence,  voilà 
tout.  Mazarin  pensa  aussitôt  à  cette  attention  si  marquée  que  le  roi  avait  donnée  à  ses 
paroles  touchant  mademoiselle  de  Mancini ,  et  la  comnumication  lui  parut  devoir 
venir  de  cette  source.  11  se  rasséréna  donc  à  l'instant  même  et  prit  son  air  le  plus 


iO  LES  MOUSQUETAIRES 

charmant,  changement  de  physionomie  dont  le  jeune  roi  sentit  une  joie  extrême,  et 
quand  Louis  se  tut  assis  :  — Sire,  dit  le  cardinal,  je  devrais  certainement  écouter 
Votre  Majesté  debout,  mais  la  violence  de  mon  mal...  —  Pas  d'étiquette  entre  nous, 
cher  monsieur  le  cardinal,  dit  Louis  affectueusement  ;  je  suis  votre  élève  et  non  le 
roi ,  vous  le  savez  hieii .  et  ce  soir  surtout-,  puisque  je  viens  à  vous  conune  un  requé- 
rant ,  comme  un  solliciteur,  et  niêaïc  comu)e  un  solliciteur  très-humble  et  très-désireu.x 
d'être  bien  accueilli. 

Mazarin,  voyant  la  routeur  du  roi ,  fut  confirmé  dans  sa  première  idée.  Cette  fois, 
le  rusé  politique .  tout  lin  qu'il  tut ,  se  trompait  :  cette  rougeur  n'était  point  causée 
par  les  pudibonds  élans  d'une  passion  juvénile,  mais  seulement  par  la  douloureuse 
contraction  de  l'orgueil  royal.  En  bon  oncle,  Mazarin  se  disposa  donc  à  faciliter  la 
confidence. 

—  Parlez  ,  dit-il ,  sire,  et  puisque  Votre  Majesté  veut  bien  un  instant  oublier  que  je 
suis  son  sujet  pour  m'appeler  son  maître  et  son  instituteur,  je  proteste  à  Votre  Majesté 
de  tous  mes  seutimens  dévoués  et  tendres.  —  Merci ,  monsieur  le  cardinal ,  répondit 
le  roi.  Ce  que  j'ai  à  demander  à  Votre  Éminence  est  d'ailleurs  peu  de  chose  pour  elle. 
—  Tant  pis ,  répondit  le  cardinal ,  tant  pis  !  sire.  Je  voudrais  que  Votre  Majesté  me 

demandât  une  chose  importante  et  même  un  sacrifice mais  quoi  que  ce  soit  que 

vous  me  demandiez,  je  suis  prêt  à  soulager  votre  cœur  en  vous  l'accordant,  mon  cher 
sire.  —  Eh  bien!  voici  de  quoi  il  s'agit,  dit  le  roi  avec  un  battement  de  cœur  qui 
n'avait  d'égal  en  précipitation  que  le  battement  de  cœur  du  ministre  ;  je  viens  de  re- 
cevoir la  visite  de  mon  frère  le  roi  d'Angleterre. 

Mazarin  bondit  dans  son  lit  comme  s'il  eût  été  mis  en  rapport  avec  la  bouteille  de 
Leyde  ou  la  pile  de  Volta ,  en  même  temps  qu'une  surprise  ou  plutôt  qu'un  désap- 
pointement manifeste  éclairait  sa  ligure  d'une  telle  lueur  de  colère  que  Louis  XIV,  si 
peu  diplomate  qu'il  fût ,  vit  bien  que  le  ministre  avait  espéré  entendre  toute  autre 
chose.  —  Charles  H  !  s'écria  Mazarin  avec  une  voix  rauque  et  un  dédaigneux  mouve- 
ment de  lèvres.  Vous  avez  reçu  la  visite  de  Charles  H?  —  Du  roi  Charles  H,  reprit 
Louis  XIV,  accordant  avec  affectation  au  i)etit-lils  d'Henri  IV  le  titre  que  Mazarin 
oubliait  de  lui  donner.  Oui ,  monsieur  le  cardinal ,  ce  malheureux  prince  m'a  touché 
le  cœur  en  me  racontant  ses  intnitunes.  Sa  détresse  est  grande,  monsieur  le  cardinal, 
et  il  m'a  paru  pénible  à  moi ,  qui  me  suis  vu  disputer  mon  p'ône.  qui  ai  été  forcé, 
dans  des  jours  d'émotions,  de  quitter  ma  ca|)itale;  à  moi,  enfin,  qui  connais  le  mal- 
heur, de  laisser  sans  appui  un  frère  dépossédé  et  fugitif.  —  Eh  !  dit  a\ec  dépit  le  car- 
dinal ,  (pie  n'a-t-il  comme  vous,  sire ,  un  Jules  Mazarin  près  de  lui  !  Sa  couronne  lui 
eût  été  gardée  intacte.  —  Je  sais  tout  ce  que  ma  maison  doit  à  Votre  Éminence  .  re- 
partit fièrement  le  roi.  <'t  croyez  bien  (pie  pour  ma  part.  Monsieur,  je  ne  l'oublierai 
jamais  C'est  justement  parce  que  mon  frère  le  roi  dWngleterre  n'a  pas  près  de  lui  le 
géaiie  puissant  qui  m'a  sauvé,  c'est  ])0ur  cela ,  dis-je ,  que  je  voudrais  lui  concilier 
l'aide  de  ce  même  génie  et  prier  votre  bras  de  s'étendre  sur  sa  tète,  bien  assuré,  mon- 
sieur le  cardinal ,  ipie  votre  main,  en  le  touchant  seulement,  saurait  lui  remettre  au 
front  sa  couronne  Innilii'e  au  pied  de  l'écliafaud  de  son  père. 

—  Sire,  réplicpia  .Mazarin,  je  vous  remercie  de  votre  bonne  opinion  à  mon  égard  , 
mais  nous  n'avons  rien  à  faire  là-bas  :  ce  sont  des  enragés  qui  renient  Dieu  et  qui 
coupent  la  télé  h  leurs  rois.  Ils  sont  dangereux,  voyez-vous,  sire,  et  sales  à  toucher 
(li-|iuis  (pi'ils  se  sont  \  autres  dans  le  sanj.»  royal  et  dans  la  boue  covenantaire.  Celte  po- 
litique-là  ne  m'a  jamais  convenu,  et  je  la  repousse.  — Aussi  pou\ez-\ous  nous  aider 
à  lui  en  substiluer  une  autre.  —  Lacinelle?  —  La  reslauralion  de  Charles  II.  par 
exemple.  —  Eh  I  mon  Dieu  !  s'écria  Mazarin,  est-ce  que  par  hasard  le  pauvre  sire  se 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  U 

flullerait  de  celle  chimère?  —  Mais  oui,  répliqua  le  jeune  roi,  effrayé  des  difficultés 
que  senililail  enlre\  oir  dans  ce  projet  l'œil  si  sûr  de  son  ministre  :  il  ne  demande  même 
pour  cela  qu'un  million.  — Voilà  tovit.  Un  pelit  million ,  s'il  vous  plait  !  lit  ironiquement  le 
cardinal  en  forçani  son  accent  italien.  Un  petit  million,  s'il  vousplait,  mon  frère!  Fa- 
mille de  mendians,  va  !  —  Cardinal ,  dit  Louis  XIV  en  relevant  la  tète ,  celle  famille  de 
mendians  est  une  branche  de  ma  fauu'lle.  —  Ètes-vous  assez  riche  pour  donner  des 
millions  aux  avitres.  sire?  avez-vous  des  millions? 

—  Oh  !  répliqua  Louis  XIV  avec  une  suprême  douleur  qu'il  força  cependant ,  à  force 
de  volonlé,  de  ne  point  éclater  sur  son  visage;  oh!  oui,  monsieur  le  cardinal,  je  sais 
que  je  suis  pauvre ,  mais  enfin  la  couronne  de  France  vaut  lûen  un  million ,  et  pour 
faire  une  bonne  action ,  j'engagerai ,  s'il  le  faut,  ma  couronne.  Je  trouverai  des  juifs  qui 
me  prêteront  bien  un  million.  —  Ainsi,  sire,  vous  dites  que  vous  avez  besoin  d'un 
million?  demanda  Mazarin. — Oui ,  monsieur,  je  le  dis. — Vous  vous  trompez  beaucoup , 
sire,  et  vous  avez  besoin  de  bien  plus  que  cela.  Bernouin!  Vous  allez  voir,  sire,  de 
combien  vous  avez  besoin  en  réalité.  Bernouin! 

—  Eh  quoi  !  cardinal,  dit  le  roi ,  vous  allez  consulter  un  laquais  sur  mes  afl'aires? 

—  Bernouin  !  cria  encore  le  cardinal  sans  paraître  remarquer  l'humiliation  du  jeune 
prince.  Avance  ici,  et  dis-moi  le  chiffre  que  je  te  demandais  tout  à  l'heure,  mon  ami. 

—  Cardinal ,  cardinal ,  ne  m'avez-vous  pas  entendu  ?  dit  Louis  pâlissant  d'indigna- 
tion, —  Sire,  ne  vous  fâchez  pas;  je  traite  à  découvert  les  affaires  de  Votre  Majesté, 
moi.  Tout  le  monde  en  France  le  sait,  mes  livres  sont  à  jour.  Que  te  disais-je  de  me 
faire  tout  à  l'heure,  Bernouin?  —  Votre  Eminence  me  disait  de  lui  faire  une  addi- 
tion. —  Tu  l'as  faite  ,  n'est-ce  pas?  —  Oui ,  monseigneur.  — Pour  constater  la  somme 
dont  Sa  Majesté  avait  besoin  en  ce  moment?  Ne  te  disais-je  pas  cela?  Sois  franc,  mon 
ami.  —  Votre  Eminence  me  le  disait.  —  Eh  bien  !  quelle  somme  désirais-je?  —  Qua- 
rante-cinq millions,  je  crois. —  Et  quelle  somme  trouverions-nous  en  réunissant 
toutes  nos  ressources?  —  Trente-neuf  millions  deu.\  cent  soixante  mille  francs. — 
C'est  bien,  Bernouin,  voilà  tout  ce  que  je  voulais  savoir.  Laisse-nous  maintenant, 
dit  le  cardinal  en  attachant  son  brillant  regard  sur  le  jeune  roi,  nmet  de  stupéfaction. 

—  Mais  cependant...  balbufia  le  roi. — Ah  !  vous  doutez  encore,  sire,  dit  le  cardinal. 
Eh  bien  1  voici  la  preuve  de  ce  que  je  vous  disais. 

Mazarin  tira  de  dessous  son  traversin  le  papier  couvert  de  chiffres ,  qu'il  présenta 
au  roi,  lequel  détourna  la  vue,  tant  sa  douleur  était  profonde.  —  Ainsi,  comme  c'est 
un  million  que  vous  désirez,  sire,  que  ce  million  n'est  point  porté  là,  c'est  donc  de 
quarante-six  millions  qu'a  besoin  Votre  Majesté.  Eh  bien  !  il  n'y  a  pas  de  juif  au 
monde  qui  prête  une  pareille  somme,  même  sur  la  couronne  de  France.  Le  roi, 
crispant  ses  poings  sous  ses  manchettes,  repoussa  son  fauteuil.  —  C'est  bien,  dit-il, 
mon  frère  le  roi  d'Angleterre  mourra  donc  de  faim  !  —  Sire ,  répondit  sur  le  même  ton 
Mazarin ,  rappelez-vous  ce  proverbe  que  je  vous  donne  ici  comme  l'expression  de  la 
plus  saine  polilique  :  «  Réjouis-loi  d'être  pauvre  quand  ton  voisin  est  pauvre  aussi.  » 

Louis  médita  quelques  momens,  tout  en  jetant  un  curieux  regard,  sur  le  papier  dont 
un  bout  passait  sous  le  traversin.  — Alors,  dit-il,  il  y  a  impossibilité  à  faire  droit  à 
ma  demande  d'argent,  monsieur  le  cardinal?  —  .'absolue,  sire.  —  Songez  que  cela 
me  fera  un  ennemi  plus  lard  s'il  remonte  sans  moi  sur  le  trône.  —  Si  Votre  Majesté 
ne  craint  que  cela,  qu'elle  se  tranquillise,  dit  vivement  le  cardinal.  —  C'est  bien,  je 
n'insiste  plus,  dit  Louis  XIV.  —  Vous  ai-je  convaincu,  au  moins,  sire?  dit  le  cardinal 
en  posant  sa  main  sur  celle  du  roi.  —  Parfaitement.  —  Toute  autre  chose,  deman- 
dez-la ,  sire ,  et  je  serai  heureux  de  vous  l'accorder,  vous  ayant  refusé  celle-ci.  — 
Toute  autre  chose,  Monsieur?  —  Eh  !  oui ,  ne  suis-je  pas  corps  et  âme  au  service  de 


42  LES  MOUSQUETAIRES. 

Votre  Majesté  ?  Hoh'i!  Bernouiii,  des  ilambcaux,  des  içanles ,  pour  Sa  Majesté!  Sa 
Majesté  rentre  dans  ses  apparlemens.  —  Pas  encore ,  Monsieur,  et  puisque  vous  met- 
tez votre  bonne  volonté  à  ma  disposilioti,  je  vais  en  user.  —  Pour  vous,  sire?  de- 
manda le  cardinal,  espérant  tpi'il  allait  enliu  être  question  de  sa  nièce.  — Non,  Mon- 
sieur, pas  pour  moi ,  répondit  Louis ,  mais  pour  mon  frère  Charles  toujours.  La  ligure 
de  Mazarin  se  rembrunit,  et  il  srommela  quelques  paroles  que  le  roi  ne  jnit  entendre. 


LA   POLITIQUE  DE   M.   DE   MAZARIN. 

Au  lien  de  riiésilaliou  avei'  laquelle  il  avait  un  quart  d'iieure  auparavant  abordé 
le  cardinal .  on  pouvait  lire  alors ,  dans  les  yeux  du  jeune  roi ,  cette  volonté  contre  la- 
quelle on  peut  lutter,  qu'on  brisera  peut-être  par  sa  propre  impuissance,  mais  qui  au 
moins  gardera,  comme  une  plaie  au  fond  du  cœur,  le  souvenir  de  sa  défaite. 

—  Cette  fois,  monsieur  le  cardinal,  il  s'aeit  d'ime  chose  plus  facile  à  trouver  qu'un 
million.  —  Vous  croyez  cela,  sire?  dit  Mazarin  en  regardant  le  roi  de  cet  œil  rusé  qui 
lisait  au  plus  profond  des  cœm-s.  —  Oui,  je  le  crois,  et  lorsque  vous  connaîtrez  l'objet 
de  ma  demande... — Et  croyez-vous  donc  que  je  ne  le  connaisse  pas,  sire?  —  Vous 
savez  ce  qui  me  reste  à  vous  dire?  —  Écoutez,  sire,  voilà  les  propres  paroles  du  roi 
Charles...  — Oh!  par  exemple! — Écoutez  :  Et,  si  cet  avare,  si  ce  pleutre  d'Italien, 
a-t-ildit  ..  —  Monsieur  le  cardinal!... — Voilà  le  sens,  sinon  les  paroles.  Eii  !  mon 
Dieu!  je  ne  lui  en  veux  pas  pour  cela,  sire;  chacun  voit  avec  ses  passions.  Il  a  donc 
dit  :  «Et  si  ce  pleutre  d'Italien  vous  refuse  le  million  que  nous  lui  demandons,  sire; 
si  nous  sonmies  forcés,  fa\ite  d'argent,  de  renoncer  à  la  diplomatie,  eh  bien!  nous  lui 
demanderons  cinq  cents  gentilshommes.  .  » 

Le  roi  tressaillit,  car  le  cardinal  ne  s'était  trompé  que  sm-  le  chiffre.  —  N'est-ce 
pas,  sire,  que  c'est  cela?  s'écria  le  ministre  avec  un  accent  triomjdiateur;  puis  il  a 
ajouté  de  belles  paroles,  il  a  dit  :  «J'ai  des  amis  de  l'autre  côté  du  détroit;  à  ces  amis 
il  manque  seulement  un  chef  et  une  bannière.  Quand  ils  me  verront,  (piand  ils  ver- 
ront la  bannière  de  France ,  ils  se  rallieront  à  moi,  car  ils  comprendront  que  j'ai 
votre  appui.  Les  couleurs  de  l'miifornie  français  vaudront  près  de  moi  le  million  (pie 
M.  de  Mazarin  nous  aura  refusé.  (Car  il  savait  bien  que  je  le  refuserais,  cemilliou.) 
.le  vaincrai  avec  ces  cinq  cents  gentilshommes,  sire,  et  tout  l'honneiu'  en  sera  pour 
vous.  »  Voilà  ce  (pi'il  a  dit.  ou  à  peu  près,  n'est-ce  pas?  en  entourant  ces  paroles  de 
métaphores  brillantes,  d'images  i)ûnqK'Uscs,  car  ils  sont  iiavards  dans  la  famille!  Le 
père  a  parlé  jusque  sur  l'échafand . 

La  sueur  de  la  honte  coulait  au  front  de  Louis.  Il  sentait  ipi'il  n'était  jias  de  sa  di- 
gnité d'ent<'ndre  ainsi  insulter  son  frère,  mais  il  ne  savait  pas  encore  lominent  on  vou- 
lait, surtout  en  face  de  celui  devant  (pii  il  avait  vu  tout  plier,  môme  sa  mère.  Entin  il 
fit  un  effort.  —  Mais,  dit-il,  monsieur  le  cardinal,  ce  n'est  pas  cinq  cents  honnnes, 
c'est  deux  cents.  —  Vous  voyez  bien  que  j'avais  deviné  ce  (pi'il  demandait.  — .le  n'ai 
jamais  nié.  Monsieur,  que  vous  n'eussiez  un  o'il  |irofond,  et  c'est  poiu' cela  (pie  j'ai 
|)ensé  que  vous  ne  refuseriez  pas  à  mon  frère  Charles  nue  chose  aussi  simple  et  aussi 
facile  à  accorder  que  celle  que  je  vous  demande  en  son  nom,  monsieur  le  cardinal . 
ou  |ibit(M  au  mien. 

—  Sire,  (lit  Mazarin,  voilà  trente  ans  (pie  je  lais  de  la  |i(ilili(pie.  .l'en  ai  fait  d'alioid 
avec  M.  le  cardinal  de  Richelieu,  puis  tout  seul.  Celle  politi(pie  n'a  pas  toujours  été 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  43 

très-honuête ,  il  faut  l'avouer,  mais  elle  n'a  jamais  été  maladroite.  Or,  celle  que  l'on 
propose  en  ce  moiuont  à  Votre  Majesté  est  mallionnète  et  maladroite  à  la  fois.  — Mal- 
hoiuiète,  Monsieur  !  —  Sire .  \  ous  avez  fait  mi  traité  avec  M.  Cronnvell.  —  Oui ,  et  dans 
ce  traité  même  M.  Cromwell  a  signé  au-dessus  de  moi.  —  Pourquoi  avez-vous  signé  si 
bas,  sire?  M.  Cromwell  a  trouvé  une  bonne  place,  il  l'a  prise;  c'était  assez  son  habi- 
tude. J'en  reviens  donc  à  Cromwell.  Vous  avez  im  traité  avec  lui,  c'est-à-dire  avec 
l'Angleterre,  puisque  quand  vous  avez  signé  ce  traité ,  Cromwell  était  l'Angleterre. 
—  M.  Cromwell  est  mort.  — Vous  croyez  cela,  sire?  —  Mais  sans  doute ,  puisque  son 
lils  Richard  lui  a  succédé  et  a  abdiqué  même. 

—  Eh  bien!  voilà  justement! 

Richard  a  hérité  à  la  mort  de  Cromwell,  et  l'Angleterre,  à  l'abdication  de  Richard. 
Le  traité  faisait  partie  de  l'héritage ,  qu'il  fût  entre  l.es  mains  de  M.  Richard  ou  entre 
les  mains  de  l'Angleterre.  Le  traité  est  donc  bon  toujours,  valable  autant  que  jamais. 
Pourquoi  l'éluderiez-vous,  sire?  qu'y  a-t-il  de  changé?  Charles  II  veut  aujourd'hui 
ce  que  nous  n'avons  pas  voulu  il  y  a  dix  ans;  mais  c'est  un  cas  prévu.  Vous  êtes  l'alhé 
de  l'Angleterre,  sire,  et  non  celui  de  Charles  [I.  C'est  malhonnête  sans  doute ,  au  point 
de  vue  de  la  famille ,  d'avoir  signé  un  traité  avec  lui  honnne  qui  a  fait  couper  la  tète 
au  beau-frère  du  roi  votre  père,  et  d'avoir  contracté  une  alhance  avec  un  parlement 
qu'on  appelle  là-bas  un  parlement  Croupion;  c'est  malhonnête,  j'en  conviens,  mais 
ce  n'était  pas  maladroit  au  point  de  vue  de  la  poUtique,  puisque,  grâce  à  ce  traité, 
j'ai  sauvé  à  Votre  Majesté,  mineure  encore,  les  tracas  d'iuie  guerre  extérieure,  que 
la  Fronde...  vous  vous  rappelez  la  Fronde,  sire?  (le  jeune  roi  baissa  la  tête),  que  la 
Fronde  eût  fatalement  compliqués.  Et  voilà  comme  quoi  je  prouve  à  Votre  Majesté  que 
changer  de  route  maintenant,  sans  prévenir  nos  alliés,  serait  à  la  fois  maladroit  et  mal- 
Inmnête.  Nous  ferions  la  guerre  en  mettant  les  torts  de  notre  côté;  nous  la  ferions, 
méritant  qu'on  nous  la  fit,  et  nous  aurions  l'air  de  la  craindre ,  tout  en  la  provoquant; 
car  une  permission  à  cinq  cents  hommes,  à  deux  cents  hommes ,  à  cinquante  hommes, 
à  dix  hommes,  c'est  toujours  une  permission.  Un  Français,  c'est  la  nation,  un  uni- 
forme, c'est  l'armée.  Supposez,  par  exemple,  sire,  que  tôt  ou  tard  vous  ayez  la  guerre 
avec  la  Hollande,  ce  qui  tôt  ou  tard  arrivera  certainement,  ou  avec  l'Espagne,  ce 
qui  arrivera  peut-être  si  votre  mariage  manque  (Mazariii  regarda  profondément  le 
roi),  et  il  y  a  mille  causes  qui  peuvent  faire  manquer  votre  mariage;  eh  bien,  ap- 
prouveriez-vous  l'Angleterre  d'envoyer  aux  Provmces-Unies  ou  à  l'infante  un  régi- 
ment, une  compagnie,  une  escouade  même  de  gentilshommes  anglais?  Trou veriez- 
vous  qu'elle  se  renfermât  honnêtement  dans  les  limites  de  son  traité  d'alliance? 

Louis  écoutait:  il  lui  semblait  étrange  que  Mazarin  invoquât  la  bonne  foi,  lui,  l'au- 
teur de  tant  de  supercheries  politiques  qu'on  appelait  des  mazarinades.  — Mais  enhn, 
dit  le  roi ,  sans  autorisation  manifeste ,  je  ne  puis  empêcher  des  gentilshommes  de  mon 
État  de  passer  en  Angleterre  si  tel  est  leur  bon  plaisir.  —  Vous  devez  les  contraindre 
à  revenir,  sire,  ou  tout  au  moins  protester  contre  leur  présence  en  ennemis  dans  un 
pays  allié. 

—  Mais  eiijin,  voyons,  vous,  monsieur  le  cardinal,  vous  un  génie  si  profond, 
cherchons  im  moyen  d'aider  ce  pauvre  roi  sans  nous  compromettre.  —  Et  voilà  jus- 
tement ce  que  je  ne  veux  pas,  mon  cher  sire,  dit  Mazarin.  L'Angleterre  agirait  d'après 
mes  désirs  qu'elle  n'agirait  pas  mieu.x  ;  je  dirigerais  d'ici  la  politique  de  l'Angleterre  que 
je  ne  la  chrigerais  pas  autrement.  Gouvernée  ainsi  qu'on  la  gouverne,  l'Angleterre  est 
pour  l'Europe  mi  nid  éternel  à  procès.  La  Hollande  protège  Charles  II  :  laissez  faire  la 
Hollande;  ils  se  fâcheront,  ils  se  battront;  ce  sont  les  deux  seules  pidssances  mar- 
ritimes;  laissez-les  détruire  leurs  marines  l'une  par  l'autre;  nous  construirons  la 


44  LES  MOUSQUETAIRES. 

nôtre  avec  les  débris  de  leurs  vaisseaux ,   et  encore  quand  nous  aurons  de  l'argent 
pour  acheter  des  clous. 

—  Oh  !  que  tout  ce  que  vous  me  dites  là  est  pauvre  et  mesquin ,  monsieur  le  car- 
dinal! —  Oui.  mais  comme  c'est  vrai,  sire,  avouez-le.  Il  y  a  plus  :  j'admets  un  mo- 
ment la  possibilité  de  manquer  à  votre  parole  et  d'éluder  le  traité  :  cela  se  voit  souvent 
qu'on  manque  à  sa  parole  et  qu'on  élude  un  traité  ;  mais  c'est  quand  on  a  quelque  grand 
intérêt  à  le  faire  ou  quand  on  se  trouve  par  trop  gêné  par  le  contrat.  Eh  bien!  vous 
autoriserez  l'engagement  qu'on  vous  demande;  la  France,  sa  bannière,  ce  qui  est  la 
même  chose,  passera  le  détroit  et  combattra:  la  France  sera  vaincue.  —  Pourquoi 
cela?  — Voilà,  ma 'foi,  un  habile  général,  que  Sa  Majesté  Charles  H,  et  Worcester 
nous  donne  de  belles  garanties!  —  11  n'aura  plus  alfaire  à  Cromwell,  Monsieur.  — 
Oui,  mais  il  aura  affaire  à  Monk-,  qui  est  bien  aulrement  dangereux.  Ce  brave  mar- 
chand de  bière  dont  nous  parlons  élait  un  illuminé,  il  avait  des  moments  d'exaltation, 
d'épanouissement,  de  gonllement,  pendant  lesquels  il  se  fendait  comme  un  tonneau 
trop  plein:  par  les  fenles  alors  s'échappaient  toujours  quelques  gouttes  de  sa  pensée, 
et  à  l'échantillon  on  connaissait  la  pensée  tout  entière.  Cromwell  nous  a  ainsi,  plus 
de  dix  fois,  laissé  pénétrer  dans  son  âme,  quand  on  croyait  cette  àme  enveloppée  d'un 
triple  airain ,  comme  dit  Horace.  Mais  Monk  !  Ah  !  sire ,  Dieu  vous  garde  de  faire  jamais 
de  la  politique  avec  M.  Monk!  C'est  lui  qui  m'a  fait  depuis  un  an  tous  les  cheveux 
gris  que  j'ai!  Monk  n'est  pas  un  illuminé,  lui,  malheureusement,  c'est  un  politique; 
il  ne  se  fend  pas,  il  se  resserre.  Depuis  dix  ans  il  a  les  yeux  lixés  sur  un  but,  et  nul 
n'a  pu  encore  deviner  lequel.  Tous  les  matins,  comme  le  conseillait  Louis  XI,  il 
brûle  son  bonnet  de  la  nuit.  Aussi ,  le  jour  où  ce  plan ,  lentement  et  solitairement  mûri , 
éclatera,  il  éclatera  avec  toutes  les  conditions  de  succès  qui  accompagnent  toujours 
riiiq)révu. 

Voilà  Monk,  sire,  dont  vous  n'aviez  peut-être  jamais  entendu  parler,  dont  vous  ne 
connaissiez  peut-être  pas  même  le  nom,  avant  que  votre  frère  Charles  II,  qui  sait  ce 
qu'il  est,  lui,  ne  le  prononçât  devant  vous,  c'est-à-dire  U7ie  merveille  de  profondeur  et 
de  ténacité,  les  deux  seules  choses  contre  lesquelles  l'esprit  et  l'ardeur  s'émoussent.  Sire, 
j'ai  eu  de  l'ardeur  quand  j'étais  jeune,  j'ai  eu  de  l'esprit  toujours.  Je  puis  m'en  vanter, 
puisqu'on  me  le  reproche.  3'aifait  un  beau  chemin  avec  ces  deux  ([ualités,  puis(piede 
lils  d'un  pêcheur  de  Piscina  je  suis  devenu  premier  ministre  du  roi  de  France,  et  que 
dans  cette  qualité ,  Votre  Majesté  veut  bien  le  reconnaître  ,  j'ai  rendu  quekpies  services 
au  trône  de  Votre  Majesté.  Eh  bien!  sire,  si  j'eusse  rencontré  Monk  sur  ma  route,  au 
lieu  d'y  trouver  M.  de  Beaufort,  M.  de  Retz  ou  M  le  Prince,  eh  bien,  nous  étions 
pei'iius.  Engagez-vous  à  la  légère,  sire,  et  vous  tondierez  dans  les  grillés  de  ce  soldat 
politique.  Le  casque  de  Monk,  sire,  est  un  coffre  de  fer  au  tond  duquel  il  enferme  ses 
pensées,  et  dont  personne  n'a  la  clef.  Aussi ,  près  de  lui .  un  plutôt  devant  lui .  je  m'in- 
cline, sire,  moi  qui  n'ai  qu'une  barette  de  velours. 

—  Hue  pensez-vous  donc  <pie  veuille  Monk  ,  alors'/  —  Eli  !  si  je  le  savais,  sire,  je 
ne  vous  dirais  pas  de  vous  délier  de  lui ,  car  je  serais  plus  fort  que  lui  ;  mais  avec  lui 
j'ai  peur  de  deviner:  de  deviner!  vous  r(inq)renez  mon  mot  '!  car  si  je  crois  avoir  de- 
viné, je  m'arrêterai  à  une  iilée,  et,  malgré  moi,  je  poursuivrai  celte  idée.  Depuis  que 
cet  liiimme  est  au  pouvoir  là-bas,  je  suis  connue  ces  danmés  de  Dante  à  qui  Satan  a 
tordu  le  cou,  qui  marchent  en  avant  et  ipii  regardent  en  arrière:  je  vais  du  côté  de 
Madrid,  mais  je  ne  perds  pas  de  vue  Londres.  Deviner,  avec  ce  diable  d'honnne.  c'est 
se  liimqier,  et  se  linnqicr,  c'est  se  |)crdre.  Dieu  me  garde  de  jamais  chercher  à  deviner 
ce  ipi'il  désire  ;  je  me  borne ,  et  c'est  bien  assez,  à  cspiomier  ce  (pi'il  t'ait:  or.  je  crois, 
(vous  comprenez  la  portée  du  mot  je  crois?  je  crois,  relati\cMuMit  à  Monk.  n'en- 


LE  VICOMTE  DE  fiflAGELONNE.  iS 

gage  à  rien  )  je  cniis  ([u'il  a  lniil  bonnement  envie  de  succéder  à  Croniwell.  Voire 
Charles  11  lui  a  déjà  t'.iit  l'aire  des  propositions  par  dix  personnes  ;  il  s'est  contenté  de 
chasser  les  dix  enirenielleurs  sans  rien  leur  dire  autre  chose  que  :«  Allez-vous-en ,  on 
je  vous  fais  pendre  !  »  C'est  un  sépulcre  que  cet  honnne  !  Dans  ce  moment-ci,  Monk 
fait  du  dévouement  au  parlement  Croupion;  de  ce  dévouement,  par  exemple,  je  ne 
suis  pas  dupe;  Monk  ne  veut  pas  être  assassiné  Un  assassinat  l'arrêterait  au  milieu 
de  son  œuvre,  et  il  faut  que  son  œuvre  s'accomplisse;  aussi  je  crois,  mais  ne  croyez 
pas  ce  que  je  crois,  sire  ;  je  dis  je  crois  par  hal)itude  ;  je  crois  ([ue  Moule  ménaife  le 
parlement  jusqu'au  jour  où  il  le  brisera.  On  vous  demande  des  épées,  mais  c'est  pour 
se  battre  contre  Monk.  Dieu  nous  garde  de  nous  battre  contre  Monk,  sire,  car  Monk 
nous  battra,  et  baitu  par  Monk.  je  ne  m'en  consolerais  de  ma  vie:  cette  victoire,  je 
me  dirais  que  Monk  la  prévoyait  depuis  dix  ans.  F'our  Dieu  ,  sire ,  par  amitié  pour  vous, 
si  ce  n'est  par  considéralion  pour  lui,  que  Charles  11  se  tienne  tranquille;  Votre  Ma- 
jesté lui  fera  ici  un  petit  revenu  ;  elle  lui  donnera  un  de  ses  châteaux.  Eh  !  eh  !  attendez 
donc  !  mais  je  me  rappelle  le  traité ,  ce  ftimeux  trailé  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure  ! 
Votre  Majesté  n'en  a  pas  même  le  droit,  de  lui  donner  un  château!  —  Connneul  cela? 
—  Oui,  oui,  Sa  Majesié  s'est  engagée  à  ne  pas  donner  l'hospitalité  au  roi  Charles,  à 
le  faire  sortir  de  France  même.  C'est  pour  cela  que  nous  l'en  avons  fait  sorlir,  et  voilà 
qu'il  y  est  rentré!  Sire,  j'espère  que  vous  ferez  comprendre  à  votre  frère  qu'il  ne  peut 
rester  chez  nous,  que  c'est  impossible,  qu'il  nous  compromet,  ou  moi-même... 

—  Assez,  Monsieur!  dit  Louis  XIV  en  se  levant.  Que  vous  me  refusiez  un  million, 
vous  en  avez  le  droit  :  vos  millions  sont  à  vous  ;  que  vous  me  refusiez  deux  cenis  sen- 
lilshommes,  vous  en  avez  le  droit  encore,  car  vous  êtes  premier  ministre,  et  vous 
avez,  aux  yeux  de  la  France,  la  responsabilité  de  la  paix  et  de  la  guerre;  mais  que 
vous  prétendiez  m'empêcher,  moi  le  roi ,  de  donner  l'hospitalité  au'  pelil-lils  de 
Henri  IV,  à  mon  cousin-germain,  au  compagnon  de  mon  enfance!  là  s'arrête  votre 
pouvoir,  là  commence  ma  volonté.  —  Sire ,  dit  Mazarin,  enihanlé  d'en  être  quille  à  si 
bon  marché ,  el  qui  n'avait  d'ailleurs  si  chaudement  combattu  que  pour  en  arriver  là; 
sire ,  je  me  com'berai  toujours  devant  la  volonté  de  mon  roi  ;  que  mon  roi  garde  donc 
près  de  lui  ou  dans  un  de  ses  châteaux  le  roi  d'Angleterre,  que  Mazarin  le  sache , 
mais  que  le  ministre  ne  le  sache  pas.  —  Bonne  nuit.  Monsieur,  dit  Louis  XIV,  je 
m'en  vais  désespéré.  —  Mais  convaincu,  c'est  tout  ce  qu'il  me  faut,  sire,  réphqua 
Mazarin. 

Le  roi  ne  répondit  pas,  et  se  retira  tout  pensif,  convaincu ,  non  pas  de  tout  ce  que  lui 
avait  dit  Mazarin,  mais  d'une  chose  au  contraire  qu'il  s'était  bien  gardé  de  lui  dire, 
c'était  de  la  nécessité  d'étudier  sérieusement  ses  affaires  et  celles  de  l'Europe,  car  il 
les  voyait  difficiles  et  obscures. 

Louis  retrouva  le  roi  d'Angleterre  assis  à  la  même  place  où  il  l'avait  laissé.  En 
l'apercevant,  le  prince  anglais  se  leva,  mais  du  premier  coup  d'œil,  il  vit  le  décoiu'a- 
gement  écrit  en  lettres  sombres  sur  le  front  de  son  cousin.  Alors,  prenant  la  parole  le  . 
premier,  comme  pour  facihter  à  Louis  l'aveu  pénible  qu'il  avait  à  lui  faire,  — Quoi 
qu'il  en  soit,  dit-il ,  je  n'oublierai  jamais  toute  la  bonté,  toute  l'amitié  dont  vous  avez 
fait  preuve  à  mon  égard.  —  Hélas!  répliqua  sourdement  Louis  XIV,  bonne  volonté 
stérile  ,  mon  frère  ! 

Charles  II  devint  extrêmement  pâle  ,  passa  une  main  froide  sur  son  front  et  lutta 
quelques  instans  contre  un  éblouissement  qui  le  fit  chanceler.  — Je  comprends,  dit- 
il  enfin .  plus  d'espoir  ! 

Louis  saisit  la  main  deCliarb's  IL — Attendez,  mon  frère,  dit-il,  ne  précipitez  rien, 
tout  peut  changer  ;  ce  sont  les  résolutions  extrêmes  (pii  ruinent  les  causes;  ajoutez, 


46  LES  MOUSQUETAIRES. 

je  vous  en  supplie .  nne  année  d'épreuve  encoi'e  aux  années  que  vous  avez  déjà  subies. 
Il  n'y  a ,  ])oui-  vous  décider  à  agir  en  ce  niomenl  plulôl  qu'en  un  autre ,  ni  occasion 
ni  opportunité;  venez  avec  moi,  mon  frère,  je  vous  donnerai  une  de  mes  résidences, 
celle  qu'il  vous  plaira  d'habiter:  j'aurai  l'œil  avec  vous  sur  les  événemens,  nous  les 
préparerons  ensemble;  allons,  mon  frère,  du  courage! 

Charles  II  dégagea  sa  main  de  celle  du  roi,  et  se  reculant  pour  le  saluer  avec  plus 
de  cérémonie.  —  De  tout  mon  cœur,  merci,  répliqua-t-il,  sire,  mais  j'ai  prié  sans 
résultat  le  plus  grand  roi  de  la  terre;  maintenant  je  vais  demander  un  miracle 
à  Dieu. 

Et  il  sortit  sans  vouloir  en  entendre  davantage,  le  front  haut,  la  main  frémissante, 
avec  une  contraction  douloureuse  de  son  noble  visage ,  et  cette  sombre  profondeur  du 
regard  qui.  ne  trouvant  plus  d'espoir  dans  le  monde  des  hommes,  semble  aller  au 
delà  en  demander  à  des  mondes  inconnus. 

L'oflîcier  des  mousquetaires,  en  le  voyant  ainsi  passer  livide,  s'inclina  presque  à 
genoux  pour  le  saluer.  Il  prit  ensuite  un  flaml)eau,  appela  deux  mousquetaires,  et 
descendit  avec  le  malheureux  roi  l'escalier  désert,  tenant  à  la  main  gaiicbe  son  cha- 
peau, dont  la  plume  balayait  les  degrés.  Arrivé  à  la  porte,  l'officier  demanda  au  roi 
de  quel  côté  il  se  dirigeait,  afm  d'y  envoyer  les  mousquetaires.  — Monsieur,  répondit 
Charles  II  à  demi-voix ,  vous  qui  avez  connu  mon  père ,  dites-vous ,  peut-être  avez- 
vous  prié  pour  lui?  Si  cela  est  ainsi,  ne  m'oubliez  pas  non  plus  dans  vos  prières. 
Maintenant  je  m'en  vais  seul  et  vous  prie  de  ne  point  m'accompagner  ni  me  faire 
accompagner  plus  loin. 

L'oflîcier  s'inclina  et  renvoya  ses  mousquetaires  dans  l'intérieur  du  palais.  Mais 
lui  demeura , un  instant  sous  le  porche  pour  voir  Charles  II  s'éloigner  et  se  perdre 
dans  l'ombre  de  la  rue  tournante.  —  A  celui-là,  comme  autrefois  à  son  père, 
murmura-l-il ,  Alhos,  s'il  était  là,  dirait  avec  raison: — Salut  à  la  majesté  tombée! 
Puis  montant  les  escaUers,  —  Ah  !  le  vilain  service  que  je  fais!  dit-il  à  chaque  marche. 
Ahl  le  pileux  maître!  La  vie  ainsi  faite  n'est  plus  tolérable,  et  il  est  lemiis  enlln  que 
je  prenne  mon  parti!...  C'est  décidé,  dès  demain  je  jette  la  casaque  aux  orties!  Puis 
se  ravisant,  —  Non,  dit-il,  pas  encore!  j'ai  une  suprême  épreuve  à  faire,  et  je  la 
ferai,  mais  celle-là,  je  le  jure,  ce  sera  la  dernière,  mordioux! 

Il  n'avait  pas  achevé,  qu'une  voix  partit  de  la  chambre  du  roi. — Monsieur  le  lieu- 
tenant? dit  celte  voix. — Me  voici,  répondit-il.  —  Le  roi  demande  à  vous  parler. — 
Allons,  dit  le  lieutenant,  peut-être  est-ce  pour  ce  que  je  pense.  Et  il  entra  chez  le  roi. 


I.E   ROI   KT   LE   LIEUTENANT, 

Lorsque  le  roi  vit  l'oflîcier  près  de  lui .  il  iungédia  son  valet  de  cbandire  et  son  gen- 
lilbonnne.  — Qui  est  de  service  demain  .  Minisicur?  deiiiauila-l-il  alors.  Le  lieutenant 
inclina  la  lêle  avec  une  politesse  de  soldat  et  répondit  :  —  .Moi ,  sire;.  — < "oimnent ,  en- 
core vous?  —  Moi  toujours.  —  Comment  cela  se  fait-il ,  Monsieur'/  —  Sire,  les  mous- 
quetaires, en  voyage,  fournissent  tous  les  postes  de  la  maison  de  Votre  !\Iajesté,  c'esl- 
à-dire  le  vôtre,  celui  de  la  reine-mère  et  celui  de  M.  le  eanlinal,  (pii  emprimle  an  roi 
la  plus  nombreuse  partie  de  sa  garde  royale.  —  Mais  les  intérims  ?  —  Il  n'y  u  d'intérim , 
sire,  (|ue  pour  vingt  ou  trente  honnnes  (jui  se  reposent  sur  cent  vingt.  Au  Louvre, 
c'est  dilVéreiit,  et  si  j'étais  au  Louvre,  je  me  reposerais  sur  mon  brigadier;  mais  en 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  47 

route ,  sire ,  on  ne  sait  ce  qui  peut  arriver,  et  j'aime  assez  faire  ma  besogne  moi-même. 
—  Ainsi,  vous  êtes  de  garde  tous  les  jours?  —  Et  tontes  les  nuits.  Oui ,  sire. 

—  Monsieur,  je  ne  puis  souffrir  cela ,  et  je  veux  que  vous  vous  reposiez.  —  Et  moi , 
sire,  je  ne  veux  pas  m'exposer  à  une  faute.  Si  le  diable  avait  im  mauvais  tour  à 
me  jouer,  vous  comprenez  ,  sire  ,  comme  il  connaît  l'homme  auquel  il  a  affaire, 
'  il  choisirait  le  moment  où  je  ne  serais  point  là.  —  Mais,  à  ce  métier-là,  Monsieiu', 
vous  vous  tuerez.  —  Eh  !  sire ,  il  y  a  trenle-cinq  ans  que  je  le  fais ,  ce  métier-là ,  et  je 
suis  l'homme  de  France  et  de  Navarre  qui  se  porte  le  mieux. 

Le  roi  coupa  court  à  la  conversation  par  mie  question  nouvelle.  —  Vous  serez  donc 
là  demain  mutin?  demanda-t-il.  —  Connue  à  présent;  oui,  sire. 

Le  roi  lit  alors  quelques  tours  dans  sa  chambre:  il  était  facile  de  voir  qu'il  brûlait 
du  désir  de  parler,  mais  qu'une  crainte  quelconque  le  retenait.  Le  lieutenant,  debout, 
iunnobile,  le  feutre  à  la  main ,  le  poing  sur  la  hanche ,  le  regardait  faire  ses  évolutions, 
et,  tout  en  le  regardant,  il  grommelait  en  moi'dant  sa  moustaclie:  — 11  n'a  pasderéso. 
lution  pour  une  denii-pistole ,  ma  parole  d'honneur  !  gageons  qu'il  ne  parlera  point  I 

Le  roi  continuait  de  marcher,  tout  en  jetant  de  temps  en  temps  un  regard  de  côté 
sur  le  lieutenant.  —  C'est  son  père  tout  craché,  poursuivait  celui-ci  dans  son  mono- 
logue secret;  il  est  à  la  fois  orgueilleux,  avare  et  timide.  Peste  soit  du  maître,  va  ! 

Louis  s'arrêta.  —  Lieutenant?  dit-il.  —  Me  voilà,  sire.  —  Pourquoi  donc,  ce  soir, 
avez- vous  crié  là-bas,  dans  la  salle  «  Le  service  du  roi  !  les  mousquetaires  de  Sa  Ma- 
jesté! »  —  Parce  que  vous  m'en  avez  donné  l'ordre,  sire.  —  Moi?  En  vérité,  je  n'ai 
pas  dit  un  seul  mot  de  cela,  Monsieur.  —  Sire,  on  donne  un  ordre  par  un  signe,  par 
un  geste,  par  un  chn  d'oeil,  aussi  franchement  et  aussi  clairement  qu'avec  la  parole. 
Un  serviteur  qui  n'aurait  que  des  oreilles  ne  serait  que  la  moitié  d'un  bon  serviteur. 

—  Vos  yeux  sont  bien  perçans,  alors,  Monsieur.  —  Pourquoi  cela,  sire?  —  Parce 
qu'ils  voient  ce  qui  n'est  point.  —  Mes  yeux  sont  bons ,  en  effet ,  sire  ,  quoiqu'ils  aient 
beaucoup  servi  et  depuis  longtemps  leur  maître  ;  —  aussi  toutes  les  fois  qu'ils  ont  quel- 
que chose  à  voir,  ils  n'en  manquent  pas  l'occasion.  —  Or,  ce  soir,  ils  ont  vu  que  Votre 
Majesté  rougissait  à  force  d'avoir  envie  de  bâiller  ;  que  Votre  Majesté  regardait  avec 
des  supplications  éloq\teutes,  d'abord  Son  Éminence ,  ensuite  Sa  Majesté  la  reine-mère, 
enfin  la  porte  par  laquelle  ou  sort;  et  ils  ont  si  bien  remarqué  tout  ce  que  je  viens  de 
dire,  qu'ils  ont  vu  les  lèvres  de  Votre  Majesté  aiiiculer  ces  paroles  :  Qui  donc  me  sor- 
tira de  là?  — Monsieur  1  —  Ou  tout  au  moins  ceci,  sire:  —Mes  mou.squetaires!  Alors 
je  n'ai  pas  hésité.  Ce  regard  était  pour  moi,  la  parole  était  pour  moi  ;  — j'ai  crié  aussitôt  ; 

—  Les  mousquetaires  de  Sa  Majesté  ! 

Le  roi  se  détourna  pour  sourire  ;  puis ,  après  quelques  secondes ,  il  ramena  son  œil 
limpide  sur  cette  physionomie  si  intelligente ,  si  harche  et  si  ferme ,  qu'on  eût  dit  le 
proUl  énergique  et  lier  de  l'aigle  en  face  du  soleil.  —  C'est  bien ,  dit-il ,  après  un  court 
silence  ,  pendant  lequel  il  essaya ,  mais  en  vain ,  de  faire  baisser  les  yeux  à  son  offi- 
cier. Mais  voyant  que  le  roi  ne  disait  plus  rien ,  celui-ci  lit  trois  pas  pour  s'en  aller  en 
murmurant  :  —  11  ne  parlera  pas,  niordioux,  il  ne  parlera  pus! 

Mais  arrivé  sur  le  seuil  et  sentant  que  le  désir  du  roi  l'attirait  en  arrière,  il  se 
retourna. 

—  Votre  Majesté  m'a  tout  dit?  demanda-t-il  d'un  ton  que  rien  ne  saurait  rendre  et 
qui,  sans  paraître  provoquer  la  contiance  royale,  contenait  tant  de  persuasive  fran- 
chise, que  le  roi  réphqua  sur-le-champ  ;  —  Si  fait,  Monsieur,  approchez.  Écoutez- 
moi.  —  Je  ne  perds  pas  une  parole,  sire.  —  Vous  monterez  à  cheval,  Monsieur,  de- 
main ,  vers  quatre  heures  et  demie  du  matin ,  et  vous  me  ferez  seller  un  cheval  pour 
moi.  —  Des  écuries  de  Votre  Majesté?  — •  Non,  d'un  de  vos  mousquetaires.  —  Très- 


48  LES  MOUSQUETAIRES. 

bien,  sire.  Est-ce  tout? —  Et  vous  ni'acronipagnerez.  —  Seul?  —  Seul.  —  Viendrai- 
je  quérir  Votre  Majesté  ou  l'attendrai-je ?  — Vous  m'attendrez.  —  Où  cela,  sire?  — 
A  la  petite  porte  du  parc. 

Le  lieutenant  s'inclina.  con)prenant  iiue  le  roi  lui  avait  dit  loul  ce  cpi'il  avait  à  lui 
dire.  En  effet,  le  roi  le  congédia  par  un  geste  tout  aimable  de  sa  main. 

L'oflicier  sortit  de  la  chambre  du  roi  et  revint  se  placer  pbilosi)plii(piement  sur  sa 
chaise  ,  où ,  bien  loin  de  s'endormir  connue  on  aurait  pu  le  croire .  vu  Tlieiu-e  avancée 
de  la  nuit,  il  se  mit  à  réfléchir  plus  priilbudément  qu'il  n'avait  jamais  fait. 

Après  une  demi-heure  de  cette  profonde  méditation,  l'ofticier  se  mit  à  rire  tout 
seul.  —  Dormons,  dit-il,  dormons,  et  tout  de  suite:  j'ai  l'esprit  fatigué  de  ma  soirée, 
et  demain  verra  plus  clair  qu'aujourd'hui.  Cinq  minutes  après  ,  il  dormait  les  |ioings 
fermés,  les  lèvres  entr'ouverics  ,  laissant  échapper  non  pas  son  secret ,  mais  un  ron- 
flement sonore  qui  se  développait  à  l'aise  sous  la  voûte  majestueuse  de  l'antichanibre 


MARIE   DE   MANCINI. 

I-e  soleil  éclairait  à  peine  de  ses  premiers  rayons  les  grands  bois  du  parc  et  les 
hautes  girouettes  du  chàleau,  quand  le  jeune  roi.réveillédéjà  depuis  plus  de  deux  heures, 
et  tout  entier  h.  l'insomnie  de  l'amour,  ouvrit  son  volet  lui-même  et  jeta  un  regard 
ciu'ieux  sur  les  cours  du  palais  endormi.  Il  vit  qu'il  était  l'heure  convenue,  la  grande 
horloge  de  la  cour  marquait  même  quatre  heures  un  quart.  Il  ne  réveilla  point  son 
valet  de  chambre,  qui  dormait  profond('ment  h  quelque  distance:  il  s'habilla  seul .  et 
ce  valet,  tout  effaré,  arrivait  croyant  avoir  manque  à  son  service,  lorsque  Louis  le 
renvoya  dans  sa  chambre  en  lui  recommandant  le  silence  le  phis  absolu.  Alors  il  des- 
cendit le  petit  escalier,  sortit  par  une  porte  latérale  et  aperçut  le  long  <lu  nuu'  du  parc 
un  cavalier  qui  tenait  un  cheval  de  main.  Ce  cavalier  était  méconnaissalilc  dans  son 
manteau  et  sous  son  chapeau.  Quant  au  cheval,  scUé  comme  celui  d'un  bourgeois 
riche,  il  n'offrait  rien  de  remarquable  à  l'œil  le  plus  exercé.  Louis  vint  prendre  la 
bride  de  ce  cheval:  l'oflicier  lui  tint  l'élrier,  sans  quitter  lui-même  la  selle,  et  de- 
manda d'une  voix  discrète  les  ordres  de  Sa  Majesté. — Suivez-mni.  répondit  Louis  Xl\'. 

L'oflicier  mit  son  cheval  au  trot  derrière  celui  de  son  maître,  et  ils  descendirent 
ainsi  vers  le  pont.  Lorsqu'ils  furent  de  l'autre  côté  de  la  Loire ,  —  Monsieur,  dit  le  roi , 
vous  allez  me  faire  le  plaisir  de  piquer  devant  vous  jusqu'à  ce  que  vous  aperceviez 
un  carrosse  dans  lequel  vous  verrez  deux  dames  et  probablement  aussi  leurs  suivantes; 
alors  vous  reviendrez  m'averlir;  je  me  tiens  ici. — C'est  bien.  sire,  lépondit  l'ofliiiei-, 
enlièrement  fixé  sur  l'objet  de  sa  reconnaissance. 

Il  mil  alors  son  cheval  au  grand  trot  et  jiicpia  du  côlé  indi(pi(''  par  le  roi:  mais  il 
n'eut  ])as  fait  cinq  cents  pas  qu'il  vit  quatre  mules,  puis  un  carrosse  poindre  deiiière 
un  monticule.  Derrière  ce  carrosse  eu  venait  un  autre.  Il  tourna  bride  sur-le-<'hauqi. 
et  se  rapprochant  du  roi:  —  Sire,  dil-il.  voici  les  carrosses.  Le  premier,  en  effet. 
conlicnt  deux  dames  avec  levn's  fennnes  de  cbandvre:  le  secc^ud  renferme  deux  \alcls 
de  pied,  des  |)rovisions,  des  bardes.  —  Itien.  bien,  n'-pniidil  le  roi  d'une  \oix  tout 
émue.  Eh  bien!  allez,  je  \ousiiric.  dire  .'i  ces  d.uucs  qu'un  eu  aller  de  la  corn- désire 
présenter  .ses  hommages  à  elles  seules. 

L'oflicier  ))ailit  au  galop.  —  Mordioux  !  dis,iil-il  tout  en  coiu'ant .  \oil."i  un  (>niploi 
nouxeau  .  el  II '.dile  .  j'espère  !  .le  uie  |il,iignais  de  n'i'lie  rien  :  jo  suis  eonlidenl  ilu 


LOIIS     XI\      KT     MVtlli:     r>K     M  \  M   I  M. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  -59 

roi.  Un  mousquetaire!  c'est  à  en  crever  d'orgueil!  Il  s'approclui  du  carrosse  et  lit  sa 
commission  en  messager  galant  et  spirituel. 

Deux  dames  étaient  en  eflet  dans  le  carrosse,  l'une  d'une  grande  beauté,  quoi([iie 
un  peu  maigre:  l'autre  moins  favorisée  de  la  nature,  mais  vive,  gracieuse  et  réunis- 
sant dans  les  légers  plis  de  son  front  tous  les  signes  de  la  volonté.  Ses  yeux  vifs  et 
perçans,  surtout,  parlaient  plus  éloquemmeut  que  toutes  les  phrases  amoureuses  de 
mise  en  ces  temps  de  galanterie.  Ce  fut  à  celle-là  que  d'Artagnan  s'adressa  sans  se 
tromper,  quoique ,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  l'autre  fût  plus  jolie  peut-être.  —  Mes- 
dames, dit-il,  je  suis  le  lieutenant  des  mousquetaires,  et  il  y  a  sur  la  route  uu  cavalier 
qui  vous  attend  et  qui  désire  vous  présenter  ses  honmiages. 

A  ces  mots,  dont  il  suivait  curieusement  l'elfet,  la  dame  aux  yeux  noirs  poussa  un 
cri  de  joie .  se  pencha  hors  de  la  portière ,  et  voyant  accourir  le  cavalier,  tendit  les  bras 
en  s'écriant  d'ime  voix  émue  :  —  Ah!  mon  cher  sire!  Et  les  larmes  jaillirent  aussitôt 
de  ses  yeux. 

Le  cocher  arrêta  ses  chevaux ,  les  femmes  de  chambre  se  levèrent  avec  confusion 
au  fond  du  carrosse,  et  la  seconde  dame  ébaucha  une  révérence,  terminée  parle  plus 
ironique  sourire  que  la  jalousie  ait  jamais  dessiné  siu' des  lèvres  de  feunne.  — Marie! 
chère  Marie,  s'écria  le  roi  en  prenant  dans  ses  deux  mains  la  main  de  la  dame  aux 
yeux  noirs.  Et  ouvrant  lui-même  la  lourde  portière,  il  l'attira  hors  du  carrosse  avec 
tant  d'ardeur  qu'elle  fut  dans  ses  bras  avant  de  toucher  la  terre.  Le  lieutenant,  posté 
de  l'aiitrc  côté  du  carrosse,  voyait  et  entendait  sans  être  remarqué.  Le  roi  ollVit  son 
bras  à  mademoiselle  de  Mancini,  et  lit  signe  aux  cochers  et  aux  latpiais  de  poursuivre 
leur  chemin. 

Il  était  six  heures  à  peu  près;  la  route  était  fraîche  et  charniaute  ;  de  grands  arbies  , 
aux  feuillages  encore  noués  dans  leur  bouri'e  dorée,  laissaienl  tillrer  la  ro.sée  du 
malin  suspendue  comme  des  diamans  liquides  à  leurs  branches  frémissantes;  l'herbe 
s'épanouissait  aux  pieds  des  haies;  les  hirondelles,  revenues  depuis  quelques  jours, 
décrivaient  leurs  courbes  gracieuses  entre  le  ciel  et  l'eau;  une  brise  parfumée  par  les 
bois  dans  leur  floraison  courait  le  long  de  celle  route  et  ridait  la  nappe  d'eau  du 
fleuve;  toutes  ces  beautés  du  join-,  tous  ces  parfums  des  plantes,  toutes  ces  aspirations 
de  la  terre  vers  le  ciel  enivraient  les  deux  amans,  marchant  côte  à  côle,  apjjuyés  l'un 
à  l'autre,  les  yeux  sur  les  yeux,  la  main  dans  la  main,  et  qui,  s'altardant  par  un 
commun  désir,  n'osaient  parler  tant  ils  avaient  de  choses  h  se  dire. 

L'oflicier  vit  que  le  cheval  abandoimé  errait  çà  et  là  et  inquiélait  mademoiselle  de 
Mancini.  Il  profila  du  prétexte  pour  se  rapprocher  en  arrêtant  le  cheval,  et,  à  pied 
aussi  entre  les  deux  montures  qu'il  maintenait,  il  ne  perdit  pas  uu  mol  ni  un  geste 
des  deux  amans. 

Ce  fut  mademoiselle  de  Mancini  qui  commença.  —  Ah!  mon  cher  sire,  dit-elle, 
vous  ne  m'abandonnez  donc  pas ,  vous  !  —  Non  ,  répondit  le  roi  ;  vous  le  voyez  bien, 
Marie. — On  me  l'avait  tant  dit,  cepend-int,  qu'à  peine  serions-nous  séparés,  vous  ne 
penseriez  plus  à  moi  !  —  Chère  Marie,  est-ce  donc  d'aujourd'hui  que  vous  vous  aper- 
cevez que  nous  sommes  environnés  de  gens  intéressés  à  nous  tromper?  —  Mais  enfin  , 
sire  ,  ce  voyage,  cette  alliance  avec  l'Espagne!  On  vous  marie  ! 

Louis  baissa  la  tête.  En  même  temps,  l'officier  put  voir  luire  au  soleil  les  regards 
de  Marie  de  Mancini,  brillant  comme  une  dague  qui  jaillit  du  fourreau.  —  Et  vous 
n'avez  rien  fait  pour  noire  amour'?  demanda  la  jeune  fille  après  un  instant  de  silence. 
—  Ah  !  mademoiselle,  comment  pouvez- vous  croire  cela!  Je  me  suis  jeté  aux  genoux 
de  ma  mère  ;  j'ai  prié ,  j'ai  supplié  !  j'ai  dit  que  tout  mon  bonheur  était  en  vous  ;  j'ai 
menacé  !  —  Eh  bien?  demanda  vivenienl  Marie.  —  Eli  bien  !  la  reine-mère  a  écrit  en 

T.   1.  4 


80  LES  MOUSQUETAIRES. 

cour  de  Rome,  cl  on  lui  a  dit  qu'un  mariage  entre  nous  n'aurait  aucune  valeur  et 
serait  cassé  par  le  saint  père.  Entin,  voyant  qu'il  n'y  avait  pas  d'espoir  pour  nous, 
j'ai  demandé  qu'on  retardât  au  moins  mon  mariage  avec  l'infante.  —  Ce  qui  n'em- 
pêche point  que  vous  ne  soyez  en  route  pour  aller  au-devant  d'elle.  — Que  voulez-, 
vous!  à  mes  prières,  à  mes  supplications,  à  mes  larmes,  on  a  répondu  par  la  raison 
d'État.  —  Eh  bien'/  —  Eh  bien  !  que  voulez- vous  faire,  Mademoiselle,  lorsque  tant 
de  volontés  se  liguent  contre  moi? 

Ce  fut  au  tour  de  Marie  de  baisser  la  lêle.  —  Alors,  il  me  faudra  vous  dire  adieu 
pour  toujours,  dit-elle.  Vous  savez  qu'on  m'exile,  qu'on  m'ensevelit;  vous  savez  qu'on 
fait  plus  encore,  vous  savez  qu'on  me  marie  aussi,  moi! 

Louis  devint  pAle  et  porta  une  main  à  son  cœur.  — S'il  ne  se  fût  agi  que  de  ma  vie, 
moi  aussi  j'ai  été  si  fort  persécutée  que  j'eusse  cédé,  mais  j'ai  cru  qu'il  s'agissait  de  la 
vôtre,  mon  cher  sire,  et  j'ai  combattu  pour  vous  conserver  votre  bien.  — Oii  !  oui, 
mon  bien,  mon  trésor!  murmura  le  roi  plus  galamment  que  passionnément  peut- 
être.  —  Le  cardinal  eût  cédé,  dit  Marie,  si  vous  vous  fussiez  adressé  à  lui,  si  vous 
eussiez  insisté.  Le  cardinal,  appeler  le  roi  de  France  son  neveu!  comprenez-vous, 
sire!  11  eût  tout  fait  pour  cela,  même  la  guerre;  le  cardinal,  assuré  de  gouverner 
seul,  sous  le  double  prétexte  qu'il  avait  élevé  le  roi  et  qu'il  lui  avait  donné  sa  nièce, 
le  cardinal  eût  combattu  toutes  les  volontés,  renversé  tous  les  obstacles.  Oh!  sire, 
sire ,  je  vous  en  réponds.  Moi ,  je  suis  une  femme  et  je  vois  clair  dans  tout  ce  qui 
est  amour. 

Ces  paroles  produisirent  sur  le  roi  une  impression  singulière.  On  eût  dit  qu'au  lieu 
d'c.vallcrsa  passion ,  elles  la  refroidissaient.  Il  ralentit  le  pas  et  dit  avec  précipitation  : 

—  (Juc  voulez-vous.  Mademoiselle!  tout  a  échoué.  —  Excepté  voire  volonté,  n'est-ce 
pa.^ ,  mon  cher  sire'/  —  Hélas!  dil  le  roi  en  rougissant,  est-ce  que  j'ai  une  volonté, 
moi  !  —  Oh  !  laissa  échapper  douloureusement  mademoiselle  de  Mancini ,  blessée  de 
ce  mot.  —  Le  roi  n'a  de  volonlé  que  celle  que  lui  dicte  la  politique,  que  celle  que  lui 
impose  la  raison  d  Etat.  —  Oh!  c'est  que  \ous  n'a\cz  pas  d  amour  !  s  écria  Marie;  si 
vous  m'aimiez,  sire,  vous  auriez  une  volonté. 

Eu  prononçant  ces  mots ,  Marie  leva  les  yeux  sur  son  aman!,  (lu'elle  vit  plus  ii;\le  et 
plus  défait  qu'un  exilé  qui  va  quitter  à  jamais  la  terre  natale.  —  Accusez-moi,  mur- 
mura le  roi  ;  mais  ne  me  dites  poiul  que  je  ne  vous  a:(ne  [.as. 

lu  long  silence  suivit  ces  mois,  que  le  jeiuie  roi  avait  |)ronoucés  avec  un  sentiment 
vrai  et  [irofond.  —  Je  ne  puis  penser,  sire,  continua  Marie,  tentant  un  dernier  ell'ort, 
que  demain,  après-demain  je  ne  vous  verrai  plus:  je  ne  puis  penser  que  j'irai  finir 
mes  tristes  jours  loin  de  Paris,  <jue  les  lèvres  d'un  vieillard,  d'un  inconnu  ,  touche- 
raient cette  main  que  vous  tenez  dans  les  vôtres;  non  ,  en  vérité,  je  ne  puis  penser  à 
tout  cela,  mon  cher  sire,  sans  que  mon  pauvre  cœur  éclate  de  désespoir. 

Et,  en  ellèt,  Marie  de  Mancini  fondit  en  larmes. 

Ue  son  côté,  le  roi,  attendri,  porta  son  mouchoir  à  ses  lèvres  et  étouffa  un  sanglot. 

—  Vo^ez,  dil-elle,  les  voitures  se  sont  arrêtées;  ma  sœur  m'attend,  l'heure  est  su- 
prême :  ce  f\M  vous  allez  décider  sera  décidé  pour  toute  la  \icl  Ohl  sire,  vous  VOU7 
lez  donc,  Louis,  que  relie  à  (pii  vous  ;ivez  dit  :  «  Je  nous  aime,  »  appartienne  à  un 
•mire  qu'à  sou  roi,  ;i  sou  uiailrc  ,  i\  son  amant'/  (Ih  1  du  courage  ,  Louis  !  un  mol ,  un 
seul  mol  !  Itites  :  Je  veu.v  !  et  loule  ma  \ie  est  enchaînée  à  lavôlre,  et  tout  mon  cœur 
est  à  vous  il  jamais. 

Le  roi  ne  rcpondil  rien.  Marie  alors  le  regarda  çonnnc  hidou  regarda  l'inilexiblc 
Euée  aux  Champs  Élysécns  —  Adieu  donc,  dit-elle,  adicn  l.i  \ie,  adieu  l'amour, 
adi(<u  le  ciel  1 


LOUIS    X  I  \      Kl'     M  A  I)  E  M  0  I  S  V.  1. 1.  E     D  K     M  A  N  C  I  M , 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  51 

Et  elle  lit  un  pas  pour  s'éloigner  ;  le  roi  la  retint ,  lui  saisit  la  main  ,  qu'il  colla  sur 
SCS  lèvres,  el,  le  désespoir  l'emporlaut  sur  la  résolution  qu'il  paraissait  avoir  prise  in- 
térieurement, il  laissa  tomber  sur  celte  belle  main  une  larme  brûlante  de  regret  qui 
fit  tressaillir  Marie  comme  si  efTectivemenl  celte  larme  l'eût  brûlée. 

Elle  vit  les  yeux  bumides  du  roi ,  sou  front  pâle,  ses  lèvres  convulsives  ,  et  s'écria 
asec  un  accent  que  rien  ne  pourrait  rendre  :  — Ob  !  sire ,  vous  êtes  roi ,  vous  pleurez, 
et  je  pars  I 

Le  roi-,  pour  toute  réponse  ,  cacba  son  visage  dans  son  moucboir.  Mademoiselle  de 
Mancini,  indignée,  quitta  le  roi  et  remonta  [irécipitammenl  dans  le  carrosse  en  criant 
au  cocber  :  —  Parlez!  partez  vile!  Le  cocher  obéit,  fouetta  ses  chevaux,  el  le  lotft'd 
carrosse  s'ébranla  sur  ses  essieux  criards,  tandis  que  le  roi  de  France,  seul,  abattu , 
anéanti,  n'osait  [)lus  regarder  ni  devant  ni  derrière  lui. 


OU  LE  ROI  ET  LE  LIEUTENANT  FONT  CHACUN  PREUVE  DE ■  MÉMOIRE. 

Quand  le  roi,  comme  tous  les  amoureux  du  monde,  eut  longtemps  et  attentivement 
regardé  à  l'horizon  disparaître  le  carrosse  qui  emportait  sa  maîtresse,  et  qu'il  eut  en- 
fin réussi  à  calmer  quelque  peu  l'agitation  de  son  coeur  et  de  sa  pensée ,  il  se  souvint 
enfin  qu'il  n'élail  pas  seul.  L'officier  tenait  toujours  le  cheval  par  la  bride  et  n'avait 
pas  perdu  tout  espoir  de  voir  le  roi  revenir  sur  sa  résolution.  Il  a  encore  la  ressource 
de  remontera  cheval  el  de  courir  après  le  carrosse  :  l'amante  abandonnée  n'aura  rien 
perdu  poiu'  attendre. 

Mais  l'imugiiialion  du  lieutenant  des  mousquetaires  était  trop  brillante  et  trop  riche  ; 
elle  laissa  en  arrière  celle  du  roi ,  qui  se  garda  bien  de  se  porter  à  un  pareil  excès  de 
luxe.  Il  se  contenta  de  se  rapprocher  de  l'officier,  et ,  d'une  voix  dolente  ,  —  Allons , 
dit-il ,  nous  avons  fini...  à  cheval. 

L'officier  imita  ce  maintien,  cette  lenteur,  celle  tristesse,  et  enfourcha  lentement  et 
tristement  sa  monture.  Le  roi  piqua,  le  lieutenant  le  suivit.  Au  pont,  Louis  se 
retourna  une  dernière  fois.  L'officier,  patient  comme  un  dieu  (|ui  a  1  éternité  devant 
et  derrière  lui,  espéra  encore  un  retour  d'énergie.  Mais  ce  l'ut  inutilement,  rien 
ne  parut.  Louis  gagna  la  rue  qui  conduisait  au  château  et  rentra  comme  sept  heures 
sonnaient. 

Une  fois  que  le  roi  fut  bien  rentré  et  que  le  mousquetaire  eut  bien  vu,  lui  qui 
voyait  tout,  un  coin  de  tapisserie  se  soulever  à  la  fenêtre  du  cardinal,  il  poussa  un 
grand  soupir  comme  un  homme  qu'on  délie  des  plus  étroites  entraves,  et  il  dit  à  demi- 
voix  :  —  Pour  le  coup ,  mon  officier,  j'espère  que  c'est  Uni  ! 

Le  roi  appela  son  gentilhomme.  —  Je  ne  recevrai  personne  avant  deux  heures, 
dit-il,  entendez-vous.  Monsieur?  —  Sire  ,  répliqua  legentilhonnne  ,  il  y  a  cependant 
quelqu'un  qui  demandait  à  entrer.  —  Qui  donc?  —  Votre  lieutenant  de  mousque- 
taires.— Celui  qui  m'a  accompagné. — Oui,  sire. — Ah  !  fit  le  roi.  Voyons,  qu'il  entre. 

L'officier  entra.  Le  roi  fit  un  signe,  le  gentilhomme  et  le  valet  de  chambre  sor- 
tirent. Louis  les  suivit  des  yeux  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  refermé  la  porte,  et  lorsque 
les  tapisseries  furent  retombées  derrière  eux ,  —  Vous  me  rappelez  par  votre  présence , 
Monsieur,  dit  le  roi,  ce  que  j'avais  oublié  de  vous  recommander,  c'est-à-dire  la  dis- 
crétion la  plus  absolue.  —  Ob  !  sire,  [«jurquoi  Votre  Majesté  se  donne-t-elle  la  peine 
<1e  me  faire  une  pareille  recommandation?  on  voit  bien  qu'elle  ne  me  connaît  pas.  -— 


52  LES  MOUSQUETAIRES. 

Oui,  Monsieur,  c'est  la  vérité.  Je  sais  que  vous  êtes  discret;  mais  comme  je  n'avais 
rien  prescrit... 

L'ofticier  s'inclina.  —  Votre  Majesté  n'a  plus  rien  à  me  dire?  deinanda-t-il.  —  Non  , 
Monsieur,  et  vous  pouvez  vous  retirer.  —  Olilieiidrai-je  la  permission  de  ne  pas  le 
faire  avant  d'avoir  parlé  au  roi,  sire'/ —  Qu'avez-vous  à  me  dire'?  Expliqnez-vous, 
Monsieur.  —  Sire ,  une  chose  sans  importance  pour  vous,  mais  qui  m'intéresse  énor- 
mément, moi.  Pardonnez-moi  donc  de  vous  en  entretenir.  Sans  l'urgence,  sans  la 
nécessilé,  je  ne  l'eusse  jamais  fait,  et  je  fusse  disparu,  mnet  et  petit,  comme  j'ai  tou- 
jours clé.  —  Comment,  disparu!  Je  ne  vous  comprends  pas,  Monsieur.  —  Sire,  en 
un  mot,  dit  l'ofticier,  je  viens  demander  mon  congé  à  Votre  Majesté. 

Le  roi  tit  un  mouvement  de  surprise,  mais  l'ofticier  ne  bougea  pas  plus  qu'une  sta- 
tue. —  Votre  congé ,  à  vous ,  Monsieur'/  et  pour  combien  de  temps,  je  vous  prie?  — 
Mais  pour  toujours,  sire.  —  Comment ,  vous  quitteriez  mon  service.  Monsieur?  dit 
Louis  avec  un  monvement  qui  décelait  plus  que  de  la  surprise.  — Sire,  j'ai  ce  regret. 
—  Impossible.  —  Si  fait,  sire;  je  me  fais  vieux;  voilà  trente-quatre  ou  trente-cinq 
ans  que  je  porte  le  harnais;  mes  pauvres  épaules  sont  fatiguées  ;  je  sens  qu'il  faut 
laisser  la  place  aux  jeunes.  Je  ne  suis  pas  du  nouveau  siècle  ,  moi!  j'ai  encore  nu  pied 
p^is  dans  l'ancien;  il  en  résulte  que  tout  étant  étrange  à  mes  yeux,  tout  m'étonne  et 
tout  m'étourdit. 

—  Monsieur,  dit  le  roi  regardant  l'officier,  qui  portait  sa  casaque  avec  une  aisance 
que  lui  eût  enviée  un  jeune  homme,  vous  êtes  plus  fort  et  plus  vigoureux  que  moi. — 
Oh!  répondit  l'ofticier  avec  un  sourire  de  fausse  modestie.  Votre  Majesté  me  dit  cela 
parce  que  j'ai  encore  l'œil  assez  bon  et  le  ]iicd  assez  sûr,  parce  que  je  ne  suis  pas  mal 
à  cheval,  et  que  ma  moustache  est  encore  noire;  mais,  sire,  vanité  des  vanités  que 
tout  cela:  illusions,  apparences,  fumée,  sire!  J'ai  l'air  jeune  encore,  c'est  vrai ,  mais 
je  suis  vieux  au  fond,  et  avant  six  mois,  j'en  suis  sûr,  je  serai  cassé,  podagre,  imjiotent. 
Ainsi  donc,  sire...  —  Monsieur,  interrompit  le  roi,  rappelez-vous  vos  paroles  d'hier; 
vous  me  disiez  à  cette  même  place  où  vous  êtes  que  vous  étiez  doué  de  la  meilleure 
santé  de  France ,  que  la  fatigue  vous  était  inconnue  ,  que  vous  n'aviez  aucun  souci  de 
passer  nuits  et  jours  à  votre  poste.  M'avez-vous  dit  cela,  oui  ou  non'/  Rappelez  vos 
souvenirs,  IMonsieur. 

L'officier  poussa  un  soupir.  —  Sire ,  dit-il ,  la  vieillesse  est  vaniteuse ,  et  il  faut  bien 
pardonner  aux  vieillards  de  faire  leur  éloge  que  personne  ne  fait  plus.  Ji;  disais  cela, 
c'est  possible;  mais  le  fait  est,  sire,  que  je  suis  très-fatigué,  et  que  je  demande  ma 
retraite.  —  Monsieur,  dit  le  roi  en  avançant  sur  l'ofticier  avec  un  geste  plein  de  liuessc 
et  de  majesté,  vous  ne  me  donnez  pas  la  véritable  raison;  vous  voulez  quitter  mon 
service,  c'est  vrai,  mais  vous  me  déguisez  le  motif  de  cette  retraite.  —  Sire,  croyez, 
hicn...  —  Je  crois  ce  que  je  vois.  Monsieur:  je  vois  un  homme  énergi(]UO,  vigou- 
reux, plein  de  présence  d'esprit,  le  meilleur  soldat  de  l''rance  peut-être,  et  ce  per- 
sonnage-là ne  me  persuade  pas  le  moins  du  monde  que  vous  ayez  besoin  de  repos. — 
Ah!  sire,  dit  le  liculenanl  avec  amertmne,  que  d'éloges!  Votre  Majesté  me  confond; 
en  vérité!  sire,  Voire  Majeslé  exagère  mou  peu  de  mérite,  à  ce  point  (jue  si  bonne 
opinion  que  j'aie  de  moi,  je  ne  me  recotniais  plus.  Or,  sire,  j'ai  été  toute  ma  vie,  je 
dois  l(!  dire,  excepté  aujourd'hui,  apprécié,  à  mon  avis,  fort  au-dessous  de  ce  que  je 
valais.  Je  le  répète.  Voire  Majesté  exagère  donc. 

Le  roi  fronça  le  sourcil,  car  il  voyait  une  raillerie  sourire  amèreiui'ut  an  fond  des 
paroles  de  l'ol'licier.  —  Voyons,  Monsieur,  dit-il,  abordons  franchement  la  question. 
Est-ce  que  mon  service  ne  vous  plaît  pas,  dites?  Allons,  point  de  détours,  répondez 
h.irdiment.  fiaurhrnient.  Je  le  veux. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  53 

L'officier,  qui  roulait  depuis  quelques  instans  d'un  air  assez  embarrassé  son  feutre 
entre  ses  mains,  releva  la  têle  à  ces  mois.  —  Oh  !  sire ,  dit-il ,  voilà  qui  me  met  un  peu 
plus  à  l'aise.  A  une  question  posée  aussi  franchement,  je  répondrai  inoi-mèuie  aussi 
franchement.  Dire  vrai  est  une  bonne  chose,  tant  à  cause  du  plaisir  qu'on  éprouve  à 
se  soulager  le  cœur,  qu'à  cause  de  la  rareté  du  fuit  Je  dirai  donc  la  vérité  à  mon  roi, 
tout  en  le  suppliant  d'e.xcuser  la  franchise  d'un  vieux  soldat. 

Louis  regarda  son  ofticier  avec  une  vive  inquiétude  qui  se  manifesta  par  l'agitation 
de  son  geste.  —  Eh  bien!  donc,  parlez,  dit-il;  car  je  suis  impatient  d'entendre  les 
vérités  que  vous  avez  à  me  dire. 

L'ofûcier  jeta  son  chapeau  sur  une  table,  et  sa  figure,  déjà  si  intelligente  et  si  mar- 
tiale, prit  tout  à  coup  un  étrange  caractère  de  grandeur  et  de  solennité.  —  Sire,  dil-il, 
je  quitte  le  service  du  roi .  parce  que  je  suis  mécontent.  Le  valet ,  en  ce  temps-ci , 
peut  s'approcher  respeclueusement  de  son  maître  comme  je  le  fais,  lui  donner  l'em- 
ploi de  son  travail ,  lui  rapporter  les  oulils  ,  lui  rendre  compte  des  fonds  qui  lui  ont  été 
confiés  et  dire  :  Maître,  ma  journée  est  faite ,  payez-moi,  je  vous  prie,  et  séparons- 
nous.  —  Monsieur.  Monsieur!  s'écria  le  roi,  pourpre  de  colère. 

—  Ah  !  sire,  ré|)onilit  l'ofllcier  en  fléchissant  ini  moment  le  genou,  jamais  servi- 
teur ne  fut  plus  respectueux  que  je  ne  le  suis  devant  Voire  Majesté  :  seulement  vous 
m'avez  ordonné  de  dire  la  vérité.  Or,  maintenant  que  j'ai  commencé  de  la  dire  ,  il  faut 
qu'elle  éclate,  même  si  vous  me  commandiez  de  la  taire. 

Il  V  avait  une  telle  résolution  exprimée  dans  les  muscles  froncés  du  noble  visage  de 
l'ofticier,  que  Louis  XIV  n'eut  pas  besoin  de  lui  dire  de  continuer;  il  continua  donc, 
tandis  que  le  roi  le  regardait  avec  une  curiosité  inquiète  mêlée  d'admiration. 

—  Sire  ,  voici  bientôt  trente-cinq  ans  ,  comme  je  le  disais,  que  je  sers  la  maison  de 
France  ;  peu  de  gens  ont  usé  autant  d'épées  que  moi  à  ce  service ,  et  les  épées  dont 
je  parle  étaient  de  bonnes  épées  ,  sire.  J'étais  enfant ,  j'étais  ignorant  de  toutes  choses, 
excepté  du  courage ,  quand  le  roi  votre  père  devina  en  moi  un  homme.  J'étais  un 
homme  ,  sire  ,  lorsque  le  cardinal  de  Richelieu  ,  qui  s'y  connaissait ,  devina  en  moi  un 
eimemi.  Sire,  l'histoire  de  cette  inimitié  de  la  fourmi  et  du  lion  ,  vous  l'eussiez  pu 
lire  depuis  la  première  jusqu'à  la  dernière  ligne  dans  les  archives  secrètes  de  votre 
famille.  Si  jamais  l'envie  vous  eu  prend,  sire,  faites-lé;  celle  histoire  en  vaut  la  peine, 
c'est  moi  qui  vous  le  dis.  Vous  y  lirez  que  le  lion  ,  fatigué  ,  lassé  ,  haletant ,  demanda 
entin  grâce  ,  et ,  il  faut  lui  rendre  celte  justice  ,  qu'il  lit  grâce  aussi.  Oh  !  ce  fut  un  beau 
temps ,  sire  ,  semé  de  batailles  ,  comme  une  épopée  du  Tasse  ou  de  l'Arioste  !  Les  mer- 
veilles de  ce  temps-là,  auxquelles  le  nôtre  refuserait  de  croire,  furent  pour  nous  des 
banalités.  Pendant  cinq  ans  je  fus  un  héros  tous  les  jours,  à  ce  que  m'ont  dit  du  moins 
quelques  personnages  de  mérite  ;  et  c'est  long  ,  croyez-moi ,  sire  ,  un  héroïsme  de  cinq 
ans  !  Cependant  je  crois  à  ce  que  m'ont  dit  ces  gens-là  ,  car  c'étaient  de  bons  appré- 
ciateurs. On  les  appelait  M.  de  Richelieu  ,  M.  de  Buckingham  ,  M.  de  Beaufort ,  M.  de 
Retz,  un  rude  génie  aussi ,  celui-là,  dans  la  guerre  des  rues  !  Enfin  ,  le  roi  Louis XIII, 
et  même  la  reine,  votre  auguste  mère,  qui  voulut  bien  me  dire  un  jour:  Merci!  Je  ne 
sais  plus  quel  service  j'avais  eu  le  bonheur  de  lui  rendre.  Pat  donnez-moi ,  sire,  de 
penser  si  hardiment,  mais  ce  que  je  vous  raconte  là ,  j'ai  déjà  eu  l'honneur  de  le  dire 
à  Votre  Majesté,  c'est  de  l'histoire. 

Le  roi  se  mordit  les  lèvres  et  s'assit  violemment  dans  un  fauteuil. 

—  J'obsède  Voire  Majesté,  dit  le  lieulenanl.  Eh  !  sire  ,  voilà  ce  que  c'est  que  la  vé- 
rité !  c'est  une  dure  compagne;  elle  est  hérissée  de  fer  :  elle  blesse  qui  elle  atteint,  et 
parfois  aussi  qui  la  dit.  —  Non  ,  Monsieur,  répondit  le  roi .  je  vous  ai  invité  à  parler, 
parlez  donc. 


54  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Après  le  service  du  roi  et  du  cardinal ,  vint  le  service  de  la  régence  ,  sire  :  je  nie 
suis  bien  ballu  aussi  dans  la  Fronde  ;  moins  bien  cependant  que  la  première  fois  Les 
hommes  commençaient  à  diminuer  de  taille.  Je  n'en  ai  pas  moins  conduit  les  mous- 
quetaires de  Voire  Majesté  en  quelques  occasions  périlleuses  qui  sont  restées  à  l'ordre 
du  jour  de  la  compagnie.  C'était  un  beau  sort  alors  que  le  mien  !  J'étais  le  favori 
de  !\L  Ma/.arin  :  Lieulcuant  par-ci!  lieutenant  par-là!  lieutenant  à  droite,  lieu- 
tenant à  gauche  ,  il  ne  se  distribuait  pas  un  horion  en  France  que  voire  serviteur  très- 
humble  ne  fût  chargé  de  la  distribution;  mais  bientôt  il  no  se  conlenta  point  de  la 
France,  M.  le  cardinal  :  il  m'envoya  en  Angleterre  pour  le  compte  de  M.  Cromwell. 
Encore  un  monsieur  qui  n'était  pas  tendre,  je  vous  en  réponds,  sire.  J'ai  eu  l'hon- 
neur de  le  connaître,  et  j'ai  pu  l'apprécier.  On  m'avait  beaucoup  promis  à  l'endroit  de 
cette  mission.  Aussi ,  comme  j'y  lis  tout  autre  chose  que  ce  que  l'on  m'avait  recom- 
mandé de  faire,  je  fus  généreusement  payé,  car  on  me  nomma  entin  capitaine  de 
mousquetaires,  c'est-à-dire  à  la  charge  la  plus  enviée  de  la  cour,  à  celle  qui  donne  le 
pas  sur  les  maréchaux  de  France;  et  c'est  justice ,  car  qui  dit  capitaine  des  mousque- 
taires, dit  la  llenr  du  soldat ,  et  le  roi  des  braves! 

—  Capitaine,  Monsieur,  ré|iliqua  le  roi,  vous  faites  erreur:  c'est  lieutenant  (]uc 
vous  voulez  dire.  —  Non  pas,  sire,  je  ne  fais  jamais  d'erreur  ;  que  Votre  Majesté  s'en 
rapporte  à  moi  sur  ce  point  :  M.  de  Mazarin  m'en  donna  le  brevet.  —  Eh  bien  ?  — 
Mais  M.  de  Mazarin,  vous  le  savez  mieux  que  personne,  ne  donne  pas  souvent,  et 
même  parfois  reprend  ce  (ju'il  donne  ;  il  me  le  repi'it  quand  la  paix  fut  faite  et  qu'il 
n'eut  plus  besoin  de  moi.  Certes,  je  n'étais  pas  digne  de  remplacer  M.  de  ïréville, 
d'illustre  mémoire,  mais  enfin  on  m'avait  promis,  on  m'avait  donné,  il  fallait  en  de- 
meurer là.  —  Voilà  ce  qui  vous  mécontente  .  Monsieur.  Eh  bien  !  je  prendrai  des  in- 
formations ;  j'aime  la  justice,  moi,  et  votre  réclamation  ,  bien  que  faite  militairement, 
ne  me  déplaît  pas. 

—  Ob  !  sire,  dit  l'officier,  Votre  Majesté  m'a  mal  compris;  je  ne  réclame  plus  rien 
maintenant.  —  Excès  de  délicatesse,  Monsieur:  mais  je  veux  veiller  à  vos  affaires, 
et  plus  tard... 

—  Ob!  sire,  quel  mot:  Plus  tard!  Voilà  trente  ans  que  je  vis  sur  ce  mot  plein  de 
bonté  qui  a  été  prononcé  par  tauT.  de  grands  personnages,  et  que  vient  à  son  tour  de 
prononcer  \otrc  bouche  Plus  lard!  voilà  comment  j'ai  reçu  vingt  blessures  et  com- 
ment j'ai  atteint  cinquante-quatre  ans,  sans  jamais  avoir  un  louis  dans  ma  bour.'ie,  et 
sans  jamais  avoir  trouvé  un  proleclenr  sur  ma  route,  moi  qui  ai  protégé  tanlde  gens! 
Aussi,  je  change  la  formule,  sire  ,  et  quand  on  me  dit  ;  /'/«.s  tard .  maintenant  je  ré- 
ponds :  Tout  de  suite.  C\sl  le  repos  que  je  sollicite,  sire  (•u[ieut  bien  me  l'accorder, 
cela  ne  coûtera  rien  à  personne. 

—  Je  ne  m'attendais  pas  à  ce  langage.  Monsieur,  surtout  de  la  part  d'un  bounnc 
qui  a  toujours  vécu  près  des  grands.  Vous  oubliez  que  vous  parlez  au  roi,  cl  quand  je 
dis  plus  lard ,  moi ,  c'est  une  certitude.  —  Je  n'eu  doute  |)as,  sire  :  mais  voici  la  lin  de 
celle  terrible  vérité  (jue  j'avais  à  vous  dire  :  quand  je  verrais  sur  celle  lable  le  bàlon  de 
maréchal,  l'épée  de  connétable,  la  couronne  de  Pologne,  au  lieu  déplus  fqrrf,  je 
vous  jure  ,  sire,  que  je  dirais  encore /oi//  de  .swifc.  Ob  !  excusez-moi ,  sire  ,  je  suis, 
\oyez-\(iiis  ,  du  |iays  de  votre  aïeul  Henri  W;  je  ne  dis  pas  souvent,  mais  je  dis  tout 
(juaiid  je  dis. 

—  L'avenir  de  mon  règne  vous  lente  peu,  à  ce  qu'il  paraît,  Monsieur,  dit  Louis 
dvec  hauteur.  —  Oubli,  oubli  partout!  s'écria  l'officier  avec  noblesse:  le  maître  a  ou- 
blié le  serviteur,  et  voilà  iiue  le  serviteur  eu  est  réduit  à  oublier  sou  maitre.  .le  vis 
dans  un  temps  malheureux,  sire!  je  vois  la  jeunesse  pleine  de  découragement  et  de 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  55 

crainte,  jp  la  vois  timide  et  dépouillée,  quand  elle  devrait  être  riche  et  puissante. 
J'ouvre  hier  soir,  par  exemple,  la  porte  du  roi  de  France  à  un  roi  d'Angleterre,  dont 
moi,  chélif,  j'ai  failli  sauver  le  père,  si  Dieu  ne  s'était  pas  mis  contre  moi ,  Dieu  qui 
inspirait  son  élu  Cromwell!  J'ouvre,  dis-je,  cette  porte,  c'est-à-dire  le  palais  d'un 
frère  à  un  frère,  et  je  vois,  tenez,  sire,  cela  me  serre  le  cœur!  et  je  vois  le  ministre 
de  ce  roi  cliasser  le  proscrit  et  humilier  son  maître  en  condamnant  à  la  misère  un 
autre  roi ,  son  égal  ;  entin  je  vois  mon  prince,  qui  est  jeune ,  beau  ,  brave  ,  qui  a  le 
courage  dans  le  cœur  et  l'éclair  dans  les  yeux ,  je  le  vois  trembler  devant  un  prêtre 
qui  rit  de  lui  derrière  les  rideaux  de  son  alcôve,  on  il  digère  dans  son  lit  tout  l'or  de 
la  France  ,  qu'il  engloutit  ensuite  dans  des  coffres  inconnus.  Oui ,  je  comprends  votre 
regard;  sire.  Je  me  fais  hardi  jusqu'à  la  démence;  mais  que  voulez-vous!  je  suis  un 
vieux ,  et  je  vous  dis  là  ,  à  vous  mon  roi ,  des  choses  que  je  ferais  rentrer  dans  la  gorge 
de  celui  qui  les  prononcerait  devant  moi.  Enfin  vous  m'avez  commandé  de  vider  devant 
vous  le  fond  de  mon  cceur,  sire,  et  je  répands  aux  pieds  de  Votre  Majesté  la  bile  que 
j'ai  amassée  depuis  trente  ans  ,  comme  je  répandrais  tout  mon  sang  si  Voire  Majesté 
me  l'ordonnait. 

Le  roi  essuya  sans  mol  dire  les  flots  d'une  sueur  froide  et  abondante  qui  ruisselait 
de  ses  tempes.  La  minute  de  silence  qui  suivit  celte  véhémente  sortie  représenta  pour 
celui  qui  avait  parlé  et  pour  celui  qui  avait  entendu  des  siècles  de  souffrance.  —  Mon- 
sieur, dit  enfin  le  roi .  vous  avez  prononcé  le  mot  oubli  :  je  n'ai  entendu  que  ce  mol  : 
je  répondrai  donc  à  lui  seul.  D'autres  ont  pn  être  oublieux,  mais  je  ne  le  suis  pas, 
moi,  et  la  preuve,  c'est  que  je  me  souviens  qu'un  jour  d'émeute,  qu'un  jour  où  le 
peuple  furieux,  furieux  et  mugissant  comme  la  mer,  envahissait  le  Palais-lioval , 
qu'un  jour  entin  où  je  feignais  de  dormir  dans  mon  lit ,  un  seul  homme  ,  l'cpée  nue  , 
caché  derrière  mon  chevet ,  veillait  sur  ma  vie ,  prêt  à  risquer  la  sienne  pour  moi, 
comme  il  l'avait  déjà  vingt  fois  risquée  pour  ceux  de  ma  famille.  Est-ce  (]ue  ce  gen- 
tilhomme ,  à  qui  je  demandai  alors  son  nom ,  ne  s'appelait  pas  M  d'Artagnan  ,  dites , 
Monsieur? — Votre  Majesté  a  bonne  mémoire,  répondit  froidement  l'oftîcier. — 
Voyez  alors.  Monsieur,  continua  le  roi  ,  si  j'ai  de  pareils  souvenirs  d'enfance,  ce  que 
je  puis  en  amasser  dans  l'âge  de  raison. — Votre  Majesté  a  été  richement  douée  par 
Dieu  ,  dit  l'oflicier  avec  le  même  ton. 

— Voyons ,  monsieur  d'Artagnan  ,  continua  Louis  avec  une  agitation  fébrile,  est- 
ce  que  vous  ne  serez  pas  aussi  patient  que  moi  't  est-ce  que  vous  ne  ferez  pas  ce  que 
je  fais'/  voyons.  —  Et  que  faites-vous  ,  sire'/ — ^J'attends.  —  Votre  Majesté  le  peut, 
parce  qu'elle  est  jeune  ;  mais  moi,  sire,  je  n'ai  pas  le  temps  d'attendre!  La  vieillesse 
est  à  ma  porte  ,  et  la  mort  la  suit ,  regardant  jusqu'au  fond  de  ma  maison.  Votre  Ma- 
jesté commence  la  vie,  elle  est  pleine  d'espérance  et  de  fortune  à  venir;  mais  moi , 
sire,  moi ,  je  suis  à  l'autre  bout  de  l'horizon,  et  nous  nous  trouvons  si  loin  l'un  de 
l'autre  que  je  n'aurais  jamais  le  temps  d'attendre  que  Votre  Majesté  vînt  jusqu'à  son 
serviteur. 

Louis  fit  un  tour  dans  la  chambre  ,  toujours  essuyant  cette  sueur  qui  eût  bien  ef- 
frayé les  médecins  ,  si  les  médecins  eussent  pu  voir  le  roi  dans  un  pareil  état.  —  C'est 
bien,  Monsieur,  dit  alors  Louis  XIV  d'une  voix  brève  ;  vous  désirez  voire  retraite? 
vous  l'aurez.  Vous  m'offrez  votre  démission  du  grade  de  lieutenant  des  mousquetaires? 
—  Je  la  dépose  bien  humblement  aux  pieds  de  Votre  Majesté ,  sire.  —  11  suffit.  Je 
ferai  ordonnancer  votre  pension.  —  J'en  aurai  mille  obligations  à  Votre  Majesté.  — 
Monsieur,  dit  encore  le  roi  en  faisant  un  violent  efl'ort  sur  lui-même ,  je  crois  que 
vous  perdez  un  bon  maître. — Et  moi,  j'en  suis  sur,  sire.  —  En  retrouverez-vous 
jamais  un  pareil? — Oh  l  sire ,  je  sais  bien  que  Votre  Majesté  est  unique  dans  le  monde; 


56  LES  MOUSQUETAIRES. 

aussi  ne  prendrai-je  désormais  plus  de  service  chez  aucun  roi  de  la  terre  ,  et  n'aurai- 
je  plus  d'autre  maître  que  moi.  —  Vous  le  dites?  —  Je  le  jure  à  Votre  Majestù.  —  Je 
reliens  cette  parole  ,  Monsieur.  D'Arlagnan  s'inclina.  —  Et  vous  savez  que  j'ai  bonne 
mémoire,  continua  le  roi.  — Oui,  sire,  et  cependant  je  désire  que  celte  mémoire 
fasse  défaut  à  celte  heure  à  Votre  Majesté ,  afin  qu'elle  oublie  les  misères  que  j'ai  été 
forcé  d'élaler  à  ses  yeux.  Sa  Majesté  est  tellement  au-dessus  des  pauvres  et  des  petits, 
que  j'espère.  —  Ma  majesté,  Monsieur,  fera  comme  le  soleil ,  qui  voit  tout ,  grands  et 
petits  ,  riches  et  misérables  ,  donnant  le  lustre  aux  uns,  la  chaleur  aux  autres  ,  à  tous  la 
vie.  Adieu  ,  monsieiu'  d'Artagnan  ;  adieu  ,  vous  êtes  libre.  El  le  roi ,  avec  un  rauque 
sanglot  qui  se  perdit  dans  sa  gorge,  passa  rapidement  dans  la  chambre  voisine.  D'Ar- 
tagnan reprit  son  chapeau  sur  la  table  où  il  l'avait  jeté  et  sortit. 


LE   PROSCRIT. 

D'Artagnan  n'était  pas  au  bas  de  l'escalier  que  le  roi  appela  son  gentilhomme.  — 
J'ai  une  connnission  à  vous  donner, Monsieur,  dit-il.  —  Je  suis  aux  ordres  de  Votre 
Majesté.  —  Attendez  alors. 

Et  le  jeune  roi  se  mit  à  écrire  la  lettre  suivante,  qui  lui  coûta  plus  d'un  soupir, 
quoiqu'en  même  temps  quelque  chose  comme  le  sentiment  du  trioin[ihe  brillai  en  ses 
■yeux  : 

«  Monsieur  le  cardinal,  grâce  à  vos  bons  conseils  et  surlout  grâce  à  voire  fermeté, 
«  j'ai  su  vaincre  et  dompter  une  faiblesse  indigne  d'un  roi.  Vous  avez  trop  habile- 
«  ment  arrangé  ma  destinée  pour  que  la  reconnaissance  ne  m'arrête  pas  au  moment 
«  de  détruire  votre  ouvrage  J'ai  compris  que  j'avais  torl  de  vouloir  faire  dévier  ma 
«  viede  larouteque  vous  lui  aviez  tracée.  Certes,  il  eût  été  malheureux  pour  la  France, 
«  et  malheureux  pour  ma  famille,  que  la  niésinlelligence  éclatât  entie  moi  et  mou 
«  ministre. 

«  C'est  pourtant  ce  qui  fût  certainement  arrivé  si  j'avais  fait  ma  femme  de  voire 
«  nièce.  Je  le  comprends  parfaitement  et  désormais  n'opposerai  rien  àl'accomplissemenl 
«  de  ma  destinée.  Je  suis  donc  prêt  à  épouser  l'infante  Marie-Thérèse.  Vous  pouvez 
('  lixer  dès  cet  instant  l'ouverture  des  conférences. 

«  Votre  allectionné  ,  Lons.  a 
Le  roi  relui  la  lettre  .  [mis  il  la  scella  lui-même.  —  Otte  lettre  à  M.  le  cardinal  .dit- 
il.  Le  genlillioinme  partit.  A  la  porte  de  Mazarin.  il  rencontra  Hernouin  ipii  altcn.lail 
avec  anxiété.  —  Eli  bien?  di'manda  le  valel  de  chaud)re  du  niinislre.  —  Mousii'ur, 
dit  le  giMitilhounnc  ,  vnici  inie  lellre  pour  Son  Éminence.  — Une  lettre  !  ah  !  nous 
iiiius  \  attendions  après  le  petit  voyage  de  ce  matin.  El  Sa  Majesté  prie ,  supplie,  je 

présume? le  ne  sais,  mais  il  a  souiiiré  bien  des  fois  en  l'écrivanl.  —  Oui ,  oui .  oui , 

nous  savons  ce  que  cela  veut  dire.  Ou  soupire  de  bonheur  comme  de  chagrin  ,  Mou- 
sieur.  —  Cependant  le  roi  n'avait  pas  l'air  fort  heureux  en  rexeuaul.  —  X'ous  n'aurez 
pas  bien  vu.  D'ailleurs,  vous  n'avez  vu  Sa  Majesié  qu'au  retour,  puisqu'elle  n'était 
accompagnée  que  de  son  seul  lieutenant  des  gardes  :  mais,  moi ,  j'avais  le  léle.scope  de 
Son  Éminence  ,  et  je  regardais  quand  elle  était  fatiguée.  Les  deux  amans  pleuraii'ut , 
j'en  suis  sûr.  —  Eh  bien!  était-ce  aussi  de  bonheur  qu'ils  pleuraient?  —  Non,  mais 
d'amour,  et  ils  se  jin-aient  mille  tendresses  que  le  roi  ne  demande  jias  mieux  que  do 
tenir,  (tr,  celte  lettre   est  un  conimencemcnl  d'exécution.  —  El  que  pense  Son  Eiui- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  57 

nence  de  cet  amour  qui ,  d'ailleurs  ,  n'est  un  secret  pour  personne?  Beruouin  prit  le 
bras  du  messager  de  Louis,  et  tout  en  montant  l'escalier,  —  Confidentiellement, 
répliqua-t-il  à  demi-voix  ,  Son  Éminence  s'attend  au  succès  de  l'aflaiie.  Je  sais  bien 
que  nous  aurons  la  guerre  avec  l'Espagne  ;  mais  bah  !  la  guerre  satisfera  la  noblesse. 
M.  le  cardinal  d'ailleurs  dotera  royalement,  et  même  plus  que  royalement,  sa  nièce. 
Il  y  aura  de  l'argent,  des  tètes  et  des  coups  :  tout  le  monde  sera  content.  —  Eh  bien  ! 
à  moi ,  répondit  le  gentilhomme  en  hochant  la  tète  ,  il  me  semble  que  voici  une  lettre 
bien  légère  pour  contenir  tout  cela. 

En  causant  ainsi ,  les  deux  confidens  étaient  arrivés  à  la  porte  du  cabinet  de  Son 
Éminence.  Son  Éminence  n'avait  plus  la  goutte;  elle  se  promenait  avec  anxiété  dans 
sa  chambre,  écoutant  aux  portes  et  regardant  aux  fenêtres. 

Bernouin  entra  suivi  du  gentilhomme ,  qui  avait  ordre  du  roi  de  remettre  la  lettre 
aux  mains  mêmes  de  Son  Éminence.  Mazarin  prit  la  lettre,  mais  avant  de  l'ouvrir,  il 
se  composa  un  sourire  de  circonstance,  maintien  commode  pour  voiler  les  émotions 
de  quelque  genre  qu'elles  fussent.  De  cette  façon,  quelle  que  soit  l'impression  qu'il 
reçut  de  la  lettre,  aucun  reflet  de  cette  impression  ne  transpira  sur  son  visage.  — Eh 
bien!  dit-il  lorsqu'il  eut  lu  et  relu  la  lettre,  à  merveille,  Monsieur:  aimoncez  au  roi 
que  je  le  remercie  de  son  obéissance  aux  désirs  de  la  reine-mêre,  et  que  je  vais  tout 
faire  pour  acconiplir  sa  volonté. 

Le  gentilhomme  sortit.  A  peine  la  porte  avait-elle  été  refermée,  que  le  cardinal, 
qui  n'avait  pas  de  masque  pour  Bernouin,  ôta  celui  dont  il  venait  momentanément 
de  couvrir  sa  physionomie,  et  avec  sa  plus  sombre  expression,  —  Appelez  M.  de 
Brienne,  dit-il.  Le  secrétaire  entra  cinq  minutes  après.  —  Monsieur,  lui  dit  Mazarin, 
je  vieus  de  rendre  un  grand  service  à  la  monarchie,  le  plus  grand  que  je  lui  aie  ja- 
mais rendu.  Vous  porterez  cette  lettre,  qui  en  fait  foi,  chez  Sa  Majesté  la  reine-mère, 
et  lorsqu'elle  vous  l'aura  rendue,  vous  la  logerez  dans  le  carton  B,  qui  est  plein  de 
documens  et  pièces  relatives  à  mon  service. 

Brienne  partit,  et  comme  cette  lettre  si  intéressante  était  décachetée,  il  ne  manqua 
pas  de  la  lire  en  chemin.  Il  va  sans  dire  que  Bernouin,  qui  était  bien  avec  tout  le 
monde,  s'approcha  assez  près  du  secrétaire  pour  pouvoir  lire  par-dessus  son  épaule. 
La  nouvelle  se  répandit  lians  le  château  avec  tant  de  rapidité  que  Mazarin  craignit  un 
instant  qu'elle  ne  parvint  aux  oreilles  de  la  reine  avant  que  M.  de  Brienne  lui  remît 
la  lettre  de  Louis  XIV.  Un  moment  après,  tous  les  ordres  étaient  donnés  pour  le 
départ,  et  M.  de  Condé  ayant  été  saluer  le  roi  à  sou  lever  [irétendu,  inscrivait 
sur  ses  tablettes  la  ville  de  Poitiers  comme  lieu  de  séjour  et  de  repos  pour  Leurs  Ma- 
jestés. 

Ainsi  se  dénouait  en  quelques  instans  une  intrigue  qui  avait  occupé  sourdement 
toutes  les  diplomaties  de  l'Europe.  Elle  n'avait  eu  cependant  pour  résultat  bien  clair 
et  bien  net  que  de  faire  perdre  à  un  pauvre  lieutenant  de  mousquetaires  sa  charge  el 
sa  fortune.  Il  est  vrai  qu'en  échange  il  gagnait  sa  liberté.  Nous  saurons  bientôt  com- 
ment M.  d'Artagnan  profita  de  la  sienne.  Pour  le  moment,  si  le  lecteur  nous  le  per- 
met ,  nous  devons  revenir  à  l'hôtellerie  des  Médicis  ,  dont  une  fenêtre  venait  de  s'ou- 
vrir au  moment  même  où  les  ordres  se  donnaient  au  château  pour  le  départ  du  roi. 
Cette  fenêtre  qui  s'ouvrait  était  celle  d'une  des  chambres  de  Charles  Le  malheureux 
prince  avait  passé  la  nuit  à  rêver,  la  tête  dans  ses  deux  mains  et  les  coudes  sur  une 
table,  tandis  que  Parry,  infirme  et  vieux,  s'était  endormi  dans  un  coin,  fatigué  de 
corps  et  d'esprit.  Singulière  destinée  que  celle  de  ce  serviteur  fidèle  ,  qui  voyait  recom- 
mencer, pour  la  deuxième  génération,  l'effrayante  série  de  malheurs  qui  avait  pesé 
sur  la  première.  Quand  Charles  II  eut  bien  pensé  à  la  nouvelle  défaite  qu'il  venait 


58  LES  MOUSQUETAIRES. 

dï'ijrouver,  quand  il  eut  bien  compris  l'isolement  complet  dans  lequel  il  venaii  de 
tomber  en  voyant  fuir  derrière  lui  sa  nouvelle  espérance ,  il  fut  saisi  comme  d'un 
vertige  et  tomba  renversé  dans  le  large  fauteuil  aux  bords  duquel  il  était  assis. 

Alors  Dieu  prit  en  pitié  le  malheureux  prince,  et  lui  envoya  le  sommeil ,  frère 
innocent  de  la  mort.  Il  ne  s'éveilla  donc  qu'à  six  heures  et  demie,  c'est-à-dire  quand 
le  soleil  resplendissait  déjà  dans  sa  chambre  ,  et  que  Parry,  immobile  dans  la  crainte 
de  le  réveiller,  considérait  avec  une  profonde  douleur  les  yeux  de  ce  jeune  homme 
déjà  rougis  par  la  veille,  ses  joues  déjà  pâlies  par  la  souffrance  et  les  privations.  Eutin 
le  bruit  de  quelques  chariots  pesans  qui  descendaient  vers  la  Loire  réveilla  Charles. 
Il  se  leva ,  regarda  autour  de  lui  comme  un  homme  qui  a  tout  oublié  ,  aperçut  Parry, 
lui  serra  la  main  et  lui  conunanda  de  régler  la  dépense  avec  maître  Gropole. 

Le  roi  monta  à  cheval.  Son  vieux  serviteur  en  fit  autant,  et  tous  deux  prirent  la 
route  de  Paris  sans  avoir  presque  rencontré  personne  sur  leur  chemin,  dans  les  rues 
et  dans  les  faubourgs  de  la  ville.  Livré  à  ses  sombres  pensées  le  malheureux  prince, 
couché  sur  son  dieval .  dont  il  abandonnait  les  rèues,  marchait  sous  le  soleil  chaud 
et  doux  du  mois  de  mai,  dans  lequel  la  sondjre  misanthropie  de  l'exilé  voyait  une 
dernière  insulte  à  sa  douleur. 


REJIEMBER. 

Un  cavalier  qui  passait  rapidement  sur  la  route  remontant  vers  Blois,  qu'il  venait 
de  quitter  depuis  une  demi-heure  à  peu  près,  croisa  les  deux  voyageurs  et,  tout 
pressé  qu'il  fût,  leva  son  chapeau  en  passant  près  d'eux.  Le  roi  lit  à  peine  attention  à 
ce  jeune  homme,  car  ce  cavalier  qui  les  croisait  était  un  jeune  homme  de  vingt- 
quatre  à  vingt-cinq  ans,  lequel  se  retournant  parfois,  faisait  des  signes  d'amitié  à  un 
homme  debout  devant  la  grille  d'une  belle  maison  ,  blanche  et  rouge,  c'est-à-dire  de 
briques  et  de  pierres,  à  toit  d'ardoises  ,  située  à  gauche  de  la  route  que  suivait  le  prince. 

Cet  homme  ,  vieillard  grand  et  maigre ,  à  cheveux  blancs ,  —  nous  parlons  de  celui 
qui  se  tenait  près  de  la  grille,  —  cet  homme  répondait  aux  signaux  <)ue  lui  faisait  le 
jeune  homme  jjar  des  signes  d'adieu  aussi  tendres  que  li's  eût  l'ails  un  père.  Le  jeune 
homme  finit  par  disparaître  au  premier  tournant  de  la  route  bordée  de  beaux  arbres, 
•  et  le  vieillard  s'apprêtait  à  rentrer  dans  la  maison ,  lorP(|ue  les  deux  voyageurs,  arrivés 
en  face  de  cette  grille,  attirèrent  son  attention. 

Le  roi ,  nous  l'avons  dit ,  cheminait  la  tête  baissée  ,  les  bras  inertes,  se  laissant  aller 
au  pas  et  presque  au  caprice  de  son  cheval ,  taudis  que  Parry,  derrière  lui ,  pour  se 
mieux  laisser  pénétrer  de  la  tiède  influence  du  soleil ,  avait  ùté  son  chapeau  cl  pro- 
menait ses  regards  à  droite  et  à  gauche  du  chemin.  Ses  yeux  se  reucoulrèrent  avec 
ceux  du  vieillard  ado.«sé  à  la  grille,  et  qui,  coiiune  s'il  eût  été  frappé  de  quelque  spec- 
lacle  étrange,  poussa  une  exclamation  et  lit  un  pas  vers  les  deux  voyageurs,  lie  Parry 
ses  yeux  se  portèrent  inmiédiatemenl  au  loi ,  sm-  lequel  ils  s'arrêtèrent  un  instant.  Cet 
examen,  si  rai)ide  qu'il  \'\i\,  se  relléla  à  l'inslaut  même  d'une  façon  visible  sur  les 
traits  du  grand  vieillard;  car  à  peine  eut-il  recoiuni  le  jiliis  jeune  îles  deux  voyageurs, 
(pi'il  joignit  d'aboid  les  mains  avec  une  respectueuse  surprise  el  levant  son  chapeau 
de  sa  tête  ,  salua  si  profondément ,  qu'on  eût  dit  qu'il  s'agenouillait. 

Celle  di'iiiiMisIralion  ,  si  distrait  ou  |i|iiliM  si  plongé  que  lïil  le  roi  dans  ses  réilexions, 
attira  sou  attention  à  linstanl  même.  Charles,  arrêtant  donc  sou  clievul  cl  se  retour- 


LE  VICOMTE  DE  BHAfiKLONNK.  S9 

liant  vers  Fair^,  —  Mon  Dieu!  Parry,  dit-il ,  quel  est  donc  cet  homme  qui  me  salue 
ainsi?  me  connailrail-il ,  par  hasard? 

Parry,  tout  agité  ,  tout  [làle,  avait  déjà  poussé  son  cheval  du  côté  de  la  grille.  —  Ah 
sire,  dil-il,  en  s'arrèlant  tout  à  coup  à  cinq  ou  six  pas  du  vieillard,  toujours  age- 
nouillé; sire,  vous  me  voyez  saisi  d'étonnemeni,  car  il  me  semble  que  je  reconnais  ce 
brave  homme  Eh  oui  !  c'est  bien  lui-même.  Voire  Majesté  permet  que  je  lui  parle! 
—  Sans  doute.  —  Est-ce  donc  vous,  monsieur  Grimaud?  demanda  Parry.  —  Oui, 
moi,  dit  le  grand  vieillard  en  se  redressant,  mais  sans  rien  perdre  de  son  attitude 
respectueuse. 

—  Sire,  dit  alors  Parry,  je  ne  m'étais  pas  trompé  ,  cet  homme  est  le  serviteur  du 
comte  de  la  Fère  ,  el  le  comte  de  la  Fère  ,  si  vous  vous  en  souvenez,  est  ce  digne  gen- 
tilhomme dont  j'ai  parlé  si  souvent  à  Voire  Majesté ,  que  le  souvenir  doit  en  être  resté , 
non-seulement  dans  son  esprit ,  mais  encore  dans  son  cœur.  —  Celui  (fiii  assista  le  roi 
mon  père  à  ses  derniers  raornens?  demanda  Charles.  Et  Charles  tressaillit  visiblement 
à  ce  souvenir.  —  Justement,  sire.  —  Hélas!  dit  Charles.  Puis,  s'adressant  à  Grimaud, 
dont  les  yeux  vifs  et  iutelligens  semblaient  chercher  à  deviner  sa  pensée, — Monauii, 
dcmanda-t-il,  votre  maître,  monsieur  le  comte  de  la  Fère  ,  habilerail-ii  dans  les  en- 
virons? —  Là,  répondit  Grimaud  en  désignant  de  son  bras  étendu  en  arrière  la  grille 
de  la  maison  blanche  et  rouge.  —  Et  M.  le  comte  de  la  Fère  est  chez  lui  en  ce  mo- 
ment? —  Au  fond ,  sous  les  marronniers.  —  Parry,  dit  le  roi ,  je  ne  veux  pas  manquer 
cette  occasion  si  précieuse  pour  moi  de  remercier  le  gentilhomme  auquel  notre  maison 
doit  im  si  bel  exemple  de  dévouement  et  de  générosité.  Tenez  mon  cheval,  mon  ami, 
je  vous  prie. 

Et  jetant  la  bride  aux  mains  de  Grimaud  ,  le  roi  entra  tout  seul  chez  Alhos  ,  comme 
un  égal  chez  son  égal.  Il  laissa  donc  la  maison  à  gauche ,  et  marcha  droit  vers  l'allée 
des  marronniers  désignée  par  Grimaud.  La  chose  était  facile;  la  cime  de  ces  grands 
arbres,  déjà  couverts  de  feuilles  et  de  Heurs,  dépassait  celle  de  Ions  les  autres.  En  ar- 
rivant sous  les  losanges  lumineux  et  sombres  tour  à  tour,  qui  diapraienl  le  sol  de  cette 
allée  selon  les  caprices  de  leur  voûte  plus  ou  moins  feuillée ,  le  jeune  prince  aperçut 
un  genlilhonune  qui  se  promenait  les  bras  derrière  le  dos  et  paraissant  plongé  dans 
une  sereine  rêverie.  Sans  doute  il  s'était  fait  souvent  redire  comment  était  ce  gentil- 
homme ,  car  sans  hésitation  Charles  II  marcha  droit  à  lui. 

Au  bruit  de  ses  pas,  le  comte  de  la  Fère  releva  la  tète,  el  voyant  un  inconnu  à 
la  lourimre  élégante  et  noble  qui  se  dirigeait  de  son  côté ,  il  leva  son  chapeau  de 
dessus  sa  tête  et  attendit.  A  quelques  pas  de  lui,  Charles  II  de  son  côté  mit  le  cha- 
peau à  la  main.  Puis,  comme  pour  répondre  à  l'inlerrogaiion  muette  du  comte, — 
Monsieur  le  comte,  dit-il.  je  viens  accomplir  près  de  vous  un  devoir.  J'ai  de|)uis 
longtemps  l'expression  d'une  reconnaissance  profonde  à  vous  apporter.  Je  suis 
Charles  H,  lils  de  Charles  Stuart,  qui  régna  sur  l'Angleterre  et  mourut  sur  l'écha- 
faml. 

A  ce  nom  illustre ,  Athos  sentit  courir  un  frisson  dans  ses  veines  ,  mais  à  la  vue  de 
ce  jeune  prince  debout,  découvert  devant  lui  et  lui  tendant  la  main,  deux  larmes 
vinrent  un  instant  troubler  le  limpide  azur  de  ses  beaux  yeux.  Il  se  courba  respec- 
tueusement. Mais  le  prince  lui  prit  la  main. — Voyez  comme  je  suis  malheureux, 
monsieur  le  comte ,  dit  Charles  :  il  a  fallu  que  ce  fût  le  hasard  qui  me  rapprochât  de 
vous.  Hélas  !  ne  devrais-je  pas  avoir  près  de  moi  les  gens  que  j'ainie  et  que  j'honore  , 
tandis  que  j'en  suis  réduit  à  conserver  leurs  services  dans  mon  coeur,  et  leurs  noms 
dans  ma  mémoire,  si  bien  que  sans  votre  serviteur  qui  a  reconnu  le  mien,  je  passais 
devant  votre  porte  comme  devant  celle  d'un  étranger. 


60  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  C'esl  vrai ,  dit  Allios  répondant  avec  la  voix  à  la  première  parlie  de  la  phrase  du 
prince  el  avec  un  saiul  à  seconde;  c'est  vrai.  Votre  Majesié  a  vu  de  bien  mauvais 
jours,  —  El  les  plus  mauvais  ,  hélas  !  répondit  Charles  .  sont  pent-èlre  encore  à  venir. 
—  Sire,  espérons.  — Comte  ,  comte  !  continua  Charles  en  secou  mt  la  lélc  ,  j'ai  espéré 
jusqu'à  hier  soir,  et  c'était  d'un  bon  chrétien  ,  je  vous  le  jure.  Alhos  regarda  le  roi 
comme  pour  l'interroger. 

—  Oh  !  l'histoire  est  facile  à  raconter,  dit  Charles  H  :  proscrit ,  dépouillé  ,  dédaigné, 
je  me  suis  résolu ,  malgré  toutes  mes  répugnances,  à  tenter  une  dernière  fois  la  for- 
tune. N'esl-il  pas  écrit  là-haut  que  ,  pour  noire  famille,  tout  bonheur  et  tout  malheur 
viendront  élernellement  de  la  France!  Vousen  savez  quelque  chose,  nous.  Monsieur 
qui  êtes  un  des  Français  que  mon  malheureux  père  trouva  au  pied  de  son  échafaud 
le  jourde  sa  mort,  après  les  avoir  trouvés  à  sa  droite  les  jours  de  balaille. 

—  Sire,  dit  modestement  Alhos,  je  n'étais  pas  seul,  et  mes  compagnons  et  moi 
avons  fait,  dans  celle  circonstance,  notre  devoir  de  gentilshommes,  et  voilà  tout. 
Mais  Votre  Majesié  allait  me  faire  l'honneur  de  me  raconter...  — C'est  vrai.  J'avais 
la  protection,  pardon  de  mon  hésitation,  comte,  mais  pour  un  Stuart ,  vous  com- 
prendrez cela,  vous  qui  comprenez  toutes  choses ,  le  mot  est  dur  à  |)rononcer  ;  j'avais, 
dis-je ,  la  protection  de  mon  cousin  le  stathouder  de  Hollande  :  mais  sans  l'interven- 
tion ,  ou  tout  au  moins  sans  l'autorisation  de  la  France,  le  slathouder  ne  veut  pas 
prendre  d'inilialive.  Je  suis  donc  venu  demander  celle  autorisation  au  roi  de  France, 
qui  m'a  refusé  — Le  roi  vous  a  refusé  ,  sire  "i*  —  Oh  !  pas  lui;  toute  justice  doit  être 
rendue  à  mon  jeune  frère  Louis  ;  mais  M.  de  Mazarin. 

Athos  se  mordit  les  lèvres.  —  Vous  trouvez  peut-être  que  j'eusse  dû  m'attendra  à  ce 
refus,  dil  le  roi,  qui  avait  remarqué  le  mouvement.  — C'était  en  etfet  ma  pensée, 
sire,  répliqua  respectueusement  le  comte;  je  connais  cet  Italien  de  longue  main. — 
Alors  j'ai  résolu  de  pousser  la  chose  à  bout  et  de  savoir  tout  de  suite  le  dernier  mol  de 
ma  destinée,  j'ai  dil  à  mon  frère  Louis  que  ,  pour  ne  compromettre  ni  la  France  ni  la 
Hollande  ,  je  tenterais  la  fortune  moi-même  en  personne  ,  comme  j'ai  déjà  fait ,  avec 
deux  cents  gentilshommes,  s'il  voulait  me  les  donner,  et  un  million,  s'il  voulait  me 
le  prêter.  —  Eh  bien  ,  sire'? —  Eh  bien  ,  Monsieur,  mon  frère  Louis  m'a  refusé.  Vous 
voyez  donc  bien  que  tout  est  perdu.  — Voire  Majesté  me  permettra-t-clle  de  lui  ré- 
pondre par  un  avis  contraire?  Sire,  j'ai  toujours  vu  que  o'élait  dans  les  positions  dé- 
sespérées qu'éclatent  tout  à  coup  les  grands  revircmens  de  fortune. 

—  Merci,  comte,  il  est  beau  de  retrouver  des  cœurs  comme  le  vôtre ,  c'est-à-dire 
assez  confians  en  Dieu  et  dans  la  monarchie  pour  ne  jamais  désespérer  d'une  fortune 
royale ,  si  bas  qu'elle  soit  lonibée.  Malheureusement  rien  ne  me  sauvera  maintenant. 
Et  tenez ,  mon  ami ,  j'étais  si  bien  convaincu  ,  que  je  prenais  la  roule  de  l'exil  avec 
mon  vieux  Parry  :  je  retournais  savourer  mes  poignantes  douleurs  dans  ce  petit  ermi- 
tage que  m'odh'  la  llullande.  Là  ,  croyez-moi,  comte  ,  tout  sera  bientôt  lini ,  el  la  mort 
viendra  vite  ;  elle  est  appelée  si  souvent  par  ce  corps  que  ronge  l'àme  el  par  cette  âme 
qui  as|)ire  aux  cieux  ! 

—  Voire  Majesié  a  une  mère ,  une  sœur,  des  frères ,  Voire  Majesté  est  le  chef  de  lu 
raiiiille,  elle  doit  donc  demander  à  Dieu  une  longue  vie  au  lieu  de  lui  di-niander  une 
pnitnple  morl.  Votre  Majesté  est  proscrite  ,  fugitive ,  mais  elle  a  son  droit  pour  elle  , 
elle  doit  donc  aspirer  aux  combats,  aux  dangers,  aux  allaires  et  non  pas  au  repos  des 
cieux.  —  Comte,  dil  Charles  11  avec  un  soiu'ire  d'indéliuissable  tristesse,  avcz-vous 
cnlciidu  dire  jamais  qu'un  roi  ail  reconquis  son  royaume  avec  un  serviteur  de  l'âge 
de  Parry  et  avec  trois  rcnts  écus  que  ce  serviteur  porte  dans  sa  bourse  'i*  —  Non,  sire, 
mais  j'ai  entendu  dire,  et  même  plus  d'une  fois,  qu'un  roi  détrôné  reprit  son  royaume 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  61 

avec  une  volonlé  ferme ,  de  la  persévérance,  des  amis  et  un  million  de  francs  iialiile- 
ment  employés.  — Mais  vous  ne  m'avez  donc  pas  compris?  Cemillion  je  l'ai  demande 
à  mon  frère  Louis  ,  qui  me  l'a  refusé. 

—  Sire,  dit  Alhos,  Voire  Majesté  veut-elle  m'accorder  quelques  miiuiles  encore  et 
écouter  attentivement  ce  qui  me  reste  à  lui  dire? 

Charles  II  regarda  fixement  le  comte  de  la  Fère.  —  Volontiers.  Monsieur,  dil-il.  — 
Alors  je  vais  montrer  le  chemin  à  Votre  Majesté  ,  reprit  le  comte  en  se  dirij;eant  vers 
la  maison.  Et  il  conduisit  le  roi  vers  son  cabinet  et  le  lit  asseoir.  — Sire,  dit-il,  Votre 
Majesté  m'a  dit  tout  à  l'heure  qu'avec  l'état  des  choses  en  Angleterre  un  million  lui 
suffirait  pour  reconquérir  son  royaume?  — Pour  le  tenter  du  moins,  et  pour  moumr 
en  roi  si  je  ne  réussissais  pas. —  Eh  bien  ,  sire,  que  Votre  Majesté,  selon  la  promesse 
qu'elle  m'a  faite,  veuille  bien  écouter  ce  qui  me  reste  à  lui  dire. 

Charles  fit  de  la  tète  un  signe  d'assentiment.  Alhos  marcha  droit  à  la  porte,  dont  il 
ferma  le  verrou  après  avoir  regardé  si  personne  n'écoulait  aux  environs,  et  revint. — 
Sire,  dit-il,  Votre  Majesté  a  bien  voulu  se  souvenir  que  j'avais  prêté  assistance  au 
très-noble  et  très-malheureux  Charles  I"  ,  lorsque  ses  bourreaux  le  conduisirent  de 
Saint-James  à  While-Hall.  — Oui  ,  certes ,  je  me  suis  souvenu  et  me  souviendrai  tou- 
jours —  Sire,  c'est  une  lugubre  histoire  à  entendre  pour  un  fils,  qui  sans  doute  se 
l'est  déjà  fait  raconter  bien  des  fois;  mais  cependant  je  dois  la  redire  à  Votre  Majesté  sans 
en  omettre  un  détail.  —  Parlez,  Monsieur.  —  Lorsque  le  roi  voire  père  monta  sur 
l'échafaud  ,  ou  plutôt  passa  de  sa  chambre  à  l'échafaud  dressé  hors  de  sa  fenêtre;  tout 
avait  été  préparé  pour  sa  fuile.  Le  bourreau  avait  été  écarté  ;  un  trou  pratiqué  sous  le 
plancher  de  son  appai  tenient.  Enfin ,  moi-môme,  j'étais  sous  la  voûte  funèbre  ,  que 
j'entendis  tout  à  coup  craquer  sous  ses  pas.  —  Parry  m'a  raconté  ces  terribles  détails, 
Monsieur.  Athos  s'inclina  et  reprit: — Voici  ce  qu'il  n'a  pu  vous  raconter,  sire;  car  ce  qui 
suit  s'est  passe  entre  Dieu,  votre  père  et  moi,  et  jamais  la  révélation  n'en  a  été  faite, 
même  à  mes  plus  chers  amis  :  «  Éloigne-loi ,  dit  l'auguste  palieiil  au  bourreau  mas- 
«  que  ;  ce  n'est  que  pour  un  instant ,  et  je  sais  que  je  t'appartiens;  mais  souviens-toi 
«  de  ne  frapper  qu'à  mon  signal.  Je  veux  faire  librement  ma  prière.  »  Le  roi  d'An- 
gleterre ajouta  :  «  Tu  ne  me  frapperas,  eiitends-tu  bien  ,  que  lorsque  je  tendrai  les 
bras  en  disant  :  Remember  !  »  —  En  effet,  dit  Charles  d'une  voix  sourde,  je  sais  que 
c'est  le  dernier  mot  prononcé  |)ar  mon  malheureux  père;  mais  dans  quel  but,  pour 
qui?  —  Pour  le  gentilhomme  français  placé  sous  son  échafaud.  —  Pour  lors,  à  vous , 
Monsieur?  —  Oui,  sire,  et  chacune  des  paroles  qu'il  a  dites  à  travers  les  planches 
de  l'échafaud  recouvertes  d'un  drap  noir,  retentissent  encore  à  mon  oreille.  Le  roi 
mit  donc  un  genou  en  terre.  «  Comte  de  la  Fère,  dit-il,  étes-vous  là?  »  —  Oui,  sire, 
répondis-je  Alors  le  roi  se  pencha. 

Charles  II,  lui  aussi ,  toul  palpitant  d'intérêt,  tout  brillant  de  douleurs,  se  penchait 
vers  Alhos  pour  recueillir  une  à  une  les  premières  paroles  que  laisserait  échapper  le 
comte.  —  Alors ,  continua  le  comie  ,  le  roi  se  penclia.  »  Comte  de  la  Fère  ,  dit-il ,  je 
«  niai  pu  être  sauvé  par  toi.  Je  ne  devais  pas  l'être.  Maintenant,  dussé-je  commettre 
«  un  sacrilège  ,  je  te  dirai  :  Oui ,  j'ai  parlé  aux  hommes  ;  oui ,  j'ai  parlé  à  Dieu  ,  et  je  te 
«  parle  à  loi  le  dernier.  Pour  soutenir  une  cause  que  j'ai  crue  sacrée,  j'ai  perdu  le 
«  trône  de  mes  pères  et  diverti  l'héritage  de  mes  enfans   » 

Charles  II  cacha  son  visage  entre  ses  mains  ,  et  une  larme  dévorante  glissa  entre  ses 
doigts  blancs  et  amaigris.  «  Un  million  en  or  me  reste,  conliuua  le  roi.  Je  l'ai  enterré 
«  dans  les  caves  du  château  de  Newcastle  au  moment  ou  j'ai  quitté  celle  ville.  » 

Charles  releva  sa  fêle  avec  une  expression  de  joie  douloureuse  qui  eùl  arraché  des 
sanglots  à  quiconque  connaissait  cette  immense  infortune.  —  Un  million  1  murniuia- 


65  LES  MOUSQUETAIRES. 

t-ii ,  oh!  comie!  —  «Cet  argent,  loi  seul  sais  qu  il  existe,  fais-en  usage  quand  tu  croiras 
«  qu'il  eu  est  temps  pour  le  plus  grand  bien  de  mon  fils  aîné.  Et  maintenant,  comte 
«  de  la  Féro,  dis-moi  adieu  1  »  — Adieu,  adieu,  sire,  m'ccriai-je. 

Charles  II  se  leva  et  alla  appuyer  son  front  brûlant  à  la  fenêtre.  —  Ce  fut  alors  , 
continua  Athos,  que  le  roi  prononça  le  mot  remember  adressé  à  moi.  Vous  voyez,  sire, 
que  je  me  suis  souvenu. 

Le  roi  ne  put  résister  à  son  émotion.  Athos  vit  le  mouvement  de  ses  deux  épaules 
qui  ondulaient  convulsivement.  11  entendit  les  sanglots  qui  brisaient  sa  poitrine  au 
passage.  Il  se  lut,  suffoqué  lui-même  par  le  flot  de  souvenirs  amers  qu'il  venait  de 
soulever  sur  cette  tète  royale. 

Charles  II,  avec  un  violent  effort,  quitta  la  fenêtre,  dévora  ses  larmes  et  revint 
s'asseoir  auprès  d'Alhos.  —  Sire,  dit  celui-ci,  jusqueaujourd'hui  j'avais  cru  que  l'heure 
n'était  pas  encore  venue  d'employer  cette  dernière  ressource,  mais  les  yeux  fixés  sur 
l'Angleterre,  je  sentais  qu'elle  approchait.  Demain  j'allais  m'informer  en  quel  lieu  du 
monde  était  Votre  Majesté  ,  et  j'allais  aller  à  elle.  Elle  vient  à  moi ,  c'est  une  iudijation 
que  Dieu  est  pour  nous. 

—  Monsieur,  dit  Charles  d'une  voix  encore  étranglée  par  l'émotion ,  vous  êtes  pour 
moi  ce  que  serait  un  ange  envoyé  par  Dieu  ;  vous  êtes  mon  sauveur  suscité  de  la  tombe 
par  mou  i)ère  lui-même;  mais  croyez-moi ,  depuis  dix  années  les  guerres  civiles  ont 
passé  sur  mon  pays ,  bouleversant  les  hommes,  creusant  le  sol  ;  il  n'est  probablenieul 
pas  plus  resté  d'or  dans  les  entrailles  de  ma  terre  que  d'amour  dans  les  cœurs  de  mes 
sujets.  —  Sire,  l'endroit  où  Sa  Majesté  a  enfoui  le  million  est  bien  connu  de  moi.  et 
nul ,  j  en  suis  bien  certain,  n'a  pu  le  découvrir.  D'ailleurs  le  château  de  Newcastle 
est-il  donc  entièrement  écroulé'/  l'a-t-on  démoli  pierre  à  pierre  et  déraciné  du  sol 
jusqu'à  sa  dernière  iibre  ?  —  Non ,  il  est  encore  debout ,  mais  en  ce  moment  le  général 
Monk  l'occupe  et  y  campe  Le  seul  endroit  où  m'attend  un  secours,  où  je  possède  une 
ressource  ,  vous  le  voyez ,  est  envahi  par  mes  ennemis.  —  Le  général  Monk  ,  sire ,  no 
peut  avoir  découvert  le  trésor  dont  je  vous  parle.  —  Oui,  mais  dois-je  aller  me  li\rer 
à  Monk  pour  le  recouvrer,  ce  Irésor?  Ah  !  vous  le  voyez  donc  bien ,  comte,  il  faut  en 
linir  a\ec  la  destinée,  puisqu'elle  me  terrasse  à  chaque  fois  que  je  me  relève.  Que  faire 
avec  Fariy  [lour  tout  serviteur,  avec  Parry,  que  Monk  a  déjà  chassé  une  fois'/  Non, 
non  ,  comte ,  acceptons  ce  dernier  coup. 

—  Ce  que  Votre  Majesté  ne  peut  faire,  ce  que  Parry  ne  peut  plus  tenter,  croyez- 
vous  que  moi  je  puisse  y  réussir'/  —  Vous  !  vous,  cnmic,  vous  iriez  !  —  Si  cela  ]ilaît 
à  Votre  Majesté,  dit  Alhos  en  saluant  le  roi,  oui,  j'irai,  sire.  — V'ous  si  heureux 
ici,  comte  I  — Je  ne  suis  jamais  heureux,  sire,  tant  qu'il  me  reste  un  devoir  à  accom- 
plir, et  c'est  un  devoir  suprême  que  m'a  légué  le  roi  votre  père  de  veiller  sur  votre 
fortune  et  de  faire  un  emploi  royal  de  son  argent.  Ainsi ,  que  Voire  Majesté  me  fasse 
un  signe,  et  je  pars  avec  elle. 

Ah!   Monsieur,   dit  le  roi,  oubliant  toute  éliquclte  royale  et  se  jetant  au  cou 

d'Alhos,  vous  me  ]iroiivcz  qu'il  y  a  un  Dieu  au  ciel ,  et  que  ce  Dieu  envoie  parfois  des 
messagers  aux  malheureux  ipii  gémissent  sur  celle  terre. 

Athos,  tout  ému  de  cet  clan  du  jeune  homme  ,  le  remercia  avec  un  profond  res- 
pect ,  et  s'approchant  de  la  fenêtre  :  —  Grimaud,  dit-il,  mes  chevaux.  —  Couunent  ! 
ainsi  tout  de  suite!  dit  le  roi.  Ah  !  Monsieur,  vous  êles  en  vérité,  un  honwuc  mer- 
veilleux.   Sire ,  dit  Athos ,  je  ne  connais  rien  de  jiliis  presse  (jue  le  service  d"-  Votre 

i\|,,ii.s(,'.. Quel  honunc!   murmura  le  roi.   Puis  après  un  instant  de   réilexiou  :  — 

Mais  non,  comte,  je  ne  puis  vous  exposer  à  de  pareilles  privations.  Je  n'ai  rien  pour 
ivcomponsor  «le  pareils  services    —  It.ili  !  dit  en  ri.int  Alhos,  Votre  Majeslé  nie  raille, 


LE  VICOMTE  DE  BRAGEF.ONNE. 


63 


elle  a  un  million.  Ah  !  que  ne  suis-je  riche  seulement  de  la  moitié  de  cette  somme, 
j'aurais  déjà  levé  un  régiment  Mais,  Etieu  merci,  il  me  reste  encore  quelques  rou- 
leaux d'or  et  quelques  diamans  de  t'amilie.  Votre  Majesté  ,  je  l'espère,  daitrnera  par- 
tager avec  un  serviteur  dévoué.  —  Avec  un  ami.  Oui,  comte  ,  mais  à  condition  qu'à 
sou  tour  cet  ami  partagera  avec  moi  plus  tard.  —  Sire,  dit  Athos  en  ouvrant  une 
cassette,  de  laquelle  il  tira  de  l'or  et  des  bijoux,  voilà  maintenant  que  nous  sommes 
trop  riches.  Heureusement  que  nous  nous  trouverons  quatre  contre  les  voleurs 

La  joie  lit  affluer  le  sang  aux  joues  pâles  de  (Jlharles  H.  11  vit  s'avancer  jusqu'au 
péristyle  deux  chevaux  d'Alhos,  conduits  par  Grimaud,  qui  s'était  déjà  botté  pour  la 
route.  —  Blaisois.  cette  lettre  au  vicomte  de  Bragelonne  Pour  tout  le  monde  je  suis 
allé  à  Paris.  Je  vous  confie  la  maison,  Blaisois.  Blaisois  s'inclina,  embra.ssa  (jrimaud 
et  l'erma  la  grille. 


.-    "-N^^ 


64 


LES  MOUSQUETAIUES. 


CK    QUE   D'ARTAGNAN   VENAIT  FAIRE   A   PARIS. 


E  ne  fut  pas  sans  une  mélancolie  qui  pouvait  à  lion  droit 
passer  pour  une  de  ses  plus  sombres  humours ,  que  d'Arla- 
gnan  quitta  le  cliâleau  de  Blois.  La  lêle  baissée,  l'œil 
tixe.  il  laissait  pendre  ses  jambes  sur  chaque  liane  de 
son  cheval  et  se  disait,  dans  celle  vague  rêverie  qui 
monte  parfois  à  la  plus  sublime  éloquence  :  —  Plus 
d'amis,  plus  d'avenir,  plus  rien!  Mes  forces  sont  brisées, 
comme  le  faisceau  de  l'amilié  passée  !  Oh  !  la  vieillesse 
arrive,  froide,  inexorable;  elle  enveloppe  de  son  crêpe 
funèbre  tout  ce  qui  reluisait,  tout  ce  qui  embaumait  dans 
ma  jeunesse,  puis  elle  jelle  ce  doux  fardeau  sur  son  épaule  et  le  porte  avec  le  resie 
dans  ce  gouDre  sans  fond  de  la  mort.  Un  frisson  serra  le  cœur  du  (iascon.  si  brave  et 
si  fort  contre  tous  les  malheurs  de  la  vie,  et  pendant  quelques  momens  les  nuages 
lui  parurent  noirs,  la  (erre  glissante  et  glaiseuse  comme  celle  des  cimetières.  —  Où 
vais-je?...  se  dit-il:  que  veux-je  faire?.  .  Seul...  tout  seul,  sans  famille,  sans  amis... 
Bah!  s'écria-l-il  tout  ;i  coup.  El  il  piqua  des  deux  sa  moulure,  ipii  profita  de  la 
permis.sion  pour  montrer  sa  gaîlé  par  un  temps  de  galop  qui  absoriia  deux  lieues. 
—  A  Paris!  se  dit  d'Arlagnan.  Et  le  lendemain  il  descendit  à  Paris.  Il  avait  rais 
dix  jours  à  faire  ce  voyage. 

Le  lieutenant  mil  pied  à  terre  devant  une  boutique  de  la  rue  des  Luniiiards.  à 
l'enseigne  du  Pilon-d'Or.  Un  honmie  de  bonne  mine,  portant  un  tablier  blanc  et 
caressant  sa  moustache  grise  avec  une  bonne  grosse  main,  poussa  un  cri  de  joie  eu 
apercevant  lecheval  ]m'.  —  Monsieur  le  chevalier,  dil-il .  ah  !  c'est  vous!  —  lioninui-. 
F'iaiichet,  répondit  d'Ai'tagnan  en  faisant  le  gros  dos  poui-  entr<M'  dans  la  lioutiquc.  — 
Vile.  quel(]u'iui,  cria  Planchet,  pour  le  cheval  de  M.  d'Arlagnan.  cpiclqu'un  pour  sa 
chaudire.  (luekpi'un  pour  son  souper!  —  Merci,  Planche!;  bonjour,  mes  enfans,  dit 
d'Arlagnan  aux  garçons  empressés.  —  Vous  ]ieriiictlc/.  (pie  j'expédie  ce  café,  celle 
mélasse  el  ces  raisins  cuils?  dit  Planchel:  ils  sonl  destinés  à  l'oltice  de  M.  le  surin- 
lendant.  C'esl  l'alfairc  d'un  monicnl.  puis  nous  souperons.  —  Fais  que  nous  soiipions 
seuls,  dit  d'Arlagnan:  j'ai  à  le  jiarler.  Planchel  regarda  son  ancien  maître  d'une 
façon  signilirative.  — Oh!  lraii(|nillise-toi .  ce  n'est  rien  (|ue  d'agiéable.  dit  d'Arla- 
gnan. —  'l'ant  mieux!  tant  mieux!... 

Et  Planchel  respira,  tandis  que  d'Arlagtian  s'as.scvail  lorl  simplcuuul  dans  la  bou- 
tique sur  une  balle  de  bouchons,  et  prenait  connaissance  des  localités.  La  boutique 
était  bien  garnie  ;  on  respirait  là  un  parfiun  de  gingembre ,  de  candie  el  de  poivre 
pilé  qui  lit  éteruncr  d'Arlapiaii.  I.is  garrous  ,  bcnrcnv  d'èlrc  aux  lôtésd'un  liouwne 
de  guerre  aussi  renoinnié,  il'ini   liciili  nanl   île  mouscpictaires   i|iii  apjiriM  li;iil  la  per- 


LE  VICUxMTE  DE  BRAGELONNE.  (55 

sonne  ilu  roi.  su  niiroiU  ù  Iravailler  avec  un  enthousiasme  qui  tenait  du  (iéliru  ,  et  à 
servir  les  pratiques  avec  une  précipiialion  ilédaigueuse  que  plus  d'une  remarqua. 

Plancliet  encaissait  l'argent  et  l'aisail  ses  comptes  entrecoupés  de  politesses  à  l'adresse 
de  son  ancien  maître.  Plancliet  avait  avec  ses  cliens  la  parole  brève  el  la  familiarité 
hautaine  du  marchand  riche  qui  sert  tout  le  monde  mais  n'attend  persoruie.  D'Arta- 
gnan  observa  cette  nuance  avec  un  plaisir  que  nous  analyserons  plus  tard.  Il  vil  peu 
à  peu  la  nuit  venir,  et  enlui  Planchel  le  conduisit  dans  une  chambre  du  premier 
étage,  où,  parmi  les  ballots  et  les  caisses,  une  table  fort  proprement  servie  attendait 
deux  convives. 

D'Artagnan  profita  de  ce  moment  de  répit  pour  considérer  la  figure  de  Planchet,  qu'il 
n'avait  pas  vu  depuis  un  an.  L'intelligent  Planchet  avait  pris  du  ventre,  mais  sou 
visage  n'était  pas  boursoutlé.  Son  regard  brillant  jouait  encore  avec  f^icilité  dans  ses 
orbites  profondes  ,  et  la  graisse ,  qui  nivelle  toutes  les  saillies  caractéristiques  du 
visage  humain,  n'avait  encore  touché  ni  à  ses  pommettes  saillantes,  indice  de  ruse 
et  de  cupidité,  ni  à  son  menton  aigu,  indice  de  finesse  et  de  persévérance.  Planchet 
trônait  avec  autant  de  majesté  dans  sa  salle  à  manger  que  dans  sa  boutique.  Il  offrit  à 
son  maitre  un  repas  frugal,  mais  tout  parisien  :  le  rôti ,  cuit  au  four  du  boulanirer, 
avec  les  légumes,  la  salade  et  le  dessert,  emprunté  à  la  boutique  même.  Lt'Arlagnan 
trouva  bon  que  1  épicier  eût  tiré  de  derrière  les  fagots  uue  bouteille  de  ce  \in  d  Anjou 
qui ,  durant  toulc  la  vie  de  d'Artagnan,  avait  été  sou  vin  de  prétliiection. 

—  Autrefois,  Monsieur,  dit  Planchet  avec  un  sourire  plein  de  bonhomie,  c'était  moi 
qui  vous  buvais  votre  vin  ;  maintenant  j'ai  le  bonheur  que  vous  buviuz  le  mien. — Et 
Dieu  myrci  ,  ami  Planchet.  je  le  boirai  encore  longtem[)S,  j'es[iére,  car  à  présent  me 
voilù  libre.  —  Libre  I  Vous  avez  un  congé,  .Monsieur'.'  —  Illimité!  —  Vous  quittez  le 
service?  dit  Planchet  stupéfait.  —  Uui ,  je  me  repose.  —  Et  le  roi?  s'écria  Planchet 
qui  ne  pouvait  sup[iosei'  que  le  roi  pût  se  passer  des  services  d  un  homme  tel  inie 
d  Arlagnan^  —  Le  roi  cherchera  fortune  ailleurs...  .Mais  nous  avons  bien  soupe  ,  tu  es 
eu  venie  de  saillies,  tu  m'e.vciles  à  te  faire  des  co.ilidences ,  ouvre  doue  tes  oreilles. 
—  J  ouvre. 

Et  Planchet,  avec  un  rire  plus  franc  que  malin,  décoiQ'a  une  bouteille  de  \iu 
blanc.  —  Laisse-moi  ma  raison  seulement.  — Uh  1  quand  vous  perdiez  la  tête,  vous 
iMousieur...  — Maintenant  ma  tète  est  a  moi,  Plancliet,  et  je  prétends  la  ménager  plus 
que  jamais.  D'abord,  causons  tinaiicc  ..  Corameut  se  porte  noire  argent? — Amer- 
veille,  Monsieur.  Les  vingt  mille  livres  que  j'ai  reçues  de  vous  sont  placées  toujours 
dans  mon  commerce,  oii  elles  rapportent  neuf  pour  cent.  Je  vous  eu  donne  sept,  je 
gagne  donc  sur  vous.  —  Et  tu  es  toujours  coulent?  —  Enchanté.  Vous  m'en  apportez 
d'autres? — Mieu,\  que  cela...  mais  en  as-tu  donc  besoin?  —  Oh!  que  non  pas.  Chacun 
m'en  veu!  conlier  à  présent.  J'étends  mes  atl'aires. —  C'était  ton  projet.  — Je  fais  un 
peu  de  banque...  J'achète  les  marchandises  de  mes  confrères  nécessiteux  ,  je  prèle  de 
l'argent  à  ceux  qui  sont  gênés  pour  les  remboursemens.  —  Sans  usure?...  —  Oh! 
Monsieur,  la  semaine  passée  j'ai  eu  deux  rendez-vous  au  boulevard  pour  ce  mot  que 
vous  venez  de  prononcer.  — Tudieu  !  quelle  banque  tu  fais!  dit  d'.\rtagnau.  — Au- 
dessus  de  treize  pour  cent ,  je  me  bats,  répliqua  Planchet  ;  voilà  mon  caractère.  —  Ne 
prends  que  douze,  dit  d'Artagnan  ,  et  appelle  le  reste  prime  el  courtage.  — Vous  avez 
raison.  Monsieur.  Mais  voire  alfaire?  —  .\hl  Planchet,  c'est  bien  long  el  bien  diffi- 
cile à  dire.  —  Dites  toujours. 

D  Arlagnan  se  gratla  la  moustache  conuiie  un  homme  embarrassé  de  sa  confidence 
et  défiant  du  confident.  —C'est  un  placement?  demanda  Planchet.  —  .Mais,  oui.  — 
D'un  beau  produil? — D'un  joli  produit  :  quatre  cents  pour  cent,  Planchel. 

T.  1.  3 


66  LES  MOUSQUETAIRES. 

Planchet  donna  un  coup  de  poing  sur  la  table  avec  lanl  de  raideur  que  les  bouleilles 
(11  bondirent  comme  si  elles  avaient  peur.  — Est-ce  Dieu  possible? —  .le  crois  qu'il  y 
aura  plus,  dit  froidement  d'Arlagnan,  mais  enliii  j'aiuK'  mieux  dire  moins.  —  Ab  ! 
diable!  lit  Plaucbet  se  rapprocbant...  Mais,  Atonsieui-,  c'est  magnifique  !...  Peut-on 
mettre  beaucoup  d'argent  ?  —  ^'ingl  mille  livres  cbacun  ,  Planchet.  —  C'est  tout  votre 
avoir,  Monsieur.  Pour  combien  de  temps?  —  Pour  un  mois.  —  Et  cela  nous  donnera? 
— Cinquante  mille  livres  chacun;  compte. — C'est  mouslrueux '.,..  Il  faudra  se  bien 
battre  ,  pour  un  taux  comme  celui-là? -—Je  crois  en  ell'et  qu  il  se  faudra  battre  pas 
mal,  dit  d'Arlagnan  avec  la  même  tranquillité;  mais  cette  fois,  Planchet,  nous 
sommes  deux ,  et  je  prends  les  coups  pour  moi  seul.  —Monsieur,  je  ne  soulfrirai  pas... 

—  Planchet ,  tu  ne  peux  en  être  ,  il  le  faudrait  quitter  ton  commerce.  —  Lalfaire  ue 
se  fait  pas  à  Paris?  —  Non.  —  Ab  !  à  l'étranger?  — En  Angleterre. — Pays  de  spécula- 
tion ,  c'est  vrai ,  dit  Planche!...  Pays  que  je  connais  beaucoup...  Quelle  sorte  d'affaire, 
Monsieur,  sans  trop  de  curiosité?  —  Planchet,  c'est  une  restauratiou.  —  De  monu- 
iiieus?  —  Oui,  de  monuinens  ;  nous  restaurerons  Wbile-Hall.  — C'est  important... 
Et  en  un  mois ,  vous  croyez?...  — Je  m'en  charge.  —  Cela  vous  regarde  ,  Monsieur, 
et  une  fois  que  vous  vous  en  mêlez...  —  Oui,  je  suis  fort  au  courant...  cependant  je 
te  consulterai  volontiers. — C'est  beaucoup  d'honneur...  mais  je  m'entends  mal  à 
l'architecture.  —  Planchet..  tu  as  tort,  lu  es  un  excellent  architecte,  aussi  bon  que 
moi  pour  ce  dont  il  s'agit.  —  iNlerci...  —  J'avais  ,  je  te  l'avoue  ,  été  teulé  d'offrir  la 
chose  à  Alhos  et  Porthos,  mais  ils  sont  absens  de  leurs  maisons...  C'est  tUcbeux,  je 
n'en  connais  pas  de  plus  hardis,  ni  de  plus  adroits. 

—  Ab  cà!  il  paraît  qu'il  y  aura  concurrence  et  que  l'entreprise  sera  disputée?  Je 
brûle  d'avoir  des  détails,  Monsieur.  — En  voici,  Planchet;  ferme  bien  toutes  les 
portes. — Oui,  Monsieur.  Et  Planchet  s'enferma  d'un  triple  tour.  —Bien;  maintenant 
approche-loi  de  moi.  F'ianchet  obéit.  —  Et  ouvre  la  fenêtre,  parce  que  le  bruit  des 
passans  et  des  chariots  rendra  sourds  tous  ceux  qui  pourraient  nous  entendre. 

Planchet  ouvrit  la  fenêtre ,  el  la  bouffée  de  tunnilte  qui  s'engoulfra  dans  la  chambre, 
cris,  roues,  aboiemens  et  pas,  assourdit  d'Arlagnan  lui-même,  selon  qu'il  l'avait 
désiré.  Ce  fut  alors  qu'il  but  un  verre  de  vin  blanc  et  qu'il  commença  en  ces  termes  : 

—  Planchet.,  j'ai  une  idée. — Ah  !  Monsieur,  je  vous  reconnais  bien  là,  répondit 
l'épicier,  pantelant  d'émotion. 


M   LA    SOr.IKTK   QUI    SE    lORMK   UUK    DKS   l.DMBAKDS  .,    A    1,  KNSKHiNK   DU 
l'ILO.N-DOR,   POUR   KXPLOtltK  LIUEK   DE   M.    DAUTACINAN. 

Après  un  iuslanl  de  silence,  pendant  lequel  d'Arlagnan  parut  recueillir  non  pas  une 
idée,  mais  toules  ses  idées.  —  11  n'est  point,  mon  cher  Planchet ,  dit-il,  que  lu  n'aies 
entendu  parler  de  Sa  Majesté  Charles  I"'' ,  roi  d'Angleterre.  —  Hélas  !  oui,  Monsieur, 
puisque  vous  avez  quitté  la  France  pour  lui  porter  secours,  que  malgré  ce  secours 
il  est  tombé  el  a  failli  vous  entraîner  dans  sa  chute.  —  Précisément ,  je  vois  que  lu  as 
bonne  mémoire,  Plancbel.  —  Peste!  Monsieur,  quand  on  a  entendu  Griniaud  qui  , 
Mills  le  savez,  ne  raionlc  guère,  raionlir  lomineiit  est  loinbèi'  l.i  l('te  du  roi  C.barles, 
ciiumieut  vous  avez  voyagé  la  moitié  d'une  nuit  dans  un  liAlimi-nl  miné,  et  vu  revenir 
sur  l'eau  ce  lioti  M.  Mordaunl  avec  icrlaiu  |ioii;iiard  à  mamlie  doré  dans  la  poitrine, 
ou  u'omIiIIl-  pas  CCS  choscs-l.^.  —  Il  y  a  pniul.iitl  dc>  gens  qui  les  oublient,  Planchet. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  67 

—  Oui ,  ceux  qui  ne  les  ont  pas  vues  ou  qui  n'ont  pas  entendu  Grimaud  les  raconter. 
—  Eh  bien!  tant  mieux,  puisque  tu  te  rappelles  tout  cela,  je  n'aurai  besoin  de  te 

rappeler  qu'une  chose ,  moi ,  c'est  que  le  roi  Charles  I'^''  avait  un  fils.  —  II  en  avait  niènic 
deux,  Monsieur,  sans  vous  démentir,  dit  Planchet;  car  j'ai  vu  le  second,  M  le  duc 
d'York,  à  Paris  Quant  à  l'aîné,  je  n'ai  l'honneur  de  le  connaître  que  de  nom. — Voilà 
justement,  Flanchet,  où  nous  en  devons  venir  :  c'est  à  ce  fils  aîné,  qui  s'appelait 
autrefois  le. prince  de  Galles  et  qui  s'appelle  aujourd'hui  Charles  II,  roi  d'Angleterre. 

—  Roi  sans  royaume.  Monsieur,  répondit  sentencieusement  Planchet.  — Oui,  Plan- 
chet, et  tu  peux  ajouter  malheureux  prince,  plus  malheureux  qu'un  homme  du 
peuple  perdu  dans  le  plus  misérable  quartier  de  Paris. 

Planchet  fit  un  geste  plein  de  celte  compassion  banale  que  l'on  accorde  aux  étran- 
gers avec  lesquels  on  ne  pense  pas  qu'on  puisse  jamais  se  trouver  en  contact.  D'ail- 
leurs, il  ne  voyait,  dans  cette  opération  politico-sentimentale,  poindre  aucunement 
l'idée  commerciale  de  M.  d'Arlagnan ,  et  c'était  à  cette  idée  qu'il  en  avait  principa- 
lement. D'Arlagnan  comprit  Planchet.  —  J'arrive,  dit-il.  Ce  jeune  prince  de  Galles, 
roi  sans  royaume,  comme  tu  dis  fort  bien,  m'a  intéressé,  moi,  d'Arlagnan.  Je  l'ai 
vu  mendier  l'assistance  du  Mazarin,  qui  est  un  cuistre,  et  le  secours  du  roi  Louis, 
qui  est  un  enfant,  et  il  m'a  semblé,  à  moi  qui  m'y  connais,  que  dans  cet  intelligent 
œil  du  roi  déchu,  dans  celte  noblesse  de  toute  sa  personne,  noblesse  qui  a  surnagé  au- 
dessus  de  toutes  les  misères,  il  y  avait  l'étolfe  d'un  homme  de  cœur  et  d'un  roi. 

Planchet  approuva  tacitement.  D'Arlagnan  continua: — Voici  donc  le  raisonnement 
que  je  me  suis  fait.  Les  rois  ne  sont  pas  semés  tellement  dru  sur  la  terre,  que  les 
peuples  en  trouvent  là  où  ils  en  ont  besoin.  Or,  ce  roi  sans  royaume  est  à  mon  avis 
une  graine  réservée  qui  doit  fleurir  en  une  saison  quelconque,  pourvu  qu'une  main 
adroite,  discrète  et  vigoureuse  la  sème  bel  et  bien,  en  choisissant  sol,  ciel  et  temps. 

Planchet  approuvait  toujours  de  la  tête,  ce  qui  prouvait  qu'il  ne  comprenait  fou- 
jours  pas.  —  Pauvre  petite  graine  de  roi,  me  suis-je  dit,  et  réellement  j'étais  attendri, 
Planchet,  ce  qui  me  fait  penser  que  j'entame  une  bêtise.  Voilà  pourquoi  j'ai  voulu  te 
consulter,  mon  ami.  Planchet  rougit  de  plaisir  et  d'orgueil. — Pauvre  petite  graine  de 
roi  !  je  te  ramasse ,  moi ,  et  je  vais  te  jeter  dans  une  bonne  terre. 

—  Ah!  mon  Dieu,  dit  Planchet  en  regardant  fixement  son  ancien  maître  comme 
s'il  eût  douté  de  l'état  de  sa  raison.  —  Eh  bien!  quoi?  demanda  d'Arlagnan,  qui  te 
blesse?  —  Moi,  rien,  Jlonsieur. — Est-ce  que  tu  (-ompreudrais  déjà?  —  J'avoue,  mon- 
sieur d'Arlagnan,  que  j'ai  peur...  —  De  comprendre?  —  Oui.  —  De  comprendre  que 
je  veux  faire  remonter  sur  le  trône  le  roi  Charles  II,  qui  n'a  plus  de  trône?  est- 
ce  cela?- 

Planchet  fit  un  bond  prodigieux  sur  sa  chaise.  —Ah!  ah!  dit-il  tout  efifaré;  voilà 
donc  ce  que  vous  appelez  une  restauration,  vous I— Oui,  Planchet ,  n'est-ce  pas  ainsi 
que  la  chose  se  nomme? — Sans  doute,  sans  doute;  mais  avez-vous  bien  réfléchi?  —  A 
quoi? — Ace  qu'il  y  a  là-bas,  en  Angleterre.  —  Et  qu'y  a-t-il,  voyons,  Planchet? 

—  D'abord,  Jlonsieur,  je  vous  demande  pardon  si  je  me  mêle  de  ces  cho.ses-là ,  qui 
ne  sont  point  de  mon  commerce  ;  mais  [)uisquc  c'est  une  affaire  que  vous  me  |)io|)o- 
sez  ..  car  vous  me  proposez  une  affaire,  n'est-ce  pas?  —  Superbe,  Planchet.  — 
J'ai  le  droit  de  la  discuter,  n'est-ce  pas?  —  Discute,  Planche!;  de  la  discussion 
naît  la  lumière.  —  Eh  bien,  puisque  j'ai  la  permission  de  Monsieur,  je  lui  dirai 

qu'il  y  a  là-bas  les  parlemcns  d'abord.  —  Eh  bien  !  après?  —  Et  puis  l'armée. 
—  Bon.  Vois-tu  encore  quelque  chose? —  Et  puis  la  nation  —  Est-ce  tout?  —  La 
nation,  qui  a  consenti  la  chute  et  la  mort  du  feu  roi,  père  de  celui-là,  et  qui  ne  se 
voudra  point  démentir.  —  Planche! ,  mon  ami .  dit  d'Arlagnan  ,  tu  raisonnes  comme  un 


68  LKS  MOUSQUETAIRES. 

fromage?  La  nalion...  la  iialion  est  lasse  de  ces  messieurs  qui  s'appellent  de  noiiK 
barbares  et  qui  lui  cbanleni  des  psaumes.  Chanter  pour  elianter,  mon  cher  Plamliel. 
j'ai  remarqué  que  les  nations  aimaient  mieux  chanter  la  gaudriole  que  le  plaiii- 
cbant.  Rappelle-loi  la  Fronde;  a-t-on  chanté  dans  ce  temps-là!  Eh  bien!  c'était  le 
bon  temps.  —  Pas  trop,  pas  trop;  j'ai  manqué  y  être  pendu.  —  Oui,  mais  tu  ne  l'as 
pas  été,  et  tu  as  commencé  ta  fortune  au  milieu  de  toutes  ces  chansons-là.  — C'est 
vrai.  —  Tu  n'as  donc  rien  à  dire?  — Si  fait!  j'en  reviens  à  l'armée  et  aux  parlemens. 
—  J'ai  dit  que  j'empruntais  vingt  mille  livres  à  M.  Plancbct,  et  que  je  mettais  vingt 
mille  livres  de  mon  côté;  avec  ces  quarante  mille  livres  je  lève  une  armée. 

Plancbet  joignit  les  mains:  il  voyait  d'Artagnan  sérieux,  il  crut  de  bonne  foi  que  son 
maître  avait  perdu  le  sens.  —  Une  armée!...  ah!  Monsieur,  fit-il  avec  sou  plus  char- 
mant sourire  ,  de  peur  d'irriter  ce  fou  et  d'en  faire  un  furieux.  Une  armée...  com- 
l)ien  ?  —  De  quarante  hommes,  dit  d'Artagnan.  —  Quarante  contre  quarante  mille  , 
ce  n'est  point  assez.  Vous  valez  bien  mille  hommes  à  vous  tout  seul,  monsieur  d'Ar- 
tagnan, je  le  sais  bien:  mais  où  Irouverez-vous  trente-neuf  hommes  qui  valent  autant 
que  vous?  ou,  les  trouvant,  qui  vous  fournira  l'argent  pour  les  payer?  —  Pas  mal, 
Plancbet...  Ah?  diable,  tu  te  fais  courtisan.  —  Non,  Monsieur,  je  dis  ce  que  je 
pense,  et  voilà  justement  pourquoi  je  dis  qu'à  la  première  bataille  rangée  que  vous 
livrerez  avec  vos  quarante  hommes,  j'ai  bien  peur...  —  Aussi  ne  livrerai-je  pas  de 
bataille  rangée,  mon  cher  Plancbet,  dit  en  riant  le  Gascon.  Nous  avons  des  exemples 
très-teaux  dans  l'antiquité  de  retraites  et  de  marches  savanles  qui  consistaient  à  éviter 
l'ennemi  au  lieu  de  l'aborder.  Tu  dois  savoir  cela,  Plancbet,  toi  qui  as  commandé  les 
Parisiens  le  jour  où  ils  eussent  dû  se  battre  contre  les  mousquetaires,  et  qui  as  si 
bien  calculé  les  marches  et  les  contremarches,  que  tu  u'as  point  quitté  la  place  Royale. 

Plancbet  se  mil  à  rire.  —  Il  est  de  fait,  répondit-il ,  que  si  vos  quarante  hommes 
se  cachent  toujours  et  qu'ils  ne  soient  pas  maladroits ,  ils  peuvent  espérer  de  n'être  pas 
battus:  mais  enfin  ,  vous  vous  proposez  un  résultat  quelconque.  —  Sans  aucun  doute. 
Voici  donc ,  à  mon  avis,  le  procédé  à  emi)loyer  pour  replacer  promplement  .Sa 
Majesté  Charles  II  sur  le  trône. 

Bon  !  s'écria  Plancbet  en  redoublant  d'attention  ,  voyons  ce  procédé.  Mais  aupa- 
ravant il  me  semble  que  nous  oublions  quelque  chose.  —  Quoi'/  —  Nous  avons 
mis  de  côlé  la  nation,  qui  aime  mieux  chanter  des  gaudrioles  que  des  psaumes,  et 
l'armée,  que  nous  ne  combattons  pas;  mais  restent  les  parlemens,  (|ui  ne  chantent 
guype.  — Et  qui  ne  se  battent  pas  davantage.  CommenI,  loi,  Plancbet.  un  homme 
intelli"ent,  tu  t'inquiètes  d'im  tas  de  braillards  qui  s'a|)pellent  les  Croupions  et  les  dé- 
charnés !  —  Du  moment  où  ils  n'inquièleiit  pas  Monsieur,  |iassons  outre.  — Oui,  et 
arrivons  au  résultat.  Te  ra])pelles-lu  Cromwell,  Plancbet?  —  J'en  ai  beaucoup  ouï 
parler,  Monsieur.  —  Celait  un  rude  guerrier.  —  Et  un  terrible  mangeur,  surtout. 

—  Comment  cela?  —  Oui ,  d'un  seul  coup  il  a  avalé  l'Angleterre.  —  Eh  bien ,  Plan- 
clicl,  la  veille  du  jour  où  il  avala  l'Angleterre  ,  si  quelqu'un  eût  avalé  Cromwell?... 

—  Oh!  Monsieur,  c'est  un  des  premiers  axiomes  de  maihémaliques  que  le  contenant 
doit  être  plus  grand  que  le  contenu.  —  Très-bien  !  Voilà  notre  allaire,  Plancbet.  — 

—  Mais  Cromwell  est  mort,  et  son  contenant  maiutenani,  c'est  la  tombe.  — Mon 
cher  Planchel,  je  vois  avec  plaisir  que  min-seulemenl  lu  es  di'xenn  maihémalicien , 
mais  encore  philosophe.  —  Miuisiiur.  ilaii^  umn  cninmeree  d'épiicrie  ,  j'utilise  beau- 
coup de  papiei'  ini|irime;  cela  m'iusliuil. 

—  ]tia\o!  Tu  sais  donc,  en  ce  ras-là.  (  ,u'  lu  n'as  i)as  appris  les  malhémati(pies  et 
la  philosophie  sans  un  peu  d'histoire,  qu'après  ce  Cromwell  si  grand,  il  en  est  venu 
un  loul  pelil.  —  Oui  ;  celui-là  s'appelait  Richard,  et  il  a  fait  connue  vous,  monsieur 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  G9 

à'Arlaf;nan ,  il  a  ilonné  sa  dcmissinn.  —  Bien!  très-bien!  Après  le  grand,  qui  est 
mort  ;  après  le  petit ,  qui  a  donné  sa  iléniission  ,  est  venu  un  troisième.  Celui-là  s'ap- 
pelle M.  Monk  :  c'est  un  général  fort  habile,  en  ce  qu'il  ne  s'est  jamais  battu;  c'est 
un  diplomate  très-fort ,  en  ce  qu'il  ne  parle  jamais ,  et  qu'avant  de  dire  bonjour  à  un 
homme  ,  il  médite  douze  heures ,  et  finit  par  dire  bonsoir  ;  ce  qui  fait  crier  miracle  , 
attendu  que  cela  tombe  juste.  —  C'est  très-forl ,  en  etfet ,  dit  Plancbet. 

—  Eh  bien,    ce  Monk,  qui  a  déjà  l'Angleterre  toute  rôtie  sur  son  assielle  et  qui 
ouvre  déjà  la  bouche  pour  l'avaler,  ce  Monk,  qui  dit  aux  gens  de  Charles  II  et  à 

.  Charles  II  lui-même  :  Nescio  vos...  —  Je  ne  sais  pas  l'anglais  ,  dit  Planchet.  —  Oui , 
mais  moi,  je  le  sais,  dit  d'Artagnan.  Nescio  vos  signifie:  Je  ne  vous  connais  pas. 
Ce  Monk,  l'homme  important  de  l'Angleterre  elle-même ,  quand  il  l'aura  engloutie... 
—  Eh  bien?  demanda  Planchet.  —  Eh  bien,  mon  ami,  je  vais  jà-bas,  et  avec  mes 
quarante  hommes  je  l'enlève  ,  je  l'emballe  ,  et  je  l'apporte  en  France  ,  où  deux  partis 
se  présentent  à  mes  yeux  éblouis.  —  Et  aux  miens!  s'écria  Planchet  transporté 
d'enthousiasme.  Nous  le  mettons  dans  une  cage  et  nous  le  montrons  pour  de  l'argent. 

—  Eh  bien ,  Planchet ,  c'est  un  troisième  parti  auquel  je  n'avais  pas  songé  et  que 
tu  viens  de  trouver,  toi.  —  Le  croyez-vous  bon?  —  Oui,  certainement,  mais  je 
crois  les  miens  meilleurs.  —  Voyons  les  vôtres ,  alors.  —  I"  Je  le  mets  à  rançon.  — 
De  combien?  —  Peste,  un  gaillard  comme  cela  vaut  bien  cent  mille  écus.  —  Oh! 
oui.  —  Tu  vois,  1°  je  le  mets  à  rançon  de  cent  mille  écus.  —  Ou  bien...  —  Ou  bien, 
ce  qui  est  mieux  encore,  je  le  livre  au  roi  Charles,  qui,  n'ayant  plus  ni  général 
d'armée  à  craindre ,  ni  diplomate  à  jouer,  se  restaurera  lui-même ,  et  une  fois  restauré , 
me  comptera  les  cent  mille  écus  en  question.  Voilà  l'idée  que  j'ai  eue  ;  qu'en  dis-ln, 
Planchet?  —  Magnifique,  Monsieur!  s'écria  Planchet  tremblant  d'émotion.  Et 
comment  cette  idée-là  vous  est-elle  venue?  —  Elle  m'est  venue  un  matin  au  boid  de 
la  Loire  ,  tandis  que  le  roi  Louis  XIV,  notre  bien-aimé  roi,  pleurnichait  sur  la  main 
de  mademoiselle  de  Mancini.  —  Monsieur,  je  vous  garantis  que  l'idée  est  sublime; 
mais...  —  Ah  !  il  y  a  un  mais.  —  Permettez  !  mais  elle  est  un  peu  comme  la  peau  de 
ce  bel  ours,  —  vous  savez,  qu'on  devait  vendre  ,  —  mais  qu'il  fallait  prendre  sur 
l'ours  vivant.  Or,  pour  prendre  M.  Monk,  il  y  aura  bagarre.  —  Sans  doute,  mais 
puisque  je  lève  une  armée. 

—  Oui,  oui ,  je  comprends,  parbleu,  un  coup  de  main.  Oh  alors,  Monsieur, 
vous  triompherez,  car  nul  ne  vous  égale  en  ces  sortes  de  rencontres.  —  J'y  ai  du 
bonhem',  c'est  vrai ,  dit  d'Aitagnan  avec  une  orgueilleuse  simplicité  ;  tu  comprends 
que  si  pour  cela  j'avais  mon  cher  Athos,  mon  brave  Porlhos  et  mon  rusé  Aramis, 
l'allaire  était  faite;  mais  ils  sont  perdus,  à  ce  qu'il  paraît ,  et  nul  ne  sait  où  les  retrou- 
ver. Je  ferai  donc  le  coup  tout  seul.  Maintenant  trouves-tu  l'affiiire  bonne  et  le  place- 
ment avantageux?  —  Trop  !  trop  !  —  Comment  cela?  —  Parce  que  les  belles  choses 
n'arrivent  jamais  à  point.  —  Celle-là  est  infaillible  ,  Planchet ,  et  la  preuve  ,  c'est  que 
je  m'y  emploie.  —  Monsieur,  s'écria  Planchet,  quand  je  pense  que  c'est  ici,  chez 
moi,  au  milieu  de  ma  cassonade,  de  mes  pruneaux  et  de  ma  cannelle  que  ce  gigan- 
tesque projet  se  mûrit ,  il  me  semble  que  ma  boutique  est  un  palais.  —  Prends  garde, 
prends  garde  ,  Planchet  ;  si  le  moindre  bruit  transpire ,  il  y  a  Bastille  pour  nous  deux , 
car  c'est  un  complot  que  nous  faisons  là  :  M.  Monk  est  l'allié  de  M.  de  Mazarin.  — 
Monsieur ,  quand  on  a  eu  l'honneur  de  vous  appartenir  ,  on  n'a  pas  peur ,  et  quand  on 
l'avantage  d'être  lié  d'intérêt  avec  vous,  on  se  fait.  —  Fort  bien ,  c'est  ton  affaire  encore 
plus  que  la  mienne,  attendu  que,  dans  huit  jours,  moi  je  serai  en  Angleterre.  — 
Partez,  ^lonsieur,  partez;  le  plus  tôt  sera  le  mieux.  —  Alors  largent  est  prêt?  — 
Demain  il  le  sera,  demain  vous  le  recevrez  de  ma  main.  Voulez-vous  de  l'or  ou   de 


70  LES  MOUSQUETAIRES. 

l'argeDl?  —  De  l'or  ,  c'est  plus  commode  ;  mais  coinmenl  alloiis-uous  arranger  cela? 
Voyons.  —  Oh  !  mon  Dieu ,  de  la  laçou  la  plus  simple  :  vous  me  donnez  un  reçu  ,  voilà 
tout.  —  Non  pas ,  non  pas ,  dit  vivement  d'Arlagnan.  il  faut  de  l'ordre  en  toutes  choses. 
— C'est  aussi  mon  opinion...  mais  avec  vous,  monsieurd'Arlagnan...  —  El  si  je  meurs 
là-bas ,  si  je  suis  tué  d'une  balle  de  mousquet ,  si  je  crève  pour  avoir  bu  de  la  bière  '?  — 
Monsieur,  je  vous  prie  de  croire  qu'en  ce  cas  je  serais  tellement  affligé  de  votre  mort, 
que  je  ne  penserais  point  à  l'argent.  —  Merci ,  Planchet ,  mais  cela  n'empêche  pas.  Nous 
allons,  comme  deux  clercs  de  procureur,  rédiger  ensemble  une  convention,  une  espèce 
d'acte  qu'on  pourrait  appeler  un  acte  de  société.  —  Volontiers,  Monsieur.  —  Je  sais 
bien  que  c'est  difficile  à  rédiger,  mais  nous  essaierons. 

Planchet  alla  chercher  une  plume  ,  de  l'encre  et  du  papier.  D'Artagnan  prit  la 
plume,  la  trempa  dans  l'encre  et  écrivit  : 

«  Entre  messire  d'Artagnan,  ex-lieutenant  des  mousquetaires  du  roi,  actuellement 
demeurant  rue  Tiquetonne ,  hôtel  de  la  Chevrette  ; 

«  Elle  sieur  Planche!,  épicier,  demeurant  rue  des  Lombards,  à  l'enseigne  du 
Pilon-d'Or; 

«  A  été  convenu  ce  qui  suit  : 

«  Une  société  au  capital  de  quarante  mille  livres  est  formée  à  l'effet  d'exploiter  une 
idée  apportée  par  M.  d'Artagnan. 

K  Le  sieur  Planchet,  qui  connaît  cette  idée  et  qui  l'approuve  de  tous  points,  versera 
vingt  mille  livres  entre  les  mains  de  M.  d'Artagnan; 

«  Il  n'en  exigera  ni  remboursement  ni  intérêt  avant  le  retour  d'ini  voyage  que 
M.  d'Artagnan  va  faire  en  Angleterre. 

«  De  son  côté  M.  d'Artagnan  s'engage  à  verser  vingt  mille  livres  qu'il  joindra  aux 
vingt  mille  déjà  versées  par  le  sieur  Planchet. 

«  Il  usera  de  ladite  somme  de  quarante  mille  livres  comme  bon  lui  semblera,  s'en- 
gageanl  toutefois  à  une  chose  qui  va  être  énoncée  ci-dessous. 

((  Le  jour  où  M.  d'Artagnan  aura  rétabli,  par  un  moyen  quelconque,  Sa  Majesté 
le  roi  Charles  II  sur  le  trône  d'Angleterre,  il  versera  entre  les  mains  de  M  Planchet 
la  somme  de » 

—  La  somme  de  cent  cinquante  mille  livres,  dit  naïvement  Planchet  voyant  que 
d'Artagnan  s'arrêtait.  —  Ah  !  diable,  non,  dit  d'Arlagnan  ,  le  partage  ne  peut  pas  se 
faire  par  uioilié  ,  ce  ne  serait  pas  juste. — Cependant,  Monsieur,  nous  mettons  moitié 
rhacun,  objecta  timidement  Planche!.  —  Oui,  mais  écoute  la  clause,  mon  cher 
Planchet ,  et  si  tu  ne  la  trouves  pas  équitable  en  ton!  point  quand  elle  sera  écrite  ,  eh 
bien  ,  nous  la  rayerons.  El  d'Arlagnan  écrivit  : 

«  Toutefois ,  comme  M.  d'Arlagnan  apporle  à  rassocialion  ,  outre  le  capital  de  vingt 
mille  livres,  son  temps,  son  idée,  sou  industrie  et  sa  peau,  choses  qu'il  apprécie 
fort,  surtout  celle  dernière,  M.  d'Arlagnan  gardera,  sur  les  trois  cent  nulle  livres, 
deux  cent  mille  livres  pour  lui ,  ce  qui  portera  sa  part  aux  deux  tiers.  » 

—  Très-bien  ,  dit  Plaïuhel.  —  Et  tu  seras  content ,  moyeunaul  cent  mille  livres? 

—  Peste  !  je  crois  bien.  Cent  mille  livres  pour  vingt  mille  livres!  —  Et  à  un  mois  , 
comprends  bien.  —  Comment,  à  un  mois?  —  Oui ,  je  ne  le  demande  qu'un  mois.  — 
Monsieur,  dit  généreusement  Planchet ,  je  vous  donne  six  semaines.  —  Merci, 
répondit  civilement  le  mousquetaii'c 

.\prèsquoi  les  deux  associés  relurent  l'acte.  —  C'est  parfait,  Monsieur,  dit  Planchet. 

—  Tu  trouves?  Eh  bien!  alors,  signons.  El  ton» deux  apposèrent  leur  paraphe.  —  De 
celle  façon,  dit  d'.Arlagnau,  je  n'aurai  obligation  à  persomie.  —  Mais  moi  j'aurai 
obligaliiin  à  vous,  dil  Plauclu'I.  —  Non,  car  si  lendreineni  qn»' j'y  tienne.  l'Iaucliel , 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  71 

je  puis  laisser  ma  peau  là-bas ,  cl  tu  perdras  toul.  A  propos ,  peste  !  cela  rpe  fait  pcrisci' 
au  principal ,  une  clause  indispensable.  Je  l'écris  : 

«  Dans  le  cas  où  ledit  d'Artagnan  succomberait  à  l'nnivre  ,  la  liquidation  se  trouvera 
faite  et  le  sieur  Pianchel  donne  dès  à  présent  quittance  à  l'ombre  de  messire  d'Arta- 
gnan  des  vingt  mille  livres  par  lui  versées  dans  la  caisse  de  ladite  association.  » 

Cette  dernière  clause  fit  froncer  le  sourcil  à  Planche!,  mais  lorsqu'il  vit  I'cimI  si 
bi'illant,  la  main  si  musculeuse,  l'échinc  si  souple  et  si  robuste  de  son  associé,  il 
reprit  courage,  et  sans  regret,  haut  la  main  ,  il  ajouta  un  trait  à  son  paraphe.  U'.\r- 
tagnan  en  fit  autant.  Ainsi  fut  rédigé  le  premier  acte  desociété  connu.  Peut-être  a-ton 
un  peu  abusé  de|iuis  de  la  forme  et  du  fond. 

—  MainlenaiU,  dit  Pianchel  en  versant  un  dernier  verre  de  vin  d'Anjou  à  d'Arta- 
giian,  —  maintenant ,  allez  dormir,  mon  cher  maître.  —  Non  pas,  répliqua  d'Arta- 
gnan ,  car  le  plus  difficile  ,  maintenant ,  reste  à  faire  ,  et  je  vais  rêver  à  ce  plus  difficile. 
—  Bah  !  dit  Plauchet,  j'ai  si  grande  confiance  en  vous,  monsieur  d'Arlagnan ,  que  je 
ne  donnerais  pas  mes  cent  mille  livres  pour  quatre-vinst-dix  mille.  — Et  le  diabli- 
m'emjjorle,  dit  d'Artagnan  .  je  crois  que    tu  aurais  raison. 

Sur  (pioi  d'.Arlagnan  prit  une  chandelle,  niontaà  sa  chanfijrc  cl  se  coucha. 


OU   D'ARTAGNAN  SE   PRÉPARE  A  VOYAGER   POUR   LA   MAISON 
FLANCHET   ET  CO.MPAGNIE. 


D'Artagnan  rêva  si  bien  toute  la  nuit  que  son  plan  fut  arrêté  dès  le  lendemain  matin . 
—  Voilà  !  dit-il  en  se  mettant  sur  son  séant  dans  son  lit  et  en  ap|iuyanl  son  coude  sur 
son  genou  et  son  menton  dans  sa  main;  voilà!  Je  chercherai  quarante  hommes  l)ien 
sûrs  et  bien  solides,  recrutés  parmi  des  gens  un  peu  compromis,  mais  ajant  des 
habitudes  de  discipline.  Je  leur  promettrai  cinq  cents  livres  pour  un  mois  s'ils  re- 
viennent; rien  s'ils  ne  reviennent  pas,  ou  moitié  pour  leurs  collatéraux.  Quant  à  la 
nourriture  et  au  logement,  cela  regarde  les  Anglais,  qui  ont  des  bieuls  au  pâturage  , 
du  lard  au  saloir,  des  poules  au  poulailler  et  du  grain  en  grange.  Je  me  présenterai 
au  général  Monk  avec  ce  corps  de  trou|)e.  Il  m'agréera.  J'aurai  sa  confiance,  et  j'en 
abuserai  le  plus  vile  possible. 

Mais  sans  aller  plus  loin  ,  d'Artagnan  secoua  la  tête  et  s'interroni()it.  — Non,  dit-il , 
je  n'oserais  raconter  cela  à  Athos:  le  moyen  est  donc  peu  honorable.  Il  faut  user  de 
violence,  continua-t-il,  il  le  faut  bien  certainement ,  sans  avoir  en  rien  engagé  ma 
loyauté.  Avec  quarante  hommes  je  courrai  la  campagne  comme  partisan.  Oui ,  mais 
si  je  rencontre,  non  pas  quarante  mille  Anglais,  connue  disait  Pianchel,  mais  pure- 
ment et  simplement  quatre  cents.  Je  serai  battu,  —  attendu  que  sur  mes  quarante 
guerriers,  il  s'en  trouvera  dix  au  moins  de  véreux,  dix  qui  se  feront  tuer  de  suite 
par  bêtise.  Non  ,  enellét,  impossible  d'avoir  quarante  honnnes  sûrs;  cela  n'eïiste 
pas.  II  faut  savoir  se  contenter  de  trente.  Avec  dix  hommes  de  moins  j'aurai  le 
droit  d'éviter  la  rencontre  à  main  armée,  à  cause  du  petit  nombre  de  mes  gens,  et  si 
la  rencontre  a  lieu,  mon  choix  est  bien  plus  certain  sur  trente  hommes  que  sur  qua- 
rante. En  outre,  j'économise  cinq  mille  francs,  c'est-à-dire  le  huitième  de  mon  ca- 
pital ;  cela  en  vaut  la  peine. 
C'est  dit,  j'aurai  donc  trente  hommes.  Je  les  diviserai  en  trois  bandes,  nous  nous 


72  LES  MOUSQUETAIRES. 

éparpillerons  dans  le  pays,  avec  injonction  de  nous  réunir  à  un  moment  donné. 
De  celle  façon  ,  dix  par  dix  ,  nous  ne  donnons  pas  le  moindre  soupçon  ,  nous  passons 
inaperçus.  Oui,  oui,  trente,  c'est  un  merveilleux  nombre.  Il  y  a  trois  dizaines;  trois, 
ce  nombre  divin.  El  puis,  vraiment,  une  compagnie  de  trente  liommes,  lorsqu'elle 
sera  réunie,  cela  aura  encore  quelque  chose  d'imposant. 

Ah!  malheureux  que  je  suis  !  continua  d'Artagnan,  il  faut  trente  chevaux.  C'est 
ruineux.  Où  diable  avais-je  la  tète  en  oubliant  les  chevaux?  On  ne  peut  songer  cepen- 
dant à  faire  un  coup  pareil  sans  chevaux.  Eh  bien,  soit,  ce  sacrifice,  nous  le  ferons, 
quitte  à  prendre  les  chevaux  dans  le  pays  :  ils  n'y  sont  pas  mauvais  ilailleurs. 

Mais,  j'oubliais  .  peste  !  trois  bandes  ,  cela  nécessite  trois  commandans ,  voilà  la  dif- 
ficulté :  sur  les  trois  commandans,  j'en  ai  déjà  un,  c'est  moi;  oui,  mais  les  deux 
autres  cotiteront  à  eux  seuls  presque  autant  d'argent  que  tout  le  reste  de  la  troupe. 
Non,  décidément,  il  ne  faudrait  qu'un  seul  l'eulcnant.  En  ce  cas,  alors  je  réduirai 
ma  troupe  à  vingt  hommes.  Je  sais  bien  que 'c'est  peu  ,  vingt  hommes  :  mais  puisque 
avec  trente  j'étais  décidé  à  ne  pas  chercher  les  coups,  je  le  ferai  bien  plus  encore 
avec  vingt.  Vingt .  c'est  un  compte  rond  :  cela  d'ailleurs  réduit  de  dix  le  nombre  des 
chevaux,  ce  qui  est  une  considération:  et  alors,  avec  un  bon  lieutenant... 

Mordioux!  ce  que  c'est  pourtant  que  patience  et  calcul  !  N'allais-je  pas  m'embarquer 
avec  quarante  hommes,  et  voilà  maintenant  que  je  me  réduis  à  vingt  pour  un  égal 
succès.  Dix  mille  livres  d'épargnées  d'un  seul  coup  et  plus  de  siircfés,  c'est  bien, 
cela.  Voyons  à  cette  heure  :  il  ne  s'agit  plus  que  de  trouver  ce  lieutenant  ;  trouvons- 
le  donc,  et  après.  Ce  n'est  pas  facile;  il  me  le  faut  brave  et  bon,  un  second  moi- 
même.  Oui.  mais  un  lieutenant  aura  mou  secret,  et  comme  ce  secret  vaut  un  million 
et  que  je  ne  paierai  à  mon  homme  que  mille  livres,  quinze  cents  livres  au  plus,  mon 
homme  vendra  le  secret  à  Monk.  Pas  de  lieutenant ,  mordioux  !  D'ailleurs ,  cet  homme 
fùt-il  Tuuet  comme  un  disciple  de  Pythagore,  cet  lionmic  aura  bien  dans  la  troupe  un 
soldat  favori  dont  il  fera  son  sergent  ;  le  sergent  pénétrera  le  secret  du  lieutenant,  au 
cas  où  celui-ci  serait  houuèlo  et  ne  voudrait  pas  le  vendre  Alors  le  sergent,  moins 
probe  et  moins  amliitieux,  donnera  le  tout  pour  cinquante  mille  livres.  Allons,  allons, 
c'est  impossible  !  Décidément  .  il  ne  faut  pas  de  lieutenant.  .Mais alors  [)lus  de  fractions, 
je  ne  puis  diviser  ma  troupe  en  deux  et  agir  sur  deux  points  à  la  fois  sans  un  autre 
moi-même  qui...  Mais  à  (|uoi  bon  agir  sur  deux  points,  puisque  nous  n'avons  qu'un 
homme  à  prendre?  à  quoi  bon  affaiblir  un  corps  en  met  tant  la  droite  ici ,  la  gauche  là? 

Un  seul  corps,  mordioux!  nu  seul  et  commandé  par  d'.Vrtagnan.  Très-bien!  mais 
vingt  honniies  marchant  d'une  bande  sont  sus|iects  à  tout  le  monde;  il  ne  faut  pas 
qu'on  voie  vingt  cavaliers  marcher  ensemble,  autrement  on  Imir  détache  une  compa- 
gnie (pii  demande  le  mot  d'ordre,  et  (]ui.  sur  l'embarras  qu'on  éprouve  à  le  domier, 
tii--ille  M.  d'.VrIaguan  et  ses  liounues  connue  des  lapins,  .le  me  réduis  donc  à  dix 
hommes;  de  cette  façon  j'agis  simplement  et  avec  unité;  je  serai  forcé  à  la  prudence, 
Ce  qui  est  la  moitié  de  la  réussite  dans  une  affaire  du  genre  de  celle  que  j'entreprends  ; 
le  grand  nondire  m'eût  entraîné  à  (pielque  folie  peut-être.  Dix  chevaux  ne  sont  plus 
rien  à  acheter  ou  à  prendre.  (Jh  !  excellente  idée,  et  cpielle  tran(|uillité  parfaite  elle 
fait  passer  dans  mes  veines  !  i'ius  de  soupçons,  plus  de  mots  d'oi'dre,  plus  de  danger. 
Dix  honnnes,  ce  sont  des  valets  ou  des  commis.  Dix  honnnes  conduisant  dix  chevaux, 
chargés  de  marchandises  (|uclcoM(pies,  sont  tolérés,  bien  reçus  partout.  Dix  honnnes 
voyagent  pour  le  compte  de  la  maison  Plauclu't  et  compagnie  de  l'rauce:  il  n'y  a  rien 
h  dire.  Ces  dix  honnnes,  vêtus  connue  des  mauonvricrs ,  mil  un  bon  couteau  île 
chasse,  \\n  bon  mnusquetcui  à  la  iroupe  du  cheval,  nu  bon  pistolet  dans  la  fiuite.  Ils 
ne  se  laissent  jam, lis  iinpiiéler  parce  (]u'ils  n'ont  pas  de.  mauvais  desseins.  Ils  sont 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  73 

peut-être  au  fond  un  peu  contrebandiers;  mais  qu'est-ce  que  cela  fait?  la  contrebande 
n'est  pas,  comme  la  polygamie,  un  cas  pendable.  Le  pis  qui  puisse  nous  arriver,  c'est 
qu'on  confisque  nos  marchamlises.  Les  marchandises  contisquées,  la  belle  affaire  ! 
Allons,  allons,  c'est  un  pian  superbe.  Dix  hommes  seulement,  dix  hommes  que  j'en- 
gagerai pour  mon  service  ;  dix  hommes  qui  seront  résolus  comme  quarante,  qui  me 
coûteront  comme  quatre,  et  à  qui,  pour  plus  grande  sûreté,  je  n'ouvrirai  pas  la 
bouche  de  mon  dessein,  et  à  qui  je  dirai  seulement  :  «  Mes  amis,  il  y  a  un  coup 
à  faire.  »  De  cette  façon  Satan  sera  bien  malin  s'il  me  joue  un  de  ses  tours.  Quinze  mille 
livres  d'économisées  !  c'est  superbe  sur  vingt. 

Ainsi  reconforté  par  son  industrieux  calcul ,  d'Arlagnan  s'arrêta  à  ce  plan  et  résolut 
de  n'y  plus  rien  changer.  Il  avait  déjà,  sur  une  liste  fournie  par  son  intarissable  mé- 
moire, dix  hommes  illustres  parmi  les  chercheurs  d'aventures  maltraités  de  la  fortune 
ou  inquiétés  par  la  justice.  Sur  ce,  d'.4rtagnan  se  leva  et  se  mit  en  quèle  à  l'instant 
même ,  en  invitant  Planchet  à  ne  pas  l'attendre  à  déjeuner ,  ni  même  peut-être  à  dîner. 
Un  jour  et  demi  passé  à  courir  certains  bouges  de  Paris  lui  suffit  pour  sa  récolle,  et 
sans  faire  commimiquer  l'un  avec  l'autre  sesaventuriers.il  avait  colligé,  réuni,  en 
moins  de  trente  heures,  une  charmante  collection  de  mauvais  visages  parlant  un 
français  moins  pur  que  l'anglais  dont  ils  allaient  se  servir. 

C'étaient  pour  la  plupart  des  gardes  dont  d'Artagnan  avait  pu  apprécier  le  mérite 
en  différentes  rencontres,  et  que  l'ivrognerie  ,  des  coups  d'épée  malheureux,  des 
gains  inespérés  au  jeu  ,  ou  les  réformes  économiques  de  M.  de  Mazarin  ,  avaient 
forcés  de  chercher  l'ombre  et  la  solitude,  ces  deux  grands  consolateurs  des  âmes 
incomprises  et  froissées.  Ils  portaient  sur  leur  physionomie  et  dans  leurs  vêlements 
les  traces  des  peines  de  cœur  qu'ils  avaient  éprouvées.  Quelques-uns  avaient  le  visage 
déchiré  ;  tous  avaient  les  habits  en  lambeaux.  D'Artagnan  soulagea  le  plus  pressé  de 
ces  misères  fraternelles  avec  une  sage  distribution  des  écus  de  la  sociélé;  puis,  ayant 
veillé  à  ce  que  ces  écus  fussent  employés  à  l'embellissement  physique  de  la  troupe ,  il 
donna  rendez-vous  à  ses  recrues  dans  le  nord  de  la  France,  entre  Berghes  et  Saint- 
Omer.  Six  jours  avaient  été  donnés  poui'  loul  terme  ,  et  d'Arlagnan  connaissait  assez 
la  bonne  volonté  ,  I  a  belle  humeur  et  ta  probité  relative  de  ces  illustres  engagés,  pour 
être  certain  que  pas  un  d'eux  ne  manquerait  à  l'appel. 

Ces  ordres  donnés,  ce  rendez-vous  pris,  il  alla  faire  ses  adieux  à  Planchet,  qui  lui 
demanda  des  nouvelles  de  son  armée.  D'Arlagnan  ne  jugea  point  à  propos  de  lui  faire 
part  de  la  réduction  qu'il  avait  faite  dans  son  effectif,  il  craignait  d'entamer  par  cet 
aveu  la  confiance  de  son  associé.  Planchet  se  réjouit  fort  d'apprendre  que  l'armée  était 
toute  levée  ,  et  que  lui  Planchet  se  trouvait  une  espèce  de  roi  de  compte  à  demi,  qui, 
de  son  trôue-comploir,  soudoyait  un  corps  de  troupe  destiné  à  guerroyer  contre  la  per- 
fide Albion  ,  celte  ennemie  de  tous  les  cœurs  vraiment  français. 

Planchet  compta  donc  en  beaux  louis  doubles  vingt  mille  livres  à  d'Artagnan,  pour 
sa  part  à  lui  Planchet,  et  vingt  autres  mille  livres,  toujours  en  beaux  louis  doubles, 
pour  la  part  de  d'.Artagnan.  D'Artagnan  mit  chacun  des  vingt  mille  francs  dans  un  sac  , 
el  pesant  chaque  sac  de  chaque  main.  —  C'est  bien  embarrassant,  cet  argent,  mon 
cher  Planchet,  dit-il  ;  sais-tu  que  cela  pèse  plus  de  trente  livres?  —  Bahl  votre  cheval 
portera  cela  comme  une  plume  D'Artagnan  secoua  la  lête.  —  Ne  me  dis  pas  de  ces 
choses-là  ,  Planchet  :  un  cheval  surchargé  de  trente  livres,  après  le  porte-manteau  et 
le  cavalier,  ne  passe  plus  si  facilement  une  rivière,  ne  franchit  plus  si  légèrement  un 
mur  ou  un  fossé ,  el  plus  de  cheval ,  plus  de  cavalier.  H  est  vrai  que  tu  ne  sais  pas 
cela,  toi ,  Planchet,  qui  as  servi  toute  ta  vie  dans  l'infanterie. 

—  Alors,  Monsieur,  comment  faire?  dit  Planchet, 'vraiment embarrassé. — Écoute, 


71  LES  MOUSQUETAIRES. 

dit  d'Artaonan ,  je  paierai  mon  armée  à  son  retour  clans  ses  foyei^^  tïarde-nioi  ma 
moitié  de  vinfit  mille  livres ,  que  tu  feras  valoir  pendant  ce  temps-là.  —  Et  ma  moilié 
à  moi?  dit  Flanchet.  —  Je  l'emporte.  —  Votre  (Confiance  m'honore,  dit  Flanchet, 
mais  si  vous  ne  revenez  pas?  —  C'est  possilile .  quoique  la  chose  soit  peu  vraisem- 
hiahle.  Alors,  Flanchet,  pour  ce  cas  où  je  ne  reviendrais  pas,  donne-moi  une  plume 
pour  que  je  fasse  mon  testament. 

D'Artaguan  prit  une  plume,  du  papier  et  écrivit  sur  une  simple  feuille. 

«  Moi ,  d'Ai  tagnan ,  je  possède  vingt  mille  livres  économisées  sou  à  sou  depuis 
trente-trois  ans  que  je  suis  au  service  de  S.  M.  le  roi  de  France.  J'en  donne  cinq  mille 
à  Athos  ,  cinq  mille  à  Forthos ,  cinq  mille  à  Aramis  ,  pour  qu'ils  les  donnent ,  en  mon 
nom  et  aux  leurs,  à  mon  petit  ami  Raoul ,  vicomte  de  Bragelonne.  Je  donne  les  cinq 
mille  dernières  à  Flanchet ,  pour  qu'il  distribue  avec  moins  de  regret  les  quinze  mille 
autres  à  mes  amis.  En  fin  de  quoi  j'ai  signé  les  présentes.  d'artagnan.  » 

Flanchet  paraissait  fort  curieux  de  savoir  ce  qu'avait  écrit  d'Arlagnan.  —  Tiens ,  dit 
le  mousquetaire  à  Flanchet,  lis.  Aux  dernières  lignes  les  larmes  vinrent  aux  yeux  de 
Flanchet.  —  Vous  croyez  que  je  n'eusse  pas  donne  l'argent  sans  cela?  alors  je  ne  veux- 
pas  de  vos  cinq  mille  livres.  D'Arlagnan  sourit. 

—  Accepte,  Flanchet,  accepte,  et  de  cette  façon  tu  ne  perdras  que  quinze  mille 
l'rancs  au  lieu  de  vingt,  et  tu  ne  seras  pas  tcnlé  de  faire  affront  à  la  signature  de  Ion 
maître  et  ami,  en  cherchant  à  ne  rien  perdre  du  tout.  Comme  il  connaissait  le  cœur 
des  hommes  et  des  épiciers,  ce  cher  monsieur  d'Arlagnan! 

Ceux  qui  ont  appelé  fou  don  Quichotte  parce  qu'il  marchait  à  la  conquête  d'un  em- 
pire avec  le  seul  Sancho,  son  écuyer,  et  ceux  qui  ont  appelé  fou  Sancho  parce  qu'il 
marchait  avec  son  maître  à  la  conquête  du  susdit  empire,  ceux-là  certainement 
n'eussent  point  porté  un  autre  jugement  sur  d'Arlagnan  et  Flanchet.  Cependant  le 
premier  passait  pour  un  esprit  subtil  parmi  les  plus  tins  esprits  de  la  cour  de  France. 
Quant  au  second,  il  s'était  acquis  à  bon  droit  la  répiilation  d'une  des  plus  fortes  cer- 
velles parmi  les  marchands  épiciers  de  la  rue  des  Lombards  ,  par  conséquent  de  Faris, 
par  conséquent  de  France.  Heureusement  d'Arlagnan  n'élait  pas  homme  à  écouter  les 
sornettes  qui  se  débitaient  autour  de  lui ,  ni  les  commentaires  que  l'on  faisait  sur  lui. 
n  avait  ailopté  la  devise  :  Faisons  bien  et  laissons  dire.  Flanchet,  de  son  côté,  avait 
ado[)té  celle-ci  :  Laissons  faire  et  ne  disons  rien.  11  en  résultait  que,  selon  l'habitude 
de  tous  les  génies  supérieurs,  ces  deux  liommcs  se  flattaient  inlrà 2)cctus  d'avoir  rai- 
son conire  tous  ceux  qui  leur  donnaient  tort. 

Four  conunencer,  d'Arlagnan  se  mit  en  route  par  le  plus  beau  temps  du  monde, 
sans  nuages  au  ciel ,  sans  nuages  à  l'esprit,  joyeux  et  fort,  calme  et  décidé,  gros  de 
sa  résolution .  el  par  conséquent  portant  avec  lui  une  dose  décuple  de  ce  fluide  puis- 
saut  (|ue  lus  secousses  de  l'ànu'  font  jaillir  des  nerfs  et  qui  procurent  à  la  machine  hu- 
maine une  force  et  une  intluence  dont  les  siècles  futurs  se  rendront ,  selon  toute  pro- 
babilité, plus  arilhmétiqucment  compte  que  nous  ne  pouvons  le  faire  aujourd'hui.  Il 
remonta,  comme  aux  Icmjjs  passés,  cette  route  féconde  en  aventures  qui  l'avait  con- 
duit à  Boulogne  et  qu'il  faisait  pour  la  quatrième  fois.  It  put  prcscjue,  cheMiiu  faisant , 
reconnaître  la  trace  de  son  pas  sur  le  pavé  et  celle  de  .son  poing  sur  les  jiorles  des  hô- 
telleries; sa  mémoire,  toujours  active  el  présente,  ressuscitait  alors  cette  jeunesse  que 
n'eût,  trente  ans  après,  démeulie  ni  sou  grand  cœur  ni  son  poignet  d'acier.  Quelle 
riche  natui'c  que  celle  de  cet  hoiiunc  !  il  avait  toutes  les  jiassious  .  tous  les  défauts,  tontes 
les  faiblesses,  et  l'esprit  de  contrariété  familier  à  son  intelligence  changeait  toutes  ces 
imperfections  en  des  qualités  correspondantes.  D'.\rlaguan,  grAce  à  son  imagination 
sans  ccBse  errante ,  avait  peur  d'inie  ondjr<" ,  et ,  honteux  rl'avoir  eu  jieur,  il  marchait 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  75 

à  celte  ombre  ,  et  devenait  alors  extravagant  de  bravoure  si  le  danger  était  réel.  Aussi , 
loul  en  lui  était  émotions,  et  partant  jouissance.  Il  aimait  fort  la  société  d'aulrui,  mais 
jamais  ne  s'ennuyait  dans  la  sienne  ,  et  plus  d'une  fuis,  si  on  eût  pu  l'étudier  quand  il 
élail  seul,  on  l'eût  vu  rire  des  quolibets  qu'il  se  racontait  à  lui-même  ou  des  bonlfuunes 
imaginations  qu'il  se  créait  jusiement  cinq  minutes  avant  le  moment  où  de.vait  venir 
l'ennui. 

D'Artagnan  ne  fut  pas  peut-être  aussi  gai  cette  fois  qu'il  l'eût  été  avec  la  perspeclive 
de  trouver  quelques  bons  amis  à  Calais  au  lieu  de  celle  qu'il  avait  d'y  renconlrer  ses 
dix  sacripans  ;  mais  cependant  la  mélancolie  ne  le  visita  point  plus  d'une  fois  par  jour, 
et  ce  fut  cinq  visites  à  peu  près  qu'il  reçut  de  cette  sombre  déité  avant  d'apercevoir  la 
mer  à  Boulogne  ;  encore  les  visites  furent-elles  courtes.  —  Mais  une  fois  là  ,  d'Arta- 
gnan  se  sentit  près  de  l'action,  et  tout  antre  sentiment  que  celui  de  la  confiance  dis- 
parut, pour  ne  plus  jamais  revenir.  De  Boulogne  il  suivit  la  côte  jusques  à  Calais. 

Calais  était  le  rendez-vous  général,  et  dans  Calais  il  avait  désigné  à  chacun  de  ses 
enrôlés  l'hôlellerie  du  Grand-!Monarque.  où  la  vie  n'était  point  chère  ,  où  les  malelols 
faisaient  la  chaudière ,  où  les  hommes  d'épée ,  à  fourreau  de  cuir,  bien  entendu  ,  trou- 
vaient gîte  ,  table  ,  nourriture ,  et  toutes  les  douceurs  de  la  vie  enfin ,  à  trente  sous  par 
jour.  D'Artagnan  se  proposait  de  les  surprendre  en  flagrant  délit  de  vie  errante  ,  el  de 
juger  par  la  première  apparence  s'il  fallait  compter  sur  eux  comme  sur  de  bons  com- 
pagnons. Il  arriva  le  soir,  à  quatre  heures  et  demie,  à  Calais, 


M^n 


76 


LES  MOUSQUETAIRES. 


d'artagnan  voyage  pour  la  maison  planchet  et  compagnie. 


^  ^S  d^^^:.s^$^^— <;-  HorELLKRiE  dii  Grand-Monarque  était  située  dans  une  ne- 
tite  rue  parallèle  au  port,  sans  donner  sur  le  poi't  même; 
quelques  ruelles  coupaient,  comme  des  échelons  cou- 
pent les  deux  monlans  de  l'échelle,  les  deux  grandes  li- 
gnes droites  du  port  et  de  la  rue.  Par  les  ruelles  on  dé- 
bouchait inopinément  du  port  dans  la  rue  et  de  la  rue  dans 
le  port.  D'Arlagnan  arriva  sur  le  port ,  prit  une  de  ces  rues 
et  tomba  inopinément  devant  l'hôtellerie  du  Grand-Mo- 
narque. 
Le  moment  était  bien  choisi,  et  put  rappeler  à  d'Ar- 
tagnan  son  début  à  Ihôtellerie  du  Franc-Meunier  à  Meung.  Des  matelots  qui  venaient 
de  jouer  aux  dés  s'étaient  pris  de  querelle  et  se  menaçaient  avec  fureur.  L'hôte, 
l'hôtesse  et  deux  garçons  surveillaient  avec  anxiété  le  cercle  de  ces  mauvais  joueurs, 
du  milieu  desquels  la  guerre  semblait  prête  à  s'élancer  toute  hérissée  de  couteaux  et 
de  haches.  Le  jeu  cependant  continuait. 

Un  banc  de  pierre  était  occupé  par  deux  hommes,  qui  semblaient  ainsi  veillera  la 
porte;  quatre  labiés  placées  au  fond  de  la  chambre  commune  étaient  occupées  par  huit 
autres  individus.  Ni  les  hommes  du  banc  ni  les  hommes  des  tables  ne  prenaient  pari 
ni  à  la  querelle  ni  au  jeu.  D'Artagnan  reconnut  ses  dix  hommes  dans  ces  spectateurs 
si  froids  et  si  indifférens. 

La  querelle  allait  croissant.  Toute  passion  a,  comme  la  mer,  sa  marée  qui  monte  et 
qui  descend.  Arrivé  au  |)aroxj'sme  de  sa  passion,  un  matelot  renversa  la  table  et  l'ar- 
geut  qui  était  dessus.  La  table  tomba,  l'argent  roula.  .4  l'instant  même  tout  le  person- 
nel de  rhôlellorie  se  jeta  sur  les  enjeux,  et  bon  uond)rc  de  pièces  blanches  furent 
ramasséi's  par  des  gens  qui  s'es(piivèrent  tandis  cpie  les  inalelols  se  déchiraieni  entre  eux. 
Seuls  les  deux  honuues  du  banc  et  les  huit  hommes  de  l'intérieur ,  quoiqu'ils  eussent 
l'air  pai'faitement  étrangers  les  uns  aux  autres,  seuls,  disons-nous,  ces  dix  hommes 
semblaient  s'être  donné  le  mot  pour  demeurer  impassibles  au  milieu  de  ces  cris  de 
fureur  et  de  ce  bruit  d'argent.  Deux  seulement  se  conlenlèrcut  de  repousser  avec  le 
pied  les  combattans  qui  venaient  jusque  sous  leur  table  Deux  autres  enfin,  philôi 
que  de  prendre  part  a  tout  ce  vacarme ,  sortirent  leurs  mains  dans  leurs  poclies;  deux 
aulrcs  (Milin  moulèrent  sur  la  table  ipiils  oriui>aienl ,  connue  l'ont ,  pour  éviter  d'être 
submergés,  des  gens  surpris  par  une  crue  d'eau.  —  .MIons,  allons,  se  dit  d'Artagnan, 
(|ni  n'avait  perdu  aucun  de  ces  détails  que  nous  venons  de  raconter,  voilà  une  jolie 
collection  :  circons|)ects,  calmes,  habilués  au  bruit,  faits  aux  coups;  peste!  j'ai  eu  la 
main  heuriMisc. 

Tout  à  coup  sou  alli'iilinii  lui  appelée  sur  un  pdiiil  ilc  la  i  lianilui'.  Les  deux  lidnimes 
ipii  avaient  repimssc  i\u  pieil  les  lutteurs  fiucnl  as.saillis  d'iujiu'es  par  les  lu.ilclnis  qui 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  77 

Venaient  de  se  réconcilier.  L'un  d'eux,  à  moitié  ivre  de  colère  et  tout  ;i  fait  de  bière, 
vint  d'un  ton  menaçant  demander  au  plus  petit  de  ces  deux  sages  de  quel  droit  il  avait 
louché  de  son  pied  des  créatures  du  bon  Dieu  qui  n'étaient  pas  des  cliiens.  Et  en  fai- 
sant celte  interpellation,  il  mit,  pour  la  rendre  plus  directe,  son  gros  poing  sous  le 
nez  de  la  recrue  de  M.  d'Artagnan. 

Cet  homme  pâlit  sans  qu'on  put  apprécier  s'il  pâlissait  de  crainte  ou  bien  de  colère. 
Cfi  que  voyant,  le  matelot  conclut  que  c'était  de  peur,  et  leva  son  poing  avec  l'inten- 
tion bien  manifeste  de  le  laisser  retomber  sur  la  tèle  de  l'étranger.  Mais  sans  qu'on 
eût  vu  remuer  l'homme  menacé,  il  détacha  au  matelot  une  si  rude  bourrade  dans 
l'estomac,  que  celui-ci  roula  jusqu'au  bout  de  la  chambre  avec  des  cris  épouvantables. 
Au  même  instant,  ralliés  par  l'esprit  de  corps ,  tous  les  camarades  du  vaincu  tom- 
bèrent sur  le  vainqueur.  Ce  dernier,  avec  le  même  sang-froid  dont  il  avait  déjà  fait 
preuve,  sans  connnettre  l'imprudence  de  toucber  à  ses  armes,  empoigna  un  pot  de 
bière  à  couvercle  d'étain  et  assomma  deux  ou  trois  assaillans;  puis  comme  il  allait 
succomber  sous  le  nombre  ,  les  sept  autres  silencieux  de  l'intérieur,  qui  n'avaient  pas 
bougé  ,  comprirent  que  c'était  leur  cause  qui  était  en  jeu  et  se  ruèrent  à  son  secours. 
En  même  temps  les  deux  indifl'érens  de  la  porte  se  retournèrent  avec  un  froncement 
de  sourcils  qui  indiquait  leur  intentiowbien  prononcée  de  prendre  l'ennemi  à  revers 
si  l'ennemi  ne  cessait  pas  son  agression. 

L'hôte  ,  ses  garçons  et  deux  gardes  de  nuit  qui  passaient  et  qui ,  par  curiosité,  péné- 
trèrent trop  avant  dans  la  chambre,  furent  enveloppés  dans  la  bagarre  et  roués  de 
coups.  Les  Parisiens  frappaient  comme  des  cyclopes  ,  avec  un  ensemble  et  une  lactique 
qui  faisaient  plaisir  à  voir;  enfin,  obligés  de  battre  en  retraite  devant  le  nombre,  ils 
prirent  leur  retranchement  de  l'autre  côté  de  la  grande  table,  qu'ils  soulevèrent  d'un 
commun  accord  à  quatre  ,  tandis  que  les  deux  autres  s'armaient  chacun  d'un  tréteau  , 
de  telle  sorte  qu'en  s'en  servant  comme  d'un  gigantesque  abattoir ,  ils  renversèrent 
d'un  coup  huit  matelots  sur  la  tète  desquels  ils  avaient  fait  jouer  leur  monstrueuse 
catapulte. 

Le  sol  était  donc  déjà  jonché  de  blessés  et  la  salle  pleine  de  cris  et  de  poussière , 
lorsque  d'Artagnan,  satisfait  de  l'épreuve,  s'avança  l'épée  à  la  main,  et,  frappant  du 
pommeali  tout  ce  qu'il  rencontra  de  tètes  dressées,  il  poussa  un  vigoureux  holà! 
qui  mit  à  l'instant  même  fin  à  la  lutte.  Il  se  fil  un  grand  refoulement  du  centre  à  la 
circonférence ,  de  sorte  que  d'Artagnan  se  trouva  isolé  et  dominateur.  —  Qu'est-ce  que 
c'est?  demanda-t-il  ensuite  à  l'assemblée ,  avec  le  ton  majestueux  de  Neptune  pronon- 
çant le  quos  ego. 

A  l'instant  même  et  au  premier  accent  de  celte  voix  ,  pour  continuer  la  métaphore 
virgiliemie,  les  recrues  de  M.  d'Artagnan  ,  reconnaissant  chacun  isolément  son  sou- 
verain seigneur,  rengainèrent  à  la  foiset  leurs  colères,  et  leurs  battemens  de  planches 
et  leurs  coujis  de  tréteaux.  De  leur  côté  ,  les  matelots  voyant  cette  longue  épée  nue  , 
cet  air  martial  et  le  bras  agile  qui  venaient  au  secours  de  leurs  ennemis  dans  la  per- 
sonne d'un  homme  qui  paraissait  hahilué  au  commandement ,  de  leurcôlé  les  matelots 
ramassèrent  leurs  blessés  et  leurs  cruchons.  Les  Parisiens  s'essuyèrent  le  front  et 
tirèrent  leur  révérence  au  chef. 

D'Artagnan  fut  comblé  de  félicitations  par  l'hôte  du  Grand-Monarque.  Il  les  reçut 
en  honune  qui  sait  qu'on  ne  lui  offre  rien  de  trop ,  puis  il  déclara  qu'en  attendant  le 
souper  il  allait  se  promener  sur  le  port.  Aussitôt  chacun  des  enrôlés,  qui  comprit  l'ap- 
pel ,  prit  son  chapeau,  époussela  son  habit  et  suivi!  d'Artagnan  ;  mais  d'Artagnan  ,  tout 
en  flânant,  tout  en  e.xaminani  chatpie  chose,  se  garda  bien  de  s'arrêter;  il  se  diiitrea 
vers  la  dune ,  et  les  dix  honunes ,  effarés  de  se  trouver  ainsi  à  la  piste  l'im  de  l'aulro, 


78  LES  MOUSQUETAIRES. 

inquiets  de  voir  à  leur  droite  et  à  leur  gauche  et  derrière  eux  des  compagnons  sur 
lesquels  ils  ne  comptaient  pas,  le  suivirent  en  se  jetant  les  uns  les  autres  des  regards 
furibonds. 

Ce  ne  fut  qu'au  plus  creux  de  la  plus  profonde  dune  que  d'Artagnan,  souriant  de 
les  ■voir  ainsi  dislancés,  se  retourna  vers  eux,  et  leur  faisant  un  signe  pacitique  de 
la  main, —  Eh!  là,  là!  Messieurs,  dit-il,  ne  nous  dévorons  pas;  vous  êtes  faits 
pour  vivre  ensemble ,  pour  vous  entendre  en  tous  points  et  non  pour  vous  dévorer 
les  uns  les  autres. 

Alors  toute  hésilalion  cessa;  les  liommes  respirèrent  comme  s'ils  eussent  été  tirés 
d'un  cercueil  et  s'examinèrent  complaisamment  les  uns  les  autres.  Après  cet  examen, 
ils  portèrent  les  yeux  sur  leur  clief,  qui,  connaissant  dès  longtemps  le  grand  art  de 
parler  à  des  hommes  de  cette  trempe,  leur  improvisa  le  petit  discours  suivant,  accentué 
avec  une  énergie  toute  gasconne  : 

—  Messieurs,  vous  savez  tous  qui  je  suis.  Je  vous  ai  engagés,  vous  connaissant 
pour  des  braves  et  voulant  vous  associer  à  une  expédition  glorieuse.  Figurez-vous 
qu'eu  travaillant  avec  moi  vous  travaillez  pour  le  roi.  Je  vous  préviens  seulement  que 
si  vous  laissez  paraître  quelque  chose  de  cette  supposition ,  je  me  verrai  forcé  de  vous 
casser  immédiatement  la  tète  de  la  façon  qui  Aie  sera  le  plus  commode.  Vous  n'ignorez 
pas,  Messieurs,  que  les  secrets  d  Etat  sont  comme  un  poison  mortel  :  tant  que  co 
poison  est  dans  sa  boîte  et  que  la  boîte  est  bien  fermée  ,  il  ne  nuit  pas  ;  hors  de  la 
boîte,  il  lue.  Maintenant  approchez-vous  de  moi,  et  vous  allez  savoir  de  ce  secret  ce 
que  je  puis  vous  en  dire . 

Tous  s'approchèrent  avec  un  mouvement  de  curiosité.  —  Approchez-vous ,  continua 
d'Artagnan,  et  que  l'oiseau  qui  passe  au-dessus  de  nos  tôles,  que  le  lapin  qui  joue 
dans  les  dunes,  que  le  poisson  qui  bondit  hors  de  l'eau  ,  ne  puissent  nous  entendre. 
Il  s'agit  de  savoir  et  de  rapporter  à  M.  le  surintendant  des  finances  combien  la  contre- 
bande anglaise  fait  de  tort  aux  marchands  français.  J'entrerai  partout  et  je  verrai  tout. 
Nous  sommes  de  pauvres  pêcheurs  picards  jetés  sur  la  côle  par  une  bourasque.  11  va 
sans  dire  que  nous  vendrons  du  poisson  ni  plus  ni  moins  que  de  vrais  [lôchours.  Seu- 
lement,  on  pourrait  deviner  qui  nous  sommes  et  nous  inquiéter;  il  est  donc  urgent 
que  nous  soyons  eu  étal  de  nous  défendre.  Voilà  pourquoi  je  vous  ai  choisis  comme 
des  geus  d'esprit  et  de  courage.  Nous  mènerons  bonne  vie  et  nous  ne  courrons  pas 
grand  danger,  attendu  que  nous  avons  derrière  nous  un  protecteur  puissant,  grâce 
auquel  il  n'y  a  pas  de  tracasserie  possible.  Une  seule  chose  me  contrarie;  mais  j'espère 
qu'après  une  courte  explication  vous  allez  me  tirer  d'embarras,  (^.ctle  chose  qui  me 
contrarie,  c'est  d'emmener  avec  moi  un  équipage  de  pêcheurs  slupidos,  lequel  équi- 
page nous  gênera  énormément,  tandis  que  si ,  par  hasard  ,  il  y  a\ait  [larmi  vous  des 
gens  qui  eussent  vu  la  mer  .. 

—  Oh!  qu'à  cela  ne  tienne!  dit  une  des  recrues  de  d'Artagnan  ;  moi  j'ai  été  pri- 
sonnier des  pirates  de  Tunis  pendant  trois  ans  ,  et  je  connais  la  inanaMnre  comme  un 
amiral.  —  Voyez-vous,  dit  d'Artagnan,  l'admirable  chose  que  le  hasard!  D'Artagnan 
prononça  ces  j)arolcs  avec  un  indéfinissable  accent  de  feinte  bonhomie,  ('.ar  d'Artagnan 
savait  à  mer\ cille  ([ue  cette  victime  des  pirates  était  un  ancien  corsaire,  cl  il  l'avait 
engagé  en  connaissance  de  cause.  Mais  d  Arlagnan  n'en  disait  jamais  plus  qu'il  n'avait 
besoin  d'en  dire,  pour  laisser  les  gens  dans  le  doute.  Il  se  pava  donc  de  l'explication, 
cl  accueillit  l'cllèt  sans  paraître  se  préoccuper  de  la  cause. 

—  Et  moi,  dit  un  seciind,  j'ai,  par  chance,  un  oncle  qui  dirige  les  travanv  du 
port  de  La  lloclielle.  Tout  enfant,  j'ai  joué  sur  les  embarcalions  :  je  sais  doue  manier 
l'a\iriiii  cl  l;i  viïjlc  à  délier  le  pi'cniicr  m.ilclnt  pinicnlais  venu.   ("'.(•Iiii-l.'i   ne  iin'Ml;\il 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  79' 

guère  plus  (lUC  l'autre ,  il  avait  ramé  six  ans  sur  les  galères  de  Sa  Majesté ,  à  la 
Giotat.  Deux  autres  furent  plus  fraucs,  ils  avouèrent  tout  simplement  qu'ils  avaient 
servi  sur  un  vaisseau  comme  soldats  de  pénitence  :  ils  n'en  rougissaient  pas.  D'Arta- 
gnan  se  trouva  donc  le  chef  de  dix  hommes  de  guerre  et  de  quatre  matelots ,  ayant  à 
la  fois  armée  de  terre  et  de  mer,  ce  qui  eût  porté  l'orgueil  de  Planchet  au  comble ,  si 
Planchet  eût  connu  ce  détail. 

11  ne  s'agissait  plus  que  de  l'ordre  général,  et  d'Artaguau  le  donna  précis.  11  enjoi- 
gnit à  ses  hommes  de  se  tenir  prêts  à  partii'  pour  La  Haye,  en  suivant  les  uns  le  hl- 
toral  qui  mène  jusqu'à  Breskens,  les  autres  la  route  qui  conduit  à  Anvers.  Le  rendez- 
vous  fut  donné ,  en  calculant  chaque  jour  de  marche ,  à  quinze  jours  de  là ,  sui'  la  place 
principale  de  La  Haye.  ^ 

D'Ax'tagnan  recommanda  à  ses  hommes  de  s'accoupler  comme  ils  l'entendraient, 
par  sympathie,  deux  par  deux.  Lui-méiue  choisit  parmi  les  figures  les  moins  patibu- 
laires deiLV  gardes  qud  avait  comius  autrefois  et  dont  les  seuls  défauts  étaient  d'être 
joueurs  et  ivrognes.  Ces  hommes  n'avaient  point  perdu  toute  idée  de  civihsalion,  et 
sous  des  habits  propres  leurs  ccem's  eussent  recounuencé  à  battre.  D'Artagnau ,  j)Our 
ne  pas  donner  de  jalousie  aux  autres,  fit  passer  les  autres  devant.  11  garda  ses  deux 
préférés,  les  habdla  de  ses  propres  nippes,  et  partit  avec  eux. 

C'est  à  ceux-là ,  qu'il  send)lait  honorer  d'ime  coutiance  absolue  ,  que  d'Artagnan  lit 
une  fausse  contidence  desfiuée  à  garanfir  le  succès  de  i'expédifion.  Il  leur  avoua  qu'il 
s'agissait ,  non  pas  de  voir  combien  la  contrebande  anglaise  pouvait  faire  du  tort  au 
counnerce  français,  mais  au  contraire  combien  la  contrebande  française  pouvait  faire 
du  tort  au  commerce  anglais.  Ces  hommes  parurent  convaincus  ,  ils  l'étaient  eU'ecfi- 
vemenf.  D'Artagnan  était  bien  sur  qu'à  leur  première  débauche,  alors  qu'ils  seraient 
morts  ivres,  l'un  des  deux  dividguerait  ce  secret  capital  à  toute  la  bande.  Son  jeu  lui 
parut  iidaillible. 

(Juiuze  jours  après  tout  ce  que  nous  venons  de  voir  se  passer  à  Calais ,  toute  la 
troupe  se  trouvait  réunie  à  La  Haye.  Alors,  d'Artagnan  s'aperçut  que  tous  ses  hommes, 
avec  ime  intelligence  remarquable ,  s'étiiient  déjà  travestis  en  matebits  plus  ou  moins 
maltraités  par  la  mer.  D'Artagnan  les  laissa  dormir  en  un  bouge  de  Newkerke-streel , 
et  se  logea ,  lui ,  proprement,  sur  le  grand  canal  11  apprit  que  le  roi  d'Angleterre 
était  revenu  près  de  son  aifié  Guillaume  II  de  Nassau  ,  stathouder  de  Hollande.  Il 
apprit  encore  que  le  refus  du  roi  Louis  XIV  a\ait  un  peu  refroidi  la  jirotection  qui  lui 
avait  été  accordée  jusque-là  ,  et  qu'en  conséquence  il  avait  été  se  confiner  dans  une 
pefite  maison  du  village  de  iScheveuingeu ,  situé  dans  les  dunes,  au  bord  de  la  mer,  à 
une  pefite  lieue  de  La  Haye.  Là ,  disait-on ,  le  malheureux  banni  se  consolait  de  son 
exil  en  regardant  avec  cette  mélancolie  particidière  aux  princes  de  sa  race ,  cette  mer 
immense  du  Nord,  qui  le  séparait  de  son  Angleterre  comme  elle  avait  séparé  autrefois 
Marie  Stuart  de  la  France. 

D'Artagnan  poussa  une  fois  jusqu'à  Scheveningen,  afind'ètre  bien  sûr  de  ce  que  l'on 
1-apportait  sur  le  prince.  11  vit,  eu  ellet,  Charles  II  pensif  et  seul  sorfir  par  une 
pefite  porte  donnant  sur  le  bois  et  se  promenant  sur  le  rivage ,  au  soleil  couchant , 
sans  même  attirer  l'attention  des  pêcheurs  qiu ,  en  revenant  le  soir,  tiraient ,  comme 
les  anciens  marins  de  l'Archipel,  leurs  barques  sur  le  sable  de  la  grève.  D'Artagnan 
reconnut  le  roi.  Il  le  vit  fixer  son  regard  sombre  sin-  l'immense  étendue  des  eaux  et 
absorber  sur  son  pâle  visage  les  rouges  rayons  du  soleil  déjà  échancré  par  la  ligne 
noire  de  l'horizon.  Puis ,  Cbarles  H  rentra  dans  la  maison  isolée ,  toujours  seul ,  toujours 
lent  et  triste  ,  s'amusant  à  faire  crier  sous  ses  pas  le  sable  friable  et  mouvant. 

Dès  le  soir  lïiême  d'Artagnan  loua  pour  mille  livres  une  barque  de  pêcheurs  qui  en 


80  .  LES  MOUSQUETAIRES. 

valait  quatre  mille.  11  donna  ces  mille  livres  comptant  et  déposa  les  trois  raille  autres 
chez  le  hourg^mestre.  Après  quoi  il  embarqua ,  sans  qu'on  les  vît  et  durant  la  nuit 
obscure,  les  six  hommes  qui  formaient  son  armée  de  terre:  et ,  à  la  marée  mon- 
tante, à  trois  heures  du  niatin  ,  il  rraf,nia  le  large,  manœuvrant  ostensiblement  avec  les 
quatre  autres  et  se  reposant  sur  la  science  de  son  galérien,  comme  il  l'eût  fait  sur 
celle  du  premier  pilote  du  port. 


OU   L  AUTEUR   EST   FORCÉ,   BIEN   MALGRÉ   LUI,   UE   FAIRE    UN   PEU 

D'HISTOIRE. 

Tandis  que  les  rois  et  les  honnncs  s'occupaient  ainsi  de  l'Angleterre ,  qui  se  gouver- 
nait toute  seule,  et  qui ,  il  faut  le  dire  à  sa  louange,  n'avait  jamais  été  si  mal  gouver- 
née, un  homme  sur  qui  Dieu  avait  arrêté  son  regard  et  [losé  son  doigt,  un  homme 
prédestiné  cà  écrire  son  nom  en  lettres  éclatantes  dans  le  livre  de  l'histoire,  poursui- 
vait à  la  face  du  monde  une  œuvre  pleine  de  mystère  et  d'audace.  Il  allait,  et  nul  ne 
savait  où  il  voulait  aller,  quoique  non-seulement  l'Angleterre,  mais  la  France,  mais 
l'Europe,  le  regardassent  marcher  d'un  pas  ferme  et  la  tète  haute.  Tout  ce  qu'on 
savait  sur  cet  homme ,  nous  allons  le  dire. 

Monk  venait  de  se  déclarer  pour  la  liberté  du  rump  jmrliament ,  ou,  si  on  l'aime 
mieux ,  du  parlement  croupion  .  connue  on  l'appelait  :  parlement  cpie  le  général  Lam- 
bert, imitant  Cronivvell ,  dont  il  avait  été  le  heuteuant,  venait  de  bloquer  si  étroite- 
ment, pour  lui  faire  faire  sa  volonté,  qu'aucun  membre,  pendant  tout  le  blocus, 
n'avait  pu  en  sortir,  et  qu'u  i  seul,  Pierre  Wentvvort,  avait  pu  y  entrer.  Landiert  et 
Monk,  tout  se  résmiiait  dans  ces  deux  hommes,  le  premier  représentant  le  despo- 
tisme militaire,  le  second  représentant  le  républicanisme  pur.  Ces  deux  hommes, 
c'étaient  les  deux  seuls  représentans  politiques  de  cette  révolution  dans  laquelle 
Charles  I"  avait  d'abord  perdu  sa  couronne,  et  ensuite  la  tête. 

Lambert,  au  reste,  ne  dissimulait  pas  ses  vuesj  il  cherchait  à  établir  ini  gouver- 
nement tout  mib'taire  et  à  se  fjiire  le  chef  de  ce  gouvernement.  Monk,  l'épublicain 
rigide,  disaient  les  uns,  voulait  maintenir  le  rump  parliamvnt ,  cette  représenta- 
tion visible,  quoi(|uc  ilégénérée,  de  l;i  ré|)ublique.  .Monk,  adroit  ambitieux,  disaient 
les  autres  ,  voidail  tout  simplement  se  faire  de  ce  parlement,  (pi'il  send>lait  proléger, 
un  degré  solide  ])our  monlei'  jusqu'au  trône  (jue  Croniwell  a\ait  fait  \ide,  miiis  sur 
lequel  il  n'avait  |)as  osé  s'asseoir.  Ainsi ,  Lambert  en  perséeutanl  le  paiiemenl ,  Monk 
en  se  déclarant  [)our  lui,  s'étaient  nuituellement  déclarés  ennemis  l'un  de  l'autre. 

Aussi  Monk  et  Lambert  avaient-ils  songé  tout  d'abord  à  se  faire  chacun  une 
armée  :  Monk  en  Ecosse  ,  où  étaient  les  pr(;sbytériens  et  les  royalistes ,  c'cst-à-ilire  les 
mécontens;  Landiert  à  Londres  .  où  se  ti'ouvait  comme  toujours  la  plus  forte  opposi- 
tion contre  le  pouvoir  qu'elle  avait  sous  les  yeux.  Monk  avait  pacilié  l'Ecosse  ,  il  s'y 
était  formé  une  année  et  s'en  était  fait  un  asile  :  l'une  gardait  l'autre:  Monk  savait 
que  le  jour  n'était  pas  encore  venu ,  jour  marqué  par  le  Seigneur  pour  ini  grand 
rliaiigeiiienl  ;  aws^i  son  épée  paraissait-elle  collée  au  fom-reau.  inexpugnable  dans  sa 

lardiicbeel  ntairneiise  Ecosse .  général  absolu  ,  roi  d'une  armée  de  on/.e  mille  vieux 

soldats  (pi'il  avail  plus  >r(Mi('  lui>  (uuiluils  à  la  \  iciuire  ;  aussi  bien  et  mieux  instruit 
des  all'aii-es  de  Londres  que  La  m  lier!  .  qui  li'uail  i;amison  dans  la  (até,  xoilà  quelle 
ét.iil  la  position  de  Moidv  loisqu'à  ci'ul  lieues  de  Londres  il  se  déclara  pour  le  parli'- 


M  ON  Oh. 


LE  VICOMTE  UE  BRAGELONNE.  81 

ment.  Laiiihei't.  au  contraire,  comme  nons  l'avons  dil ,  habitait  la  capitale.  Il  \ 
avait  le  centre  de  toutes  ses  opérations  et  il  y  réunissait  autour  de  lui  et  tous  ses 
amis  et  tout  le  bas  peuple,  éternellement  enclin  à  chérir  les  ennemis  du  pouvoir 
constitué. 

Ce  fut  donc  à  Londres  que  Lambert  apprit  l'appui  que  des  frontières  d'Ecosse  Monk 
prêtait  au  parlement.  Il  jugea  qu'il  n'y  avait  pas  de  temps  à  perdre  et  que  la  Tweed 
n'était  pas  si  éloignée  de  la  Tamise  qu'une  armée  n'enjambât  d'une  rivière  à  l'autre  , 
surtout  lorsqu'elle  était  bien  commandée.  Il  savait,  en  outre,  qu'an  fur  et  h  mesure 
qu'ils  pénétreraient  en  Angleterre ,  les  soldats  de  Monk  formeraient  sur  la  route  cette 
boule  de  neige,  emblème  du  globe  de  la  fortune,  qui  n'est  pour  l'ambitieux  qu'un 
degré  sans  cesse  grandissant  pour  le  conduire  à  son  but.  Il  ramassa  donc  son  armée, 
lormidable  à  la  fois  par  sa  composition  ainsi  que  par  le  nombre,  et  courut  au-devant 
de  Monk,  ([ui,  lui,  pareil  à  un  navigateur  prudent  voguant  au  milieu  des  écueils , 
s'a\  ançait  à  toutes  petites  journées  et  le  nez  au  vent ,  écoutant  le  bruit  et  Uairant  l'air 
qui  venait  de  Londres.  Les  deux  armées  s'aperçurent  à  la  hauteur  de  Newcastle  ; 
Lambert,  arrivé  le  premier,  campa  dans  la  ville  même.  Monk,  toujours  circonspect, 
s'arrêta  oîi  il  était ,  et  plaça  son  quartier  général  à  Coldstream ,  sur  la  Tweed. 

La  vue  de  Lambert  répandit  la  joie  dans  l'armée  de  Monk,  tandis  qu'au  contraire 
la  vue  de  Monk  jeta  le  désarroi  dans  l'armée  de  Lambert.  On  eiit  cru  que  ces  intré- 
pides batailleurs,  qui  avaient  fait  tant  de  bruit  dans  les  rues  de  Londres ,  s'étaient 
mis  en  roule  dans  l'espoir  de  ne  rencontrer  personne,  et  que  maintenant,  voyant 
.qu'ils  avaient  rencontré  une  armée  et  que  cette  armée  arborait  devant  eiix  ,  non  seu- 
lement un  étendard ,  mais  encore  une  cause  et  un  principe ,  on  eût  cru ,  disons-nous , 
que  ces  intrépides  batailleurs  s'étaient  mis  à  réfléchir  qu'ils  étaient  Tnoins  bons  républi- 
cains que  les  soldats  de  Monk,  puisque  ceux-ci  soutenaient  le  parlement,  tandis  que 
Laiid)ert  ne  soutenait  rien,  pas  même  lui.  Quant  à  Monk,  s'il  eut  à  réfléchir  ou  s'il 
réfléchit,  ce  dut  être  fort  tristement,  car  l'histoire  raconte,  et  celte  pudique  dame, 
on  le  sait,  ne  ment  jamais,  car  l'histoire  raconte  ([ue  le  jour  de  son  arrivée  à  Colds- 
tream ,  on  chercha  inutilement  un  mouton  par  toute  la  Tille. 

Force  fut  donc  à  chacun  d'être  satisfait,  ou  tout  au  moins  de  le  paraître.  Monk, 
tout  aussi  affamé  que  ses  gens,  mais  affectant  la  plus  parfaite  indifférence  pour  ce 
mouton  absent,  coupa  un  fragment  de  tabac  long  d'un  demi-pouce,  à  la  carotte  d'un 
sergent  qui  faisait  partie  de  sa  suite ,  et  commença  à  mastiquer  le  susdit  fragment  en 
assurant  à  ses  Ueutenans  que  la  faim  était  une  chimère ,  et  que  d'ailleurs  on  n'avait 
jamais  faim ,  tant  qu'on  avait  quelque  chose  à  mettre  sous  sa  dent. 

Monk  connaissait  parfaitement  cette  position,  Newcastle  et  ses  environs  lui  avant 
déjà  plus  d'une  fois  servi  de  quartier  général.  Il  savait  que  le  jour  son  ennemi  pourrait 
sans  doute  jeter  des  éclaireurs  dans  les  ruines  voisines  et  y  venir  chercher  une  escar- 
mouche, mais  que  la  nuit  il  se  garderait  bien  de  s'y  hasarder.  Il  se  trouvait  donc  en 
sûreté.  Aussi  ses  soldats  purent-ils  le  voir,  après  ce  qu'il  appelait  fastueusement  son 
souper,  c'est-à-dire  après  l'exercice  de  mastication  que  nous  venons  de  rapporter, 
comme  depuis  Napoléon  à  la  veille  d'Austerlitz ,  dornn'r  tout  assis  sur  sa  chaise  de 
jonc,  moitié  sous  la  lueur  de  sa  lampe,  moitié  sous  le  reflet  de  la  lune,  qui  com- 
mençait à  monter  aux  cieux.  Ce  qui  signifie  qu'il  était  à  peu  près  neuf  heures  et 
demie  du  soir. 

Tout  à  coup  Monk  fut  tiré  de  ce  demi-sonnneil,  factice  peut-être,  par  une  troupe 
de  soldats  qui ,  accourant  avec  des  cris  joyeux ,  venait  frapper  du  pied  les  bâtons  de  la 
tente  de  M<ink ,  tout  en  bourdonnant  pour  le  réveiller.  Il  n'était  pas  besoin  d'un  si 
grand  bruit.  Le  gi'iiéral  ou\rit  les  yeux.  —  Eli  bien!  mes  enfans,  que  se  passe-l-il 

T.  I.  0 


8^  LES  MOUSQUETAIRES. 

t'niîc?  demanda  le  général.  —  Géuéral,  réj)onJireul  plusieurs  voix,  général,  vous 
soiipcrez.  —  J'ai  soupe,  Messieurs,  répontliî  tranquillement  celui-ci,  et  je  digérais 
tranquillement,  comme  vous  voyez.  Mais  entrez  ,  et  dites-moi  ce  qui  vous  amène.  — 
Général,  une  bonne  nouvelle.  —  Bah  !  Lambert  nous  fait-il  dire  qu'il  se  battra  de- 
main? —  Non ,  mais  nous  venons  de  capturer  une  barque  de  pêcheurs  qui  portait  du 
poisson  au  camp  de  Newcastle.  — Et  vous  avez  eu  tort,  mes  amis.  Ces  messieurs  de 
Londres  sont  délicats,  ils  tiennent  à  leur  premier  service;  vpus  allez  les  mettre  de 
très-mauvaise  humeur.  11  serait  de  bon  goût,  croyez-moi,  de  renvoyer  à  M.  Lambert 
ses  poissons  et  ses  pécheurs,  à  moins  que...  Le  général  réfléchit  un  instant.  —  Dites- 
moi,  continua-t-il,  quels  sont  ces  pécheurs,  s'il  vous  plait'/  —  Des  marins  picards  qui 
péchaient  sur  les  côtes  de  France  ou  de'Hollande ,  et  qui  ont  été  jetés  sur  les  nôtres  par 
un  grand  vent.  — Quelques-uns  d'entre  eiu  parlenl-Us  notre  langue? —  Le  chef  nous 
a  dit  quelques  mots  d'anglais. 

La  déliance  du  géuéral  s'était  éveillée  au  fur  et  à  mesure  que  ces  renseignemens 
lui  venaient.  —  C'est  bien,  cUt-il,  je  désire  voir  ces  hommes;  amenez-les-moi.  Uu 
oflicier  se  détacha  aussitôt  pour  les  aller  chercher.  —  Comliien  sont-ils?  continua 
Monk ,  et  quel  bateau  montent-ils  ?  —  ils  sont  dix  ou  douze ,  mon  général ,  et  ils 
montent  une  espèce  de  chasse-marée .  comme  ils  appellent  cela  ,  de  construction  hol- 
landaise, à  ce  qu'il  nous  a  semblé.  —  Et  vous  dites  qu'ils  portaient  du  poisson  au  camp 
de  M.  Lambert?  —  Oui,  général.  11  parait  môme  qu'ils  ont  fait  une  assez  bonne  pèche. 
—  Bien ,  nous  allons  voir  cela,  dit  Monk. 

En  effet,  au  moment  même  l'oflicier  revenait,  amenant  le  chef  de  ces  pêcheurs,, 
bonnne  de  cinquante  à  cinq\iante-cinq  ans  à  peu  près,  mais  de  bonne  mine.  Il  était 
de  moyenne  taille  et  portait  un  justaucorps  de  grosse  laine,  un  bonnet  enfoncé  jus- 
qu'aux yeux;  un  coutelas  était  passé  à  sa  ceinture,  et  il  marchait  avec  cette  hésitation 
toute  particulière  aux  marins,  qui  ne  sachant  jamais,  grâce  au  mouvomenidu  bateau, 
si  leur  pied  posera  sur  la  planche  ou  dans  le  \  ide ,  donnent  à  chacun  de  leurs  pas  une 
assiette  aussi  sûre  que  s'il  s'agissait  de;  ])oser  un  pilotis. 

Monk,  avec  un  regard  tin  et  |Kniélrant,  considéra  lonyleuqis  le  pêcheur,  (pii  lui 
souriait  de  ce  sourire  moitié  naniuois,  moitié  niais,  particulier  à  nus  |ia\>aM>.  —Tu 
parles  anglais?  lui  demanda  Monk  eu  excellent  français.  —  Ali  !  Imu  mal .  miiord  , 
répondit  le  pêcheur.  Celle  réponse  fut  faite  bien  plutôt  avec  l'accentualion  \  i\e  et 
saccadée  des  gens  d'outre-Loire  <pi'avec  l'accent  un  [leu  ti'ainard  des  contrée^  de  l'ouest 
et  du  nord  de  la  France.  —  Mais  enlin  lu  le  parles ,  insista  Monk  ,  pour  étuilier  encore 
une  fois  cet  accent.  —  Eh!  nous  autres  gens  de  mer,  répondit  le  pêcheur  .  nous  par- 
lons im  peu  toutes  les  langues.  —  Alors  lu  es  matelot  |iêcheur.  -r-  l'our  aujourd'hui , 
miiord,  pécheur,  et  fameu.v  pêcheur  même.  J'ai  pris  un  bai'  qui  pèse  au  moins  trente 
livres,  et  plus  de  cimpiante  mulets  ;  j'ai  aussi  de  petits  merlans  ipii  seront  piufails  dans 
la  friture.  —  Tu  me  fais  l'effet  d'avoir  plus  péché  dans  le  golfe  dt  Gascogne  que  dans 
la  Manche  .  dit  Monk  en  souriant.  —  En  elfel .  je  suis  du  Midi;  cela  emiiêche-l-il 
d'être  bon  pêcheur,  miiord?  —  Non  pas,  et  je  l'achète  la  pêche:  maiiit.Miaiil  [larle 
avec  franchise;  à  qui  la  destiiiais-luV  —  Milnid .  y  ne  vous  cacherai  point  (pie  j'allais 

Newcasile,  loul  en  sui\ant  la  côle .  lorMiu'im  gros  de  cavalieis  ipii  irmontaienl  le 
rivage  en  sens  inverse  a  fiil  signe  à  m.i  i>ari|iie  de  rebrousser  chemin  juMpi  au  camii 
de  "Voire  llniuiriir.  sous  peine  d'une  dci  barge  de  mouMpieterie.  (lomnio  je  notais 
pas  arméeii  guerre,  ajouta  le  |>tVbeur  en  souriant ,  j'ai  dû  obéir.  —  El  pourquoi  allais-ln 
chez  l.auibeil  el  non  chez  moi?  —  Miiord,  je  serai  franc  :  Voire  Seigneurie  le  permet' 

,.||,.'.'  Oui,  el  même  au   besoin  je   le  rordomie.  —  \i\\  bien  I    iiiiloid.  j  allais  cheX 

M.  I„iiiibcil.  p.iicc  (jue  ces  miissieiirs  (le  la  ville  paient  bien ,  laiidis  ipic  vous  autre» 


a 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  83, 

Écossais ,  puritains,  presbytériens ,  covenantaires ,  comme  vous  voudrez  vous  appeler,; 
vous  mangez  peu,  mais  ne  payez  pas  du  tout. 

JMonk  haussa  les  épaules  sans  cependant  pouvoir  s'empêcher  de  sourire  eu  même; 
temps.  —  Et  pourquoi ,  étant  du  Midi,  viens-tu  pêcher  sur  nos  côtes?  —  Parce  que, 
j'ai  eu  la  bêtise  de  me  marier  eu  Picardie.  —  Oui;  mais  entîn  la  Picardie  n'est   pas 
l'Angleterre.  —  Milord ,  l'honnue  pousse  le  bateau  à  la  mer;  mais  Dieu  et  le  vent  l'ont; 
le  i-este  et  poussent  le  bateau  où  il  leur  plaît.  —  Tu  n'avais  donc  pas  rintention  d'à*', 
border  chez  nous?  —  Jamais.  —  Et  quelle  route  faisais-tu?  —  Nous  revenions  d'Os- 
tende,  où  l'on  avait  déjà  vu  des  maquereaux,  lorsqu'un  grand  vent  du  midi  nous  a 
fait  dériver;  alors  ,  voyant  qu'il  était  inutile  de  lutter  avec  lui ,  nous  avons  tilé  devant 
lui.  Il  a  donc  fallu,  pour  ne  pus  perdre  la  pêche,  qui  était  bonne,  l'aller  vendre  au 
plus  prochiiin  port  d'Angleterre;  or,  ce  plus  prochain  port  c'était  Newcastle;  l'occa-; 
sion  était  bomie,  nous  a-t-on  dit,  il  y  avait  surcroit  de  population  dans  le  camp,  sur- 
croît de  population  dans  la  ville  ;  l'un  et  l'autre  étaient  pleins  de  gentilshonnnes  très- 
riches  et  très-affamés ,  nous  disait-on  encore  ;  alors  je  me  suis  dirigé  vers  Newcastle. 

—  Et  tes  compagnons  ,  où  sont-ils  !  —  Oh  !  mes  compagnons ,  ils  sont  restés  à  bord  ;  ce 
sont  des  matelots  sans  instruction  aucune.  —  Tandis  que  toi...  lit  Monlv.  —  Oh  !  moi, 
dit  le  patron  en  riant,  j'ai  beaucoup  couru  avec  mon  père,  et  je  sais  comment  on  dit 
un  sou,  un  écu,  une  pistole  ,  un  louis  et  un  double  louis  dans  toutes  les  langues  de 
l'Europe;  aussi  mon  équipage  m'écoute-t-il  comme  mi  oracle  et  m'obéit-il  comme  à  un 
amiral.  —  Alors  c'est  lui  qui  avais  choisi  M.  Lambert  comme  la  meilleure  pralicpin. 

—  Oui,  certes.  Et  soyez  franc,  milord,  m'étais-je  trompé"?  —  C'est  ce  que  tu  verras 
plus  tard.  —  En  tout  cas,  milord,  s'il  y  a  ftmte,  la  faute  est  à  moi ,  et  il  ne  faut  pas 
en  vouloir  pour  cela  à  mes  camarades.  —  Voilà  décidément  un  drôle  spirituel,  pensa 
Monk . 

Puis,  après  quelques  minutes  de  silence  employées  à  détailler  le  pêcheur  :  —  Tu 
viens  d'Ostende,  m'as-tu  dit?  demanda  le  général. — Oui,  milord,  en  droite  litrue. 

—  Tu  as  entendu  parler  des  affaires  du  jour,  alors,  car  je  ne  doute  point  qu'on  ne 
s'en  occupe  en  France  et  en  Hollande.  Que  fait  celui  qui  se  dit  le  roi  d'Angleterre? 

—  Ohl  milord  ,  s'écria  le  pécheur  avec  une  franchise  bruyante  et  expansive,  voilà 
une  heureuse  question,  et  vous  ne  pouviez  mieux  vous  adresser  qu'à  moi,  car  en 
vérité  j'y  peux  faire  une  fameuse  réponse.  Figurez-vous  ,  milord,  qu'en  relâchant  à 
Ostcnde  pour  y  vendre  le  pevi  de  maquereaux  que  nous  y  avions  péchés,  j'ai  vu  l'ex- 
roi  qui  se  promenait  sur  les  dunes,  en  attendant  ses  chevaux,  qui  devaient  le  conduire 
à  La  Haye  :  c'est  un  grand  pâle  avec  des  cheveux  noirs ,  et  la  mine  un  peu  dure.  Il  a 
l'air  de  se  mal  porter ,  au  reste ,  et  je  crois  que  l'air  de  la  Hollande  ne  lui  est  pas  bon. 

Monk  suivait  avec  une  grande  attention  la  conversation  rapide,  colorée  et  diffuse 
du  pêcheur ,  dans  une  langue  qui  n'était  pas  la  sienne;  heureusement,  avons-nous 
dit ,  qu'il  la  parlait  avec  ime  grande  facilité.  Le  pêcheur ,  de  son  côté ,  employait  tan- 
tôt lui  luot  français,  tantôt  un  mot  anglais  ,  tantôt  mi  mot  qui  ne  paraissait  appai'tiMiir 
à  aucune  langue  et  qui  était  un  mot  gascon.  Heureusement  ses  yeux  parlaient  pour 
lui  et  si  éloquemment  qu'on  pouvait  bien  perdre  un  mot  de  sa  bouche ,  mais  pas  ime 
seule  intention  de  ses  yeux. 

Le  général  paraissait  de  plus  en  plus  satisfail  de  soti  examen.  —  Tu  as  dû  entendre, 
dire  que  cet  ex-roi,  comme  tu  l'appelles,  se  dirigeait  vers  La  Haye  dans  un  but  quel- 
conque. —  Oh  !  oui ,  bien  certainement,  dit  le  pêcheur,  j'ai  entendu  dire  cela.  —  Et 
dans  quel  but?  —  Mais  toujours  le  même,  fit  le  pêcheur  ;  n'a-t-il  pas  cette  idée  fixe 
de  revenir  en  Angleterre?  —  C'est  vrai ,  dit  Monk  pensif,  —  Sans  compter,  ajouta  le 
pêcheur,  que  le  stathouder...  vous  savez,  milord,  Guillaume  II...  —  Eh  bien?  —  Il  l'y 


84  LES  MOUSQUETAIRES. 

aidera  de  tout  son  pouvoir.  —  Ah  !  tu  as  entendu  dire  cela?  —  Non ,  mais  je  le  crois. 
—  Tu  es  fort  en  politique,  à  ce  qu'il  paraît?  demanda  Monk.  —  Oh!  nous  autres 
marins,  milord,  qui  avons  l'habitude  d'étudier  l'eau  et  l'air,  c'est-à-dire  les  deux 
choses  les  plus  mobiles  du  monde ,  il  est  rare  que  nous  nous  trompions  sur  le  reste. 

—  Voyons,  dit  Monk  changeant  de  conversation,  on  prétend  que  tu  vas  nous  bien 
nourrir.  — Je  ferai  de  mon  mieux,  milord.  —  Combien  nous  vends-tu  ta  pèche, 
d'abord?  —  Pas  si  sot  que  de  faire  un  prix,  milord.  —  Poiu-quoi  cela?  —  Parce  que 
mon  poisson  est  bien  à  vous.  —  De  quel  droit?  —  Du  droit  du  plus  fort.  —  Mais  eniin 
mon  intention  est  de  te  le  pa'yer.  —  C'est  bien  généreux  à  vous,  milord.  —  Et  ce  qu'il 
vaut,  même.  —  Je  ne  demande  pas  tant.  —  Et  que  demandes-tu   donc,  alors?  — 

Mais  je  demande  à  m'en  aller.  —  Où  cela?  Chez  le  général  Lambert?  —  Moi! 
s'écria  le  pêcheur;  et  pourquoi  faite  irais-je  à  Ne\vcastle,  puisque  je  n"ai  plus  de 
poisson?  —  Dans  tous  les  cas,  écoute-moi.  —  J'écoute  —  Un  conseil.  —  Comment I 
milord  veut  me  payer  et  encore  me  donner  un  bon  conseil  !  mais  milord  me  comble. 

Monk  regarda  plus  fixement  quejamais  le  pêcheur,  sur  lequel  il  paraissait  toujours 
conserver  quelque  soupçon.  — Oui,  je  veux  te  payer  et  te  donner  un  conseil,  car  les 
deux  choses  se  tiennent.  Donc,  si  tu  t'en  retournes  chez  le  général  Lambert. . .  Le  pê- 
cheur fit  un  mouvement  de  la  tête  et  des  épaules  qui  signifiait  :  —  S'il  y  tient,  ne  le 
contrarions  pas.  —  Ne  traverse  pas  le  marais ,  continua  Monk  ;  tu  seras  porteur  d'ar- 
gent, et  il  y  a  dans  le  marais  quelques  embuscades  d'Ecossais  que  j"ai  placées  là.  Ce 
sont  gens  peu  traita  blés  qui  comprennent  mal  la  langue  que  tu  parles,  quoiqu'elle  me 
paraisse  se  composer  de  trois  langues,  et  qui  pourraient  te  reprendre  ce  que  je  t'au- 
rais donné,  et  de  retour  dans  ton  pays,  tu  ne  manquerais  pas  de  dire  que  le  général 
Monk  a  deux  mains,  l'une  écossaise,  l'autre  anglaise,  et  qu'il  iv[M\'nd  avec  la  main 
écossaise  ce  qu'il  a  donné  avec  la  main  anglaise.  —  Oh  !  général .  j'irai  oii  a  ous  vou- 
drez ,  soyez  tranquille  ,  dit  le  pécheur  avec  nue  crainte  trop  expressive  pour  n'être  pas 
exagérée.  Je  ne  demande  qu'à  rester  ici ,  moi,  si  vous  voulez  que  je  reste.  —  Je  te  crois 
bien,  dit  Monk  avec  nn  imperceptible  sourire;  mais  je  ne  puis  cependant  te  garder 
sous  ma  tente.  —  Je  n'ai  pas  cette  prétention,  milord,  et  désire  seulement  que  Votre 
Seigneurie  m'indique  où  elle  veut  que  je  me  poste.  Qu'elle  ne  se  gêne  pas ,  pour  nous 
une  nuit  est  bieutôt  passée.  —  Alors  je  vais  te  faire  conduire  à  ta  barque.  —  Connue 
il  plaira  à  Votre  Seignein-ic.  Seulement ,  si  Votre  Seigneurie  voulait  me  faire  recon- 
duire par  un  charpentier,  je  lui  en  serais  on  ne  peut  plus  reconnaissant.  Ces  messieurs 
de  votre  armée,  en  faisant  reinoiilcr  la  rivière  à  ma  barque,  avec  le  câble  (]ue  tii'aient 
leurs  chevaux,  l'ont  quidcpie  peu  déchirée  aux  l'oches  de  la  rive,  en  sorte  cpie  j'ai  au 
moins  deux  pieds  d'eau  dans  ma  cale,  inilnrd.  —  liaison  de  plus  pour  (pie  tu  veilles 
sur  ton  bateau  ,  ce  me  sendjle.  —  Milord  ,  je  suis  bien  à  vos  ordres,  dit  le  pêciieur.  Je 
vais  décharger  mes  paniers  où  vous  voudrez;  puis  vous  me  paierez  si  cela  vous  plaît, 
vous  me  renverrez  si  la  chose  vous  convient.  Vous  voyez  que  je  suis  facile  à  vivre , 
moi. — Allons,  allons,  tu  es  un  bon  diable,  dit  Monk,  dont  le  regard  scrutateur 
n'avait  pu  trouver  une  seule  ombre  dans  la  liuqiidité  de  l'œil  du  |)êcheur.  Holà!  Digby. 

Un  aide-de-canq)  parut.  —  Vous  conduirez  ci;  digne  garçon  et  ses  conqiagnons  aux 
petites  tentes  des  cantines,  en  a\ant  des  marais:  de  cette  façon  ils  seront  à  portée  de 
joindre  leur  barque,  et  c(;peudaut  ils  ne  ciiiiilicront  pas  dans  l'eau  cette  nuil.  Qu  \  a- 
1-il,  Spilbead?  Spillieail  était  le  sergent  au(iuel  Monk.  ]io\n-  souper,  axait  emprunté 
un  moiceau  de  tabac.  .Spilbead.  en  entrant  dans  la  lente  dii  uénéral  sans  cire  ajipele, 
motivait  celte  (lueslion  de  Monk.  —  Milord.  dit-il,  un  gcnlilbonnne  liançais  \ienl  de 
se  présenter  aux  avant-postes  l't  demande  à  |)arlerà  Voire  llomieur. 

Tout  cela  était  dit ,  bien  enlendu,  en  anglais.  Quoii|ne  la   coii\ersatiou  lùt  lieu  en 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  85 

cette  langue  ,  le  pêcheur  fil  un  léger  mouvement  que  Monk  ,  occupé  de  son  sergent, 
ne  remarq\Ki  point.  —  Et  quel  est  ce  gentillionune?  demanda  Monk.  —  Milord,  ré- 
pondit Spithead,  il  me  l'a  dit;  mais  ces  diables  de  noms  français  sont  si  difficiles  à 
prononcer  pour  un  gosier  écossais  que  je  n'ai  pu  le  retenir.  .\u  surplus,  ce  gentil- 
homme ,  à  ce  que  m"ont  dit  les  gardes ,  est  le  même  qui  s'est  présenté  hier  à  l'étape 
et  que  Votre  Honneur  n'a  pas  voulu  recevoir.  —  C'est  vrai ,  j'avais  conseil  d'officiers. 
—  Milord  décide-t-il  quekpie  chose  à  l'égard  de  ce  gentilhonune? — Oui,  qu'il  soit 
amené  ici.  —  Faut-il  prendre  des  précautions?  —  Lesquelles'?  —  Lui  bander  les  yeux , 
par  exemple.  —  A  quoi  bon?  Il  ne  verra  que  ce  que  je  désire  qu'on  voie,  c'est-à-dire 
que  j'ai  autour  de  moi  onze  mille  braves  qui  ne  demandent  pas  mieux  que  de  se 
couper  la  gorge  en  l'honneur  du  parlement,  de  l'Ecosse  et  de  l'Angleterre.  —  Et  cet 
bonune,  milord?  dit  Spithead  en  montrant  le  pécheur,  qui  pendant  cette  conversalinn 
était  resté  debout  et  immobile,  en  homme  qui  voit,  mais  ne  comprend  pas.  — Ah! 
c'est  vrai,  dit  Monk.  Puis  se  retournant  vers  le  marchand  de  poisson,  —  Au  revoir, 
mon  brave  homme,  dit-il;  je  t'ai  choisi  im  gîte.  Dighy,  emmenez-le.  Ne  crains  rien, 
on  t'enverra  ton  argent  tout  à  l'heure.  — Merci,  milord,  dit  le  pécheur.  Et  après 
avoir  salué  il  partit  accompagné  de  Digby. 

A  cent  pas  de  la  tente,  il  retrouva  ses  compagnons,  qui  chuchotaient  avec  une 
volubihté  qui  ne  paraissait  pas  exempte  d'inquiétude.  Mais  il  leur  fit  un  signe  qui 
parut  les  rassurer.  —  Holà!  vous  autres,  dit  le  patron,  venez  par  ici  :  Sa  Seigneurie 
le  général  Monk  a  la  générosité  de  nous  payer  notre  poisson ,  et  la  bonté  de  nous 
donner  l'hospitalité  pour  cette  nuit. 

Les  pêcheurs  se  réunirent  à  leur  chef,  et,  conduite  par  Dighy,  la  peUte  troupe  s'a- 
chemina vers  les  cantines,  poste  qui,  on  se  le  rappelle,  lui  avait  été  assigné.  Tout  en 
cheminant,  les  pécheurs  passèrent  dans  l'ombre  près  de  la  garde  qui  conduisait  le  gen- 
tilhomme français  au  général  Monk.  Ce  gentilhomme  était  à  cheval  et  enveloppé  d'un 
grand  manteau,  ce  qui  fit  que  le  patron  ne  le  put  voir,  quelle  que  parût  être  sa  cu- 
riosité. Quant  au  gentilbonnne,  ignorant  qu'il  coudoyait  des  compatriotes,  il  ne  fit 
pas  même  attention  à  cette  petite  troupe.  L"aido-de-canip  installa  ses  hôtes  dans  une 
tente  assez  propre  d'où  fut  délogée  une  cantinière  irlandaise  qui  s'en  alla  coucher  où 
elle  put  avec  ses  six  enfans.  Un  grand  im  brûlait  en  avant  de  cette  tente  et  projetait 
sa  lumière  pourprée  sur  les  flaques  herbeuses  du  marais  que  ridait  une  brise  assez 
fraîche.  Puis  l'installation  faite,  l'aide-de-camp  souhaita  le  bonsoir  aux  matelots  en 
leur  faisant  observer  que  l'on  voyait  du  seuil  de  la  tente  les  mâts  de  la  barque  qui  se 
balançait  sur  la  Tweed ,  preuve  qu'elle  n'avait  pas  encore  coulé  à  fond.  Cette  vue 
parut  réjouir  infiniment  le  chef  des  pêcheurs. 


LE   TRËSOR, 

Le  gentilhomme  français  que  Spithead  avait  annoncé  à  Monk  et  qui  avait  passé  si 
bien  cn\iloppé  de  son  manteau  près  du  pécheur  qui  sortait  de  la  tente  du  général  cinq 
minutes  avant  qu'il  y  entrât,  le  gentilhomme  français  traversa  les  différens  postes  sans 
même  jeter  les  yeux  autour  de  lui,  de  peur  de  paraître  indiscret.  Comme  l'ordre  en 
avait  été  donné,  on  le  conduisit  à  la  tente  du  général.  Le  gentillionune  fut  laissé  seul 
dans  l'antichambre  qui  précédait  la  Wn\,^,  et  il  attendit  Monk,  qui  ne  tarda  à  paraître 


86  LES  MOUSQUETAIRES. 

qm-  le  temps  qu'il  mit  à  entendre  le  rapport  de  ses  gens  et  à  étudier  par  la  cloison  de 
toile  le  visage  de  celui  qui  sollicitait  un  entretien. 

Sans  doute,  le  rapport  de  ceux  qui  avaient  accompagné  le  gentilhomme  français 
■établissait  la  discrétion  avec  laquelle  il  s'était  conduit,  car  la  première  impression 
que  l'étranger  reçut  de  l'accueil  fait  à  lui  par  le  général  fut  plus  favorai)le  qu'il  n'avait 
à  s'y  attendre  eu  un  pareil  moment  et  de  la  part  d'un  homme  si  soupçonneux.  Néan- 
moins, selon  son  habitude,  lorsque  Monk  se  tro\iva  en  face  de  l'étranger,  il  attacha 
6ur  lui  ses  regards  perçans,  que,  de  son  côté,  l'étranger  soutint  sans  être  embarrassé 
ni  soucieux.  Au  bout  de  quelques  secondes  le  général  fit  un  geste  de  la  main  et  de  la 
tête  en  signe  qu'il  attendait. 

—  ^lilord,dit  le  gentilhomme  en  excellent  anglais,  j'ai  fait  demander  une  entrevue 
à  Votre  Honneur  pour  affaire  de  conséquence.  —  Monsieur,  répondit  Monk  en  fran- 
çais, vous  parlez  purement  notre  langue  pour  un  fils  du  confinent.  Je  vous  demande 
bien  pardon,  car  sans  doute  la  question  est  indiscrète,  parlez-vous  le  fi'ançais  avec  la 
même  pureté?  —  Il  n'y  a  rien  d'étonnant,  milord,  à  ce  que  je  parle  anglais  assez 
amilièrement;  j'ai,  dans  ma  jeunesse,  habité  l'Angleterre,  et  depuis  j'y  ai  fait  deux 
voyages. 

Ces  mots  furent  dits  en  français  et  avec  une  pureté  de  langue  qui  décelait  tion- 
seulement  un  Français,  mais  im  Fiançais  des  environs  de  Tours.  —  Et  quelle  partie 
de  l'Angleterre  avez-vous  habitée,  Monsieur-? — Dans  ma  jeunesse,  Londres,  milord, 
ensuite,  vers  4635,  j'ai  fait  un  voyage  de  plaisir  en  Ecosse:  enfin,  en  ICtS,  j'ai 
habile  quelque  temps  Newcastle,  et  particulièrement  le  couvent  dont  les  jardins  sont 
occupés  par  votre  armée.  —  Excusez-moi,  Monsieur,  mais,  de  ma  part,  vous  com- 
prenez ces  questions,  n'est-ce  pas?  —  Je  m'étonnerais,  milord,  qu'elles  ne  me  fussent 
point  faites.  —  Maintenant ,  Monsieur,  que  puis-je  pour  votre  service  et  que  désirc^- 
vous  de  moi?  —  Voici,  milord;  mais  auparavant,  sommes-nous  seuls?  —  Parfaite- 
ment seuls,  Monsieur,  sauf  toutefois  le  poste  qui  nous  garde. 

En  disant  ces  mots,  Monk  écarta  la  tente  de  la  main  et  monli'a  an  geutilhonime 
que  le  factionnaire  était  placé  h  dix  pas  au  plus  et  qu'an  preniiei-  appel  on  pouvait 
avoir  main-forle  eu  une  seconde.  —  En  ce  cas,  milord  ,  dit  le  genlillinimiie  d'un  ton 
aussi  calme  qoc  ^i  (bqiuis  longtemps  il  eût  été  lié  d'aniilii' avec  son  inlcrlucnlenr.  je 
suis  très-iléridé  à  [larler  à  Votre  Honneur,  parce  ([ueje  vous  sais  bomièlc  bnnnne.  Au 
reste  la  comnmniciition  que  je  vais  vous  faire  ^ous  proiivera  l'cslime  dans  laquelle  je 
vous  tiens. 

Monk.  étonné  de  ce  langage  «pii  établissait  entre  lui  et  le  genlilbonimo  français 
l'égalité  an  nidins.  releva  son  œil  perçant  sur  l'étranger,  et  avec  une  ironie  .:cnsible 
par  la  seuh;  inllexion  de  sa  voix  ,  car  pas  un  muscle  de  sa  physionoiuie  ne  bougea. — 
Je  vous  remercie,  Monsieur,  dit-il  :  mais  <rabord  ([ni  ètes-^ons.  je  \ons  prie?  —  J'ai 
déjà  dit  mon  nom  à  votre  sergent,  milord.  —  Excnscz-le,  Monsieur,  il  est  Ecossais,  il  a 
éprou\é  de  la  ililliinlli'  à  le  retenir.  —  Je  m'appelle  le  comte  <le  la  Fère .  ^h1nsielu•, 
dit  Athos  en  s'iiiclinanl.  —  Le  comte  de  la  Fère?  dit  Monk  ,  cherdiant  à  se  souvenir. 
Pardon,  Monsieur;  mais  il  me  scndile  ipic  c 'e^l  la  jirenn'ère  fois  que  j'entends  ce  nom. 
r{em|dissez-\(ius  (pii'l(|ne  pciste  à  la  cnnr  de  Fiance? —  Aui'un.  Je  suis  un  simple  gen- 
tilhoninie.  —  (Jueltinc  dignité? —  Le  l'oi  Charles  I"  m'a  fait  chevalier  de  l;i  .lai'retière, 
et  la  reiiir  .\niii'  d'Antrii  lie  ni  a  dniun'  le  lordon  ilu  .'^aint-Esprit.  Vnil.'i  mes  seules 
dignités,  .Mnii>i<'iir.  —  La  Jarrelièrc!  le  Sainl-l>prit  !  Vous  êtes  cbe\alier  de  e("s  deux 
ordi'es,  Monsieur?  —  Oui.  —  F,l  h  (|nelle  occasion  une  pareille  faveur  vous  a-t-elle 
été  acc(ii'dé(^?  —  Pour  services  rendus  à  Leurs  Maj<'slés. 

Monk  I  egarda  avec  étonncmenl  cet  lionnne  qui  lui  paraissait  si  simple  et  si  grand  eu 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE  87 

même  temps.  Puis,  comme  s'il  eût  renoncé  à  pénétrer  ce  mystère  de  simplicité  et  de 
grandeur,  sur  lequel  l'étranger  ne  paraissait  pas  disposé  à  lui  donner  d'autres  rensei- 
gnemens  que  ceux  qu'il  avait  déjà  reçus,  — C'est  bien  vous,  dit-il,  qui  hier  vous  êtes 
présenté  aux  avant-postes?  —  Et  qu'on  a  renvoyé  ;  oui,  milord,  —  Beaucoup  d'offi- 
ciers ,  Monsieur,  ne  laissent  entrer  personne  dans  leur  camp,  surtout  à  la  veille  d'une 
bataille  probable.  Mais  moi  je  diffère  de  mes  collègues  et  n'aime  arien  laisser  derrière 
moi.  Tout  avis  m'est  bon:  tout  danger  m'est  envoyé  par  Dieu,  et  je  le  pèse  dans  ma 
main  avec  l'énergie  qu'il  m'a  donnée.  Aussi  n'avez-vous  été  congédié  hier  qn'k  cause 
(hi  conseil  que  je  tenais.  Aujourd'hui .  je  suis  libre ,  parlez.  —  Milord ,  vous  avez  d'au- 
t;int  mieuv  l'ait  de  me  recevoir  qu'il  ne  s'agit  en  rien  ni  de  la  bataille  que  vous  allez 
livrer  au  général  Lambert,  ni  de  votre  camp ,  et  la  preuve .  c'est  que  j'ai  détourné  la 
tête  pour  ne  pas  voir  vos  hommes,  et  fermé  les  yeux  pour  ne  pas  compter  vos  tentes. 
Non,  je  viens  vous  parler,  milord,  pour  moi.  —  Parlez  donc.  Monsieur,  dit  Monk.  — 
Tout  à  l'heure  .  continua  Athos.  j'avais  l'honneur  de  dire  à  Votre  Seigneurie  (pie  j'ai 
longtemps  habité  Newcastle  •  c'était  au  temps  du  roi  Charles  1""'  et  lorsque  le  feu  roi 
fut  livré  à  M.  Cromwell  par  les  Écossais.  —  Je  sais,  dit  froidement  Monk.  ~  J'avais 
en  ce  moment  une  forte  somme  en  or,  et  à  la  veille  de  la  bataille ,  par  pressentiment 
peut-être  de  la  façon  dont  les  choses  se  devaient  passer  le  lendemain ,  je  la  cachai  dans 
la  principale  cave  du  couvent  de  Newcastle ,  dans  la  tour  dont  vous  voyez  d'ici  le  som- 
met argenté  par  la  lune.  Mon  trésor  a  donc  été  enterré  là',  et  je  venais  prier  Votre 
Honneur  de  permettre  que  je  le  retire  avant  que  peut-être  la  bataille  se  portant  de  ce 
côté,  une  mine  ou  peut-être  quelque  autre  jeu  de  guerre  ne  détruise  le  bâtiment 
et  n'éparpille  mon  or,  ou  ne  le  rende  apparent  de  telle  façon  que  les  soldats  s'en 
emparent. 

Monk  se  connaissait  en  hommes,  il  voyait  sur  la  physionomie  de  celui-ci  toute 
l'énergie ,  toute  la  raison ,  toute  la  circonspection  possibles.  Il  ne  pouvait  donc  attrilmer 
qu'à  une  magnanime  confiance  la  révélation  du  gentilhomme  français,  et  il  s'en  montra 
profondément  touché.  —  Monsieur,  dit-il ,  vous  avez  en  effet  bien  auguré  de  moi. 
Mais  la  somme  vaut-elle  la  peine  que  vous  vous  exposiez?  Croyez-vous  même  qu'elle 
soit  encore  à  l'endroit  où  vous  l'avez  laissée?  —  Elle  y  est,  M(insieur,  n'en  doutez  pas. 
— Voilà  pour  ime  question  ;  mais  pour  l'autre...  Je  vous  ai  demandé  si  la  somme  était 
tellement  forte  que  vous  dussiez  vous  exposer  ainsi.  —  Elle  est  forte  réellement,  oui, 
milord ,  car  c'est  un  nuUion  que  j'ai  enfermé  dans  deux  barils.  —  Un  million  !  s'écria 
Monk,  que  cette  fois  à  son  tour  Athos  regardait  fixement  et  longuement.  Monk  s'en 
aperçut  ;  alors  sa  défiance  revint.  —  Voilà ,  se  dit-il ,  un  homme  qui  me  tend  un  piège. 
—  Ainsi,  Monsieur,  reprit-il,  vous  voudriez  retirer  cette  somme,  à  ce,que  je  com- 
prends? —  S'il  vous  plaît,  milord.  —  Aujourd'hui? —  Ce  soif  même  ,  et  cela  à  cause 
des  circonstances  que  je  vous  ai  expliquées.  —  Mais,  Monsieur,  objecta  Monk,  le  gé- 
néral Lambert  est  aussi  près  de  l'ahhaye  où  vous  avez  affaire  que  moi-même.  Pour- 
quoi donc  ne  vous  ctes-vous  pas  adressé  à  lui?  —  Parce  que,  milord,  quand  on  agit 
dans  les  circonstances  importantes  ,  il  faut  consulter  son  instinct  avant  toutes  choses. 
Eh  bien,  le  général  Lambert  ne  m'inspire  pas  la  confiance  que  vous  m'inspirez.  — 
Soit,  Monsieur,  Je  vous  ferai  retrouver  votre  argent,  si  toutefois  il  y  est  encore ,  car 
enfin  il  peut  n'y  être  plus.  Depuis  1648,  douze  ans  sont  révolus  et  bien  des  événe- 
meus  se  sont  passés. 

Monk  insistait  sur  ce  point  pour  voir  si  le  gentilhonune  français  saisirait  l'échappa- 
toire qui  lui  était  ouverte,  mais  Athos  ne  sourcilla  point.  —  Je  vous  assure,  milord, 
iht-il  l'ernicment ,  (pie  ma  convicfion ,  à  l'endroit  des  deux  barils ,  est  (pi'ils  n'ont  changé 
ni  de  place  ni  de  maître.  Cette  réponse  avait  enlevé  à  Monk  un  soupçon,  mais  elle  lui 


88  LES  MOUSQUETAIRES. 

fil  avait  suggéré  un  autre.  Sans  doute  ce  Français  était  quelque  émissaire  envoyé  pour 
induire  en  faute  le  protecteur  du  parlement;  l'or  n'était  qu'un  leurre;  sans  doute  en- 
core à  l'aide  de  ce  lem-rc  on  voulait  exciter  la  cupidité  du  général.  Cet  or  ne  devait  pas 
exister.  Il  s'agissait,  pour  Monk ,  de  prendre  en  flagrant  délit  do  nionsonge  et  de  ruse  le 
gentilhomme  français,  et  de  tirer  du  mauvais  pas  même  oîi  ses  ennemis  voulaient  l'en- 
gager, un  triomphe  pour  sa  renonnnée.  Monk  une  fois  tixé  sur  ce  qu'il  avait  à  faire , 
—  Monsieur,  dit-il  à  Athos,  sans  doute  vous  me  ferez  l'honneur  de  partager  mon 
souper  ce  soir.  —  Oui,  milord.  répondit  Athos  en  s'inclinant,  car  vous  me  faites  un 
honneur  dont  je  me  sens  digne  par  le  penchant  qui  m'entraîne  vers  vous.  —  C'est 
d'aiitant  plus  gracieux  à  vous  d'accepter  avec  cette  franchise  que  mes  cuisiniers  sont 
peu  nomhreux  et  peu  exercés  et  que  mes  approvisionneurs  sont  rentré?  ce  soir  les 
mains  vides;  si  bien  que  sans  un  pécheur  de  votre  nation  qui  s'est  fourvoyé  dans  mon 
camp ,  le  général  Monk  se  couchait  sans  souper  aujourd'hui.  J'ai  donc  du  poisson  frais, 
à  ce  que  m'a  dit  le  vendeur.  —  Milord,  c'est  principalement  pour  avoir  l'honneur  de 
passer  quelques  instans  de  plus  avec  vous. 

Après  cet  échange  de  civilités ,  pendant  lequel  Monk  n'avait  rien  perdu  de  sa  cir- 
conspection ,  le  souper,  ou  ce  qui  devait  en  tenir  lieu ,  avait  été  servi  sur  une  table  de 
bois  de  sapin. 

Monk  lit  signe  au  comte  de  la  Fère  de  s"*asseoir  à  cette  table  et  prit  place  en  face  de 
lui;  un  seul  plat,  couvert  de  poisson  bouilli ,  offert  aux  deux  illustres  convives,  pro- 
mettait plus  aux  estomacs  affamés  qu'aux  palais  difficiles. 

Tout  en  soupant,  c'est-à-dire  en  mangeant  ce  poisson  arrosé  de  mauvaise  aie, 
Monk  se  lit  raconter  les  derniers  événemens  de  la  Fronde,  la  réconciliation  de 
M.  de  Condé  avec  le  roi,  le  mariage  probable  de  Sa  Majesté  avec  l'infante  Marie- 
Thérèse,  mais  il  évita,  comme  Athos  l'évitait  lui-même ,  toute  allusion  aux  intérêts 
politiques  qui  unissaient  ou  plutôt  qui  désunissaient  en  ce  moment  l'.Angleterre ,  la 
France  et  la  Hollande. 

Monk,  dans  cette  conversation,  se  convainquit  d'une  chose  qu'il  avait  déjà  re- 
marquée aux  premiers  mots  échangés  ,  c'est  qu'il  avait  affaire  à  un  homme  de  haute 
distinction.  Celui-là  ne  pouvait  être  un  assassin,  et  il  répugnait  à  Monk  do  le  croire 
\m  os[iion ,  mais  il  y  avait  assez  de  finesse  et  de  fermeté  à  la  fois  dans  Athos  pour  que 
Monk  crût  reconnaître  en  lui  un  conspirateur.  Lorsqu'ils  eurent  quitté  la  table ,  — 
Vous  croyez  donc  à  votre  trésor.  Monsieur?  demanda  Monk.  —  Oui,  milord.  —  Sc- 
riousomont?  —  Très-sérieusement.  —  Et  vous  croyez  retrouver  la  place  à  laquelle  il 
a  été  enterré?  —  A  la  première  inspoction.  —  l'^b  bien  .  Monsieur,  dit  Monk,  par  cu- 
riosité, je  vous  acconq)agnerai.  El  il  faut  d'autant  i)liis  cpio  je  vous  accompagne  que 
vous  éprouveriez  les  plus  grandes  difficultés  à  circuler  dans  le  camp  sans  moi  ou  l'un 
de  mes  lioiilonans.  —  Cénéral ,  je  ne  soulfi-irais  pas  (pio  \  ous  vous  dérangeassiez  si  je 
n'avais  on  ollot  besoin  do  votre  couqiagnii'  ;  mais  couuno  je  reconnais  que  cette  com- 
|iagnio  m'est  non-soulomont  bniioiaiilo  niais  nécessaire,  j'accepte. — Désirez-vous 
([lie  nous  eiumenioiis  du  iiioinloV  doiiiaiida  Monk  à  ,\tlios.  — Général,  c'est  inutile, 
je  crois,  si  vous-méiiio  non  voyez  pas  la  nécessité.  Itoiix  lioiiiiiios  et  un  cheval  sufli- 
ronl  piiur  li  in-portor  les  deux  hai'ils  sur  la  feloiiipio  ipii  m'a  aiiioiié.  —  Mais  il  faudra 
piocher,  croiiM'r,  remuer  la  terre,  fendre  des  |iorros .  ol  xous  no  comploz  jias  faire 
cette  besogne  vous-même  ,  n'est-ce  pas?  —  Géiioial .  il  iio  l'aiil  ni  creuser  ni  piocher. 
Le  trésor  est  enfoui  dans  le  caveau  dos  sépultures  du  coiiviMil  ;  sous  une  pierre  ,  dans 
la([uolle  est  scellé  un  gros  amioaii  do  l'er,  s'oii\ro  un  petit  degré  do  quatre  marches. 
Les  deux  barils  sont  là.  boni  à  boni,  recouverts  il'iin  cndnildo  plàlro  ,  ayant  la  forme 
d'oui'  bière.  Il  y  a  en  oiilro  iiiu!  iii^iriplioii  qui  dciil  un'  sciur  à  rocniiiiaîlro  la  [lierre; 


LE  Vir,(1MTR  DE  BRAGELONNE.  89 

et  comme  je  ne  veux  pas,  dans  une  affaire  de  délicatesse  et  de  confiance  .  garder  de 
secrets  pour  Votre  Honneur,  voici  cette  inscription  : 

«  Hic  jurct  vvnerahlth  Petrus  Guillelmux  Scott,  canon,  honorab.  conreiifùs  Noi'i 
CasteHl.  Obiil  quarlà  et  dccimd  die  [eh.  ann.  Dom.  mdcxlvim.  Requiescat  in pace.  » 

ilonk  ne  perdait  pas  une  parole.  Il  s'étonnait,  soit  de  la  duplicité  merveilleuse  de 
cet  homme  et  de  la  façon  supérieure  dont  il  jouait  son  rôle ,  soit  de  la  bonne  foi  loyale 
avec  laquelle  il  présentait  sa  requête ,  dans  une  situation  où  il  s'agissait  d'un  million 
aventuré  contre  un  coup  de  poignard  au  milieu  d'une  armée  qui  eût  regardé  le  vol 
comme  une  restitution.  — C'est  bien,  dit-il,  je  vous  accompagne,  et  l'aventure  me 
paraît  si  merveilleuse  que  je  veux  porter  moi-même  le  flambeau.  Et ,  en  disant  ces 
mots,  il  ceignit  une  courte  épée,  plaça  un  pistolet  à  sa  ceinture,  découvrant  dans  ce 
mouvement,  qui  fit  entrouvrir  son  pourpoint,  les  tins  anneaux  d'une  cotte  de  mailles 
destinée  à  le  mettre  à  l'abri  du  premier  coup  de  poignard  d'un  assassin. 

Après  quoi  il  passa  un  dirk  écossais  dans  sa  main  gauche  ;  puis  se  tournant  vers 
Athos:  —  Étes-vous  prêt.  Monsieur,  dit-il?  je  le  suis.  Athos ,  au  contraire  de  ce  que 
venait  de  faire  Monlv,  détacha  son  poignard,  qu'il  posa  sur  la  table,  désagrafa  le 
ceinturon  de  son  épée  qvi'il  coucha  près  de  son  poignard,  et  sans  affectation  ouvrant 
les  agrafes  de  son  pourpoint  comme  pour  y  chercher  son  mouchoir,  montra  sous  sa 
fine  chemise  de  batiste  sa  poitrine  nue  et  sans  armes,  offensives  et  défensives. — 
Voilà  en  vérité  un  singulier  honune ,  dit  Monk ,  il  est  sans  arme  aucune  ;  il  a  donc 
une  embuscade  placée  là-bas.  —  Général,  dit-il,  comme  s'il  eîit  deviné  la  pensée  de 
Monk  ,  vous  voulez  que  nous  soyons  seuls ,  c'est  fort  bien  ;  mais  un  grand  capitaine  ne 
doit  jamais  s'exposer  avec  témérité;  il  fait  nuit,  le  passage  du  marais  peut  olfrir  des 
dangers,  faites-vous  accompagner.  — Vous  avez  raison  ,  dit-il.  Et  appelant ,  —  Uigliy? 
L'aide-de-camp  parut.  —  Cinquante  hommes  avec  l'épée  et  le  mousquet ,  dit-il  ;  et 
il  regardait  Athos.  —  C'est  bien  peu,  dit  Athos,  s'il  y  a  du  danger;  c'est  trop  s'il  n'y 
en  a  pas.  — J'irai  seul,  dit  Monk.  Digby,  je  n'ai  besoin  de  personne.  Venez,  Monsieur. 


LE    MARAIS. 

Athos  et  Monk  traversèrent,  allant  du  camp  vers  la  Tweed,  cette  partie  de  terrain 
que  Digby  avait  fait  traverser  aux  pêcheurs  venant  de  la  Tweed  au  camp.  L'aspect  de 
ce  lieu,  l'aspect  des  changemens  qu'y  avaient  apportés  les  hommes,  était  de  nature 
à  produire  le  plus  grand  effet  sur  une  imagination  délicate  et  vive  comme  celle 
d' Athos.  Athos  ne  regardait  que  ces  lieux  désolés;  Monk  ne  regardait  qu'Athos; 
Athos,  qui,  les  yeux  tantôt  vers  le  ciel,  tantôt  vers  la  terre,  cherchait,  pensait, 
soupirait. 

Digby,  que  le  dernier  ordre  du  général  et  surtout  l'accent  avec  lequel  il  avait  été 
donné ,  avaient  un  peu  ému  d'abord ,  Digby  suivit  les  nocturnes  promeneurs  pendant 
une  vingtaine  de  pas;  mais  le  général  s'étant  retourné,  comme  s'il  s'étonnait  que  l'on 
n'exécutât  point  ses  ordres,  l'aide-de-canq!  comprit  qu'il  était  indiscret  et  rentra  dans 
sa  tente. 

Il  supposait  que  le  général  voidait  faire  incognito  dans  son  camp  une  de  ces  revues 
de  vigilance  que  tout  capitaine  expérimenté  ne  manque  jamais  de  faire  à  la  veille  d'un 
engagement  décisif;  il  s'expliquait  en  ce  cas  la  présence  d'Athos,  conmie  un  inférieur 
s'explique  tout  ce  qui  est  mystérieux  de  la  part  du  chef.  Athos  pouvait  être,  et  même 


90  LES  MOUSQUETAIRES. 

aux  yeux  de  Digby  devait  être  un  espion  dont  les  rcnseiguemens  allaient  éclairer  le 
général. 

Au  jioiit  de  dix  minutes  de  marche  à  peu  près  parmi  les  tentes  et  les  postes,  pins 
serrés  aux  environs  du  quartier  général.  Jlouk  s'engagea  sur  une  petite  chaussée  qui 
divergeait  en  trois  branches.  Celle  de  gauche  conduisait  à  la  rivière,  celle  du  milieu  à 
l'abbaye  de  Newcastle  sur  le  marais;  celle  de  droite  traversait  les  premières Ugnes du 
camp  de  Monk ,  c'est-à-dire  les  lignes  les  plus  rapprochées  de  l'armée  de  Lambert. 
Au  delà  de  la  rivière  était  un  poste  avancé  appartenant  à  l'armée  de  Monk  et  qui  sur- 
veillait rennemi;  il  était  composé  de  cent  cinquante  Écossais.  Ils  avaient  passé  la  Tweed 
à  la  nage ,  et  en  cas  d'attaque  devaient  la  repasser  à  la  nage  en  donnant  l'alarme  :  mais 
comme  il  n'y  avait  pas  de  pont  en  cet  endroit,  et  que  les  soldats  de  Lambert  n'étaient 
pas  aussi  prouqits  à  se  mettre  à  l'eau  que  les  soldats  de  Monk  ,  celui-ci  ne  paraissait 
pas  avoir  de  grandes  inquiétudes  de  ce  côté. 

En  deçà  de  la  rivière ,  à  cinq  cents  pas  à  peu  près  de  la  vieille  abbaye ,  les  pêcheurs 
avaient  leur  domicile  au  milieu  d'une  fourmilière  de  petites  tentes  élevées  par  les  sol- 
dats des  clans  voisins ,  qui  avaient  avec  eux  leurs  feamies  et  leurs  enfons.  Tout  ce  pèle- 
mèle  aux  rayons  de  la  lune  offrait  un  coup  d'œil  saisissant;  la  pénombre  ennoblissait 
chaque  détail ,  et  la  lumière  ,  cette  flatteuse  qui  ne  s'attache  qu'au  côté  poli  des  choses, 
sollicitait  sur  chaque  mousquet  rouillé  le  point  encore  intact,  sur  tout  haillon  de  toile 
la  partie  plus  blanche  et  moins  souillée. 

^lonk  arriva  donc  avec  Athos ,  traversant  ce  paysage  sombre  éclairé  d'mic  double 
liiiur.  la  lueur  argentée  de  la  lune ,  la  lueur  rougeàtre  des  feux  mourans  au  carrefour 
des  trois  chaussées.  Là  il  s'arrêta ,  et  s'adressant  à  son  compagnon ,  —  Monsieur,  lui 
dit-il,  reconnaitrez-vous  votre  chemin?  — Général,  si  je  ne  me  trompe,  la  chaussée 
du  miUeu  conduit  droit  à  l'abbaye.  —  C'est  cela  même;  mais  nous  aurions  besoin  de 
lumière  pour  nous  guider  dans  le  souterrain. 

Monk  se  retourna.  —  Ah  !  Digby  nous  a  suivis,  à  ce  qu'il  parait .  dit-il  :  tant  mieux , 
il  va  nous  procurer  ce  qvi'il  nous  faut.  —  Oui,  général .  il  y  a  eirecti\emenl  là-bas  un 
homme  qui  depuis  quelque  temps  marche  derrière  nous.  —  Digby  ?  i.ria  Monk .  Digby, 
venez ,  je  vous  prie. 

Mais  au  lieu  d'oliéir.  rombre  lit  un  mouvement  de  surprise,  et  reculant  au  lieu 
d'avancer,  elle  se  courba  et  disparut  le  long  de  la  jetée  de  gauche,  se  dirigeant  vers 
le  logement  (pii  avait  été  donné  aux  pêcheurs.  —  Il  parait  que  ce  n'était  pas  Digby,  fit 
Monk. 

T(ius  deux  avaient  suivi  rmiilirc  ipii  sïi.iil  é\anoiiie.  Mais  ce  n'est  pas  chose  assez 
rare  qu'un  honmie  rôdant  à  onze  heures  du  soir  dans  un  camp  où  sont  couchés  di.\  ou 
douze  mille  honnnes  pour  qu'Athos  et  Monk  s'inquiétassent  de  cette  disparition.  —  En 
attendant,  comme  il  nous  faut  im  fallut .  une  lanterne,  une  ton  lie  (pieUoiKpie  pour 
voir  où  mettre  nos  pieds',  cberdious  cefallot,  dil.Moid». — Général ,  le  premier  s<ddat 
venu  nous  éclairera.  —  Non,  dit  Monk,  pour  voir  s'il  n'y  aurait  pas  (|uel(pic  conni- 
vence entre  le  comte  de  la  Fère  et  les  pêcheurs.  Non,  j'aimei'ais  mieux  queUprun  de 
ces  matelots  fiançais  (pii  sont  venus  ce  soir  me  vendre  du  poisson.  Us  piuteul  demain , 
et  le  secret  sera  mieux  gardé  par  eu\.  Tandis  cpie  si  le  bruit  se  lépand  dans  farméc 
écossaise  ipic  l'on  Irouvedes  trésors  dans  l'aliliaye  de  Newcasile.  mes  lùglandcrs croi- 
ront (|u'il  y  a  \ui  million  sous  chaque  dalle,  et  ils  ne  laisseionl  pas  pierre  sur  pierre 
diins  le  bàlimeut.  —  Faites  connue  \ous  voudrez,  général.  ré]iondil  .\llios  d'mi  ton  de 
voix  si  inillU'el,  (pi'il  était  évident  que  Mijdat  ou  pêcheur,  Inut  lui  elail  égal  et  qu'il 
u'éjirouvail  aucune  |)référence. 

Monk  s'approdia  de  la  chaussée  derrière  lacjuelle  avait  disparu  celui  que  le  général 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  91 

avait  pris  pour  Digby,  c(  rencontra  mie  patrouille  qui,  faisant  le  tour  des  tentes,  se 
dirigeait  vers  le  quartier  général;  il  fut  arrêté  avec  son  compagnon,  donna  le  mol 
de  passe  et  poursuivit  sa  marche.  Un  soldat ,  réveillé  par  le  bruit,  se  souleva  dans  son 
plaid  pom-  voir  ce  qui  se  passait.  —  Demandez-lui ,  dit  Monk  à  Atlios ,  oîi  sont  les  pê- 
cheurs: si  je  lui  faisais  cette  question,  il  me  reconnaîtrait. 

Athos  s'approcha  du  soldat,  lequel  lui  indiqua  la  tente;  aussitôt  Monk  et  Athos  se 
dirigèrent  de  ce  ciMé.  Il  sembla  au  général  qu'au  moment  où  il  s'avançait,  une  ombre, 
pareille  à  celle  qu'il  avait  déjà  vue,  se  glissait  dans  cette  tente;  mais  en  s'approcliant, 
il  reconnut  qu'il  devait  s'être  trompé,  car  tout  le  monde  dormait  pêle-mêle,  et  l'on  ne 
voyait  que  jambes  et  que  bras  entrelacés,  Athos,  craignant  qu'on  ne  le  soupçonnât  de 
connivence  avec  quelqu'un  de  ses  compatriotes,  resta  en  dehors  de  la  tente.  —  Holà! 
dit  jNlonk  en  français,  qu'on  s'éveille  ici.  Deux  ou  trois  dormeurs  se  soulevèrent.  — 
J'ai  besoin  d'un  honnne  pour  m'éclairer,  continua  Monk.  Tout  le  monde  fit  un  mou- 
vement, les  uns  se  soulevant,  les  autres  se  levant  tout  à  fait.  Le  chef  s'était  levé 
le  premier. — Votre  Honneur  peut  compter  sin-  nous,  dit-il  d'une  voix  qui  fit  tressaillir 
Athos.  Où  s'agit-il  d'aller?  —Vous  le  verrez.  Un  fallot!  allons!  vile!  —Oui,  Votre 
Honneur,  Plaît-il  à  Votre  Honnein"  que  ce  soit  moi  qui  l'accompagne?  —  Toi  ou  un 
autre,  peu  m'importe,  pourvu  que  quelqu'un  m'éclaire.' — C'est  étrange,  pensa  Athos, 
quelle  voix  singuUère  a  ce  pécheur.  — Du  feu,  vous  autres!  cria  le  pêcheur;  allons, 
dépêchons  ! 

Puis  tout  bas ,  s' adressant  à  celui  de  ses  compagnons  qui  était  le  plus  près  de  lui, 

—  Éclaire,  toi,  Menneville,  dit-il,  et  tiens-toi  prêt  à  tout.  Un  des  pécheurs  fit  jaillir 
du  feu  d'une  pierre,  embrasa  vm  morceau  d'amadou,  et  à  l'aide  d'vnie  allumette 
éclaira  une  lanteiiie,  La  lumière  envahit  aussitôt  la  tente. — Ètes-vous  prêt.  Mon- 
sieur, dit  Monk  à  Athos,  qui  se  détournait  pour  ne  pas  exposer  son  visage  à  la  clarté, 

—  Oui,  général,  répliqua-t-il. — 'Ah!  le  gentilhomme  français!  fit  tout  bas  le  chef 
des  pêcheurs  Peste!  j'ai  eu  bonne  idée  de  te  charger  de  la  connnission,. Menneville, 
il  n'aurait  cju'à  me  reconnaître,  moi.  Éclaire,  éclaire! "Ce  dialogue  fut  prononcé  au 
fond  de  la  tente  et  si  bas  que  ^lonk  n'en  put  entendre  une  syllabe.  Il  causait  d'ail- 
leurs avec  Athos.  Monk ,  Athos  et  le  pêcheur  quittèrent  la  tente. —  C'était  impossible, 
pensa  Athos.  Quelle  rêverie  avais-je  donc  été  me  mettre  dans  la  cervelle!  — Va  de- 
vant, suis  la  chaussée  du  milieu  ot  allonge  les  janihes,  dit  Monk  au  pêcheur.  Ils  n'é- 
taient pas  à  vingt  pas,  que  la  même  ombre  qui  avait  paru  rentrer  dans  la  tente  on 
sortait,  rampait  jusqu'aux  pilotis,  et  protégée  par  cette  espèce  de  parapet  posé  aux  alen- 
tours de  la  chaussée,  observait  curieusement  la  marche  du  général. 

Tous  trois  disparurent  dans  la  brume.  Ils  marchaient  vers  Newcastle,  dont  on 
apercevait  déjà  les  pierres  blanches  connue  des  sépulcres.  Après  une  station  de  quel- 
ques secondes  sous  le  porche,  jls  pénétrèrent  dans  l'intérieur.  La  porte  était  brisée  à 
coups  de  hache.  —  Un  poste  de  quatre  hommes  dormait  en  sûreté  dans  un  enfonce- 
ment, tant  on  avait  de  certitude  que  l'attaque  ne  pouvait  avoir  lieu  de  ce  côté.  —  Ces  * 
hommes  ne  vqus  gêneront  point?  dit  JMonk  à  Athos.  —  Au  contraire  Monsieur,  ils 
aideront  à  rouler  les  barils,  si  Votre  Honne\u'  le  permet.  —  Vous  avez  raison. 

Le  poste,  tout  endormi  qu'il  fût,  se  réveilla  cependant  aux  premiers  pas  des  deux 
visiteurs,  au  milieu  des  ronces  et  des  herbes  qui  envahissaient  ce  porche.  Monk 
donna  le  mot  de  passe  et  pénétra  dans  l'intérieur  du  couvent,  précédé  toujours  de  son 
fallot.  11  marchait  le  dernier,  surveillant  jusqu'au  moindre  mouvement  d'Atbos,  son 
dirk  tout  nn  dans  sa  manche,  et  prêt  à  le  plonger  dans  les  reins  d\i  gentilhonune  au 
premier  geste  suspect  qu'il  lui  verrait  faire.  Mais  Athos  d'un  pas  ferme  et  sur  tra- 
versa les  salles  et  les  cours.  Plus  une  porte,  plus  une  fenêtre  dans  ce  bâtiment.  Les 


92  LES  MOUSQUETAIRES. 

portes  avaient  été  bi niées,  quelques-unes  sur  place,  et  les  cliarlions  en  étaient  ilen- 
telés  encore  par  l'action  dn  feu ,  qui  s'était  éteint  tout  seul ,  impuissant  sans  doute  à 
mordre  jusqu'au  bout  ces  massives  jointures  de  chêne  assemblées  par  des  clous  de 
fer.  Quant  aux  fenêtres,  toutes  les  vitres  ayant  été  brisées,  on  voyait  s'enfuir  par  les 
trous  des  oiseaux  de  ténèbres  que  la  lueur  du  fallot  cffarnuchait.  En  même  temps  des 
chauves-souris  gigantesques  se  mirent  à  tracer  auloiu'  des  deux  importuns  leurs  vastes 
cercles  silencieux,  tandis  qu'à  la  lumière  projetée  sur  les  hautes  parois  de  pierres  on 
voyait  trembloler  leur  ombre.  Ce  speclacle  était  rassurant  pour  des  raisonneurs. 
ISIonk  conclut  qu'il  n'y  avait  aucun  homme  dans  le  couvent,  puisque  les  farouches 
bêtes  y  étaient  encore  et  s'envolaient  à  son  approche. 

Après  avoir  franchi  les  décombres  et  arraché  plus  d'un  lierre  i[ui  s'était  posé  comme 
ganhen  de  la  solitude,  Athos  arriva  aux  caveaux  situés  sous  la  grande  salle,  mais 
dont  l'entrée  donnait  dans  la  chapelle.  Là  il  s'arrêta.  — Nous  y  voilà,  général,  dit- 
il.  —  Voici  donc  la  dalle?  — Oui.  — En  effet,  je  reconnais  l'anneau,  mais  l'an- 
neau est  scellé  à  plat.  —  Il  nous  faudrait  un  levier.  —  C'est  chose  facile  à  se  procurer. 

En  regardant  autour  d'eux,  Athos  et  Monk  aperçm-ent  im  petit  tiéne  de  trois 
pouces  de  diamètre  qui  avait  poussé  dans  im  angle  du  nnu',  montant  jusqu'à  une 
fenêtre  que  ses  branches  avaient  aveuglée. — As-tu  un  couteau?  dit  Monk  au  pê- 
cheur.—  Oui,  Monsieur  — Coupe  cet  arbre,  alors.  Le  pêcheur  obéit,  mais  non  sans 
que  son  coutelas  en  fût  ébréché.  Lorsque  le  frêne  fut  arraché,  façonné  en  forme  de 
levier,  les  trois  hommes  pénétrèrent  dans  le  souterrain.  — Arrête-toi  là  ,  dit  Monk  au 
pêcheur  en  lui  désignant  un  coin  du  caveau  ,  nous  avons  de  la  poudre  à  déterrer,  et 
ton  fallut  serait  dangereux. 

L'homme  se  recula  avec  une  sorte  de  terreur  et  garda  lidèlement  le  poste  qu"on  lui 
avait  assigné,  tandis  que  Monk  et  Athos  tournaient  derrière  une  colonne  au  pied  de 
laquelle,  par  un  soupirail,  pénétrait  un  rayon  de  lune  reflété  précisément  parla 
pierre  que  le  comte  de  la  Fère  venait  chercher  de  si  loin.  —  Nous  y  voici .  dit  .Athos, 
en  montrant' au  général  l'inscription  latine.  —  C'est  vrai,  dit  Monk. 

Athos  saisit  le  levier.  — Voulez-vous  que  je  vous  aide?  dit  Monk. —  Merci,  milord, 
je  ne  veux  pas  que  Votre  Honneur -tnettc  la  main  à  une  œuvre  dont  pculH'tre  elle  ne 
voudrait  pas  prendre  la  responsabilité  si  elle  en  connaissait  les  conséquences  probables. 
Monk  le\ala  tête. — Que  voulez-vous  dire,  Monsieur?  denianda-t-il. —  Je  veux  dire  .. 
Mais  cet  honmie...  —  .Attendez,  dit  Monk,  je  comprends  ce  que  vous  craignez. — 
Mon  ami,  dit  Monk  au  pêcheur,  remonte  cet  escalier  que  nous  venons  de  descendre, 
et  veille  à  ce  (]ue  pci-soune  ne  nous  vienne  troubler.  Le  solilat  lit  un  luouvenieni  pour 
obéir.  —  Laisse  Ion  l'allol,  dit  Monk,  il  trahirait  ta  pr(''seii(e  cl  pouri'ait  te  \aloii'  ((uol- 
(pic  Kiup  (le  mouscpiet  effarouché.  Le  pêcheur  parut  apprécier  le  conseil ,  déposa  le 
faiiol  à  terre  et  liisparul  sous  la  vortte  de  l'escalier. 

Moidi  alla  prcTiilre  le  lailot.  rpi'il  apporta  au  pied  de  la  colonne.  —  Ah  c;i .  dil-il . 
c'est  blende  l'argent  qui  est  caché  dans  cette  tombe?  —  Oui,  milord,  et  dans  cinq 
minutes  vous  n'en  dotiterez  plus.  En  même  temps  Athos  frappait  un  coup  violent  sur 
le  plâtre,  qui  se  fendait  en  présentant  une  gerçure  au  bec  du  levier.  Athos  introduisit 
la  pince  dans  celte  gei'cure ,  et  l>ientôt  des  morceaux  lout  entiers  de  plâtre  cédèrent, 
se  soulevant  connue  des  dalles  arrondies.  .Mors  le  comte  de  la  Fère  saisit  les  jiierres 
et  les  écarta  avec  des  ébranlrun  ii>  ilnul  ou  n'aur.iit  pas  cru  capables  des  mains  aussi 
délicates  rpie  les  siennes. — Milonl,  dit  Athos.  voici  bien  la  maçonnerie  ilont  j'ai 
])a?'lé  à  Votre  Honneur.  — Oui  ,  mais  je  ne  \ois  pas  encoi'e  les  barils,  dit  Monk.  — Si 
j'avais  un  ])oign,ii'il  .  dil  ,\llios  en  reganl.nil  .nilour  ilr  loi .  \ons  les  verriez  bienic'il. 
Monsieur.  MallicnrruM'nicnl  j'ai  oublié   le  nucn   d.ui^  l.i   Icnle  ilc  \dlrc  Hoimeur. — 


ATM  )S     ET     «ON  K. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  9,1 

Je  vous  offrirais  bien  le  mien,  dit  Moiik ,  ni.iis  la  lame  me  semble  trop  frêle  pour  la 
besoi;ne  à  laquelle  vous  la  ilestinez. 

Athos  parut  chercher  autour  de  lui  un  objet  quelconque  qui  piit  remplacer  l'arme 
qu'il  désirait.  Monk  ne  perdait  pas  un  des  mouvemens  de  ses  mains,  une  des  expres- 
sions de  ses  yeux. — Que  ne  demandez-vous  le  coutelas  du  pêcheur?  dit  Monk.  il 
avait  un  coutelas. — Ah  !  c'est  juste,  dit  Athos.  puisqu'il  s'en  est  servi  pour  couper 
cet  arbre.  Et  il  s'avança  vers  l'escalier.  —  Mon  ami,  dit-il  au  pêcheur,  jetez-moi  votre 
coutelas,  je  vous  prie  ,  —j'en  ai  besoin.  Le  bruit  de  l'arme  retentit  sur  les  marches. 
— Prenez,  dit  Monk,  c'est  un  instrument  sohde,  à  ce  que  j'ai  vu.  et  dont  une  main 
ferme  peut  tirer  lui  lion  parti. 

Athos  ne  parut  accorder  aux  paroles  de  Monk  que  le  sens  naturel  et  simple  sous  le- 
quel elles  devaient  être  entendues  et  comprises  II  ne  remarqua  pas  non  plus,  ou  du 
moins  il  ne  parut  pas  remarquer  que  lorsqu'il  revint  à  Monk .  Monk  s'écarta  en  por- 
tant la  main  gauche  à  la  crosse  de  son  pistolet;  de  la  droite  il  tenait  déjà  son  dirk.  Il 
se  mit  donc  à  l'œuvre ,  tournant  le  dos  à  Monk  et  lui  livrant  sa  vie  sans  défense  pos- 
sible. Alors  il  frappa  pendant  quelques  secondes  si  adroitement  et  si  nettement  sur  le 
plâtre  intermédiaire,  qu'il  le  sé[>ara  en  deux  parties,  et  que  Monk  alors  ])ut  voir  doux 
barils  placés  bout  à  bout  et  que  leur  poids  maintenait  immobiles  dans  leur  enveloppe 
crayeuse.  —  Milord,  dit  Athos,  vous  voyez  que  mes  pressentimens  ne  m'avaient 
point  tronqié,  — Oui,  Monsieur,  lit  Monk,  et  j'ai  tout  lieu  de  croire  que  vous  èles  sa- 
tisfait ,  n'est-ce  pas?  —  Sans  doute;  la  perle  de  cet  arircnt  m'eût  été  on  ne  ]ieut  plus 
sensible;  mais  j'étais  bien  certain  que  Dieu,  qui  pratéi:c  la  bonne  cause,  n'aurait  pas 
permis  que  l'on  détournât  cet  or  qui  doit  la  faire  triompher. 

— Vous  êtes,  sur  mon  honneur,  aussi  mystérieux  en  paroles  qu'en  actions.  Mon- 
sieur, dit  Monk.  Tout  à  l'heure  je  vous  ai  peu  compris,  quand  vous  m'avez  dit  que 
vous  ne  vouliez  pas  déverser  sur  moi  la  responsabilité  de  l'œuvre  que  nous  accom- 
plissons. —  J'avais  raison  de  dire  cela,  milord.  — Et  voilà  maintenant  que  vous  me 
parlez  de  la  bonne  cause.  Qu'entendez-vous  par  ces  mois,  la  bonne  cause?  Athos  fixa 
sur  M(jnk  un  de  ces  regards  profonds  qui  >emblent  porter  à  celui  qu'on  regarde  ainsi 
le  défi  de  cacher  une  seide  de  ses  pensées,  puis  levant  son  chapeau,  il  conmiença 
d'une  voix  solennelle,  tandis  que  son  interlocuteur,  une  main  sur  son  visage,  laissait 
celle  main  longue  et  nerveuse  enserrer  sa  moustache  et  sa  barbe ,  en  même  temps 
que  son  œil  vague  et  mélancolique  errait  dans  les  profondeurs  du  souterrain. 


LE   COEUR   ET   L'ESPRIT. 

—  Milord,  dit  le  1  nulle  de  la  Fère,  vous  êtes  un  noble  Anglais,  vous  êtes  lui 
homme  loyal:  vous  iiaricz  à  un  noble  Français,  à  un  honuiie  de  cœur.  Cet  or  con- 
tenu dans  les  deux  barils  que  voici,  je  vous  ai  dit  qu'il  était  à  moi.  j'ai  eu  tort;  c'est 
le  premier  mensonge  que  j'aie  fait  de  ma  vie,  mensonge  momentané,  il  est  vrai  :  cet 
or,  c'est  le  bien  du  roi  Charles  II,  exilé  de  sa  patrie,  chassé  de  son  palais,  orphelin  à 
la  fois  de  son  pore  et  de  son  trône,  et  privé  de  tout,  même  du  triste  bonheur  do  baiser 
à  genoux  la  pierre  siy  la(piolle  la  main  de  ses  meurtriers  a  écrit  cette  simple  épitaphe, 
qui  criera  éternellement  vengeance  contre  eux  :  «  Ci-gît  le  roi  Chyrles  l".  » 

Monk  p;\lit  légèremenl.  et  un  iuq)erceptible  frisson  rida  sa  [leau  et  hérissa  sa  mouf- 
taehe  grise. 


94  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Moi,  continua  Alhos,  moi,  le  comto  tle  la  Fère.  le  seul,  le  dernier  iidèle  qui 
reste  au  pauvre  prince  abandonné,  je  lui  ai  offert  de  venir  trouver  l'homme  duquel 
dépend  aujourd'hui  le  sort  de  la  royauté  en  Angleterre,  et  je  suis  venu,  et  je  me  suis 
placé  sous  le  regard  de  cet  homme .  et  je  me  suis  mis  nu  et  désarmé  dans  ses  mains 
en  lui  disant  :  Milord,  "ici  est  la  dernière  ressource  d'un  prince  que  Dieu  lit  votre 
maître,  que  sa  naissance  fit  votre  roi;  de  vous,  de  vous  seul  dépendent  sa  vie  et  son 
avenir.  Voulez-vous  employer  cet  argent  à  consoler  l'Angleterre  des  maux  qu'elle  a 
dû  souffrir  pendant  l'anarchie,  c'est-à-dire  voulez-vous  aider,  ou  sinon  aider,  du 
moins  laisser  taire  le  roi  Charles  II?  Vous  êtes  le  maître,  vous  êtes  le  roi;  maître  et 
roi  tout-puissant,  car  le  hasard  défait  parfois  l'o-'uvre  du  temps  et  de  Dieu.  Je  suis  seul 
avec  vous,  niilord;  si  le  succès  vous  effraie  étant  partagé,  si  ma  complicité  vous  pèse, 
vous  êtes  armé,  milord,  et  voici  une  tombe  toute  creusée;  si,  au  contraire,  l'enthou- 
siasme de  votre  cause  vous  enivre,  si  vous  êtes  ce  que  vous  paraissez  être,  si  votre 
main  dans  ce  qu'elle  entreprend  obéit  à  votre  esprit,  et  voire  esprit  à  votre  cœur, 
Voici  le  moyen  de  perdre  à  jamais  la  cause  de  votre  ennemi  Charles  Stuart.  Tuez 
encore  l'homme  que  vous  avez  devant  les  yeux,  car  cet  honune  ne  retournera  pas 
vers  celui  qui  l'a  envoyé  sans  lui  rapporter  le  dépôt  q>ie  lui  confia  Charles  1",  sou 
père,  et  gardez  l'or  qui  pourrait  servir  à  entretenir  la  guerre  civile.  Hélas!  milord, 
c'est  la  condifion  fatale  de  ce  malheureux  prince.  Il  faut  qu'il  corrompe  ou  qu'il  tue; 
car  tout  lui  résiste,  tout  le  repousse,  tout  lui  est  hostile,  et  ccpendaTit  il  est  marqué 
du  sceau  chvin,  et  il  faut,  pour  ne  pas  mentir  à  son  sang,  qu'il  remonte  sur  le  trône 
ou  qu'il  meure  sur  le  sol  sacré  de  la  patrie. 

Jlilord,  vous  m'avez  entendu.  A  tout  autre  qu'à  l'homme  illustre  qui  m'écoute, 
j'eusse  dit  :  Milord,  vous  êtes  pauvre  ;  milord,  le  roi  vous  offre  ce  million  comme  arrhes 
d'un  immense  marché;  prenez-le  et  servez  Charles  11  comme  j'ai  servi  Charles  I'' ,  et 
je  suis  sûr  que  Dieu,  qui  nous  écoute,  qui  nous  voit,  qui  lit  seul  dans  voti-e  cœur 
fermé  à  tous  les  regards  humains  ;  je  suis  sûr  que  Dieu  vous  doimera  une  heureuse 
vie  éternelle  après  une  heureuse  mort.  Mais  au  général  Mouk,  à  l'homme  illustre 
dont  je  crois  avoir  mesuré  la  hauteur,  je  dis  :  Milord,  il  y  a  pour  vous  dans  l'histoire 
des  peuples  et  des  rois  une  place  brillante  ,  une  gloire  immortelle ,  impérissable ,  si 
seul,  sans  antre  intérêt  que  le  bien  de  votre  pays  et  l'intérêt  de  la  justice,  vous  deve- 
nez le  soutien  de  votre  roi.  Beaucoup  d'autres  ont  été  des  couquérans  et  des  usurpa- 
teurs glorieux.  Vous,  milord ,  vous  vous  serez  contenté  d'être  le  plus  vertueux ,  le  plus 
probe  et  le  plus  intègre  des  honunes,  vous  aurez  tenu  ime  couromie  dans  votre  main, 
et  au  lieu  (le  l'ajustei'  à  votre  front,  vous  l'aurez  déposée  sur  la  tête  de  celui  poin-  le- 
quel elle  avait  été  faite.  Oh!  milord,  agissez  ainsi,  et  vous  léguerez  à  la  postérité  le 
plus  envié  des  noms  qu'aucune  créature  humaine  ])uisse  s'enorgueillir  de  |)orter. 

Alhos  s'arrêta.  Pendant  tout  le  temps  que  le  noble  trenlilhonnne  avait  parlé.  Monk 
n'avait  ]ias  ilnnné  im  signe  d'aiiprdlialidu  ni  d'inqu'obalion  :  à  peine  mèiiu'  si .  dui-ant 
celle  véhémente  allocution,  ses  yeux  s'étaient  animés  de  ce  l'eu  (pii  indiijue  l'hileUi- 
genec.  Le  comte  de  la  Fère  le  regarda  tristement,  et  vovant  ce  visage  morne,  sentit 
le  (léc(iurai;emeiit  iiénéirer  jus(prM  son  coMir.  Eulin  Monk  parut  s'animer,  el  ronqtanl 
le  silence.  —  Monsieur,  dit-il  iTinie  voi\  douce  et  gra\e,je  vais,  pour  vous  répondre. 
me  servir  de  vos  propres  paroles.  A  tout  autre  qu'à  vous,  je  répondrais  jjar  l'expul- 
sion .  la  pi'ison  ou  pis  encore.  Car  cnlin  ,  vous  me  teniez  et  vous  me  violentez  à  la  fois. 
Mais  vous  êtes  un  de  les  honunes.  Monsieur,  à  (]ui  l'on  ne  peut  refuser  l'atlention  et 
les  égards  qu'ils  méritent ,  vous  êtes  ini  lirave  genlilhonnne,  Monsieur,  je  le  dis.  cl  je 
m'v  coimais.  Tout  à  l'heure ,  vous  m'avez  parii'  d'mi  di''p(M  (pie  le  feu  roi  vous  ti ans- 
mil  iioui'  son  (ils  :  n'êtes-vous  donc  pas  nu  de  us  Français  ipii ,  je  l'ai  ou'i  dire,  ont 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  95 

voulu  enlever  Charles  à  Whilc-Hall  ?  —  Oui ,  niilortl,  c'est  moi  qui  nie  trouvais  sous 
lÏMlialauil  iiendaiit  rexécution;  moi  qui,  n"ayaut  pu  le  racheter,  reçus  sur  mon  front 
le  sang  du  roi  martyr;  je  reçus  en  même  temps  la  ilernièrc  parole  de  Charles  I";  c'est 
à  moi  qu'il  a  dit  RkmemberI  et  en  me  disant  Souviens-toi!  il  faisait  allusion  à  cet 
argent  qui  est  à  vos  pieds,  milord.  —  J'ai  beaucoup  entendu  parler  de  vous.  Mon- 
sieur, dit  Monk .  mais  je  suis  heureux  de  vous  avoir  apprécié  tout  d'abord  par  ma 
propre  inspiration  et  non  par  mes  souvenirs.  Je  vous  donnerai  donc  des  explications 
que  je  n'ai  données  à  personne,  et  vous  apprécierez  quelle  distinction  je  fais  entre 
vous  et  les  personnes  qui  m'ont  été  envoyées  jusqu'ici. 

Athos  s'inclina ,  s'apprèlant  à  absorber  avidement  les  paroles  qui  tombaient  une  à 
une  de  la  bouche  de  Monk,  ces  paroles  rares  et  précieuses  comme  la  rosée  dans  le 
désert.  — Vous  me  parlez,  dit  Monk,  du  roi  Charles  II;  mais  je  vous  prie,  Mon- 
sieur, dites-moi,  que  m'importe,  à  moi,  ce  fantôme  de  roi?  J'ai  vieilli  dans  la  guerre 
et  dans  la  politi(|uc,  qui  sont  aujourd'hui  liées  si  étroitement  enseudde,  que  tout 
homme  d'épéc  doit  combattre  en  vertu  de  son  droit  ou  de  son  ambition,  avec  un 
intérêt  personnel,  et  non  aveuglément,  derrière  un  officier,  comme  dans  les  guerres 
ordinaires.  Moi  je  ne  désire  rien  peut-être,  nuiis  je  crains  beaucoup.  Dans  la  guerre 
aujourd'hui  réside  la  liberté  de  l'Angleterre  ,  et  peut-être  celle  de  chaque  Anglais. 
Pourquoi  voulez-vous  que,  libre  dans  la  position  que  je  me  suis  faite,  j'aille  tendre  la 
main  aux  fers  d'un  étranger?  Charles  n'est  que  cela  pour  moi.  11  a  hvré  ici  des  com- 
bats qu'il  a  perdus,  c'est  donc  un  mauvais  capitaine  ;  il  n'a  réussi  dans  aucune  négo- 
ciation, c'est  donc  un  mauvais  chplomate  ;  il  a  colporté  sa  misère  dans  toutes  les  cours 
de  l'Europe,  c'est  donc  un  cœur  faible  et  pusillanime.  Rien  de  noble,  rien  de  grand, 
rien  de  fort  n'est  sorti  encore  de  ce  génie  qui  aspire  à  gouverner  un  des  plus  grands 
royaumes  de  la  terre.  Donc  je  ne  connais  ce  Charles  que  sous  de  ma\ivais  aspects,  et 
vous  voudriez  ([ue  moi,  homme  de  bon  sens,  j'allasse  me  faire  gratuitement  l'esclave 
d'une  créature  qui  m'est  inférieure  eu  capacité  mihtaire,  en  poUtique  et  en  dignité  ! 
Non ,  Monsieur,  quand  quelque  grande  et  noble  action  m'aura  appris  à  apprécier 
Charles,  je  reconnaîtiai  peut-être  ses  droits  à  un  trône  dpnt  nous  avons  renversé  le 
père  parce  qu'il  manquait  des  vertus  qui  jusqu'ici  manquent  au  lils;  mais  jusqu'ici, 
en  l'ait  de  droits,  je  ne  reconnais  que  les  miens  :  la  révolution  m'a  l'ait  général,  mon 
épée  me  fera  protecteur,  si  je  veux.  Que  Charles  se  montre  ,  qu'il  se  présente ,  qu'il 
subisse  le  concours  ouvert  au  génie,  et  suitoul  qu'il  se  souvienne  qu'il  est  d'une  race 
à  laquelle  on  demandera  plus  qu'à  toute  autre.  Ainsi ,  Monsieur,  n'en  parlons  plus, 
je  ne  refuse  ni  n'accepte  :  j'attends ,  je  me  réserve. 

Athos  savait  Monk  trop  bien  informé  de  tout  ce  qui  avait  rapport  à  Chai'les  II  pour 
pousser  plus  loin  la  discussion  Ce  n'était  ni  l'heure  ni  le  heu.  —  Milord,  dit-il, 
je  n'ai  donc  plus  qu'à  vous  remercier.  —  Et  de  quoi,  Monsieur,  de  ce  que  vous  m'avez 
bien  jugé  et  de  ce  que  j'ai  agi  d'après  votre  jugement  ?  Oh  !  vraiment,  est-ce  la  peine? 
Cet  or  que  vous  allez  porter  au  roi  Charles  va  me  servir  d'épreuves  pour  lui,  en 
voyant  ce  qu'il  en  saura  faire.  Je  prendrai  sans  doute  une  opinion  que  je  n'ai  pas.  — 
Cependant  Voire  Honneur  ne  craint-il  pas  de  se  compromettre  en  laissjuit  partir  une 
sonmie  destinée  à  servir  les  armes  de  son  eimemi?  —  Mon  emiemi ,  dites-vous?  Eh  1 
Monsieur,  je  n'ai  pas  d'ennemis ,  moi.  Je  suis  au  service  du  parlement,  qui  m'or- 
donne de  combattre  le  général  Landiert  et  le  roi  Charles,  ses  ennemis  à  lui  et  non  les 
miens.  Je  combats  donc  Si  le  parlement ,  au  contraire,  m'ordonnait  de  faire  pavoiser 
le  port  de  Londres,  de  faire  assembler  les  soldats  sur  le  ri^age,  de  recevoir  le  roi 
Charles  H...  —  Vous  obéiriez?  s'écria  Athos  avec  joie. 

—  Pardonnez-moi,  dit  Monk  en  souriant,  j'allais,  moi.  une  tête  grise;  en  véiité, 


96  LES  MOUSQUETAIRES. 

où  avais-je  l'esprit?  j'allais  ,  moi,  dire  une  folie  déjeune  liomiue.  —  Alors  vous  n'o- 
béiriez pas?  dit  Athos.  —  Je  ne  dis  pas  cela  non  plus,  ilonsieur.  Avant  tout  le  salut 
de  ma  patrie.  Dieu,  qui  a  bien  voulu  me  donner  la  force,  a  voulu  sans  doute  que 
j'eusse  cette  force  pour  le  bien  de  tous ,  et  il  m'a  donné  en  même  temps  le  discerne- 
ment Si  le  parlement  m'ordonnait  une  cbose  pareille,  je  réQécbirais.  Atbos  s'assom- 
brit.—  Allons,  dit-il,  je  le  vois,  décidément  Votre  Honneur  n'est  point  disposé  à 
favoriser  le  roi  Charles  II.  — Vous  me  questionnez  toujours,  Monsieur  le  comte  ;  à 
mon  tour,  s'il  vous  plaît.  —  Faites,  Monsieur. 

—  Quand  vous  aurez  reporté  ce  million  à  votre  prince  .  quel  conseil  lui  donnerez- 
vous?  Athos  lixa  sur  Monk  mi  regard  lier  et  résolu.  —  Milord  ,  dit-il,  avec  ce  million 
que  d'autres  emploieraient  à. négocier  peut-être,  je  ^eux  conseiller  au  roi  de  lever 
deux  l'égimens ,  d'entrer  par  l'Ecosse  ,  que  vous  venez  de  pacilier.  de  donner  au  peuple 
les  franchises  que  la  révolution  lui  avait  firomises  et  n'a  pas  tout  à  fait  tenues.  Je  lui 
conseillerai  de  commander  en  personne  cette  petite  armée ,  qui  se  grossirait ,  croyez- 
le  bien,  et  de  se  faire  tuer  le  drapeau  cà  la  main  et  l'épée  au  fourreau,  en  disant  : 
«  Anglais  !  voilà  le  troisième  roi  de  ma  race  que  vous  tuez  :  prenez  garde  à  la  justice 
de  Dieu  !  »  Monk  baissa  la  tète  et  rêva  un  instant.  —  S'il  réussissait,  dit-il .  ce  qui  est 
invraisemblable  ,  mais  non  pas  impossible ,  car  tout  est  possible  en  ce  monde ,  que  lui 
conseilleriez-vous?  —  De  penser  que  par  la  volonté  de  Dieu  il  a  perdu  la  couronne, 
mais  que  par  la  bonne  volonté  des  honnncs  il  l'a  recouvrée. 

Un  sourire  ironique  passa  sur  les  lèvres  de  Monk.  —  Malheureusement,  Monsievir, 
dit-il,  les  rois  ne  savent  pas  suivre  un  bon  conseil.  —  .\li  !  milord,  Charles  II  n'est 
pas  un  roi.  répliqua  Athos  en  souriant  à  son  tour,  mais  avec  une  toute  autre  expres- 
sion ([ue  n'avait  fait  Monk.  —  Voyons,  abrégeons,  monsieur  le  comte...  C'est  votre 
désir,  n'est-il  pas  vrai?  Athos  s'inclina.  —  Je  vais  donner  l'ordre  qu'on  transporte  où 
il  vous  plaira  ces  deux  barils.  Oùdemeurez-vo\is  ,  Monsieur?  —  Dans  un  petit  bourg 
à  remboucbure  de  la  rivière  ,  Votre  Honneur.  Il  se  compose  de  cinq  ou  six  maison^. 
Eh  bien!  j'habite  la  première;  deux  faiseurs  de  filets  l'occupent  avec  moi:  c'est  leur 
barque  qui  m'a  mis  à  terre,  —  Mais  votre  bâtiment  à  vous.  Monsieur'? — Mon  bâti- 
ment est  à  l'ancre  à  un  quart  de  mille  en  mer  et  matleml .  —  Vous  ne  comptez  cepen- 
dant point  partir  tout  de  suite?  —  Milord  ,  j'essaierai  eiuore  une  fois  de  convaincre 
Votre  Honneur. 

—  Vous  n'y  i)ar\  icndrcz  pas  ,  répliqua  Monk  :  mais  il  importe  que  vous  quittiez 
Ne\\castle  sans  \  laisser  de  votre  passage  le  moindre  soupçon  qui  puisse  nuire  à  vous 
ou  à  moi.  Demain,  mes  ofliciers  pensent  (pie  Lambert  m'alta(piera.  Moi,  je  garantis 
au  contraire  qu'il  ne  bougera  point;  c'est  à  mes  yeux  impossible.  Lambert  conduit 
une  arnîée  sans  principes  homogènes,  et  il  n'y  a  pas  d'armée  iiossible  avec  de  pareils 
élémens.  Moi,  j'ai  instruit  mes  soldats  à  sulKirdoimer  mon  autorité  à  une  autorité 
supérieure,  ce  qui  fait  ipi'après  moi,  autour  de  moi,  au-dessous  de  moi,  ils  tentent 
encore  quelque  chose.  11  en  résulte  <pie  moi  mort,  ce  (pii  peut  arriver,  mon  armée  ne 
se  démoralisera  pas  tout  de  suite;  il  en  résulte  que  s'il  uu'  plaiMiit  de  nrabscMler.  par 
exiMiqde,  connue  cela  me  iilait  (piebpiefois,  il  n'y  aurait  jias  dans  mou  caMip  l'omlire 
d'une  inquiétude  ou  d'iui  déM>idri'.  Je  suis  l'aimiinl,  la  force  synqialbique  et  natu- 
relle des  Anglais.  Tous  ces  fers  éparpillés  (pi'nu  ru\erra  contre  moi,  ji»  les  attirerai  à 
moi.  Landiert  commande  en  ce  nidnieul  div-lniit  uiille  déseiteurs.  Maisji-  n'ai  point 
iiarlé  de  cela  à  meM)l1iciers,  mmi^  le  sculr/  liicu.  liiiii  n'est  plus  utileà  une  armée 
«lue  le  senlimciil  d'une  bataille  prochaine  :  tout  le  monde  demeure  éveillé,  tout  le 
monde  se  garde.  Je  vous  dis  cela  à  vous  pour  que  vous  \i\ie/  en  tout<>  séeuiilé.  Ne 
Mius  iiAlez  donc  pas  de  repasser  la  m.'r  :  d'i.  i  â  huit  jours  il  \  aura  (|uel.pi(  elio-e 


-e  lie 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  97 

nouveau,  soit  la  bataille,  soit  l'accommodement.  Alors,  comme  vous  m'avez  jugé 
honnête  homme  et  confié  votre  secret,  et  que  j'ai  à  vous  remercier  de  cette  confiance, 
j'irai  vous  faire  visite  ou  vous  manderai.  Ne  partez  donc  pas  avant  mon  avis,  je  vous 
en  réitère  l'invitation.  — Je  vous  le  promets,  général,  s'écria  Athos  transporté  d'une 
joie  si  grande  que,  malgré  toute  sa  circonspection,  il  ne  put  s'empêcher  de  laisser 
jaillir  une  étincelle  de  ses  yeux.  Monk  surprit  cette  flamme  et  l'éteigiiit  aussitôt  par  un 
de  ces  muets  sourires  qui  rompaient  toujours,  chez  ses  inlerloculeurs,  le  chemin 
qu'ils  croyaient  avoir  fait  dans  son  esprit. 

—  Holà  !  cria  le  général  en  français,  en  s'approchant  de  l'escalier,  holà  !  pêcheur  ! 
Le  pêcheur,  engourdi  par  la  fraîcheur  de  la  nuit ,  répondit  d'une  voix  enrouée  en 

demandant  quelle  chose  on  lui  voulait.  —  Va  jusqu'au  poste  ,  dit  Monk ,  et  ordonne 
au  sergent,  de  la  part  du  général  Monk,  de  venir  ici  sur-le-champ.  C'était  une  com- 
mission facile  à  remplir,  car  le  sergent,  intrigué  de  la  présence  du  général  en  cette 
abbaye  déserte ,  s'était  approché  peu  à  peu ,  cl  n'était  qu'à  quelques  pas  du  pêcheur. 
L'ordre  du  général  parvint  donc  directement  jusqu'à  lui  et  il  accourut.  —  Prends  un 
cheval  et  deux  hommes,  dit  Monk.  —  Que  ferai-je  du  cheval,  général?  —  Regarde. 
Le  sergent  descendit  les  trois  ou  quatre  marches  qui  le  séparaient  de  Monk  et  ap[)arut 
sous  la  voûte.  —  Tu  vois,  lui  dit  Monk,  là-bas,  où  est  ce  gentilhomme?  —  Oui,  mon 
général.  —  Ce  sont  deux  barils  contenant,  l'un  de  la  poudre,  l'autre  des  iiallcs:  je 
voudrais  faire  transporter  ces  barils  dans  le  petit  bourg  qui  est  au  bord  de  la  rivière, 
et  que  je  compte  faire  occuper  demain  par  deux  cents  mousquets.  Tu  coiuprends  que 
la  commission  est  secrète,  car  c'est  un  mouvement  qui  peut  décider  du  gain  de  la 
bataille.  —  Oh  !  mon  général ,  murmura  le  sergent. — Bien!  Fais  donc  attacher  ces 
barils  sur  le  cheval  et  qu'on  les  escorte,  deux  hommes  et  toi,  jusqu'à  la  maison  de  ce 
gentilhonuue,  qui  est  mon  ami.  —  Oh!  ob  !  les  barils  sont  lourds,  dit  le  sergent,  qui 
essaya  d'en  soulever  un.  —  Ils  pèsent  quatre  cents  livres  chacun  s'ils  contiennent  ce 
qii'ils  doivent  contenir,  n'est-ce  pas,  Monsieur?  —  A  peu  près,  dit  Athos.  — Je  vous 
laisse  avec  vos  hommes,  Monsieur,  dit  Munk,  et  retourne  au  camp.  Vous  êtes  en 
sûreté.  — Je  vous  reverrai  donc,  milord?  demanda  Athos.  —  C'est  chose  dite,  .Mon- 
sieur, et  avec  grand  plaisir.  Monk  tendit  la  main  à  Athos. 

Et  saluant  Athos,  il  remonta,  croisant  au  milieu  de  l'escalier  ses  bonuiiis  ijui  des- 
cendaient. Il  n'avait  pas  fait  vingt  pas  hors  de  l'abbaye ,  qu'im  petit  coup  de  sifflet 
lointain  et  prolongé  se  lit  entendre.  Monk  dressa  l'oreille ,  mais  ne  voyant  plus  rien  et 
n'entendant  plus  rien  ,  il  continua  sa  route.  Alors  il  se  souvint  du  pêcheur  et  le  cher- 
cha des  yeux,  mais  le  pêcheur  avait  disparu.  S'il  eût  cependant  regardé  avec  plus 
d'attention  qu'il  ne  le  fit,  il  eût  vu  cet  honnne  courbé  en  deux,  se  glissant  connue  un 
serpent  le  long  des  pierres  et  se  perdant  au  miheu  de  la  brume  rasant  la  surface  du 
marais.  Il  eût  vu  également,  essayant  de  percer  cette  brume,  im  spectacle  qui  eût 
attiré  son  attention  :  c'était  la  mâture  de  la  barque  du  pêcheur,  qui  avait  changé  de 
place,  et  qui  se  trouvait  alors  au  plus  près  du  bord  de  la  rivière.  Mais  JMonk  ne  vit 
rien,  et  pensant  n'avoir  rien  à  craindre,  il  s'engagea  sur  la  chaussée  déserte  qui  con- 
duisait à  son  camp.  Ce  fut  alors  que  cette  disparitiou  du  pêcheur  lui  parut  étrange  ef9 
qu'un  soupçon  réel  commença  d'assiéger  son  esprit.  Il  venait  de  mettre  aux  ordres 
d'Athos  le  seul  poste  qui  pût  le  protéger.  Il  avait  un  mille  de  chaussée  à  traverser  pour 
regagner  son  camp.  Le  brouillard  montait  avec  une  telle  intensité,  qu'à  peine  pou- 
vait-on distinguer  les  objets  à  une  distance  de  dix  pas.  Monk  crut  alors  entendre  comme 
le  bruit  d'un  aviron  qui  battait  sourdement  le  marais  à  sa  droite. 

—  Qui  va  là?  cria-t-il. 

Mais  persomie  ne  répondit.  Alors  il  arma  son  pistolet,  mit  l'épée  à  la  main  et  pressa 


98  LES  MOUSQUETAIRES. 

\c  |Kis  sans  cepeudaut  vouloir  appeler  personne.  Cet  appel ,  dont  l'urgence  n'était  pas 
alisolue,  lui  paraissait  indigue  de  liii. 


LE  LENDEMAIN. 

Il  était  sept  heures  du  matin  :  les  premiers  rayoBs  du  jour  éclairaient  les  étangs , 
dans  lesquels  le  soleil  se  rellétait  conune  un  boulet  rougi,  lorsque  Athos.  se  réveilla. 
Eu  ouvrant  la  fenêtre  de  sa  chambre  à  coucher  qui  domiait  sur  les  bords  de  la  ri- 
vière ,  ii  aperçut  à  quinze  pas  de  distance  à  peu  près ,  le  sergent  et  les  hommes  qui 
l'avaient  accompagné  la  veille,  et  qui,  après  avoh"  déposé  les  barUs  chez  lui,  étaii'nt 
retournés  au  camp  par  la  chaussée  de  droite.  Le  sergent ,  la  tête  haute ,  paraissait 
guetter  le  moment  où  le  gentilhomme  paraîtrait  pour  l'interpeller.  Athos,  surpris  de 
retrouver  là  ceux  qu'il  avait  vus  s'éloigner  la  veiUe,  ne  put  s'empêcher  de  leur  eu 
témoigner  son  étounement.  —  Cela  n'a  ri^'n  de  surpi'enant ,  Monsi«?ur,  dit  le  sergent, 
car  hier  le  général  m'a  reconnnaudé  de  veiller  à  votre  sûreté,  et  j'ai  dû  obéù' à  cet 
ordre.  —  Le  général  est  au  camp?  demanda  Athos.  —  Sans  doute,  Monsieur,  puisque 
vous  l'avez  quitté  hier  s'y  rendant.  — Eh  bien  !  attendez-moi  ;  j'y  vais  aller  pour  rendre 
compte  de  la  fidélité  avec  laquelle  vous  avez  rempli  votre  mission  et  pour  reprendre 
mon  épée,  que  j'oubliai  hier  sur  la  table.  —  Cela  tombe  à  merveille,  dit  le  sergent, 
car  nous  allions  vous  en  prier. 

Athos  crut  remarquer  un  certain  air  de  bonhomie  équi\  (X[ue  sur  le  visage  do  ce 
sergent ,  mais  l'aventure  du  souterrain  poux  ait  avoir  excilé  la  curiosité  de  cet  honmie  , 
el  û  n'était  pas  surprenant  alors  qu"il  laissât  voir  sur  son  visage  un  peu  des  sentimens 
qui  agitaient  sou  esprit.  Athos  ferma  donc  soigneusement  les  portes,  et  il  en  confia  les 
clefs  à  Grimaud  ,  lequel  avait  élu  son  domicile  sous  l'appentis  môme  qui  conduisait  au 
cellier  où  les  barils  avaient  été  enl'criiiés.  Le  sergent  escorta  le  comte  de  la  Fère  jus- 
qu'au canq).  Là,  une  garde  nouveUe  attendait  et  relaya  les  quatre  hommes  qui  avaient 
conduit  Athos. 

Celte  garde  nouvelle  était  commandée  par  l'aide-de-camp  Digby,  lequel ,  diu-ant 
le  trajet,  attacha  sur  Alhos  des  regards  si  peu  eucourageans ,  que  le  Français  se  de- 
manda d'où  venaient  à  son  endroit  cette  vigilance  et  celte  sévérité,  quand  la  veille  il 
avait  été  laissé  si  parfaitement  libre.  11  n'en  continua  pas  moins  son  cheuu'u  vers  le 
quartier  général ,  renfermant  en  hii-mèmeses  observations.  Il  trouva  sous  la  lente  du 
général,  où  il  avait  été  introduit  la  veille,  trois  ofliciers  su])érieurs  :  c'étaient  le  lieute- 
uaut  de  Monk  et  deux  colonels.  Alhos  reconnut  sou  épéc  ;  elle  était  encore  sur  la  table 
du  général,  à  la  place  où  il  l'avait  laissée  la  veille.  Aucun  des  oUiciers  n'av>-wt  vu 
Alhos,  aucun  par  conséqui'iil  ne  le  connaissait.  Le  lieulcnant  de  Monk  demanda  alors 
à  l'aspect  d'Atlms  si  c'<''tail  bien  là  le  même  genlilhomnic  avec  lecpiel  le  général  éUùt 
sorti  (le  la  li'ule.  —  Oui,  Notre  llomiciir,  dit  le  sergent,  c'est  lui-même.  — Mais,  dit 
Alhos  a\ec  hault;ur,  je  ne  le  nie  pas ,  ce  me  sendde:  el  mainleiiaul .  Messieurs ,  à 
miiu  tour,  permellez-iuoi  de  vous  demandera  (pioi  bon  toutes  ce>  i|uestions  el  surtout 
quelques  explications  siu'  U'.  ton  avec  lequel  vous  les  faites. —«Monsieur,  dit  In  lieute- 
nant, si  nous  vous  adressons  ces  q\ieslions,  c'est  que  nous  en  avons  le  droit,  el  si 
nouH  vous  les  faisons  avec  ce  Ion,  c'est  que  ce  Ion  con\ient.  croyez-moi,  à  la  silualion. 
—  Messi(Mn's,  dii  Alhos,  vous  ne  savez  pas  qui  je  suis,  mais  ce  que  je  dois  vous  dire, 

c'est  (pie  je  ne  ifconnais  ici  pour  r i  ('gai  que  le  général  Monk.  Où  est-il?  qu'on  me 

conduise  devant  lui ,  et  s'il  a  ,  lui ,  qtiehpie  ipieslion  à  m'adresser,  je  lui  répondrai ,  et 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  99 

à  sa  satisfaction,  je  l'espère.  —  Eh  monlieu  !  vous  le  savez  mieux  que  nous  où  il  est! 
lit  le  lieutenant.  —  Moi?  —  Certainenieut ,  vous.  —  Monsieur,  dit  Athos,  je  ne  vous 
comprends  pas.  —  Vous  ni'allcz  coiiipiendre,  et  vous-même  d'abord  parlez  plus  bas, 
Monsieur.  Que  vous  a  dit  le  général  hier? 

Atlios  sourit  dédaigneusement.  -  Il  ne  s'agit  pas  de  sourire,  s'écria  un  des  colonels 
avec  emportement,  il  s'agit  de  répondre.  —  Et  moi,  Messieurs,  je  vous  déclare  que 
je  ne  vous  répondrai  point  que  je  ne  sois  en  présence  du  général.  —  Mais,  répéta  le 
même  colonel  qui  avait  déjà  parlé,  \ous  savez  bien  que  vous  demandez  une  chose 
impossible.  —  Voilà  déjà  deu.\  fois  que  l'on  fait  celte  étrange  réiKjnse  au  désir  que 
j'exprime,  reprit  Athos.  Le  général  est-il  absent? 

La  question  d'Athos  fut  faite  de  si  bonne  foi  et  le  gentilhomme  avait  l'air  si  naïve- 
ment surpris,  que  les  trois  oftieiers  échangèrent  un  regard.  Le  lieutenant  prit  la  parole 
par  une  espèce  de  convention  tacite  des  deux  autres  officiers.  — Alors,  Monsieur,  dit- 
il  ,  vous  prétendez  ne  pas  savoir  où  est  le  général?  —  A  ceci,  je  vous  ai  déjà  répondu. 
Monsieur. — Oui,  mais  vous  avez  dé'jà  répondu  une  chose  incroyable.  —  Elle  est 
vraie  cependant ,  Messieurs.  Les  gens  de  ma  condition  ne  mentent  point  d'ordinaire.  Je 
suis  gentilhomme,  vous  ai-je  dit,  et  rjuaud  je  porte  à  mon  côté  l'épée  que,  par  un 
excès  de  délicatesse,  j'ai  laissée  hiei*sur  cette  table  où  elle  est  encore  aujourd'hui ,  nul , 
croyez-le  bien ,  ne  me  dit  des  choses  que  je  ne  veux  pas  entendre. 

—  Mais,  Monsieur...  demanda  d'une  voix  plus  courtoise  le  lieutenant,  frappé  de  la 
grandeur  et  du  sang-froid  d'Athos.  —  Monsieur,  j'étais  venu  parler  conlidentiellcMnent 
à  votre  général  d'affaires  d'importance.  Devant  vos  soldats,  le  général  m'a  dit  d'at- 
tendre huit  jours ,  que  dans  huit  jours  il  me  donnerait  la  réponse  qu'il  avait  à  nie 
faire.  Me  suis-je  enfui?  Non,  j'altciids  — 11  vous  a  dit  de  l'attendre  huit  jours! 
s'écria  le  lieutenant.  —  11  me  l'a  si  bien  dit,  Monsieur,  que  j'ai  un  sloop  à  l'ancre  à 
l'embouchure  de  la  ri\  ière ,  et  que  je  pouvais  parfaitement  le  joindre  hier  et  m'embar- 
quer.  Or,  si  je  suis  resté,  c'est  uniquement  pour  me  conformer  aux  désirs  du  général. 
Le  heutenant  se  retourna  vers  les  deux  autres  olliciers  ,  et  à  voix  basse  :  —  Si  ce  gen- 
tilhomme dit  vrai,  il  y  aurait  encore  de  l'espoir,  dit-il.  Le  général  aura  dû  accom- 
pUr  quelques  négociations  si  secrètes  qu'il  aurait  cru  imprudent  de  prévenir  même 
nous.  Puis  se  retournant  vers  Athos  :  —  Monsieur,  dit-il,  votre  déclaration  est  de  la 
plus  grave  importance  ;  voulez-vous  la  répéter  sous  le  sceau  du  serment?  —  Monsieur, 
répondit  Athos  ,  j'ai  toujours  vécu  dans  un  monde  où  ma  simple  parole  a  été  regardée 
comme  le  plus  saint  des  sermeus.  —  Cette  fois,  cependant,  Monsieur,  la  circonstance 
est  plus  grave  qu'aucune  de  celles  dans  lesquelles  vous  vous  êtes  trouvé.  Il  s'agit  du 
salut  de  toute  une  armée.  Songez-y  bien,  le  général  a  disparu,  nous  sommes  à  sa 
recherche.  La  disparition  est-elle  naturelle?  un  crime  a-t-il  été  commis?  devons-nous 
pousser  nos  investigations  jusqu'à  l'extrémité?  devons-nous  attendre  avec  patience? 
En  ce  moment.  Monsieur,  tout  dépend  du  mot  que  vous  allez  prononcer.  —  Inter- 
rogé ainsi.  Monsieur,  je  n'hésite  plus,  dit  Athos;  oui.  j'étais  venu  causer  contiden- 
lieUement  avec  le  général  iMonk  et  lui  demander  une  réponse  sur  certains  intérêts  ; 
oui,  le  général,  ne  pouvant  sans  doute  se  prononcer  avant  la  bataille  qu'on  attend, 
m'a  prié  de  demeurer  huit  joiu's  encore  dans  cette  maison  que  j'habite ,  me  promet- 
tant que  dans  huit  jours  je  le  reverrais.  Oui,  tout  cela  est  vrai,  et  je  le  jure  sur  Dieu, 
qui  est  le  maître  absolu  de  ma  vie  et  de  la  vôtre. 

Athos  prononça  ces  paroles  avec  tant  de  grandeur  et  de  solennité  que  les  trois  offi- 
ciers furent  presque  convaincus.  Cependant  un  des  colonels  essaya  une  dernière  ten- 
tative. —  Monsieur,  dit-il,  quoique  nous  soyons  persuadés  maintenant  de  la  vérité  de 
ce  que  vous  dites,  il  y  a  pourtant  dans  tout  ceci  un  étrange  mystère.  Hier  des  pêcheurs 


100  LES  MOUSQUETAIRES. 

étraiifrers  sont  venus  vendre  ici  leur  poisson,  on  les  a  logés  là-bas  aux  Écossais,  c'est- 
à-dire  sur  la  route  qu'a  suivie  le  général  pour  aller  à  l'abbaye  avec  Monsieiu'  et  pour 
en  revenir.  C'est  un  de  ces  pêcheurs  qui  a  accompagné  le  général  avec  un  fallot.  Et  ce 
matin,  barque -et  pêcheurs  avaient  disparu  emportés  cette  nuit  parla  marée.  —  Moi , 
fit  le  lieutenant ,  je  ne  vois  rien  là  que  de  bien  naturel  ;  car,  enfin ,  ces  gens  n'étaient 
pas  prisonniers.  — Non:  mais  je  le  répète,  c'est  l'un  d'eux  qui  a  éclairé  le  irénéral  et 
Monsieur  dans  le  caveau  de  l'abbaye,  et  Digby  nous  a  assurés  que  le  général  avait  eu 
sur  ces  gens-là  de  mauvais  soupçons.  Or,  qui  nous  dit  que  ces  pêcheurs  n'étaient  pas 
d'intelligence  avec  Monsieur,  et  que  le  coup  fait.  Monsieur,  qui  est  brave  assurément, 
n'est  pas  resté  pour  nous  rassurer  par  sa  présence  et  empêcher  nos  recherches  de  se 
diriger  dans  la  bonne  voie? 

Ce  discours  fit  impression  sur  les  deux  autres  officiers.  —  Monsieur,  dit  Alhos.  per- 
mettez-moi de  vous  dire  que  votre  raisonnement ,  très-spécieux  en  apparence,  manque 
cependant  de  solidité  quant  à  ce  qui  me  concerne.  Je  suis  resté ,  dites- vous,  pour  dé- 
tourner les  soupçons;  eh  bien!  au  contraire,  les  soupçons  me  viennent  à  moi  comme 
à  vous ,  et  je  vous  dis  :  Oui ,  il  y  a  un  événement  étrange  dans  tout  cela  ;  oui ,  au  lieu 
de  demeurer  oisifs  et  d'attendre,  il  vous  faut  déployer  toute  la  vigilance,  toute  l'acti- 
vité possibles.  Je  suis  votre  prisonnier.  Messieurs,  sur  parole  ou  autrement.  Mon  hon- 
neur est  intéressé  à  ce  que  l'on  sache  ce  qu'est  devenu  le  général  Monk ,  à  ce  point  que 
si  vous  me  disiez  :  Parlez,  je  dirais  :  Non.  je  reste,  —  et  si  vous  me  demandiez  mon 
avis,  j'ajouterais  :  Oui,  le  général  est  victime  de  quelque  conspiration,  car  s'il  eût  dû 
quitter  le  camp,  il  me  l'aurait  dit.  Cherchez  donc,  fouillez  donc,  fouillez  la  terre, 
fouillez  la  mer;  le  général  n'est  point  parti ,  ou  tout 'au  moms  n'est  pas  parti  de  sa 
propre  volonté. 

Le  heutcnant  fit  un  signe  aux  antres  officiers.  —  Non ,  Monsieur,  dit-il .  non.  à  votre 
tour  vous  allez  trop  loin.  Le  général  n'a  rien  à  souffrir  des  événemens,  cl  sans  doute, 
au  contraire,  il  les  a  dirigés.  Ce  que  l'ait  Monk  à  cette  heure  ,  il  l'a  l'ait  souvent.  Nous 
avons  donc  tort  de  nous  alarmer:  son  absence  sera  de  courte  durée  sans  doute,  aussi 
gardons-nous,  bien ,  par  une  pusillanimilé  dont  le  général  nous  ferait  un  crime, 
d'ébruiter  son  absence,  qui  pourrait  démoraliser  l'armée.  Le  général  nous  donne  une 
preuve  immense  de  sa  confiance  en  nous:  montrons-nous-en  dignes.  Messieurs,  que 
le  plus  profond  silence  couvre  tout  ceci  d'im  voile  impénétrable;  nous  allons  garder 
Monsieur,  non  pas  par  défiance  de  lui  rclativetuont  au  crime,  mais  pour  assurer  plus 
efficacement  le  secret  de  l'absence  du  général  en  le  concentrant  parmi  nous  :  aussi, 
jusqu'à  nouvel  ordre.  Monsieur  habitera  le  tpiarlier  général.  —  Messieurs,  dit  .\thos, 
vous  oubliez  que  celte  nuit  le  général  m'a  confié  un  (lé]>iM  sur  lequel  je  dois  veiller. 
Donnez-moi  telle  garde  qu'il  vous  plaira .  enchaînez-moi ,  s'il  vous  plail ,  mais  laissez- 
moi  la  maison  q\ie  j'habite  pour  prison.  Le  général,  à  son  retour,  vous  reprocherait, 
je  \ous  le  jure  sur  ma  foi  de  gentilhomme,  de  lui  avoir  déplu  en  ceci. 

Les  ofliciersse  consultèrent  lui  luomenl;  après  cette  consullalion.  —  Soit,  Monsieur, 
dit  le  lieutenant:  retournez  chez  vous.  Puis  ils  donnèrent  à  Alhos  une  g.irde  de  cin- 
quante honmies,  qui  l'enferma  dans  sa  maison,  sans  le  perdre  de  vue  un  seul  instant. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


101 


LA  MARCHANDISE  DE  CONTREBANDE. 


Kux  jours  après  les  événemens  que  nous  venons  de  ra- 
conter et  tandis  qu'on  attendait  à  chaque  instant  dans  son 
camp  le  ^'énéral  Mnnk,  qui  n'y  rentrait  pas,  une  petite 
felouque  hollandaise,  montée  par  dix  hommes,  vint  jeter 
l'ancre  sur  la  côte  de  Scheveniniren,  à  une  portée  de 
canon  à  peu  près  de  la  terre.  11  était  nuit  serrée,  l'obs- 
curilé  était  grande,  la  mer  montait  dans  l'obscurité  :  c'é- 
tait nue  heure  excellente  pour  débarquer  passa^'ers  et 
marchandises.  La  chaloupe  se  détacha  du  tiàliment  aus- 
sitôt que  le  bâtiment  eut  jeté  l'ancre,  et  vint  avec  huit 
de  ses^ marins,  au  milieu  desquels  on  distinguait  un  objet  de  forme  oblongue ,  une 
sorle  de  grand  panier  ou  de  ballot. 

La  rive  était  déserte  :  les  quelques  pécheurs  habitant  la  dune  étaient  couchés.  Le 
seul  bruit  que  l'on  entendfl  était  donc  le  sifflement  de  la  brise  nocturne  courant  dans 
les  bruyères  de  la  dune.  Mais  c'étaient  des  gens  défians  sans  doute  que  ceux  qui  s'ap- 
prochaient ,  car  ce  silence  réel  et  cette  solitude  apparente  ne  les  rassurèrent  point. 
Aussi  leur  chaloupe,  à  peine  visible  comme  un  [loint  sombre  sur  l'Océan,  glissa-t-elle 
sans  bruit,  évitant  de  ramer  de  pour  d'être  entendue,  et  vint-elle  toucher  terre  au 
plus  près. 

A  peine  avait-on  senti  le  fond  qu'un  seul  bonnne  sauta  hors  de  l'esquif  après  avoir 
donné  im  ordre  bref  avec  cette  voix  ipii  indique  l'habitude  du  commandement.  En 
conséquence  de  cet  ordre,  plusieurs  mousquets  reluisirent  immédiatement  aux  faillies 
clartés  de  la  mer,  ce  miroir  du  ciel,  et  le  ballot  oblong  dont  nous  avons  déjà  parlé, 
lequel  renfermait  sans  doute  quelque  objet  de  contrebande,  fut  transporté  à  terre  avec 
des  précautions  intinies.  Aussitôt ,  l'homme  qui  avait  débarqué  le  premier  courut  dia- 
gonalement  vers  le  village  de  Schcveningen,  se  dirigeant  vers  la  pointe  la  plus  avancée 
du  bois.  Là  il  chercha  cette  maison  (ju'une  fois  déjà  nous  avons  entrevue  à  travers  les 
arbres ,  et  que  nous  avons  désignée  comme  la  demeure  provisoire ,  demeure  bien  mo- 
deste ,  de  celui  qu'on  appelait  par  courtoisie  le  roi  d'Angleterre. 

Tout  dormait  là  comme  partout;  seulement  un  gros  chien  de  la  race  de  ceux  que  les 
pêcheurs  de  Scheveningen  atlèlent  à  de  petites  charrettes  pour  porter  leur  poisson  à  La 
Haye,  se  mit  à  pousser  des  aboiemens  formidables  aussitôt  que  l'étranger  fit  entendre 
son  pas  devant  les  fenêtres.  Mais  cette  surveillance,  au  lieu  d'effrayer  le  nouveau 
débarqué,  sembla  au  contraire  lui  causer  une  grande  joie,  car  sa  voix  peut-être  eiil  été 
insuffisante  pour  réveiller  les  gens  de  la  maison ,  tandis  qu'avec  un  auxiUaire  de  celte 
importance ,  sa  voix  était  devenue  presque  inutile.  L'étranger  attendit  donc  que  les 
aboiemens  sonores  et  réitérés  eussent,  selon  tovite  probabilité,  produit  leur  elVet,  et 
alors  il  hasarda  un  appel.  A  sa  voix  le  dogue  se  mit  à  rugir  avec  une  telle  violence  que 
bientôt  à  l'intérieur  une  autre  voix  se  lit  entendre  apaisant  celle  du  chien.  Puis,  lors- 


102  LES  MOUSQUETAIRES. 

que  le  chien  fut  apaisé  :  —  Que  voulez-vous?  demaiula  cette  voix  à  la  fois  faible, 
cassée  et  polie.  —  Je  demande  Sa  Majesté  le  roi  Charles  II.  lit  l'élranîter.  —  Que  lui 
voulez-vous?  —  Je  veux  lui  parler.  —  Qui  ètes-vous ?  —  Ah  1  mordioux  !  vous  m'en 
demandez  trop;  je  n'aime  pas  à  dialoguer  à  travers  les  portes.  —  Dites  seulement 

votre  nom. le  n'aime  pas  davantage  à  décliner  mon  nom  en  plein  air:  d'ailleurs, 

soyez  tranquille  ,  je  ne  mangerai  pas  votre  chien,  el  je  prie  Dieu  qu'il  soit  aussi  ré- 
servé à  mou'égard.  —  Vous  apportez  des  nouvelles  peut-être,  n'est-ce  pas ,  Monsieur? 
reprit  la^oix  patiente  et  questionneuse  connue  celle  d'un  vieillard. — Je  vous  en 
réponds,  que  j'en  apporte  des  nouvelles,  et  aux(pielles  on  ne  s'attend  pas,  encore! 
Ouvrez  donc,  s'il  vous  plaît,  hein!  —  Monsieur,  poursuivit  le  vieillard,  sur  voire 
âme  et  conscience  croyez- vous  que  vos  nouvelles  valent  la  peine  de  réveiller  le  roi? 

—  Pour  l'amoin-  de  Dieu,  mon  cher  monsieur,  tirez  vos  verrous,  vous  ne  serez  pas 
fâché  .  je  vous  jure,  de  la  peine  que  vous  aurez  prise.  Je  vaux  mon  pesant  d'or,  ma 
parole  d'honneur.  —  Monsiein-.  je  ne  puis  pourtant  pas  ouvrir  que  vous  ne  me  disiez 
votre  nom.  -^  Eh  bien  !  mon  nom .  le  voici. . .  mais  je  vous  en  préviens ,  mon  nom  ne 
vous  apprendra  absolument  rien.  — N'importe,  dites  toujours.  —  Eli  bien!  je  suis  le 
chevalier  d'Artagnan. 

La  voix  poussa  un  cri.  —  Ah  !  mon  Dieu  !  dit  le  vieillard  de  l'autre  côté  de  la  porte. 
M.  d'Artagnan!  quel  bonheur  !  Je  me  disais  bien  h  moi-même  que  je  connaissais  cette 
voix-là.  —  Tiens  !  dit  d'Artagnan  ,  on  connaît  ma  voix  ici  !  C'est  (lalleur.  —  Oh  !  oui , 
on  la  connaît .  dit  le  vieillard  eu  tirant  les  verrous  .  et  en  voici  la  preuve.  Et  à  ces 
mots,  il  introduisit  d'Artagnan,  qui,  à  la  lueur  do  la  lanterne  qu'il  portait  à  la  main, 
reconnut  son  interlocuteur  obstiné.  —  Ah  !  mordioux  !  s'écria-t-il .  c'est  Parry  !  j'aurais 
dû  m'en  douter.  —  Parry.  oui.  mon  cher  monsieur  d'.Arlagnan.  c'e-t  moi  Quelle  joie 
de  vous  revoir  !  —  Vous  avez  bien  dil.  (]uolle  joie!  tit  d'.\rtagnan  serrant  les  mains 
du  vieillard.  Çà,  vous  allez  prévenir  le  roi .  n'est-ce  pas?  —  Mais  le  roi  dort,  mon 
cher  monsieur.  —  Mordioux  !  réveillez-le ,  et  il  ne  vous  grondera  pas  de  l'avoir  dé- 
rangé, c'est  moi  qui  \ous  le  dis.  —  Vous  venez  de  la  part  du  comte,  n'est-ce  pas?  — 

—  Do  quel  comte?  —  Du  comte  do  la  Fère.  ^-  De  la  part  d'Alhos?  Ma  toi  !  non  .  je 
viens  do  ma  part  à  moi.  Allons,  vite,  Parry,  le  roi!  il  me  faut  le  roi! 

Parry  ne  crut  pasdcvoir  résister  plus  longtemps:  il  connaissait  d'Artagn.in  de  longue 
main  ;  il  savait  (pie .  (pi(ii(pie  (iascon  ,  ses  p.indes  ne  promctiaieul  jaiuais  plus  ipTelles 
ne  pouvaient  tenir.  Il  traversa  une  cour  et  un  petit  jardin,  apaisa  le  iliien,qui  vou- 
lait sérieusement  goûter  du  mousquetaire,  et  alla  heiu'ter  au  volet  d'une  chaudire  fai- 
sant le  rez-de-chaussée  d'un  petit  pavillon.  Aussitôt  ini  petit  chien  habitant  celte 
chambre  répondit  au  grand  chien  babit;mt  la  cour.  —  Pauvre  roi  !  se  dit  d'Artagnan, 
voilà  ses  gardes  du  corps;  il  est  vrai  qu'il  n'en  est  ]ihs  plus  mal  gardé  pour  cela.  — 
Que  me  veut-on?  demanda  le  roi  du  fond  de  la  clhindiro.  —  Sire,  c'est  M.  le  cheva- 
lier' d'Artagnan  ipii  apporte  des  nouvelles. 

Ou  entendit  aussitôt  du  bruit  dans  celle  cbambi'i':  une'  porte  s'ou\  rit  el  une  grande 
clarté  inonda  l(M'orridor  el  le  jaidiii.  le  roi  lra\  aiiliiit  à  1,\  lueur  d'une  laïupe.  Des 
piipiera  étaient  épnra  sur  son  bun'au.  r\  il  ,i\ail  inuimenci'  le  brouillon  i l'une  lettre  qui 
accusait  par  ses  nondireu>es  ratmcs  la  iieiiie  (pi'il  avait  eue  à  l'écrire. — Entrez.. 
monsieur  le  chevalier  .  dit-il  en  se  l'clouruanl.  Puis  a))ercevanl  le  pêcheur: — Que 
me  (lisie/-Mius  donc .  Parry.  cl  où  i  ;-l  M.  le  ibcvalier  d'Artagnan  ?  demanda  Charles. 

—  Il  est  <lc'\,iiil  \(ius.  sire,  dil  d'Artagn.in. — Sous  ce  losluine?  — Oui  Hegardi'r.- 
inoi,  sirr;  iic  mi' reconnaissez-vous  pas  pour  m'avoir  vu  à  Hlois  dans  les  jinlichauibres 
du  roi  Louis  \l\'  ?  —  Si  f.iit .  Monsieur,  cl  je  me  son\  iciis  iriême  que  j'eus  fort  ;i  me 
louer  de  \ous. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  103 

D'Artagnan  s'inclina.  —  Celait  im  devoir  pour  moi  de  me  conduire  comme  je  l'ai 
fait,  dès  que  j'ai  su  que  j'avais  alîaire  à  Votre  Majesté.  —  Vous  m'apporte/,  des  nou- 
velles. dites-vous?^Oui,  sire.  — De  la  part  du  roi  de  France,  sans  donle? — Ma  foi, 
non,  siro.  répliqua  d'Artagnan.  Votre  Majesté  a  dû  voir  là-bas  que  le  roi  de  France 
ne  s'occupait  que  de  Sa  Majesté  à  lui. 

Charles  leva  les  yeux  au  ciel.  — Non  ,  continua  d'Artagnan,  non,  sire.  J'apporle  , 
moi,  des  nouvelles  toutes  composées  de  faits  personnels.  Cependant,  j'ose  espérer  que 
Votre  Majesté  les  écoutera,  faits  el  nouvelles,  avec  quelque  faveur.  — Parlez,  Mon- 
sieur. —  Si  je  ne  me  trompe  ,  sire,  Votre  Majesté  aurait  fort  parlé  à  Blois  de  l'eiu- 
harras  où  sont  ses  affaires  d'Angleterre.  Charles  rougit.  Donc,  Yolre  Majesté  se  plai- 
gnait à  son  frère  Louis  XIV  de  la  difliculté  qu'elle  éprouvait  à  rentrer  en  Angleterre 
el  à  remonter  sur  son  trône  sans  hommes  et  sans  argent. 

Charles  laissa  échapper  un  mouvement  d'impatience.  —  Et  le  principal  obstacle 
qu'elle  rencontrait  sur  son  chemin,  continua  d'Artagnan,  était  un  certain  général 
commandant  les  armées  du  parlement,  et  qui  jouait  là-bas  le  rôle  d'un  autre  Croni- 
yveW.  Votre  Majesté  n'a-t-elle  pas  dit  cela? — Oui,  mais.  Monsieur,  ces  paroles  étaient 
pour  les  seules  oreilles  du  roi.  — Et  vous  allez  voir,  sire,  qu'il  est  bien  heureux 
qu'elles  soient  tombées  dans  celles  de  son  lieutenant  de  mousquetaires.  Cet  houune  si 
gênant  pour  Votre  Majesté,  c'était  le  général  Monk,  que  je  crois;  ai-je  bien  entendu 
son  nom,  sire?  —  Oui,  Monsieur,  mais  encore  une  fois  à  quoi  bon  ces  questions?  — 
Oh!  je  le  sais  bien,  sire,  l'éliquelte  ne  veut  point  que  l'on  interroge  les  rois.  J'espère 
que  tout  à  l'heure  Yolre  Majesté  me  p.irdonnera  ce  manque  d'étiquette.  Votre  Ma- 
jesté ajoulait  que  si  cependant  elle  pouvait  le  voir,  conférer  avec  lui,  le  tenir  face  à 
face,  elle  triompherait,  soit  par  la  force,  soit  par  la  persuasion ,  de  cet  obstacle,  le 
seul  sérieu.x,  le  seul  insurmontable,  le  seul  réel  qu'elle  rencontrAt  sur  son  chemin.  — 
Tout  cela  est  vrai.  Monsieur:  ma  destinée,  mon  avenir,  mon  obscurité  ou  ma  gloire 
dépendent  de  cet  homme  ;  mais  que  voulez- vous  induire  de  là?  —  Une  seule  chose  : 
(|ue  si  ce  général  Monk  est  gênant  au  point  que  vous  dites ,  il  serait  expédient  d'en 
débarrasser  Voire  Majesté  ou  de  lui  en  faire  un  allié.  — Monsieur,  un  roi  qui  n'a  ni 
armée  ni  argent,  puisque  vous  avez  écouté  ma  conversation  avec  mon  frère,  n'a 
rien  à  faire  contre  un  homme  comnie  Monk.  —  0\ii ,  sire,  c'était  votre  opinion,  je  le 
sais  bien,  mais  heureusement  pour  vous,  ce  n'était  pas  la  tnienne.  —  Que  voulez- 
vous  dire?  —  Que  sans  armée  et  sans  milhon  j'ai  fail,  moi,  ce  que  Votre  Majesté  ne 
croyait  pouvoir  faire  qu'avec  mie  armée  et  un  million.  — Comment!  que  dites-vous? 
Qu'avez-vous  fait? — Ce  que  j'ai  fait?  Eh  bien!  sire,  je  suis  allé  prendre  là-bas  cet 
homme  si  gênant  pour  Votre  Majesté.  —  En  Angleterre? — Précisément,  sire.  ^^ 
Vous  êtes  allé  prendre  Monk  en  Angleterre?  —  Aurais-je  mal  fait  par  hasard?:— En 
vérité,  vous  êtes  fou.  Monsieur  !  —  Pas  le  moins  du  monde,  sire.  — Vous  avez  pris 
Monk? — Oui,  sire. — Où  cela? — Au  milieu  do  son  camp. 

Le  roi  tressaillit  d'impatience  et  haussa  les  épaules.  — El  l'ayant  pris  sur  la  chaus- 
sée de  Newcastle,  dit  simplement  d'Artagnan  ,  je  l'apporte  à  Votre  Majesté.  —  Vous 
me  l'apportez!  s'écria  le  roi  presque  in<ljgné  de  ce  qu'il  regardait  comme  une  mysti- 
fication.—  Oui,  sire,  répondit  d'Artagnan  du  même  ton,  je  vous  l'apporte;  il  est  là- 
bas  ,  dans  une  grande  caisse,  percée  de  trous  pour  qu'il  puisse  respirer.  — Mon  Dieu! 
—  Oh  !  soyez  tranquille,  sire,  on  a  eu  les  plus  grands  soins  de  lui.  Il  arrive  donc  en 
bon  état  et  parfaitement  conditionné.  Plaît-il  à  A'otre  Majesté  de  le  voir,  de  causer 
avec  lui  ou  de  le  faire  jeter  à  l'eau?  —  Oh!  mon  Dieu!  répéta  Charles ,  oh!  mon 
Dieu!  Monsieur,  dites-vous  vrai?  Ne  m'insultez -vous  point  par  quelque  indigne  plai- 
santerie? Vous  auriez  accompli  ce  trait  inouï  d'audace  et  de  sénie!  Impossible!  — 


104  LES  MOUSQUETAIRES. 

Vûlie  Majesté  me  permet-elle  d'ouvrir  la  fenêtre?  dit  d'Artagnan  en  l'ouvrant.  Le  roi 
n'eut  même  pas  le  temps  de  dire  oui.  D'Arlatrnan  donna  un  coup  de  sitïlet  aigu  et 
prolongé  qu'il  répéta  trois  fois  dans  le  silence  de  la  nuit.  —  Là ,  dit-il ,  on  va  l'ap- 
porter à  Votre  Majesté. 


OU  D'ARTAGNAN   COMMENCE  A   CRAINDRE   D'AVOIR  PLACÉ   SON   ARGENT 
ET  CELUI   DE   FLANCHET   A   FONDS   PERDU. 

Le  roi  ne  pouvait  revenir  de  sa  surprise  ,  et  regardait  tantôt  le  visage  souriant  du 
mousquetaire,  tantôt  cette  sombre  fenêtre  qui  s'ouvrait  sur  la  nuit.  Mais  avant  qu'il 
eût  fixé  ses  idées,  six  des  hommes  de  d'Artagnan,  car  deux  restèrent  pour  garder  la 
barque,  apportèrent  à  la  maison  où  Parry  le  reçut,  cet  objet  de  forme  oblongue  qui 
renfermait  pour  le  moment  les  destinées  de  l'Angleterre. 

Avant  de  partir  de  Calais,  d'Artagnan  avait  fait  confectionner  dans  cette  ville  une 
sorte  de  cercueil  assez  large  et  assez  profond  pour  qu'un  homme  pût  s'y  retourner  à 
l'aise.  Le  fond  et  les  côtés,  matelassés  proprement,  formaient  un  lit  assez  doux  pour 
que  le  roulis  ne  pût  transformer  cette  espèce  de  cage  en  assommoir.  La  petite  grille 
dont  d'Artagnan  avait  parlé  au  roi ,  pareille  à  la  visière  d'un  casque  ,  existait  à  la  hau- 
teur du  visage  de  l'homme.  Elle  était  taillée  de  façon  à  ce  qu'au  moindre  cri  une 
pression  subite  put  étouffer  ce  cri  et  au  besoin  celui  qui  eût  crié. 

D'Artagnan  connaissait  si  bien  son  équipage  et  si  bien  son  prisonnier,  que  pendant 
toute  la  route  il  avait  redouté  deux  choses  :  ou  que  le  général  ne  préférât  la  mort  à 
cet  étrange  esclavage,  et  ne  se  fit  étouller  à  force  de  vouloir  parler:  ou  que  ses  gar- 
diens ne  se  laissassent  tenter  par  les  offres  du  prisonnier  et  ne  le  missent,  lui  d'Arta- 
gnan, dans  la  boîte,  à  la  place  de  Monk.  Aussi  d'Artagnan  avait-il  passé  les  deux 
jours  et  les  deux  nuits  près  du  coffre ,  seul  avec  le  général ,  lui  olVraut  du  vin  et  des 
alimcns  qu'il  avait  refusés ,  et  essayant  éternellement  de  le  rassurer  siu'  la  destinée 
qui  l'attendait  à  la  suite  de  cette  singulière  captivité.  Deux  pistolets  sur  la  table  et  son 
épée  nue  rassuraient  d'Artagnan  sur  les  indiscrétions  du  dehors  Une  fois  à  Scheve- 
iiingen,  il  avait  été  complètement  rassuié.  Ses  honunes  redoutaient  fort  tout  lonflit 
avec  les  seigneurs  de  la  terre,  il  avait  d'aillein-s  intéressé  à  sa  ca\ise  celui  qui  lui  ser- 
vait moralement  de  lieutenant .  et  que  nous  avons  vu  répondrcaii  nom  de  Menncville. 
Celui-là  n'était  ])aint  un  esprit  vulgaire  et  avait  plus  à  ristpier  ipu-  les  autres,  parce 
qu'il  a\ait  plus  de  conscience.  11  croyait  donc  à  mi  avenir  au  ser\  ice  de  d'Artagnan. 
et  en  conséquence,  il  se  fût  fait  hiicbei'  plutôt  que  de  violer  la  consigne  donnée  par 
le  chef.  Aussi  était-ce  à  lui,  qu'une  fois  débarqué,  d'Artagnan  avait  confié  la  caisse 
et  la  respiration  du  général.  C'était  aussi  à  lui  qu'il  avait  reconuuandé  de  faire  appor- 
ter la  caisse  jiar  les  sept  Iii5nunes.  aussiti'it  (pi'il  entendrait  le  triple  coup  <le  sitllet  On 
\oit  que  ce  lieutenant  obéit.  Le  coffre  une  fois  dans  la  maison  du  roi.  d'Artagnan 
congédia  ses  hommes  avec  un  gracieux  sourire  et  leur  dit  :  — Mcssiiuis,  \ous  avez 
rrnilu  un  grand  service  à  Sa  Majesté  le  roi  Charles  II ,  qui  ,  axant  six  semaines,  sera 
lui  d'Angleterre.  Votre  gratification  sera  doublée:  retourne/,  m'atlcndre  au  bateau. 
."^uripiiii  Idusp.nliicnt  avec  des  transports  dejoieipii  iiiou\antèrentle  chien  lui-même. 

L)'Artagnan  avait  fait  ap])orter  le  coffre  jusque  dan-  rantidiambre  du  roi.  Il  lernia 
avec  le  plus  grand  soin  les  iiortes  de  cette  anticliandire,  après  (|\ioi  il  ouvrit  le  coirrc. 
et  dit  au  général  :  — Mon  général ,  j'ai  mille  excuses  à  vous  faire  ;  mes  façons  n'ont 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  105 

pas  été  dignes  d'un  lioniino  tel  que  vous,  je  le  sais  bien;  mais  j'avais  liesoiiique  vous 
me  prissiez  pour  un  patron  de  barque.  Et  puis  l'Angleterre  est  un  pays  ioit  incom- 
mode pour  les  transports.  J'espère  donc  que  vous  prendrez  tout  cela  en  considération. 
Mais  ici ,  mon  général ,  continua  d'Artagnan  ,  vous  êtes  libre  de  vous  lever  et  de  mar- 
cher. Cela  dit,  il  trancha  les  liens  qui  attachaient  les  bras  et  les  mains  du  général. 
Celui-ci  se  leva  et  s'assit  avec  la  contenance  d'un  homme  qui  attend  la  mort.  D'Arta- 
gnan ouvrit  alors  la  porte  du  cabinet  de  Charles  et  lui  dit  :  —  Sire ,  voici  votre 
ennemi,  M.  Monk;  je  m'étais  promis  de  faire  cela  pour  votre  service.  C'est  fait,  or- 
donnez présentement. —  Monsieur  Monk,  ajoiita-t-il  en  se  tournant  vers  le  prison- 
nier, vous  êtes  devant  Sa  Majesté  le  roi  Charles  II ,  souverain  seigneur  de  la  Grande- 
Bretagne. 

Monk  leva  sur  le  jeune  prince  son  regard  froidement  stoïque,  et  répondit  :  — Je  ne 
connais  aucun  roi  de  la  Grande-Bretagne;  je  ne  connais  même  ici  personne  qui  soit 
digne  de  porter  le  nom  de  gontilhonune;  car  c'est  au  nom  du  roi  Charles  II  qu'un 
émissaire  que  j'ai  pris  pour  un  honnête  homme  m'est  venu  tendre  un  piège  infâme. 
Je  suis  tombé  dans  ce  piège  ,  tant  pis  pour  moi.  Maintenant,  vous,  le  tentateur,  dit- 
il  au  roi;  vous,  rexécutcur,  dit-il  à  d'Artagnan,  rappelez-vous  ce  que  je  vais  vous 
dire  :  vous  avez  mon  corps,  vous  pouvez  le  tuer,  et  je  vous  y  engage,  car  vous  n'au- 
rez jamais  mon  âme,  ni  ma  volonté.  Et  maintenant,  ne  me  demandez  pas  une  seule 
parole,  car  à  partir  de  ce  moment  je  n'ouvrirai  plus  même  la  bouche  pour  cricT-.  J'ai 
dit.  Et  il  prononça  ces  paroles  avec  la  farouche  et  invincible  résolution  du  p\iritain  le 
le  plus  gangrené  D'Artagnan  regarda  son  prisonnier  en  homme  qui  sait  la  valeur  de 
chaque  mot  et  qui  fixe  cette  valeur  d'après  l'accent  avec  lequel  il  a  été  prononcé.  — 
Le  fait  est,  dit-il  tout  bas  au  roi,  que  le  général  est  un  homme  décidé;  il  n'a  pas 
voulu  prendre  une  bouchée  de  pain  ni  avaler  une  goutte  de  vin  depuis  deux  joiu's.  Mais 
comme  à  partir  de  ce  moment  c'est  Votre  iSIajesté  qui  décide  de  son  sort,  je  m'en 
lave  les  mains,  comme  dit  Pilate.  •• 

Monk,  debout,  pâle  et  résigné,  attendait ,  l'œil  fixe  et  les  bras  croisés.  D'Artagnan 
se  retourna  vers  lui.  —  Vous  comprenez  parfaitement,  lui  dit-il,  que  votre  phrase, 
très-belle  du  reste,  ne  peut  accommoder  personne  ,  pas  même  vous.  Sa  Majesté  vou- 
lait vous  parler,  vous  vous  refusiez  à  une  entrevue;  moi,  j'ai  rendu  l'entrevue  iné- 
vitable. Pourquoi,  maintenant  que  vous  voilà  face  à  face,  que  vous  y  voilà  par  une  force 
indépendante  de  votre  volonté,  pourquoi  nous  contraindriez- vous  à  des  rigueurs  que 
je  regarde  comme  inutiles  et  absurdes?  Parlez,  que  diable!  ne  fût-ce  que  pour 
dire  non. 

Monk  ne  desserra  pas  les  lèvres  ;  Monk  ne  détoiu'na  point  les  yeux  :  Monk  se  caressa 
la  moustache  avec  un  air  soucieux  qui  annonçait  que  les  choses  allaient  se  gâter.  Pen- 
dant ce  temps  Charles  II  était  tombé  dans  une  réfle.xion  profonde.  Pour  la  première  fois 
il  se  trouvait  en  face  de  Monk,  c'est-à-dire  de  cet  homme  qu'il  avait  tant  désiré  voir, 
et  avec  ce  coup  d'œil  particulier  que  Dieu  a  donné  à  l'aigle  et  aux  rois ,  il  avait  sondé 
l'abîme  de  son  cœur.  Il  voyait  donc  Monk  résolu  bien  positivement  à  mourir,  plutôt 
qu'a  parler;  ce  qui  n'était  pas  extraordinaire  de  la  part  d'un  homme  aussi  considé- 
rable et  dont  la  blessure  devait  en  ce  moment  être  si  cruelle.  Charles  II  prit  à  l'in- 
stant même  une  de  ces  déterminations  sur  lesquelles  un  homme  ordinaire  joue  sa 
vie,  un  général  sa  fortune,  un  roi  son  royaume.  —  Monsieur,  dit-il  à  Monk,  vous 
avez  parfaitement  raison  sur  certains  points.  Je  ne  vous  demande  donc  pas  de  me  ré- 
pondre, mais  de  m'écouter.  Il  y  eut  un  moment  de  silence,  pendant  lequel  le  roi 
regarda  Monk,  qui  resta  impassible. —  Vous  m'avez  fait  tout  à  l'heure  un  douloureux 
reproche.  Monsieur,  continua  le  roi.  Vous   avez  dit  qu'un  de  mes  émissaires  était 


106  LES  MOUSQUETAIRES. 

allé  ."i  Npwcastle  vous  drcssor  iiiio  oinhftche.  et  rela  .  par  parenthèse,  n'aura  pas  été 
rnmpris  par  M.  d'Artagnan  que  voici .  et  auquel ,  avant  tonte  chose,  je  dois  des  re- 
mercîments  bien  sincères  pour  son  généreux,  pour  son  héroïque  dévouement. 

D'Artagnan  sahia  avec  respect,  Monk  ne  sourcilla  point.  —  Car  M.  d'Artagnan, 
et  remarquez  bien,  monsieur  Monk,  qne  je  ne  vous  dis  pas  ceci  pour  m'cxcuser, — 
car  M.  d'Artagnan.  continua  le  roi.  est  allé  on  Angleterre  de  son  propre  mouvement, 
sans  intérêt,  sans  ordre,  sans  espoir,  comme  un  vrai  gentilhomme  qu'il  est.  pour 
rendre  service  à  nn  roi  malheureux ,  et  pour  ajouter  aux  illustres  actions  d'une  exis- 
tence si  bien  remplie,  un  beau  fait  de  plus.  D'Artagnan  rougit  un  peu  et  toussa  pour 
se  donner  une  contenance.  Monk  ne  bougea  point.  — Votis  ne  crcîNez  pas  à  ce  que  je 
vous  dis,  monsieur  Monk,  reprit  le  roi.  Je  comprends  cela:  de  pareilles  preuves  de 
dévouement  sont  si  rares,  que  l'on  pourrait  mettre  en  doute  leur  réalité.  —  jMonsieur 
aurait  bien  iort  de  ne  pas  vous  croire,  sire ,  s'écria  d'Aiiagnan,  car  ce  que  Votre 
Majesté  vient  de  dire  est  l'exacte  vérité,  et  la  vérité  si  exacte,  qu'il  parait  que  j'ai 
fait,  en  allant  trouver  le  général,  quelque  chose  qui  contrarie  tout  En  vérité,  si  cela 
est  ainsi,  j'en  suis  au  désespoir.  — Monsieiu"  d'Artagnan,  s'écria  le  roi  en  prenant  la 
main  du  mousquetaire ,  vous  m'avez  plus  obligé ,  croyez-iiioi ,  que  si  vous  eussiez  fait 
réussir  ma  cause,  car  vous  m'avez  révélé  un  ami  inconnu  auquel  je  serai  à  jamais 
reconnaissant  et  que  j'aimerai  toujours.  Et  le  roi  lui  serra  cordialement  la  main.  — 
Et,  continua-t-il ,  en  saluant  Monk .  un  ennemi  que  j'estimerai  désormais  à  sa  valeur. 

Les  yeux  du  puritain  lancèrent  un  éclair,  mais  un  seul,  et  son  visage,  im  instant 
ilhuniné  par  cet  éclair  .  reprit  sa  sombre  impassibilité.  —  Donc ,  monsieur  d'Artagnan, 
poursuivit  Charles,  voici  ce  (|ni  allait  arriver  :  M.  le  comte  de  la  Fère .  que  vous 
connaissez,  je  crois,  était  parti  pour  Newcastle... — Alhos!  s'écria  d'Artagnan.  — Oui. 
c'est  son  nom  de  guerre ,  je  crois.  Le  comte  de  la  Fère  était  donc  parti  pour 
Newcastle ,  et  il  allait  peut-être  amener  le  général  à  quelque  conférence  avec  moi  ou 
avec  ceux  de  mon  jiarti ,  quand  vous  êtes  violemment,  à  ce  qu'il  paraît,  intervenu 
dans  la  négociation.  —  Mordioux  !  répliqua  d'Artagnan  ,  c'était  lui  sans  doute  qui  en- 
trait dans  le  camp  le  soir  même  où  j'y  pénétrais  avec  mes  pêcheurs. 

Un  imperceptible  froncement  de  sourcils  de  Monk  apprit  à  d'Artagnan  (pTil  avait 
deviné  juste.  — Oui.  oui,  m\irmura-t-il ,  j'avais  cru  reconnaître  sa  taille,  j'avais 
cru  entendre  sa  voix.  Maudit  ipic  je  suis  !  Oh!  sire,  pardonnez-nioi  ;  je  croyais  cepen- 
dant avoir  bien  mené  ma  bar(pie.  —  Il  n'y  a  rii'u  de  mal ,  MonsiiMU',  dit  le  roi ,  sinon 
que  le  général  m'accuse  de  lui  avoir  fait  tendre 'un  piège,  ce  qui  n'est  pas.  Non,  gé- 
néral .  ce  ne  sont  pas  là  les  armes  dont  je  comptais  me  servir  avec  vous;  vous  l'allez 
voir  bientôt.  En  attendant .  quand  je  vous  donne  ma  foi  de  geulilbonnne  .  croyez-moi, 
Monsieur,  crovez-moi.  Maintenant,  monsieur  d'Artagnan.  un  mot. — J'écoule  à 
genoux,  sire. —  Vous  êtes  bien  à  moi,  n'est-ce  pas?  —  Votre  Majesté  l'a  vu.  Trop. 

Bien.  D'un  homme  comnie  vous  \m  mot  suffit.  D'ailleurs,  à  côté  du  mot  il  y  a  les 

actions.  GénTral,  veuillez  me  suivre.  Venez  avec  nous,  monsieur  d'Artagnan. 

D'Artagnan ,  assez  surpris,  s'a|iprêta  à  obéir.  Charles  II  sortit.  Mmik  le  suivit. 
d'Artagnan  sui\il  Monk.  Charles  prit  l.i  mule  (pie  d'Artagnan  a\ailsui\ie  pour  \cnir 
à  lui ,  et  bienlôl  l'air  fr.iis  de  la  mer  \in(  l'rap[ter  le  visage  des  trois  promenem-s  uoc- 
tinnes.  et  à  ciiKpianle  pas  au  delà  d'ime  petite  |)orle  <pie  Charles  ouvrit ,  ils  se  re- 
trouvèrent sur  II  dune  .  en  face  de  l'Océan  qui,  ayant  cessé  de  grandir,  se  reposait  sur 
la  rive  comnir  un  uiiuislre  fatigué.  Charles  II,  pensif,  marchait  la  tête  baissée  el  la 
main  sous  son  iiiauleau.  Monk  le  sni\ail  les  bras  libres  el  le  regard  inquiet,  d'Arta- 
gnan venait  ensuite,  le  poing  sm-  le  ponniieau  de  son  épée.  —  Où  est  le  bateau  qui 
vous  a  amené.s.  Messieurs";  dit  Charh's  au  miMiMpietaire.  —  l,à-bas,  sire  ,  j'ai  sept 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  107 

hommes  et  un  officier  qui  m'attendent  dans  cette  peli(e  barque  qui  est  éclairée  p.ir  un 
feu.  —  Ah  !  oui ,  la  harque  csl  tirée  sur  le  salile  ,  et  je  la  vois  ;  mais  vous  n'êtes  cer- 
tainement pas  venu  de  Newcasile  sur  cette  harque.  —  Non  pas,  sire  ,  j'avais  frété  à 
mon  compte  ime  felouque ,  qui  a  jeté  l'ancre  à  portée  de  canon  des  dunes.  C'est  dans 
cette  felouque  que  nous  avons  fait  le  voyage.  —  Monsieur,  dit  le  roi  à  Monk,  vous 
êtes  libre. 

Monk,  si  ferme  da  volonté  <[u'il  lût .  ne  put  retenir  une  exclaniatinn.  Le  roi  lit  delà 
télé  un  mouvement  aftiruiatif  et  continua:  —  Nous  allons  réveiller  uupéclieur  de  ce  vil- 
lage, qui  mettra  son  bateau  en  mercette  nuit  même  etvous  reconduira  où  vous  lui  com- 
manderez d'aller.  M.  d'Artagnan  que  voici  escortera  Votre  Honneur.  .Je  mets  M.  d'Ar- 
tagnan  sous  la  sauvegarde  de  votre  loyauté,  monsieur  Monk.  Monk  laissa  échapper 
un  murmure  de  surprise,  et  d'Artagnan  un  profond  soupir.  Le  roi,  sans  paraître  rien 
remarquer,  heurta  au  treillis  de  bois  de  sapin  (jui  fermait  la  cabane  du  premier  pê- 
cheur habitant  la  dune.  —  Holà!  Keyser,  cria-t-il,  éveille-toi!  — Qui  m'appelle? 
demanda  le  pêcheur. —  Moi,  Charles,  roi. — Ah!  milord,  s'écria  Keyser  en  se  lovant 
tout  habillé  de  la  voile  dans  laquelle  il  couchait  comme  on  couche  dans  un  hamac  , 
qu'y  a-t-il  pour  votre  service  ?  —  Patron  Keyser,  dit  Charles,  tu  vas  appareiller  sur- 
le-champ.  Voici  un  voyageur  qui  t'réle  ta  harque  et  le  paiera  bien  ;  sers-le  bien.  RI  le 
roi  lit  quelques  pas  en  arrière  pour  laisser  Monk  parler  librement  avec  le  pêcheur. — 
Je  veux  passer  en  Angleterre  ,  dit  Monk,  qui  parlait  hollandais  tout  autant  qu'il  fal- 
lait pour  se  faire  comprendre.  —  A  l'instant,  dit  le  patron;  à  l'instant  même,  si  vous 
voulez.  —  Mais  ce  sera  bien  long?  dit  Monk.  — Pas  une  demi-heure ,  Votre  Honneur. 
Mon  fils  aîné  fait  en  ce  moment  l'appareillage,  attendu  que  nous  devions  partir  pour 
la  pêche  à  trois  heures  du  malin.  — Eh  bien  !  est-ce  fait?  demanda  Charles  en  se  rap- 
prochant. —  Moins  le  prix,  dit  le  pêcheur:  oui,  sire. —  Cela  me  regarde,  dit 
Charles  :  Monsieur  est  mon  ami.  Monk  tressaillit  et  regarda  Charles  à  ce  mot.  — Bien  , 
milord  ,  répliqua  Keyser. 

Et  en  ce  moment  on  entendit  le  fils  aîné  de  Keyser  qui  sonnait,  de  la  grève ,  dans 
une  corne  de  boeuf.  —  Et  maintenant,  Messieurs ,  partez,  dit  le  roi.  —  Sire,  dit  d'Ar- 
tagnan ,  plaise  à  Votre  Majesté  de  m'accorder  quelques  minutes.  J'avais  engagé  des 
hommes  ;  je  pars  sans  eux ,  il  faut  ([Ue  je  les  prévienne.  —  Sifflez-les ,  dit  f^harles  en 
sourianl.  D'Artagnan  siffla  effectivement,  tandis  que  le  patron  Keyser  répondait  à  son 
lils  ,  et  quatre  hommes,  conduit  par  Menneville  ,  accoururent.  — Voici  toujours  un 
bon  à-compte,  dit  d'Artagnan  leui- l'emettanl  une  bourse  qui  contenait  deux  mille  cinq 
cents  livres  en  or.  Allez  m'atlendre  à  Calais  où  vous  savez.  Et  d'Artagnan,  poussant 
un  profond  soupir,  lâcha  la  bourse  dans  la  main  de  Menneville.  — Comment  !  vous  nous 
quittez?  s'écrièrent  les  hommes.  —  Pour  peu  de  temps,  dit  d'Artagnan,  ou  pour  beau- 
coup, qui  sait?  îMais  avec  ces  deux  mille  cinq  cents  livres  et  les  deux  mille  cinq  cents 
livresque  vous  avez  déjà  reçues,  vous  êtes  payés  selon  nos  conventions.  (^)uillons-nous 
donc ,  mes  enfans. 

D'Artagnan  revint  à  Monk  en  lui  disant  :  — Monsieur,  j'attends  vos  ordres,  car 
nous  allons  partir  ensemble,  à  moins  que  ma  compagnie  ne  vous  soit  pas  agréable.  — 
Au  contraire  ,  Monsieur,  dit  Monk.  —  Allons  ,  Messieurs  ,  embarquons  !  cria  le  lils  de 
Keyser.  Charles  salua  noblement  et  dignement  le  général  en  lui  disant  :  —  Vous  me 
pardoiuierez  le  contretemps  et  la  violence  que  vous  avez  soufferts  ,  quand  vous  serez 
convaincu  que  je  ne  les  ai  point  causés.  Monk  s'inclina  profondément  sans  répondre. 
De  son  côté ,  Charles  affecta  de  ne  pas  dire  un  mot  en  particulier  à  d'Artagnan  :  mais 
tout  haut, — Merci  encore,  monsieur  le  chevaher,  lui  dit-il ,  merci  de  vos  services. 
Ils  vous  seront  payés  par  le  seigneur  Dieu ,  qui  réserve  à  moi  tout  seul ,  je  l'espère . 


108  LES  MOUSQUETAIRES. 

les  épreuves  et  la  douleur.  Monk  suivit  Keyser  et  son  fils  et  s'embarqua  avec  eux.  D'Ar- 
tagnan  les  suivit  eu  uiurniurant  ;  —  Ah!  mon  pauvre  Planchet!  j'ai  bien  peur  (jue 
nous  n'ayons  fait  une  mauvaise  spéculation  ! 


LES   ACTIONS   DE   LA  SOCIÉTÉ  PLANCHET  ET  COMPAGNIE   REMONTENT 

AU  PAIR. 

Après  deux  nuits  et  deux  jours  de  traversée ,  le  patron  Keyser  toucha  terre  à  l'en- 
droit où  Monk  .  qui  avait  donné  tous  les  ordres  pendant  la  traversée ,  avait  commandé 
que  l'on  débarquât.  C'était  justement  à  l'embouchure  de  celte  petite  rivière  près  de 
laquelle  Athos  avait  choisi  son  habitation.  Le  jour  baissait,  un  beau  soleil .  pareil  à  un 
bouclier  d'acier  rougi .  plongeait  l'extrémilé  inférieure  de  son  disque  sous  la  ligne 
bleue  de  la  mer.  La  felouque  cinglait  toujours,  en  remontant  le  fleuve,  assez  large  en 
cet  endroit;  mais  Monk,  en  son  impatience,  ordonna  de  prendre  terre,  et  le  canot  de 
Keyser  le  débarqua,  en  compagnie  de  d'Artagnan,  sur  le  bord  vaseux  de  la  rivière, 
au  milieu  des  roseaux. 

D'Artagnan,  résigné  à  l'obéissance,  suivait  Monk  absohunent  connue  l'ours  en- 
chaîné suit  son  maître  ;  mais  sa  position  l'humiliait  fort,  à  son  tour,  et  il  grommelait 
tout  basque  le  service  des  rois  est  amer,  et  que  le  meilleur  de  tous  ne  vaut  rien.  Monk 
marchait  à  grands  pas.  On  eût  ilit  qu'il  n'était  pas  encore  bien  sûr  d'avoir  reconquis  la 
tei-re  d'Angleterre  ,  et  déjà  l'on  apercevait  distiactement  les  quelques  maisons  de  ma- 
rins et  de  pêcheurs  éparses  sur  le  petit  quai  de  cet  humble  port.  Tout  à  coup  d'Arta- 
gnan s'écria  :  — Eh  mais  ,  Dieu  me  pardonne,  voilà  une  maison  qui  brûle  ! 

Monk  leva  les  yeux.  C'était  bien  en  effet  le  feu  qui  commençait  à  dévorer  une  mai- 
son. Il  avait  été  mis  à  un  petit  hangar  attenant  à  celte  maison ,  dont  il  commençait  à 
ronger  la  toiture.  Le  vent  frais  du  soir  venait  en  aide  à  l'incendie.  Les  deux  voyageurs 
hâtèrent  le  pas,  entendirent  de  grands  cris  et  virent  en  s'approchant  les  soldats  (pii 
agitaient  leurs  armes  et  tendaient  le  poing  vers  la  maison  incendiée.  (Tétait  sans  doute 
cette  menaçante  occupation  (pii  leur  axait  fait  négliger  de  signaler  la  felouque. 

Monk  s'arrêta  court  un  instant,  et  pour  la  première  fois  forunda  sa  pensée  avec  des 
l)aroles.  —  Eh  !  dit-il.  ce  ne  sont  peut-être  plus  mes  soldats,  mais  ceux  de  Lambert. 
Ces  mots  renfermaient  tout  à  la  fois  une  douleur,  une  apin'éhension  et  un  reiiroche 
que  d'Artagnan  comprit  à  merveille.  En  effet,  pendant  l'absence  du  général,  Lam- 
bert pouvait  avoir  livré  bataille ,  vaincu ,  dispersé  les  troupes  parlementaires  et  pris 
avec  son  armée  la  place  de  l'armée  de  Moidv ,  privée  de  son  jdiis  ferme  appui.  A  ce 
doute  qui  passa  de  l'esprit  de,Monk  au  sien.  d'Artagnan  lit  ce  raisoimemeni  :  —  Il  va 
arriver  dcilcnx  cbuses  l'une  :  ou  Mon  U  a  dit  juste,  et  il  n'y 'a  plus  (pie  di^s  lanilier- 
tistes  dans  le  |iays,  c'esl-à-dii'e  des  ennemis  qui  me  i-ecevront  à  merveille,  puisipie 
c'est  à  moi  (pi'ils  devrunl  leni'  victoire:  ou  rien  n'est  changé,  et  Moidv ,  transporté 
d'aise  en  retrouvant  son  rairqi  à  la  même  place,  ne  se  montrera  pas  troji  dur  dans  ses 
représailles. 

Tout  en  pensant  de  la  soitc  lixleux  \ovagem;>  avancaicnl  ,  el  iU  commeuiaient  à 
se  trouver  au  milieu  d'une  petite  tiou|)e  de  marins  qui  regardaicTit  avec  ilouleur  briller 
la  maison,  mais  qui  n'o>aient  rien  dire,  elfi'ayés  par  les  menaces  des  soldats.  Monk 
s'adressa  h  i'im  de  ces  marins.  —  Que  se  passe-l-il  donc?  demanda-t-il.  — Monsieur, 
lêpondit  cet  homme,  ne  reconnaissant  pas  Monk  pour  un  oflicier.  sous  l'épais  man- 
teau ipii  l'enveliipjiail .  il  y  a  que  cette  maison  était  habitée  par  un  étranger,  el  que 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  109 

cet  étranger  est  devenu  suspect  aux  soldats.  Alors  ils  ont  voulu  pénétrer  chez  lui  sous 
le  prétexte  de  le  conduire  au  camp,  mais  lui,  sans  s'épouvanter  de  leur  nombre,  a 
menacé  de  mort  le  premier  qui  essaierait  de  franchir  le  seuil  de  la  porte  ,  et  comme  il 
s'en  est  trouvé  un  qui  a  risqué  la  chose ,  le  Français  Ta  étendu  à  terre  d'un  coup  de 
pistolet.  — Ah!  c'est  un  Français?  dit  d'Artagnan  en  se  frottant  les  mains.  Bon!  — 
Conunent,  bon!  fit  le  pêcheur. — Non  ,  je  voulais  dire...  après?.,  la  langue  m'a 
fonrclié.  —  Après,  Monsieur?  Les  autres  sont  devenus  enragés  comme  des  lions,  ils 
ont  tiré  plus  de  cent  coups  de  mousquet  sur  la  maison ,  mais  le  Français  était  à  l'abri 
derrière  le  mur,  et  chaque  fois  qu'on  voulait  entrer  parla  porte,  on  essuyait  un  coup 
de  feu  de  son  laquais,  qui  tire  juste,  allez  !  Chaque  fois  qu'on  menaçait  la  fenêtre  .  on 
rencontrait  le  pistolet  du  maître.  Comptez,  il  y  a  sept  hommes  à  terre. 

—  Ah!  mon  brave  compatriote  !  s'écria  d'Artagnan,  attends,  attends  ,  je  vais  à  toi, 
et  nous  aiirons  raison  de  toute  cette  canaille.  — Un  instant,  Monsieur,  dit  Monk  ; 
attendez.  —  Longtemps? — Non  ,  le  teuq)s  de  faire  une  question.  Puis  se  tournant 
vers  le  marin. — Mon  ami,  demauda-t-il  avec  une  émotion  que  malgré  toute  sa  force 
sur  lui-même  il  ne  put  cacher,  à  qui  ces  soldats  ,  je  vous  prie?  —  Et  à  qui  voulez- vous 
que  ce  soit,  si  ce  n'est  à  cet  enragé  de  Monk? — Il  n'y  a  donc  pas  eu  de  bataille  livrée? 
—  Ah  !  bien,  oui  !  A  quoi  bon?  L'armée  de  Lambert  fond  comme  la  neige  en  avril. 
Tout  vient  à  Monk,  officiers  et  soldats.  Dans  huit  jours  Lambert  n'aura  plus  cin- 
quante houuues. 

Le  pêcheur  fut  interronqiu  par  une  nouvelle  salve  de  coups  de  feu  tirés  sur  la  mai- 
son, et  par  un  nouveau  coup  de  pistolet  qui  répondit  à  cette  salve  et  jeta  bas  le  plus 
entreprenant  des  agressevu's.  La  colère  des  soldats  fut  au  couddc.  Le  feu  montait  tou- 
jours et  un  panache  de  flamme  et  de  fumée  tourhillomiait  au  faîte  de  la  maison.  D'Ar- 
tagnan ne  put  se  contenir  plus  longtemps. —  Mordieux  !  dit-il  à  Monk  en  le  regardant 
de  travers,  vous  êtes  général,  et  vous  laissez  vos  soldats  brûler  les  maisons  et  assas- 
siner les  gens!  et  vous  regardez  cela  traucpiilloment  en  vous  chauffant  les  mains  au 
feu  de  l'incendie!  Mordioux!  vous  u'èles  pas  un  honune  !  —  Patience,  Monsieur, 
patience,  dit  Monk  en  souriant.  — Patience,  patience  jusqu'à  ce  que  ce  gentilhomme 
si  brave  soit  rôti ,  n'est-ce  pas?  Et  d'Artagnan  s'élançait.  —  Restez,  Monsieur,  dit  impé- 
rieusement Monk.  Et  il  s'avança  vers  la  maison.  Justement  un  officier  venait  de  s'en 
approcher  et  disait  à  l'assiégé  :  —  La  maison  brûle  ,  tu  vas  être  grillé  dans  ime  heure. 
Il  est  encore  temps,  voyons  ,  veux-tu  nous  dire  ce  que  tu  sais  du  général  Monk,  et 
nous  te  laisserons  la  vie  sauve.  Réponds,  ou  par  saint  Patrick  !..  L'assiégé  ne  répondit 
pas;  sans  doute  il  rechargeait  sou  pistolet.  —  Ou  est  allé  chercher  du  renfort,  con- 
tinua l'officier;  dans  un  quart  d'heure  il  y  aura  cent  hommes  autour  de  cette  maison. 
— Je  veux,  pour  répondre  ,  dit  le  Français  ,  que  tout  le  monde  soit  éloigné  :  je  veux 
sortir  libre,  me  rendre  au  camp  seul ,  ou  sinon  je  me  ferai  tuer  ici. 

—  Mille  tonnerres  !  s'écria  D'Artagnan  ,  mais  c'est  la  voix  d'Athos  !  Ah  1  canailles  ! 
Et  l'épée  de  d'Artagnan  flamboya  hors  du  fourreau.  Monk  l'arrêta  et  s'avança  lui- 
même;  puis  d'une  voix  sonore,  — Holà!  que  fait-on  ici?  Digby,  pourquoi  ce  feu? 
pourquoi  ces  cris? —  Le  général!  cria  Digby  en  laissant  tomber  son  épée.  —  Le  gé- 
néral !  répétèrent  les  soldats.  —  Eh  bien  !  qu'y  a-t-il  d'étonnant?  dit  Monk  d'une  voix 
calme.  Puis  le  silence  étant  rétabli,  —  Voyons  ,  dit-il,  qui  a  allumé  ce  feu?  Les  sol- 
dats baissèrent  la  tête.  —  Quoi  !  je  demande  ,  et  l'on  ne  me  répond  pas  !  dit  Monk. 
Quoi  !  je  reproche ,  et  l'on  ne  répare  pas  !  Ce  feu  brûle  encore ,  je  crois  ! 

Aussitôt  les  vingt  hommes  s'élancèrent  cherchant  des  seaux  ,  des  jarres  ,  des  tonnes, 
éteignant  l'incendie  enfin  avec  l'ardeur  ipi'ils  mettaient  un  instant  auparavant  à  le 
propager.  .Mais  déjà .  avant  toute  chose  et  le  premier,  d'Artagnan  avait  appliqué  une 


liO  LES  MOUSQUETAIRES. 

échelle  à  la  niaisou  en  criant:  —  Athos  !  c'est  moi,  moi.  d'Artagnan;  ne  me  tuez  pas, 
cher  ami.  Et  quelques  minutes  après  il  serrait  le  comte  dans  ses  bras. 

Pendant  ce  temps,  Griniaud ,  conservant  son  air  calme,  démantelait  la  Ibrtiiication 
du  rez-de-chaussée ,  el  après  avoir  ouvert  la  porte .  se  croisait  tranquillement  les  bras 
sur  le  seuil.  Seulement,  à  la  voix  de  d'Artajznau,  il  avait  poussé  une  exclamation  de 
surprise.  Le  l'eu  éteint,  les  soldats  se  présentèrent  confus,  Bigby  en  tète.  — Général, 
dit  celui-ci ,  excusez-nous.  Ce  que  nous  avons  fait,  c'est  par  amour  pour  Votre  Hon- 
neuj',  que  l'on  croyait  perdu. — Vous  êtes  fous,  Messieurs.  Perdu!  Est-ce  que  par 
hasaid  il  ne  mest  pas  permis  de  m'absenler  à  ma  oruise  sans  prévenir?  Est  ce  qu'un 
gentilhomme,  mon  ami,  mon  hôte  ,  doit  êtie  assiégé,  traqué,  menacé  de  mort,  parce 
qu'on  le  soupçonne  ?  Dieu  me  damne  si  je  ne  fais  pas  fusiller  tout  ce  que  ce  brave  gen- 
liihonune  a  laissé  de  vivant  ici  !  — Général,  dit  piteusement  Digby.  nous  étions  vingt- 
huit,  et  en  voilà  huit  à  terre.  —  Jautorise  M.  le  comte  de  la  Fère  à  envoyer  les  vingt 
a.uti-es  rejoindre  ces  huit-là,  dit  Monk.  El  il  lendit  la  main  à  Athos.  —  Qu'on  rejoigne 
le  camp,  tUt  ÎNlouk.  Monsieur  Digby,  vous  garderez  les  arrêts  pendant  un  mois.  — Gé- 
néral.... —  Cela  vous  apprendra,  Monsieur,  à  n'agir  une  autre  fois  que  d'après  mes 
ordi'es. 

Les  soldats  s'éloignèrent  tête  baissée. — Maintenant  que  nous  sommes  seuls,  dit 
Mouli.  à  Athos,  veuillez  me  dire ,  Monsieur,  pourquoi  vous  vous  obstiniez  à  rester  ici, 
et  puisque  vous  aviez  votre  felouque....  —  Je  vous  attendais,  général,  dit  Athos.  Voire 
Honneur  ne  m'avail-il  pas  donné  rendez-vous  dans  huit  jours'?  Un  regard  éloquent  do 
d'Artaguan  fit  voir  à  Monk  que  ces  deux  hommes  si  braves  et  si  loyaux  n'étaient  point 
d'intelligence  pour  son  enlèvement.  Il  le  savait  déjà.  —  Monsieur,  dit-il  à  d'Artagnan, 
vous  aviez  parfaitement  raison.  \'euillez  me  laisser  causer  un  moment  avec  M.  le  comte 
dx!  la  Fère. 

Monk  pria  Athos  de  le  conduire  à  la  chambre  qu'il  liabitait.  Cette  chandire  étail 
pleine  cjucore  de  fumée  et  de  débris.  Plus  de  cinquante  balles  avaient  passé  par  la  fe- 
nêtre et  avaient  mutilé  les  murailles.  On  y  trouva  une  table,  un  encrier,  et  tout  ce 
qu'il  faut  pour  écrire,  ^lonk  prit  une  plume  et  écrivit  une  seule  ligne,  signa, 
pUa  le  papier,  cacheta  la  lettre  avec  le  cachet  de  son  anneau  ,  et  remit  la  missive 
à  Athos  en  lui  disant  :  —  Monsieur,  portez ,  s'il  vous  plaît  ,  cette  lettre  au  roi 
Charles  II,  et  p.ulez  à  l'instant  même  si  ri<'n  ne  vous  arrête  plus  ici.  —  Et  les  barils'/ 
dit  Athos.  —  Les  pêcheurs  qui  m'ont  amené  vont  vous  aider  à  les  transporter  à  bord. 
Soyez  parti  s'il  se  peutdans  une  heure.  —  Oui,  général .  dit  Athos.  —  Monsieur  d'Ar- 
tagnan! cria  Monk  par  la  fenêtre.  D'Artagnan  monta  précipilanunent.  —  Embrassez 
votre  ami  el  lui  dites  adieu  ,  Monsiem'.  car  il  retourne  en  Hollande.  —  En  Hollande  ! 
s'écria  d'Artagnan,  el  moi'/  —  Vous  êtes  libre  de  le  sui\re.  Monsieur,  mais  je  vous 
prie  de  rester,  dil  Monk.  Me  refusez-vous?  —  Oh  !  non ,  général,  je  suis  à  vos  ordres. 
D'Artagnan  end)rassa  Athos  el  n'eut  que  le  temps  de  lui  dire  adieu.  Monk  les  obser- 
vait tous  deux.  Puis  il  siu-voilla  lui-UH>me  les  .ipprèts  du  départ,  le  port  des  barils  à 
bord,  l'embarquement  d'Athos  ,  et  prenant  par  le  bras  d'Artagnan  tout  ébahi,  tout 
énni,  il  l'emmena  vers  INcwcastle.  Et  tout  en  allant ,  an  bras  de  Monk  ,  d'AiMagnan 
murmurait  tout  bas:  — Allons  ,  allons,  voilà,  ce  me  semble,  les  actions  de  la  maison 
Plauchel  et  compagnie  qui  rcinuiitini  ! 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  411 


MONK  SE   DESSINE. 


D'Arlagnaii  suivit  Monk  au  milieu  de  son  camp.  Le  retour  du  général  avait  produit 
un  merveilleux  effet,  car  on  le  croyait  perdu.  Mais  Monk,  avec  son  visage  austère  et 
son  glacial  maintien,  semblait  demander  à  ses  lieutenans  empressés  et  cà  ses  soldats 
ravis  la  cause  de  cette  allégresse.  Aussi,  au  lieutenant  qui  était  venu  au-devant  de  lui 
et  qui  lui  témoignait  l'inquiétude  qu'ils  avaient  ressentie  de  son  départ.  —  Pourquoi 
cela?  dit-il.  Suis-je  obligé  de  vous  rendre  des  comptes?  —  Mais,  'Votre  Honneur,  les 
brebis  sans  le  pasteur  peuvent  trembler. — Trembler!  répondit  Monk  avec  sa  voix 
calme  et  puissante;  ah  !  Monsieur,  quel  mot!...  Dieu  me  damne!  si  mes  brebis  n'ont 
pas  dents  et  ongles,  je  renonce  à  être  leur  pasteur.  Ah  !  vous  trembliez.  Monsieur!  — 
Général,  pour  vous...  —  Mêlez-vous  de  ce  qui  vous  concerne,  et  si  je  n'ai  pas  l'es- 
prit que  Dieu  envoyait  à  Olivier  Cromv^ell ,  j'ai  celui  qu'il  m'a  envoyé;  je  m'en  con- 
tente, pour  si  petit  qu'il  soit. 

L'ofticier  ne  répliqua  pas,  et  Monk  ayant  ainsi  imposé  silence  à  ses  gens,  fous  de- 
meurèrent persuadés  qu'il  avait  accompli  une  œuvre  importante  ou  fait  sur  eux  une 
épreuve.  C'était  bien  peu  connaître  ce  génie  scrupuleux  et  patient.  Monk,  s'il  avait  la 
bonne  foi  des  pui'itains,  ses  alliés,  dut  remercier  avec  bien  de  la  ferveur  le  saint  pa- 
tron qui  l'avait  sorti  de  la  boîte  de  M.  d'Arlagnan.  Pendant  que  ces  choses  se  passaient , 
notre  mousquetaire  ne  cessait  de  répéter  :  —  Mon  Dieu,  fais  que  M.  Monk  n'ait  pas 
autant  d'amour-propre  que  j'en  ai  moi-même,  car  je  le  déclare,  si  quelqu'un  m'eût 
mis  dans  un  coll're  avec  ce  grillage  sur  lu  bouche  et  mené  ainsi  voiture  comme  un 
veau  par-delà  la  mer,  je  garderais  un  ^i  mauvais  souvenir  de  ma  mine  juteuse  dans 
ce  coffre  et  une  si  laide  rancune  à  celui  qui  m'aurait  enfermé,  je  craindrais  si  fort  de 
voir  éclore  sur  le  visage  de  ce  malicieux  un  sourire  surcaslique,  ou  dans  son  alti- 
tude une  imitation  grotesque  de  ma  position  dans  la  boîte,  que,  mordioux!...  je  lui 
enfoncerais  un  bon  poignard  dans  la  gorge  en  compensation  du  grillage,  et  le  cloue- 
rais dans  une  véritable  bière  en  souvenir  du  faux  cercueil  où  j'aurais  moisi  deux 
jours. 

El  d'Artagnan  élait  de  bonne  foi  en  parlant  ainsi,  car  c'était  un  épiderine  sensible 
que  celui  de  notre  Gascon.  Monk  avait  d'autres  idées,  heureusement.  Il  n'ouvrit  pas 
la  bouche  du  passé  à  son  timide  vainqueur,  mais  il  l'admit  de  fort  près  à  ses  travaux, 
l'emmena  dans  quelque  reconnaissance,  de  façon  à  obtenir  ce  qu'il  désiiait  sans 
doute  vivement,  une  réhabilitation  dans  l'esprit  de  d'Arlagnan.  Celui-ci  se  conduisit 
en  maître  juré  flatteur  :  il  admira  toute  la  lactique  de  Monk  et  l'ordonnance  de  son 
camp.  Il  plaisanta  fort  agréablement  les  circonvallations  de  Lambert ,  qui ,  disait-il , 
s'était  bien  inutilement  donné  la  peine  de  clore  un  cain|)  pour  vingt  mille  hommes, 
tandis  qu'un  arpent  de  terrain  lui  eût  sutli  pour  le  caporal  et  les  cinquante  gardes  qui 
peut-être  lui  demeureraient  fidèles. 

Monk,  aussitôt  son  arrivée,  avait  acce|)lé  la  proposition  d'entrevue  faite  la  veille 
par  Lambert  et  que  les  lieutenans  de  Monk  avaient  refusée  sous  prétexte  que  le  géné- 
ral élait  malade.  Celte  entrevue  ne  fut  ni  longue  ni  intéressante.  Lambert  demanda 
une  profession  de  foi  à  son  rival.  Celui-ci  déclara  qu'il  n'avait  d'autre  opinion  que 
celle  de  la  majorité.  Lambert  demanda  s'il  ne  serait  pas  plus  expédient  de  terminer  la 
querelle  par  une  alliance  que  par  une  bataille.  Monk  là-dessus  demanda  huit  jours 
pour  réfléchir.  Or,  Lambert  ne  pouvait  les  lui  refuser,  et  Lambert  cependant  était 


112  LES  MOUSQUETAIRES. 

venu  en  disani  qu'il  dévorerait  l'armée  de  Monk.  Aussi,  quand,  à  la  suite  de  l'eutre- 
vue  que  ceux  de  Lambert  atteudaient  avec  impatience,  rien  ne  se  décida,  ni  traité  ni 
bataille,  l'armée  rebelle  commença,  ainsi  que  l'avait  prévu  M.  d'Arlagnan,  à  préfé- 
rer la  bonne  cause  à  la  mauvaise  ,  et  le  parlement,  tout  croupion  qu'il  fût,  au  néant 
pompeux  des  desseins  du  général  Lambert.  On  se  rappelait  en  outre  les  bons  repas 
de  Londres ,  la  profusion  d'ale  et  de  sherry  que  le  bourgeois  de  la  cité  payait  à  ses 
amis  les  soldais,  on  regardait  avec  terreur  le  pain  noir  de  la  guerre ,  l'eau  trouble 
de  la  Tweed  ,  trop  salée  pour  le  verre  ,  trop  peu  pour  la  marmite  ,  et  l'on  se  disait  : 
Ne  serions-nous  pas  mieux  de  l'autre  cùlé'/Les  rôtis  ne  chauffent-ils  pas  à  Londres 
pour  Monk? 

Dès  lors  on  n'entendit  plus  parler  que  de  désertion  dans  l'armée  de  Lambert. 
Les  soldats  se  laissaient  entraîner  par  la  force  des  principes,  qui  sont,  comme 
la  discipline,  le  lien  obligé  de  tout  corps  constitué  dans  un  but  quelconque.  Monk 
défendait  le  parlement ,  Lambert  l'attaquait.  Monk  n'avait  pas  plus  envie  que  I^am- 
bert  de  soutenir  le  parlement ,  mais  il  l'avait  écrit  sur  ses  drapeaux,  en  sorte  que 
tous  ceux  du  [larti  contraire  étaient  réduits  à  écrire  sur  le  leur  :  Hebellion,  ce  qui  son- 
nait mal  aux  oreilles  puritaines.  On  vint  donc  de  Lambert  à  Monk,  comme  des  pé- 
cheurs viennent  de  Baal  à  Dieu. 

Monk  lit  son  calcul  :  à  mille  désertions  par  jour,  Lambert  en  avait  pour  vingt  jours; 
mais  il  y  a  dans  les  choses  qui  croulent  un  tel  accroissement  du  poids  et  de  la  vitesse 
qui  se  combinent,  que  cent  partirent  le  premier  jour,  cinq  cents  le  second,  mille  le 
troisième.  Monk  pensa  qu'il  avait  atteint  sa  moyenne.  Mais  de  mille  la  désertion  passa 
vile  à  deux  niille,  puis  à  quatre  mille,  et  huit  jours  après.  Lamliert,  sentant  bien  qu'il 
n'avait  |)liis  la  [)ossiliililé  d'accepter  la  bataille  si  ou  la  lui  oH'rail ,  |)rit  le  sage  parti  de 
décamper  pendant  la  nuit  pour  retourner  à  Londres .  et  prévenir  Monk  en  se  recon- 
struisant une  puissance  avec  les  débris  du  parti  militaire. 

Mais  Monk  ,  libre  et  sans  inquiétudes,  marcha  sur  Londres  en  vainqueur,  grossis- 
sant son  armée  de  tous  les  partis  flottants  sur  son  passage.  Il  vint  camiicr  à  Harnet, 
c'est-à-dire  à  quatre  lieues,  chéri  du  pailement ,  qui  croyait  voir  en  lui  un  protec- 
teur, et  attendu  par  le  peuple,  ijui  voulait  le  voir  se  dessiner  pour  le  juger.  D'Arlagnan 
lui-iuènie  n'avait  rien  pu  juger  de  sa  tacti(jue.  Il  observait,  il  admirait.  Monk  ne  pou- 
vait entrera  Londres  avec  un  |iarli  pris  sans  y  reiuonlrer  la  guerre  civile.  Il  temporisa 
quelque  temps. 

Soudain,  sans  que  personne  s'y  attendît  ,  Monk  lit  chasser  de  Londres  le  jiarli  niili- 
laire,  s'installa  dans  la  cité  an  milieu  des  bourgeois  par  ordre  du  Parlement:  puis  au 
moment  où  les  boiu'geois  criaient  contre  Monk,  au  moment  où  les  soliiats  eux-mêmes 
accusaient  leur  chef .  Monk  se  voyant  bien  sur  de  la  majorité,  déclara  au  parlement 
Croupion  qu'il  fallait  abdiiiuer,  le\er  le  siège  et  céder  sa  place  à  un  gouvernement  qui 
ne  fût  pas  une  i)laisanterie.  INIonk  prononça  cette  déclaration,  appuyée  sur  cinquante 
mille  é|)ées  aiix<iuelles,  le  soir  même,  se  joignirent,  avec  des  hourras  de  joie  délirante, 
cinq  cent  mille  habitants  de  la  bonne  ville  de  Londres. 

Enfin,  an  moment  où  le  peuple,  après  son  triomphe  et  ses  repas  orgiaques  eu  pleine 
rue,  cber<  hait  des  veux  le  maître  (pi'il  pourrait  bien  se  donner,  on  apprit  qu'un  bâti- 
ment venait  de  partir  de  La  Iliije  ,  portant  Charles  II  et  sa  fortune.  —  Messieurs,  dit 
Monk  à  ses  officiers,  je  pars  au-devant  du  roi  légitime  Ijui  m'aime  me  suive  !  Une 
inunensc  acclamation  accueillit  <  (^s  paroles,  que  d'Arlagnan  neulendit  pas  sans  un  fris- 
son de  plaisir.  —  Mordiouv,  dit-il  à  Monk.  c'est  hardi.  Monsieur.  —  Vous  m'accom- 
pagne/. ,  n'est-ce  pas?  dit  Monk.  —  I'ardi<'n  ,  général  !  Mais  ,  dites-moi ,  je  vous  prie, 
ce  (pie  vous  avie/  êciil  avec  ,\lhos,  c'esl-à-dire  avec  M.  le  comte  de  la  l''ère —  vous 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


113 


savez....  le  Jour  de  votre  arrivée?  —  Je  n'ai  pas  de  secret  pour  vous,  répliqua  Monlv , 

j'avais  écrit  ces  mois  au  roi  Charles  II  : 

«  Sire ,  j'attends  Voire  Majesté  dans  six  semaines  à  Douvres.  » 

—  Ah  !  lit  d'Arlagnan  ,  je  ne  dis  plus  que  c'est  hardi,  mon  général ,  je  dis  que  c'est 

bien  joué.  Voilà  un  beau  coup!  — Vous  vous  y  connaissez,  monsieur  d'Arlagnan, 

répliqua  Monk. 

C'était  la  seule  allusion  que  le  général  eijt  jamais  faite  à  son  voyage  en  Hollande 

en  compagnie  du  mousquetaire.  Ce  dernier  eut  la  délicatesse  de  ne  pas  paraître 

l'avoir  comprise. 


t^Xr-f-;^ 


114 


LES  MOUSQUETAIRES. 


COMMENT   ATUOS  ET  D'ARTAGNAN  SE  RETROUVERENT  ENCORE   UNE  FOIS 
A  L'HOTELLERIE   DE   LA  CORNE   DU   CERF. 


E  roi  d'Angleterre  lit  sou  entrée  en  grande  pompe  à 
Douvres,  puis  à  Londres.  Il  avait  mandé  ses  frères:  il 
avait  amené  sa  mère  et  sa  sœur.  L'Angleterre  était  de- 
puis si  longtemps  livrée  à  ello-mènie,  c'est-à-dire  à  la 
tyrannie ,  à  la  médiocrité  et  à  la  déraison ,  que  ce  retour  du 
roi  Charles  II,  que  les  Anglais  ne  connaissaient  cependant 
que  comme  le  fils  d'un  homme  auquel  ils  avaient  coupé  la 
tête ,  fut  une  fête  pour  les  trois  royaumes.  Aussi ,  tous  ces 
\ipux.  toutes  ces  acckuDutions  ipii  accompagnaient  son  re- 
tour, frappèrent  tellement  le  jeune  roi,  cpiil  se  pencha  à 
l'oreille  de  Jacques  d'Yorck,  son  jeune  frère,  pour  lui  dire:  —  En  vérité,  Jack,  il  me 
semble  q\ie  c"est  bien  notre  faute  si  nous  avons  été  si  longtemps  abscns  d'un  pays  où 
Ton  nous  aime  tant. 

Le  cortège  fut  magnifique.  Un  admirable  temps  favorisait  la  solennité.  Charles  avait 
repris  toute  sa  jeunesse,  toute  sa  belle  humeur;  il  semblait  transfiguré  ;  les  cœurs  lui 
riaient  comme  le  soleil.  Dans  cette  foule  bruyante  de  courtisans  et  d'adorateurs,  qui  ne 
semblaient  pas  se  rappeler  qu'ils  avaient  conduit  à  l'échafaud  de  White-IIall  le  père  du 
nouveau  roi,  un  homme,  en  costume  de  lieutenant  de  mousquetaires,  regardait,  le 
sourire  sur  ses  lèvres  minces  et  spirituelles,  tantôt  le  peuple  qui  vociférait  ses  bénédic- 
tions, tantôt  le  |)riiicc  qui  jouait  l'éruolion  et  qui  saluait  surtout  les  femmes  dont  les 
bouquets  venaient  tomber  sous  les  [lieds  de  son  cheval. —  Quel  beau  métier  que  celui 
de  roi!  disait  cet  homme,  entraîné  dans  sa  contemplation  et  si  bien  absorbé  qu'il  s'ar- 
rêta au  milieudu  chemin,  laissant  défiler  le  cortège.  Voicien  vérité  un  prince  cousu  d'or 
et  de  dianians  comme  un  Salomon,  émaillè  de  fleurs  comme  une  prairie  priiilanièro  ; 
il  va  puisera  pleines  mains  dans  l'immense  coll're  où  ses  sujets  très-lidèlcs  aujourd  hui, 
naguère  très-infidèles,  lui  ont  amassé  une  ou  deux  charretées  de  lingots  d'or.  On  lui 
jette  des  bouquets  à  l'enfouir  dessous ,  et ,  il  y  a  deux  mois ,  s'il  se  fût  présenlé ,  on 
lui  eût  envoyé  autant  de  boulets  et  de  balles  (pi'aujourd'hui  on  lui  envoie  de  Heurs. 
Décidément,  c'est  (juclque  chose  que  do  naître  d'une  certaine  façon,  n'en  dé[>laise  aux 
vilains  qui  prétendent  que  peu  importe  de  naître  vilain. 

Le  cortège  défilait  toujours,  et,  avec  le  roi,  les  acclamations  commençaient  à  s'éloi- 
gner dans  la  direction  du  palais,  ce  qui  n'empêchait  pas  notre  ofluicr  d'être  fort  bous- 
culé.—  Mordioux  :  continuait  le  raisonneur,  voilà  bien  des  gens  (pii  me  marchent 
Bur  les  pieds  et  qui  me  regardent  comme  fort  |)eu  ,  ou  plutôt  comme  rien  du  tout,  at- 
tendu qu'ils  sont  Anglais  et  que  je  suis  Français.  Si  l'on  demainlail  à  tous  ces  gens- 
là  qu'est-ce  que  AL  d'Artagnan'/  ils  répondraient  :  Xvscio  vof.  Mais  (ju'on  leur  dise  : 
N  oilà  le  roi  qui  passe  ,  voilà  M.  Mon!»  (pii  passe  .  ils  vont  hurler  Vive  le  roi  I  Vive 
M.  Monk  !  jusqu'à  ce  que  leurs  pnuiudus  leur  refusent  le  sersicc.  Cependant ,  conli- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  115 

nuait-il  en  regardant,  de  ce  regard  si  lin  et  parfois  si  lier,  s'écouler  la  foule  ,  cepen- 
dant, réfléchissez  un  peu  ,  bonnes  gens  ,  à  ce  que  votre  roi  Charles  a  fait  ,  à  ce  que 
M.  Monk  a  fait,  puis  songez  à  ce  qu'a  fait  ce  pauvre  Inconnu  qu'on  appelle  M.  d'Ar- 
tagnan.  Il  est  vrai  que  vous  ne  le  savez  pas  puisqu'il  est  inconnu,  ce  qui  vous  empêche 
peut-être  de  réfléchir.  Mais,  bahl  qu'importe!  cela  n'empêche  pas  Charles  II  d'être 
un  grand  roi,  quoiqu'il  ait  été  exilé  douze  ans,  et  M.  Monk  d'être  un  grand  capitaine, 
quoiqu'il  ait  fait  le  voyage  de  France  dans  une  boîte.  Or  donc,  Hurrah  for  the  Itiiig 
Charles  II  !  Hurrah  for  the  captain  Monk  ! 

Et  sa  voix  se  mêla  aux  voix  des  milliers  de  spectateurs,  qu'elle  domina  un  moment, 
El  pour  mieux  faire  l'homme  dévoué,  il  leva  son  feutre  en  l'air.  Quelqu'un  lui  arrêta 
le  bras  au  beau  milieu  de  son  expansif  loyalisme.  (On  appelait  ainsi  en  1G(30  ce  qu'on 
appelle  aujourd'hui  royalisme.)  —  Athos  !  s'écria  d'Artagnan.  Vous  ici  !  Et  les  deuv 
amis  s'embrassèrent. 

D'Artagnan  soupira.  — Q'avez-vous?  dit  Athos,  on  examinant  son  ami;  on  dirait 
que  cet  heureux  retour  du  roi  à  Londres  vous  attriste ,  vous  qui  cependant  avez 
fait  au  moins  autant  que  moi  pour  Sa  Majesté.  —  N'est-ce  pas ,  répondit  d'Arta- 
gnan ,  en  riant  de  son  rire  gascon ,  que  j'ai  fait  aussi  beaucoup  pour  Sa  Majesté  sans 
que  l'on  s'en  doute  ?  —  Oh  !  oui ,  s'écria  Athos ,  et  le  roi  le  sait  bien ,  mon  ami.  —  Il 
le  sait!  lit  amèrement  le  mousquetaire;  par  ma  foi'!  je  ne  m'en  doutais  pas,  et  je 
fâchais  même  en  ce  moment  de  l'oublier.  —  Mais  lui ,  mon  ami ,  n'oubliera  point ,  je 
vous  en  réponds.  — Vous  me  dites  cela  pour  me  consoler  un  peu,  Athos.  —  Et  de 
quoi?  —  Mordioux!  détentes  les  dépenses  que  j'ai  faites.  Je  me  suis  ruiné,  mon 
ami ,  ruiné  pour  la  restauration  de  ce  jeune  prince  qui  vient  de  passer  en  cabriolant 
sur  son  cheval  Isabelle.  —  Le  roi  ne  sait  pas  que  vous  vous  êtes  ruiné;  mon  ami;  mais 
il  sait  qu'il  vous  doit  beaucoup.  — Gela  m'avance-t-il  en  quelque  chose,  Athos ,  dites  ? 
car  enfin,  je  vous  rends  justice,  vous  avez  noblement  travaillé.  Mais  moi,  moi  qui , 
en  apparence  ,  ai  fait  manquer  votre  combinaison,  c'est  moi  qui  en  réalité  l'ai  fait 
réussir.  Suivez  bien  mon  calcul  :  vous  n'eussiez  peut-être  pas  par  la  persuasion  et 
la  douceur  convaincu  le  général  Monk,  tandis  que  moi ,  je  l'ai  si  rudement  mené, 
ce  cher  général ,  que  j'ai  fourni  à  votre  prince  l'occasion  de  se  montrer  généreux  ; 
cette  générosité  qui  lui  a  été  inspirée  parle  fait  de  ma  bienheureuse  bévue,  Charles  se 
la  voit  payer  par  la  restauration  que  Monk  lui  a  faite. 

—  Tout  cela,  cher  ami,  est  d'une  vérité  frappante,  répondit  Athos.  — Eh  bien, 
toute  frappante  que  soit  cette  vérité,  il  n'en  est  pas  moins  vrai,  cher  ami,  que 
je  m'en  retournerai ,  maudit  par  les  soldats  que  j'avais  levés  dans  l'espoir  d'une 
grosse  solde  ,  maudit  du  brave  Plancbet,  à  qui  j'ai  emprunté  une  partie  de  sa  fortune. 
—  Comment  cela?  et  que  diable  vient  faire  Plancbet  dans  tout  ceci  ?  —  Eh  oui,  mon 
cher;  ce  roi  si  pimpant ,  si  souriant ,  si  adoré,  M.  Monk  se  figure  l'avoir  rappelé ,  vous 
vous  figurez  l'avoir  soutenu,  je  me  ligure  l'avoir  ramené,  le  peuple  se  ligure  l'avoir 
reconquis,  lui-même  se  figure  avoir  négocié  de  façon  à  être  restauré,  et  rien  de  tout 
cela  n'est  vrai,  cependant  :  Charles  II,  roi  d'Angleterre,  d'Ecosse  et  d'Irlande,  a  été 
remis  sur  son  trône  par  un  épicier  de  France,  qui  demeure  rue  des  Lombards,  et 
qu'on  appelle  Plancbet.  Ce  que  c'est  que  la  grandeur  !  Vanité  I  dit  l'Écriture  ;  vanité  ! 
tout  est  vanité  ! 

Athos  ne  put  s'empêcher  de  rire  de  la  boutade  de  son  ami.  —  Cher  d'Artagnan  , 
dit-il  en  lui  serrant  affectueusement  la  main,  ne  seriez-vous  plus  philosophe?  N'est-ce 
plus  pour  vous  une  satisfaclion  que  de  m'avoir  sauvé  la  vie  comme  vous  le  fîtes  en 
arrivant  si  heureusement  avec  Monk,  quand  ces  damnés  parlementaires  voulaient  me 
briiler  vif?  — Voyons ,  voyons ,  dit  d'Artagnan,  vous  l'aviez  un  peu  méritée,  cette  br(j* 


416  LES  MOUSQUETAIRES. 

lure,  mon  cher  comte.  —  Comment!  pour  avoir  sauvé  le  million  du  roi  Charles?  — 
Quel  million?  —  Ah!  c'est  vrai,  vous  n'avez  jamais  su  cela,  vous,  mon  ami,  mais  il 
ne  faut  pas  m'en  vouloir,  ce  n'était  pas  mon  secret.  Alors  le  comte  de  la  Fùre  raconta 
à  d'Arlacnan  l'histoire  de  son  ex])édilion.  — Ah  !  très-hien  !  je  comprends,  reprit  d'Ar- 
tao'nan.  Mais  ce  que  je  comprends  aussi ,  et  ce  qu'il  y  a  d'affreux  ,  c'est  que ,  chaque 
fois  que  Sa  Majesté  Charles  II  pensera  à  moi ,  il  se  dira  :  «  Voilà  un  homme  qui  a  ce- 
pendant manqué  me  faire  perdre  ma  couronne.  Heureusement  j'ai  été  généreux, 
grand ,  plein  de  présence  d'esprit.  «  Voilà  ce  que  dira  de  moi  et  de  lui  ce  jeune  gen- 
tilhomme au  pourpoint  noir  Irès-ràpé  qui  vint  au  château  de  Blois  ,  sou  chapeau  à  la 
main,  me  demander  si  je  voulais  hien  lui  accorder  entrée  chez  le  roi  de  France.  — 
D'Artaguan  ,  d'Artagnan  ,  dit  Athos  en  posant  sa  main  sur  l'épaule  du  mousquetaire, 
vous  n'êtes  pas  juste.  —  J'en  ai  le  droit.  —  Non ,  car  vous  ignorez  l'avenir.  —  D'Ar- 
tagnan regarda  son  ami  entre  les  yeux  et  se  mit  à  rire.  —  En  vérité,  moucher 
Alhos ,  dit-il ,  vous  avez  des  mots  superbes  que  je  n'ai  connus  qu'à  vous  et  à  M.  le  car- 
dinal Mazarin. 

Athos  lit  un  mouvement.  —  Pardon,  continua  d'Artagnan  en  riant,  pardon  si  je 
vous  offense.  L'avenir  !  hou  !  les  jolis  mots  que  les  mots  qui  promettent ,  et  comme  ils 
remi)lissent  bien  la  bouche  à  défaut  d'autre  chose!  Mordioux  !  après  en  avoir  tant 
trouvé  qui  promettent,  quand  donc  en  trouverai-je  un  qui  donne?  Mais  laissons 
cela,  continua  d'Artagnan.  Que  faites-vous  ici,  mon  cher  Athos?  Èles-vous  trésorier 
du  roi?  —  Comment!  trésorier  du  roi?  —  Au  moins,  dites,  Athos,  si  vous  n'êtes  pas 
trésorier,  vous  éles  bien  en  cour?  —  Foi  de  gentilhomme,  je  n'en  sais  rien,  répondit 
simplement  Athos.  —  Allons  donc!  vous  n'en  savez  rien!  — Non  ,  je  n'ai  pas  revu  le 
roi  depuis  Douvres.  —  Alors,  c'est  qu'il  vous  a  oublié  aussi,  mordioux!  c'est  réga- 
lant! —  Sa  Majesté  a  eu  tant  d'alfaires! 

—  Oh  !  s'écria  d'Artagnan  avec  une  de  ces  spirituelles  grimaces  comme  lui  seul 
savait  en  faire  ,  voilà ,  sur  mou  honneur,  que  je  me  reprends  d'amour  pour  monsignor 
Giulio  Mazarini.  Comment,  mon  cher  Alhos,  le  roi  ne  vous  a  pas  revu?  —  Non.  — 
Et  vous  n'êtes  pas  furieux  ?  —  Moi ,  pourquoi  ?  Est-ce  que  vous  vous  figurez ,  mon  cher 
d'Artagnan,  que  c'est  pour  le  roi  que  j'ai  agi  de  la  sorte?  Je  ne  le  connais  pas,  ce 
jeune  homme.  J'ai  défendu  le  père,  qui  représentait  un  principe  sacré  pour  moi,  et  je 
me  suis  laissé  aller  vers  le  fils  toujours  par  sympathie  pour  ce  même  principe.  —  J'ai 
toujours  dit ,  répondit  d'Artagnan  avec  un  soupir,  (]ue  le  désintéressement  était  la  plus 
belle  chose  du  monde. 

—  Eh  bien ,  quoi  !  cher  ami ,  reprit  Athos  ,  vous-même  n'êtes-vous  pas  dans  la  même 
situation  que  moi?  Si  j'ai  bien  compris  vos  paroles,  vous  vous  êtes  laissé  toucher  par 
le  malheur  de  ce  jeune  homme  ;  c'est  de  voire  part  bien  plus  beau  (jue  de  la  mienne, 
car  moi  j'avais  un  devoir  à  accomplir,  taudis  (jne  vous  .  vous  ne  deviez  alisohuuent 
rien  au  lils  du  martyr.  Vous  n'aviez  pas,  vous,  à  lui  |ia\cr  le  prix  do  celle  précieuse 
goutte  de  sang  qu'il  laissa  tomber  sur  mon  front,  du  iilanrher  de  sou  échafaud.  Ce 
qui  vous  a  fait  agir,  vous,  c'cil  le  avur  uni([ucnieul ,  le  cœur  noble  et  bon  que  vous 
avez  sous  votre  apparent  scepticisme,  sous  voire  surcasiiquc  ironie;  vous  avez  engage 
la  fortune  d'un  serviteur,  la  votre  peut-être,  je  vous  en  soupi-onne:  bienfaisant  avare, 
et  l'on  méconnaît  votre  sacrilice.  Qu'importe!  Voulez-vous  rendre  à  PLuicbet  son  ar- 
gent? Je  lonqireiuls  cela,  mon  ami,  car  il  ne  convient  pas  ijunn  gentiHionniie  em- 
prunte à  son  inférieur  sans  lui  rendre  capital  cl  intérêts.  Kh  bien!  je  vendrai  la  l'ère 
s'il  le  faut,  ou  ,  s'il  n'est  besoin,  quel(|ue  petite  ferme.  Vous  paierez  Plancliel,  et  il 
restera,  croyez-moi,  encore  assez  de  grain  pour  nous  doux  et  pour  Raoul  dans  mes 
greniers.  De  cette  façon,  mon  ami,  vous  n'aurez  d'obligation  (pià  vous-même,  et,  si 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  117 

je  vous  connais  bien ,  ce  ne  sera  pas  pour  votre  esprit  une  mince  salisfaclion  que  de 
vous  dire  :  «  J'ai  fait  un  roi.  »  Ai-je  raison? 

—  Alhos  ,  Alhos ,  murmura  d'Artagnan  rêveur,  le  jour  où  vous  me  direz  qu'il  y  a 
un  enfer,  mordioux!  j'aurai  peur  du  gril  et  des  fourclies.  Vousèles  meilleur  que  moi, 
ou  |)lutôt  meilleur  que  tout  le  monde,  et  je  ne  me  reconnais  qu'un  mérite,  celui  de 
Il  être  pas  jaloux.  Hors  ce  défaut,  Dieu  me  damne,  comme  disent  les  Anglais,  j'ai 
tous  les  autres.  —  Je  ne  connais  personne  qui  vaille  d'Artagnan  ,  répliqua  Athos,  mais 
nous  voici  arrivés  tout  doucement  à  la  maison  que  j'habite;  voulez-vous  entrer  chez 
moi,  mon  ami?  —  Eh  mais,  c'est  la  taverne  de  la  Corne  du  Cerf,  ce  me  semble,  dit 
d'Artagnan.  —  Je  vous  avoue,  mon  ami ,  que  je  l'ai  un  peu  choisie  pour  cela.  J'aime 
les  anciennes  connaissances,  j'aime  à  m'asseoir  à  cette  place  où  je  me  suis  laissé  tomber 
abattu  de  fatigue,  abîmé  de  désespoir,  lorsque  vous  revîntes  le  31  janvier  au  soir.  — 
Après  avoir  découvert  la  demeure  du  bourreau  masqué'?  Oui,  ce  fut  un  terrible  jour! 

Ils  entrèrent  dans  la  salle  autrefois  commune.  La  taverne  en  général ,  et  cette 
salle  commune  en  particulier,  avaient  subi  de  grandes  Iransformalious;  l'ancien  hôte 
des  mousquetaires ,  devenu  assez  riche  pour  un  hôtelier,  avait  fermé  boutique  et 
fait  de  cette  salle  dont  nous  iiarlions  un  entrepôt  de  denrées  coloniales.  Quant  au  reste 
de  la  maison  ,  il  le  louait  tout  meublé  aux  étrangers. 

Ce  fut  avec  une  indicible  émotion  que  d'Artagnan  reconnut  tous  les  meubles  de  cette 
chambre  du  premier  étage  :  les  boi.series ,  les  tapisseries  et  jusqu'à  cette  carte  géogra- 
phique que  Porthos  étudiait  si  amourensement  dans  ses  loisirs.  —  Il  y  a  onze  ans, 
s'écria  d'Artagnan.  ]\lordiou.x ,  il  me  semble  qu'il  y  a  un  siècle.  —  Et  à  moi  qu'il  y  a 
un  jour,  dit  Athos.  Voyez-vous  la  joie  que  j'éprouve  ,  mon  ami,  à  penser  que  je  vous 
tiens  là,  que  je  serre  votre  main,  que  je  puis  jeter  bien  loin  l'épée  et  le  poignard, 
toucher  sans  défiance  à  ce  flacon  de  xérès.  Oh  1  cette  joie,  en  vérité  ,  je  ne  pourrais 
vous  l'exprimer  que  si  nos  deux  amis  étaient  là ,  aux  deux  angles  de  cette  table ,  et 
Raoul,  mon  bien-aimé  Raoul ,  sur  le  seuil ,  à  nous  regarder  avec  ses  grands  yeux  si 
brillans  et  si  doux.  —  Oui,  oui,  dit  d'Artagnan  fort  ému,  c'est  vrai.  J'approuve  sur- 
tout cette  première  partie  de  votre  pensée  :  il  est  doux  de  sourire  là  oii  nous  avons  si 
légitimement  frissonné,  en  pensant  que  d'un  moment  à  l'autre  M.  Mordaunt  pouvait 
apparaître  là  sur  le  palier. 

En  ce  moment  la  porte  s'ouvrit,  et  d'Artagnan,  tout  brave  qu'il  fût.  ne  put  retenir 
u\i  léger  mouvement  d'effroi.  Athos  le  comprit,  et  souriant,  —  C'est  notre  hôte,  dit- 
il  ,  qui  m'apporte  quelque  lettre.  —  Oui ,  milord ,  dit  le  bonhomme  ,  j'apporte  en  elfet 
une  lettre  à  Votre  Honneur.  —  Merci,  dit  Athos,  prenant  la  lettre  sans  regarder. 
Dites-moi,  mon  cher  hôte,  vous  ne  reconnaissez  pas  Monsieur?  Le  vieillard  leva  la 
tête  et  regarda  attentivement  d'Artagnan.  —  Non,  dit-il.  —  C'est,  dit  Athos,  un  de 
ces  amis  dont  je  vous  ai  parlé ,  et  qui  logeait  ici  avec  moi  il  y  a  onze  ans!  —  Oh!  dit 
le  AÎcillard,  il  a  logé  ici  tant  d'étrangers! —  Mais  nous  y  logions,  nous,  le  30  jan- 
vier 1641 ,  ajouta  Athos ,  croyant  stimuler  par  cet  éclaircissement  la  mémoire  paresseuse 
(le  l'hôte.  —  C'est  possible  ,  répondit-il  en  .soiuiant,  —  mais  il  y  a  si  longtemps  ! 

Il  salua  et  sortit.  —  Merci,  dit  d'Arlaguau,  faites  des  exploits,  accomplissez  des 
révolutions,  essayez  de  graver  votre  nom  dans  la  pierre  ou  sur  l'airain,  avec  de  fortes 
épées!  il  y  a  quelque  chose  de  plus  rebelle,  de  plus  dur,  de  plus  oublieux  que  le  fer, 
l'airain  et  la  pierre  :  c'est  le  crâne  vieilli  du  premier  logeur  enrichi  dans  son  com- 
merce; il  ne  me  reconnaît  pas!  Eh  bien!  moi ,  je  l'eusse  vraiment  reconnu.  Athos, 
tout  en  souriant,  décachetait  la  lettre.  —  Ah  !  dit-il,  une  lettre  de  Parry.  — Oh  !  oh  1 
lit  d  Arlaguan  ,  lisez,  mon  ami,  lisez;  elle  contient  sans  doute  du  nouveau. 

Athos  secoua  la  tête  et  lut  :   «  Monsieur  le  comte,  le  roi  a  éprouvé  bien  du   re- 


118  LES  MOUSQUETAIRES. 

«  grel  de  ne  pas  vous  voir  aujourd'hui  près  de  lui  à  son  entrée  ;  Sa  Majesté  me  charore 
«  de  vous  le  mander  et  de  la  rappeler  à  votre  souvenir.  Sa  Majesté  attendra  Votre 
«  Honneur  ce  soir  même,  au  palais  de  Saint-James,  entre  neuf  et  onze  heures.  Je  suis 
«  avec  respect ,  monsieur  le  comte  ,  de  Votre  Honneur,  le  très-humhle  et  très-obéis- 
«  sant  serviteur,  —  Parrt.  b  —  Vous  le  voyez,  mon  cher  d'Artagnan,  dit  Athos,  il 
ne  faut  pas  désespérer  du  cœur  des  rois.  —  N'en  désespérez  pas,  vous  avez  raison, 
repartit  d'Artagnan. — Oh  !  cher,  bien  cher  ami,  reprit  Athos  ,  à  qui  l'imperceptible 
amertume  de  d'Artagnan  n'avait  pas  échappé,  pardon.  Aurais-je  donc  blessé,  sans  le 
vouloir,  mon  meilleur  camarade? —  Vous  êtes  fou,  Athos,  et  la  preuve,  c'est  que  je 
vais  vous  conduire  jusqu'au  château  ,  jusqu'à  la  porte  ,  s'entend  ;  cela  me  promènera. 
—  Vous  entrerez  avec  moi,  mon  ami,  je  veux  dire  à  Sa  Majesté...  —  Allons  donc,  ré- 
pliqua d'Artagnan  avec  une  iierlé  vraie  et  pure  de  tout  mélange  ,  s'il  est  quelque  chose 
de  [lire  que  de  mendier  soi-même ,  c'est  de  faire  mendier  par  les  autres.  Çà ,  partons , 
mon  ami,  la  promenade  sera  charmante  ;  je  veux ,  en  passant,  vous  montrer  la  mai- 
son de  M.  Monk ,  qui  m'a  retiré  chez  lui  :  une  belle  maison  ,  ma  foi  !  Être  général  en 
Angleterre  rapporte  plus  que  d'être  maréchal  en  France,  savez-vous! 

Athos  se  laissa  emmener,  tout  triste  de  cette  gaieté  qu'afiectait  d'Artagnan.  Toute  la 
ville  était  dans  l'allégresse  :  les  deux  amis  se  heurtaient  à  chaque  moment  contre  des 
enthousiastes  qui  leur  demandaient,  dans  leur  ivresse,  de  crier  Vive  le  bon  roi 
Charles!  D'Artagnan  répondait  par  un  grognement,  et  Athos  par  un  sourire.  Ils  arri- 
vèrent ainsi  jusqu'à  la  maison  de  Monk  ,  devant  laquelle,  comme  nous  l'avons  dit,  il 
fallait  passer  en  effet  pour  se  rendre  au  palais  de  Saint-James.  — Vous  rappelez-vous, 
Athos,  dit  d'Artagnan  après  nu  moment  de  silence,  ce  passage  des  mémoires  de  d'Au- 
bigné ,  dans  lequel  ce  dévoué  serviteur.  Gascon  comme  moi,  pauvre  comme  moi,  et 
j'allais  presque  dire  brave  comme  moi,  raconte  les  ladreries  de  Henri  IV?  Mon  père 
m'a  toujours  dit,  je  m'en  souviens,  que  M.  d'Aubigné  était  menteur.  Mais  pourtant, 
examinez  comme  tous  les  princes  issus  du  grand  Henri  chassent  de  race!  —  Allons, 
allons,  d'Artagnan,  dit  Athos,  les  rois  de  France  avares  1  vous  êtes  fou  ,  mou  ami. 

—  Oh  !  vous  ne  convenez  jamais  des  défauts  d'autrui ,  vous  qui  êtes  parfait.  Mais,  en 
réalité ,  Henri  IV  était  avare.  Louis  XMI ,  son  tils  ,  l'était  aussi  ;  nous  eu  savons  quelque 
chose  ,  n'est-ce  pas'?  Gaston  poussait  ce  vice  à  l'exagération,  et  s'est  fait,  sous  ce  rap- 
port, détester  de  tout  ce  qui  l'entourait.  Henriette ,  pauvre  femme!  a  bien  lait  d'être 
avare,  elle  qui  ne  mangeait  pas  tous  les  jours  et  ne  se  chauffait  pas  tous  les  ans;  el 
c'est  un  exemple  qu'elle  a  donné  à  son  lils  Charles  deuxième,  pctit-tils  du  grand 
Henri  IV,  avare  comme  sa  mère  et  comme  son  grand-père.  Voyons,  ai-je  bien  dé- 
duit la  généalogie  des  avares?  —  D'Artagnan,  mon  ami,  s'écria  Athos  ,  vous  êtes  bien 
rude  pour  cette  race  d'aigle  qu'on  appelle  les  Bourbons.  —  Et  j'oubliais  le  plus 
beau!...  l'autre  pelil-lils  du  Déaruais,  Louis  quatorzième,  mon  ex-maître.  Mais 
j'espère  qu'il  est  avare,  celui-là,  qui  n'a  pas  voulu  prêter  mi  million  à  son  frère 
Charles!  Bon!  je  vois  que  vous  vous  fâchez.  Nous  voilà,  par  bonheur,  près  de  n\f 
maison,  on  plutôt  près  de  celle  de  mon  ami  M.  Monk.  Permettez,  ajonla-l-il,  que 
je  laisse  chez  moi  ma  bourse;  car  si.  danslafoide,  ces  adroits  liions  de  Londres, 
qui  nous  sont  fort  vantés,  même  à  Paris ,  me  volaient  le  reste  de  mes  pauvres  éciis, 
je  ne  pourrais  plus  retourner  en  France.  Or,  content  je  suis  parti  de  France,  et  fou  de 
joie  j'y  retourne  ,  attendu  que  tontes  mes  préventions  d'autrefois  contre  l'Angleterre 
me  sont  re\euues  accompagnées  de  beau(nnp  d'antres. 

Athos  ne  répondit  rien.  Et  d'Artagnan  franchissait  déjà  le  vestibule,  lorsqu'un  honnne 
moitié  valet,  moitié  soldat,  qui  remplissait  chez  Monk  les  foiiclions  de  portier  et  de 
garde,  arrêta  notre  mousquetaire,  en  lui  disant  en  anglais  :  —  Pardon,  milord  d'Ar- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  119 

tagnan!  —  Eh  bien,  répliqua  celui-ci,  quoi?  Est-ce  que  le  général  aussi  me  congé- 
die?... Il  ne  me  manque  plus  que  d'être  expulsé  par  lui! 

Ces  mots,  dits  en  français,  ne  touchèrent  nullement  celui  à  qui  on  les  adressait,  et 
qui  ne  parlait  qu'un  anglais  mêlé  de  l'écossais  le  plus  rude.  Mais  Athos  en  fut  navré, 
car  d'Arlapnan  commençait  à  avoir  l'air  d'avoir  raison.  L'Anglais  montra  une  lettre  à 
d'Artagnan.  —  From  Ihe  gênerai ,  dit-il.  —  Bien ,  c'est  cela  ;  mon  congé  ,  répliqua  le 
Gascon.  Faut-il  lire,  Athos?  —  Vous  devez  vous  tromper,  dit  Athos ,  ou  je  ne  connais 
plus  d'honnêtes  gens  que  vous  et  moi. 

D'Artagnan  haussa  les  épaules  et  décacheta  la  lettre,  tandis  que  l'Anglais,  impas- 
sible, approchait  de  lui  une  grosse  lanterne  dont  la  lumière  devait  l'aider  à  lire.  — 
Eh  bien  !  qu'avez-vous  ?  dit  Athos ,  voyant  changer  la  physionomie  du  lecteur. — Tenez, 
lisez  vous-même,  dit  lo  mousquetaire.  Alhos  prit  le  papier  et  lut  : 

—  a  Monsieur  d'Artagnan ,  le  roi  a  regretté  bien  vivement  que  vous  ne  fussiez  pas 
venu  à  Saint-Paul  avec  son  cortège.  Sa  Majesté  dit  que  vous  lui  avez  manqué  comme 
vous  me  manquez  aussi  à  moi ,  cher  capitaine.  Il  n'y  a  qu'un  moyen  de  réparer  tout 
cela ,  Sa  Majesté  m'attend  à  dix  heures  au  palais  de  Saint-James  ;  voulez-vous  vous 
y  trouver  en  môme  temps  que  moi?  Sa  très-gracieuse  Majesté  vous  fixe  cette  heure 
pour  l'audience  qu'elle  vous  accorde,  m  La  lettre  était  de  Mouk. 


l'audience. 

—  Eh  bien?  s'écria  Athos  avec  un  doux  reproche ,  lorsque  d'Artagnan  eut  lu  la 
lettre  qui  lui  était  adressée  par  MonU.  —  Eh  bien  !  dit  d'Artagnan  ,  rouge  de  plaisir  et 
un  peu  de  honte  de  s'être  tant  pressé  d'accuser  le  roi  et  Mouk,  c'est  une  politesse... 
qui  n'engage  à  rien,  c'est  vrai...  mais  enfin  c'est  une  politesse.  —  J'avais  bien  de  la 
peine  à  croire  le  jeune  prince  ingrat ,  dit  Athos.  —  Le  fait  est  que  son  présent  est  bien 
près  encore  de  son  passé  ,  répliqua  d'Artagnan  ;  mais  enfin  ,  jusqu'ici ,  tout  me  donnait 
raison.  — J'en  conviens,  cher  ami,  j'en  conviens.  Ah  !  voilà  votre  bon  regard  revenu  ; 
Vous  ne  sauriez  croire  combien  je  suis  heureux.  —  Ainsi,  voyez,  dit  d'Artagnan, 
Charles  II  reçoit  M.  Monk  à  neuf  heures  ;  moi,  il  me  recevra  à  dix  heures ,  c'est  une 
grande  audience,  de  celles  que  nous  appelons  au  Louvre  distribution  d'eau  bénite  de 
cour.  Allons  nous  mettre  sous  la  gouttière ,  mon  cher  ami ,  allons. 

Athos  ne  lui  répondit  rien,  et  tous  deux  se  dirigèrent ,  en  pressant  le  pas,  vers  le 
palais  de  Saint-James ,  que  la  foule  envahissait  encore ,  pour  apercevoir  aux  vitres  les 
ombres  des  courtisans  et  les  reflets  de  la  personne  royale.  Huit  heures  sonnaient  quand 
les  deux  amis  prirent  place  dans  la  galerie  pleine  de  courtisans  et  de  solliciteurs  Cha- 
cun donna  un  coup  d'œil  à  ces  habits  simples  et  à  forme  étrangère ,  à  ces  deux  têtes  si 
nobles,  si  pleines  de  caractère  et  de  signification.  De  leur  côté,  Alhos  et  d'Artagnan , 
après  avoir  en  deux  regards  mesuré  toute  cette  assemblée ,  se  remirent  à  causer 
ensemble. 

Un  grand  bruit  se  fit  tout  à  coup  aux  extrémités  de  la  galerie  :  c'était  le  général 
Monk  qui  entrait,  suivi  de  plus  (Il  vingt  officiers  qui  quêtaient  un  de  ses  sourires,  car 
il  était  la  veille  encore  maître  de  l'Angleterre,  et  l'on  supposait  un  beau  lendemain  au 
restaurateur  de  la  famille  des  Stuarts.  —  Messieurs ,  dit  Monk  en  se  détournant , 
désormais,  je  vous  prie  ,  sou  venez- vous  que  je  ne  suis  plus  rien.  Naguère  encore  je 
commandais  la  principale  armée  de  la  république  ;  maintenant  celte  armée  est  au  roi, 
entre  les  mains  de  qui  je  vais  remettre,  d'après  son  ordre,  mon  pouvoir  d'hier. 


120  LES  MOUSQUETAIRES. 

Une  grande  surprise  se  peignit  sur  tous  les  visages,  et  le  cercle  d'adulateurs  et  de 
supplians  qui  serrait  Monk  l'instant  d'avant  s'élargit  peu  à  peu  et  finit  par  se  perdre 
dans  les  grandes  ondulations  de  la  foule.  Monk  allait  faire  antichambre  comme  tout 
le  monde.  D'Artagnan  ne  put  s'empêcher  d'en  faire  faire  la  remarque  au  comte  de  la 
Fère,  qui  fronça  le  sourcil.  Soudain  la  porte  du  cabinet  de  Charles  s'ouvrit,  et  le  jeune 
roi  parut,  précédé  de  deux  officiers  de  sa  maison Bonsoir,  Messieurs,  dit-il.  Le  gé- 
néral Monk  est-il  ici  ?  —  Me  voici  ,  sire,  répliqua  le  vieux  général.  Charles  courut  à 
lui  et  lui  prit  les  mains  avec  une  fervente  amitié.  —  Général,  dit  tout  haut  le  roi ,  je 
venais  de  signer  votre  brevet  ;  vous  êtes  duc  d'Albermale,  et  mon  intention  est  que  nul 
ne  vous  égale  en  puissance  et  en  fortune  dans  ce  royaume ,  où  ,  le  noble  Monirose 
excepté  ,  nul  ne  vous  a  égalé  en  loyauté,  en  courage  et  en  talent.  Messieurs  ,  le  duc 
est  commandant  général  de  nos  armées  de  terre  et  de  mer:  rendez-lui  vos  devoirs, 
s'il  vous  plaît ,  en  cette  qualité. 

Tandis  que  chacun  s'empressait  auprès  du  général ,  qui  recevait  tous  ces  hommages 
sans  perdre  un  instant  son  impassibilité  ordinaire,  d'Artagnan  dit  à  Athos  :  —  Quand 
on  pense  que  ce  duché,  ce  commandement  des  armées  de  terre  et  de  mer,  toutes  ces 
grandeurs  en  un  mot,  ont  tenu  dans  une  boîte  de  six  pieds  de  long  sur  trois  pieds  de 
large  !  —  Ami ,  répliqua  Athos,  de  bien  plus  imposantes  grandeurs  tiennent  dans  des 
boîtes  moins  grandes  encore:  elles  renferment  pour  toujours...  Tout  à  coup  Monk 
aperçut  les  deux  gentilshommes  qui  se  tenaient  à  l'écart,  attendant  que  le  flot  se  fût 
retiré.  11  se  fit  passage  et  alla  vers  eux  en  sorte  qu'il  les  surprit  au  milieu  de  leurs 
philosophiques  réflexions.  —  Vous  parliez  de  moi?  dit-il  avec  un  sourire.  —  Milord  , 
répondit  Alhos  ,  nous  parlions  aussi  de  Dieu. 

Monk  rélléchit  un  moment,  et  reprit  gaiement  :  — -  Messieurs,  parlons  aussi  un  peu 
du  roi ,  s'il  vous  pUiîî  ;  car  vous  avez  ,  je  crois  ,  audience  de  Sa  Majesté.  —  A  neuf 
heures,  dit  Athos.  —  A  dix  heures  .  dit  d'Artagnan.  —  Entrons  tout  de  suite  dans  ce 
cabinet ,  répondit  Monk  en  faisant  signfe  à  ses  deux  compagnons  de  le  précéder,  ce  à 
quoi  ni  l'un  ni  l'autre  ne  voulut  consenfir.  Le  roi,  pendant  ce  débat  tout  français , 
était  revenu  au  centre  de  la  galerie.  —  Oh  !  mes  Français ,  dit-il  de  ce  Ion  d'insou- 
ciante gaieté  que  ,  malgré  tant  de  chagrins  et  de  traverses  ,  il  n'avait  pu  perdre.  Les 
Français  .  ma  consolation  !  Alhos  et  d'Artagnan  s'inclinèrent. 

—  Duc,  conduisez  ces  messieurs  dans  ma  salle  d'étude.  Je  suis  à  vous  ,  Messieurs , 
ajouta-t-il  en  français.  Et  il  expédia  promptcment  sa  cour  pour  revenir  à  ses  Français 
comme  il  les  appelait.  —  Monsieur  d'Artagnan,  dit-il  en  entrant  dans  son  cabinet,  je 
suis  aise  de  vous  revoir.  —  Sire,  ma  joie  est  au  comble  dt^  saluer  Votre  Majesté  dans  son 
palais  de  Saint-James. —  Monsieur,  vous  m'avez  voulu  rendre  un  bien  grand  service,  et 
je  vous  dois  de  la  reconnaissance.  Si  je  ne  craignais  pas  d'empiéter  sur  les  droits  de  notre 
commandant  général,  je  vous  offrirais  quelque  poste  digue  de  vous  près  de  notre  pcr- 
.sonne.  —  Sire  ,  ré|)li(iua  d'Artagnan,  j'ai  (juitlé  le  service  du  roi  de  France,  en  fai- 
sant à  mon  prince  la  promesse  de  ne  servir  aucun  roi.  —  Allons,  dit  Charles,  voilà  qui 
me  rend  Irès-mallieureux  ;  j'eusse  aimé  à  faire  beaucoup  pour  vous  ;  vous  me  plaisez. 
—  Sire...  —  Voyons  ,  dit  Charles  avec  un  sourire  ,  ne  pnis-je  vous  l'aire  manquer  à 
votre  parole'/  Duc,  aidez-moi.  Si  l'on  vous  olfrail,  c'est-à-dire,  si  je  vous  olVrais,  moi, 
le  commandement  général  de  mes  mousquetaires?    - 

D'Artagnan,  s'imlinant  plus  bas  que  la  première  fois,  —  J'aurais  le  regret  de  refu- 
ser ce  (|ue  Votre  Craricnse  Majesté  m'oIVrirait ,  ilil-il  :  un  peulilhomnie  n'a  que  sa  pa- 
role, et  celle  jjarole,  j'ai  eu  l'honneur  de  le  dire  à  Votre  iMajosté  ,  est  engagée  au  roi 
de  France.  —  N'en  parlons  donc  plus  ,  dit  le  roi  en  se  tournant  vers  Athos. 

Et  il  laissa  d'Artagnan  plongé  dans  les  plus  vives  douleurs  du  désappoinlcment.  — 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  12t 

Ali  !  je  l'iivais  bien  dit ,  murmura  le  mousquetaire  ;  paroles  1  eau  bénite  de  cour  !  Les 
rois  ont  toujours  un  merveilleux  talent  poumons  offrir  ce  qu'ils  savent  que  nous  n'ac- 
cepterons pas  ,  et  se  montrer  généreux  sans  risque.  Sot  !..  triple  sot  que  j'étais  d'avoir 
un  moment  espéré  !  Pendant  ce  temps  Charles  prenait  la  main  d'Athos.  —  Comte,  lui 
dit-il,  vous  avez  été  pour  moi  un  second  père  ;  le  service  que  vous  m'avez  rendu  ne 
se  peut  payer.  J'ai  songé  à  vous  récompenser  cependant.  Vous  fûtes  créé  par  mon  père 
chevalier  de  la  .Jarretière  ;  c'est  un  ordre  que  tous  les  rois  de  l'Europe  ne  peuvent 
porter  ;  par  la  reine-régente ,  chevalier  du  Saint-Esprit ,  qui  est  un  ordre  non  moins 
illustre;  j'y  joins  cette  Toison  d'or  que  m'a  envoyée  le  roi  de  France,  à  qui  le  roi 
d'Espagne,  son  beau-père,  en  avait  donné  deux  à  l'occasion  de  son  mariage  ;  mais  en 
revanche  j'ai  un  service  à  vous  demander.  —  Sire ,  dit  Athos  avec  confusion ,  la 
Toison  d'or  à  moi  !  quand  le  roi  de  France  est  le  seul  de  mon  pays  qui  jouisse  de 
cette  distinction!  — Je  veux  que  vous  soyez  en  votre  pays  et  partout  l'égal  de  tous 
ceux  que  les  souverains  auront  honorés  de  leur  faveur,  dit  Charles  en  tirant  la  chaîne 
de  son  col:  et  j'en  suis  sur,  comte,  mon  père  me  sourit  du  fond  de  son  tombeau. 
Athos  se  releva.  Charles  l'embrassa  tendrement. — Général,  dit-il  à  Wonk,  puis  s'arrè- 
tant  avec  un  sourire,  pardon,  c'est  duc  que  je  voulais  dire...  Voyez-vous,  si  je  me 
trompe,  c'est  que  le  mot  duc  est  encore  trop  court  pour  moi..  Je  cherche  toujours 
un  titre  qui  l'allonge...  J'aimerais  à  vous  voir  si  près  de  mon  trône  que  je  pusse  vous 
dire ,  comme  à  Louis  XIV  :  Mon  frère.  Oh  !  j'y  suis  ,  et  vous  serez  presque  mon  frère, 
car  je  vous  fais  vice-roi  d'Irlande  et  d'Ecosse ,  mon  cher  duc...  De  celte  façon,  désor- 
mais je  ne  me  tromperai  plus. 

Le  duc  saisit  la  main  du  roi,  mais  sans  enthousiasme,  sans  joie,  comme  il  faisait 
toute  chose.  Cependant  son  cœur  avait  été  remué  par  cette  dernière  faveur.  Charles, 
en  ménageant  habilement  sa  générosité,  avait  laissé  au  duc  le  temps  de  désirer... 
quoiqu'il  n'eût  pu  désirer  autant  qu'on  lui  donnait.  —  Mordioux  I  grommela  d'.\rta- 
gnan,  voilà  l'averse  qui  recommence.  Oh  !  c'est  à  en  perdre  la  cervelle  !  Et  il  se  tourna 
d'un  air  si  contrit  et  si  comiquement  pileux  que  le  roi  ne  put  retenir  un  sourire.  Monk 
se  préparait  à  quitter  le  cabinet  pour  prendre  congé  de  Charles.  —  Eh  bien!  quoi  I 
mon  féal ,  dit  le  roi  au  duc,  vous  partez?  —  S'il  plaît  à  Votre  Majesté  ;  car  en  vérité 
je  suis  bien  las  ..  l'émotion  de  la  journée  m'a  exténué  :  j'ai  besoin  de  repos.  — Mais, 
dit  le  roi ,  vous  ne  partez  pas  sans  M.  d'Artagnan  ,  j'espère  ?  —  Pourquoi ,  sire  ?  dit  le 
vieux  guerrier.  —  .^lais  ,  dit  le  roi ,  vous  le  savez  bien  pourquoi. 

Monk  regarda  Charles  avec  élonnement.  —  J'en  demande  pardon  à  Votre  Majesté, 
dit-il,  je  ne  sais  pas...  ce  qu'elle  veut  dire.  — Oli  !  c'est  possible;  mais  si  vous  oubliez, 
vous,  M.  d'Artagnan  n'oublie  pas.  L'étonnement  se  peignit  sur  le  visage  du  mousque- 
taire. —  Voyons ,  duc  ,  dit  le  roi ,  n'êtes-vous  pas  logé  avec  M.  d'Artagnan  ?  —  J'ai 
l'honneur  d'offrir  un  logement  à  M.  d'Artagnan,  oui,  sire.  —  Cette  idée  vous  est 
venue  de  vous-même  et  à  vous  seul? —  De  moi-même  et  à  moi  seul,  oui,  sire.  — 
Eh  bien  !  mais ,  il  n'en  pouvait  être  différemment...  le,prisonnier  est  toujours  au  logis 
de  son  vainqueur.  Monk  rougit  à  son  tour  :  —  Ah  !  c'est  vrai ,  dit-il ,  je  suis  le  prison- 
nier de  M.  d'Artagnan.  —  Sans  doute ,  Monk ,  puisque  vous  ne  vous  êti  s  pas  encore 
racheté  ;  mais  ne  vous  inquiétez  pas,  c'est  moi  qui  vous  ai  arraché  à  M.  d'Artagnan  , 
c'est  moi  qui  paierai  votre  rançon.  Les  yeux  de  d'.Vrfagnan  reprirent  leur  gaieté  et  leur 
brillant;  le  Gascon  commençait  à  comprendre.  Charles  s'avança  vers  lui.  —  Le  général, 
dit-il,  n'est  pas  riche  et  ne  pourrait  vous  payer  ce  qu'il  vaut.  Moi ,  je  suis  plus  riche 
certainement;  mais  à  présent  que  le  voilà  duc  ,  et  si  ce  n'est  roi ,  du  moins  presque 
roi,  il  vaut  une  somme  que  je  ne  pourrais  peut-être  pas  payer.  Voyons,  monsieur 
d'Artagnan,  ménagez-moi  ;  combien  vous  dois-je? 


122  LES  MOUSOUETAIUES. 

D'Arlaenaii ,  ravi  de  la  touniiire  que  prenait  la  chose  ,  mais  se  possédant  parfaite- 
men! ,  répondit  :  —  Sire,  Votre  .Majesté  a  tort  de  s'alarmer.  Lorsque  j'eus  le  lionlicur 
de  prendre  Sa  Grâce,  M.  Monk  n'était  que  général  ;  ce  n'est  donc  qu'une  rançon  de 
général  qui  m'est  due.  Mais  que  le  général  veuille  bien  me  rendre  son  épée ,  et  je  me 
tiens  pour  payé  ,  car  il  n'y  a  au  monde  que  l'épée  du  général  qui  vaille  autant  que  lui. 
—  Odds-lisb  !  comme  disait  mon  père,  s'écria  Charles  II;  voilà  un  galant  propos  et  un 
galant  homme,  n'est-ce  pas,  duc?  —  Sur  mon  honneur,  répondit  le  duc,  oui ,  sire. 
Et  il  tira  son  épée.  —  Monsieur,  dit -il  à  d'Artagnan,  voici  ce  que  vous  demandez. 
Beaucoup  ont  tenu  de  meilleures  lames,  mais  si  modeste  que  soit  la  mienne,  je  ne 
l'ai  jamais  rendue  à  personne. 

D'Artagnan  prit  avec  orgueil  cette  épée  qui  venait  de  faire  un  roi.  — Oh  !  oh  !  s'écria 
Charles  II;  quoi  !  une  épée  qui  m'a  rendu  mon  trône  sortirait  de  ce  royaume  et  ne  fi- 
gurerait pas  un  jour  parmi  les  joyaux  de  ma  couronne  !  Non,  sur  mon  Ame  !  cela  ne 
sera  pas  !  Capitaine  d'Artagnan .  je  donne  deux  cent  mille  livres  de  cette  épée  ;  si  c'est 
trop  peu  ,  dites-le-moi.  —  C'est  trop  peu ,  sire  ,  répliqua  d'Artagnan  avec  un  sérieux 
inimitable.  Et  d'abord  je  ne  veux  point  la  vendre;  mais  Votre  Majesté  désire ,  et  c'est 
là  un  ordre.  J'obéis  donc  ;  mais  le  respect  que  je  dois  à  l'illustre  guerrier  qui  m'entend 
me  commande  d'estimer  à  un  tiers  de  plus  le  gaçre  de  ma  victoire.  Je  demande  donc 
trois  cent  mille  livres  de  l'épée  ,  ou  je  la  donne  pour  rien  à  Votre  Majesté.  Et  la  pre- 
nant par  la  pointe ,  il  la  présenta  au  roi.  Charles  II  se  mit  à  rire  aux  éclats.  —  Galant 
homme  et  joyeux  compagnon!  Odds-fish ,  n'est-ce  pas,  duc?  n'est-ce  pas,  comte?  II 
me  plaît  et  je  l'aime.  Tenez  .  chevalier  d'Artagnan ,  dit-il ,  prenez  ceci. 

Et  allant  à  une  table,  il  prit  une  plume  et  écrivit  un  bon  de  trois  cent  mille  livres 
.«ur  son  trésorier.  D'Artagnan  le  prit,  et  se  tournant  gravement  vers  Monk, — J'ai  en- 
core demandé  trop  peu  ,  je  le  sais ,  dit-il  :  mais  croyez-moi,  monsieur  le  duc,  j'eusse 
aimé  mieux  mourir  que  de  me  laisser  guider  par  l'avarice.  Le  roi  se  remit  à  rire  comme 
le  plus  heureux  cokney  de  sou  royaume.  — Vous  reviendrez  me  voir  avant  de  partir, 
chevalier,  dit-il  :  j'aurai  besoin  d'une  provision  de  gaieté,  maintenant  que  mes  Fran- 
çais vont  être  partis.  —  Ah  !  sire  1  il  n'en  sera  pas  de  la  gaieté  comme  de  l'épée  du 
duc,  et  je  la  donnerai  gratis  à  Votre  Majesté,  répliqua  d'.Vrtagnan.  dont  les  pieds  ne 
louchaient  plus  la  terre.  —  Et  vous,  comte ,  ajouta  Charles  en  se  tournant  vers  Athos, 
revenez  aussi,  j'ai  <m  important  message  à  vous  confier.  Votre  main,  duc.  Monk  serra 
la  m.iin  du  roi.  —  .Adieu,  Messieurs,  dit  Charles  en  tendant  chacune  de  ses  mains  aux 
deux  Français ,  qui  y  posèrent  leurs  lèvres.  —  Kh  bien  1  dit  Athos  .  quand  ils  furent 
dehors ,  étes-vous  content?  —  Chut  !  dit  d'Artagnan  tout  ému  de  joie  :  je  ne  suis  pas 
encore  revenu  de  chez  le  trésorier...  la  gouttière  peut  me  tomber  sur  la  léle. 


DE    I.'EMBARRVS   des    RtCllESSES. 

D'Artagnan  ne  perdit  pas  le  temps ,  et  sitôt  que  la  chose  fut  ronvenablo  <'t  oppor- 
lime ,  il  rendit  visite  an  seigneur  trésorier  de  Sa  Majesté.  Il  eut  alors  la  satisfaction 
d'échanger  un  morceau  de  papier,  couvert  d'une  fort  laide  écriture  .  contre  une  quan- 
tité prodigieuse  d'écus  frappés  tout  n'ci-iMmenl  à  l'ofligic  de  Sa  Très-Gracienso  Majesté 
Charles  II.  D'Artagnan  se  rendait  l'aciiemcnl  maître  de  lui-même:  toutefois,  en  cette 
occasion  ,  il  ne  put  s'empêcher  de  témoigner  une  joie  que  le  ieileur  rompremlra  peut- 
être  ,  s'il  daigne  ;i\(iir  quelque  inrlulgence  pour  un  Ihmumh'  (pii  .  depuis  sa  naissance, 
n'avait  jamais  vu  lautde  [lièces  et  de  rouleaux  de  pièces  ju\la-posés  dans  un  ordre  vrai- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  123 

raent  agréable  à  l'œiL  Le  trésorier  renferma  (oui  ces  rouleaux  dans  des  sacs,  ferma 
chaque  sac  d'une  estampille  aux  armes  d'Angleterre ,  faveur  que  les  trésoriers  n'ac- 
cordent pas  à  tout  le  monde;  puis  impassible  et  tout  juste  aussi  poli  qu'il  devait  l'être 
envers  un  homme  honoré  de  l'amilié  du  roi ,  il  dit  à  d'Arlagnan  :  —  Emportez  votre 
argent ,  Monsieur.  Votre  argent  I  Ce  mot  lit  vibrer  mille  cordes  que  d'Arlagnan  n'avait 
jamais  senties  en  son  cœur. 

Il  fit  charger  les  sacs  sur  un  petit  chariot  et  revint  chez  lui,  méditant  profondément. 
Un  homme  (jui  possède  trois  cent  mille  livres  ne  peut  plus  avoir  le  front  uni  :  une 
ride  par  chaque  cenlaine  de  mille  livres,  ce  n'est  pas  trop.  D'Arlagnan  s'enferma,  ne 
dîna  point ,  refusa  sa  porte  à  tout  le  monde  ,  et ,  la  lampe  allumée  ,  le  pistolet  armé 
sur  la  table,  il  veilla  tonte  la  nuit ,  rêvant  au  moyen  d'empêcher  que  ces  beaux  écus, 
qui  du  coffre  royal  avaient  passé  dans  ses  coffres  à  lui,  ne  passassent, de  ses  coffres, dans 
les  poches  d'un  larron  quelconque.  Le  meilleur  moyen  que  trouva  le  Gascon,  ce  fut 
d'enfermer  son  trésor  momentanément  sous  des  serrures  assez  solides  pour  que  nul 
poignet  ne  les  brisât,  assez  compliquées  pour  que  nulle  clef  banale  ne  les  ouvrit. 

Le  jour  même  Athos  vint  rendre  visile  à  son  ami  et  le  trouva  soucieux  au  point 
qu'il  lui  en  manifesta  sa  surprise.  —  Comment  I  vous  voilà  riche  ,  dit-il ,  et  pas  gai  ! 
vous  qui  désiriez  tant  la  richesse.  — Mon  ami,  les  plaisirs  auxquels  on  n'est  pas  ha- 
bitué gênent  plus  que  les  chagrins  dont  on  avait  l'habitude.  Un  avis,  s'il  vous  plaît. 
Je  puis  vous  demander  cela  à  vous,  qui  avez  toujours  eu  de  l'argent  :  quand  on  a  de 
l'argent,  que  fait-on?  —  Cela  dépend.  —  Qu'avez-vous  fait  du  vôtre,  pour  qu'il  ne 
fît  de  vous  ni  un  avare  ni  un  prodigue?  car  l'avarice  dessèche  le  cœur  ,  et  la  prodiga- 
Uté  le  noie...  n'est-ce  pas?  —  Fabricius  ne  dirait  pas  plus  juste.  Mais,  en  vcrilé,  mon 
argent  ne  m'a  jamais  gêné.  —  Voyons,  le  placez-vous  sur  les  rentes?  — Non;  vous 
savez  que  j'ai  une  assez  belle  maison  et  que  celle  maison  compose  le  meilleur  de  mon 
bien  :  en  sorte  que  vous  serez  aussi  riche  que  moi,  plus  riche  même  quand  vous  le  vou- 
drez ,  par  le  même  moyen.  —  Mais  les  revenus ,  les  encaissez-vous?  —  Non.  —  Que 
pensez-vous  d'une  cachette  dans  un  mur  plein?  —  Je  n'en  ai  jamais  fait  usage.  — 
C'est  qu'alors  vous  avez  quelque  confident,  quelque  homme  d'affaires  sûr,  et  qui  vous 
paie  l'intérêt  à  un  taux  honnête.  —  Pas  du  tout.  —  Mon  Dieul  que  failes-vous  alors? 

—  Je  dépense  tout  ce  que  j'ai,  et  je  n'ai  que  ce  que  jedépense,  mon  cher  d'Arlagnan. 

—  Ah  !  voilà!  Mais  vous  êtes  un  peu  prince  ,  vous  ,  et  quinze  à  seize  mille  livres  de 
revenu  vous  fondent  dans  les  doigts;  et  puis  vous  avez  des  charges,  de  la  représenla- 
tion.  —  Mais  je  ne  vois  pas  que  vous  soyez  beaucoup  moins  grand  seigneur  que  moi, 
mon  ami ,  et  votre  argent  vous  suffira  bien  juste.  —  Trois  cent  mille  livres  !  Il  y  a  là 
deux  tiers  de  superflu.  —  Pardon,  mais  il  me  semblait  que  vous  m'aviez  dit...  j'ai  cru 
entendre,  enfin...  je  me  figurais  que  vous  aviez  un  associé... 

—  Ah  !  mordioux  !  c'est  vrai  !  s'écria  d'Arlagnan  en  rougissant,  il  y  aPlanchet.  J'ou- 
bliais Planchet,  sur  maviel...  Eh  bien!  voilà  mes  cent  mille  écus  entamés...  C'est 

dommage,  le  chiffre  était  rond  ,  bien  sonnant C'est  vrai',  Alhos,  je  ne  suis  plus 

riche  du  tout.  Quelle  mémoire  vous  avez  !  —  Assez  bonne  ,  oui ,  Dieu  merci  !  —  Ce 
brave  Planchet,  grommela  d'Arlagnan,  il  n'a  pas  fait  là  un  mauvais  rêve.  Quelle 
spéculation,  peste  !  Enfin,  ce  qui  est  dit ,  est  dit.  —  Combien  lui  donnez-vous? — Oh  ! 
fit  d'Arlagnan,  ce  n'est  pas  un  mauvais  garçon,  je  m'arrangerai  toujours  bien  avec 
lui  ;  j'ai  eu  du  mal ,  voyez-vous ,  des  frais,  tout  cela  doit  entrer  en  ligne  de  compte. 

—  Mon  cher,  je  suis  bien  sijr  de  vous ,  dit  tranquillement  Athos,  et  je  n'ai  pas  peur 
pour  ce  bon  Planchet;  ses  intérêts  sont  mieux  dans  vos  mains  que  dans  les  siennes; 
mais  à  présent  que  vous  n'avez  plus  rien  à  faire  ici ,  nous  partirons  si  vous  m'en 
croyez.  Vous  irez  remercier  Sa  Majesté,  lui  demander  ses  ordres,  et,  dans  six  jours 


124  LES  MOUSQUETAIRES. 

nous  pourrons  apercevoir  les  lours  île  Notre-Dame.  —  Mon  ami ,  je  brûle  en  effet  de 
partir,  et  de  ce  pas  je  vais  présenter  mes  respects  au  roi.  — Moi,  dit  Athos.  je  vais 
saluer  quelques  personnes  par  la  ville,  et  ensuite  je  suis  à  vous.  —  Voulez-vous  me 
prêter  Griniaud?  —  De  tout  mon  cœur...  Qu'en  comptez-vous  faire?  —  Quelque  chose 
de  fort  simple  et  qui  ne  le  fatiguera  pas:  je  le  prierai  de  me  garder  mes  pistolets  qui  sont 
sur  la  table  à  côté  des  coffres  que  voici. — Très-bien,  répliqua  imperturbablement 
Athos.  —  Et  il  ne  s'éloignera  point,  n'est-ce  pas? — Pas  plus  que  les  pistolets  eux- 
mêmes.  —  Alors ,  je  m'en  vais  chez  Sa  Majesté.  Au  revoir. 

D'Arlagnan  arriva  en  effet  au  palais  de  Saint-James ,  où  Charles  II ,  qui  écrivait  sa 
correspondance ,  lui  fit  fiiirc  antichambre  une  bonne  heure.  D'Artagnan,  tout  en  se 
promenant  dans  la  galerie ,  des  portes  au.v  fenêtres  et  des  fenêtres  aux  portes  ,  crut 
bien  voir  un  manteau  pareil  à  celui  d'Athos  traverser  les  vestibules  ;  mais  au  moment 
où  il  allait  vérifier  le  fait,  l'huissier  l'appela  chez  Sa  Majesté.  Charles  If  se  frottait  les 
mains  fout  en  recevant  les  remerciemens  de  notre  ami.  —  Chevalier,  dit-il,  vous  avez 
tort  de  m'être  reconnaissant;  je  n'ai  pas  payé  le  quart  de  ce  qu'elle  vaut  l'histoire  de 
la  boite  où  vous  avez  mis  ce  brave  général...  je  veux  dire  cet  excellout  duc  d  Alber- 
male.  Et  le  roi  rit  aux  éclats.  D'Arlagnan  crut  ne  pas  devoir  interrompre  Sa  Majesté 
et  fit  le  gros  dos  avec  modestie.  —  A  propos,   continua  Charles,  vous  a-t-il  vraiment 

pardonné,  notre  cher  Monk? — Pardonné!  mais  j'espère  que  oui ,   sire.  —  Eh! 

c'est  que  le  four  était  cruel...  Odds-fish!  eucaquer  comme  un  hareng  le  premier  per- 
sonnage de  la  révolution  anglaise!  A  votre  place,  je  ne  m'y  fierais  pas,  chevalier.  — 
Mais,  sire...  —  Je  sais  bien  que  Monk  vous  appelle  son  ami...  Mais  il  a  l'œil  bien  pro- 
fond pour  n'avoir  pas  de  mémoire,  et  le  sourcil  bien  haut  poui'  n'être  pas  fort  orgueil- 
leux, vous  savez,  (jrande  supercilium.  —  J'apprendrai  le  latin,  bien  sur,  se  dit  d'Ar- 
tagnan. — Tenez,  s'écria  le  roi  enchanté  ,  il  faut  que  j'arrange  votre  réconciliation; 
je  saurai  m'y  prendre  de  telle  sorte... 

D'Artagnan  se  mordit  la  moustache.  —  Votre  Majesté  me  permet-elle  de  lui  ilire  la 
vérité?  —  Dites ,  chevalier,  dites.  —  Eh  bien,  sire  ,  vous  me  faites  une  peur  affreuse. 
Si  Votre  Majesté  arrange  mon  affaire,  comme  elle  parait  en  avoir  envie,  je  suis  un 
homme  perdu  ,  le  duc  me  fera  assassiner.  Le  roi  partit  d'un  nouvel  éclat  de  rire,  qui 
changea  en  épouvante  la  frayeur  de  d'Artagnan.  —  Sire,  de  grâce,  proniettcz-moi  de 
nie  laisser  traiter  cette  négociation;  et  puis,  si  vous  n'avez  \)\us  besoin  de  mes  ser- 
vices... —  Non,  chevalier.  Vous  voulez  partir?  répondit  Charles  avec  une  hilarité  de 
plus  en  i)lus  inquiétante.  —  Si  Votre  Majesté  n'a  plus  rien  à  me  demander.  Charles 
redevint  à  peu  |)rès  sérieux.  —  Une  seule  chose.  Voyez  ma  sœur.  lad\  llcm-iette.  Vous 
connaît-elle? — Non,  sire;  mais...  un  vieux  soldat  comme  moi  n'est  [)as  un  spectacle 
agréable  pour  une  jeune  et  joyeuse  princesse.—  Je  veux,  \ous  dis-je,  que  ma  sojur 
vous  connaisse;  je  veux  qu'elle  puisse  au  besoin  compter  sur  vous.  — Sire,  tout  ce 

qui  est  clicr  à  Votre  Majesté  sera  sacré  pour  moi.  —  Bien Parryl  \ieiis,  mon 

bon  Farry. 

La  porte  latérale  s'ouvrit ,  et  Parry  entra ,  le  visage  rayonnant  dès  qu'il  eut  aperçu 
le  chevalier.  —  Que  l'ail  lioihcster?  dit  le  roi.  —  11  est  sur  le  canal  avec  les  dames, 
ré|diqua  Parry.  —  El  liuiKingham? — Aussi.  — Voilà  qui  est  au  mieux.  Tu  conduiras 
le  chevalier  près  de  Villicrs,  c'est  le  duc  de  linckingham,  chevalier,  cl  lu  prieras 
le  duc  de  présenter  M.  d'Artagnan  h  ladj  Ileuriclte. 

Parry  s'inclina  et  sourit  à  d'Artagnan.  —  Chevalier,  continua  le  roi,  c'est  votre 
audience  de  congé  ;  vous  pourrez  cnsuile  parlir  quand  il  vous  [ilaira.  —  Sire,  merci. 
—  Mais  faites  bien  votre  paix  avec  Monk.  —  (>li  I  sire...  —  Vous  savez  qu'il  y  a  un 
de  mes  vaisseaiix  à  volrc  disposition? —  Mais  sire,  vous  me  comblez  ,  et  je  ne  souf- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  125 

frirai  jamais  que  des  officiers  de  Votre  Majesté  se  dérangent  pour  moi.  Le  roi  frappa 
sur  l'épaule  de  d'Arlaynan.  — Personne  ne  se  dérange  pour  vous,  chevalier,  mais  bien 
pour  un  ambassadeur  que  j'envoie  en  France  et  à  qui  vous  servirez  volontiers ,  je 
crois,  de  compagnon,  car  vous  le  connaissez. 

D'.\rtagnan  regarda  étonné.  —  C'est  un  certain  comte  de  la  Fère...  celui  que  vous 
appelez  Athos,  ajouta  le  roi  en  terminant  la  conversation ,  comme  il  l'avait  commen- 
cée, par  un  jo^ieux  éclat  de  rire.  Adieu  ,  chevalier;  adieu.  Aimez-moi  comme  je  vous 
aime.  Et  là-dessus,  faisant  un  signe  à  Parry  pour  lui  demander  si  quelqu'un  n'atten- 
dait [las  dans  un  cabinet  voisin,  le  roi  disparu!  dans  ce  cabinet,  laissant  la  place  au 
chevalier,  tout  étourdi  de  cette  singulière  audience.  Le  vieillard  lui  prit  le  bras  amica- 
lement et  l'ennucna  vers  les  jardins. 


SUR   LE  CANAL. 

Sur  le  canal  aux  eaux  d'un  vert  opaque ,  bordé  de  margelles  de  marbre ,  où  le  temps 
avait  déjà  semé  ses  taches  noires  et  ses  touffes  d'herbes  moussues,  glissait  majestueu- 
sement une  longue  barque  plate,  pavoisée  aux  armes  d'Angleterre,  surmontée  d'un 
dais  et  tapissée  de  longues  étoffes  damassées  qui  traînaient  leurs  franges  dans  l'eau. 
Huit  rameurs  pesant  mollement  sur  les  avirons  la  faisaient  mouvoir  sur  le  canal  avec 
la  lenteur  gracieuse  des  cygnes,  qui ,  troublés  dans  leur  antique  possession  par  le  sil- 
lage de  la  barque,  regardaient  de  loin  passer  cette  splendeur  et  ce  bruit.  Nous  disons 
ce  bruit,  car  la  barque  renfermait  quatre  joueurs  de  guitare  et  de  luth,  deux  chan- 
teurs et  plusieurs  courtisans,  tout  chamarrés  d'or  et  de  pierreries,  lesquels  montraient 
leurs  dents  blanches  à  l'envi  pour  plaire  à  lady  Stuart,  petile-lîlle  de  Henri  IV.  fille  de 
Charles  I",  sœur  de  Charles  II,  qui  occupait  sous  le  dais  de  cette  barque  la  place 
d'honneur. 

Nous  connaissons  cette  jeune  princesse ,  nous  l'avons  vue  au  Louvre ,  avec  sa  mère, 
manquant  de  bois,  manquant  de  [lain,  nourrie  par  le  coadjuteur  et  les  parlemens. 
Elle  avait  donc,  comme  ses  frères,  passé  une  dure  jeunesse  ;  puis  tout  à  coup  elle  ve- 
nait de  se  réveiller  de  ce  long  et  horrible  rêve,  assise  sur  les  degrés  d'un  trône, 
entourée  de  courtisans  et  de  flatteurs.  Comme  Marie  Stuart,  au  sortir  de  la  prison, 
elle  aspirait  donc  la  vie  et  la  liberté,  et  de  plus,  la  puissance  et  la  richesse. 

Lady  Henriette  en  grandissant  était  devenue  une  beauté  remarquable  que  la  res- 
tauration qui  venait  d'avoir  lieu  avait  rendue  célèbre.  Le  malheur  lui  avait  ôté  l'éclat 
de  l'orgueil,  mais  la  prospérité  venait  de  le  lui  rendre.'  Elle  resplendissait  dans  sa 
joie  et  son  bien-être,  pareille  à  ces  Heurs  de  serre  qui,  oubliées  pendant  une  nuit  aux 
premières  gelées  d'autonme,  ont  penché  la  tète,  mais  qui,  le  lendemain,  réchauffées 
à  l'atmosphère  dans  laquelle  elles  sont  nées ,  se  relèvent  plus  splendides  que  jamais. 
Lord  Villiers  de  Buckingham,  fils  de  celui  qui  joue  un  rôle  si  célèbre  dans  les  pre- 
miers chapitres  de  cette  histoire,  lord  Villiers  de  Buckingham  ,  beau  cavalier,  mélan- 
colique avec  les  femmes,  rieur  avec  les  hommes;  et  Vilmot  de  Rochesler,  rieur  avec 
les  deux  sexes,  se  tenaient  en  ce  moment  debout  devant  lady  Henriette,  et  se  dispu- 
taient le  privilège  de  la  faire  sourire.  Quant  à  cette  jeune  et  belle  princesse,  adossée 
à  un  coussin  de  velours  brodé  d'or,  les  mains  inertes  et  pendantes  qui  trempaient 
dans  l'eau,  elle  écoutait  uonchalammeul  les  musiciens  sans  les  entendre,  et  elle  en- 
tendait les  deux  courtisans  sans  avoir  l'air  de  les  écouter. 

C'est  que  lady  Henriette,  cette  créature  pleine  de  charmes,  cette  femme  qui  joignait 


d26  LES  MOUSQUETAIRES. 

les  grâces  de  la  France  à  celles  de  l'Angleten'e ,  u'ayaut  pas  encore  aimé ,  était  cruelle 
dans  sa  coquetterie.  Aussi  le  sourire,  cette  naïve  faveur  des  jeunes  filles,  n'éclairait 
pas  même  son  visage,  et  si  parfois  elle  levait  les  yeux  ,  c'était  pour  les  attacber  avec 
tant  de  fixité  sur  l'un  ou  sur  l'autre  cavalier,  que  leur  galanterie ,  si  effrontée  qu'elle 
fût  d'habitude,  s'en  alarmait  et  en  devenait  timide. 

Cependaul  le  bateau  marchait  toujours,  les  musiciens  faisaient  rage  et  les  courti- 
sans commençaient  à  s'essouffler  comme  eux.  D'ailleurs  la  promenade  paraissait  sans 
doute  monotone  à  la  princesse  ,  car  secouant  tout  à  coup  la  tète  d'un  air  d'impatience, 
—  Allons,  dit-elle,  assez  comme  cela;  Messieurs,  rentrons.  —  Ah!  Madame,  dit 
Buckingham,  nous  sommes  bien  malheureux,  nous  n'avons  pu  réussir  à  faire  trou- 
ver la  promenade  agréable  à  Votre  Altesse.  — Ma  mère  m'attend ,  répondit  lady  Hen- 
riette :  puis,  je  vous  l'avouerai  franchement.  Messieurs,  je  m'ennuie. 

Et  tout  en  disant  ce  mot  cruel ,  la  princesse  essayait  de  consoler  par  un  regard  cha- 
cun des  deux  jeunes  gens,  qui  paraissaient  consternés  d'une  pareille  franchise.  Le 
regard  produisit  son  effet,  les  deux  visages  s'épanouirent,  mais  aussitôt ,  comme  si  la 
royale  coquette  eût  pensé  qu'elle  venait  de  faire  tro|i  pour  de  simples  mortels,  elle  lit 
un  mouvement,  tourna  le  dos  à  ses  deux  adorateurs  et  parut  se  plonger  dans  une  rêverie 
à  laquelle  il  était  évident  qu'ils  n'avaient  aucune  part.  Buckingham  se  mordilles 
lèvres  avec  colère ,  car  il  était  véritablement  amoureux  de  lady  Henriette ,  et ,  en  cette 
qualité,  il  prenait  tout  au  sérieux.  Rocbester  se  les  mordit  aussi:  mais  comme  son 
es[)rit  dominait  toujours  sou  cœur,  ce  fut  purement  et  sim|)lement  pour  réprimer  un 
malicieux  éclat  de  rire. 

La  princesse  laissait  donc  errer  le  long  de  la  berge  aux  gazons  fins  et  fleuris  ses 
■jeux  ,  qu'elle  détournait  des  deux  jeunes  gens.  Elle  aperçut  au  loin  Parry  et  d'.\rta- 
gnan.  —  Qui  vient  là-bas?  demanda-1-elle.  Les  deux  jeunes  gens  tirent  volte-face 
avec  la  rapidité  de  1  éclair.  —  l'arry  ,  répondit  Buckingham ,  rien  que  Parry.  —  Par- 
don, dit  Rocbester,  mais  je  lui  vois  un  compagnon,  ce  me  semble.  — Oui,  d'abord, 
reprit  la  princesse  avec  langueur;  puis  que  signifient  ces  mots  :  n  Rien  que  Parry,  » 
dites,  milord?  —  Parce  que,  Madame,  répliqua  Buckingham  piqué,  parce  que  le 
fidèle  Parry,  l'errant  Parry,  l'éternel  Parry,  n'est  pas,  je  crois,  de  grande  impor- 
tance. —  Vous  vous  trompez,  monsieur  le  duc  :  Parry,  l'errant  Parry,  comme  vous 
dites,  a  erré  toujours  pour  le  service  de  ma  famille,  et  voir  ce  vieillard  est  toujours 
pour  moi  un  doux  spectacle. 

Lady  Henrietle  suivit  la  progression  ordinaire  aux  jolies  femmes,  et  surtout  aux 
femmes  coquettes  ;  elle  passait  du  caprice  à  la  contrariété  ;  le  galant  avait  subi  le  ca- 
price, le  courtisan  devait  plier  sous  riuinicnr  conirariantc.  Burkingham  s'inclina, 
mais  ne  répondit  point.  —  Il  est  vrai.  Madame,  liil  Rocbester  en  s'iuclinant  à  sou 
tour,  que  Parry  est  le  modèle  des  serviteurs;  mais,  Madame,  il  n'est  plus  jeune,  et 
nous  ne  rions,  nous,  qu'eu  voyant  les  choses  gaies.  Est-ce  bien  gai  un  vieillard?  — 
Assez,  milord  .  dit  sèchemeni  lady  Henriette,  ce  sujet  de  conversation  me  blesse. 

Puis  comme  se  parlant  à  elle-même,  —  Il  est  vraiment  inouï,  conliima-t-elle, 
cond>ien  les  amis  démon  frère  ont  peu  d'égards  pour  ses  serviteurs!  — Ce  bon  l'arry 
veut  me  ]iarlcr,  je  crois,  ajoula-t-clle  tout  iiaul.  Monsieur  de  Rocbester,  faites  donc 
aborder,  je  vous  prie.  Rochcsler  s'eni|iressa  de  répéter  le  comiriandi'uionl  de  la  prin- 
cesse. Une  minute  après,  la  barque  touchait  le  rivage.  —  Kébanpious,  Messieurs,  «lit 
lady  Henrietle  en  allant  chercher  le  bras  que  lui  offrait  Rocbester,  bien  que  Ruckin- 
ghani  l'ùl  phn  près  d'elle  et  eiil  présenté  le  sien.  Alors  Rorliester,  a\ec  un  orgueil  mal 
(li>siiiiuié  qui  pi'ira  d'oulie  eu  outre  le  rii'ur  du  malliein-eux  Ituikiughain  ,  lit  traver- 
ser t»  la  princesse  le  petit  p6nl  que  les  gens  de  l'équipage  avaient  jeté  du  bateau  royal 


i.K    1)1  i;   m;    m  ck  i  ng ii  a  m. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  157 

sur  la  berge.  —  Où  va  Voire  Grâce?  demanda  Rochesler.  —  Vous  le  voyez ,  milorJ , 
vers  ce  bon  Parry  qui  erre,  comme  disait  milord  Buckingham,  et  me  cherche  avec  ses 
yeux  affaiblis  par  les  larmes  qu'il  a  versées  sur  nos  malheurs.  —  Oh  !  mon  Dieu  !  dit 
Rochesler,  que  Votre  Altesse  est  triste  aujourd'hui,  Madauie  !  Nous  avons,  en  vérité  , 
l'air  de  lui  paraître  des  fous  ridicules. — Parlez  pour  vous,  milord,  interrompit 
Buckingham  avec  dépit  :  moi,  je  déplais  tellement  à  Son  Altesse  que  je  ne  lui  parais 
absolument  rien.  Ni  RocJiester  ni  la  princesse  ne  répondirent;  on  vit  seulement  lady 
Henriette  entraîner  son  cavalier  d'une  course  plus  rapide.  Buckingham  resta  en 
arrière  et  profita  de  cet  isolement  pour  se  livrer,  sur  son  mouchoir,  à  des  morsures 
tellement  furieuses,  que  la  batiste  fut  mise  en  lambeaux  au  troisième  coup  de  dents. 

—  Parry,  bon  Parry,  dit  la  princesse  avec  sa  petite  voix,  viens  par  ici;  je  vois  que 
tu  me  cherches,  et  je  l'attends.  — Ah!  Madame,  dit  Rochesler  venant  charitablement 
au  secours  de  son  compagnon ,  demeuré,  comme  nous  l'avons  dit,  en  arrière,  si  Parry 
ne  voit  pas  Votre  Altesse,  l'homme  qui  le  suit  est  un  guide  suffisant,  même  pour  un 
aveugle,  car  en  vérité,  il  a  des  yeux  de  flammes  :  c'est  un  fanal  à  double  lampe  que 
cet  homme.  —  Éclairant  une  fort  belle  et  fort  martiale  ligure,  dit  la  princesse,  déci- 
dée à  rompre  en  visière  à  tout  propos. 

Rochester  s'inclina.  —  Une  de  ces  vigoureuses  têtes  de  soldat  comme  on  n'en  voit 
qu'en  France,  ajouta  la  princesse  avec  la  persévérance  de  la  femme  sùrc  de  l'impu- 
nité. Rochester  et  Buckingham  se  regardèrent  comme  pour  se  dire  :  —  May,  qu'a- 
t-elle  donc?  —  Voyez  ,  monsieur  de  Buckingham ,  ce  que  veut  Pari-y,  dit  lady  Hen- 
riette :  allez. 

Le  jeune  homme,  qui  regardait  cet  ordre  comme  une  ftiveur,  reprit  courage  et 
courut  au-devant  de  Parry,  qui,  toujours  suivi  par  d'Artagnan,  s'avançait  avec  len- 
teur du  côté  de  la  noble  compagnie.  Parry  marchait  avec  lenteur  à  cause  de  son  â^e. 
D'Artagnan  marchait  lentement   et  noblement,  comme  devait  marcher  d'Artagnan 

doublé  d'un  tiers  de  million,  c'est-à-dire  sans  forfanterie,  mais  aussi  sans  timidité. 

Ah!  milord,  iht  Parry  tout  essoufflé,  Votre  Grâce  veut-elle  obéir  au  roi'/ — En  quoi, 
monsieur  Parry'/  demanda  le  jeune  homme  avec  une  sorte  de  froideur  tempérée  par 
le  désir  d'être  agréable  à  la  princesse.  —Eh  bien!  Sa  Majesté  prie  Votre  Grâce  de 
présenter  Monsieur  à  lady  Henriette  Stuart.  —  Monsieur  qui,  d'abord?  demanda  le 
duc  avec  hauteur.  D'Artagnan,  on  le  sait,  était  facile  à  efl'aroucher;  le  ton  de  milorJ 
Buckingham  lui  déplut.  11  regarda  le  courtisan  à  la  hauteur  des  yeux,  et  deux  éclairs 
brillèrent  sous  ses  sourcils  froncés.  Puis  faisant  un  effort  sur  lui-même, — Monsieur 
le  chevalier  d'Artagnan,  milord,  répondit-il  tranquillement.  — Pardon,  Monsieur 
mais  ce  nom  m'apprend  votre  nom,  \oilà  tout.  C'est-à-dire  que  je  ne  vous  connais 
pas.  — Je  suis  plus  heureux  que  vous,  Monsieur,  répomUt  d'Artagnan,  car,  moi,  j'ai 
eu  l'honneur  de  connaître  beaucoup  votre  famille  et  particulièrement  milord  duc  de 
Buckingham,  votre  illustre  père.  —Mon  père"/  fil  Buckingham.  En  ell'el,  Monsieur 
il  me  semble  maintenant  me  rappeler...  M.  le  chevalier  d'Artagnan,  dites-vous? 

D'Artagnan  s'inclina,  —  En  personne,  dit-il. — Pardon;  n'êtes-vous  point  l'un  de 
ces  Français  qui  eurent  avec  mon  père  certains  rapports  secrets?  —  Précisément, 
monsiem-  le  duc  ,  je  suis  un  de  ces  Français-là.  —  Alors,  Monsieur,  permettez-moi  de 
ous  dire  qu'il  est  élrauge  que  mou  père,  de  son  vivant,  n'ait  jamais  entendu  parler 
de  vous.  — Non,  Monsieur,  mais  il  en  a  entendu  parler  au  moment  de  sa  mort;  c'est 
moi  qui  lui  ai  fait  passer,  par  le  valet  de  chambre  de  la  reine  Anne  d'Autriche,  l'avis  du 
danger  qu'il  courait;  malheureusement  l'avis  est  arrivé  trop  tard.  —N'importe,  Mon- 
sieur, dit  Buckingham,  je  co)nprends  maintenant,  qu'ayaut  eu  l'intenfion  de  rendre 
service  au  père ,  vous  veniez  réclamer  la  protection  du  fils. 


128  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  D'abord  ,  milord ,  répondit  flegmatiquemeni  d'Arlagnaii ,  je  ne  réclame  la  pro- 
tection de  personne.  Sa  Majesté  le  roi  Charles  H  ,  à  qui  j'ai  eu  l'honneur  de  rendre 
quelques  services  —  il  faut  vous  dire  ,  Monsieur,  que  ma  vie  s'est  passée  à  celle  occu- 
pation, —  le  roi  Charles  II ,  donc,  qui  veut  bien  in'honorer  de  quelque  bienveillance, 
a  désiré  que  je  fusse  présenté  à  lady  Henriette,  sa  sœur,  à  laquelle  j'aurai  peut-être 
aussi  le  bonheur  d'être  utile  dans  l'avenir.  Or,  le  roi  vous  savait  en  ce  moment  auprès 
de  Son  Allesse,  et  m'a  adressé  à  vous  par  l'entremise  de  Parry.  Il  n'y  a  pas  d'autre 
mystère.  Je  ne  vous  demande  absolument  rien ,  et  si  vous  ne  voulez  pas  me  présenter 
à  Son  Altesse,  j'aurai  la  douleur  de  me  passer  de  vous  et  la  hardiesse  de  me  présen- 
ter moi-même.  —  Au  moins,  Monsieur,  répliqua  Buckingham,  qui  tenait  à  avoir  le 
dernier  mot ,  vous  ne  reculerez  pas  devant  une  explication  provoquée  par  vous  ?  —  Je 
ne  recule  jamais,  Monsieur,  dit  d'Artagnan.  — Vous  devez  savoir  alors,  puisque  vous 
avez  eu  des  rapports  secrets  avec  mon  père ,  quelque  détail  particulier?  —  Ces  rap- 
ports sont  déjà  bien  loin  de  nous,  Monsieur,  car  vous  n'étiez  pas  encore  né,  et 
pour  quelques  malheureux  ferrels  de  diamans  que  j'ai  reçus  de  ses  mains  et  rapportés 
en  France  ,  ce  n'est  vraiment  pas  la  peine  de  réveiller  tant  de  souvenirs.  — Ah  !  Mon- 
sieur, dit  vivement  Buckingham  en  s'approchant  de  d'Artagnan  et  en  lui  tenJaat  la 
main ,  c'est  donc  vous  !  vous  que  mon  père  a  tant  cherché  et  qui  pouviez  tant  attendre 
de  nous? 

— Attendre,  Monsieur  !  en  vérité  c'est  là  mon  tort ,  et  toute  ma  vie  j'ai  attendu.  Pen- 
dant ce  temps,  la  princesse,  lasse  de  ne  pas  voir  venir  à  elle  l'étranger,  s'était  levée  et 
s'était  approchée.  —  Au  moins,  Monsieur,  dit  Buckingham.  n'altendrez-vous  point 
cette  présentation  que  vous  réclamez  de  moi.  Alors  se  retournant  et  s'inclinaut  devant 
lady  Henriette  :  —  Madame,  dit  le  jeune  homme,  le  roi  votre  frère  désire  que  j'aie 
l'honneur  de  présenter  à  Voire  Allesse  M.  le  chevalier  d'Artagnan.  —  Pour  que  Votre 
Altesse  ail  au  besoin  un  appui  solide  et  un  ami  sûr,  ajouta  Parry.  D'Artagnan  s'in- 
clina. —  Vous  avez  encoi'e  quelque  chose  à  dire,  Parry?  répondit  lady  Henrictlc  , 
souriant  à  d'Artagnan ,  tout  en  adressant  la  parole  au  vieux  serviteur.  — Oui,  Ma- 
dame, le  roi  désire  que  Voire  Allesse  garde  religieusement  dans  sa  mémoire  le  nom 
et  se  souvienne  du  mérite  de  M  d'Artagnan,  à  qui  Sa  Majesté  dnjt,  dit-pUe.  d'avoir 
recouvré  son  royaume. 

Buckingham,  la  princesse  et  Rochcster  se  regardèrent  étonnés.  — tiela,  dit  d'Ar- 
tagnan, est  un  autre  petit  secret  dont,  selon  toute  probabilité  ,  je  ne  me  vanterai  pas 
au  fils  de  Sa  Majesté  le  roi  Charles  H,  comme  j'ai  fait  à  vous  à  l'endroit  des  ferrels  de 
diamans.  —  Madame,  dit  Fiuikinghani ,  .Monsieur  vinnl.  pour  la  seconde  fois,  de  rap- 
peler à  ma  mémoire  un  événement  qui  excite  tellement  ma  curiosité ,  que  j'oserai 
vous  demander  la  permission  de  l'écarter  un  instant  de  vous,  pour  l'entretenir  en 
particulier...  —  Faites,  milord,  dit  la  princesse,  mais  rendez  bien  vite  à  la  sii'ur  cet 
ami  si  dévoué  au  frère.  Et  elle  rc|iril  le  liras  di'  Hoiliester,  pendant  que  Biickiiigham 
prenait  celui  de  d'Artagnan.  —  Oh  !  rticontez-moi  donc,  chevalier,  dit  Buckingham, 
toute  cette  aiïaire  des  diamans,  que  nul  ne  sait  en  Angleterre,  pas  même  le  tils  de 
celui  qui  en  l'ut  le  héros.  —  .Milord ,  une  seule  personne  avait  le  droit  de  raconter  toute 
cette  aiïaire,  comme  vous  dites,  c'était  votre  père,  il  a  jugé  à  propos  de  se  taire,  je 
vous  demanderai  la  permission  de  l'imiter. 

Et  d'Artagnan  s'inclina  en  homme  sur  lequel  il  est  évident  qu'aucune  instance 
n'aura  de  prise.  —  Puisqu'il  en  est  ainsi ,  Monsieur,  dit  Bui  kiiigham  ,  pardonnez-moi 
mon  indiscrétion  ,  je  vous  prie.el  si  (lueique  jour,  moi  aussi .  j'allais  eu  France.... 

El  il  se  retourna  pour  donner  un  dernier  regard  à  la  princesse,  qui  ne  s'inquiélail 
guère  de  lui.  loiil  (>i-(up"''i'i|u'i'lli'  él.iilnii  |iarais>;ail  èlre  de  la  con  versai  Icin  de  ItiM-licsIcr. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  129 

Biickinghain  soupira. —  Eh  bien?  deniauda  d'Arlag^nan.  —  Je  disais  donc  que  si 
quelque  joLir,  moi  aussi ,  j'allais  en  France...  —  Vous  irez,  milord  ,  dit  en  souriant 
d'Artagnan  ,  c'est  moi  qui  vous  en  réponds.  — El  pourquoi  cela?  —  Oh  !  j'ai  d'clranges 
manières  de  prédiclion,  moi,  cl  une  fois  que  je  prédis,  je  me  trompe  rarement.  Si 
donc  vous  \enez  en  France?  —  Eh  bien!  Monsieur,  vous  à  qui  les  rois  demandent 
cette  précieuse  amitié  qui  leur  rend  des  couronnes,  j'oserai  vous  demander  un  peu  de 
ce  grand  intérêt  que  vous  avez  voué  à  mon  père.  — ililord,  répondit  d'Artagnan, 
croyez  que  je  me  tiendrai  pour  tort  honoré  ,  si .  Ià-l)as  ,  vous  voulez  bien  encore  vous 
souvenir  que  vous  m'avez  vu  ici.  Et  niaintenanl.  permettez...  Se  retournant  alors 
vers  lady  Henriette  :  —  Madame,  dit-il ,  Voire  Ailesse  est  fille  de  France  ,  et,  en  celte 
qualité,  j'espère  la  revoir  à  Paris.  Un  de  mes  jours  heureux  sera  celui  où  Votre  Al- 
tesse me  donnera  un  erdre  quelconque  qui  me  rappelle  ,  à  moi.  qu'elle  n'a  point  ou- 
blié les  reconmiandations  de  son  auguste  frère.  El  il  s'inclina  devant  la  jeune  princesse, 
qui  lui  donna  sa  main  à  baiser  avec  une  grâce  toute  royale.  —  Ah  I  .Madame  ,  dit  tout 
bas  Buckingham,  que  faudrait- il  faire  pour  obtenir  de  Voire  Altesse  une  pareille 
faveur?  — Dame!  milord,  répondit  lady  Henriette,  demandez  à  M.  d'Artagnan,  il 
vous  le  dira. 


COMMENT   D'ARTAGNAN   TIUA ,   COMME   EUT  FAIT  UNE   FEE,   UNE   MAISON 
DE  PLAISANCE   D'UNE   BOITE   DE   SAPIN. 

Les  paroles  du  roi  touchant  l'amour-proprc  de  Monk  n'avaient  pas  inspiré  à  d'Arta- 
gnan une  médiocre  appréhension.  Le  lioulenant  avait  eu  toute  sa  vie  le  grand  art  <ie 
choisir  ses  ennemis,  et  lorsqu'il  les  avait  pris  implacables  et  invincibles,  c'est  qu'il 
n'avait  pu,  sous  aucun  prétexte,  faire  autrement.  Mais  les  points  de  vue  changent 
beaucoup  dans  la  vie.  C'est  une  lanterne  magique  dont  l'œil  de  l'homme  modifie 
chaque  année  les  aspects.  11  en  résulte  que  ,  du  dernier  jour  d'une  année  où  l'on  voyait 
blanc,  au  premier  jour  de  l'autre  où  l'on  verra  noir,  il  n'y  a  que  l'espace  d'une  nuit. 
Or,  d'Artagnan,  lorsqu'il  parfit  de  Calais  avec  ses  dix  sacripans,  se  souciait  aussi  peu 
de  prendre  à  partie  Goliath,  Nabuchodonosor  ou  Holophei'ue  ,  que  décroiser  l'épée 
avec  une  recrue  ,  ou  que  de  discuter  avec  son  hôtesse.  Alors  il  ressemblait  à  l'épervier 
qui  à  jeun  attaque  un  bélier.  La  faim  aveugle.  Mais  d'Artagnan  rassasié ,  d'Artagnan 
riche,  d'Artagnan  vainqueur,  d'Artagnan  fier  d'un  triomphe  si  difficile ,  d'-\rlagnan 
avait  trop  à  perdre  pour  ne  pas  compter  chilfre  à  chiffre  avec  la  mauvaise  fortune 
probable. 

Il  songeait  donc,  tout  en  revenant  de  sa  présentation,  à  une  seule  chose,  c'est-à- 
dire  à  ménager  un  honniie  aussi  puissant  que  Monk,  un  homme  que  Charles  ména- 
geait aussi ,  tout  roi  qu'il  était  ;  car,  à  peine  établi ,  le  protégé  pouvait  encore  avoir 
besoin  du  protecteur,  et  ne  lui  refuserait  point  par  conséquent,  le  cas  échéant,  la 
mince  satisfaction  de  déporter  monsieur  d'Artagnan ,  ou  de  le  renfermer  dans  quelque 
tour  du  Middiesex,  ou  de  le  faire  un  peu  noyer  dans  le  trajet  maritime  de  Douvres  à 
Boulogne.  Ces  sortes  de  satisfactions  se  rendent  de  rois  à  vice-rois,  sans  firer  autre- 
ment à  conséquence.  —  Décidément ,  pensait  le  Gascon,  —  et  cette  pensée  était  le  ré- 
sultat des  réflexions  qu'il  venait  de  faire  tout  bas,  et  que  nous  venons  de  faire  toui 
haut,  —  décidément  il  faut  que  je  me  réconcilie  avec  M.  Monk  ,  et  que  j'acquière  la 
preuve  de  sa  |iarfaite  indifférence  pour  le  passé.  Si,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise  ,  il  est  en- 
core maussade  et  réservé  dans  l'expression  de  ce  senliinenl ,  je  donne  mon  argent  à 


130  Mis  MOUSQUETAIRES. 

emporter  à  Alhos,  je  dciiieurc  en  Angleterre  juste  assez  de  temps  poui- le  dévoiler, 
[mis,  comme  j'ai  l'œil  vif  et  le  pied  léger,  je  saisis  le  premier  signe  hostile,  je  décam|)e, 
je  me  cache  chez  milord  de  Buckingham  ,  qui  me  parait  bon  diable  au  fond ,  et  auquel , 
en  récompense  de  son  hospitalité ,  je  raconte  alors  toute  cette  histoire  de  diamans ,  qui 
ne  peut  plus  compromettre  qu'une  vieille  reine,  laquelle  peut  bien  passeur,  étant  la 
femme  d'un  ladre  vert  comme  M  de  Mazarin,  pour  avoir  été  autrefois  la  maîtresse 
d'un  beau  seigneur  comme  Butkingham.  Mordioux!  c'est  dit,  et  ce  Mouk  ne  me  sur- 
montera pas.  Eh  !  d'ailleurs ,  une  idée  ! 

On  sait  que  ce  n'étaient  |)as,  en  général,  les  idées  qui  manquaient  à  d'Artaguan. 
C'est  que  pendant  son  monologue,  d'Artagnan  venait  de  se  boutonner  jusqu'au  men- 
ton, et  rien  n'excitait  en  lui  l'imagination  comme  celte  préparation  à  un  combat  quel- 
conque, nomtpée  accinction  par  les  Romains.  Il  arriva  tout  écbauilé  au  logis  du  duc 
d'Albermale.  On  l'introduisit  chez  le  vice-roi  avec  une  célérité  qui  prouvait  qu'où  le 
regardait  comme  étant  de  la  maison.  Monk  était  dans  son  cabinet  de  travail. — ^lilord, 
lui  dit  d'Artaguan  avec  cette  expression  de  franchise  que  le  Gascon  savait  si  bien 
étendre  sur  sou  visage  rusé,  milord,  je  viens  demander  un  conseil  à  Votre  Grâce. 
Monk,  aussi  boutonné  moralement  que  son  antagoniste  l'était  physiquement,  Mouk 
répondit  :  —  Demandez,  mon  cher.  Et  sa  figure  présentait  une  expression  non  moins 
ouverte  que  celle  de  d'Artagnan.  —  Milord.  avant  toute  chose,  promettez-moi  secret 
et  indulgence.  ^  Je  vous  promets  tout  ce  que  vous  voudrez.  Qu'y  a-t-il .  dites?  —  Il 
y  a,  milord,  que  je  ne  suis  pas  tout  à  fait  content  du  roi.  —  Ah!  vraiment.  Et  en 
quoi,  s'il  vous  plaît ,  mon  cher  lieutenant?  —  Eu  ce  que  Sa  Majesté  se  livre  parfois  à 
des  plaisanteries  fort  compromettantes  pour  ses  serviteurs,  et  la  [ilaisanlerie  ,  milord , 
est  une  arme  qui  blesse  fort  les  gens  d'épée  comme  nous. 

Monk  fit  tous  ses  efforts  pour  ne  pas  trahir  sa  pensée  ;  mais  d'Artagnan  le  guettait 
avec  une  attention  trop  soutenue  pour  ne  pas  apercevoir  une  imperceptible  rougeur 
sur  ses  joues.  —  Mais  quant  à  moi ,  dit  Monk  de  l'air  le  plus  naturel  du  monde  ,  je  ne 
suis  pas  ennemi  de  la  plaisanterie ,  mon  cher  monsieur  d'Artaguan  :  mes  soldats  vous 
diront  même  que  bien  des  fois,  au  camp,  j'entendais  fort  iudifléremment,  el  avec  un 
certain  goût  même,  les  chansons  satiriques  qui,  de  l'armée  de  Lambert,  passaient 
dans  la  mienne  ,  et  qui ,  bien  certainement ,  eussent  ccorché  les  oreilles  d  un  général 
plus  susce|)tible  (pio  je  ne  le  suis.  —  Oh  !  milord ,  lit  d'Artaguan .  je  sais  que  vous  êtes 
un  homme  complet,  je  sais  que  vous  êtes  |)lacé  depuis  longtemps  au-dessus  des  mi- 
sères humaines,  mais  il  y  a  plaisanteries  et  plaisanteries,  et  certaines,  quant  à  moi, 
ont  le  privilège  de  m  irriter  au  delà  d(.'  tonte  cx|iression.  —  Peut-on  savoir  lesquelles, 
«11/  deari'  —  Celles  qui  sont  dirigées  contre  mes  amis  ou  contre  les  gens  que  je  res- 
])ecte ,  milord. 

Monk  fit  un  imperceiilible  mouvement  ipie  d'Artagnan  a|HM'çut.  —  Eh!  en  quoi, 
demanda  Monk,  en  quoi  le  run|i  d'épingle  ijui  égratigue  autrui  |ieut-il  vous  chatouiller 
la  peau  y  Contez-moi  cela,  voyons.  —  Milord,  je  vais  vous  l'expliquer  par  une  seule 
jihrase  ;  il  s'agissait  de  vous.  Mouk  lit  ini  pas  vers  d'Artagnan.  —  Ue  moi?  dit-il.  — ■ 
Oui,  el  voilà  re  que  je  ue  jinis  ni'e.vpliqncr  ;  mais  aussi  peut-être  est-ce  faute  de  con- 
naître son  caractère.  Comment  le  roi  a-l-il  le  ctrur  de  railler  un  honnnc  (pii  lui  a 
rendu  tant  el  de  si  grands  Bervices?  conunenl  comiirendre  qu'il  s'amuse  à  metiro  aux 
prises  un  lion  connue  vous  avec  un  moucheron  comme  moi?  —  Aussi  je  ne  vois  cela 
en  aucune  façon  ,  dil  Monk.  —  Si  fait  1  l''.iilin  ,  le  roi ,  cpii  me  devait  une  récompense, 
pouvait  me  récompenser  connue  nu  soldai  ,  s(uis  imaginer  cclt»-  histoire  de  rançon  qui 
vous  touche,  milord.  —Non,  lit  .Mouk  en  riiinl,  elle  no  me  loue  he  en  aucune  façon, 
je  vous  jure.     ■  l'as  à  mou   endroit ,  je  li' inmprcnds  ;  mmi^- uic  inunaisse/.,  milord , 


I.E  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  131 

je  suis  si  discret,  que  la  luiiilje  parailrail  bavarde  auprès  de  moi  ;  mais...  comprenez- 
vous,  iiiilord?  —  Nou  ,  s'obstina  à  dire  Monk.  —  Si  un  autre  savait  le  secret  que  je 
sais...  —  Quel  secret?  —  Eb  !  milord ,  ce  malbeureux  secret  de  Newcastle.  —  Ab  !  le 
million  de  M.  le  comte  de  la  Fère?  —  Non  ,  milord  ,  non  ;  l'entreprise  faite  sur  Voire 
Grâce. —  C'était  bien  joué,  cbevalier,  voilà  tout,  et  il  n"v  avait  rien  à  dire:  vous 
êtes  un  bomme  de  guerre,  brave  et  rusé  à  la  fois,  ce  qui  prouve  que  vous  réunissez 
les  qualités  de  Fabius  et  d'Annibal.  Donc  vous  avez  usé  de  vos  moyens,  de  la  force  et 
de  la  ruse  ;  il  n'y  a  rien  ù  dire  à  cela ,  et  c'était  à  moi  de  me  garantir.  —  Eb  !  je  le 
sais,  milord,  et  je  n'attendais  rien  moins  de  votre  impartialité;  aussi,  s'il  n'y  avait 
que  l'enlèvement  en  lui-même,  mordiouxl  ce  ne  serait  rien;  mais  il  y  a...  —  Quoi? 
—  F>es  circonstances  de  cet  enlèvement.  —  Quelles  circonstances?  —  Vous  savez  bien 
ce  que  je  veux  dire,  milord.  —  Non,  Dieu  me  damne  !  —  Il  y  a...  c'est  qu'en  vérité 
c'est  tort  diflii'ile  à  dire.  —  Il  y  a?  —  Eb  bien  !  il  y  a  celte  diable  de  boîte. 

Monk  rougit  \isiblement.  —  Cette  indignité  de  boîte ,  continua  d'Arlagnan,  de 
boite  en  sapin  ,  vous  savez?  —  Bon  !  je  l'oubliais  !  —  En  sapin,  continua  d'Artaignan  , 
avec  des  trous  pour  le  nez  et  la  bouche.  En  vérité  milord,  tout  le  reste  était  bien, 
mais  la  boîte,  ka  boîte!  décidément  c'était  une  mauvaise  plaisanterie.  Monk  se  déme- 
nait dans  tous  les  sens.  — Et  cependant,  que  j'aie  fait  cela,  reprit  d'Artagnan,  moi.  un 
capitaine  d'aventures,  c'est  tout  simple  ,  parce  que,  à  côté  de  l'action  un  peu  légère 
que  j'ai  commise,  mais  que  la  gravité  de  la  situation  peut  faire  excuser,  j'ai  la  cir- 
conspection et  la  réserve.  — Oh!  dit  Monk,  croyez  que  je  vous  connais  bien,  mon- 
sieur d'Artagnan,  et  que  je  vous  apprécie. 

D'Artagnan  ne  perdait  pas  Monk  de  vue ,  étudiant  tout  ce  qui  se  passait  dans  l'esprit 
du  général  nu  fur  et  à  niesiu-eipi'il  parlait.  — Mais  il  ne  s'agit  pas  de  moi ,  reprit-il.  — 
Enliu  ,  de  qui  s'agit-il  dom  V  demanda  Mouk,  qui  commençait  à  s'im[)alienter.  —  Il 
s'agit  du  roi,  qui  jamais  ne  retiendra  sa  langue.  — Eh  bien!  quand  il  parlerait,  au 
bout  du  compte,  dit  Monk  eu  balbutiant.  — Milord,  reprit  d'Artagnan,  ne  dissimu- 
lez pas,  je  vous  en  supplie,  avec  un  homme  qui  parle  aussi  franchement  que  je  le 
fais.  Vous  avez  le  droit  de  hérisser  votre  susceptibilité,  si  bénigne  qu'elle  soit.  Que 
diable!  ce  n'est  pas  la  place  d'un  homme  sérieux  comme  vous,  d'un  homme  qui 
joue  avec  des  couronnes  et  des  sceptres ,  comme  un  bohémien  avec  des  boules;  ce 
n'est  pas  la  place  d'un  homme  sérieux,  disais-je,  que  d'être  enfermé  dans  une  boite 
ainsi  qu'un  olijel  curieux  d'histoire  naturelle;  car  enlin  ,  vous  conqirenez,  ce  serait 
pour  faire  crever  de  rire  tous  vos  ennemis,  et  vous  êtes  si  grand,  si  noble,  si  géné- 
reux ,  que  vous  devez  en  avoir  beaucoup.  Ce  secret  peut  faire  crever  de  rire  la  moitié 
du  genre  humain  si  l'on  vous  représentait  dans  cette  boîte.  Or,  il  n'est  pas  décent  que 
l'on  rie  ainsi  du  second  personnage  de  ce  royaume. 

IMonk  perdit  tout  à  fait  contenance  à  l'idée  de  se  voir  représenté  dans  sa  boîte.  Le 
ridicule  ,  comme  l'avait  judicieusement  prévu  d'Artagnan,  faisait  sur  lui  ce  que  ni  les 
hasards  de  la  guerre,  ni  les  désirs  de  l'ambition,  ni  la  crainte  de  la  mort  n'avaient 
pu  iaire.  —  Bon  !  pensa  le  Gascon ,  il  a  peur  :  je  suis  sauvé.  —  Oh  !  quant  au  roi ,  dit 
Monk,  ne  craignez  rien,  cher  monsieur  d'Arlagnan,  le  roi  ne  plaisantera  pas  avec  Monk, 
je  vous  jure  1  L'éclair  de  ses  yeux  fut  intercepté  au  passage  par  d'.Vrtagnan.  Monk  se 
radoucit  aussitôt.  —  Le  roi ,  contiuua-t-il ,  est  d'un  trop  noble  naturel,  le  roi  a  un 
cœur  trop  haut  placé  pour  vouloir  mal  à  qui  lui  a  fait  du  bien.  —  Oh  !  cerlaineraent . 
s'écria  d'Artagnan.  Je  suis  entièrement  dans  votre  opinion  sur  le  cœur  du  roi ,  mais 
non  sur  sa  tète  :  il  est  bon ,  mais  il  est  léger.  —  Le  roi  ne  sera  pas  léger  avec  Monk , 
soyez  tranquille.  —  Ainsi,  vous  êtes  tranquille,  vous,  milord?  —  De  ce  côté  du 
moins,  oui,  parfaitement.  —  Oh  !  je  vous  comprends,  vous  êtes  tranquille  du  côté 


132  I.ES  MOUSQUETAIRES. 

(Ju  i-oi.  —  Je  vous  l'ai  dit.  —  .Mais  vous  n'êles  i)as  aussi  tranquille  du  mien?  —  Je 
croyais  vous  avoir  afiirmé  que  je  croyais  à  votre  loyauté  et  à  votre  discrétion.  —  Sans 
doute  ,  sans  doute  ,  mais  vous  réfléchirez  à  une  chose...  —  A  laquelle?  —  C'est  que 
je  ne  suis  pas  seul ,  c'est  que  j'ai  des  compagnons  ;  et  quels  compagnons  !  —  Oh  !  oui, 
je  les  connais.  — ÎMathcureusoinent ,  milord,  et  ils  vous  connaissent  aussi.  —  Eh 
jjien?  —  Eh  bien ,  ils  sont  là-bas ,  à  Boulogne ,  ils  m'attendent.  —  Et  vous  craignez.. . 

Oui,  je  crains  qu'en  mon  absence...  Parbleu!  si  j'étais  près  d'eux  ,  je  répondrais 

bien  de  leur  silence. 

Avais-je  raison  de  vous  dire  que  le  danger,  s'il  y  avait  danger,  ne  viendrait  pas 

de  Sa  Majesté,  quelque  disposée  qu'elle  soit  à  la  plaisanterie,  mais  de  vos  com- 
pacions,  comme  vous  le  dites...  Être  raillé  par  un  roi,  c'est  tolérable  encore,  mais 
par  des  goujats  d'armée...  goddam!  — Oui,  je  comprends,  c'est  insupportable:  et 
voilà  pourquoi,  milord,  je  venais  vous  dire  :  Ne  croyez-vous  pas  qu'il  serait  bon  que 
je  partisse  pour  la  France  le  plus  tôt  possible?  — Certes,  si  vous  croyez  que  votre 
présences.  —  Impose  à  tous  ces  coquins?  de  cela,  ob  !  j'en  suis  sûr,  milord.  —  Votre 
présence  n'enipécbcra  point  le  bruit  de  se  répandre  s'il  a  transpiré  déjà.  —  Ob  !  il  n'a 
point  transpiré,  milord  ,  je  vous  le  garantis.  En  tout  cas,  croyez  que  je  suis  bien  dé- 
terminé à  une  chose.  —  Laquelle?  —  A  casser  la  tète  au  premier  qui  aura  propagé 
ce  bruit  et  an  premier  qui  l'aura  entendu.  Après  quoi ,  je  reviens  en  Angleterre  cher- 
cher un  asile  et  peut-être  de  l'emploi  près  de  Votre  Grâce.  —  Ob  !  revenez,  revenez! 

Malheureusement,  milord,  je  ne  connais  que  vous  ici ,  et  je  ne  vous  trouverai  plus 

ou  vous  m'aurez  oublié  dans  vos  grandeurs.  —  Écoute»,  monsieur  d'Artagnan  ,  ré- 
pondit Monk  ,  vous  êtes  un  charmant  gentilhomme  ,  plein  d'esprit  et  de  courage;  vous 
méritez  toutes  les  fortunes  de  ce  monde  ;  venez  avec  moi  en  Ecosse,  cl,  je  vous  le 
jure  ,  je  vous  y  ferai  dans  ma  vice-rovauté  un  sort  que  chacun  enviera.  —  Oh  !  milord  , 
c'est  im[iossible  à  cette  heure.  A  cette  heure  ,  j'ai  un  devoir  sacré  à  remplir  ;  j'ai  à 
veiller  autour  de  votre  gloire;  j'ai  à  empêcher  qu'un  mauvais  plaisant  ne  ternisse  aux 
yeux  des  contemporains,  qui  sait?  aux  yeux  de  la  postérité  même ,  l'éclat  de  votre 
nom.  —  De  la  postérité .  monsieur  d'Artagnan?  —  Eh  I  sans  doute  !  il  faut  que  pour  la 
postérité  tous  les  détails  de  cette  histoire  restent  un  mystère  ;  car  enfin  ,  admettez  que 
cette  malheureuse  histoire  du  coll're  de  sapin  se  répande,  et  l'on  dira,  non  pas  que 
vous  avez  rétabli  le  roi  loyalement,  en  vertu  de  votre  libre  arbitre,  mais  bien  par 
suite  d'un  compromis  fait  entre  vous  deux  à  Scheweningen.  J'aurai  beau  dire  com- 
ment la  chose  s'est  passée,  moi  qui  le  sais,  on  ne  me  croira  pas,  et  l'on  dira  que  j'ai 
reçu  ma  (larl  du  gâteau  cl  (pie  je  la  mange. 

JMonk  fronça  le  sourcil.  —  Cloirc,  honneur.  |Hoiiité.  dit-il,  nous  n'êtes  que  de 
\ains  mots!  —  Brouillard,  réplicpia  d'.-Vrlagnan  .  brouillard  à  travers  lequel  personne 
no  voit  jamais  bien  clair.  —  Eh  bien  I  alors,  aile/,  en  France  ,  mon  cher  monsieur,  dit 
Monk;  allez,  et  pour  vous  rendre  l'.Vugletei're  plus  accessible  et  |)lus  agréalile,  ac- 
ceptez un  souvenir  de  moi.  —  Mais  allons  donc!  pensa  d'.Vrlagnan. — .l'ai  sur  les 
bords  de  la  Clyde,  continua  iMonk,  une  petite  maison  sous  des  arbres  ,  un  cottage, 
connue  on  appelle  cela  ici.  .\  cette  maison  sont  attachés  une  centaine  d'arpens  de 
Icrre.  Acceptez-la.  —  Ob  I  milord...  —  Dame!  vous  serez  là  chez  vous,  et  ce  sera  le 
refuge  dont  vous  me  |)arlie/.  tout  à  l'heure.  —  Moi ,  je  serais  voire  obligé  à  ce  point , 
milord  !  En  vérité ,  j'en  ai  himte  —  Non  pas ,  Monsieur,  reprit  Monk  avec  un  fin  sou- 
rire, non  pas,  c'est  moi  qui  serai  le  vôtre.  VA.  serrant  la  main  du  uiousipietaire.  —  ,Ie 
vais  faire  dresser  l'acte  di'  dunaliuu  ,  <lil-il,  et  il  sortit. 

D'Artagnan  le  regarda  s'éloigner,  et  demeui'a  pensif  cl  même  ému.  —  iMilin.  dit-il, 
viiilà  poMclatit  nu  hr.ive  lionimi'.  Il  est  triste  de   sentir  seuli'ineiil  c|Me  c'est    par  peur 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  133 

de  moi  et  non  par  affection  qu'il  agit  ainsi.  Eh  bien  !  je  veux  que  l'affection  lui  vienne. 
Puis,  après  un  instant  de  réflexion  plus  profonde .  — Bail  !  dit-il,  à  quoi  bon?  C'est 
un  Anglais!  Et  il  sortit  à  son  tour  un  peu  étourdi  de  ce  combat.  — Ainsi,  dit-il,  me 
voilà  propriétaire.  Mais  conunent  diable  partager  le  cottage  avec  Planchet?  A  moins 
que  je  ne  lui  donne  les  terres  et  que  je  prenne  le  château,  ou  bien  que  ce  soit  lui  qui 
prenne  le  château  et  moi...  Fi  donc!  M.  Monk  ne  souffrirait  point  que  je  partageasse 
une  maison  qu'il  a  habitée,  avec  un  épicier!  Il  est  trop  fierpourcela!  D'ailleurs.  [)0ur- 
quoi  en  parler?  Ce  n'est  point  avec  l'argent  de  la  société  que  j'ai  acquis  cet  immeuble  ; 
c'est  avec  ma  seule  intelligence  :  il  est  donc  bien  à  moi.  Allons  retrouver  Athos.  Et  il 
se  dirigea  vers  la  demeure  du  comte  de  la  Fèvf. 


COMMENT   D'ARTAGNAN    RÉGLA   LE   PASSIF   DE   LA   SOCIÉTÉ    AVANT 
D'ÉTABLIR   SON   ACTIF. 

—  Décidément,  se  dit  d'Arlagnan ,  je  suis  en  veine.  Cette  étoile  qui  luit  une  fois 
dans  la  vie  de  tout  homme,  qui  a  lui  pour  .Job  et  pour  Irus,  le  plus  nialheureu,x  des 
Juifs  et  le  |)lus  [lauvre  des  Grecs,  vient  enfin  de  luire  pour  moi.  Je  ne  ferai  pas  de 
folie,  je  profiterai  ;  c'est  assez  tard  pour  que  je  sois  raisonnable.  Il  soupa  ce  soir-là  de 
fort  bonne  humeur  avec  son  ami  Athos,  ne  lui  parla  pas  de  la  donation  attendue,  mais 
ne  put  s'empêcher,  tout  en  mangeant,  de  questionner  son  ami  sur  les  provenances, 
les  semailles,  les  plantations.  Athos  répondit  complaisammcut,  comme  il  faisait  tou- 
jours. Son  idée  était  que  d'Arlagnan  voulait  devenir  propriétaire;  seulement  il  se  prit 
plus  d'une  fois  à  regretter  l'humeur  si  vive  ,  les  saillies  si  divertissantes  du  gai  compa- 
gnon d'autrefois.  D'Artagnan,  en  effet,  profitait  du  reste  de  graisse  figée  sur  l'assiette 
pour  y  tracer  des  chiffres  et  faire  des  additions  d'une  rotondité  surprenante. 

L'ordre  ou  plutôt  la  licence  d'embarquement  arriva  chez  eux  le  soir.  Tandis  qu'on 
remettait  le  papier  au  comte  ,  un  autre  messager  tendait  à  d'Artagnan  une  petite  liasse 
de  parchemins  revêtus  de  tous  les  sceaux  dont  se  pare  la  propriété  foncière  en  Angle- 
terre. Athos  le  surprit  occu|)é  à  feuilleter  cesdifférens  actes,  qui  établissaient  la  trans- 
mission de  propriété.  Le  prudent  Monk,  d'autres  eussent  dit  le  généreux  Monk,  avait 
commué  la  donation  en  une  vente,  et  reconnaissait  avoir  reçu  la  somme  de  quinze 
mille  livres  pour  prix  de  la  cession.  Déjà  le  messager  s'était  éclipsé.  D'Artagnan  lisait 
toujours,  Athos  le  regardait  en  souriant.  D'Artagnan,  surprenant  un  de  ces  sourires 
par-dessus  son  épaule,  renferma  toute  la  liasse  dans  son  étui.  —  Pardon  ,  dit  Athos. 

—  Oh!  vous  n'êtes  pas  indiscret,  mon  clier,  répliqua  le  lieutenant;  je  vous  dirai... 

—  Non ,  ne  me  dites  rien ,  je  vous  prie  ;  des  ordres  sont  choses  si  sacrées  ,  qu'à  son 
frère ,  à  son  père ,  le  chargé  de  ces  ordres  ne  doit  pas  avouer  un  mot.  Ainsi ,  moi  qui 
vous  parle  et  qui  vous  aime  plus  tendrement  que  frère  ,  père  et  tout  au  monde...  — 
Hors  votre  Raoul  ?  —  J'aimerai  plus  encore  Raoul  lorsqu'il  sera  un  homme  et  que  je 
l'aurai  vu  se  dessiner  dans  toutes  les  phases  de  son  car;ictère  et  de  ses  actes...  comme 
je  vous  ai  vu  ,  vous ,  mon  ami.  —  Vous  disiez  donc  que  vous  aviez  un  ordre  aussi ,  et 
que  vous  ne  me  le  communiqueriez  pas'/  —  Oui,  cher  d'Artagnan. 

Le  Gascon  soupira.  —  Il  fut  un  temps  ,  dit-il,  où  cet  ordre  .  vous  l'eussiez  mis  là, 
tout  ouvert  sur  la  table,  en  disant  :  —  D'Artagnan ,  lisez-nous  ce  grimoire,  à  Porlhos, 
à  Aramis  et  à  moi.  — C'est  vrai...  Oh  I  c'était  la  jeunesse  ,  la  confiance  ,  la  généreuse 
saison  où  le  sang  commande  lorsqu'il  est  échaullé  par  la  passion  !  —  Eh  bien  !  Athos  , 
voulez-vous  que  je  vous  dise  ?  —  Dites,  ami.  —  Cet  adorable  temps,  cette  généreuse 


13i.  LES  MOUSQUETAIRES. 

saison  ,  cette  domination  du  sanp;  échauffé ,  lonles  choses  fort  belles  sans  doulc  .  jo  ne 
les  regrette  pas  du  tout.  C'est  alisohnnent  comme  le  temps  des  études...  j'ai  loujours 
renconiré  quelque  part  un  sot  pour  me  vanter  ce  lem]is  dos  pensums,  des  férules,  des 
croûtes  de  pain  sec...  C'est  singulier,  je  n'ai  jamais  iiimé  cela,  moi,  et  si  actif,  si  sobre 
que  je  fusse  (vous  savez  si  je  l'étais,  Athos) ,  si  simjile  que  je  parusse  dans  mes  halnts, 
je  n'ai  pas  moins  préféré  les  broderies  de  Porlhos  à  ma  petite  casaque  porense,  qui 
laissait  passer  la  bise  en  hiver,  le  soleil  en  été.  Voyez-vous,  mon  ami ,  je  me  défierai 
toujours  de  celui  qui  prétendra  prétérer  le  mal  au  bien.  Or,  du  temps  passé,  tout  fut 
mal  pour  moi,  du  temps  passé  où  chaque  mois  voyait  un  trou  de  plus  à  ma  peau  et  à 
ma  casaque ,  un  écu  d'or  de  moins  dans  ma  pauvre  bourse  ;  de  cet  exécrable  temps  de 
bascules  et  de  balançoires,  je  ne  regrette  absolument  rien,  rien,  rien,  que  notre  amitié: 
car  chez  moi  il  y  a  un  cœur  ;  et  c'est  miracle ,  ce  cœur  n'a  pas  été  desséché  par  le  vent 
de  la  misère  qui  passait  aux  trous  de  mon  manteau,  ou  traversé  par  les  épées  de  toute 
fabrique  qui  passaient  aux  trous  de  ma  pauvre  chair.  — Ne  regrettez  pas  noire  amitié, 
dit  Athos;  elle  ne  mourra  qu'avec  nous.  L'amitié  se  compose  surtout  de  souvenirs  et 
d'habitudes,  et  si  vous  avez  fait  tout  à  l'heure  une  petite  satire  de  la  mienne  parce  que 
j'hésite  à  vous  révéler  ma  mission  eu  France...  —  Moi  ?..  0  ciel  1  si  vous  saviez,  cher 
et  bon  ami ,  comme  désormais  toutes  les  missions  du  monde  vont  me  devenir  indiffé- 
rentes !  Et  il  serra  ses  parchemins  dans  sa  vaste  poche. 

Athos  se  leva  de  table  et  appela  l'hôte  pour  payer  la  dépense.  —  Depuis  que  je  suis 
votre  ami ,  dit  d'Artagnan,  je  n'ai  jamais  payé  un  écol.  Porthos  souvent ,  Aramis  quel- 
quefois, et  vous,  presque  toujours,  vous  tirâtes  votre  bourse  au  dessert.  Maintenant, 
je  suis  riche  ,  et  je  vais  essayer  si  cela  est  héroïque  de  payer.  —  Faites,  dit  Athos  en 
remettant  sa  bourse  dans  sa  poche. 

Les  deux  amis  se  dirigèrent  ensuite  vers  le  port,  non  sans  que  d'.Xrtagnan  eût  re- 
gardé en  arrière  pour  surveiller  le  transport  de  ses  chers  écus.  La  iniit  \enait  d'étendre 
son  voile  épais  sur  l'eau  jaune  de  la  Tamise  ;  on  entendait  ces  bruits  de  tonnes  et  de 
poulies,  précurseurs  de  i'app.ireillage ,  qui  tant  de  fois  avaient  fait  battre  le  cœur  des 
niDusijuetaires ,  alors  que  le  danger  de  la  mer  était  le  moindre  de  ceux  qu'ils  allaient 
allïuuler.  (Jetle  fois,  ils  devaient  s'embarquer  sur  un  grand  vaisseau  qui  les  attendait 
à  Gravesend  ,  et  Charles  II ,  toujours  délicat  dans  les  petites  choses,  avait  envoyé  un 
de  ses  yachts ,  avec  douze  hommes  de  sa  garde  écossaise  ,  pour  faire  honneur  à  l'am- 
bassadeur qu'il  députait  en  France.  A  minuit  le  yacht  avait  déposé  ses  passagers  à 
bord  du  vaisseau  ,  et  à  huit  heures  du  malin  le  vaisseau  débarquait  l'ambassadeur  el 
son  ami  devant  la  jetée  de  Boulogne. 

Tandis  que  le  comte  avecGrimaud  s'occupait  des  chevaux  pour  aller  droit  à  Paris, 
d'Artagnan  courait  à  l'hùlellerie  oii,  selon  ses  ordres,  sa  petite  armée  devait  l'attendre. 
(Les  messieurs  déjcunaieni  d  huities,  de  poissons  et  d'cau-de-vie  aromatisée,  lorsque 
païut  d'Artagnan.  Ils  étaient  bien  gais,  mais  aucun  n'avait  encore  franchi  les  limites 
de  la  raison.  Un  hourrah  de  joie  accueillit  le  général.  —  Me  voici ,  dit  d'Artagnan  :  la 
cauuiagne  est  terminée,  .le  viens  ajiporler  îi  cbarun  le  supplément  de  solde  qui  était 
promis.  Les  yeux  brillèreuL  — Je  gage  qu'il  n'y  a  déjà  plus  cent  livres  dans  l'escar- 
celle du  plus  riche  de  vous.  —  (ù'esl  vrai,  s'écria-l-on  en  chœur.  —  Messieurs ,  dit  alors 
d'Artagnan,  voici  la  dernière  consigne.  Le  traité  de  commerce  a  été  conclu  ,grftce  i^ce 
coup  de  main  (|ui  nous  a  remliis  maîtres  ihi  plus  habile  financier  de  l'Angleterre;  car 
à  présent ,  je  dois  vous  l'avouer,  l'Iiomme  (|u'il  saisissait  d'enlever,  c'était  le  trésorier 
du  général  Monk. 

Ce  mol  de  trésorier  produisit  un  cerlaiu  <'lli't  dans  son  armi''e.  D'Artagnan  romanpia 
que  les  veux  du  seul  .Menne\ille  ne  lémuignaieul  pas  d'une  toi  parfaite.  —  I>  lioo- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  135 

rier,  continua  d'Artagnan,  je  l'ai  emmené  sur  un  terrain  neutre,  la  Hollande:  je  lui 
ai  fait  signer  le  iraité  ,  je  l'ai  rcconduil  inoi-mùnie  à  Newcaslle,  et,  coniine  il  devait 
c'tre  satisfait  de  nos  procédés  à  son  égard,  comme  le  coffre  de  sapin  avait  été  porté  tou- 
jours sans  secousses  et  rembourré  moelleusement,  j'ai  demandé  pour  vous  une  gra- 
tification. La  voici. 

Il  jeta  un  sac  assez  respectable  sur  la  nappe.  Tous  étendirent  involontairement  la 
main.  -^  Un  moment!  mes  agneaux,  dit  d'Artagnan;  s'il  y  a  les  bénéfices,  il  y  a 
aussi  les  charges.  —  Oh  !  oh  !  murmura  l'assemblée.  —  Nous  allons  nous  trouver,  mes 
amis,  dans  une  position  qui  ne  serait  pas  tenable  pour  des  gens  sans  cervelle  :  je  parle 
net  :  nous  sommes  entre  la  potence  et  la  Bastille.  —  Oh!  oh  !  dit  le  chœur.  —  C'est 
aisé  à  comprendre.  Il  a  fallu  expliquer  au  général  Monk  la  disparilion  do  son  trésorier; 
j'ai  attendu  pour  cela  le  moment  fort  inespéré  de  la  restauration  du  roi  Charles  II,  qui 
est  de  mes  amis... 

L'armée  échangea  un  regard  de  satisfaction  contre  le  regard  assez  orgueilleux  de 
d'Artagnan.  —  Le  roi  restauré,  j'ai  rendu  à  M.  Monk  son  homme  d'affaires,  un  peu 
déplumé  ,  c'est  vrai ,  mais  enfin  je  le  lui  ai  rendu.  Or,  le  général  Monk ,  en  me  par- 
donnant, car  il  m'a  pardonné,  n'a  pu  s'empêcher  de  me  dire  ces  mots  que  j'engage 
chacun  de  vous  à  se  graver  profondément  là  ,  entre  les  yeux ,  sous  la  voûte  du  crâne  : 
«  Monsieur,  la  plaisanterie  est  bonne,  mais  je  n'aime  pas  naturellement  les  plaisan- 
ir  teries  ;  si  jamais  un  mot  de  ce  que  vous  avez  fait  »  (  vous  comprenez  ,  monsieur  de 
Menneville  )  «  s'échappait  de  vos  lèvres  ou  des  lèvres  de  vos  compagnons,  j'ai  dans 
<(  mon  gouvernement  d'Ecosse  et  d'Irlande  sept  cent  quarante  et  une  potences  en  bois 
«  de  chêne  ,  chevillées  de  fer  et  graissées  à  neuf  toutes  les  semaines.  .Je  ferais  prê- 
te sent  d'une  de  ces  potences  à  chacun  de  vous,  et,  remarquez-le  bien,  cher  mon- 
«  sieur  d'Artagnan,  ajouta-l-il ,  »  (remarquez-le  aussi ,  cher  monsieur  Menneville) , 
«  il  m'en  resterait  encore  sept  cent  trente  pour  mes  menus  plaisirs.  De  plus...  «  — 
Ab  !  ah  !  tirent  les  auxiliaires,  il  y  a  du  plus?  —  Une  misère  de  plus  :  «  Monsieur 
«  dArtaguun ,  j'expédie  au  roi  de  France  le  Iraité  en  question,  avec  une  prière  de 
«  faire  fourrer  à  la  Bastille  provisoirement,  puis  de  m'envoyer  là-bas  tous  ceux  qui 
«  ont  pris  part  à  l'expédition  ;  et  c'est  une  prière  à  laquelle  le  roi  se  rendra  certaine- 
«  ment.  » 

Un  cri  d'effroi  partit  de  tous  les  coins  de  la  table.  —  Là,  là,  dit  d'Artagnan;  ce 
brave  M.  Monk  a  oublié  une  chose,  c'est  qu'il  ne  sait  le  nom  d'aucun  de  vous:  moi 
seul  je  vous  connais,  et  ce  n'est  pas  moi,  vous  le  croyez  bien,  qui  \ous  trahirai. 
Pourquoi  faire?  Quant  à  vous,  je  ne  suppose  pas  que  vous  soyez  jamais  assez  niais 
pour  vous  dénoncer  vous-mêmes,  car  alors  le  roi,  pour  s'épargner  des  frais  de  nour- 
riture et  de  logement,  vous  expédierait  en  Ecosse,  où  sont  les  sept  cent  quarante  et 
une  potences.  Voilà,  Messieurs.  Et  mainlenant  je  n'ai  plus  un  mot  à  ajoutera  ce  que 
je  viens  d'avoir  l'honneur  de  vous  dire.  Je  suis  sûr  que  l'on  m'a  compris  parfaite- 
ment, n'est-ce  pas,  monsieur  de  Menneville? — Parfaitement,  répliqua  celui-ci  — 
Maintenant  les  écus!  dit  d'Artagnan.  Fermez  les  portes. 

Il  dit  et  ouvrit  le  sac  sur  la  table  d'où  tombèrent  plusieurs  beaux  écus  d'or.  Cha- 
cun lit  un  mouvement  vers  le  plancher.  —  Tout  beau  I  s'écria  d'Artagnan  ;  que  per- 
sonne ne  se  baisse  et  je  retrouverai  mon  compte.  Il  le  retrouva  en  efîet,  donna  cin- 
quante de  ces  beaux  écus  à  chacun,  et  reçut  autant  de  bénédictions  qu'il  avait  donné 
de  pièces.  —  Maintenant,  dit-il ,  s'il  vous  était  possible  de  vous  ranger  un  peu,  si  vous 
deveniez  de  bons  et  honnêtes  bourgeois... — C'est  bien  difficile,  dit  un  des  assistans. 
—  Mais  pourquoi  cela,  capitaine?  dit  un  autre.  — C'est  parce  que  je  vous  aurais  re- 
trouvés, et ,  qui  sait ,  rafraîchis  de  temps  en  temps  par  quelque  aubaine.  .  Il  lit  signe 


1315  LES  MOUSQUETAIRES. 

à  Menneville,  qui  écoutait   loul  cela  d'un  air  composé. —Menneville,  dit-il,  venez 
avec  moi.  Adieu  ,  mes  braves;  je  ne  vous  recoiiiinande  pas  d'ètie  discrets. 

Menneville  le  suivit,  tandis  que  les  salutations  des  auxiliaires  se  mêlaient  au  doux 
bruit  de  l'or  tintant  dans  leurs  poches. —Menneville,  dit  d'Arlagnun  une  fois  dans  la 
rue.  vous  n'êtes  pas  dupe,  prenez  garde  de  le  devenir;  vous  ne  me  faites  pas  l'effet 
d'avoir  peur  des  potences  de  M.  Monk  ni  de  la  Bastille  de  Sa  Majesté  le  roi  Louis  XtV, 
mais  vous  me  ferez  bien  la  grâce  d'avoir  peur  de  moi.  Eh  bien!  écoutez  :  au  rfioindre 
mot  qui  vous  échapperait,  je  vous  tuerais  comme  un  poulet.  J'ai  l'absolution  de  notre 
saiiil-père  le  pape  dans  ma  poche.  —  Je  vous  assure  que  je  ne  sais  absolument  rien, 
mon  cher  monsieur  d'Arlagnan,  et  que  toutes  vos  paroles  sont  pour  moi  articles  de 
foi.  —  J'étais  bien  sûr  que  vous  étiez  un  garçon  d'esprit,  dit  le  mousquetaire:  il  y  a 
vingt-cinq  ans  que  je  vous  ai  jugé.  Ces  cinquante  écus  d'or  que  je  vous  donne  en  plus, 
vous  prouveront  le  cas  que  je  fais  de  vous.  Prenez. —  Merci .  monsieur  d'Arlagnan, 
dit  Menneville.  —  Avec  cela  vous  pouvez  réellement  devenir  honnête  homme,  repli- 
i\ud  d'Arlagnan  du  ton  le  plus  sérieux.  Il  sérail  honteux  qu'un  esprit  comme  le  vôtre 
el  un  nom  que  vous  n'osez  plus  porter,  se  trouvassent  effacés  à  jamais  sous  la  rouille 
d'une  mauvaise  vie.  Devenez  galant  homme,  Menneville,  et  vivez  un  an  avec  ces 
cent  écus  d'or  :  c'est  un  beau  denier  :  deux  fois  la  solde  d'un  haut  oftioier.  Dans  un 
an  ,  venez  me  voir,  et,  iiioidioiix  !  je  ferai  de  vous  quelque  chose. 


on  l'on  voit  que  l'kpicier  français  s'était  déjà  réhabilité 

AU   UIX  SEPTIÈME   SIÈCLE. 

Une  fois  ses  comptes  réglés  et  ses  recommandations  faites,  d'Arlagnan  ne  songea 
plus  qu'à  regagner  Paris  le  plus  promptenient  possible,  .\thos  ,  de  son  côté,  avait  hâte 
de  regagner  sa  maison  et-de  s'y  reposer  un  peu.  Si  entiers  que  soient  restés  le  carac- 
tère et  l'homme ,  après  les  fatigues  du  voyage ,  le  voyageur  s'aperçoit  avec  plaisir,  à 
la  fin  du  jour,  même  quand  le  jour  a  été  beau ,  que  la  nuit  va  venir  apporter  un  peu 
de  sommeil.  Aussi  ,  de  Hmilogne  à  Pai'is ,  chevauchant  côte  à  côte,  les  deux  amis, 
quelque  peu  absorbés  dans  leurs  peu>ées  individuelles,  ne  causèrent-ils  pas  de  choses 
assez  intéressantes  pour  que  nous  en  instruisions  le  leitein-  :  chacun  d'eux,  livré  à  ses 
réIlexioTis  ]iersonnelle3 ,  et  se  construisant  l'avenir  à  sa  façon ,  s'occupa  surtout  d'a- 
bréger la  dislance  parla  vitesse.  Atho.s  et  d'.\rtagnan  arrivèrent  le  soir  du  i|ualrième 
jour,  après  leur  départ  de  iioulognc  ,  aux  barrières  de  Paris. 

—  Oi'i  allez-vous,  mmi  cher  ami!  demanda  Alhos.  Moi  ,  je  me  dirige  droit  vers 
mnn  hrilel.  —  Et  moi  loul  ilniil  i  liez  mon  associé.  —  t^hez  Planchet'?  — Mon  Dieu  , 
oui  :  au  Pilon-d'Or.  — N'est-il  pas  bien  entendu  que  nous  nous  reverrons'/ —  Si  vous 
restez  à  Paris  ,  oui:  car  j'y  reste  .  moi.  —  Non  .  après  avoir  embrassé  Kaoul .  à  qui 
j'ai  r.iil  iliimici-  rcudez-voMs  i  liez  moi,  daii>  l'iii'ilel  .  je  pars  imiiiédialeuH'ul  pour  la 
Fère. — Eh  bien!  adieu,  alors,  iher  el  (larfait  ami,  —  Au  revoir  [ilulôl ,  car  <'ulinje 
ne  sais  pas  poMr(pi<)i  voUs  ne  \iendrii'z  pas  habiler  avec  moi  à  Itlois.  Vous  voilà  libre, 
vous  voilà  riche:  je  vous  achèterai, si  vous  vo\dez,  un  beau  bien  dans  les  environs  de 
Chiverny  ou  dans  ceux  de  Hracieux.  D'un  côté,  vous  aurez  les  jibis  beaux  bois  du 
monde,  (pii  vont  rejoindre  ceux  deChambord,  ilc  l'autre  des  marais  admirables.  Vous 
cpii  aimez  la  chasse,  et  qui  .  bon  gré  mal  gré,  êles  poêle  .  chei'  ami,  vous  trouverez 
lies  faisans,  des  râles  et  des  sarcelles,  sans  couqiler  di's  couchers  de  soleil  et  des  pro- 
menades en  haleau  à  faire  rôver  Nenu'od  el  Ajiollou  eux-mêmes.  En  attendant  l'ac- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  137 

qiiisition ,  vous  habiterez  la  Fère,  et  nous  irons  tirer  la  pie  dans  les  vignes,  comme 
taisait  le  roi  Louis  XML  C'est  un  sage  plaisir  pour  des  vieux  comme  nous. 

D'Artagnan  prit  les  mains  d'Athos.  —  Cher  comte ,  lui  dit-il,  je  ne  vous  dis  ni  oui 
ni  non.  Laissez-moi  passer  à  Paris  le  temps  indispensable  pour  régler  toutes  mes 
afl'aires  et  m'accouturnerpeu  à  peu  à  la  très-lourde  et  très-reliiisan le  idée  qui  bat  dans 
mon  cerveau  et  l'éblouit.  Je  suis  riche  ,  voyez-vous,  et  d'ici  à  ce  que  j'aie  pris  l'ha- 
bilude  de  la  richesse  ,  je  me  connais,  je  serai  un  animal  insupportable.  Athos  sourit. 
—  Soit ,  dit-il.  Adieu  donc  ,  cher  ami.  A  propos ,  rappelez-moi  au  souvenir  de  nions 
Planchet  :  c'est  toujours  un  garçon  d'esprit ,  n'est-ce  pas  ? — Et  de  creur ,  Athos.  Adieu. 

Us  se  séparèrent.  Pendant  toute  cette  conversation,  d'Arlagnan  n'avait  pas  une  se- 
conde perdu  de  vue  certain  cheval  de  charge  dans  les  paniers  duquel ,  sous  du  foin, 
s'épanouissaient  les  sacoches  avec  le  porte-manteau.  Neuf  heures  du  soir  sonnaient  à 
Saini-Merri  :  les  garçons  de  Planchet  fermaient  la  boutique.  D'Artagnan  arrêta  le 
poslillon  qui  conduisait  le  cheval  de  charge  au  coin  de  la  rue  des  Lombards,  sous  ini 
auvent,  et  appelant  un  garçon  de  Planchet,  il  lui  donna  à  garder  non-seulement  les 
deux  chevaux ,  mais  encore  le  postillon  ;  après  quoi  il  entra  chez  l'épicier,  dont  le 
souper  venait  de  finir,  et  qui ,  dans  son  entresol ,  consultait  avec  ime  certaine  anxiété 
le  calendrier  sur  lerjuel  il  rayait  chaque  soir  le  jour  qui  venait  de  finir.  Au  moment 
où  ,  selon  son  habitude  quotidienne,  Planchet,  du  dos  de  sa  plume,  biffait  en  sou- 
pirant le  jour  écoulé .  d'Artagnan  heurta  du  pied  le  seuil  de  la  porte ,  et  le  choc  fit 
sonner  son  éperon  de  fer.  — Ah!  mou  Dieu!  criu  Planchet.  Le  digne  épicier  n'en  put 
dire  davantage:  il  venait  d'apercevoir  son  associé.  D'Arlagnan  entra  le  dos  voûté, 
l'œil  morne.  Le  Gascon  avait  son  idée  à  l'endroit  de  Planchet.  —  lion  Dieu  !  pensa 
l'épicier  en  regardant  le  voyageur,  il  est  triste! 

Le  mousquetaire  s'assit.  — Cher  monsieur  d'Artagnan  ,  dit  Planchet  avec  un  hor- 
rible battement  de  cœur,  vous  voilà  !  et  la  santé? — Assez  bonne,  Planchet,  assez 
lionne,  dil  d'Artagnan  en  poussant  un  soupir.  —  Vous  n'avez  point  été  blessé ,  j'es- 
père'!' —  Penh  !  —  Ah  !  je  vois,  continua  Planchet  de  phis  en  plus  alarmé,  l'oxpédi- 
lion  a  été  rude?  —  Oui,  fit  d'Arlagnan.  Un  frisson  courut  par  tout  le  corps  de  Plan- 
chet. —  Je  boirais  bien,  dit  le  mousquetaire  en  levant  piteusement  la  tète. 

Planchet  courut  lui-même  à  l'armoire  et  servit  du  vin  à  d'Arlagnan  dans  un  grand 
verre.  D'Artagnan  regarda  la  bouteille.  —  Quel  est  ce  vin'.'  demanda-t-il.  —  Hélas! 
celui  ipie  vous  préférez,  Monsieur,  dit  Plauihel:  ce  bon  vieux  vin  d'Anjou  qui  a  failU 
nous  coûter  un  jour  si  cher  à  tous.  — Ah  !  répliqua  d'Artagnan  avec  ini  sourire  mélan- 
colique, ah!  mon  pauvre  Planchet ,  dois-je  boire  encore  de  bon  vin?  — Voyons,  mon 
cher  maître,  dit  Planchet  en  faisant  un  effort  surhumain  tandis  que  tous  ses  muscles 
contractés,  sa  pâleur  et  son  tremblement  décelaient  la  plus  vive  angoisse.  Voyons, 
j'ai  été  soldat ,  par  conséquent  j'ai  du  courage  ;  ne  me  faites  donc  pas  languir,  cher 
monsieur  d'Artagnan;  notre  argent  est  perdu  ,  n'est-ce  pas? 

D'Artagnan  prit ,  avant  de  répondre  ,  un  temps  qui  parut  un  siècle  au  pauvre  épi- 
cier: cependant  il  n'avait  fait  que  se  retourner  sur  sa  chaise. — Et  si  cela  était, 
dit-il  avec  lentem-  et  en  balançant  la  tête  du  haut  en  bas,  que  dirais-tu,  mon  pauvre 
ami?  Planchet,  de  pâle  qu'il  était,  devint  jaune.  On  eût  dit  qu'il  allait  avaler  sa 
langue,  tant  son  gosier  s'enflait,  tant  ses  yeux  rougissaient.  — Vingt  mille  livres! 
nnu-unn-a-t-il ,  vingt  mille  livres  cependant  !.. 

D'Arlagnan,  le  col  détendu,  les  jambes  allongées,  les  mains  paresseuses,  ressem- 
blait à  une  statue  du  découragement.  Planchet  arracha  un  douloureux  soupir  des  ca- 
vités les  plus  profondes  de  sa  poitrine.  —  Allons  ,  dit-il ,  je  vois  ce  qu'il  en  est.  Soyons 
hommes.  C'est  fini,  n'est-ce  pas?  Le  principal ,  Monsieur,  est  que  vous  ayez  sauvé 


138  LES  MOUSQUETAIRES. 

votre  vie.  —  Sans  doute,  sans  doute,  c'est  quelque  cliose  que  la  vie ,  mais  en  atten- 
dant je  suis  ruiné  ,  moi.  —  Cordieu  !  Monsieur,  dit  Plancliet ,  s'il  en  est  ainsi ,  il  ne 
faut  point  se  désespérer  pour  cela;  vous  vous  mettrez  épicier  avec  moi ,  je  vous  associe 
à  mon  commerce  ,  nous  partagerons  les  bénéliies,  et  quand  il  n'y  aura  plus  de  béné- 
fices, eh  bien!  nous  partagerons  les  amandes,  les  raisins  secs  et  les  pruneaux,  et 
nous  gi'ignoterons  ensemble  le  dernier  quartier  de  fromage  de  Hollande. 

D'Artagnan  ne  put  y  résister  plus  longtemps.  —  Mordioux!  s'ccria-t-il  tout  ému, 
tu  es  un  brave  garçon,  surThonaour,  Planchet  '.Voyons,  tu  n"as  pas  joué  la  comédie? 
Voyons ,  tu  n'avais  pas  vu  là-bas  dans  la  rue ,  sous  l'auvent,  le  cheval  aux  sacoches? 
—  Quel  cheval?  quelles  sacoches?  dit  Planchet,  dont  le  cœur  se  serra  à  l'idée  que 
d'Artagnan  devenait  fou.  — Eh!  les  sacoches  anglaises,  mordioux!  dit  d'Artagnan 
tout  radieux  .  tout  Iranstiguré.  —  Ah  !  mon  Dieu  !  articula  Planchcl  eu  se  reculant  de- 
vant le  feu  éblouissant  de  ses  regards.  —  Imbécile  I  sécria  d'Artagnan,  tu  me  crois 
fou.  Mordioirx  !  jamais  au  coniraire  je  n'ai  eu  la  tête  plus  saine  et  le  cœur  pins  joyeux. 
Aux  sacoches,  Planchet,  aux  sacoches!  —  Mais  à  quelles  sacoches,  mon  Dieu? 

£)'Ai'tagnan  poussa  Planchet  vers  la  fenêtre.  — Sous  l'auvent,  là-bas,  lui  dit-il, 
vois-tu  mi  cheval?  —  Oui.  —  Lui  vois-tu  le  dos  embarrassée  —  Oui,  oui.  —  Vois-tu 
un  de  tes  garçons  qui  cause  avec  le  postillon?  —  Oui,  oui,  oui.  —  Eh  bien!  t\i  saisie 
nom  de  ce  garçon,  puisqu'il  est  à  toi.  Appelle-le.  —  Abdon  !  Abdon!  vociféra  Plan- 
chet par  la  fenêtre.  —  Amène  le  cheval,  souffla  d'Artagnan.  —  Amène  le  cheval  ! 
hurla  Planchet.  — Maintenant,  dix  hvres  au  postillon,  dit  d'Arlagnan  du  Ion  ipi'il 
eût  mis  à  commander  une  manœuvre;  deux  garçons  pour  mouler  les  deux  |irt'- 
mières  sacoches ,  deux  autres  pour  les  deux  dernières,  et  du  feu.  mordioux!  de 
l'acliou  ! 

Planchet  se  précipita  par  les  degrés  comme  si  le  diable  eût  moi'du  ses  chausses.  Un 
moment  après,  les  garçons  montaient  l'escalier,  |)liant  sous  leur  fardeau.  D'Artagnan  les 
renvoyait  à  leur  galetas,  fermait  soigneusement  la  porte,  et  s'adressant  à  IMaucbel , 
qui  à  son  tour  devenait  fou  :  — Maintenant  à  nous  deux,  dit-il.  Et  il  étendit  à  terre 
une  vaste  couverture  et  vida  dessus  la  première  sacoche.  .Vutant  lit  Planche!  de  la 
seconde;  puis  d'.Artagnan  tout  frénn'ssant ,  éventra  la  troisième  à  coups  de  couteau. 
Lorsque  Pl.uichct  entendit  le  i)ruit  agaçant  île  l'ai-gent  et  de  l'or,  lorsqu'il  vit  bouil- 
lonner hors  du  sac  les  écus  reluisansqui  fi'étiilaient  comme  des  poissons  hors  del'éper- 
vier,  lorsqu'il  se  sentit  trempant  jusqu'au  mollet  dans  cette  marée  toujours  montante  de 
pièces  fauves  ou  argentées,  le  saisissement  le  prit  el  il  tourna  sm-  lui-même  connue 
im  bouune  foudroyé,  et  vint  s'abattre  lourdement  >ur  l'éuornn'  monceau  (]ue  sa  pe- 
santeur lit  crouler  avec  nn  fracas  indescriptible. 

Planchet  suffoqué  par  la  joie  avait  ])erdu  connaissance.  D'Artagnan  bii  jeta  un 
verre  de  vin  blanc  au  visage,  ce  qui  le  rappela  incontinent  à  la  vie.  —  .-Mi  !  mon  Dieu  ! 
.ili  !  iiiiiu  Dieu  !  ah  !  mon  Dieu  !  disait  l'Iancliet  essuyant  sa  moiislaciie  et  sa  barbe.  En 
ce  t(Mups-là  comme  anjoui'd'hui,  les  épiciers  portaient  la  moustache  cavalière  ol  la 
barbe  de  lansquenet;  seulement,  les  bains  d'argent,  déjà  très-rares  en  ce  tenqis-là, 
sont  devenus  à  peu  près  incuimus  aujourd'hui. 

—  Mordioux  !  ilil  d'.Vrtagnau  ,  il  \  a  làccnl  mille  livres  à  vous,  monsicui-  mou  associé. 
Tirez  votre  épingle,  s'il  \  uns  plait  :  iiini  .  j<!  \  ais  tirer  la  mienne. — Oh  !  la  bellesomme  ! 
miin->i('ur'  d'Artagnan.  la  liellc  simmuic  !  — .le  regrettais  un  peu  la  somme  (|ui  le  re- 
vicul  il  y  a  une  deini-lieure  ,  ilil  d'Arlagnan  ,  mais  à  présent  je  ne  la  regrette  jibis  ,  el 
tu  es  un  l)rav(^  épiciiT.  Planchet.  (<à,  faisons  de  bons  ciMu|iles  .  puisipie  les  bons 
(umqjtes,  dit-on,  l'onl  les  bons  amis.  —  ()b  !  raconlez-moi  d'abord  l<iuli"  l'histoire  ,  dit 
Planchet;  ce  doit  être  encore  plus  beau  que  l'argent.  — Ma  foi ,  répliquii  d'Arlagnan , 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


139 


se  caressant  la  nioustnclic ,  je  ne  dis  pas  non  .  el  si  jam.iis  liislorien  pense  à  moi  ponr 
le  renseigner,  il  pourra  dire  qu'il  n'aura  pas  puisé  à  une  mauvaise  source.  Emule 
donc  ,  Plandiet  ,  je  vais  conter.  —  Et  moi  faire  des  piles ,  dit  Planchet.  Commencez, 
mon  cher  patron.  — Voici,  dit  d'Artagnan  en  preniinl  haleine.  — Voilà,  dit  Plan- 
chet en  ramassant  sa  première  poignée  d'écus. 


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140 


LES  MOUSQUETAIRES. 


LE  JEU  DE   M.    DE   MAZARIN. 


ANS  mie  grande  chambre  du  Palais-Royal ,  tendue  de 
velours  sombre  que  rehaussaient  les  bordures  dorées  d'un 
t;rand  nombre  de  magniliques  tableaux,  on  Aboyait,  le 
soir  même  de  l'arrivée  de  nos  deux  Français ,  toute  la 
rnur  réunie  devant  l'alcôve  de  M.  le  cardinal  Maza- 
rin ,  qui  donnait  à  jouer  au  roi  et  à  la  reine.  Un  petit  pa- 
ravent séparait  trois  tables  dressées  dans  la  chandire.  A 
l'une  de  ces  tables,  le  roi  et  les  deux  reines  étaient  assis. 
Louis  XIV,  placé  en  face  de  la  jeune  reine ,  sa  fenune , 
lui  souriait  avec  une  expression  de  bonheur  très-réel. 
Anne  [d'Autridie  tenait  les  cartes  contre  le  cardinal,  et  sa  bru  l'aidait  au  jeu,  lors- 
qu'elle ne  souriait  pas  à  son  époux.  Quant  au  cardinal,  qui  était  couché  avec  une 
figure  fort  amaigrie  ,  fort  fatiguée ,  son  jeu  était  tenu  par  la  comtesse  de  Soissons  ,  et 
il  y  plongeait  un  regard  incessant  plein  d'intérêt  et  de  cupidité. 

Le  cardinal  s'était  fait  farder  par  Bernouin:  mais  le  rouge  ([ui  liiillait  aux  pom- 
mettes seules  faisait  ressortir  d'autant  plus  la  pâleur  maladive  du  re>te  de  la  tigure  et 
le  jaune  luisant  du  front.  Seulement  les  veux  en  prghaieiit  nu  éclat  plus  vif.  et  sur 
ces  yeux  de  malade  s'attachaient  de  temps  en  temps  les  regards  inquiets  du  roi.  des 
reines  et  des  courtisans.  Le  fait  est  que  les  deux  yeux  du  signor  Ma/.arin  étaient  les 
étoiles  plus  ou  moins  brilbmtes  sm-  lesquelles  la  France  du  dix-septième  siècle  lisait 
sa  destinée  chaque  soir  et  chaque  matin. 

Monseigneur  ne  gagnait  ni  ne  perdait,  il  n'était  donc  ui  gai  ni  triste.  C'était  une 
stagnation  dans  laquelle  n'evit  pas  \iiuhi  le  laisser  Anne  d'.\ulricbc,  pleine  de  com- 
passidii  pour  lui:  mais,  pour  attirer  l'allention  (hi  malade  par  (pu'hpie  coup  d'éclat, 
il  eût  fallu  gagner  ou  |ierdre.  Cagner.  c'élail  dangereux,  parce  cpie  Mazarin  eiil 
changé  son  indifférence  en  une  laide  grimace  :  perdre,  c'était  dangereux  aussi,  parce 
qu'il  eiit  fallu  tricher,  et  t\tH'  linfanlc.  \eillaul  au  jeu  de  sa  belle-mère,  se  fût  sans 
doute  récriée  sur  sa  boime  djspositinu  pour  Ma/.ariu.  l'rolitant  de  ce  calme,  les  cour- 
tisans causaieTit.  A  la  première  table,  le  jeune  frère  du  roi.  I'lnli|ipc,  iluc  d'Anjou, 
mirait  sa  belle  ligure  dans  la  glace  d'ime  hoîle.  .Son  favori,  le  rhe\aiier  de  Lorraine, 
appuyé  sur  |r  r.iuleuij  i\\\  prince,  écoulait,  a\n  une  M'crèle  envie,  le  comte  de 
Guicbe,  autre  fa\oii  de  l'bilippe,  (pii  racontait  ,  eu  des  ternies  choisis,  les  dilVérentes 
vicissitudes  de  forlune  ilu  mi  a\entiirier  (>harli's  IL  il  disait  ,  connue  des  événemens 
fabuleux,  lnulc  lliistnire  de  ses  pérégrinations  dans  l'Kcdsse  cl  s<s  lei'reurs  quand  les 
partis  eimemis  le  suivaient  à  la  piste:  les  nuits  passées  dans  des  arbres,  les  jours 
passi's  dans  la  faim  et  le  combat,  l'eu  à  peu  ,  le  sort  de  ce  roi  malheureux  aviul  inté- 
ressé les  auditeiu's  à  tel  puinl ,  (pic  le  jeu  languissait ,  même  à  la  table  royale,  <■!  ipie 
le  jeune  roi,  pensif,  l'u'il  perdu,  suivait,  sans  paraître  y  donner  d'allenlion,  les 
moindres  détails  de  cette  odyssée  fort  piltores(piemenl  racontée-  par  le  comte  de  Guiche. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  141 

La  comtesse  Je  Soissons  interrompit  le  narrateur.  — Avouez,  tomie,  dit-elle,  que 
vous  brodez.  —  Madame,  je  récite,  comme  un  perroquet,  toutes  les  histoires  que  dif- 
férens  Anglais  m'ont  racontées.  Je  dirai  même  à  ma  honte  que  je  suis  textuel  connue 
nne  copie.  —  Charles  II  serait  mort  s'il  avait  enduré  tout  cela.  Louis  XIV  souleva  sa 
tête  inlelhn-ente  et  tière.  — Madame,  dit-il  d'une  voi.x  posée  qui  sentait  encore  l'en- 
fant timide,  monsieur  le  cardinal  vous  dira  que  dans  ma  minorité  les  affaires  de 
France  ont  été  à  l'aventure...  et  que  si  j'eusse  été  plus  grand  et  obligé  de  mettre 
l'cpée  à  la  main,  c'aurait  élé  quelquefois  pour  la  soupe  du  soir.  —  Dieu  merci,  re- 
[lartit  le  cardinal ,  qui  parlait  pour  la  première  fois.  Votre  Majesté  exagère,  et  son 
souper  a  toujours  été, cuit  à  point  avec  celui  de  ses  serviteurs. 

Le  roi  rougit.  —  Oh  !  s'écria  Philippe  élourdiment ,  de  sa  place ,  et  «ans  cesser  de  se 
mirer...  Jeme  rappejlequ'une  fois,  à  Mekm ,  ce  souper  n'était  mis  pour  personne,  et 
que  le  roi  manseales  deux  tiers  d'un  morceau  de  pain  dont  il  m'abandonna  l'autre  tiers. 
Toute  l'assemblée,  voyant  sourire  Mazarin,  se  mit  à.  rire.  On  flatte  les  rois  avec  le 
souvenir  d'une  détresse  passée,  comme  avec  l'espoir  d'une  forhuie  future. — Tou- 
jours est-il  que  la  couronne  de  France  a  toujours  bien  tenu  sur  la  lète  des  rois,  se 
hâta  d'ajouter  Anne  d'Autriche ,  et  qu'elle  est  tombée  de  celle  du  roi  d'Angleterre  ;  et 
lorsque  par  hasard  cette  couronne  oscillait  un  peu ,  car  il  y  a  parfois  des  tremblemens 
de  trône  comme  il  y  a  des  Iremblemens  de  terre,  chaque  fois  ,  dis-je,  que  la  rébellion 
menaçait,  une  bonne  victoire  ramenait  la  tranquillité.  —  Avec  quelques  fleurons  de 
plus  à  la  couronne,  dit  i\Iazarin.  Le  comte  de  Guiche  .se  lut:  le  roi  composa  son  vi- 
sage, et  Mazarin  échangea  un  regard  avec  Anne  d'Autriche,  comme  pour  la  remer- 
cier de  son  intervention.  —  Il  n'importe,  dit  Philippe  en  lissant  ses  cheveux,  mon 
cousin  Charles  n'est  pas  beau,  mais  il  est  très-brave  et  s'est  batlu  comme  un  reitre,  et 
s'il  continue  à  se  battre  ainsi,  nul  doute  qu'il  ne  finisse  par  gagner  une  bataille... 
comme  Rocroy...  —  Il  n"a  pas  de  soldats,  interrompit  le  chevalier  de  Lorraine.  —  Le 
roi  de  Hollande,  son  allié,  lui  en  donnera.  Moi, je  lui  en  eusse  bien  donné  si  j'eusse 
été  roi  de  France. 

Louis  XIV  rougit  excessivement.  .Mazarin  affecla  de  regarder  son  jeu  avec  plus 
d'attention  que  jamais.  —  A  l'heure  qu'il  est ,  reprit  le  comte  de  Guiche ,  la  fortune 
de  ce  malheureux  prince  est  accomplie  S'il  a  été  trompé  par  Monk,  il  est  perdu.  La 
prison,  la  mort  peut-être,  finiront  ce  que  l'exil,  les  batailles  et  les  privations  axaient 
commencé.  — Mazarin  fronça  le  sourcil.  —  Est-il  bien  sûr,  dit  Louis  XIV,  que  Sa 
Majesté  Charles  II  ait  quitté  La  Haye?  —  Très-sùr,  Votre  Majesté,  répliqua  !e  jeune 
homme.  Mon  père  a  reçu  une  lettre  qui  lui  donne  des  détails;  on  sait  même  que  le 
roi  a  débarqué  à  Douvres  :  des  pêcheurs  l'oul  vu  entrer  dans  le  port:  le  reste  est  en- 
core un  mystère.  —  Je  voudrais  bien  savoir  le  reste,  dit  impétueusement  Philippe... 
Vous  savez,  vous,  mon  frère... 

Louis  XIV  rougit  encore.  C'était  la  troisième  fois  depuis  une  heure.  —  Demandez 
à  M.  le  cardinal,  rcpliqua-t-il  d'un  ton  qui  fit  lever  les  yeux  à  Mazarin,  à  .\nnc 
d'Autriche,  à  tout  le  monde.  —  Ce  qui  veul^dire,  mou  fils,  interrompit  en  riant 
Anne  d'.Vutriche,  que  le  roi  n'aime  pas  qu'on  cause  des  choses  de  l'État  hors  du  con- 
seil. Philippe  accepta  de  bonne  volonté  la  mercuriale  et  fit  un  grand  salut  tout  en 
souriant  à  .son  frère  d'abord,  puis  à  sa  mère.  Mais  Mazarin  vil  du  coin  de  l'œil  qu'un 
groupe  allait  se  reformer  dans  un  angle  de  la  chambre,  et  que  le  duc  d'Orléans  avec 
le  comte  de  Guiche  et  le  chevalier  de  Lorraine  ,  privés  de  s'expliquer  tout  haut,  pour- 
raient bien  tout  bas  en  dire  plus  qu'il  n'était  nécessaire.  Il  commençait  donc  à  leur 
lancer  des  irillades  pleines  de  détiance  et  d'inquiétude,  invitant  Amie  (i'.Vulriche  à 
jeter  quelque  perlurbalion    dans  le ' conciliabule  ,  quand   loni  à  coup  Hernonin  ,  en- 


142  LES  MOUSQUETAIRES. 

Irant  sous  la  portière  à  la  ruelle  du  lit ,  \inl  iliie  ;i  l'orcille  de  son  maître  :  —  .Monsei- 
gneur, un  envoyé  de  S.  M.  le  roi  d'Angleterre. 

Mazarin  ne  put  cacher  une  légère  émotion  que  le  roi  saisit  au  passage.  Pour  éviter 
d'être  indiscret,  moins  encore  que  pour  ne  pas  paraître  inutile,  Louis  XIV^  se  leva 
donc  aussitôt,  et,  s'approcliant  de  Son  Éniinence  ,  il  lui  souliaila  le  bonsoir.  Toute 
l'assemblée  s'était  levée  avec  un  grand  bruit  de  chaises  roulantes  et  de  tables  pous- 
sées. —  Laissez  partir  peu  à  peu  tout  le  monde ,  dit  JMazarin  tout  bas  à  Louis  XIV,  et 
veuillez  m'accorder  quelques  minutes.  J'expédie  une  affaire  dont,  ce  soir  même,  je 
veux  entretenir  Votre  Majesté.  —  Et  les  reines?  demanda  Louis  XIV.  —  Et  monsieur 
le  duc  d'Anjou,  dit  Son  Émincnce.  En  même  temps,  il  se  retourna  dans  sa  ruelle, 
dont  les  rideaux,  en  retombant ,  cachèrent  le  lit.  Le  cardinal,  cependant,  n'avait  pas 
perdu  de  vue  ses  conspirateurs.  — Monsieur  le  comte  de  G\iiche,  dit-il  d'une  voix 
chevrotante  tout  en  revêtant,  derrière  le  rideau  ,  la  robe  de  chambre  que  lui  tendait 
Bernonin.  —  Me  voici  ,  mouï-eigneur ,  dit  le  jeune  homme  en  approchant.  —  Prenez 
mes  cartes,  vous  avez  du  bonheur,  vous  ..  Gagnez-moi  un  peu  I  argent  de  ces  mes- 
sieurs. —  Oui,  monseigneur. 

Le  jeune  homme  s'assit  à  la  table,  d'où  le  roi  s'éloigna  pour  causer  avec  les  reines. 
Une  |)artie  assez  sérieuse  commença  entre  le  comte  et  plusieurs  riches  courtisans.  Ce- 
pendant, Philippe  causait  parures  avec  le  chevalier  de  Lorraine,  et  l'ou  avait  cessé 
d'entendre  derrière  les  rideaux  de  l'alcôve  le  frôlement  de  la  robe  de  soie  du  cardinal. 
Son  Éminence  avait  suivi  Bernonin  dans  le  cabinet  adjacent  à  la  chambre  à  coucher. 


AFF.41UE    D'ÉTAT. 

Le  cardinal ,  en  passant  dans  sou  cabinet,  trouva  le  comte  de  la  Fère  qui  attendait, 
fort  occupé  d'admirer  un  lUiphaël  très-beau  placé  au-dessus  d'mi  dressoir  garni  d'or- 
fèvrerie. Son  Éminence  arriva  doucement ,  léger  et  silencieux  comme  une  ombre  ,  et 
surprit  la  physionomie  du  comte,  ainsi  qu'il  avait  l'habitude  de  le  faire,  prétendant 
deviner  à  la  simple  inspection  du  visage  d'un  interlocuteur  (]uel  devait  être  le  résultat 
do  la  conversation.  Mais,  cette  fois,  l'attente  de  Mazarin  fut  trom|iée.  Il  ne  lut  abso- 
lumenl  rien  sur  le  visage  d'Athos,  pas  même  le  respect  qu'il  avait  l'habitude  de  lire 
sur  toutes  les  phvsionomies.  Athos  était  vêtu  de  noir  avec  une  simple  broderie  d'ar- 
gent. Il  portait  le  Saint-Esprit ,  la  .larretière  et  la  Toison  d'or,  trois  ordres  d'une  telle 
importance  qu'un  roi  seid  ou  un  comédien  pouvait  les  réunir.  .Mazarin  fouilla  long- 
lenq)9  dans  sa  mémoire  un  jien  troublée,  pour  se  rappeler  le  nom  (piil  devait  mettre 
sur  cette  figure  glaciale  ,  et  n'v  réussit  pas.  —  J'ai  su  ,  ilil-il  enliu  ,  (ju'il  m'arrivail  un 
message  de  l'Angleterre,  l-lt  il  s'assit,  congédiant  lîeruouin  et  liriennc  ,  qui  se  préjia- 
rait,  en  sa  qualité  de  secrétaire,  à  tenir  la  plume.  —  De  la  part  de  Sa  Majesté  le  roi 
d'Angleterre  ,  oui ,  Votre  Éminence.  —  Vous  |)arlez  bien  purement  le  français.  Mon- 
sieur, jyour  un  .\nglais,  dit  gracieusement  Mazarin  en  regardant  toujours  à  travers  ses 
doigts  le  Saiiit-E>prit ,  la  Jai'i'etière  ,  la  Toison  et  surtout  le  visage  dn  messager.  — -  Je 
ne  suis  pas  .Vnglais ,  mais  Erançais ,  monsieur  le  cardinal ,  répondit  .Vthos.  —  Voilà 
qui  est  particulier,  le  roi  d'Angleterre  choisissant  des  [•'rauçais  pour  ses  ambassades; 
c'est  d'un  excellent  augure...  Voire  iidiu,  Monsieur,  je  Vous  |irie?  —  Gomie  delà  Fère. 
i'é|iliqua  Athos  en  saluant  plus  légèrenunl  que  ne  l'exiecaieut  le  lérémonial  et  l'or- 
gueil dn  ministre  tout-puissant. 

Mazarin  plia  les  é|iaules  connue  pnur  dire  ■,.!('  ne  cuunais  pas  ce  nom-là.  Athos  ne 


LE  VlCOiMTE  DE  HKAGELONNE.  143 

sourcilla  point.  —  El  vous  venez ,  Monsieur,  continua  Mazarin ,  pour  me  dire...  —  .le 
venais  de  la  part  de  Sa  Majesté  le  roi  de  la  Grande-Bretagne  annoncer  au  roi  de 
France...  Mazarin  fronça  le  sourcil.  —  Annoncer  au  roi  de  France,  poursui\it  imper- 
lurbabiement  Alhos ,  l'heureuse  restauration  de  .Sa  Majesté  (Charles  II  sur  le  trône  de 
ses  pères.  Cette  nuance  n'échappa  point  à  la  rusée  émineuce.  Mazarin  avait  trop  l'ha- 
bitude des  hommes  pour  ne  pas  voir,  dans  la  politesse  froide  et  presque  hautaine 
d'Athos,  un  indice  d'hostilité  qui  n'était  pas  la  température  ordinaire  de  cette  serre 
chaude  qu'on  appelle  la  cour.  —  Vous  avL7.  des  [louvoirs  ,  sans  doute?  demanda  Ma- 
zarin d'un  ton  bref  et  querelleur.  — Oui...  monseigneur.  Ce  mot  :  monseigneur,  sortit 
péniblement  des  lèvres  d'Athos;  on  eût  dit  qu'il  les  écorehait.— En  ce  cas,  montrez-les. 

Athos  tira  d'un  sachet  de  velours  brndé  qu'il  portait  sous  son  pourpoint,  une  dé- 
pêche. Le  cardinal  étendit  la  main.  —  Pardon  ,  monseigneur,  dit  Alhos;  mais  ma  dé- 
pèche est  pour  le  roi.  —  Puisque  vous  êtes  Français,  Monsieur,  vous  devez  savoir  ce 
qu'un  premier  ministre  vaut  à  la  cour  de  France.  —  11  fut  un  temps ,  répondit  Athos , 
où  je  m'occupais ,  en  effet ,  de  ce  que  valent  les  premiers  ministres  :  mais  j'ai  formé  , 
il  y  a  déjà  plusieurs  années  de  cela,  la  résolution  de  ne  plus  traiter  qu'avec  le  roi.  — 
Alors ,  Monsieur,  dit  Mazarin ,  qui  commençait  à  s'irriter,  vous  ne  verrez  ni  le  mi- 
nistre ni  le  roi. 

Et  Mazarin  se  leva.  Athos  remit  sa  dépêche  dans  le  sachet,  salua  gravement  et  tit 
quelques  pas  vers  la  porte.  Ce  sang-1'roid  exaspéra  Mazarin.  — Quels  étranges  procédés 
diplomatiques!  s'écria-t-il  ;  soumies-nous  encore  au  temps  où  M.  Crom^vell  nous  en- 
voyait des  pourfendeurs  en  guise  de  chargés  d'affaires?  il  ne  vous  manque,  Monsieur, 
que  le  pot  en  tète  et  la  Bible  à  la  ceinture.  —  Monsieur,  répliqua  sèchement  Athos, 
je  n'ai  jamais  eu  comme  vous  l'avantage  de  traiter  avec  M.  Cromwell,  et  je  n'ai  vu 
ses  chargés  d'affaires  que  l'épée  à  la  main  ;  j'ignore  donc  comment  il  traitait  avec  les 
premiers  ministres.  Quant  au  roi  d'Angleterre  ,  Charles  II ,  je  sais  que  quand  il  écrit  à 
Sa  Majesté  le  roi  Louis  XIV,  ce  n'est  pas  à  Son  Éminence  le  cardinal  Mazarin;  dans 
cette  distinction  je  ne  vois  aucune  diplomatie. 

—  Ah!  s'écria  Mazarin  en  relevant  sa  tète  amaigrie  et  en  frappant  de  la  main  sur  sa 
tête,  je  me  souviens  maintenant!  Athos  le  regarda  étonné.  —  Oui,  c'est  celai  dit  le 
cardinal  en  continuant  de  regarder  son  interlocuteur:  oui,  c'est  bien  cela...  Je  vous 
reconnais  ,  Monsieur.  Ah  1  diavolo  1  je  ne  m'étonne  plus.  —  En  effet,  je  m'étonnais 
qu'avec  l'excellente  mémoire  de  Votre  Éminence  ,  répondit  en  souriant  Athos,  Votre 
Éminence  ne  m'eût  pas  encore  reconnu.  —  Je  m'étonne ,  dit  Mazarin  tout  joyeux, 
d'avoir  retrouvé  la  mémoire,  et  tout  hérissé  de  points  malicieuses;  je  m'étonne, 
monsieur...  Athos.  .  qu'un  frondeur  tel  que  vous  ait  accepté  une  mission  près  du  Ma- 
zarin ,  comme  on  disait  dans  le  bon  temps. 

Et  Mazarin  se  mil  à  rire,  malgré  une  toux  douloureuse  qui  coupait  chacune  de  ses 
phrases  et  qui  en  faisait  des  sanglots.  —  Je  n'ai  accepté  de  mission  qu'auprès  du  roi 
de  France,  monsieur  le  cardinal ,  riposta  le  comte  avec  moins  d';iigrcur  cependant,  car 
il  croyait  avoir  assez  d'avantages  pour  se  montrer  modéré.  —  Il  faudra  toujours,  mon- 
sieur le  frondeur,  dit  Mazarin  gaiement ,  que  du  roi ,  l'affaire  dont  vous  êtes  chargé 
passe  un  peu  par  mes  mains...  Ne  perdons  pas  un  temps  précieux...  dites^moi  les  con- 
ditions. —  J'ai  eu  l'honneur  d'assurer  à  Voire  Éminence  que  la  lettre  seule  de  Sa 
Majesté  le  roi  Charles  II  contenait  la  révélation  de  son  désir.  —  Tenez  !  vous  êtes  ri- 
dicule avec  votre  raideur,  monsieur -Vthos  :  on  voit  que  vous  vous  êtes  frotté  aux 
puritains  de  là-bas...  Votre  secret .  je  le  sais  mieux  que  vous,  et  vous  avez  eu  tort , 
peut-être  ,  de  ne  pas  avoir  quelques  égards  pour  un  homme  très-vieux  et  très-souf' 
frant,  qui  a  beaucoup  travaillé  dans  sa  vie  et  tenu  bravement  la  campagne  pour  ses 


lii  LES  MOUSQUETAIRES. 

idées  .  comme  vous  pour  les  vôtres...  Vous  ne  voulez  rien  dire?  bien;  vous  ne  voulez 
pas  me  communiquer  votre  lettre?.,  à  merveille  :  venez  iivec  moi  dans  ma  chambre , 
vous  allez  parler  au  roi...  et  devant  le  roi...  Maintenant,  un  dernier  mot  :  Qui  donc 
vous  a  donné  la  Toison  ?  Je  me  rappelle  que  vous  passiez  pour  avoir  la  Jarretière  ; 
mais  quant  à  la  Toison  ,  je  ne  savais  pas...  —  Récemment,  monseigneur,  l'Espagne, 
à  l'occasion  du  mariage  de  Sa  Majesté  Louis  XIV,  a  envoyé  au  roi  Charles  II  un  brevet 
de  la  Toison  en  blanc;  Charles  II  me  l'a  transmis  aussitôt,  en  remplissant  le  blanc 
avec  mon  nom. 

Mazarin  se  leva,  et,  s'appuyant  sur  le  bras  de  Bernouin,  il  rentra  dans  sa  ruelle, 
au  moment  où  l'on  annonçait  dans  la  chambre  :  Monsieur  le  Prince!  Le  prince  de 
Condé,  le  premier  prince  du  sang,  le  vain([ucur  de  Rocroy,  de  Lens  et  de  Nordlin- 
gen,  entrait  en  effet  chez  monsignor  JNIazarini,  suivi  de  ses  gentilshommes,  et  déjà  il 
saluait  le  roi ,  quand  le  premier  ministre  souleva  son  rideau.  Athos  eut  le  teinps 
d'apercevoir  Raoul  serrant  la  main  du  comte  de  Guiche ,  et  d'échanger  un  sourire 
contre  son  respectueux  salut,  lient  le  temps  de  voir  aussi  la  ligure  rayonnante  du 
cardinal,  lorsqu'il  aperçut  devant  lui,  sur  la  table,  une  masse  énorme  d'or  que  le 
comte  de  Guiche  avait  gagnée,  par  une  heureuse  veine,  depuis  que.Son  Émineuce 
lui  avait  confié  les  cartes.  Aussi ,  oubliant  ambassadeur,  ambassade  et  prince  ,  sa  pre- 
mière pensée  fut-elle  pour  l'or. 

—  Quoi!  s'écria  !e  vieillard;  tout  cela...  de  gain?  —  Quelque  chose  comme  cin- 
quante mille  écus;  oui,  monseigneur,  répliqua  le  comte  de  Guiche  en  se  levant.  Faut- 
il  que  je  rende  la  place  à  Votre  Émineuce  ou  que  je  continue?  —  Rendez,  rendez! 
Vous  êtes  un  fou.  Vous  reperdriez  tout  ce  que  vous  avez  gagné,  peste!  —  Monsei- 
gneur, dit  le  prince  de  Condé  en  saluant.  —  Bonsoir,  monsieur  le  prince,  dit  le  mi- 
nistre d'un  ton  léger;  c'est  bien  aimable  à  vous  de  rendre  visite  à  un  ami  malade.  — 
—  Un  ami!...  murmura  le  comte  de  la  Fère  en  voyant  avec  stupeur  celte  alliance 
monstrueuse  de  mois  :  ami  !  lorsqu'il  s'agit  de  Mazarin  et  de  Condé. 

Mazarin  devina  la  pensée  de  ce  frondeur,  car  il  lui  sourit  avec  ti.omphe,  et  tout 
aussitôt,  — Sire,  dit-il  au  roi,  j'ai  l'honneur  de  présenter  à  Votre  Majesté  M.  le  comte 
de  la  Fère,  ambassadeur  de  Sa  Majesté  Britannique...  Affaire  d'Etat!  Messieurs, 
ajoula-t-il  en  concrédianl  de  la  main  tous  ceux  qui  garnissaient  la  chambre,  et  qui ,  le 
prince  de  Condé  en  tète,  s'éclipsèrent  sur  le  geste  seul  de  Mazarin.  Raoul,  après  nu 
dernier  regard  jeté  au  comte  de  la  Fère,  suivit  M.  de  Condé.  Philippe  d'Anjou  et  la 
reine  parurent  alors  se  consulter  connnc  pour  partir.  —  .Affaire  de  famille  ,  dit  subi- 
tement Mazarin  en  les  arrètaiit  sur  leurs  sièges.  Monsieur;  que  voici ,  apporte  au  roi 
une  lettre  par  laquelle  Charles  II,  complètement  restauré  sur  le  trône,  demande  une 
alliance  entre  Monsieur,  frère  du  roi,  et  mademoiselle  Ilonriellc.  pelile-tillc 
d'Henri  IV...  Voulez-vous  remettre  an  roi  votre  lettre  de  créance,  monsieur  le  comte? 
Alhos  resta  un  instant  stupéfait.  Comment  le  ministre  pouvait-il  savoir  le  coulemi 
d'une  lettre  qui  ne  l'avait  pas  quitté  un  seul  instant.  Cependant,  toujours  maître  de 
lui,  il  lendit  sa  dépèche  au  jeune  roi  Louis  XIV ,  qui  la  prit  en  rougissant.  Un  silence 
solennel  régnait  dans  la  chambre  du  cardinal,  il  ne  l'iU  troublé  (1m<'  par  le  bruit  mal 
de  l'or  que  Mazarin,  de  sa  main  jaune  et  sèche  ,  empilait  dans  un  coil'rel,  pendant  la 
lecture  du  roi. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  •!« 


LE   RECIT. 


La  niaUcc  ihi  cardinal  ne  laissait  pas  beaucoup  de  choses  à  dire  à  l'ambassadeur  ; 
cependant,  le  mot  de  restauration  avait  frappé  le  roi,  qui  s'adressant  au  comte,  sur 
lequel  il  avait  les  yeux  fixés  depuis  son  entrée.  —  Monsieur,  dit-il,  veuillez  nous 
donner  quelques  détails  sur  la  situation  des  affaires  en  Angleterre.  Vous  venez  du 
pays  ,  vous  êtes  Français ,  et  les  ordres  que  je  vois  briller  sur  votre  personne  annoncent 
un  homme  de  mérite  en  même  temps  qu'un  homme  de  qualité. 

—  Monsieur,  dit  le  cardinal  en  se  tournant  vers  la  reine-mère,  est  un  ancien  ser- 
viteur de  Voire  Majesté ,  monsieur  le  comte  de  la  Fère.  Anne  d'Aulriche  était  oublieuse 
comme  une  reine  dont  la  vie  a  été  mêlée  d'orages  et  de  beaux  jours.  Elle  regarda  Ma- 
zarin  ,  dont  le  mauvais  sourire  lui  promettait  quelque  petite  noirceur,  puis  elle  solli- 
cita d'Albos,  par  un  autre  regard  ,  une  explication. —  Monsieur,  continua  le  cardinal, 
était  un  mousquetaire  Tréville,  au  service  du  feu  roi...  Monsieur  connaît  parfaitement 
l'Angleterre,  où  il  a  fait  plusieurs  voyages  à  diverses  époques  :  c'est  un  sujet  du  plus 
haut  mérite.  Ces  mots  faisaient  allusion  à  tous  les  souvenirs  qu'Anne  d'Aulriche  trem- 
blait toujours  d'évoquer.  L'Angleterre  ,  c'était  sa  haine  pour  Richelieu  et  son  amour 
pour  Buckinghani  ;  un  mousquetaire  Tréville,  c'était  toute  l'odyssée  des  triomphes  qui 
avaient  fait  battre  le  cœur  de  la  jeune  fenmie  et  des  dangers  qui  avaient  à  moitié 
déraciné  le  trône  de  la  jeune  reine.  Ces  mois  avaient  bien  de  la  puissance  ,  car  ils  ren- 
dirent muettes  et  attentives  toules  les  personnes  royales ,  qui ,  avec  des  seutiniens  bien 
divers ,  se  mirent  à  recomposer  en  même  temps  les  mystérieuses  années  que  les  jeunes 
n'avaient  pas  vues,  que  les  vieux  avaient  crues  à  jamais  effacées. 

—  Parlez,  Monsieur,  dit  Louis  XIV,  sorti  le  premier  du  trouble,  des  soupçons  et 
des  souvc  vrs.  — Sire,  dit  le  comte,  une  sorte  de  miracle  a  changé  toute  la  destinée 
du  roi  Charles  Il.vCe  que  les  hommes  n'avaient  pu  faire  jusque-l.î  ,  Dieu  s'est  résolu  à 
l'accomplir.  Mazarin  toussa  en  se  démenant  dans  son  lit.  —  Le  roi  Charles  II ,  con- 
tinua Athos ,  est  sorti  de  La  Haye  ,  non  plus  en  fugitif  ou  en  conquérant ,  mais  en  roi 
absolu  qui,  après  un  voyage  loin  de  son  royaume,  revient  au  milieu  des  bénédictions 
universelles. —  Grand  miracle  en  effet ,  dit  Mazarin  ,  car  si  les  nouvelles  ont  été  vraies, 
le  roi  Charles  II,  qui  vient  de  rentrer  au  milieu  des  bénédictions,  était  sorti  au  milieu 
des  coups  de  mousquet.  Le  roi  demeura  impassible.  Philippe  ,  plus  jeune  et  plus  fri- 
vole ,  ne  put  réprimer  un  sourire  qui  flatta  Mazarin  comme  un  applaudissement  de  sa 
plaisanterie. 

—  En  effet,  dit  le  roi,  il  y  a  eu  miracle  ;  mais  Dieu,  qui  fait  tant  pour  les  rois, 
monsieur  le  comte,  emploie  cependant  la  main  des  hommes  pour  faire  triompher  ses 
desseins.  A  quels  hommes  principalement  Charles  II  doit-il  son  rétablissement?  — 
Mais,  interrompit  le  cardinal  sans  aucun  souci  de  l'amour-propre  du  roi ,  Votre  Ma- 
jesté ne  sait-elle  pas  que  c'est  à  M.  Monk...  —  Je  dois  le  savoir,  répliqua  résolument 
Louis  XIV;  cependant  je  demande  à  M.  l'ambassadeur  les  causes  du  changement  de 
ce  M.  Monk.  — El  Votre  Majesté  touche  précisément  la  question,  répondit  Athos, 
car  sans  le  miracle  dont  j'ai  eu  l'honneur  de  parler,  M.  Monk  demeurait  probablement 
un  ennemi  invincible  pour  le  roi  Charles  IL  Dieu  a  voulu  qu'une  idée  étrange,  hardie 
et  ingénieuse  tombât  dans  l'esprit  d'un  certain  homme,  tandis  qu'une  idée  dévouée, 
courageuse,  tombait  en  l'esprit  d'un  certain  autre.  La  combinaison  de  ces  deux  idées 
aniena  un  tel  changement  dans  la  position  de  .M.  Monk  que,  d'ennemi  acharné ,  il 
devint  un  ami  pour  le  roi  déi  Im. 

T.  1.  JQ 


146  LES  MOUSQUETAIRES. 

— Voilà  précisément  aussi  le  délail  que  je  demandais,  fit  le  roi...  Quels  sonl  ces 
lieux  hommes  dont  vous  parlez?  —  Deux  Français,  sire. — En  vérilé,  j'en  suis  heu- 
,.e„x. — Elles  deux  idées?  s'écria  Mazarin;  je  suis  plus  curieux  des  idées  que  des 
hommes,  moi.  —  La  deuxième,  l'idée  dévouée  ,  raisonnable.  .  la  moins  imporlanle, 
sire  c'était  d'aller  déterrer  un  million  en  or  enfoui  par  le  roi  Charles  h'  dans  New- 
castle,  et  d'acheter,  avec  cel  or,  le  concours  de  ;\lonk. — Oh!  oh!  fil  Mazarin  ra- 
nimé à  ce  mot   million mais  Newcastle  était  précisémeul  occupé  par  ce  même 

Monk  — Oui,  monsieur  le  cardinal,  voilà  pourquoi  j'ai  osé  appeler  l'idée  courageuse 
en  même  temps  que  dévouée.  Il  s'agissait  donc,  si  M.  Monk  refusait  les  offres  du  né- 
o-ociateur.  de  réintégrer  le  roi  Charles  II  dans  la  propriété  de  ce  million  que  l'on  devait 
arracher  à  la  loyauté  et  non  plus  au  loyalisme  du  général  Monk  ..  Cela  se  lit  malgré 
quelques  difficultés;  le  général  fut  loyal  et  laissa  emporter  l'or. 

Il  me  semble,  dit  le  roi  rêveur  et  timide,  que  Charles  II  n'avait  pas  connais- 
sance de  ce  million  pendant  son  séjour  à  Paris.  — 11  me  semble,  ajouta  le  cardinal 
nialicieusemenl,  que  Sa  Majesté  le  roi  de  la  Grande-Brelagne  savait  parfailement 
l'existence  du  million,  mais  qu'elle  préférait  deux  millions  à  un  seul.  —  Sire,  répon- 
dit Alhos  avec  fermeté,  Sa  Majesté  le  roi  Charles  II  s'est  trouvé  en  France  tellement 
pauvre,  qu'il  n'avait  pas  d'argent  pour  prendre  la  poste;  tellement  dénué  d'espé- 
rances qu'il  pensa  plusieurs  lois  à  mourir.  11  ignorait  si  bien  l'existence  du  million 
de  Newcastle,  que  sans  un  gentilhomme,  sujet  de  Voire  Majesté,  déposilaire  moral 
du  million  et  qui  révéla  le  secret  à  Charles  II,  ce  prince  végéterait  encore  dans  le 
plus  cruel  oubli.  —  Passons  à  l'idée  ingénieuse,  étrange  el  hardie  ,  inlerrouqiit  Maza- 
rin dont  la  sagacité  pressentait  un  échec.  —  La  voici...  M.  Monk  taisant  seul  obstacle 
au  rétablissement  de  Sa  Majesté  le  roi  déchu,  un  Français  imagina  de  sn|iprlmcr  cet 
obstacle.  —Oh!  oh!  mais  c'est  un  scélérat  que  ce  Français-là,  dit  Mazarin,  el  l'idée 
n'est  pas  lellement  ingénieuse  qu'elle  ne  fasse  brancher  ou  rouer  son  auteur  en  |ilacc 
de  Grève  par  arrêt  du  parlement.  —  Voire  Eminence  se  trompe ,  dit  sèchement  Atlios  : 
je  n'ai  pas  dit  que  le  Français  eu  question  eût  résolu  d'assassiner  M.  Monk,  mais  bien 
de  le  supprimer.  Donc,  ce  gentilhomme  français  imagina  de  s'emparer  de  la  personne 
de  M.  Monk,  et  il  exécuta  son  plan. 

Le  roi  s'animait  au  récit  des  belles  actions.  Le  jeune  frère  de  Sa  Majesté  frappa  du 
iioin"  sur  la  table  en  s'écriant  :  —  Ah!  c'est  beau!  —11  enleva  Monk?  dit  le  roi;  mais 
Monk  était  dans  son  cami) —  Et  le  geutilhonuue  était  seul,  sire. — C'est  merveil- 
leux! dit  Philippe.  —  En  elfel,  merveilleux!  s'écria  le  roi. — Boni  voilà  les  deux  petits 
lions  déchaînés,  murmura  le  cardinal.  El  d'un  air  de  dépit  qu'il  ne  dissinnilait  pas, 
l'i.riiore  ces  détails,  dit-il  ;  en  garantissez-vous  raulhenticité  ,  Monsieur?  —  D'au- 
tant plus  aisément ,  monsieur  le  carduial ,  que  j'ai  vu  les  événemens.  —  Vous?  —  Oui, 

monseigneur... 

Le  roi  s'était  rapproché  involonlairemeni  du  comte,  le  dned'Anjou  avait  l.iit  voile- 
face,  et  pressait  Athos  de  l'autre  coté.— Après,  Monsieur,  après!  s'écrièrent-il>  Ions 
deux  en  même  temps. 

—  Sire,  M.  Monk  étant  pris  par  le  Français,  fut  amené  au  roi  Charles  11  à  I,a  Haye. 
Le  loi  rendit  la  liberté  à  M.  Mouk,  el  le  général,  reconnaissant,  donna  en  retour  à 
Charles  II  le  trône  de  la  Crande-Brelagnc,  pour  lequel  tant  de  vaillantes  gens  onl 
comballii  sans  résultat. 

Pliilippi-  frappa  dans  ses  mains  avec  cnthousinsnic.  Louis  MV,  plus  réiléilii,  se 
tourna  vers  le  «omie  de  la  Fèrc  —  C.ela  est  vrai,  dil-il ,  dans  tous  ses  détails?  — 
Absolument  vrai,  sire. —  lu  ilc  mes  tentilsliommes  connaissait  le  secret  du  inillicn  <•! 
l'avait  gardé?  —Oui,  sire.  —  Le  nom   de  ce  gentilliomme? — 'C'est  voire  serviteur. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  147 

ililsiiiiplomeiil  Atlios.  Un  niuiinuro  J'adiniraliou  viulgoiiUer  le  cœur  du  gentilhomme. 
H  pouvait  être  fier  à  moins.  — Monsieur,  dit  le  roi,  je  chercherai,  je  tâcherai  de  trouver 
un  moyen  de  vous  récompenser.  Athos  lit  un  mouvement. — Oli  !  non  pas  de  voire 
probité;  être  payé  pour  cela  vous  humilierai!;  mais  je  vous  dois  une  récompense 
pour  avoir  participé  à  la  restauration  de  mon  frère  Charles  IL — Certainement,  dit 
Mazarin.  -  Triomphe  d'une  bonne  cause  qui  comble  de  joie  toute  la  maison  de  France, 
dit  Anne  d'Autriche. 

— Ensuite,  dit  Louis  XIV.  Est-il  vrai  aussi  qu'un  seul  homme  ait  pénétré  jusqu'à 
Monk,  dans  son  camp,  et  l'ait  enlevé? — Cet  homme  avait  di.x  auxiliaires  pris  dans  un 
rang  inl'érieur.  —  Et  vous  le  nommez?  —  M.  d'Artagnan  ,  autrefois  lieutenant  de 
mousquetaires  de  Votre  Majesté  — Anne  d'Autriche  rougit,  Mazarin  devint  honteux 
et  jauue;  Louis  XiV  s'assombrit,  et  une  goutte  de  sueur  tomba  de  son  front  pâle. — 
Quels  hommes!  murmura-t-il.  Et,  involontairement,  il  lança  au  ministre  un  coup 
(l'œil  qui  l'eût  épouvanté,  si  Mazarin  n'eût  pas,  en  ce  moment,  caché  sa  tète  sous 
l'oreiller. 

—  Monsieur,  s'écria  le  jeune  duc  d'Anjou  en  posant  sa  main  blanche  et  finecomme 
celle  d'une  femme,  sur  le  bras  d'Athos,  dites  à  ce  brave  homme,  je  vous  prie,  que 
Monsieur,  frère  du  roi,  boira  demain  à  sa  santé  devant  cent  des  meilleurs  gentils- 
hommes de  France.  Et,  en  achevant  ces  mots,  le  jeune  honune  s'apercevantque  l'en- 
thousiasme avait  dérangé  une  de  ses  manchettes,  s'occupa  de  la  rétablir  avec  le  plus 
grand  soin. 

—  Causons  d'affaires,  sire,  interrompit  Mazarin,  qui  ne  s'enthousiasmait  pas  et 
qui  n'avait  pas  de  manchettes. — Oui,  Monsieur,  répliqua  Louis  XIV....  Entamez 
votre  communication,  monsieur  le  comte  ,  ajoula-l-il  en  se  tournant  vers  Athos.  Allios 
connuença,  en  effet,  et  proposa  solennellement  la  main  de  lady  Henriette  Sluart  an 
jeune  prince  frère  du  roi.  La  conférence  dura  une  heure,  après  quoi  les  portes  de  la 
chambre  furent  ouvertes  aux  courtisans,  qui  reprirent  leurs  places  comme  si  rien 
n'avait  été  supprimé  pour  eux  dans  les  occupations  de  celte  soirée. 


OU   M.   DE  MAZARIN   SE   FAIT   PHODIGUE. 

Pendant  que  Mazarin  cherchait  à  se  remettre  de  la  chaude  alarme  qu'il  venait 
d'avoir,  Athos  et  Raoul  échangeaient  quelques  mots  dans  un  coin  de  la  chambre.  — 
Vous  voilà  donc  à  Paris,  Raoul?  dit  le  comte.  —  Oui,  Monsieur,  depuis  que  j\l.  le 
Prince  est  revenu.  —  Je  ne  puis  m'entretenir  avec  vous  en  ce  lieu,  où  l'on  nous 
observe ,  mais  je  vais  tout  à  l'heure  retourner  chez  moi ,  et  je  vous  y  attends  aussitôt 
que  votre  service  le  permettra.  Raoul  s'inclina.  M.  le  Prince  venait  droit  à  eux. 

Le  prince  avait  ce  regard  clair  et  profond  qui  distingue  les  oiseaux  de  proie  de 
l'espèce  noble  ;  sa  [ihysionomie  elle-même  offrait  plusieurs  traits  distinctifs  de  cette 
ressemblance.  On  sait  que  chez  le  prince  de  Condé  ,  le  nez  aquiliu  sortait  aigu  ,  incisif, 
d'un  front  légèrement  fuyant  et  plus  bas  que  haut ,  ce  qui ,  au  dire  des  railleurs  de  la 
cour,  gens  impitoyables  même  pour  le  génie,  constituait  plutôt  un  bec  d'aigle  qu'un 
nez  humain  à  l'héritier  des  illustres  princes  de  la  maison  de  Condé.  —  Ce  regard  pé- 
nétrant, cette  expression  impérieuse  de  toute  la  physionomie  troublait  ordinairement 
ceux  à  qui  le  prince  adressait  la  parole  plus  que  ne  l'eût  fait  la  majesté  ou  la  beauté 
régulière  du  vainqueur  de  Rocroy.  D'ailleurs,  la  flamme  montait  si  vite  à  ces  yeux 


148  LES  MOUSQUETAIRES. 

saillans,  que  cbcz  M.  le  Prince  loute  animation  ressemblait  à  de  la  colère.  Or,  à  cause 
de  sa  qualité  ,  tout  le  monde  à  la  cour  respectait  M.  le  Prince,  cl  heancoup  nième  .  ne 
voyant  que  l'homme,  poussaient  le  respect  jusqu'à  la  terreur. 

Donc  Louis  de  Condé  s'avança  vers  le  comte  de  la  Fère  et  Raoul,  avec  l'intention 
marquée  d'être  salué  par  l'un  cl  d'adresser  la  parolcà  l'autre.  Nul  ne  saluait  avec  plus 
de  grâce  réservée  que  le  comte  de  la  Fère.  Il  dédaignait  de  mellre  dans  une  révérence 
toulesles  nuances  qu'un  courtisan  n'emprunte  d'ordinaire  qu'à  la  même  couleur,  le 
désir  de  plaire.  Atlios  connaissait  sa  valeur  personnelle  et  saluait  un  prince  comme 
un  homme,  corrigeant  [lar  quelque  chose  de  sympalhi(]ue  et  d'indéfinissable  ce  que 
pouvait  avoir  de  blessant  pour  l'orgueil  du  rang  suprême  l'inflexibilité  de  son  attitude. 

Le  prince  allait  parler  à  Raoul.  Athos  le  prévint.  — Si  M.  le  vicomte  de  Bragelonne, 
dit-il,  n'était  pas  un  des  Irès-humbies  serviteurs  de  Voire  Altesse,  je  le  prierais  de 
prononcer  mon  nom  devant  vous...  mon  prince.  —  J'ai  l'honneur  de  parler  à  mon- 
sieur le  comte  de  la  Fère ,  dit  aussitôt  M.  de  Condé. —  Mon  prolecleur,  ajoula  Raoul  en 
rougissant  —  L'un  des  plus  honnêtes  hommes  du  royaume  ,  continua  le  prince  ;  l'un 
des  premiers  gcntil.«hommes  de  France,  et  dont  j'ai  ouï  dire  tant  de  bien  que  souvent 
je  désirais  de  le  compter  au  nombre  de  mes  amis.  —  Honneur  dont  je  ne  serais  digne, 
monseigneur,  répliqua  Athos ,  que  par  mon  respect  et  mon  admiration  pour  Voire 
Altesse. — M.  de  Bragelonne ,  dit  le  prince ,  est  un  bon  officier  qui ,  on  le  voit ,  a  été  à 
bonne  école.  Ah!  monsicurle  comte,  de  votre  temps  les  générauxavaient  des  soldats... 

—  C'est  vrai ,  monseigneur,  mais  aujourd'hui ,  les  soldais  ont  des  généraux. 

Ce  compliment,  qui  sentait  si  peu  son  flatteur,  fit  tressaillir  de  joie  un  homme  que 
déjà  toute  l'Europe  regardait  comme  un  héros  et  qui  pouvait  être  blasé  sur  la  louange. 

—  Il  est  fâcheux  pour  moi,  repartit  le  prince,  que  vous  vous  soyez  relire  du  service  , 
monsieur  le  comte  ;  car,  incessamment ,  il  faudra  que  le  roi  s'occupe  d'une  guerre  avec 
la  Hollande  ou  d'une  guerre  avec  l'Angleterre,  cl  les  occasions  ne  manqueront  point 
pour  un  homme  comme  vous,  qui  connaît  la  Grande-Brelagne  connue  la  France.  — 
Je  crois  [louvoir  vous  dire,  monseigneur,  que  j'ai  sagcnicnl  fait  de  me  retirer  du  ser- 
vice, dit  .Athos  en  souriant.  La  France  et  la  Grande-Brelagne  vont  désormais  vivre 
comme  deu.x  sœurs ,  si  j'en  crois  mes  pressenlimens.  —  Vos  prcsscntimens  ?  —  Tenez, 
monseigneur,  écoutez  ce  qui  se  dit  là-bas  à  la  table  de  M.  le  cardinal.  Le  cardinal  ve- 
nait en  ellct  de  se  soulever  sur  un  coude  et  de  faire  un  signe  au  jeune  frère  du  roi ,  qui 
s'approcha  de  lui.  —  Monseigneur,  dit  le  cardinal ,  faites  ramasser,  je  vous  prie,  fous 
ces  écus  d'or.  Et  il  désignait  l'énorme  amas  de  pièces  f;iuves  et  brillantes  que  le  conile 
de  nuiihe  avait  élevé  peu  à  peu  devant  lui  ,  grâce  à  une  veine  des  plus  heureuses.  — 
A  moi  1  s'écria  le  duc  d'.\njou.  — Ces  cinquante  mille  écus  ,  oui ,  monseigneur,  ils  sont 
à  vous.  — Vous  me  les  donnez?  —  J'ai  joué  à  voire  inlenlioii,  monseigneur,  répliqua 
le  cardinal  en  s'affaiblissant  peu  à  peu  ,  comme  si  cet  effort  de  donner  do  l'argont  eill 
épuisé  chez  lui  toutes  les  facultés  physiques  ou  morales. 

—  <»li  !  mon  Dieu  ,  nun'unu-a  Philippe  presque  étourdi  de  joie,  la  belle  join-ncc  ! 

Et  lui-même,  faisant  le  râteau  avec  ses  doigts,  attira  une  partie  de  la  somme  dans 
ses  poches,  qu'il  remplit...  Ccpend.iut  plus  du  tiers  l'csiail  encore  siu' la  table. — 
Chevalier,  dit  Phili|)pe  à  son  favori  le  chevalier  de  Lorraine,  viens.  Le  favori 
accourut.  —  Empoche  le  reste,  dit  le  jeinie  prince.  Celte  scène  singulière  ne  fut 
prise  par  aucun  des  nssisinns  que  connue  une  lonchanle  fête  de  famille.  Le  cardinal 
se  donnait  des  airs  de  père  a\ec  les  lils  de  l'rance.  caries  deux  jeunes  princes  avaient 
grandi  sous  son  aile.  Nul  n'iniputa  donc  à  (irtrueil  ou  même  à  iuqierlineui'e ,  ccMume 
ou  Ir  l(i;ni  de  M(i>  jiiurs.  cclli'  libéra  liU'  du  prriiiii'r  ministre.  Les  courtisans  se  ron- 
tc'iilii  iiii  d'envier...  Le   rni   ilélourUM    l.i   li'Ie.  — .l.mi.iis  je  n'ai  imi  l.inl  d'arL'iill.  dit 


I.E  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  Ii9 

joyeusement  le  jeune  prince  en  traversant  la  iliambre  avec  son  favori  pour  aller 
gagner  son  carrosse.  Non,  jamais...  (^jnnne  c'est  loiu'il,  cent  cinquante  mille  éciis!  — 
Mais  pourquoi  M.  le  cardinal  donne-t-il  tout  cet  argent  d'un  coup?  demanda  tout  bas 
M.  le  Prince  au  comte  de  la  Fère.  Il  est  donc  bien  malade,  ce  cher  cardinal?  —  Oui, 
monseigneur,  bien  malade  sans  doute;  il  a  d'ailleurs  mauvaise  mine,  comme  Votre 
Altesse  peut  le  voir.  —  Certes...  Mais  il  en  mourra...  Cent  cinquante  mille  livres!... 
oh!  c'est  à  ne  pas  croire.  Voyons,  comte,  pourquoi?  Trouvez-nous  une  raison.  — 
Monseigneur,  patientez ,  je  vous  prie  ;  voilà  M.  le  duc  d'Anjou  qtii  vient  de  ce  côlé 
causant  avec  le  chevalier  de  Lorraine;  je  ne  serais  pas  surpris  qu'ils  m'épargnassent 
la  peine  d'être  indiscret.  Écoutez-les. 

En  effet,  le  chevalier  disait  au  prince  à  demi-voix  :  — Monseigneur,  ce  u'est  pas 
naturel  que  M.  Mazarin  a'ous  donne  tant  d'argent.  Prenez  garde,  vous  allez  laisser 
tomber  des  pièces,  monseigneur.  Que  vous  veut  le  cardinal  pour  être  si  généreu.\V 
—  Mon  cher  chevalier ,  cadeau  de  noces.  —  Comment,  cadeau  de  noces  !  —  Eh  !  oui , 
je  me  marie  !  répliqua  le  duc  d'Anjou,  sans  s'apercevoir  qu'il  passait  ù  ce  moment 
même  devant  M.  le  Prince  et  devant  Athos,qai  tous  deux  le  saluèrent  profondément. 
Le  chevalier  lança  au  jeune  due  \m  regard  si  étrange ,  si  haineux  ^  que  le  comte  de  la 
Fère  en  tressaillit.  — Vous!  vous  marier!  répéla-t-il;  oh!  c'est  impossible...  Vous 
feriez  cette  folie!  — Bah!  ce  n'est  pas  moi  qui  la  fais;  on  me  la  fait  faire,  répliqua 
le  duc  d'Anjou...  mais  viens  vite,  allons  dépenser  notre  argent.  Là-dessus,  il  dis|)a- 
rut  avec  son  compagnon  riant  et  causant,  tandis  que  les  fronts  se  courbaient  sur 
son  passage. 

Alors  M.  le  Prince  dit  tout  bas  à  Athos  :  —  Voilà  donc  le  secret?  —  Ce  n'est  pas 
moi  qui  vous  l'ai  dit,  monseigneur.  —  Il  épouse  la  sœur  de  Charles  11?  — Je  crois 
qu'oui. 

Le  prince  réfléchit  un  moment  et  son  œil  lança  un  vif  éclair.  —  Allons,  dit-il  avec 
lenteur  comme  s'il  se  parlait  à  lui-même,  voilà  encore  une  fois  les  épées  au  croc... 
pour  longtemps!  et  il  soupira.  Tout  ce  que  renfermait  ce  soupir  d'ambitions  sour- 
dement étouffées,  d'illusions  éteintes,  d'espérances  déçues,  Alhos  seul  le  devina,  car 
seul  il  avait  entendu  le  soupir.  Aussiiùt  M.  le  Prince  prit  congé,  le  roi  partait.  Peu  à 
peu  la  chambre  devint  déserte,  et  Mazarin  resta  seul  en  proie  à  des  souffrances  qu'il 
ne  songeait  plus  à  dissimuler.  —  Bernouin  !  Bernouin  !  cria-l-il  d'une  voix  brisée.  — 
Que  veut  monseigneur?  — Guénaud...  qu'on  appelle  Guénaud,  dit  l'éminence;  il  me 
semble  queje  vais  mourir. 


GUÉNAUD. 

L'ordre  du  cardinal  était  pressant  :  Guénaud  ne  se  fit  pas  attendre.  Il  trouva  son 
malade  renversé  sur  le  lit,  les  jambes  enflées,  livide,  l'estomac  comprimé.  Mazarin 
venait  de  subir  une  rude  attaque  du  goutte.  Il  souffrait  cruellement  et  avec  l'impa- 
tience d'un  homme  qui  n'a  pas  l'habitude  des  résistances.  A  l'arrivée  de  Guénaud, 
—  Ah  !  dit-il ,  me  voilà  sauvé  ! 

Guénaud  était  un  homme  fort  savant  et  fort  circonspect ,  qui  n'a\ait  pas  besoin  des 
critiques  de  Boileau  pour  avoir  de  la  réputation.  Lorsqu'il  était  en  face  de  la  maladie, 
fût-elle  personnifiée  dans  un  roi,  il  traitait  le  malade  de  Turc  à  More.  Il  ne  répliqua 
donc  pas  à  .Mazarin ,  comme  le  ministre  s'y  attendait  :  Voilà  le  médecin  ;  adieu  la  ma- 
ladie. Tout  au  contraire,  examinant  le  malade  d'un  air  fort  grave.  —Oh!  oh!  dit-il. 


150  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Eh  (juoi,  Guénaud?...  Quel  air  vous  avez!  —  J'ai  l'air  qu'il  faut  pour  voir  voire 
mal ,  monseigneur,  et  un  mal  fort  dangereux.  —  La  goutte...  Oh  !  oui,  la  goutle.  — 
.\vec  des  complications,  monseigneur. 

Mazarin  se  souleva  sur  un  coude,  et  interrogeant  du  regard,  du  geste,  — Que  me 
dites-vous  là?  Suis-je  plus  malade  que  je  ne  crois  moi-même?  —  Monseigneur,  dit 
Guénaud  en  s'asseyant  près  du  lit,  Votre  Éminence  a  beaucoup  travaillé  dans  sa 
vie;  Votre  Éminence  a  souffert  beaucoup.  -^  Mais  je  ne  suis  pas  vieux,  ce  me  semble... 
M.  de  Richelieu  n'avait  que  dix-sept  mois  de  moins  que  moi  lorsqu'il  est  mort,  et 
mort  de  maladie  mortelle.  Je  suis  jeune,  Guénaud,  songez-y  donc,  j'ai  cinquante- 
deux  ans  à  peine.  —  Oh!  monseigneur,  vous  avez  bien  plus  que  cela...  combien  la 
Fronde  a-t-elle  duré?  —  A  quel  propos,  Guénaud,  nie  faites-vous  cette  question? 

—  Pour  un  calcul  médical,  monseigneur.  —  Mais  quelque  chose  comme  dix  ans... 
forte  ou  faible. — Très-bien;  veuillez  compter  chaque  année  de  Fronde  pour  trois 
ans...  cela  fait  trente  :  or,  vingt  et  cinquanle-deux  font  soixante-douze  ans.  Vous  avez 
soixante-douze  ans,  monseigneur.  .  et  c'est  un  grand  âge. 

En  disant  cela ,  il  tâtail  le  pouls  du  malade.  Ce  pouls  élait  rempli  de  si  fàclieux 
pronostics,  que  le  médecin  poursuivit  aussitôt,  malgré  les  interruptions  du  malade  : 
— Mettons  les  années  de  Fronde  à  quatre  ans  l'une,  c'est  quatre-vingt-deux  que  vous 
avez  vécu.  Mazarin  devint  fort  pâle,  et  d'une  voix  éteinte,  il  dit  :  —  Vous  parlez  sé- 
rieusement, Guénaud?  —  Hélas!  oui ,  monseigneur.  —  Vous  prenez  alors  un  détour 
pour  m'annonrcr  que  je  suis  bien  malade?  —  Ma  foi,  oui,  monseigneur,  et  avec  un 
homme  de  l'esprit ,  du  courage  de  Voire  Emiuence,  on  ne  devrait  pas  prendre  de 
détour. 

Le  cardinal  respirait  si  difficilement  qu'il  fit  pilié  mêtne  à  l'impitoyable  médecin.  — 
Il  y  a  maladie  et  maladie,  ropiil  .Mazarin.  De  certaines  on  échap[ic.  —  C'est  vrai, 
monseigneur.  — N'est-ce  pas?  s'écria  Mazarin  presque  joyeux;  car  enlin  à  quoi  servi- 
rait la  puissance  ,  la  force  de  volonté?..  \  quoi  servirait  le  génie  ,  votre  génie  à  vous, 
Guénaud?  A  quoi  enlin  servent  la  science  et  l'art,  si  le  malade  qui  dispose  do  tout 
cela  ne  peut  se  sauver  du  péril?  Guénaud  allail  ouvrir  la  bouche.  Mazarin  continua  : 

—  Songez,  dit-il,  que  je  suis  le  plus  lonliant  de  vos  cliens;  songez  que  je  vous  obéis 

en  aveugle  et  que,  par  conséquent... le  sais  tout  cela  ,  dit  Guénaud.  — Je  guérirai 

alors?  —  Monseigneur,  il  n'y  a  ni  force  de  volonté ,  ni  puissance ,  ni  génie,  ni  science 
qui  résistent  au  mal  que  Dieu  envoie  sans  doute  ,  ou  qu'il  jolie  sur  la  terre  à  la  créa- 
lion  ,  avec  plein  pouvoir  de  détruire  et  de  tuer  les  hommes.  Quand  le  mal  est  mortel, 
il  tue, et  rien  n'y  fait...  —  Mon  mal...  est...  mortel?  demanda  Mazarin.  — Oui.  mon- 
seigneur. 

L'Éminence  s'affaissa  un  moment ,  comme  le  malheureux  qu'une  chute  de  colonne 
vient  d'écraser...  Mais  c'était  une  ime  bien  trempée  ou  plutôt  un  esprit  bien  solide, 
que  l'esprit  de  .M.  de  Mazarin.  — Guénaud,  dit-il  en  se  relevant,  vous  me  permettrez 
bien  d'en  appeler  de  voln^  jugement,  .le  veux  rassembler  les  plus  savans  hommes  de 
l'Europe,  je  veux  les  consulter...  je  veux  vivre  euliTi  par  la  vertu  de  n'importe  quel 
remède.  —  Monseigneur  ne  suppose  pas,  dit  (iii(''tiaud  .  (]ue  j'aie  la  prétention  d'avoir 
prononcé  toul  seul  sur  une  exislence  précieuse  comme  la  sienne:  j'ai  assemblé  déj.'i 
tous  les  bous  méilecins  et  praticiens  de  l'"rance  et  iTI-airope  ..  Ils  étaient  douze.  —  El 
ils  ont  dit?...  —  Ils  ont  dit  que  Votre  l'-mitience  élait  atteinte  d'une  maladie  mortelle; 
j'ai  la  consultation  signée  dans  mon  porlefouille.  Si  \'otre  lùuinence  veut  en  prendre 
connaissance,  elle  verra  le  nom  de  toutes  les  maladies  incurables  que  nous  avons  dé- 
couvertes. Il  y  a  d'abord...  —  Non  !  non!  s'écria  Mazarin,  en  repoussant  le  papier. 
Non ,  Guénaud,  je  me  rends!  je  me  rends!  Et  un  profond  silence,  pendant  lo(iuei  le 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  151 

cardinal  reprenail  ses  esprits  et  réparait  ses  forces ,  succéda  aux  agitations  do  colle 
scène.  , 

—  Il  y  aaulreciiose,  murmura  Mazarin  ;  il  y  a  les  empiriques,  les  charlatans. 
Dans  mon  pays,  ceux  que  les  médecins  abandonnent,  courent  la  chance  d'un  vcmi- 
deur  d'orviélan,  qui  dix  fois  les  tue,  mais  qui  cent  fois  les  sauve.  —  Depuis  un  mois, 
Votre  Éminence  ne  s'aperçoit-elle  pas  que  j'ai  changé  dix  fois  ses  remèdes?  —  Oui... 
eh  bien?  —  Eh  bien ,  j'ai  dépensé  cinquante  mille  livres  à  acheter  les  secrets  de  tous 
ces  drôles  :  la  liste  est  épuisée;  ma  bourse  aussi.  Vous  n'êtes  pas  guéri ,  et  sans  mon 
art  vous  seriez  mort.  —  C'est  lini ,   nnirmura  le  cardinal;  c'est  lini... 

Il  jeta  un  regard  sombre  autour  de  lui,  sm*  ses  richesses.  —  Il  faudra  quitter  tout 
cela  !  soupira-l-il.  .le  suis  mort ,  Guénaud  !  je  suis  mort  !  —  Oh  !  pas  encore  ,  monsei- 
gneur, dit  le  médecin.  JMazarin  lui  saisit  la  main.  —  Dans  combien  de  temps?  de- 
manda-t-il  en  arrêtant  deux  grands  yeux  fixés  sur  le  visage  impassible  du  médecin. 
—  ÎMonseigncur.  on  ne  dit  jamais  cela.  —  Aux  hommes  ordinaires,  soit;  mais  à  moi... 
à  moi!  dont  chaque  minute  vaut  un  trésor,  dis-le-moi ,  Guénaud,  dis-le-moi!  — 
Non,  non,  monseigneur.  — .Je  le  veux,  te  dis-je.  Oh!  donne-moi  un  mois,  et  pour 
chacun  de  ces  trente  jours  je  te  paierai  cent  mille  livres.  —  Monseigneur,  répliqua 
Guénaud  d'une  voix  ferme,  c'est  Dieu  qui  vous  donne  les  jours  de  grâce  et  non  pas 
moi.  Dieu  ne  vous  donne  donc  que  quinze  jours  ! 

Le  cardinal  poussa  un  douloureux  soupir  et  retomba  sur  son  oreiller  en  mm-niu- 
rant  :  Merci,  Guénaud,  merci!  Le  médecin  allait  s'éloigner;  le  moribond  se  redres- 
sant. —  Silence,  dit-il  avec  des  yeux  de  llamme,  silence! —  Monseigneur,  il  y  a  deux 
mois  que  je  sais  ce  secret;  vous  voyez  que  je  l'ai  bien  gardé.  —  Allez  (îuénaud,  j'au- 
rai soin  de  votre  fortune;  allez,  et  dites  à  Brienne  de  m'envoyer  un  commis  qu'on 
appelle  M.  Colbert.  Allez. 


COLBERT. 

Colbert  n'était  pas  loin.  Durant  toute  la  soirée  il  s'était  tenu  dans  un  corridor,  cau- 
sant avec  Bernouin ,  avec  Brienne ,  et  commentant ,  avec  l'habileté  ordinaire  des  gens 
de  cour,  les  nouvelles  qui  se  dessinaient  comme  les  bulles  d'air  sur  l'eau  à  la  surface 
de  chaque  événement.  Il  est  temps,  sans  doute,  de  tracer,  en  quelques  mots,  un  des 
portraits  les  plus  intéressans  de  ce  siècle,  et  de  le  tracer  avec  autant  de  vérité,  peut- 
être  ,  que  les  peintres  contemporains  l'ont  pu  faire.  Colbert  fut  un  homme  sur  lequel 
l'historien  et  le  moraliste  ont  un  droit  égal. 

Il  avait  treize  ans  de  plus  que  Louis  XIV,  son  maître  futur.  D'une  taille  médiocre, 
plutôt  maigre  que  gras,  il  avait  l'œil  enfoncé  ,  la  mine  basse,  les  cheveux  gros,  noirs 
et  rares,  ce  qui ,  disent  les  biograpiies  de  son  temps,  lui  fit  prendre  de  bonne  heure  la 
calotte.  Un  regard  plein  de  sévérilé  ,  de  dureté  même,  une  sorte  de  raideur  qui ,  pour 
les  inférieurs  était  de  la  lierté,  |)our  les  supérieurs  une  affectation  de  vertu  digne:  la 
morgue  sur  toutes  choses,  même  lorsqu'il  était  seul  à  se  regarder  dans  une  glace  : 
voilà  pour  l'extérieur  du  personnage. 

Au  moral,  on  vantait  la  profondeur  de  son  talent  pour  les  comptes,  ?on  ingéniosité 
à  taire  produire  la  stérilité  même.  Colbert  avait  imaginé  de  forcer  les  gouverneurs  des 
places  frontières  à  nourrir  les  garnisons  sans  solde,  de  ce  qu'ils  tiraient  des  contribu- 
tions. Une  si  précieuse  qualité  donna  l'idée  à  J\L  le  cardinal  Mazarin  de  remplacer  Jou- 
bert,  son  intendant .  qui  venait  de  mourir,  par  M.  Colbert,  qui  rognait  si  bien  les  por- 


I.Vi  LES  MOUSQUETAIRES. 

lions,  r.olbei't  peu  à  peu  selniiçait  ù  la  cour,  iiiali.'ré  la  médiocrité  de  sa  naissance,  car 
il  élail  lilsd'un  homme  qui  vemlail  du  vin  comme  soji  père,  qui  ensuile  avait  vendu 
du  drap,  puis  des  étoffes  de  soie.  Colbert ,  destiné  d'abord  au  commerce,  avait  élé 
commis  chez  un  marchand  de  Lyon,  qu'il  avait  quitté  pour  venir  à  Paris  dans  l'étude 
d'un  procureur  au  Chàlelet  nommé  Bilerne.  C'est  ainsi  qu'il  avait  appris  l'art  de  dres- 
ser un  compte  et  Tari,  plus  précieux,  de  l'embrouiller.  Celte  raideur  de  Colbert  lui 
avait  fait  le  plus  grand  bien ,  tant  il  est  vrai  que  la  fortune ,  lorsqu'elle  a  un  caprice  , 
ressemble  à  ces  femmes  de  l'antiquité  dont  rien  au  physique  et  au  moral  des  choses 
et  des  hommes  ne  rebute  la  fantaisie.  Colbert.  placé  chez  Michel  Leiellier,  secrétaire 
d'Etal  en  IG48,  par  son  cousin  Colbert,  seigneur  de  Saint-Pouange,  qui  le  favori- 
sait, reçut  un  jour  du  ministre  une  commission  pour  le  cardinal  Mazarin. 

Son  éminence  le  cardinal  jouissait  alors  d'une  santé  florissante ,  et  les  mauvaises 
années  de  la  Fronde  n'avaient  pas  encore  compté  triple  et  quadruple  pour  lui.  Il  était 
à  Sedan ,  fort  empêché  d'une  intrigue  de  cour  dans  laquelle  Anne  d'Autriche  parais- 
sait vouloir  déserter  sa  cause.  Cette  intrigue  ,  Letellier  en  tenait  les  tils.  Il  venait  de 
recevoir  une  lettre  d'Anne  d'.'^utriche  ,  lettre  fort  précieuse  pour  lui  et  fort  conqiro- 
metlante  pour  Mazarin  ;  mais  comme  il  jouait  déjà  le  rôle  double  qui  lui  servit  si  bien, 
et  (ju'il  ménageait  toujours  deux  ennemis  pour  tirer  parti  de  l'un  et  de  l'autre ,  soit 
en  les  brouillant  plus  qu'ils  ne  l'étaient ,  soit  en  les  réconciliant,  Michel  Letellier 
voulut  envoyer  à  Mazarin  la  letli'e  d'Aune  d'Autriche,  afin  qu'il  en  prît  connaissance, 
et  par  conséquent  afin  qu'il  lui  sût  gré  d'un  service  aussi  galamment  rendu.  Envoyer 
la  lettre ,  c'était  facile-;  la  recouvrer  après  connnunication ,  c'était  la  difficulté.  Letel- 
lier jeta  les  yeux  autour  de  lui,  et  voyant  le  commis  noir  et  maigre  qui  griffonnait, 
le  sourcil  froncé,  dans  ses  bureaux,  il  le  prêtera  au  meilleur  gendarme  jiour  l'exé- 
cution de  ce  dessein. 

Colbert  dut  partir  pour  Sedan  avec  l'ordre  de  connnuniquer  la  lettre  à  Mazarin  et 
de  la  rapporter  à  Letellier.  11  écouta  sa  consigne  avec  une  attcnfion  scrupuleuse ,  s'en 
lit  répéter  la  loueur  deux  fois,  insista  sur  la  quesfion  de  savoir  si  rapporter  était  aussi 
nécessaire  que  communiquer,  et  LcteUier  lui  dit  :  — Plus  nécessaire.  .Alors  il  partit, 
voyagea  comme  un  courrier  sans  souci  de  son  corps,  et  remit  à  Mazarin,  d'abord'une 
letti'e  de  Leiellier  qui  annonçait  au  cardinal  l'envoi  de  la  lettre  précieuse  ,  puis  celle 
lellie  elle-même.  Mazarin  rougit  fort  en  lisant  la  leltie  d'Amie  d'Autriche,  lit  un  gra- 
cieux sourire  à  Colbert  et  le  congédia.  —  A  quand  la  réponse,  monseigneur?  dit  le 
courrier  humblement.  —  A  demain.  Le  commis  tourna  les  talons  eu  essayant  sa  plus 
noble  révérence. 

Le  lendemain  il  était  au  poste  dès  sept  heures.  Mazarin  le  lit  attendre  j\isqu';i  dix. 
Ciilberl  ne  sourcilla  point  dans  l'anticliambre:  son  tour  venu,  il  entra.  Mazarin  lui 
ri  ■mil  alms  un  paquet  cacheté.  S>n' l'enveloppe  de  ce  cachet  étaient  écrits  ces  mots  :(i.\ 
Monsieur  Michel  LcteliiiM',  etc..»  Colbert  regarda  le  pacpiet  avec  beaucoup  d'atteu- 
tiiiu:  le  laiiliual  lui  lit  UTie  charmauli'  iniue  cl  le  poussa  \ers  la  porte.  —  El  la  lettre 
(11'  la  irinc-Miri'c,  Miouseigiieur"/  demanda  r.ulbci't.  —  Elle  est  avec  le  ivsle,  dans  le 
[)aquel  .dit  Mazarin.  —  ,\h  1  fni'l  bien  ,  réplicpia  Cdlberl  ;  cl .  jilaciuil  son  chapeau  entre 
ses  genoux  ,  il  se  mil  à  décai  heler  le  paipicl. 

Mazarin  poussa  un  cri.  —  Que  faites-vous  donc?  dit-il  brulalenu<nl.  —  .le  décacheté 
le  paquet,  monseigneiu".  —  'Vous  déliez-vous  de  moi,  monsieur  le  cuistre?  A-t-on  vu 
pareille  iuq)ertiuenccl  — Oh  !  monseigneur,  ne  vous  fAchez  pas  contre  moi  !  Ce  n'est 
certainement  pas  la  |)arole  (le  Votre  Eminence  que  je  mels  en  doute,  à  Mien  ne  plaise! 
—  Quoi  donc,  alors?  —  C'est  l'exartitude  de  votre  chancellerie  .  monseigneur.  Qu'est- 
ce  qu'une  lettre!  un  cluifnn.  L"n  chirTon  ne  pcnl-il  être  oublié?..  El  tenez,  monsei- 


COI.UKi;  T. 


LE  VICOMTE  UE  BRAGELONNE.  153 

gneur,  tenez,  voyez  si  j'avais  tort!..  Vos  commis  ont  oublié  le  chiffon  :  la  lettre  ne  se 
trouve  pas  dans  le  paquet.  — Vous  êtes  un  insolent,  et  vous  n'avez  rien  vu!  s'écria 
Mazariii  irrilé:  retirez-vous  ,  et  attendez  mon  plaisir!  En  disant  ces  mots,  avec  une 
subtilité  loul  italienne,  il  arracha  le  paquet  des  mains  de  Colbert  et  rentra  dans  ses 
appartemens.  Mais  cetle  colère  ne  pouvait  tant  durerqu'elle  nefijt  remplacée  tui  jour 
parle  raisonnement.  Mazarin  chaque  matin,  en  ouvrant  la  porte  de  son  cabinet, 
trouvait  la  figure  de  Colbert  en  sentinelle  derrière  la  banquette ,  et  cette  figure  désa- 
gréable lui  demandait  humblement ,  mais  avec  ténacité,  la  lettre  de  la  reine-mère. 
-Mazarin  n'y  |iut  tenir  et  dut  bi  rendre.  Il  accompagna  cette  restitution  d'une  mercu- 
riale des  plus  rudes,  pendant  laquelle  Colbert  se  contenta  d'examiner,  de  ressaisir,  de 
flairer  même  le  papier,  les  caractères  et  la  signature  ,  ni  plus  ni  moins  que  s'il  eût 
eu  affaire  au  dernier  faussaire  du  royaume.  Mazarin  le  traita  plus  rudement  encore, 
et  Colbert,  impassible,  ayant  acquis  la  certitude  que  la  lettre  était  la  vraie,  partit 
comme  s'il  eût  été  sourd. 

Cette  conduite  lui  valut  plus  tard  le  poste  de  Joubcrt ,  car  Mazarin ,  au  lieu  d'en 
garder  rancune,  l'admira  et  souhaita  de  s'attacher  une  pareille  fidélité.  Colbert  ne  fut 
pas  long  à  s'insinuer  dans  les  bonnes  grAces  du  cardinal  :  il  lui  devint  même  indispen- 
sable. Tous  ses  comptes,  le  commis  les  connaissait,  sans  que  le  cardinal  lui  en  eût 
jamais  parlé.  Ce  secret  entre  eux,  à  deux,  était  un  lien  puissant,  et  voilà  pourquoi, 
près  de  paraître  devant  le  maître  d'un  autre  monde,  Mazarin  voulait  prendre  un 
parti  et  un  bon  conseil  pour  disposer  du  bien  qu'il  était  forcé  de  laisser  en  ce  monde-ci. 
Après  la  visite  de  Guénaud ,  il  appela  donc  Colbert .  le  lit  asseoir  et  lui  dit  : 

—  Causons,  monsieur  Colbert ,  et  sérieusement,  car  je  suis  malade  et  il  se  pourrait 
que  je  vinsse  à  mourir.  —  L'homme  est  mortel ,  répliqua  Colbert.  —  Je  m'en  suis  tou- 
jours souvenu  ,  monsieur  Colbert,  et  j'ai  travaillé  dans  cette  prévision...  Vous  savez 
que  j'ai  amassé  un  peu  de  bien...  — Je  le  sais ,  monseigneur.  —  A  combien  estimez- 
vous  à  peu  près  ce  bien  ,  monsieur  Colbert?  — A  quarante  millions  cinq  cent  soixante 
mille  deux  cents  livres  neuf  sous  et  huit  deniers  ,  répondit  Colbert. 

Le  cardinal  poussa  un  gros  soupir,  et  regarda  Colbert  avec  admiration,  mais  il  se 
permit  un  sourire.  —  Argent  connu,  ajouta  Colbert  en  réponse  à  ce  sourire.  —  Le 
cardinal  fît  un  soubresaut  dans  son  lit.  — Qu'entendez-vous  parla?  dit-il. — J'en- 
tends, dit  Colliert,  qu'outre  ces  quarante  millions  cinq  cent-soixante  mille  deux  cent 
livres  neuf  sous  huit  deniers,  il  y  a  treize  autres  miUions  que  l'on  ne  connaît  pas.  — 
Ouf!  soupira  Mazarin ,  quel  homme  ! 

Ace  moment  la  tète  de  Bernouin  apparut  dans  l'embrasure  de  la  porte. —  Qu'y  a-t-il? 
demanda  Mazarin,  et  pourquoi  me  trouble-t-on?  —  Le  père  théatin  directeur  de  Son 
Éminence  avait  été  mandé  pour  ce  soir,  il  ne  pourrait  revenir  qu'ajirès-demain  chez 
monseigneur.  Mazarin  regarda  Colbert ,  qui  aussitôt  ])rit  son  chapeau  en  disant  :  —  Je 
reviendrai,  monseigneur.  Mazarin  hésita.  —  Non  ,  non  ,  dit-il,  j'ai  autant  affaire  de 
vous  que  de  lui.  D'ailleurs,  vous  êtes  mon  autre  confesseur,  vous...  et  ce  que  je  dis  à 
l'un,  l'autre  peut  l'entendre.  Restez  là,  Colbert.  —  .Mais,  monseigneur,  le  directeur 
consentira-t-il  ?  —  Ne  vous  inquiétez  pas  de  cela ,  entrez  dans  la  ruelle ,  mieux  vaut 
que  vous  entendiez  la  confession  d'un  homme  de  bien.  Colbert  s'inclina  et  passa  dans 
la  ruelle.  —  Introduisez  le  père  théatin ,  dit  Mazarin  en  fermant  les  rideaux. 


15i 


LES  MOUSQUETArRKS. 


CONFESSION  d'un   HOMME   DE   BIEN. 


E  tliéalin  entra  délibérément  sans  trop  s'étnnncr  liu  l)iMiil 
et  du  monvenienl  que  les  inquiétudes  sur  la  santé  du  .ai'- 
dinal. avaient  soulevées  dans  sa  maison.  —  Venez,  mon 
révérend ,  dit  Mazariu  après  un  dernier  regani  à  la  ruidle , 
venez  et  soulagez-moi.  — C'est  mon  devoir,  monseigneur, 
répliqua  le  tliéatin.  —  Commencez  par  vous  asseoir  com- 
modément, car  je  vais  débuter  par  une  confession  géné- 
rale :  vous  me  donnerez  de  suite  une  bonne  absolution, 
et  je  me  croirai  plus  tranquille.  —  Monseigneur,  dit  le 
révérend ,  vous  n'êtes  pas  tellement  malade  qu'une  con- 
fession générale  soit  urgente...  Et  ce  sera  bien  fatigant,  prenez  garde!  — Vous  sup- 
posez qu'il  y  en  a  long,  mon  révérend?  —  Conniient  croire  qu'il  en  soit  autrement, 
quand  on  a  vécu  aussi  complètement  que  Votre  Éminence?  —  Ah  !  c'est  vrai...  Oui , 
le  récit  peut  être  long.  — La  miséricorde  de  Dieu  est  grande,  nasilla  le  Ihéalin. 

— Tenez,  dit  Mazarin  ,  voilà  que  je  commence  à  m'elfrayer  moi-même  d'avoir  tant 
laissé  passer  de  choses  que  le  Seigneur  pouvait  réprouver.  —  N'est-ce  pas?  dit  naïve- 
ment le  théatin,  en  éloignant  de  la  lanq)c  sa  ligure  line  et  pointue  comme  celle  d'une 
taupe.  Les  pécheurs  sont  comme  cela  :  oublieux  avant,  puis  scrupuleux  quand  il  est 
ti()|)  tard.  —  Les  pécheurs?  répliipia  Mazu'in.  Me  dites-vous  ce  mot  avec  ironie  et 
pour  me  reprocher  toutes  le>  généalogies  (jue  j'ai  laissé  fairi'  sur  mou  compte?.,  moi, 
liis  de  pécheur,  en  elfet.  —  Hum!  lit  le  tliéatin. 

—  C'est  là  un  premier  péciié,  mon  révérend  :  car,  enlin,  j'ai  soull'ert  (pi'on  ine  fil 
descendre  des  vieux  consuls  de  Home  :  T.  Geganius  Maierinus  I'"''.  Maccrimis  11  et 
Procuhis  Macerinus  111,  dont  parle  la  chroni(pie  de  Haloander...  De  Macerinus  à 
Mazarin,  la  proximité  était  tentante.  Maceriiuis, diminutif,  veut  dire  maigrelet.  Oh! 
mon  révérend,  Mazarini  ]ieut  bien  signifier  aujourd'hui,  à  l'augmenlatif ,  maigre 
comme  un  Lazare.  Voyez  !  Et  il  montia  ses  bras  décharnés  et  ses  jambes  dévorées  par 
la  lièvre.  — Que  vous  so>(ez  né  d'une  famille  de  pécheurs,  reprit  le  tliéatin,  je  n  \ 
vois  rien  de  ftcheux  pour  vous...  car  entin.  saint  Pierre  était  un  pédieiii-,  et  si  vous 
êtes  prince  di;  l'Église  ,  monseigneur,  il  en  a  été  le  chef  suprême.  Passons,  s'il  vous 
plaît.  —  D'autant  jibis  (pie  j'ai  nienacé  de  la  Itasiille  un  certain  nouiiet,  prétie  d'.\vi- 
gnon,  qui  voulait  publier  une  généalogie  de  faza  ^fazarin{  beaucoup  trop  merveil- 
leuse... —  Pour  être  vraisemblable?  répli(|ua  le  théatin.  —  Oh  !  alors ,  si  j'eusse  njfi 
dans  cette  idée  ,  mon  révérend,  c'était  \  ice  d'orgueil...  autre  péché.  — C'était  exc^s 
d'esprit,  l't  jamais  on  ne  peut  reprocher  à  personne  ces  sortes  d'abus.  Passons, 
passons. 

—  .r<Mi  étais  à  l'orgueil...  Voyez-\oiis .  nmu  ré\érend.  je  \ais  làilier  de  di\  iser 
cela  jiar  péchés  capilaiix.  — .l'aime  les  divisions  bii'u  faites.  — .reii  suis  aise.  Il  l'anl 
(pie  vous  sachiez  (pi'en  1030:  bi'las  !  \iiilà  Irenle  et  un  ans!  — Vous  aviez  \ingl-neul 


CONFESSION     DE     .MA/^ilUN. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  133 

ans,  monseigneur.  —  Age  bouillant.  Je  tranchais  du  soldat  en  me  jetant  fi  Casai  dans 
les  arquebusades ,  pour  montrer  que  je  montais  à  cheval  aussi  bien  qu'un  officier.  Il 
est  vrai  que  j'apportai  la  paix  aux  Espagnols  et  aux  Français.  Cela  rachète  un  peu 
mon  péché.  —  Je  ne  vois  pas  le  moindre  péché  à  montrer  qu'on  monte  à  cheval ,  dit 
le  théatin;  c'est  d'mi  goût  parfait,  el  cela  honore  notre  robe.  En  ma  qualité  de  chré- 
tien ,  j'approuve  que  vous  ayez  empêché  l'efFusion  du  sang ,  en  ma  qualité  de  reli- 
uieux,  je  suis  fier  de  la  bravoure  qu'un  collègue  a  témoignée. — Mazarin  fil  un  hiunble 
salut  de  la  tète.  —  Oui,  dil-il,  mais  les  suites  !  —  Quelles  suites?..  — Eh!  ce  danmé 
péché  d'orgueil  a  des  racines  sans  fin...  Depuis  que  je  m'étais  jeté  comme  cela  entre 
deux  armées ,  que  j'avais  flairé  la  poudre  et  parcouru  des  lignes  de  soldats,  je  regar- 
dais un  peu  eu  pitié  les  généraux.  —  Ah  !  —  Voilà  le  mal...  en  sorte  que  je  n'en  ai 
plus  trouvé  un  seul  supportable  depuis  ce  temps-là. —  Le  fait  est,  dit  le  théatin,  ipie 
les  généraux  que  nous  avons  eus  n'étaient  pas  forts.  —  Oh!  s'écria  Mazarin, il  y  a^ait 
M.  le  Prince...  je  l'ai  bien  toiu'menté  celui-là!  —  Il  n'est  pas  à  plaindre,  il  a  acquis 
assez  de  gloire  et  assez  de  bien.  —  Soit  pour  AI.  le  Prince:  mais  M.  de  lîeaufoit.  par 
excnqjle...  que  j'ai  tant  fait  souffrir  au  donjon  de  Vincennes...  —  Ah!  mais  c'était  un 
rebelle,  et  la  sûreté  de  l'État  exigeait  que  vous  lissiez  le  sacrifice...   Passons. 

—  Je  crois  quej'ai  épuisé  l'orgueil.  Il  y  a  un  autre  péché  que  j'ai  peur  de  qualifier... 

—  Je  le  qualifierai,  moi...  dites  toujours.  — Un  bien  grand  |)èché,  mon  révérend.  — 
Nous  verrons,  monseigneur.  —  Vous  ne  pouvez  manquer  d'avoir  ouï  parler  de  i  er- 
taines  relations  que  j'aurais  eues...  avec  Sa  Majesté  la  reine-mère...  les  malveillaus... 

—  Les  malveillans,  monseigneur,  sont  des  sots...  ne  fallait-il  pas,  pour  le  bien  de 
l'État  el  pour  l'intérêt  du  jeune  roi,  que  vous  vécussiez  en  bonne  intelligence  aver  la 
reine?  Pa.-sons,  passons...  —  Je  vous  assure,  dit  Mazarin  ,  que  vous  m'enlevi'Z  de 
la  poitrine  un  terrible  poids. — Vétilles  que  tout  cela  !..  Cherchez  les  choses  sé- 
rieuses. 

—  Il  y  a  bien  de  l'ambition,  mon  révérend.  .  —  C'est  la  marche  des  grandes 
causes,  monseigneur.  —  Même  cette  velléité  de  la  tiare...  — Être  pape  c'est  être  le 
premier  des  chrétiens...  Pourquoi  ne  l'eussiez  vous  pas  désiré?  —  On  a  imprimé  que 
j'avais,  pour  en  arriver  là,  vendu  Cambrai  aux  Espagnols.  — Vous  a\ez  fait  [iciit- 
ètre  vous-même  des  pamphlets  sans  trop  persécuter  les  pami)lilélaires?  —  Alors,  mon 
révérend,  j'ai  vraiment  le  cœur  bien  net.  .le  ne  sens  [)liis  que  de  légères  peccadilles. 

—  Dites...  —  Le  jeu.  —  C'est  un  peu  mondain:  mais,  enfin  ,  vous  éUez  obligé,  par 
le  devoir  de  la  grandeur,  à  tenir  maison.  — J'aimais  à  gagner...  —  Il  n'est  pas  de 
joueur  qui  joue  pour  [lerdre.  —  Je  trichais  bien  un  peu...  —  Vous  preniez  voire 
avantage.  Passons. 

—  Eh  bien,  mon  révérend,  je  ne  sens  plus  rien  du  tout  sur  ma  conscience.  Don- 
nez-moi l'absolution  ,  et  mon  âme  pourra  ,  lorsque  Dieu  l'appellera  ,  monter  sans 
obstacle  jusqu'à  son  trône...  Le  théatin  ne  remua  ni  les  bras  ni  les  lèvres. —  Qu'at- 
teiiilez-vous  ,  mon  révérend?  dit  Mazarin. —  J'attends  la  fin. — Mais  j'ai  fini... — Oh! 
non!  Votre  Éminence  fait  erreur.  —  Pas  que  je  sache.  —  Cherchez  bien.  —  J'ai 
cherché  aussi  bien  que  possible.  —  Alors  je  vais  aider  votre  mémoire.  —  Voyons. 
*  Le  théatin  toussa  plusieurs  fois.  —  Vous  ne  me  parlez  pas  de  Kavarice,  autre  péché 
capital ,  ni  de  ces  millions ,  dit-il.  —  Quels  millions .  mon  révérend?  —  Mais  ceux  que 
vous  possédez,  monseigneur.  — Mon  père,  cet  argent  est  à  moi;  pourquoi  vous  en 
parlerais-je? — C'est  que ,  voyez-vous ,  nos  deux  opinions  diffèrent.  Vous  dites  que  cet 
argent  est  à  vous,  et  moi  je  crois  qu'il  est  un  peu  à  d'autres. 

Mazarin  porta  une  main  froide  à  son  front  perlé  de  sueur. — Coiiimenl  cela?  bal- 
bulia-t-il    —Voici.  Voire  Excellence  a  gagné  beaucoup  de  biens.  .  au  servicedn  fOi... 


15G  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Hum  !  beaucoup....  ce  n'est  p;is  trop.  — Quoi  qu'il  en  soi!,  d'où  venuit  ce  iiicn'/  — 
De  l'État.  —  L'État  c'est  le  roi. 

—  Mais,  que  concluez-vous,  mon  révérend?  dit  Mazarin  qui  commençait  h  trem- 
bler —  Je  ne  puis  conclure  sans  une  liste  des  biens  que  vous  avez Comptons  un 

peu,  s'il  vous  plaît  :  Vous  avez  l'évèché  de  Metz?  —  Oui. — Les  abbayes  de  Saint- 
Clément,  de  Saint-Arnoud  et  de  Saint-Vincent,  toujours  à  Metz'/ — Oui. — Vous  avez 
l'abbaye  de  Saint-Denis  en  France,  un  beau  bien! — Oui,  mon  révérend.— Vous 
avez  l'abbaye  de  Cluny,  qui  est  riche!  —  Je  l'ai.  —Celle  de  Saint-Médard ,  à  Sois- 
sons,  cent  mille  livres  de  revenus  ! —  Je  ne  le  nie  pas.  —  Celle  de  Saint-Victor,  à 
Marseille,  une  des  meilleures  du  midi!  —  Oui,  mon  père.  —  Un  bon  million  par  an. 
Avec  les  émolumens  du  cardinalat  et  du  ministère,  c'est  peu  de  dire  deux  millions 

par  au.  — Eh  !  — Pendant  dix  ans,  c'est  vingt  millions et  vingt  millions'placés  à 

cinquante  pour  cent  donnent,  par  progression,  vingt  autres  millions  en  dix  ans. 

— Comme  vous  comptez ,  pour  un  théalin  !  —  Depuis  que  Votre  Érainence  a  placé 
notre  ordre  dans  le  couvent  que  nous  occu[ions  près  de  Saint-Germain-des-Prés , 
en  1644,  c'est  moi  qui  fais  les  comptes  de  la  société.  — Et  les  miens,  à  ce  queje  vois, 
mon  révérend.  —  Il  faut  savoir  un  peu  de  tout,  monseigneur. — Eh  bien!  concluez  à 
présent. — Je  conclus  que  le  bagage  est  trop  gros  pour  que  vous  passiez  à  la  porte  du 
paradis. — Je  serai  damné'? — Si  vous  ne  restituez  pas,  oui. 

Mazarin  poussa  un  cri  pitoyable. — Restituer!  mais  à  qui,  bon  Dieu? — Au  maître 
de  cet  argent,  au  roi  !  —  Mais  c'est  le  roi  qui  m'a  tout  donné... — Un  moment  !  le  roi 
ne  signe  pas  les  ordonnances  !  Mazarin  passa  des  soupirs  aux  gémissemens.  —  L'abso- 
lution, dil-il.  —  Impossible,  monseigneur restituez,  restituez,  répliqua  le  tbéatin. 

— Mais,  enliii ,  vous  m'absolvez  de  tous  les  autres  péchés  ,  pourquoi  pas  de  celui-là?  — 
Parce  que,  répondit  le  révérend,  vous  absoudre  pour  ce  motif  est  un  péché  dont  le  roi 
ne  m'absoudrait  jamais,  monseigneur.  Là-de.ssus  ,  le  confesseur  quitta  son  pénitent 
avec   une   mine  pleine   de  componction,  puis  il  sortit  du  même  pas  qu'il  était  entré. 

— Oh  là!  mon  Dieu ,   gémit  le  cardinal Venez  çà,  Colbert ,  je  suis  bien  malade  , 

mon  ami. 


LA    DONATION. 


Colbert  reparut  sous  les  rideaux.  —  Avez-vous  entendu?  dit  Mazarin.  —  Hélas  !  oui , 
monseigneur. — Est-ce  qu'il  a  raison?  Est-ce  que  tout  cet  argent  est  du  bien  mal 
;,oqnis?  — Vil  théatin,  monseigneur,  est  un  mauvais  juge  en  matière  tic  linances,  ré- 
ponilit  IVoidement  Colbert.  Cependant,  il  se  pourrait  (pie ,  d'après  ses  idées  lliéolo- 
giques.  Votre  Éminenceeùt  de  certains  torts. On  eu  a  toujours  eu...  quand  on  meurl. 

—  On  a  d'abord  celui  de  mourir,  Colbert. — C'est  vrai,  mcnseigncur.  Envers  qui  ce- 
pendant le  théalin  vous  aurait-il  trouvé  des  torts?  Envers  le  roi? 

Mazarin  haussa  les  épaules. — (]omme  si  je  n'a\ais  pas  sauvé  son  litat  et  ses  fi- 
nances!—  Cela  ne  soull're  pas  de  controverse,  monseigneur. — N'est-ce  pas?  Dont 
j'aurais  {;agné  très-légitimement  un  >alaiie  ,  malgré  mon  confesseur? — C'est  hors  de 

(loule. — Et  je  pourrais  garder  pour  ma  f.uiiille,  si   besogneuse,  une  bomie  jiartie 

le  tout  même  de  ce  que  j'ai  gagné? — Je  nv  vois  aunm  empêchement ,  monseigneiu'. 

—  J'étais  bien  si'ir,  en  vous  consultant,  Colbert,   d'avoir  un  avis  sage,  réivliqua  Ma- 
zarin tout  joyeux. 

Ctilbert  lit  sa  grimace  de  pédant.  —  Monseigneur,  iiil.M-r<iuipil-il ,  il  l'auilrait  bien 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  la- 

voir cependant  si  ce  qu'a  dit  le  lln^aliii  n'est  pas  nn  piège.  —  Un  piège....  pourquoi? 
Le  théatin  est  honnête  homme.  —  Il  a  cru  Votre  Éminence  aux  portes  du  tombeau, 
puisque  Votre  Éminence  le  consultait...  Ne  l'ai-je  pas  entendu  vous  dire  :  Distinguez 
ce  que  le  roi  vous  a  donné  de  ce  que  vous  vous  êtes  donné  vous-même...  —  Il  serait 
possible. —  Auquel  cas,  monseigneur,  je  vous  regarderais  comme  mis  en  demeure 
parle  religieux...  —  De  restituer?  s'écria  Mazarin  tout  échauffé.  —  Eh!  je  ne  dis  pas 
non. — De  restituer  tout!  Vous  n'y  songez  pas  ..  Vous  dites  comme  le  confesseur.  — 
Restituer  une  partie,  c'est-à-dire  de  faire  la  part  de  Sa  Majesté,  et  cela,  monseigneur, 
peut  avoir  des  dangers.  Votre  Éminence  est  un  politique  trop  habile  pour  ignorer 
qu'à  celte  heurj  le  roi  ne  possède  pas  cent  cinquante  mille  livres  nellcs  dans  ses 
coffres.  —  Ce  n'est  pas  mon  affaire,  dit  uiazarin,  triomphant,  c'est  celle  de  M.  le 
surintendant  Fouquet,  dont  je  vous  ai  donné,  ces  derniers  mois,  tous  les  comples 
à  vérilier. 

Colbert  pinça  ses  lèvres  à  ce  seul  nom  de  Fouquet.  —  Un  legs  partiel  vous  dés- 
honore et  offense  le  roi.  Une  partie  léguée  à  Sa  Majesté,  c'est  l'aveu  que  celte  partie 
vous  a  inspiré  des  doutes  comme  n'étant  pas  acquise  légitimement.  —  Monsieur  Col- 
bert!...—  J'ai  cru  que  Voire  Éminence  me  faisait  l'honneur  de  me  demander  un  con- 
seil?— Oui ,  mais  vous  ignorez  les  principaux  détails  de  la  question. — Je  n'ignore 
rien,  monseigneur;  voilà  dix  ans  que  je  passe  en  revue  toutes  les  colonnes  de  chiffres 
qui  se  font  en  France,  et  si  je  les  ai  péniblement  clouées  en  ma  tète,  elles  y  sont  si 
bien  rivées  à  présent  que  depuis  l'oflke  de  M.  Leicllier.  qui  est  sobre  ,  jusqu'aux 
petites  largesses  secrètes  de  M.  Fouquet,  qui  est  prodigue,  je  réciterais  chiffre  par 
chiffre ,  tout  l'argent  qui  se  dépense  de  Marseille  à  Cherbourg. 

— Alors,  vous  voudriez  que  je  jetasse  tout  mon  argent  dans  les  coffres  du  roi!  s'é- 
cria ironiquement  Mazarin,  à  qui  la  goutte  arrachait  en  même  temps  plusieurs  sou- 
pirs douloureux.  Certes,  le  roi  ne  me  reprocherait  rien,  mais  il  se  moquerait  de  moi 
en  mangeant  mes  millions,  et  il  aurait  bien  raison.  — Votre  Éminence  n'a  pas  com- 
pris. Je  n'ai  pas  prétendu  le  moins  du  monde  que  le  roi  dîjt  dépenser  votre  argent. — 
Vous  le  dites  clairement,  ce  me  semble,  en  me  conseillant  de  le  lui  donner.  —  Ah! 
répliqua  Colbert,  c'est  que  voire  Éminence,  absorbée  qu'elle  est  par  son  mal,  perd 
de  vue  complètement  le  caractère  de  Sa  Majesté  Louis  XIV.  — Comment  cela? —  Ce 
caraclère,  je  crois,  si  j'ose  m'exprimer  ainsi,  ressemble  à  celui  que  monseigneur  con- 
fessait tout  à  l'heure  au  théatin. — C'est? — C'est  l'orgueil.  Pardon,  monseigneur;  la 
fierté,  voulais-je  dire.  Les  rois  n'ont  pas  d'orgueil  ;  c'est  une  passion  humaine.  Eh 
bien,  monseigneur,  si  j'ai  rencontré  juste.  Votre  Éminence  n'a  qu'à  donner  tout  son 
argent  au  roi,  et  tout  de  suite. —  Mais  pourquoi'?  dit  MazarinforI  intrigué. — Parce  que 
le  roi  n'acceptera  pas  le  tout.  —  Oh  !  un  jeune  homme  qui  n'a  pas  d'argent  et  qui  est 
rongé  d'ambition...  Un  jeune  homme  qui  désire  ma  morl. — Monseigneur... — Pourhéri- 
ter,"oui,  Colbert;  oui,ildésire  ma  mort  pour  hériter, je  le  préviendrais! — Précisément. 
Si  la  donation  est  faite  dans  une  certaine  forme,  il  refusera.  —  .\llons  donc! — C'est 
positif.  Un  jeune  homme  qui  n'a  rien  fait,  qui  brûle  de  devenir  illustre,  qui  brùlc  de 
régner  seul,  ne  prendra  rien  de  bâti  ;  il  voudra  construire  lui-même.  Ce  prince-là, 
monseigneur,  ne  se  contentera  pas  du  Palais-Royal  que  M.  de  Richelieu  lui  a  légué, 
ni  du  palais  Mazarin  que  vous  avez  si  superbement  fait  construire,  ni  du  Louvre  que 
ses  ancêtres  ont  habile  ,  ni  de  Saint-Germain  oii  il  est  né.  Tout  ce  qui  ne  procédera 
pas  de  lui,  il  le  dédaignera;  je  le  prédis. 

—  Et  vous  garantissez  que  si  je  donne  mes  quarante  millions  au  roi...  —  Eu  lui  di- 
sant de  certaines  choses,  je  garanlis  qu'il  refusera. — Ces  choses...  .  sont?  — Je  les 
écrirai,  si  monseigneur  veut  me  les  dicler.  —  Mais  eulin,  quel  avantage  pour  moi? 


1S8  LES  MOUSQUETAIRES. 

— Un  énorme.  Personne  ne  peut  plus  accuser  votre  Einiuence  de  celte  injuste  avarice 
que  les  pamphlétaires  ont  reprochée  au  plus  brillant  esprit  de  ce  siècle.  — Tu  as  raison, 
Cull)ert,  tu  as  raison  ;  va  trouver  le  roi  de  ma  part  et  porte-lui  mon  testament. — Une 
donation,  monseigneur. — ÎNIais  s'il  acceptait!  s'il  allait  accepter!  —  Alors,  il  resterait 
treize  millions  à  votre  famille,  et  c'est  une  jolie  sonnne.  —  S'il  n'accepte  pas,  vois-tu, 
je  lui  veux  garantir  mes  treize  millions  de  réserve....  oui,  je  le  ferai....  oui  ...  mais 

voici  la  douleur  qui  vient  ;  je  vais  tomber  en  faiblesse C'est  que  je  suis  malade  , 

Colbert,  que  je  suis  près  de  raa  fin. 

Colbert  tressaillit.  Le  cardinal  était  bien  mal  en  effet  :  il  suait  à  grosses  gouttes  sur 
son  lit  de  douleur,  et  cette  pâleur  effrayante  d'im  visage  ruisselant  d'eau  était  un  spec- 
tacle que  le  plus  endurci  praticien  n'eût  pas  supporté  sans  compassion.  Colbert  fut 
sans  doute  très-ému  ,  car  il  quitta  la  chambre  en  appelant  Bernoniu  près  du  mori- 
bond et  passa  dans  le  corridor. 

Tandis  que  les  serviettes  brûlantes,  les  topiques,  les  révulsifs  et  Gnénaud,  rappelé 
près  du  cardinal ,  fonctionnaient  avec  une  activité  toujours  croissante ,  Colbert ,  tenant 
à  deux  mains  sa  grosse  tête,  pour  y  comprimer  la  fièvre  des  projets  enfantés  par  le 
cerveau,  méditait  la  teneur  de  la  donation  qu'il  allait  faire  écrire  à  Mazarin  dès  la 
première  heure  de  répit  que  lui  donnerait  le  mal.  Il  semblait  que  tous  ces  cris  du 
cardinal  et  toutes  ces  entreprises  delà  mort  sur  ce  représentant  dupasse,  fussent 
des  stimulans  pour  le  génie  de  ce  penseur  aux  sourcils  épais  qui  se  tournait  déjà  vers 
le  lever  du  nouveau  soleil  d'une  sociclc  régénérée. 

Colbert  revint  près  de  Mazarin  lorsque  la  raison  fut  revenue  au  malade,  el  lui  per- 
suada de  dicter  une  donation  ainsi  conçue  : 

«  Près  de  paraître  devant  Dieu,  maître  des  hommes,  je  prie  le  roi,  qui  fut  mon 
niailre  sur  la  terre,  de  reprendre  les  biens  que  sa  bonté  m'avait  donnés,  el  que  ma 
famille  sera  heureuse  de  voir  passer  en  de  si  illustres  mains.  Le  détail  de  mes  biens  se 
trouvera,  —  il  est  dressé,  —  à  la  première  réquisition  de  Sa  Majesté  ,  ou  an  dernier 
soupir  de  son  plus  dévoué  ser\ileur.  «  .iules,  cardinal  de  m.vz.\uin.  » 

Le  cardinal  signa  en  soupirant  ;  Colbert  cacheta  le  paquet  et  le  porta  innnédiate- 
ment  au  Louvre,  où  le  l'oi  venait  de  rentrer,  l'uis  il  revint  à  son  logis,  se  frottant  les 
mains  avec  la  confiance  d'un  ouvrier  quia  bien  cmi)loyé  sa  journée. 


tO.MMENT  ANNE  D'AUmiCHE   DONN.V   UN   CONSEIL   A    LOUIS   XIV   ET 
COMMENT    M.    FOIQUET   LUI   EN   DONNA   UN   AUTRE. 

La  nouvelle  de  l'extrémité  où  se  trouvait  le  cardinal  s'i'-lail  déjà  répandue,  el  elle 
attirait  au  moins  autant  de  gens  au  Louvre  que  la  uuuMllr  ilu  mariage  de  Monsieur 
frère  du  roi,  laquelle  a\ail  déjà  été  annoncée  à  litre  de  l'ait  olfuiel.  A  peine  Louis  .\1V 
rentrait-il  chez  lui,  tout  rêveur  encore  des  choses  qu'il  avait  vues  ou  entendu  dire 
dans  cette  soirée,  que  l'huissier  annonça  que  la  même  foule  de  coin'tisans  qui ,  le  ma- 
tin .  s'élait  ciripressécà  son  lever,  se  représentait  de  nouveau  à  son  coucher,  faveur  in- 
signe que  depuis  le  règne  du  cardinal  la  coin-,  fort  peu  discrète  dans  ses  préférences, 
avait  accordée  au  ministre  sans  grand  souci  de  déplaire  au  roi  Mais  le  ministre  avait 
eu,  comme  nous  l'avons  dit,  une  giave  attaque  de  goutte,  el  la  marée  de  la  ILilleiie 
tni>nlail  vei's  le  tiône.  Louis  XIV  comprit  que  ."^nu  lùiiincnce  monseigneur  le  cardinal 
Mazarin  était  bien  malade. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  159 

A  peine  Anne  d'Aulnclie  eiit-cUe  contluil  l;i  jeune  reine  dans  ses  appartemens  cl 
soulagé  son  front  du  poids  de  la  colirure  de  réremonie,  qu'elle  revint  trouver  sou  lils 
dans  le  cabinet  où  seul ,  morne  et  le  cœur  ulcéré ,  il  passait  sur  lui-nièuie  ,  comme 
pour  exercer  sa  volonté  ,  une  de  ces  colères  sourdes  et  terribles,  colères  de  roi ,  qui 
font  des  événemens  quand  elles  éclatent,  et  qui,  chez  Louis  XIV,  grâce  à  .sa  puis- 
sance merveilleuse  sur  lui-même,  devinrent  des  orages  si  bénins,  que  sa  plus  fou- 
gueuse, son  unique  colère,  celle  que  signale  Saint-Simon,  tout  en  s'en  étonnant, 
fut  cette  fameuse  colère  qui  éclata  cinquante  ans  plus  tard,  à  propos  d'une  cachette  de 
M.  le  duc  du  Maine ,  et  qui  eut  pour  résultat  une  grêle  de  coups  do  canne  donnés  sur 
le  dos  d'un  pauvre  laquais  qui  avait  volé  un  biscuit. 

Le  jeune  roi  était  donc,  comme  nous  l'avons  vu,  en  proie  à  une  douloureuse  su- 
rexcitation ,  et  il  se  disait,  en  se  regardant  dans  une  glace  :  — 0  roi!  roi  de  uoni  ! 
et  non  de  fait;  vain  fantôme  que  tu  es!  statue  inerte  qui  n'a  d'autre  puissance  que 
celle  de  provoquer  un  salut  de  la  part  des  courtisans,  quand  pourras-tu  donc  lever 
ton  bras  de  velours ,  serrer  ta  main  de  soie?  quand  pourras-tu  ouviir,  pour  autre 
chose  que  pour  soupirer  ou  souriie,  tes  lèvres  condamnées  à  la  stupide  innnobilité 
des  marbres  de  la  galerie?  Alors,  passant  la  main  sur  son  front  et  cherchant  l'air,  il 
s'approcha  de  la  fenêtre  et  vit  au  bas  cpielques  cavaliers  qui  causaient  entre  eux , 
quelques  groupes  timidement  curieux.  Ces  cavaliers,  c'était  une  fraction  du  guet  :  ce 
groupe  ,  c'étaient  les  empressés  du  peuple  ,  ceux-là  pour  qui  un  roi  est  toujours  une 
chose  curieuse,  comme  un  crocodile  ou  un  serpent. 

11  frappa  son  front  du  plat  de  sa  main  en  s'écriant:  —  Roi  de  France!  quel  titre! 
Peuple  de  France  !  quelle  niasse  de  créatures!  Et  voilà  que  je  rentred  ans  mon  Louvre; 
mes  chevaux  à  peine  dételés,  liunenl  encore ,  et  j'ai  tout  juste  soulevé  assez  d'intérêt 
pour  que  vingt  personnes  à  peine  me  regardent  passer...  Vingt,  que  dis-je!  non,  il 
n'y  a  pas  même  vingt  curieux  pour  le  roi  de  France.  Il  n'y  a  pas  même  dix  archers 
pour  veiller  sur  ma  maison  :  archers  ,  peuple  ,  gardes,  tout  est  au  Palais-lioyal.  Pour- 
quoi ,  mon  Dieu  '!  moi ,  le  roi .  u'ai-je  pas  le  droit  de  vous  demander  cela?  —  Parce 
que,  dit  une  voix  répondant  à  la  sieime  et  qui  retentit  de  l'autre  côté  de  la  portière  du 
cabinet;  parce  qu'au  Palais-Royal,  il  y  a  tout  l'or,  c'est-à-dire  toute  la  puissance  de 
celui  qui  veut  régner. 

Louis  se  retourna  précipitamment.  La  voix  qui  venait  de  prononcer  ces  paroles  élait 
celle  d'Anne  d'Autriche.  Le  roi  tressaillit,  et  s'avançant  vers  sa  mère  ,  —  J'espère, 
dit-il,  que  Votre  Majesté  n'a  pas  fait  attention  aux  vaines  déclamations  dont  la  solitude 
et  le  dégoût  familiers  aux  rois  donnent  l'idée  aux  plus  heureux  caractères.  —  Je  n'ai 
fait  attention  qu'à  mie  chose  ,  mon  fils  ,  c'est  que  vous  vous  plaigniez.  —  Moi  1  pas  du 
tout,  dit  Louis  XIV;  non,  en  vérité  ;  vous  vous  trompez.  Madame.  —  Mon  lils,  re- 
prit Aime  d'Autriche  en  secouant  la  tète,  vous  avez  tort  de  ne  vous  point  fier  à  ma 
parole;  vous  avez  tort  de  ne  me  point  accorder  votre  confiance.  Un  jour  va  venir, 
jour  prochain  peut-être ,  où  vous  aurez  besoin  de  vous  rappeler  cet  axiome  :  «  L'or  e.st 
la  toute-puissance,  et  ceux-là  seuls  sont  véritiiblement  rois  qui  sont  tout-puissans.)> 

—  Voire  intention,  poursuivit  le  roi,  n'étailpoint  cependant  de  jeter  un  blâme  sur 
les  riches  de  ce  siècle?  —  Non,  dit  vivement  Aune  d'Autriche,  non,  sire;  ceux  qui 
sont  riches  en  ce  siècle ,  sous  votre  règne ,  sont  riches  parce  que  vous  l'avez  bien 
voulu ,  et  je  n'ai  contre  eux  ni  rancunes  ni  envie;  ils  ont  sans  doute  assez  bien  servi 
Votre  Majesté  pour  que  votre  Majesté  leur  ait  permis  de  se  récompenser  eux-mêmes. 
Voilà  ce  que  j'entends  thre  par  la  parole  que  vous  me  semblez  reprocher.  —  A  Dieu 
ne  plaise ,  Madame ,  que  je  reproche  jamais  quelque  chose  à  ma  mère.  —  D'ailleurs, 
continua  la  reine-mère,  le  Seigneur  ne  donne  jamais  que  pour  un  temps  les  biens  de 


160  LES  MOUSQUETAIRES. 

la  terre;  le  Seigneur,  coinnie  correctifs  aux  honneurs  et  à  la  richesse,  le  Seigneur  a 
mis  la  souffrance ,  la  maladie ,  la  mort  ;  et  nul ,  ajouta  Anne  d'Autriche  avec  un  dou- 
loureux sourire  qui  prouvait  qu'elle  faisait  à  elle-même  Tapplication  an  funèbre  pré- 
cepte ,  nul  n'emporte  son  bien  ou  sa  grandeur  dans  le  tombeau.  11  en  résulte  que  les 
jeunes  récoltent  les  fruits  de  la  féconde  moisson  préparée  par  les  vieux. 

Louis  écoutait  avec  une  attention  croissante  ces  paroles  accentuées  par  Anne  d'Au- 
triche dans  un  but  évidemment  consolateur.  —  Madame  ,  dit  Louis  XIV,  regardant 
fixement  sa  mère  ,  on  dirait,  en  vérité,  que  vous  avez  quelque  chose  de  plus  à  m'an- 
noncer.  —  Je  n'ai  rien  absolument ,  mon  fils:  seulement  vous  aurez  remarqué  ce 
soir  que  M.  le  canhnal  est  bien  malade.  Louis  regarda  sa  mère,  cherchant  une  émo- 
tion dans  sa  voix ,  une  douleur  dans  sa  physionomie.  Le  visage  d'Anne  d'Autriche  sem- 
blait légèrement  altéré  ;  mais  cette  souffrance  avait  un  caractère  tout  persomiel.  Peut- 
être  cette  altération  était-elle  causée  par  le  cancer  qui  conmiençait  à  la  mordre  au 
sein.  —  Oui ,  ^Madame  .  dit  le  roi .  oui ,  M.  de  Mazarin  est  bien  malade.  —  Et  ce  serait 
ime  grande  perte  pour  le  royaume  si  Son  Émiuence  venait  à  être  aiipelêc  par  Dieu. 
N'est-ce  point  votre  avis  comme  le  mien,  mon  fils?  demanda-t-elle.  —  Oui.  ^Iad;uiie, 
oui,  certainement .  ce  serait  une  grande  perte  pour  le  royaume,  dit  Louis  en  rougis- 
sant ;  mais  le  péril  n'est  pas  si  grand,  ce  me  semble,  et  d'ailleurs  M.  le  cardinal  est 
jeune  encore. 

Le  roi  achevait  à  peine  de  parler,  qu'un  huissier  souleva  la  tapisserie  et  se  tint  de- 
bout, un  papier  à  la  main,  en  attendant  que  le  roi  l'interrogeât.  — Qu'est-ce  que 
cela?  demanda  le  roi.  —  Un  message  de  M.  de  Mazarin,  rê[)ondit  l'huissier.  —  Don- 
nez, dit  le  roi.  Et  il  prit  le  papier.  Mais  au  moment  où  il  fallait  ouvrir,  il  se  tit  à  la 
fois  un  grand  bruit  dans  la  galerie  ,  dans  les  antichambres  et  dans  la  cour.  —  Ah  !  ah  ! 
dit  Louis  XIV.  qui  sans  doute  reconnut  ce  triple  biuit.  cpie  disais-je  <louc  qu'il  n'y 
avait  qu'un  roi  en  Franco!  je  me  trompais,  il  y  en  deux. 

En  ce  moment  la  porte  s'ouvrit,  et  le  surintendant  des  linances  Fouquet  apparut  à 
Louis  XIV.  C'était  lui  qui  faisait  ce  bruit  dans  la  galerie  ,  c'étaient  ses  laquais  qui  fu- 
saient ce  bruit  dans  les  antichambres:  c'étaient  ses  chevaux  qui  faisaient  ce  bruit  dans 
la  cour.  En  outre,  on  entendait  un  long  murmure  sur  sou  passage,  qui  ne  s'éteignait 
que  longtemps  après  qu'il  avait  passé.  —  Celui-là  n'est  pas  précisément  un  roi  comme 
vousle  croyez ,  dit  Anne  d'Autriche  à  son  fils:  c'est  un  bommc  trop  riche  ,  \oilà  tout. 
Et  en  disant  ces  mots,  un  sentiment  amer  donnait  aux  pandes  de  la  reine  leur  expres- 
sion la  plus  haineuse  ,  tandis  ipie  le  front  de  Louis  ,  au  contraire  ,  resté  calme  et  maitre 
de  lui ,  était  pur  de  la  plus  légère  ride.  Il  salua  donc  librement  Fouquet  de  la  tête, 
tandis  (ju'il  continuait  de  déplier  le  rouleau  que  venait  de  lui  remettr(>  l'huissier. 

Fouquet  vit  ce  mouvement,  et  avec  une  politesse  à  la  fois  aisée  et  respectueuse  ,  il 
s'approcha  d'Aimc  d'Autriche  poni  laisser  toute  sa  liberté  au  roi.  Louis  a\  ait  ou\ert 
le  papier,  et  cepeiulanl  il  ne  lisait  pas.  Il  écoutait  Fouquet  faire  à  sa  mère  des  com- 
plimens  adorablement  tournés  sur  sa  main  et  sur  ses  bras.  La  ligure  d'.Xune  d".\u- 
triche  se  dérida  et  passa  presque  au  sourire.  Fouquet  s'aperrut  que  le  roi,  au  lieu  de 
lire,  le  regardait  et  l'écoutait:  il  lit  un  demi-tour,  et,  tout  en  continuant  pour  ainsi 
dire  d'a|>partenir  à  Anne  d'Autriche,  il  se  retrouva  en  face  du  roi.  —  Vous  savez, 
monsieur  Fo\iquet,  dit  l>onis  XIV,  (jue  Son  Eminence  est  fort  mal?  —  Oui,  sire,  je 
sais  cela,  dit  FoU(|uet,  et  en  eil'et  il  est  fort  mal.  .l'étais  à  ma  cami>agne  de  Vaux 
lorsque  la  nouvelle  m'en  est  venue,  si  pressinile  que  j'ai  lnul  <piittc'\  —  Vous  avez 
fpiitléVaux  ce  soir,  Monsieui? —  Il  y  a  une  heure  et  demie,  oui  ,  \dtre  Majesté,  dit 
l"ou(|uel,  consultant  une  montre  toute  garnie  de  diainans. — Une  beuie  et  demie  ! 
(lit   \r  roi,  as^i'Z  puissant  piiu]'  ni.iiliiM'i'  sa  iulric,  m;ii^  nnii  punr  c.iclier  sou  clonne- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  I(j| 

iiienl.  —  Je  comprends ,  sire.  Votre  Majesté  doute  de  ma  parole  ,  et  elle  a  raison  :  mais 
si  je  suis  venu  ainsi ,  c'est  vraiment  par  merveille.  On  m'avait  envoyé  d'Angleterre 
trois  couples  de  chevaux  fort  vifs,  m'assm-ait-on  ;  ils  étaient  disposes  de  quatre  lieues 
en  quatre  lieues,  et  je  les  ai  essayés  ce  soir,  lis  sont  venus  en  effet  de  Vaux  au  Louvre 
en  une  heure  et  demie ,  et  Votre  Majesté  voit  qu'on  ne  m'avait  pas  trompé. 

La  reine-mère  sourit  avec  une  secrète  envie.  Fouquet  alla  au-devant  de  cette  mau- 
vaise pensée.  —  Aussi ,  Madame  ,  se  liâta-t-il  d'ajouter,  de  pareils  chevaux  sont  faits, 
non  pour  des  sujets,  mais  pour  des  rois,  car  les  rois  ne  doivent  jamais  le  céder  à  qui 
que  ce  soit  en  quoi  que  ce  soit.  Le  roi  leva  la  tête.  — Cependant,  interrompit  Anne 
d'Autriche,  vous  n'êtes  point  roi , que  je  sache,  monsieur  Fouquet? — Aussi,  Madame, 
les  chevaux  n'attendent-ils  tpi'un  signe  de  Sa  Majesté  pour  entrer  dans  les  écuries  du 
Louvre;  et  si  je  me  suis  permis  de  les  essayer,  c'était  dans  la  seule  crainte  d'ollrir  au 
roi  quelque  chose  qui  ne  fût  pas  précisément  une  merveille.  Le  roi  était  devenu  fort 
rouge. —  Vous  savez,  monsieur  Fouquet,  dit  la  reine,  que  l'usage  n'est  point  à  la 
cour  de  France  qu'un  sujet  offre  quelque  chose  à  son  roi.  Louis  fit  un  mouvement. — 
J'espérais,  ^ladame,  dit  Fouquet  fort  agile,  que  mon  amour  pour  Sa  Majesté,  mon 
désir  incessant  de  lui  plaire,  serviraient  de  contre-poids  à  cette  raison  d'étiquette,  ('e 
n'était  point  d'ailleurs  un  présent  que  je  me  permettais  d'offrir,  c'était  un  trihul  que 
je  payais.  — Merci,  monsieur  Fouquet,  dit  poliment  le  roi,  et  je  vous  sais  gré  de 
l'intention  ,  car  j'aime  en  effet  les  hons  chevaux  ;  mais  vous  savez  que  je  suis  hien  peu 
riche;  vous  le  savez  mieux  que  personne,  vous,  mon  surintendant  des  finances.  Je 
ne  puis  donc ,  lors  même  que  je  le  voudrais,  acheter  un  attelage  si  cher. 

Fouquet  lança  un  regard  plein  de  fierté  à  la  reine-mère,  qui  semblait  Irionqihcr 
de  la  fausse  position  du  ministre.  Pendant  ce  temps,  Louis  XIV,  |)ar  coiitenaufc , 
pliait  et  dépliait  le  papier  de  Mazarin  ,  sur  lequel  il  n'avait  pas  encore  jeté  les  yeux. 
Sa  vue  s'y  arrêta  enfin ,  et  il  poussa  un  petit  cri  dès  la  première  ligne.  —  Qu'y  a-t-il 
donc,  mon  fils?  demanda  Anne  d'.\ulriche  en  se  rapprochant  vivement  du  roi.  —  De 
la  part  du  cardinal,  reprit  le  i-oi  continuant  sa  lecture.  Oui  ,  oui,  c'est  hien  de  sa 
part.  —  Est-il  donc  plus  mal? —  Lisez,  aclicva  le  roi  en  passant  le  parchemin  à  sa 
mère,  comme  s'ileîît  pensé  qu'il  ne  fallait  rien  moins  que  la  lecture  pour  convaincre 
Anne  d'.\utriche  d'une  chose  aussi  étonnante  que  celle  renfermée  dans  ce  papier. 

.\nue  d'Autriche  lut  à  son  tour.  A  mesure  qu'elle  lisait ,  ses  yeux  pétillaient  d'une 
joie  plus  vive  qu'elle  essayait  inutilement  de  dissimuler  et  qui  attira  les  regards  de 
Fouquet.  —  Oh  lune  donation  en  règle  ,  dit-elle. — Une  donation?  répéta  Fouquet. 
—  Oui!  fit  le  roi,  répondant  particulièrement  au  surintendant  des  finances;  oui ,  sur 
le  point  de  mourir,  M.  le  cardinal  me  fait  une  donation  de  tous  ses  biens.  —  Quarante 
millions!  s'écria  la  reine.  Ah!  mon  fils,  voilà  un  beau  trait  de  la  part  de  M.  le  car- 
dinal ,  et  qui  va  contredire  bien  des  malveillantes  rumeurs  ;  quarante  milhons  amassés 
lentement  et  (jui  reviennent  d'iui  seul  coup  en  masse  au  trésor  royal,  c'est  d'un  s\ijet 
fidèle  et  d'un  vrai  chrétien. 

Fouquet  avait  fait  quelques  pas  en  arrière  et  se  taisait.  Le  roi  le  regarda  et  lui 
fendit  le  rouleau  à  son  tour.  Le  surintendant  ne  fit  qu'y  arrêter  une  seconde  son  re- 
gard hautain.  Puis  s'inclinant,  —  Oui ,  sire ,  dit-il .  une  donation ,  je  le  vois. 

—  Il  faut  répondre,  mon  fils,  s'écria  .-Vnne  d'Autriche;  il  faut  répondre  sur-le- 
champ.  —  Et  comment  cela,  Madame?  —  Par  une  visite  au  cardinal.  — Mais  il  y  a 
une  heure  h  peine  que  je  quitte  Son  Éminence  ,  dit  le  roi.  — Écrivez  alors,  sire.  — 
Ecrire!  fit  le  jeune  roi  avec  répugnance.  — Enfin,  reprit  Anne  d'Autriche,  il  me 
semble ,  mou  fils ,  (|n'un  homme  qui  vient  de  faire  un  pareil  présent  est  bien  en  dniil 
d'attendre  qu'on  le  lemercie  avec  (pielquc  liAle. 

T.  I.  ,, 


162  LES  MOUSQUETAIRES. 

Puis  se  retournant  vers  le  surintemlant ,  —  Est-ce  que  ce  n'est  point  votre  avis, 
monsieur  Fouquel?  —  Le  présent  vaut  la  peine,  oui ,  Mailanie,  répliqua  le  suiinlen- 
dant  avec  une  noblesse  qui  n'échappa  point  au  roi  —  Acceptez  donc  et  remei-ciez  , 
insista  Anne  d'Autriche.  — Que  dit  monsieur  Fouquet?  demanda  Louis  XIV.  —  Sa 
Majesté  veut  savoir  ma  pensée?  —  Oui.  —  Remerciez,  sire...  —  Ah  !  fit  Anne  d'.-\u- 
Iriche.  —  Mais  n'accepiez  pas,  continua  Fouquet.  —  El  pourquoi  cela?  demanda 
Anne  d'Autriche.  —  Mais  vous  l'avez  dit  vous-même,  Madame,  répUqua  Fouquet, 
parce  que  les  rois  ne  doivent  ou  ne  peuvent  recevoir  de  présens  de  leurs  sujets. 

Le  roi  demeurait  muet  entre  ces  deux  opinions  si  opposées.  —  Mais  quarante  mil- 
lions! dit  Anne  d'Autriche  d\i  mcnie  ton  dont  la  pauvre  Marie-Antoinette  dit  plus  tard: 
B  Vous  m'en  direz  tant!  n  —  Je  le  sais  ,  dit  Fouquet  en  riant:  quarante  millions  font 
une  belle  somme,  et  une  pareille  somme  pourrait  tenter  mèmeime  conscience  royale. 
—  Mais,  Monsieiu',  dit  Anne  d'Autriche,  au  lieu  de  détourner  le  roi  de  recevoir  ce 
présent,  faites  donc  observer  à  Sa  Majesté,  vous  dont  c"est  la  charge,  que  ces  qua- 
rante milhons  lui  fout  une  fortune. — C'est  précisément.  Madame,  parce  que  ces 
quarante  millions  font  une  fortune,  que  je  dirai  au- roi  :  «  Sire,  s'il  n'est  point  décent 
qu'un  roi  accepte  d'un  sujet  six  chevaux  de  \in^'t  mille  livres,  il  est  déshonorant  qu'il 
doive  sa  forUme  à  un  autre  sujet  plus  ou  moins  sci  upideux  dans  le  choix  des  maté- 
riaux qui  contribuaient  à  l'édification  de  cette  fortune.  »  —  Il  ne  vous  sied  guère ,  Mon- 
sieur, dit  Anne  d'Autriche,  de  faire  rme  leçon  au  roi;  prociu'ez-lui  plutôt  quarante 
millions,  pour  remplacer  ceux  (jue  vous  lui  faites  perdre.  —  Le  roi  les  aura  quand  il 
voudra ,  dit  le  surintendant  des  finances  en  s'inclinant.  —  Oui ,  en  pressurant  les  peu- 
ples, fit  Anne  d'Autriche.  — Eh  !  ne  l'ont-ils  pas  été,  Madame,  répondit  F'ouquet . 
quand  ou  leur  a  fait  suer  les  quarante  raillions  donnés  par  cet  acte  Y  Au  surplus  .  Sa 
Majesté  m'a  demandé  mon  avis,  le  voilà  ;  que  Sa  Majesté  me  demande  son  concours, 
il  en  sera  de  même  —  Allons,  allons,  acceptez,  mon  lils,  dit  Anne  d'Autriche,  vous 
êtes  au-dessus  des  bruits  et  des  interprétations.  —  Refusez,  sire,  dit  Fouquet.  Tant 
qu'un  roi  vil,  il  n'a  d'autre  niveau  (pirsa  conscience,  d'autre  juge  qui'  sou  désir;  mais, 
mori ,  il  a  la  postérité  qui  applaudit  coupii  accuse.  —  Merci,  ma  nièie.  réi)liqua  Louis 
en  saluant  respecttieusement  la  reine.  Merci,  monsieur  Fouquet,  dit-il  en  congédiant 
civilement  le  surintendant.  —  Acceptez-vous?  demanda  encore  Aniu-  d'Autriche  — 
Je  réfléchirai,  répliqua  le  roi  en  regardant  Fouquet 


AGONIE. 

Le  jour  même  oii  l.i  donation  avait  (''té  envoyée  .lu  roi,  le  cardinal  s'était  l'ail  trans- 
porter k  Viiicenues.  Le  roi  et  la  cour  l'y  avaient  suivi.  L(n  dernières  lueurs  de  ce  llam- 
i)eaii  jetaient  encoi'e  assez  d'éclat  [)om'  ab-iorlier,  dans  leurs  raymnemens.  toutes  les 
autres  lumières.  Au  reste  ,  comme  on  le  voit ,  s;iti'llile  lidèlo  de  son  minisire,  le  jeune 
Louis  XIV  marchait  jusqu'au  dernier  moment  dans  le  sens  de  sa  gravitation.  Le  mal, 
sel(ju  les  pronostics  de  (iui'n.i\icl ,  iiv.iil  empire:  ce  n'était  |)lus  une  attaque  de  goutte, 
c'était  une  attaque  de  mort,  l'uis,  il  y  avait  une  chose  ipii  faisait  cet  agonisant  plus 
agonisant  encore,  c'était  l'anxiété  que  jetait  dans  son  esprit  celle  donation  envoyée  au 
roi ,  et  qu'au  dire  deColherl,  le  roi  devait  renvoyer  non  acceptée  au  canliiial.  Le 
cardinal  avait  grande  foi,  connue  nous  a\ons  vu,  ilans  les  inéilictions  de  son  secré- 
taire :  mais  la  souuue  était  forte ,  el  (piel  que  fût  le  génie  de  t'.olberl.  de  temps  en 
temps  le  cardinal  pensait,  à  p,ul  loi ,  ipiele  Ihéalin,  lui  aussi,  avait  liien  pu  se  trompc-r 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  163 

et  qu'il  y  avait  au  uioius  autant  de  chances  pour  qu'il  ue  fût  pas  damné,  qu'il  ;,  eu 
avait  poiu-  que  Louis  XIV  lui  renvoyât  ses  millions.  D'ailleurs ,  plus  la  donation  tar- 
dait à  revenir,  plus  Mazariu  trouvait  que  quarante  millions  valent  bien  la  peine  que 
l'on  risque  quelque  peu  son  àme.  Mazarin,  en  sa  qualité  de  cardinal  et  de  premier 
ministre,  était  à  peu  près  matérialiste. 

A  chaque  fois  que  la  porte  s'ouvrait ,  il  se  retournait  donc  vivement,  croyant  voir 
rentrer,  par  là,  sa  malheureuse  donation;  puis  trompé  dans  son  espérance,  il  se  re- 
couchait avec  un  soupir  et  reprenait  sa  douleur  d'autant  plus  vive  qu'un  instant  il 
l'avait  oubliée. 

Anne  d'Autriche,  elle  aussi,  avait  suivi  le  cardinal;  son  cœur,  quoique  l'âge  l'eût 
foit  égoïste  ,  ne  pouvait  se  refuser  de  témoigner  h  ce  mourant  une  tristesse  qu'elle  lui 
devait  en  qualité  de  femme,  disent  les  uns,  en  quahté  de  souveraine,  disent  les 
autres.  Elle  avait,  en  quelque  sorte,  pris  le  deuil  de  la  physionomie  par  avance  ,  et 
toute  la  cour  le  portait  comme  elle.  Louis,  pour  ne  pas  montrer  s\n'  son  visage  ce  qui 
se  passait  au  fond  de  son  àme ,  s'obstinait  à  rester  confiné  dans  son  appartement ,  où 
sa  nourrice  toute  seule  lui  faisait  compagnie;  plus  il  comptait  approcher  du  terme  où 
toute  contrainte  cesserait  pour  lui,  plus  il  se  faisait  humble  et  patient,  se  repliant  sur 
lui-même  comme  tous  les  hommes  forts  qui  ont  quelque  dessein,  afin  de  se  donner 
plus  de  ressort  au  moment  décisif.  L'extrème-onction  avait  été  secrètement  adminis- 
trée au  cardinal,  qui,  tidèle  à  ses  habitudes  de  dissimulation,  luttait  contre  les  appa- 
rences, et  même  contre  la  réahté  ,  recevant  dans  son  lit  comme  s'il  n'eût  été  atteint 
que  d'un  mal  passager. 

Louis,  éloigné  du  cardinal  depuis  deux  jours:  Louis,  l'œil  fixé  sur  cette  donation 
qui  préoccupait  si  fort  le  cardinal,  Louis  ne  savait  point  au  juste  où  en  éiait  Mazarin. 
Le  fils  de  Louis  XIII ,  suivant  les  traditions  paternelles ,  avait  été  si  peu  roi  jusque-là , 
que  tout  en  désirant  ardemment  la  royauté,  il  la  désirait  avec  cette  terreur  qui  accom- 
pagne toujours  l'inconnu.  Aussi,  ayant  pris  sa  résolufion,  qu'il  ne  counnuniquail 
d'ailleurs  à  personne,  se  résolut-il  à  demander  à  Mazarin  une  entrevue.  Ce  fut  Anne 
d'Autriche,  qui,  toujours  assidue  près  du  cardinal,  entendit  la  première  cette  propo- 
sifion  du  roi,  et  qui  la  transmit  au  mourant,  qu'elle  fit  tressaillir. — Sa  Majesté  sera 
la  bien  venue  ,  oui ,  la  très-bien  venue ,  s'écria-t-il  eu  faisant  à  Colbert ,  qui  était  assis 
au  pied  du  lit,  un  signe  que  celui-ci  comprit  parfaitement.  Anne  d'Autriche  se  leva; 
elle  avait  hâte,  elle  aussi,  d'être  fixée  à  l'endroit  des  quarante  millions  qui  étaient 
la  sourde  pensée  de  tout  le  monde. 

Anne  d'Autriche  sortie,  Mazarin  fil  un  grand  efJ'ort,  et  se  soulevant  vers  Colbeif. 
—  Eh  bien!  Colbert,  dit-il,  voilà  deux  jours  malheureux  !  voilà  deux  mortels  jours, 
et  tu  le  vois,  rien  n'est  revenu  de  là-bas.  —  Patience,  monseigneur,  dit  Colbert.  — 
Es-tu  fou,  malheureux!  tu  me  conseilles  la  patience!  Oh!  en  vérilé,  Colbert,  tu  te 
moques  de  moi  :  je  meurs,  et  tu  me  cries  d'attendre!  — Monseigneur,  dit  Colbert  avec 
son  sang-froid  habituel,  il  est  impossible  que  les  choses  n'arrivent  pas  comme  je  l'ai 
dit.  Sa  Majesté  vient  vous  voir,  c'est  qu'elle  vous  rapporte  elle-même  la  donalion.  — 
Tu  crois,  toi?  Eh  bien,  moi ,  au  contraire,  je  suis  sûr  que  Sa  Majesté  vient  pour  me 
remercier, 

Anne  d'Autriche  rentra  en  ce  moment.  —  Je  sais,  dit-elle  en  prenant  la  main  du 
cardinal ,  je  sais  que  vous  avez  fait  généreusement  au  roi,  non  pas  une  pefite  donation 
comme  vous  dites  avec  tant  de  modesfie,  mais  un  don  magnifique.  Je  sais  comitien 
il  vous  serait  pénible  que  le  roi...  —  Que  le  roi?  repril-il.  —  Que  le  roi ,  continua 
Anne  d'Autriche,  n'acceptât  point  de  bon  cœur  ce  que  vous  offrez  si  noblement.  Maza- 
rin se  laissa  retomber  sur  l'oreiller  comme  Pantalon  ,-c"e3t-à-dire  avec  tout  le  déses- 


164  LKS  MOUSQUETAIRES. 

poir  de  l'honiiiie  qui  s'abandonne  au  na\ifrage  ;  mais  il  conserva  encore  assez  de 
force  et  de  présence  d'esprit  pour  jeter  à  Colbert  un  de  ces  regards  qui  valent  bien  dix 
sonnels,  c'est-à-dire  dix  longs  poënies.  —  Aussi,  reprit-elle,  je  l'ai  circonvenu  \r.\v 
de  bons  conseils  ,  et  comme  certains  esprits,  jaloux,  sans  doute,  de  la  gloire  que  vous 
allez  acquérir  par  celte  générosité ,  s'efforçaient  de  prouver  au  roi  qu'il  devait  refuser 
cette  donation,  j'ai  lutté  en  votre  faveur,  et  lutté  si  bien  .  que  vous  n'aurez  pas ,  je 
l'espère,  cette  contrariété  à  subir.  —  Ah  !  murmura  Mazarin  avec  des  yeux  languis- 
sans,  ah!  que  voilà  un  service  que  je  n'oublierai  pas  une  minute  pendant  le  peu 
d'beures  qui  me  restent  à  vivre  !  —  Au  reste ,  je  dois  le  dire ,  continua  Anne  d'Au- 
triche ,  ce  n'est  point  sans  peine  que  je  l'ai  rendu  à  Votre  Éminence.  —  Ah  peste  !  je 
le  crois.  Ohimé!  — Qu'avez-vous,  mon  Dieu?  — Il  y  a  que  je  brûle. — Vous  souf- 
frez Jonc  beaucoup?  — Comme  un  damné. 

Colbert  eût  voulu  disparaître  sous  les  parquets.  —  En  sorte,  reprit  Mazarin ,  que 
Votre  Majesté  pense  que  le  roi...  Il  s'arrêta  quelques  secondes...  —  Que  le  roi  vient 
ici  pour  me  faire  un  petit  bout  de  remercîment  ?  —  Je  le  crois ,  dit  la  reine.  Mazarin 
foudroya  Colbert  de  son  dernier  regard. 

En  ce  moment,  les  huissiers  annoncèrent  le  roi  dans  les  antichambres  pleines  de 
monde.  Cette  annonce  produisit  un  remue-ménage  dont  Colbert  protita  pour  s"esqui\  er 
par  la  porte  de  la  ruelle.  Anne  d'Autriche  se  leva ,  et  debout  attendit  son  lils.  Louis  XIV 
parut  au  seuil  de  la  chambre  ,  les  yeux  ti.xés  sur  le  moribond,  qui  ne  prenait  plus 
même  la  peine  de  se  remuer  pour  cette  majesté  de  laquelle  il  pensait  n'avoir  plus 
rien  à  attendre.  Un  huissier  roula  un  fauteuil  près  du  lit.  Louis  salua  sa  mère  .  puis  le 
cardinal ,  et  s'assit.  La  reine  s'assit  à  son  tour.  Puis,  connue  le  roi  avait  regardé  der- 
rière lui,  l'huissier  ccmprit  ce  regard,  fit  un  signe,  et  ce  qui  restait  de  courtisans 
sous  les  portières  s'éloigna  aussitôt.  Le  silence  retomba  donc  dans  la  chambre  avec 
les  rideaux  de  velours. 

Le  roi,  encore  très-jeune  et  très-timide  devant  celui  qui  avait  été  son  maître  depuis 
sa  naissance,  le  respectait  encore  bien  plus  dans  cette  suprême  majesté  de  la  mort; 
il  n'osait  donc  entamer  la  conversation,  sentant  que  chaque  parole  devait  avoir  une 
portée,   non   pas  seulement  sur  les  choses  de  ce  monde,  mais  sur  celles  de  l'autre. 

Quant  au  canliiuil ,  il  n'avait  qu'une  pensée  en  ce  moment  :  sa  donation.  Ce  n'é- 
tait point  la  douleur  qui  lui  donnait  cet  air  abattu  et  ce  regard  morne;  c'était  l'at- 
tente de  ce  remercîment  ijui  allait  sortir  de  la  liouche  du  roi.  et  couper  court  à  toute 
espérance  de  rct-titutioTi. 

Ce  fut  Mazarin  qui  rompit  le  premier  le  silence.  —  Votre  Majesté,  dit-il,  csl  venue 
s'établir  à  Vincennes?  Louis  lit  un  signe  de  la  lète.  —  C'est  une  gracieuse  faveur, 
continua  Mazarin,  qu'elle  accorde  à  un  mourant ,  et  (pii  lui  rendra  la  mort  plus 
douce.  — J'espère,  ré]iondit  le  roi,  que  je  viens  visiter,  non  pas  mi  moinant,  mai.< 
un  malade  susceptible  de  guérisou.  Mazarin  lit  un  mouvement  de  tête  qui  signitiait  ; 
Votre  Majesté  est  bien  bonne;  mais  j'en  sais  plus  qu'elle  là-dessus  —  La  dernière  vi- 
site, dit-il,  sire,  la  dernière. — S'il  eu  était  ainsi,  monsieur  le  cardinal  ,dit  Louis  XIV, 
je  viendrais  une  dernière  t'ois  pi-endre  les  conseils  d'un  guide  à  cpii  je  dois  lout. 

Anne  d'. Autriche  était  femme  :  elle  ne  put  relenii'  ses  larmes.  Louis  se  montra  lui- 
même  fort  ému,  et  Mazarin  plus  encore  que  ses  deux  hôles .  mais  pour  d'autres  mo- 
tifs. Ici  le  silence  recouunença.  La  reine  essuja  ses  joues,  et  Louis  reprit  de  la  fer- 
meté. —  Je  disai.; .  poursuivit  le  roi ,  que  je  devais  beaucoup  à  Votre  lîininence.  Les 
jeux  du  cardinal  dévorèrent  Louis  XIV,  car  il  sentait  venir  le  momeni  suprême.  — 
El,  continua  le  roi,  le  principal  objet  de  nm  visite  était  nu  remercimeni  bien  .sincère 
lioiu'  le  dernier  témoignage  d'amitié  que  >ous  avez  bien  \ouhi  ui'eu\oyer. 


F.R  VrCOMTE  DR  BRAGELONNE.  1(-.5 

Les  joues  du  cardinal  se  creusèfcnl,  ses  lèvres  s'enlr'ouvriieut.  et  le  plus  iainen- 
tahle  soupir  qu'il  eût  jamais  [loussé ,  se  prépara  à  sortir  de  sa  poitrine.  —  Sire,  dit- 
il,  j'aurai  dépouillé  ma  pauvre  Camille;  j'aurai  ruiné  tous  les  miens,  ce  qui  peut 
m'èlre  imputé  à  mal;  mais  au  moins  on  ne  dira  pas  que  j'ai  refusé  de  tout  sacrifier  à 
mon  roi.  Anne  d'Autriche  recommença  ses  pleur?.  —  Cher  monsieur  Mazarin,  dit  le 
roi  d'un  Ion  plus  grave  qu'on  n'eût  dû  l'attendre  de  sa  jeunesse,  vous  m'avez  mal 
compris,  à  ce  que  je  vois.  Mazarin  se  souleva  sur  son  coude.  —  Il  ne  s'agit  point  ici 
de  ruiner  votre  chère  famille,  ni  de  dépouiller  vos  serviteurs:  oh!  non  ,  cela  ne  sera 
point.  —  Allons ,  il  va  me  rendre  quelque  bri'ue,  pensa  Mazarin;  lirons  donc  le  mor- 
ceau le  plus  large  possible. —  Le  roi  va  s'attendrir  et  faire  le  généreux,  pensa  la 
reine;  ne  le  laissons  pas  s'appauvrir;  pareille  occasion  de  fortune  ne  se  représentera 
jamais. 

—  Sire,  dit  tout  haut  le  cardinal,  ma  famille  est  bien  nombreuse,  et  mes  nièces 
vont  être  bien  privées,  moi  n'y  étant  plus.  — Oh!  s'empressa  d'interrompre  la  reine, 
n'ayez  aucune  inquiétude  à  l'endroit  de  votre  famille,  cher  monsieur  Mazarin;  nous 
n'aurons  pas  d'amis  plus  précieu.\  que  vos  amis;  vos  nièces  seront  mesenfans,  les 
sœurs  de  Sa  Majesté  ,  et  s'il  se  distribue  une  faveur  en  France,  ce  sera  pour  ceu.v  que 
vous  aimez.  —  Fumée!  pensa  Mazarin,  qui  connaissait  mieux  que  personne  le  fond 
que  l'on  peut  faire  sur  les  promessesdes  rois.  Louis  lut  la  pensée  du  moribond  sur  son 
visage.  — Rassurez-vous,  cher  monsieur  de  Mazarin,  lui  dit-il  avec  un  demi-sourire 
triste  sous  son  ironie,  mesdemoiselles  de  Mazarin  perdront  en  vous  perdant  leur  bien 
le  plus  précieux,  mais  elles  n'en  resteront  pas  moins  les  plus  riches  héritières  de 
France  ,  et  puisque  vous  avez  bien  voulu  me  donner  leur  dot...  Le  cardinal  était  hale- 
lanl.  — Je  la  leur  rends,  continua  Louis  en  tirant  de  sa  poitrine  et  en  allongeant  vers 
le  lit  du  cardinal  le  parchemin  qui  contenait  la  donation  qui  depuis  deux  jours  avait 
soulevé  tant  d'orages  dans  l'esprit  de  Mazarin.  — Que  vous  a\ais-je  dit,  monseigneur? 
murmura  dans  la  ruelle  une  voix  qui  passa  comme  un  souffle. 

—  Votre  Majesté  me  rend  ma  donation  !  s'écria  Mazarin ,  si  troublé  par  la  joie ,  qu'il 
oublia  son  rôle  de  bienfaiteur.  — Votre  Majesté  rend  les  quarante  millions!  s'écria 
Anne  d'Autriche,  si  stupéfaite,  qu'elle  oublia  son  rôle  d'affligée.  — Oui,  monsieur 
le  cardinal ,  oui ,  Madame  ,  répondit  Louis  XIV  en  déchirant  le  parchemin,  que  ^hlza- 
rin  n'avait  pas  encore  osé  reprendre.  Oui,  j'anéantis  cet  acte  qui  spoliait  toute  une 
famille.  Le  bien  acquis  par  Son  Eminence  à  mon  service  est  son  bien  et  non  le  mien. 
— Mais,  sire,  s'écria  Anne  d'Autriche,  Votre  Majesté  songe-t-elle  qu'elle  n'a  pas  dix 
mille  écus  dans  ses  coffres?  —  Madame,  je  viens  de  faire  ma  |)reniière  action  royale, 
et,  je  l'espère,  elle  inaugurera  dignement  mon  règne.  — Ah!  sire,  vous  avez  raison, 
s'écria  Mazarin;  c'est  véritablement  grand,  c'est  véritablement  généreux,  ce  que  vous 
venez  de  faire  là.  Et  il  regardait  l'un  après  l'auti'e  les  morceaux  de  l'acte  éparssur  son 
lit,  pour  se  bien  assurer  qu'on  avait  déchiré  la  minute  et  non  pas  une  copie.  Enfin, 
ses  yeux  rencontrèrent  celui  où  se  trouvait  sa  signature,  et ,  la  reconnaissant,  il  se 
renversa  tout  pâmé  sur  son  chevet.  Anne  d'Autriche  ,  sans  force  pour  cacher  ses  re- 
grets, levait  les  mains  et  les  yeux  au  ciel. —  Ah!  sire,  s'écria  Mazarin,  ah!  sire, 
serez-vous  béni,  mon  Dieu  !  serez-vous  aimé  par  toute  ma  famille  !  — per  Baccho,  si 
jamais  un  mécontentement  vous  venait  de  la  part  des  miens,  sire,  froncez  les  sourcils 
et  je  sors  de  mon  tombeau. 

Cette  panlalonade  ne  produisit  pas  tout  l'effet  sur  lequel  avait  compté  Mazarin.  Louis 
avait  déjà  passé  à  des  considérations  d'un  ordre  plus  élevé;  et,  quant  à  Anne  d'Au- 
triche, ne  pouvant  supporter,  sans  s'abandonnera  la  colère  qu'elle  sentait  gronder  en 
elle,  et  cette  magnanimité  de  son  fils  et  cette  hypocrisie  du  cardinal,  elle  se  leva  et 


166  LES  MOUSQUETAIRES. 

sorlit  tle  la  chambre ,  peu  soucieuse  de  trahir  ainsi  son  dépit.  Mazarin  devina  lont,  et, 
craignant  que  Louis  XW  ne  revînt  sur  sa  première  décision  .  il  se  mit,  pour  entraîner 
les  esprits  sur  une  autre  voie,  à  crier  comme  plus  tard  devait  le  faire  Scapin  dans  cette 
sublime  plaisanterie  que  le  morose  et  grondeur  Boileau  osa  reprocher  à  Molière.  Ce- 
pendant, peu  à  peu  les  cris  se  calmèrent,  et  quand  Anne  d'Autriche  fut  sortie  de  la 
chambre  ,  ils  s'éteignirent  même  tout  à  fait. 

—  Monsieur  le  cardinal ,  dit  le  roi,  avez-vous  maintenant  quelque  recommandation 
à  me  feire?  —  Sire ,  répondit  Mazarin  ,  vous  êtes  déjà  la  sagesse  même ,  la  prudence  en 
personne:  quant  à  la  générosité,  je  n'en  parle  pas  :  ce  que  vous  venez  de  faire  dé- 
passe ce  que  les  hommes  les  plus  généreux  de  l'anliquilé  et  des  temps  modernes  ont 
jamais  fait.  Le  roi  demeura  froid  à  cet  éloge.  —  Ainsi,  dit-il,  vous  vous  bornez  à  un 
remercîment ,  Monsieur,  et  votre  expérience ,  bien  plus  connue  encore  que  nia  sagesse, 
que  ma  prudence  et  que  ma  générosité,  ne  vous  fournit  pas  un  avis  amical  qui  me 
serve  pour  l'avenir? 

Mazarin  réfléchit  un  moment  —  Vous  venez,  dit-il.  de  faire  beaucoup  pour  moi, 
c'est-à-dire  pour  les  miens  ,  sire  — Ne  parlons  pas  de  cela,  dit  le  roi.  —  Eh  bien! 
continua  Mazarin,  je  veux  vous  rendre  quelque  chose  en  échange  de  ces  quarante 
millions  que  vous  abandonnez  si  royalement.  Louis  XIV  fit  un  mouvement  qui  indi- 
((uait  que  toutes  ces  flatteries  le  faisaient  souffrir.  —  Je  veux  ,  reprit  Mazarin  ,  vous 
donner  nn  avis:  oni,  un  avis ,  et  un  avis  plus  précieux  que  ces  trésors.  —  J'écoute.  — 
—  Approchez-vous,  sire,  car  je  m'affaiblis...  plus  près,  sire,  plus  près.  Le  roi  se 
courba  sur  le  lit  du  mourant.  — Sire,  dit  Mazarin,  si  bas  que  le  souffle  île  sa  parole 
arriva  seul,  comme  une  recommandation  du  tombeau  ,  aux  oreilles  attentives  du  jeune 
roi...  sire,  ne  prenez  jamais  de  premier  minisire. 

Louis  se  redressa  étonné.  L'avis  était  une  confession.  C'était  un  trésor,  en  effet ,  que 
cette  confession  sincère  de  Mazarin.  Le  legs  du  cardinal  au  jeune  roi  se  composait 
de  sept  paroles  seulement;  mais  ces  sept  paroles,  Mazarin  l'avait  dit,  elles  valaient 
quarante  millions.  Louis  en  resta  un  instant  étourdi.  Quant  à  Mazarin,  il  semblait 
avoir  dit  une  chose  toute  naturelle.  —  MainleiianI,  à  |)art  votre  famille,  deniauda  le 
jeune  roi,  avez-vous  quelqu'un  à  me  recommander,  monsieur  de  Mazarin?  Un  petit 
grattement  se  fil  entendre  le  long  des  rideaux  de  la  ruelle,  Mazarin  comprit.  —  Oui, 
oui,  s'écria-t-il  vl\emeiit:  oui,  sire:  je  \ous  recommande  nn  homme  sage,  un  hon- 
nête homme,  un  haiiiie  homme.  — Dites  son  nom,  monsieur  le  cardinal. — Son  nom 
vous  est  presque  inconnu  encore,  sire,  c'est  t  elui  de  M.  Colbcrt ,  mon  intendant.  Oh  I 
essayez  de  lui,  ajoula  Mazarin  d'une  voix  accentuée:  tout  ce  tpi'il  m'a  prédit  est 
arrivé;  il  a  du  coup  d'u'il  et  ne  s'est  jamais  trompé,  ni  sur  les  choses  ni  sur  les 
hommes,  ce  qui  est  bien  plus  surprenant  encore.  Sire,  je  vous  dois  beaucoup,  mais 
je  crois  m'acquilter  envers  vous  en  vous  donnant  Colberl.  — Soit,  dit  faiblement 
Louis  XIV,  car,  ainsi  que  le  disait  Mazarin,  ce  nom  de  Colbert  lui  était  bien  inconnu, 
et  il  prenait  cet  enthousiasme  (lu  cardinal  pour  le  délire  d'un  mom-ant.  Le  cardinal 
était  retombé  sur  son  oreiller.  —  Pour  cette  l'ois,  adieu  ,  sire...  adieu  ,  murmura  Maza- 
rin... Je  suis  las,  et  j'ai  encore  un  rude  chemin  ;'i  faire  avant  de  me  présenter  de- 
vant mon  nouveau  maître...  .\dieu,  sire.  —  Le  jeune  roi  sentit  des  larmes  dans  ses 
yeux.  Il  se  [lenrlia  sur  le  mourant,  déjà  à  moitié  cadavre,  puis  il  s'éloigna  précipi- 
lanniicnl. 


LE  VI€OMTK  DK  F.HAfiEI.ONiNE. 


I(!7 


l-A    PREMIERE    APPARITION   DE   COLBERT. 


ocTE  la  nuit  sp  passa  en  angoisses  connnunes  au  mourant 
et  au  rni  :  le  mourant  attendait  sa  délivrance,  le  roi  at- 
tendait sa  liberté.  Louis  ne  se  conclia  point.  Une  heure 
après  sa  sortie  de  la  cliambre  du  lardinal,  il  sut  que  le 
mourant,  reprenant  un  pende  forces,  s'était  fait  babiller, 
farder,  peigner,  et  qu'il  avait  voulu  recevoir  les  ambas- 
sadeurs. Pareil  à  Auguste ,  il  considérait  sans  doute  le 
monde  comme  \m  grand  théâtre,  et  voulait  jnuer  propre- 
ment le  dernier  acte  de  sa  comédie.  Vers  minuit,  encore 
tout  fardé,  Mazarin  entra  en  agonie.  Il  avait  revu  son 
testament,  et  comme  ce  testament  était  l'expression  exacte  de  sa  volonté,  et  qu'il  crai- 
gnait qu'une  influence  intéressée  ne  prolitàt  de  sa  faii)lesse  pour  faii'e  changer  i[uel(pie 
chose  à  ce  testament,  il  avait  donné  le  mot  d'ordre  à  Colhert,  lequel  se  promenait  dans 
le  corridor  qui  conduisait  à  la  chambre  à  Cducher  du  cardinal .  comme  la  plus  vigi- 
lante des  sentinelles. 

Le  roi,  renfermé  chez  lui,  dépêchait  loutes  les  heures  sa  nourrice  vers  l'apparle- 
mcnt  de  Mazarin,  avec  ordre  de  lui  rapporter  le  bullelin  exact  de  la  santé  du  car- 
dinal. Après  avoir  appris  que  Mazarin  s'élail  fait  habiller,  farder,  peigner,  et  avait  reçu 
les  ambassadeurs,  Louis  apprit  que  l'on  commençait  pour  le  cardinal  les  prières  des 
agonisans.  A  une  heure  du  matin,  Guénaud  avait  essayé  le  dernier  remède,  dil  re- 
mède héroïque.  Celait  un  reste  des  vieilles  habitudes  de  ce  temps  d'escrime  qui  allait 
disparaître,  pour  faire  place  à  un  autre  temps,  que  de  croire  que  l'on  pouvait  garder 
contre  la  mort  quelque  bonne  botte  secrèle  Mazarin ,  après  avoir  pris  le  remède, 
respira  pendant  près  de  dix  minutes  Aussilôl,  il  donna  l'ordre  que  l'on  répandît  en 
tout  lieu  et  tout  de  suite  le  bruit  d'une  crise  heureuse.  Le  roi,  à  cette  nouvelle,  senti 
passer  comme  une  sueur  froide  sur  son  front;  il  avait  entrevu  le  jour  de  la  liberté  ; 
l'esclavage  lui  paraissait  plus  sombre  et  moins  acceptable  que  jamais.  Mais  le  bulletin 
qui  suivit  changea  entièrement  la  face  des  choses.  Mazarin  ne  respirait  plus  du  tout  , 
cl  suivait  à  peine  les  prières  que  le  curé  de  Saint-Nicolas-des-Champs  récitait  auprès 
de  lui.  Le  roi  se  remit  à  marcher  avec  agitation  dans  sa  chambre,  et  à  consulter, 
tout  en  marchant,  plusieurs  papiers  tirés  d'une  cassette  dont  seul  il  avait  la  clef.  Une 
troisième  fois  la  nourrice  retourna.  M.  de  Mazarin  venait  de  faire  un  jeu  de  mot 
et  d'ordonner  que  l'on  revernît  sa  Flore  de  Titien. 

Enfin,  vers  deux  heures  du  matin,  le  roi  ne  put  résistera  l'accablement;  depuis 
\ing(-qualre  heures  il  ne  dormait  pas.  Le  sommeil,  si  puissant  à  son  âge,  s'empara 
donc  de  lui  et  le  Icriassa  pendant  une  heure  environ.  Mais  il  ne  se  coucha  point  pen- 
dant cette  heure;  il  dormit  sur  un  fauteuil.  Vers  quatre  heures,  la  nourrice  ,  en  ren- 
trant dans  la  chambre,  le  réveilla.    -  Eh  bien?  demanda  le  roi.  —  Eh  bien  !  moucher 


108  LES  MOUSQUETAIRES. 

sire,  dil  la  no\irrire  en  joignant  les  mains  iivec  un  air  de  commisération ,  eli  hioii  !  il 
est  mort. 

Le  roi  se  leva  d'un  seul  coup  et  comme  si  un  ressort  d'acier  l'eût  mis  sur  ses 
jambes. — Mort!  s"écria-t-il. — Hélas!  oui. — Est-ccdonc  bien  sûr? — Oui. — La  nouvelle 
en  est-elle  donnée? — Pas  encore. — Mais  qui  t'a  dit,  à  toi,  que  le  cardinal  était  mort? 
—  M.  Colbert.  —  Et  lui-même  était  sûr  de  ce  qu'il  disait? — Il  sortait  de  la  chambre  et 
avait  tenu  pendant  quelques  minutes  une  glace  devant  les  lèvres  du  cardinal. —  Ah! 
fit  le  roi;  et  qu'est-il   devenu.  M.  Colbert? — Il  vient  de  quitter  la  chambre  de  Son 

Eininence.  —  Pour  aller  où'!* — Pour  me  suivre. — De  sorte  qu'il  est —  Là  ,  mon 

cher  sire,  attendant  à  votre  porte  que  votre  bon  plaisir  soit  de  le  recevoir. 

Louis  courut  à  la  porte,  l'ouvrit  lui-même  et  aperçut  dans  ce  couloir  Colbert  de- 
bout et  attendant.  Le  roi  tressaillit  à  l'aspect  de  cette  statue  toute  vêtue  de  noir.  Col- 
bert saluant  avec  un  profond  respect, Hideux  pas  vers  Sa  Majesté.  Louis  rentra  dans 
la  chambre,  en  faisant  à  Colbert  signe  de  le  suivre.  Colbert  entra;  Louis  congédia  la 
nourrice,  qui  ferma  la  porte  en  sortant,  Colbert  se  tint  modestement  debout  près  de 
cette  poite  — (^ue  venez-vous  m'annoncer,  Monsieur?  dit  Louis,  fort  troublé  d'être 
ainsi  surpris  dans  sa  pensée  intime,  qu'il  ne  pouvait  complètement  cacher. —  Que 
M.  le  cardinal  vient  de  trépasser,  sire,  et  que  je  vous  apporte  son  dernier  adieu. 

Le  roi  demeura  un  instant  pensif.  Pendant  cet  instant,  il  regardait  attentivement 
Colbert;  il  était  évident  que  la  dernière  pensée  du  cardinal  lui  revenait  à  l'esprit. — 
C'est  vous  qui  êtes  M.  Colbert?  demanda-t-il. — Oui,  sire.  —  Fidèle  serviteur  de  Son 
l'^minence,  à  ce  que  Son  Éminence  m'a  dit  elle-même? — Oui,  sire.  —  Dépositaire 
d'une  |)artie  de  ses  secrets? — De  tous.  —Les  amis  et  les  serviteurs  de  Son  Eminence 
défunte  me  seront  chers,  Monsieur,  et  j'aurai  soin  que  vous  soyez  placé  dans  mes  bu- 
reaux. Colbert  s'iuchna. 

—  Vous  êtes  financier.  Monsieur,  je  crois?  —Oui.  sire.  —  Et  M.  le  cardinal  vous 
employait  à  son  économat? — J'ai  eu  cet  homieur.  sire. — Jamais  vous  ne  fîtes  per- 
snuMi'llenieiit  rien  pour  ma  maison,  je  crois? — Paidon.  sire;  c'est  moi  qui  eus  le 
bdTibenr  de  donner  à  M.  le  cardinal  l'idée  d'une  économie  qui  met  trois  cent  mille 
francs  par  an  dans  les  coffres  de  Sa  ^Majesté.  —  Quelle  économie.  Monsieur?  demanda 
Louis  XIV. — Votre  Majesté  sait  que  les  cent-suisses  ont  des  dentelles  d'argent  de 
chaque  côté  de  leurs  rubans?  —  Sans  doute.  —  Eh  bien ,  sire  ,  c'est  moi  qui  ai  propr)sé 
(pie  l'on  mît  à  ces  rubans  des  dentelles  d'argent  faux  ;  cela  ne  paraît  point,  et  cent 
mille  éc\is  font  la  nourriture  d'un  régiment  pendant  le  semestre,  ouïe  prix  de  dix 
mille  bons  mousquets,  ou  la  valeur  d'une  ilùte  de  dix  canons  |irèteà  prendre  la  mer. 

—  C'est  vrai,  dit  Louis  XIV,  en  con^ideraIlt  plus  altentixemcut  le  iKMsonnage.  el 
voilà,  ma  foi ,  une  économie  bien  placée;  d'ailleurs  il  était  ridicule  (iiu'  des  soldats 
])iirtassent  la  même  dentelle  que  portent  des  seigneurs.  -  Je  suis  benren.x  d'être  :^^- 
prouvé  par  Sa  Majesté,  dit  Colbert. 

—  Est-ce  là  le  seul  emploi  que  vous  teniez  près  du  cardinal?  demanda  le  roi.  — 
C'est  moi  (pi<'  Son  Éminence  avait  chargé  d'examiner  les  comptes  de  la  surintendance, 
sire.  — Ah!  lit  Louis  XIV,  (]ui  s'apprêtait  à  renvoyer  Cidbert,  et  (jue  ce  mol  arrêta; 
ah!  c'est  vous  que  Son  l'.mineiice  avait  chargé  de  contrôler  M.  Eompiet.  Et  le  résultat  du 
contrôle...  —  Est  tpi'il  y  a  détiiit.  sire;  mais  si  Votre  Majesté  daigne  me  permettre... 

—  Parlez,  monsieur  Colbert.  —  .le  dois  donnei'  à  N'olre  Majesté  ipielipies  explications. 

—  Point  du  tout .  Monsieur:  c'est  vous  (pii  avez  contrôlé  ces  comptes,  donnez-m  en  le 
relevé.  —  Ce  sera  facile,  sire:  vide  partout,  argent  mdb^  part  — Prenez-y  garde, 
Monsieur;  vous  attaquez  rudement  la  gestion  de  M.  l'ouipiil.  lequel,  à  ce  que  j'ai 
l'Ulcndii  dire  cejiendant .  es|  un  habile  homme. 


I.E  VICOMTE  DE  BRAf.ELONNE.  «69 

ColbiM'l  rougit,  puis  pàlil,  car  il  sentit  que  de  ce  moment  il  entrait  en  lutte  avee  un 
lionnae  dont  la  puissance  balançait  presque  la  puissance  de  celui  qui  venait  de  mou- 
rir.—  Oui,  sire,  un  très-habile  honnne,  répéta  Colbert  en  s'inclinant. — Mais  i-i 
M.  Fouquet  est  un  habile  homme,  et  que  malgré  cette  habileté  l'argent  manque,  à 
qui  la  faute?  —  Je  n'accuse  pas,  sire,  je  constate. — C'est  bien;  faites  vos  comptes  et 
présentez-les-moi.  11  y  a  déticit ,  dites-vous?  Un  déficit  peut  être  passager;  le  crédit 
revient ,  les  fonds  rentrent.  —  Non ,  sire.  —  Sur  celte  année ,  peut-être ,  je  comprends 
cela;  mais  sur  l'an  prochain?  —  L'an  prochain,  sire,  est  mangé  aussi  ras  que  l'an  qui 
court. — Mais  l'an  d'après,  alors? — Comme  l'an  prochain. — Que  me  dites  vous  là, 
monsieur  Colbert? — Je  dis  qu'il  y  a  quatre  années  engagées  d'avance. — On  fera  un 
emprunt,  alors. — On  en  a  fait  trois,  sire. — Je  créerai  des  offices,  pour  les  faire  ré- 
signer, et  l'on  encaissera  l'argent  des  charges.  —  Impossible,  sire  ,  car  il  y  a  déjà  eu 
créations  sur  créations  d'offices ,  dont  les  provisions  sont  livrées  en  blanc ,  en  soi'to  que 
les  acquéreurs  en  jouissent  sans  les  remplir.  Voilà  pourquoi  Votre  Majesté  ne  peut  ré- 
signer. De  plus,  sur  chaque  traité,  M.  le  surintendant  a  donné  un  tiers  de  remise  ,  en 
sorte  que  les  peuples  sont  foulés  sans  que  Votre  Majesté  en  profite. 

—  Expliquez-moi  cela .  monsieur  Colbert.  —  Quoi .  sire? — Eh  bien  !  par  exemple,  si 
aujourd'hui  que  iM.  le  cardinal  est  mort  et  que  me  voilà  roi ,  si  je  voulais  avoir  de  l'ar- 
gent?— Votre  Majesté  n'en  aurait  pas. — Oh  !  voilà  qui  est  étrange,  Monsieur  ;  comment , 
mon  smintendant ,  un  liabile  homme,  vous  le  dites  vous-même,  mon  surintendant 
ne  me  trouverait  point  d'argent?  CoUtert  secoua  sa  grosse  tête. — Qu'est-ce  donc,  dit 
le  roi ,  les  revenus  de  l'État  sont-ils  donc  obérés  à  ce  point  qu'ils  ne  soient  plus  des 
revenus?  —  Oui,  sire  ,  à  ce  point. 

Le  roi  fronça  le  sourcil. — Soit,  dit-il ,  j'assendilcrai  les  ordonnances,  pour  obtenir 
des  porteurs  un  dégrèvement,  une  liquidation  à  bon  marché.  —  Impossible,  car  les 
ordonnances  ont  été  converties  en  billets,  lesquels  billets,  pour  la  facilité  des  trans- 
actions, sont  coupés  en  tant   de  parts,  que  l'on  ne  peut  plus  reconnaître  l'original. 

Louis,  fort  agité,  se  promenait  de  long  et  en  large,  le  sourcil  toujoursfi'oncé. — 
Mais  si  cela  était  connue  vous  le  dites,  monsieur  Colbert,  fil-il  en  s'arrêtant  tout  d'un 
coup,  je  serais  ruiné  avant  même  de  régner? — Vous  l'êtes  en  effet,  sire,  repartit 
l'impassible  aligneur  de  chiffres. 

—  Mais  cependant.  Monsieur,  l'argent  est  quelque  part? — Oui,  sire,  et  même 
pour  commencer,  j'apporte  à  Votre  Majesté  une  note  de  fonds  que  M.  le  cardinal  Ma- 
zarin  n'a  pas  voulu  relater  dans  son  testament ,  ni  dans  aucun  acte  quelconque  ;  mais 
qu'il  m'avait  confiés  ,  à  moi.  — A  vous? — Oui,  sire ,  avec  injonction  de  les  remettre  à 
Votre  Majesté.  ^Comment  !  outre  les  quarante  millions  du  testament,  M.  Mazarin 
avait  encore  d'autres  fonds?  Colbert  s'inclina.  —  Mais  c'était  donc  un  goufi're  que  cet 
homme!  murmura  le  roi.  M.  Mazarin  d'\m  côté,  M.  Fouquet  de  l'autre;  plus  de 
cent  millions  peut-être  à  eux  deux;  cela  ne  m'étonne  point  que  mes  coffres  soient 
vides.  Colbert  attendait  sans  bouger. 

—  Et  la  somme  que  vous  m'apportez,  en  vaut-elle  la  peine? demanda  le  roi. — Oui, 
sire,  la  somme  est  assez  ronde..  —  Elle  s'élève?  —  A  treize  millions  de  livres,  sire. — 
Treize  millions  !  s'écria  Louis  XIV  en  frissonnant  de  joie  ;  vous  dites  treize  millions , 
monsieur  Colbert? — Oui,  Votre  Majesté. — Que  tout  le  monde  ignore? — Tout  le 
monde.  —  Qui  sont  en  vos  mains?  — En  mes  mains ,  oui,  sire.  — Et  que  je  puis  avoir? 
—  Dans  deux  heures. — Maison  sont-ils  donc? — Dans  la  cave  d'une  maison  que 
M.  le  carthnal  possédait  en  ville,  et  qu'il  veut  bien  me  laisser  par  une  clause  particu- 
lière de  son  testament. — Vous  connaissez  donc  le  testament  du  cardinal? — J'en  al 
un  double,  signé  de  sa  main.  — Un  double?  —  Oui ,  sire  ,  et  le  voici. 


170  LES  MOUSQUETAIRES. 

Ccillicrt  tira  simplement  l'acte  de  sa  potlie  cl  le  ninntra  an  roi.  Le  roi  lut  l'article 
relatif  à  la  donation  de  cette  maison.  —  Mais,  dit-il,  il  n'est  question  ici  que  de  la 
maison ,  et  nulle  part  l'argent  n'est  mentionné.  —  Pardon  ,  sire ,  il  l'est  dans  ma  con- 
science.—  Et  M.  Mazarin  s'en  est  rapporté  à  vous?  —  Pourquoi  pas,  sire?  —  Lui, 
l'homme  déliant  par  excellence!  —  Il  ne  l'était  pas  pom-  moi .  sii'o  .  comme  Votre  Ma- 
jesté peut  le  voir. 

Louis  arrêta  avec  admiration  son  regard  sur  cette  tète  vulgaire  mais  expressive. — 
Vous  êtes  un  honnête  homme ,  inonsieiu"  Colbert.  dit  le  roi.  —  Ce  n'est  pas  une  vertu, 
sire,  c'est  un  devoir,  répondit  froidement  Colbert.  —  Mais,  ajouta  Louis  XW,  cet 
argent  n'est-il  pas  à  la  famille?  —  Si  cet  argent  était  à  la  famille,  il  serait  porté  au 
testament  du  cardinal  comme  le  reste  de  sa  fortune.  Si  cet  argent  était  à  la  famille, 
moi,  qui  ai  rédigé  l'acte  de  donation  fait  en  faveur  de  Votre  Majesté  j'eusse  ajouté  la 
somme  de  treize  millions  à  celle  de  quarante  millions  qu'on  vous  offrait  déjà.  — Gom- 
ment! s'écria  Louis  XIV,  c'est  vous  qui  avez  rédigé  la  donation,  monsieur  Colbert?  — 
Oui ,  sire.  —  El  le  cardinal  vous  aimait?  ajouta  naïvenient  le  roi.  —  J'avais  répondu  à 
Son  Eminence  que  Votre  Majesté  n'accepterait  point,  dit  Colbert  de  ce  même  ton  tran- 
quille que  nous  avons  dit.  et  qui,  même  dans  les  habitudes  de  lu  vie,  avait  quei(pie 
chose  de  solemiel. 

Louis  passa  une  main  s\u' son  front. — 01i!que  je  suis  jemie  .  niurniura-t-il  tout 
bas  .  pour  commander  aux  hommes  ! 

Colbert  attendait  la  fin  de  ce  monologue  intérieur  11  vit  Louis  relever  la  tète.  — .\ 
quelle  heure  enverrai-je  l'argent  à  Votre  Majesté?  demanda-t-il.  —  Cette  nuit ,  à  onze 
heures.  Je  désire  que  persoime  ne  sache  que  je  possède  cet  argent.  Colbert  ne  répon- 
dit pas  plus  que  si  la  chose  n'avait  point  été  dite  pour  lui.  — Celte  somme  e>t-elle  en 
lingots  ou  en  or  monnayé? — En  or  monnayé,  sire.  —  Bien.  —  dii  reuverrai-jc?  — 
Au  Louvre.  Merci ,  monsieur  Colbert.  Colbert  s'inclina  et  sortit. 

—  Treize  millions!  s'écria  Louis  XIV  lorsqu'il  fut  seul:  mais  c'est  uu  rè\i'!Puis 
il  laissa  tomber  son  front  dans  ses  mains,  comme  s'il  dormait  edeclivemeut.  Mais,  au 
bout  d'un  instant,  il  releva  le  front,  secoua  sa  belle  chevelure,  sc^  leva  .  et.  ouvrant 
violemment  la  fenêtre ,  il  baigna  son  front  brûlant  dans  l'air  vif  liu  m^itin  qui  lui  a|i- 
])orlait  l'acre  senteur  des  arbres  et  le  doux  |)arl'uiu  des  llem's.  Une  resideudissante 
aurore  se  levait  à  l'horizon,  et  les  premiers  rayons  du  soleil  inondèrent  de  llaunne  le 
froTit  du  jeune  roi.  — Cette  aurore  esl  celle  de  mon  règne,  uuirmura  Liiui>  .\1\  .  Esl- 
ce  uu  présage  (]ue  vous  m'envoyez.  Dieu  tnul-puissaut?... 


LE  PREMIER   JOUR   DE   LA    ROYAUTÉ   DE   LOUIS   XIV. 

Le  malin.  I.i  iidinellc  de  la  nioi^  du  ranliual  se  ri'p.iudil  dau^  b' i  liàleau  .  c<t  du 
fliAleau  dans  la  ville  Les  ministres  Fouquet ,  Lyonne  et  l.etcllicr  eulièreul  dans  la 
salle  des  séances  poui' tenir  cnuM'il.  Le  l'oi  les  lit  uianiler  aussit('it.  —  Messieurs,  dit- 
il  ,  tant  (pie  M.  le  cardinal  a  mmu  .  je  l'ai  laissé  g(Mi\eruer  nu's  all'aires:  mais,  a  pré- 
sent, j'iiitiiids  les  gouverner  nioi-mêmr.  \'ousme  ddUMi'rez  vosavis  quand  je  vous  les 
demanderai.  Allez!  Les  ministres  se  regaidèreut  avei'  suiprise.  S'ils  dissiuudèri'ul  un 
sourire,  ce  fui  un  grand  ellort,  car  ils  savaient  que  le  piince  .  èlevédausune  ignoi'auce 
nbsohie  des  allaires,  se  chargeait  là,  par  auiour-propi'e,  d'un  fardeau  trop  lourd  pour 
ses  forces.  Fouquet  prit  congé  de  ses  collègues  sur  l'esi'alier  en  leur  disant  ; — Mes- 
sieurs, voilà   bien  de  la  besogne  de  moins  pour  nous.  El   il  monta  tout  joyeux  dans 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  171 

son  carrosse.   Les  autres ,  un  peu  inquiets  de  la  tournure  que  prcnilraiout  les  événe- 
mens,  s'en  retournèrent  ensemble  à  Paris. 

Le  roi,  vers  les  dix  heures,  passa  chez  sa  mère,  avec  laquelle  il  eut  un  entrelion 
fort  paiiiculier :  puis,  après  le  dîner,  il  monta  en  voiture  fermée  et  se  rendit  tout 
droit  au  Louvre.  Là  il  reçut  beaucoup  de  monde,  et  prit  un  certain  plaisir  à  remar- 
quer rhésilation  de  tous  et  la  curiosité  de  chacun.  Vers  le  soir,  il  commanda  que  les 
portes  du  Louvre  fussent  fermées,  à  l'exception  d'une  seule,  de  celle  qui  donnait  snr 
le  quai.  Il  mit  en  sentinelle  à  cet  endroit  deux  cenl-suisses  qui  ne  parlaient  pas  un 
mot  de  français,  avec  consigne  de  laisser  entrer  tout  ce  qui  serait  ballot,  mais  rien 
autre  chose,  et  de  ne  laisser  rien  sortir.  A  onze  heures  précises,  il  entendit  le  roule- 
ment d'un  pesant  chariot  sous  la  voûte,  puis  d'un  autre,  puis  d'un  lioisièmc  Après 
quoi  la  grille  roula  sourdement  sur  ses  gonds  ponr  se  refermer.  Bientôt  quelqu'ini 
gratta  de  l'ongle  à  la  porte  du  cabinet.  Le  roi  alla  ouvrir  lui-même,  et  il  vit  Coibert , 
dont  le  premier  mol  fut  celui-ci  :  —  L'argent  est  dans  la  cave  de  Votre  Majes'é. 

Louis  descendit  alors  et  alla  visiter  lui-même  les  barriques  d'espèces  or  et  argent , 
que  par  les  soins  de  Colbert,  quatre  honnnes  à  lui  venaient  de  rouler  dans  un  caveau 
dont  le  roi  avait  fait  passer  la  clef  à  Colbert  cette  matinée  même.  Cette  revue  achevée, 
Louis  rentra  chez  lui ,  suivi  de  Colbert  qui  n'avait  pas  réchauffé  son  inunobile  froi- 
deur du  moindre  rayon  de  satisfaction  personnelle.  —  Mon^ieur,  lui  dit  le  roi ,  que 
voulez-vous  que  je  vous  donne  en  récompense  de  ce  dévouement  et  de  cette  probité? 

—  Rien  absolument,  sire.  — Comment  rien!  pas  même  l'occasion  do  me  servir?  — 
Votre  Majesté  ne  me  fournirait  pas  cette  occasion,  que  je  ne  la  servirais  pas  moins.  Il 
m'est  impossible  de  n'être  pas  le  meilleur  serviteur  du  roi.  —  Vous  serez  intendant 
des  finances,   monsieur  Colbert.  — Mais  il  y  a  im  surintendant,  sire.  — Justement. 

—  Sire,  le  surintendant  est  l'homme  le  plus  puissant  du  royaume. — Ah  !  s'écria 
Louis,  en  rougissant,  vous  croyez?  —  Il  me  broiera  en  huit  jours,  sire,  car  eutin, 
Votre  Majesté  me  donne  un  contrôle  pour  lequel  la  force  est  indispensable.  Intendant 
sous  un  surintendant ,  c'est  l'infériorité. — Vous  voulez  des  appuis...  vous  ne  faites 
pas  fond  s\u-  moi.  —  J'ai  eu  l'honneur  de  dire  à  Votre  Majesté  que  M.  Fouquel.  du 
vivant  de  M.  Mazarin,  était  le  second  personnage  du  royaume:  mais  voilà  M.  Maza- 
rin  mort,  et  M.  Fouquet  est  devenu  le  premier. 

—  Monsieur,  je  consens  à  ce  que  vous  me  disiez  toutes  choses  aujourd'hui  encore; 
mais  demain,  songez-y,  je  ne  le  souffrirai  plus.  —  Alors  je  serai  inutile  à  Votre  Ma- 
jesté? —  Vous  l'êtes  déjà,  puisque  vous  craignez  de  vous  compromettre  en  me 
servant.  —  Je  crains  seulement  d'être  mis  hors  d'état  de  vous  servir.  —  Que  voulez- 
vous  alors?  —  Je  veux  que  Votre  Majesté  me  donne  des  aides  dans  le  travail  de 
l'intendance.  —  La  place  perd  de  sa  valeur.  — Elle  gagne  de  la  sijreté.  —  Choisissez 
vos  collègues.  —  MM.  Breteuil,  Marin,  Hervard.  —  Demain,  l'ordonnance  paraîtra. 
—  Sire,  merci. 

—  C'est  tout  ce  que  vous  demandez?  —  Non,  sire;  encore  une  chose.  Laissez-moi 
composer  une  chambre  de  justice.  —  Pour  quoi  faire,  cette  chambre  de  j\islice?  — 
Pour  juger  les  traitans  et  les  partisans  q\ii,  depuis  dix  ans,  ont  malversé. — Mais... 
que  leur  fera-t-on ?  —  On  en  pendra  trois,  ce  qui  fera  rendre  gorge  aux  autres.  — 
Je  ne  puis  cependant  commencer  mon  règne  par  des  exécutions ,  monsieur  Colbert.  — 
Au  contraire,  sire,  afin  de  ne  le  pas  finir  par  des  supplices. 

Le  roi  ne  répondit  pas.  —Votre  Majesté  consent-elle?  dit  Colbert.  —Je  réfléchirai, 
Monsieur.  —  Il  sera  trop  tard  quand  la  réflexion  sera  faite.  —  Pourquoi?  —  Parce 
que  nous  avons  affaire  à  des  gens  plus  forts  que  nous  s'ils  sont  averUs.  —  Composez 
cette  chambre  de  justice.  Monsieur.'  —  Je  la  composerai.  — Est-ce  tout?  —  Non, 


17-2  LES  MOUSQUETAIRES. 

sire;  il  y  a  encore  une  chose  importante...  quels  droits  attaclio  Votre  Majesté  h  colle 
intendance?  —  Mais...  je  ne  sais...  il  y  a  des  usages...  —  Sire,  j'ai  besoin  qu"à  cette 
intendance  soit  dévolu  le  droit  de  lire  la  correspondance  avec  l'Angleterre.  —  Impos- 
sible, Monsieur,  car  cette  correspondance  se  dépouille  au  conseil;  M.  le  cardinal  lui- 
même  le  faisait.  —  Je  croyais  que  Votre  .Majesié  avait  déclaré  ce  malin  qu'elle  n'au- 
rait plus  de  conseil.  —  Oui,  je  l'ai  déclaré.  —  Que  Votre  Majesté  alors  veuille  bien 
lire  elle-même  et  toute  seule  ses  lettres,  surtout  celles  d'Angleterre:  je  tiens  particu- 
lièrement à  ce  point.  —  Monsieur,  vous  aurez  cette  correspondance  et  m'en  rendrez 
compte.  —  Maintenant,  sire,  qu'aurai-je  à  faire  aux  finances?  —  Tout  ce  que 
M.  Fouquet  ne  fera  pas.  —  C'est  là  ce  que  je  demandais  à  Voire  Majesté.  .Merci ,  je  pars 
tranquille. 

Il  partit  en  effet  sur  ces  mots.  Louis  le  regarda  partir.  Colbert  n'était  pas  encore  à 
cent  pas  du  Louvre  que  le  roi  reçut  un  courrier  d'Angleterre.  Après  avoir  regardé, 
sondé  l'enveloppe ,  le  roi  la  décacheta  précipitamment ,  et  trouva  tout  d'abord  une 
lettre  du  roi  Charles  II.  Voici  ce  que  le  prince  anglais  écrivait  à  son  royal  frère  : 

«  Votre  Majesté  doit  être  fort  inquiète  de  la  maladie  de  M.  le  cardinal  Mazarin; 
mais  l'excès  du  danger  ne  peut  que  vous  servir.  Le  cardinal  est  condamné  par  son  mé- 
decin. Je  vous  remercie  de  la  gracieuse  réponse  que  vous  avez  faite  à  ma  communi- 
cation, touchant  lady  Henriette  Stuart,  ma  sœur,  et  dans  huit  jours  la  princesse  par- 
tira jiour  Paris  avec  sa  cour. 

«  Il  est  doux  pour  moi  de  reconnaître  la  paternelle  amitié  que  vous  m'avez  témoi- 
gnée, et  de  vous  appeler  plus  justement  encore  mon  frère.  Il  m'est  doux,  surtout ,  de 
prouver  à  Votre  Majesté  condjien  je  m'occupe  de  ce  qui  peut  lui  plaire.  Vous  faites 
sourdement  fortifier  Belle-Isle-en-mer;  c'est  un  tort.  Janiiiis  nous  n'aurons  la  guerre 
ensemble.  Cette  mesure  ne  m'inquiète  pas,  elle  m'attriste...  Vous  dépensez  là  des 
millions  inutiles,  diles-le  bien  à  vos  ministres,  et  croyez  que  ma  police  est  bien  infor- 
mée; rendez-moi,  mon  frère,  les  mêmes  services,  le  cas  échéant.  » 

Le  roi  sonna  violemment,  et  son  valet  de  chambre  parut.  —  iMonsieur  Colbert  sort 
d'ici  et  ne  peut  êlre  loin...  Qu'on  l'appelle,  s'écria-t-il.  Le  valet  de  chambre  allait 
exécuter  l'ordre,  le  roi  l'arrêta.  —  Non,  dit-il,  non...  Je  vois  toute  la  trame  de  cet 
hoimne.  Belle-Isle  est  à  M.  Fouquet;  LicUe-lsle  fortifiée,  c'est  une  conspiiation  de 
ISI.  Fouquet...  La  découverte  de  cette  conspiration,  c'est  la  ruine  du  suriiilcinlaiit,  et 
celte  découverte  résulte  de  la  correspondance  d'Angleterre;  voilà  pourcpioi  (Colbert 
voulait  avoir  celte  correspondance.  Oh  !  je  ne  puis  cependant  mettre  toute  ma  force 
sur  cet  homme:  il  n'est  que  la  tète,  il  me  faut  le  bras.  Louis  poussa  tout  à  coup  un 
cri  joyeux.  —  J'avais,  dil-il  au  \alel  de  chambre,  un  iieutemuit  de  mou.squelaircs.  — 
Oui,  sire:  M.  d'Arlagnan.  —  Il  a  quitté  momentanément  mon  service.  —  Oui,  sire.  — 
Qu'on  me  le  tro\ive,  elq\ie  demain  il  soit  ici  à  mon  lever.  Le  valel  de  chambre  s'in- 
clina et  sortit.  Treize  millionsdans  ma  cave .  dit  alois  le  roi  ;  ('.(lihcit  tenant  ma  bourse 
et  d'.\rtagnan  portant  mon  épée  ;  je  suis  roi! 


UNE  PASSION. 


Le  jiiur  même  de  Min  arri\ée ,  en  r(\('ii.iiil  du  l'alais-Hoyal ,  \lhns, connue  nous 
l'avons  vu,  rentra  l'ii  son  bôUd  de  la  rue  Saint-llonnrt'.  Il  %  trouva  le  \  ii-ouilc  de  llra- 
gelonnc,  qui  l'allcndaildans  sa  chambre  en  faisant  la  coinersalion  avec  Orimaud  Ce 
n'était  pas  une  chose  aisée  que  de  causer  avec  le  vieux  serviteur;  Jeux  honnnes  seu- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  173 

lenient  possédaient  ce  secrcl  :  Atlios  etd'Artagnan.  Le  premier  y  réussissait  parce  que 
Grimaud  cherchait  à  le  faire  parler  lui-même:  d'Arlagnan,  au  contraire,  parce  qu'il 
savait  faire  causer  Grimaud.  Raoul  était  occupé  à  se  faire  raconter  le  voyage  d'Angle- 
terre, et  Grimaud  l'avait  conté  dans  tous  ses  détails  avec  un  certain  nombre  de  gestes 
et  huit  mots ,  ni  plus  ni  moins.  Il  avait  d'abord  indiqué  par  un  mouvement  onduleux 
de  la  main  que  son  maître  et  lui  avaient  traversé  la  mer.  —  Pour  quelque  expédi- 
tion? avait  demandé  Raoul.  Grimaud,  baissant  la  tète,  avait  répondu  oui.  —  Où  M.  le 
comte  courut  des  dangers?  interrogea  Raoul.  Grimaud  haussa  légèrement  les  épaules 
comme  pour  dire  :  — Ni  trop  ni  trop  peu.  —  Mais  encore,  quels  dangers?  insista 
Raoul.  Grimaud  montra  l'épée.  il  montra  le  feu  et  un  mousquet  pendu  au  mur.  — 
M.  le  comte  avait  donc  là-bas  un  ennemi?  s'écria  Raoul.  —  Monk  ,  répliqua  Grimaud. 

—  11  est  étrange,  continua  Raoul,  que  AI.  le  comte  persiste  à  me  regarder  comme  un 
novice  et  à  ne  pas  me  faire  partager  l'honneur  ou  le  danger  de  ces  rencontres. 
Grimaud  sourit. 

C'est  à  ce  moment  que  revint  Athos.  L'hôte  lui  éclairait  l'escalier,  et  Grimaud,  re- 
coimaissant  le  pas  de  son  maitre ,  courut  à  sa  rencontre  ce  qui  coupa  court  à  l'entre- 
tien. Jlais  Raoul  était  lancé;  en  voie  d'interrogation,  il  ne  s'arrêta  pas,  et,  prenant 
les  deux  mains  du  comte  avec  une  tendresse  vive,  mais  respectueuse, —  Comment  se 
fait-il,  Alonsieur,  dit-il,  que  vous  partiez  pour  un  voyage  dangereux  sans  me  dire 
adieu,  sans  me  demander  l'aide  de  mon  épée,  à  moi  qui  dois  être  pour  vous  un  sou- 
tien, depuis  que  j'ai  de  la  force;  à  moi  que  vous  avez  élevé  comme  un  homme?  .\h  ! 
Monsieur,  voulez-vous  donc  m'exposer  à  cette  cruelle  épreuve  de  ne  plus  vous  revoir 
jamais?  —  Qui  vous  a  dit,  Raoul,  que  mon  voyage  fût  dangereux?  répliqua  le  comte 
en  déposant  son  manteau  et  son  chapeau  dans  les  mains  de  Grimaud,  qui  venait  de 
lui  dégrafer  l'épée.  —  Moi,  dit  Grimaud.  —  Et  pourquoi  cela?  lit  sévèrement 
Athos. 

Grimaud  s'embarrassait;  Raoul  le  prévint  en  répondant  pour  lui.  —  11  est  naturel. 
Monsieur,  que  ce  bon  Grimaud  me  dise  la  vérité  sur  ce  qui  vous  concerne.  Par  qui 
serez-vous  aimé,  soutenu,  si  ce  n'est  par  moi?  Athos  ne  répliqua  point.  Il  fit  un  geste 
amical  qui  éloigna  Grimaud,  puis  s'assit  dans  un  ftuiteuil;  tandis  que  Raoul  demeu- 
rait debout  devant  lui.  —  Toujours  est-il,  continue  Raoul,  que  votre  voyage  était 
une  expédition  ..  et  que  le  fer,  le  feu  vous  ont  menacé.  —  Ne  parlons  plus  de  cela, 
vicomte ,  dit  doucement  Alhos;je  suis  parti  vite ,  c'est  vrai  ;  mais  le  service  du  roi 
Charles  II  exigeait  ce  prompt  départ.  Quant  à  votre  inquiétude,  je  aous  en 
remercie ,  et  je  sais  que  je  puis  compter  sur  vous...  Vous  n'avez  manqué  de  rien  ,  vi- 
comte, en  mon  absence?  —  Non,  Monsieur,  merci.  —  J'avais  ordonné  à  Blaisois  de 
vous  faire  compter  cent  pistoles  au  premier  besoin  d'argent.  —  Monsieur,  je  n'ai  pas 
V  u  Blaisois.  —  Vous  vous  êtes  passé  d'argent ,  alors?  —  Monsieur,  il  me  restait  trente 
pistoles  de  la  vente  des  chevaux  que  je  pris  lors  de  ma  dernière  campagne,  et  M.  le 
Prince  avait  eu  la  bonté  de  me  faire  gagner  deux  cents  pistoles  à  son  jeu,  il  y  a  (rois 
mois.  —  Vous  jouez...  je  n'aime  pas  cela...  Raoul.  —  Je  ne  joue  jamais  ,  Monsieur, 
c'est  M.  le  Prince  qui  m'a  ordonné  de  tenir  ses  cartes  à  Chantilly...  un  soir  qu'il  lui 
était  venu  un  coin-rier  du  roi,  j'ai  obéi;  le  gain  de  la  partie,  M.  le  Prince  m'a  com- 
mandé de  le  prendre.  —  Est-ce  que  c'est  une  habitude  de  la  maison,  Raoul?  dit 
Athos  en  fronçant  le  sourcil.  —  Oui,  Monsieur,  chaque  semaine,  M.  le  Prince  fait, 
sur  une  cause  ou  sur  une  autre,  un  avantage  pareil  à  l'un  de  ses  gentilshommes.  Il 
y  a  cinquante  gentilshninuies  chez  Son  Altesse,  mon  tour  s'est  rencontré  cette  fois. 

—  Bien!  Vous  allâtes  donc  eu  Espagne?  —  Oui,  Monsieur,  je  tis  mi  fort  licau  voyage 
et   fort  inléres>anl.  —  Voilà  un  nmis  (pie  vous  êtes  revenu?  —  Oui,  !Mnn>icur.  —  Et 


174  LES  MOUSQUETAIRES. 

depuis  ce  mois  qii"avez-vous  l'ait?  —  Mon  service  ,  Monsieui'.  —  Vous  ii'uvez 
point  été  chez  moi;  à  la  Fera?  Raoul  rougit.  Athos  le  regarda  de  son  œil  iixe  et  tran- 
quille. 

—  Vous  auriez  tort  de  ne  pas  me  croire,  dit  Raoul ,  je  rougis  et  je  le  sens  bien  ; 
c'est  malgré  moi.  La  queslion  que  vous  ine  faites  riionueur  de  m'adresser  est  déna- 
ture  à  soulever  en  moi  beaucoiqi  démotions.   Je   rougis   donc  parce   que  je  suis 
ému,  non  parce  que  je  mens.  —  Je  sais,  Raoïd,  que  vous  ne  meniez  jamais.  D'ail- 
ieius ,  mon  ami ,  vous  auriez  tort;  ce  que  je  voulais  vousdire...  —  Je  le  sais  bien , 
Monsieur,  vous  voulez  me  demander  si  je  n'ai  pas  été  à  Blois.  —  Précisément.  —  Je 
n'y  suis  pas  allé:  je  n'ai  pas  même  aperçu  la  personne  dont  vous  voulez  me  parler. 
La  voix  de  Raoul  tremblait  en  prononçant  ces  paroles.  Athos,  souverain  juge  en  toute 
délicatesse,  ajouta  aussitôt  :  —  Raoul,  vous  répondez  avec  un  sentiment  pénible; 
vous  souffrez.  — Beaucoup  ,  Monsieur;  vous  m'avez  défendu  d'aller  à  Blois  et  de  revoir 
iiKidemoiselle  de  laVallière.  ici  le  jemie  homme  s'arrêta.  Ce  doux  nom,  si  charmant 
à  prononcer,  déchirait  son  cœur  en  caressant  ses  lèvres.  —  Et  j'ai  bien  fait,  Raoul 
se  hâta  de  dire  Athos.  Je  ne  suis  pas  un  père  barbare  ni  injuste  ;  je  respecte  l'amour 
vrai:  mais  je  pense  pour  vous  à  un  avenir...  à  un  innnense  avenir.  Un  règne  nou- 
veau va  luire  comme  une  aurore  ;  la  guerre  appelle  un  jeune  roi  plein  d'esprit  che- 
valeresque. Ce  qu'il  faut  à  celte  ardeur  héroïque ,  c'est  un  bataillon  de  lieutenans . 
jeunes  et  libres,  qui  courent  aux  coups  avec  enthousiasme  et  tombent  en  criant  : 
Vive  le  roi!   au  lieu  de  crier  :  Adieu,  ma  femme!...  Vous  comprenez  cela.  Raoul. 
Tout  brutal  que  paraisse  être  mon  raisonnement,  je  vous  adjure  donc  de  me  croire  et 
de  détourner  vos  regards  de  ces  premiers  jours  de  jeunesse  ,  où  vous  prîtes  riiabitndc 
d'aimer,  jours  de  folle  insouciance  qui  amollissent  le  co'ur  et  le  rendent  incaiiabU'  de  con- 
tenir ces  fortes  licjucurs  amères qu'on  appelle  la  gbtire  et  l'adversité.  Ainsi,  Raoïd  .  je 
vous  crois  capable  de  devenir  un  homme  remarquable  ;  marchez  seul ,  vous  marche- 
rez mieux  et  plus  vite. 

—  Vous  avez  commandé  ,  Monsieur,  répliqua  Raoul ,  j'obéis.  — Conunandé  I  s'é- 
cria Athos,  est-ce  ainsi  que  vous  me  répondez?  Je  vous  ai  commandé!  Oh  !  vous  dé- 
tournez mes  paroles,  connue  vous  méconnaissez  mes  intentions!  je  n'ai  pas  conunandé, 
j'ai  prié.  —  Non  pas,  Monsieur,  vous  avez  conunandé  ,  dit  Raoul  a\ec  opiniâtreté... 
mais  n'eiissiez-vous  fait  (pi'une  [)rière,  votre  prière  est  encore  plus  eflicace  qu'un 
ordre.  Je  n'ai  pas  revu  mademoiselle  de  la  Vallière.  —  Mais  vous  souffrez  I  vous  souf- 
frez! insista  Athos.  Raoul  ne  répondit  pas.  — Je  vous  trouve  pâle,  je  vous  trouve 
attristé...  Ce  sentiment  est  donc  liien  fort'/  —  C'est  une  passion,  réplicpia  Raoul.  — 
Non...  une  baliilude. 

—  Monsieur,  vous  savez  que  j'ai  voyagé  beaucoup,  que  j'ai  passé  deux  ans  loin 
d'elliî.  Toute  habitude  se  peut  rompre  en  deux  années,  je  crois...  Eh  bien  ,  au  retour, 
j'aimais,  non  pas  plus,  c'est  impossible,  mais  autant.  Mademoiselle  de  la  Vallière  est 
pour  moi  la  compagne  par  excellence;  mais  vous  êtes  pour  moi  Dieu  sur  la  terre...  ."i 
vous  je  sacritierai  tout.  —  Vous  auriez  lorl ,  dit  Athos:  je  n'ai  plus  aucun  droit  sur 
vous.  L'âge  \ous  a  émancipé,  vous  n'avez  plus  même  besoin  de  mon  conscnlemcul. 
D'ailleiu's,  le  consentemenl ,  je  ne  le  refuserai  pas,  après  tout  ce  cpie  xous  venez  de 
me  dire.  lùiouscz  donc  niadi'moiselle  de  la  Vallière,  si  \ous  voulez. 

Raoul  fit  un  mouvement,  puis  soudain,  —  Vous  èles  bon,  Monsieui',  dit-il,  et  votre 
concession  me  pénètre  de  riTonnaissance  ;  mais  je  n'accepterai  pas.  —  Voilà  que  vous 
refusezà  |)résent! — Oui.  Monsiein-.  —  .le  ne  \  ous  en  témoignerai  rien  ,  Raoul. — Mais 
vous  avez  au  fnnd  dn  cour  mie  idcM' coulre  ce  mariage  :  \ous  ne  me  l'avez  p:is  choisi. 
—  C'est  vrai.  —  Il  suflit  pour  que  je  ne  pereiste  pas  :  j'allendrai.  —  l'renez-y  garde, 


I.E  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  175 

Raoul,  ce  que  vous  dites  est  sérieux.  —  Je  le  sais  bien,  Monsieur;  j'atlendi'ai,  vous 
dis-je.  —  Quoi?  que  je  meure?  fit  Athos  très-ému. 

—  Oh!  Monsieur!  s'écria  Raoul  avec  des  larmes  dans  la  voix,  est-il  possible  que 
vous  me  déchiriez  le  cœur  ainsi ,  à  moi  qui  ne  vous  ai  pas  donné  im  sujet  de  plainte  ! 

—  Cher  enfant,  c'est  vrai,  murmura  Alhos,  en  serrant  violemment  ses  lèvres  pour 
comprimer  l'émotion  dont  il  n'allait  plus  être  maître.  Non,  je  ne  veux  point  vous  al'fli- 
crer;  seulement,  je  ne  comprends  pas  ce  que  vous  attendrez...  Attendrez-vous  que 
vous  n'aimiez  plus?  —  Ah  !  pour  cela,  non,  Monsieur:  j'allendrai  que  vous  changiez 
d'avis.  —  Je  veux  faire  une  épreuve  ,  Raoul ,  je  veux  voir  si  mademoiselle  de  la  Val- 
lière  attendra  comme  vous.  —  Je  l'espère ,  Monsieur.  —  Mais ,  prenez  garde ,  Raoul, 
si  elle  n'attendait  pas'/  Ah!  vousèles  si  jeune,  si  contîanl,  si  loyal...  Les  femmes  sont 
changeantes. 

—  Vous  ne  m'avez  jamais  dit  de  mal  des  femmes.  Monsieur;  jamais  vous  n'avez  eu 
à  vous  en  plaindre;  pourquoi  vous  en  ])laindre  à  moi,  à  propos  de  mademoiselle  de 
la  Vallière?  —  C'est  vrai,  dit  Athos  en  baissant  les  yeux,  jamais  mademoiselle  de  la 
Vallière  n'a  motivé  un  soupçon;  mais  quand  on  prévoit,  il  faut  aller  jusqu'aux  excep- 
tions, jusqu'aux  improbabilités!  Si,iiia-je,  mademoiselle  de  la  Vallière  ne  vous  atten- 
dait pas?  — Comment  cela  ,  Monsieur?  —  Si  elle  tournait  ses  vues  d'uu  autre  côté?  — 
Ses  regards  sur  un  autie  houune,  voulez-vous  dire?  fit  Raoul  pâle  d'angoisses. — 
C'est  cela.  — P^h  bien!  .Monsieur,  je  tuerais  cet  houune,  dit  simplement  Raoul,  et 
tous  les  hommes  que  mademoiselle  de  la  Vallière  choisirait,  jusqu'à  ce  qu'un  d'eux 
m'eût  tué  ou  jusqu'à  ce  que  mademoiselle  de  la  Vallière  m'eût  rendu  son  cœur. 

Athos  tressaillit. — Je  croyais ,  reprit-il  d'une  voix  sourde,  que  vous  m'appeliez 
tout  à  l'heure  votre  dieu,  votre  loi  en  ce  monde.  —  Oh!  dit  Raoul  tremblant,  vous 
me  défendriez  le  duel?  —  Si  je  le  défendais,  Raoul?  — Vous  me  défendriez  d'es- 
pérer, Monsieur,  et  par  conséquent  vous  ne  me  défendriez  pas  de  mourir.  .4thos  leva 
les  yeux  sur  le  vicomte.  Il  avait  prononcé  ces  mots  avec  une  sombre  inilexion,  qu'ac- 
compagnait le  plus  soud)re  regard.  —  Assez,  dit  Athos,  après  uu  long  silence,  assez 
sur  ce  triste  sujet,  où  tous  deux  nous  exagérons.  Vivez  au  jmu'  le  jour,  Raoul;  faites 
votre  service,  aimez  mademoiselle  de  la  Vallière ,  en  un  mot,  agissez  connue  un 
houune  puisque  vous  avez  l'âge  d'houmie  ,  seulement  n'oubliez  pas  que  je  vous  aime 
tendrement  et  que  vous  prétendez  m'aimer.  —  Ah!  monsieur  le  comte!  s'écria  Raoul 
en  pressant  la  main  d'Athos  sur  son  cœur. 

—  Bien,  cher  enfant,  laissez-moi,  j'ai  besoin  de  repos.  A  propos,  iSl.  d'.4rtagnan 
est  revenu  d'Angleterre  avec  moi  ;  vous  lui  devez  une  visite.  —  J'irai  la  lui 
rendre.  Monsieur,  avec  une  bien  grande  joie  :  j'aime  tant  M.  d'Artagnanl  —  Vous 
avez  raison;  c'est  un  honnête  homme  et  un  brave  cavalier.  —  Qui  vous  aime,  dit 
Raoul  — J'en  suis  sûr...  Savez-vous  son  adresse?  —  Mais  au  Louvre,  au  Palais- 
Royal,  partout  où  est  le  roi.  Ne  comiuaude-t-il  pas  les  mousquetaires?  —  Non,  pour 
le  moment,  M.  d'Artagnan  est  en  congé  ;  il  se  repose.. .  Ne  le  cherchez  donc  pas  aux 
postes  de  son  service;  vous  aurez  de  ses  nouvelles  chez  un  certain  M.  Planchet.  -^ 
Son  ancien  laquais? —  Précisément,  devenu  épicier.  — Je  sais;  rue  des  Lombards'!' 
Je  trouverai.  Monsieur,  je  trouverai.  —  ^  ou>  lui  direz  mille  choses  tendres  de  ma 
part  et  l'amènerez  dîner  avec  moi  avant  mon  départ  pour  la  Fère.  Bonsoir,  Raoul. 

—  Monsieur,  je  vous  vois  un  ordre  que  je  ne  vous  connaissais  pas;  recevez  mes 
couqilimens.  —  La  Toison!.,  c'est  vrai  ..  Hochet,  mou  lils...  qui  n'auuise  même 
plu>  un  vieil  enfant  comme  moi...  Bonsoir,  Raoul. 


176  LES  MOUSQUETAIRES. 


LA  LEÇON   DE   M.    D'ARTAGNAN. 

Raoul  ne  trouva  pas  le  lendemain  M.  d'Arlagnan  comme  il  l'avait  espéré.  Il  ne 
rencontra  que  Planchet  dont  la  joie  fut  vive  en  revoyant  ce  jeune  liomiiie  et  qui 
sut  lui  faire  deux  ou  trois  coniplimens  guerriers,  qui  ne  sentaient  pas  du  tout  1  épi- 
cerie. Mais  comme  Raoul  revenait  de  Yincennes  le  lendemain,  ramenant  cinquante 
dragons  que  lui  avait  confiés  M.  le  prince  ,  il  aperçut ,  à  la  place  Baudoyer ,  un  homme 
qui,  le  nez  en  l'air,  regardait  une  maison  comme  on  regarde  un  cheval  qu'on  a  envie 
d'acheter.  Cet  homme,  velu  d'un  costume  hourgeois  boutonné  comme  un  pourpoint 
de  militaire,  coift'é  d'un  tout  petit  ihapoan.  et  portant  au  côté  une  longue  cpée  garnie 
de  chagrin,  tourna  la  tête  aussitôt  qu'il  entendit  le  pas  des  chevaux  et  ccssi  de  regar- 
der la  maison  pour  voir  les  dragons.  C'était  tout  simplement  i\I.  d'Artagnan  a  pied, 
les  mains  derrière  le  dos ,  qui  passait  une  petite  revue  des  dragons ,  après  avoir  passé 
une  revue  des  édifices.  Pas  un  homme,  pas  une  aiguillette,  pas  un  sabot  de  cheval 
n'échappa  à  son  inspection. 

Raoul  marchait  sur  les  flancs  de  sa  troupe:  d'Artagnan  l'apercid  le  dernier.  —  Eh  ! 
fit-il,  eh!  mordioux!  —  Je  ne  me  tronq)e  pas?  dit  Raoul  en  poussant  son  cheval.  — 
Non,  tu  ne  te  trompes  pas:  bonjour!  répliipia  l'ancien  mousquetaire.  Et  Raoul  vint 
serrer  avec  effusion  ,  la  main  de  son  vieil  ami.  —  Prends  garde  ,  Raoïd,  dit  d'.\rta- 
gnan,  le  deuxième  cheval  du  cinquième  rang  sera  déferré  avant  le  pont  Marie  :  il  n'a 
plus  que  deux  clous  au  pied  de  devant  hors  inontoir.  —  Attendez-moi ,  dit  Raoul ,  je 
reviens.  —  Tu  quittes  ton  détachement  ?  —  Le  cornette  est  là  pour  me  renqdacer.  — 
Tu  viens  diner  avec  moi?  —  Très-volontiers,  monsieur  d'Artagnan.  —  Alors  fais 
vite  ;  quitte  ton  cheval ,  ou  fais-m'en  donner  un.  —  .l'aiMic  mieux  revenir  à  pied  avec 
vous. 

Raoul  se  hâta  d'aller  prévenir  le  coruçtle.  ipii  prit  rang  à  sa  place  ;  puis  il  mit  pied 
à  terre,  donna  son  cheval  à  l'un  des  dragons,  et .  tout  joyeux  ,  prit  le  bras  do  M.  d".\r- 
tagnan,  (pii  le  considérait  durant  toutes  ces  évolutions  avec  la  satisfaction  d'un  connais- 
seur. —  Et  tu  viens  de  Vincenncs?  dit-il  d'abord.  —  Oui ,  monsieur  le  chevalier.  — 

—  Le  cardinal'?...  —  Est  bien  malade:  on  dit  même  (pi'il  est  Tuort  — ICs-lu  bien 
avec  M.  Fouquet?  demanda  d'Artagnan.  montrant  par  un  dédaigneu.v  mouvement 
d'épaides  que  cette  mort  de  ^lazarin  ne  raiVectail  pas  initie  mesure.  —  Avec  M.  Fou- 
quet'? dit  Raoul;  je  ne  le  connais  pas.  —  Tant  pis,  tant  |)is:  car  un  nouveau  roi 
cherche  toujours  à  se  faire  des  créatures.  —  Oh  !  le  roi  ne  me  veut  pas  de  mal ,  répli- 
(pia  le  jeune  horimie.  — Je  te  parle  du  roi  ..  Le  roi  c'est  M.  Fouipiel.à  ])résont  que  le 
cardinal  est  mort  ..  11  s'agit  d'étie  tiès-bien  avec  M.  Fouijuet.  si  tu  ne  veux  |ias  moisir 
tiiulr  ta  \i(,'  coiiMMc  j'ai  moisi...  Il  est  \  lai  qui-  lu  as  d'autres  pi'otecteurs .  tnil  iieurcii- 
sement.  —  Monsieur  le  Prince  d'iiiiord.  —  l'sé  ,  usé.  mon  ami.  —  M.  le  comte  de  la 
Pire'!  —  Athos!  oh  !  c'est  différent:  oui .  Atlios...  et  si  tu  veux  faire  im  bon  clienun 
en  Angleterre  .  lu  ne  jieux  mie\ix  l'adresser.  Je  le  dirai  même  sans  trop  de  vanité  (pic 
moi-même  j'ai  ipudipie  crédit  à  la  cour  de  Charles  II.  Voilà  un  roi .  à  la  bonne  heure  ! 

—  .\h  !  lit  R.ioiil  avec  la  curiosité  naïve  des  jeunes  gens  bien  nés  qui  enlendenl  parler 
rex|iéiieiK'e  et  la  valeur.  —  Oui  .  un  roi  (ini  s'amuse .  c'est  \  rai ,  m.iis  (pii  a  su  mcllre 
ré|)i''e  à  la  main  et  apprécier  les  hommes  utiles.  Athos  est  bien  a\ei-  Charles  II.  Preuils- 
tiiipi  lin  service  parla,  et  laisse  un  peu  les  cnisires  de  trailaiis  ipii  \nleul  .iiissi  bien 
a\ic  lies  mains  IVaiiciises   ipi'avei    îles  ilnigls  it.ilii'iis  :  laisse  le  |Miil  pleur.iiil  de  roi. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  177 

qui  va  nous  donner  un  règne  de  François  IL  Sais-tu  l'histoire  ,  Raoul?  —  Oui,  mon- 
sieur le  chevalier.  —  Tu  sais  que  François  II  avait  loujours  mal  aux  oreilles  ,  alors? 

—  Non,  je  ne  le  savais  pas.  —  Que  Cliarles  IX  avait  to\ijours  mal  à  la  tète?  —  Ali  '. 

—  Et  Henri  III,  toujours  mal  au  ventre. 

Raoul  se  mit  à  rire.  —  Eh  bien  !  mon  cher  ami,  Louis  XIV  a  toujours  mal  au  cœur  ; 
c'est  déplorable  à  voir,  qu'un  roi  soupire  du  soir  au  matin ,  et  ne  dise  pas  une  fois 
dans  la  journée  :  Vontre-saint-Gris ,  ou  :  Corbœuf  !  quelque  chose  qui  réveille  ,  enfin. 

—  C'est  pour  cela,  monsieur  le  chevalier,  que  vous  avez  quitté  le  service?  demanda 
Raoul.  —  Oui.  —  Mais  vous-même,  cher  monsieur  d'Artagnan,  vous  jetez  le 
manche  après  la  cognée;  vous  ne  ferez  pas  fortune.  —  Oh  !  moi.  répliqua  d'Artaguan 
d'un  ton  léger,  je  suis  li.xé.  J'avais  quelque  bien  de  ma  famille.  Raoul  le  regarda.  La 
pauvreté  de  d'Artagnan  était  proverbiale.  D'Artagnan  surprit  ce  regard  d'étonnement. 

—  Et  puis  ,  ton  père  t'aura  dit  que  j'avais  été  en  Angleterre  ?  —  Oui,  monsieur  le  che- 
valier. —  Et  que  j'avais  là  fait  une  heureuse  rencontre?  —  Non,  Monsieur,  j'ignorais 
cela.  —  Oui,  un  do  mes  bons  amis,  un  très-grand  seigneur,  le  vice-roi  d'Ecosse  et 
d'Irlande  ,  m'a  fait  retrouver  un  héritage.  —  Un  héritage  ?  —  Assez  rond.  —  En  sorte 
que  vous  êtes  riche?  —  Penh...  —  Recevez  mes  bien  sincères  complimens. 

—  Merci...  Tiens,  voici  ma  maison.  —  Place  de  Grève?  —  <Uu;  tu  n'aimes  pas  ce 
quartier?  —  Au  contraire:  l'eau  est  belle  à  voir...  Oh  I  la  jolie  maison  antique  — 
L'Image-Notre-Dame,  c'est  un  vieux  cabaret  que  j'ai  transformé  en  maison  depuis 
deux  jours.  —  Mais  le  cabaret  est  loujours  ouvert? —  Pardieu!  —  El  vous,  où  logez- 
vous?  —  Moi,  je  loge  chez  Planchet.  —  Vous  m'avez  dit  tout  à  l'heure  :  Voici  ma 
maison.  — Je  l'ai  dit  parce  que  c'est  ma  maison  en  elfet...  j'ai  acheté  cette  maison.  — 
Ah!  lit  Raoul. 

—  Le  denier  dix,  mon  cher  Raoul  ;  une  alfab-e  superbe  :  j'ai  acheté  la  maison  trente 
mille  livres  :  elle  a  un  jardin  sur  la  rue  de  la  Mortellerie;  le  cabaret  se  loue  mille 
livres  a\ec  le  premier  élage;  le  grenier,  ou  second  étage,  cinq  cents  livres.  — Allons 
donc!  —  Sans  doute.  —  Un  grenier  cinq  cents  hvres?  Mais  ce  n'est  pas  habitable.  — 
Aussi  ne  l'habite-t-on  pas;  seulement ,  lu  vois  que  ce  grenier  a  deux  fenêtres  sur  la 
place.  —  Oui,  Monsieur.  —  Eh  bien ,  chaque  fois  qu'on  roue ,  qu'on  pend,  qu'on 
écarlèle  ou  qu'on  brûle,  les  deux  fenêtres  se  louent  jusqu'à  vingt  pisloles.  —  Oh  !  lit 
Raoul  avec  horreur.  —  C'est  dégoûtant ,  n'est-ce  pas?  dit  d'Artagnan.  —  Oh  !  répéta 
Raoul.  — C'est  dégoûtant,  mais  c'est  comme  cela...  ces  badauds  parisiens  sont  parfois 
de  véritables  anthropophages.  Je  ne  conçois  pas  que  des  honunes ,  des  chrétiens , 
puissent  faire  de  pareilles  spéculations.  —  C'est  vrai.  —  Quanta  moi,  continua  d'Ar- 
tagnan, si  j'habitais  celte  maison,  je  fermerais,  les  jours  d'exécution  .  jusqu'au  trou 
des  serrures  ;  mais  je  n'habite  pas.  —  El  vous  louez  cinq  cents  livres  ce  grenier?  — 
Au  féroce  cabaretier  qui  le  sous-loue  lui-même...  Je  disais  donc  quinze  cents  livres. 

—  L'intérêt  naturel  de  l'argent ,  dit  Raoul ,  au  denier  cinq.  —  Juste.  11  me  reste  le 
corps  de  logis  du  fond ,  magasins  ,  logemens  et  caves  inondées  chaque  hiver ,  deux 
cents  livres ,  et  le  jardin  ,  qui  est  Irès-beau ,  très-bien  planté ,  très-enfoui  sous  les  murs 
et  sous  l'ombre  du  portail  de  Saint-Gervais-Saint-Protais ,  treize  cents  hvres.  Tiens, 
prenons  la  rue  delà  Vannerie  ,  nous  allons  droit  chez  maître  Planchet. 

D'.\rtagnan  pressa  le  pas  et  amena  en  effet  Raoul  chez  Planchet,  dans  une  chambre 
que  l'épicier  avait  cédée  à  son  ancien  maitre.  Planchet  était  sorli,  mais  le  dîner  était 
servi.  Il  y  avait  chez  cet  épicier  un  reste  de  la  régularité,  de  la  ponctualité  militaire. 
D'Artagnan  reuu't  Raoul  sur  le  chapitre  de  son  avenir.  — Ton  père  te  tient  sévèrement, 
dil-il.  —  Justement ,  monsieur  le  chevalier.  —  Oii  !  je  sais  qu'.Vlhos  est  juste  ,  mais 
serré,  peut-êlrc  —  l  ne  main  royale,  monsieur  d'Artagnan. —  Ne  le  gêne  pas,  garçon; 
T.  I.  "  lî 


178  LES  MOUSQUETAIRES. 

si  jamais  tu  as  besoinde  quelques  pisloles,  le  vieux  mousquetaire  est  là. — (^lier  mon- 
sieur d'Artagnaii.  —  Tu  joues  bien  un  peu  ?  —  Jamais.  —  Heureux  en  fenmic,  alors?. . . 
Tu  rougis...  Ûb  !  petit  Aramis,  va.  Mou  cher,  cela  coûte  plus  cher  encore  que  le  jeu. 
Il  est  vrai  qu'on  se  bat  quand  on  a  perdu  ,  c'est  une  compensation.  Bah!  le  petit  pleu- 
rard de  roi  fait  payer  l'amende  aux  gens  qui  dégainent.  Quel  règne,  mon  pauvre 
Raoul,  quel  règne  !  —  Vous  tenez  rigueur  au  roi,  cher  monsieur  d'Artagnan,  et  vous 
le  connaissez  à  peine.  —  Moi  !  Ecoute  ,  Raoul.  Jour  par  jour,  beiuc  parheure,  prends 
bien  noie  de  mes  paroles  ,  je  le  prédis  ce  qu'il  fera.  Le  cardinal  mort,  il  pleurera. 

—  Ensuite?  —  Ensuite ,  il  se  fera  faire  une  pension  par  M.  Fouquet  et  s'en  ira  com- 
poser des  vers  à  Fontainebleau  pour  des  Mancini  quelconques  à  qui  la  reine  arra- 
chera les  yeux.  —  Ensuite?  —  Ensuite,  après  avoir  lait  arracher  les  galons  d'argent 
de  ses  Suisses,  parce  que  la  broderie  cotite  trop  cher,  il  mettra  les  mousquetaires  à 
pied ,  parce  que  l'avoine  et  le  foin  d'un  cheval  coûtent  cinq  sols  par  jour.  —  Oh  !  ne 
dites  pas  cela.  —  Que  m'importe  ,  je  ne  suis  plus  mousquetaire  ,  n'est-ce  pas?  —  Cher 
monsieur  d'Artagnan  ,  je  vous  eu  supplie,  ne  me  dites  plus  de  mal  du  roi  ...  Je  suis 
presque  à  son  service,  et  mon  père  m'en  voudrait  beaucoup  d'avoir  entendu,  même 
de  votre  bouche,  des  paroles  offensantes  pour  Sa  Majesté.  —  Ton  père!  ..  eh!  c'est 
un  chevalier  de  toute  cause  véreuse...  Pardieu  ,  oui ,  ton  père,  un  brave,  im  César! 
c'est  vrai  ;  mais  un  homme  sans  coup  d'œil. 

—  Allons ,  bon  !  chevalier,  dit  Raoul  en  riant ,  voilà  que  vous  allez  dire  du  mal  de 
mon  père,  de  celui  que  vous  appeliez  le  grand  Athos;  vous  êtes  en  veine  méchante 
aujourd'hui,  et  la  richesse  vous  rend  aigre  conune  les  autres  la  pauvreté.  —  Tu  as 
ptrdicu  raison  ;  je  suis  un  belitre  et  je  radote;  je  suis  un  malheureu.x  vieilli,  une 
corde  à  fourrage  eflilée  ,  >me  cuirasse  peirée,  une  boite  sans  semelle,  un  éperon  sans 
molette  ;  pourtant,  votre  Mazarin  était  un  croquant:  mais  je  regretterai  Mazarin. 

En  ce  moment  un  des  garçons  épiciers  entra  :  —  Une  lettre .  Monsieur ,  dit-il ,  pour 
M.  d'Artagnan.  —  Merci...  Tiens,  s'écria  le  mousq\ietaire.  —  Lcci'iture  de  M.  le 
comle,  dit  Raoul.  —  Oui,  oui.  Et  d'.\rtagnan  décacheta,  a  Cher  ami,  disait  Athos, 
on  vient  me  prier  de  la  part  du  roi  de  vous  faire  chercher.  —  Moi.  dit  d'.Vrlagnan  , 
laissant  tomber  le  papier  sur  la  table.  Raoul  le  ramassa  et  continua  de  lire  tout  ha\il  : 
«  Hâtez- vous.  Sa  Majesté  a  grand  besoin  de  vous  parler,  et  vous  attend  au  Louvre.  » 

—  Moi!  répéta  encore  le  mousquetaire.  —  Hé!  héldilRanid.  — Oh!  oh!  répondit 
d'Artagnan.  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire? 


LE  ROI. 

Le  premier  mouvement  de  surprise  passé,  d'Artagnan  relui  encore  le  liillel  d'Atlios. 
—  C'est  étrange,  dil-il .  ipie  le  roi  me  fasse  appeler.  —  l'ourquoi?  dil  Haoul  ;  ne 
croye/.-vous  pas.  Monsieur,  (pie  le  roi  doive  regretter  un  serviteur  b'I  (pie  vous?  — 
(»li  !  <ili!  s'iVria  l'oflicier  eiirianl  du  l>oul  des  dents,  vous  me  la  donnez  belle,  niailrc 
It.iiinl.  Si  le  roi  m'eût  regretté,  il  lu-  m'eût  pas  laissé  partir.  Non,  non .  jo  vois  là 
quehpic  chose  de  mieux,  ou  de  pis,  si  \ous  voulez.  —  De  pis!  Quoi  donc,  monsieur 
je  I  lievalier  ?  —  Tu  es  jeune  ,  lu  (^  conlianl  .  In  es  admirable...  Comme  je  \onclrais 
<"'lre  encoi'e  où  tu  en  es!  .\\iiii-  \  iiiL:l-i|n.ilre  ans.  le  Ironl  uni  dii  le  ccrNeau  \iile  de 
lout,  si  ce  n'est  de  femme,  d'amom'  ou  de  Ikmuics  inlenlions...  i}\\\  Uaoul  .  laul  que 
lu  n'aïu'as  pus  ro(;u  les  nourires  des  rois  et  les  coiilidtMU  i>s  des  reines  ;  tant  ipie  lu  n'au- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  179 

ras  pas  eu  deux  cardinaux  tués  sous  toi ,  l'un  tigre ,  l'autre  renard  ;  tant  que  tu  n"auras 
pas...  Mais  à  quoi  bon  toutes  ces  niaiseries,  il  faut  nous  quitter,  Raoul. 

—  Comme  vous  me  dites  cela?  quel  air  grave!  —  Eh!  mais  la  chose  en  vaut  la 
peine...  Écoute-moi .  j'ai  une  belle  recommandation  à  te  faire.  —  Tu  vas  prévenir  ton 
père  de  mon  départ.  —  Vous  partez.  —  Pardieu...  Tu  lui  diras  que  je  suis  passé  en 
Angleterre  et  que  j'habite  ma  petite  maison  de  plaisance.  —  En  Angleterre  !  vous  !.. . 
et  les  ordres  du  roi  ! —  Je  te  trouve  de  plus  en  plus  naïf  :  lu  le  ligures  que  je  vais 
comme  cela  me  rendre  au  Louvre  et  me  mettre  à  la  disposition  de  ce  petit  louveteau 
couronné.  —  Louveteau  !  le  roi  !  Mais,  monsieur  le  chevalier,  vous  êtes  fou.  —  Je  ne 
fus  jamais  si  sage  ,  au  contraire  :  tu  ne  sais  donc  pas  ce  qu'il  veut  faire  de  moi  ce  digne 
lils  de  Louis  le  Juste...  Il  veut  me  faire  embastiller  purement  et  simplement,  vois-tu. 

—  A  quel  propos!  s'écria  Raoul  effaré  de  ce  qu'il  entendait.  —  A  propos  de  ce  que  je 
lui  ai  dit  un  certain  jour  à  Blois...  J'ai  été  vif:  il  s'en  souvient.  —  Vous  lui  avez  dit? 

—  Qu'il  était  un  ladre  ,  un  poltron  ,  un  niais.  —  Ah  !  mon  Dieu...  iit  Raoul  ;  est-il 
possible  que  de  pareils  mots  soient  sortis  de  votre  bouche  !  —  Peut-être  je  ne  te  donne 
pas  la  lettre  de  mon  cUscoiu's  ,  mais  au  moins  je  t'en  donne  le  sens.  —  Mais  le  roi  vous 
eût  fait  arrêter  tout  de  suite  ? 

—  Par  qui?  C'était  moi  qui  commandais  les  mousquetaires;  il  eût  fallu  me  com- 
mander à  moi-même  de  me  conduire  en  prison  ;  je  n'y  eusse  jamais  consenti.  Et  puis, 
j'ai  passé  en  Angleterre,  plus  de  d'Artagnan...  .Aujourd'hui,  le  cardinal  est  mort  ou  à 
peu  près.  On  me  sait  à  Paris;  on  met  la  main  sur  moi.  —  Le  cardinal  était  donc  votre 
protecteur?  —  Le  cardinal  me  connaissait  ;  il  savait  de  moi  certaines  particularités  ; 
j'en  savais  de  lui  certaines  aussi  :  nous  nous  appréciions  mutuellement...  Et  puis,  en 
rendant  son  âme  au  diable,  il  aura  conseillé  h  Anne  d'Autriche  de  me  faire  habiter  en 
lieu  sûr.  Va  donc  trouver  ton  père,  conte-lui  le  ftiit  et  adieu.  —  Mon  cher  monsieur 
d'Artagnan,  dit  Raoul  tout  ému  après  avoir  regardé  par  la  fenêtre,  vous  ne  pouvez 
pas  même  fuir.  —  Pourquoi  donc?  —  Parce  qu'il  y  a  en  bas  un  officier  des  Suisses 
qui  vous  attend.  — Eh  bien'?  —  Eh  bien  !  il  vous  arrêtera. 

D'.\rlagnan  partit  d'un  éclat  de  rire  homérique.  —  Oh  !  je  sais  bien  que  vous  lui 
résisterez,  que  vous  le  combattrez  même;  je  sais  bien  que  vous  serez  vainqueur; 
mais  c'est  de  la  rébellion ,  cela  ;  et  vous  êtes  officier  vous-même,  sachant  ce  que  c'est 
que  laihscipline.  —  Diable  d'enfant  !  comme  c'est  élevé,  conmie  c'est  logique  !  grom- 
mela d'Artagnan.  —  Vous  m'approuvez,  n'est-ce  pas?  —  Oui.  Au  heu  de  passer  par 
la  rue  où  ce  benêt  m'attend,  je  vais  m'esquiver  simplement  par  les  derrières...  Ne  dis 
plus  qu'une  chose  à  ton  père.  —  Laquelle?  —  C'est  que...  ce  qu'il  sait  bien  est  placé 
tliez  Planchel,  saufun  cinquième  ,  et  que...  — Mais  ,  mon  cher  monsieur  d'Artagnan  , 
prenez  bien  garde ,  si  vous  fuyez ,  on  va  dire  deux  choses.. .  D'abord  que  vous  avez  eu 
peur.  —  Oh  !  qui  donc  dira  cela?  —  Le  roi  tout  le  premier.  —  Eh  bien!  mais...  il 
dira  la  vérité ,  j'ai  peur.  —  La  seconde  ,  c'est  que  vous  vous  sentiez  coupable.  —  Cou- 
pable de  quoi?  —  Mais  des  crimes  que  l'on  voudra  bien  vous  imputer  —  C'est  encore 
vrai...  Et  alors  tu  me  conseilles  d'aller  me  faire  embastiller.  — M.  le  comte  de  la 
Fère  vous  le  conseillerai!  connue  moi.  —  Je  le  sais  pardieu  bien ,  dit  d'Artagnan  rê- 
veur ;  tu  as  raison ,  je  ne  me  sauverai  pas.  Mais  si  l'on  me  jette  à  la  Bastille?  —  Nous 
vous  en  tirerons,  dit  Raoul  d'un  air  tranquille  et  calme. 

—  Mordioux  1  s'écria  d'Artagnan  en  lui  prenant  la  main ,  lu  as  dit  cela  d'une  brave 
façon,  Raoul;  c'est  de  l'Athos  tout  pur.  Eh  bien  !  je  pars.  N'oublie  pas  mon  dernier 
mot.  —  Saufun  cinquième,  dit  Raoul.  —  Oui.  Tu  es  un  joli  garçon,  et  je  veu.x  que 
lu  ajoutes  une  chose  à  cette  dernière.  —  Parlez.  —  C'est  que  ,  si  vous  ne  me  tirez  pas 
de  la  Bastille  et  que  j'y  meure...  Oh  !  cela  s'est  vu...  Et  je  serais  un  détestable  prison» 


180  LES  MOUSQUETAIRES. 

nier,  moi  qui  fus  un  homme  passable...  En  ce  cas,  je  donne  trois  cinquièmes  à  loi 
et  le  quatrième  à  ton  père.  — Chevalier!  —  Mordioux!  si  vous  voulez  m'en  faire  dire 
des  messes  ,  vous  êtes  libres. 

Cela  dit,  d'Artagnan  décrocha  son  baudrier,  ceignit  son  épée.  prit  un  chapeau  dont 
la  plume  était  fraîche,  et  tendit  la  main  à  Raoïd ,  qui  se  jeta  dans  ses  bras.  Une  fois 
dans  la  boutique,  il  jeta  un  coup  d'œil  sur  les  garçons ,  qui  considéraient  la  scène  avec 
im  orgueil  mêlé  de  quelque  inquiétude,  puis  plongeant  la  main  dans  une  caisse  de 
petits  raisins  secs  de  Corinthe  ,  il  poussa  vers  l'ofticier  .  qui  attendait  philosophique- 
ment devant  la  [lorte  de  la  boutique. — Ces  traits!...  C'être  vous,  monsieur  de  Friedisch, 
s'écria  gaiement  le  mousquetaire.  Eh!  eh  !  nous  arrêtons  donc  nos  amis! —  Arrêter  ! 
firent  entre  eux  les  garçons.  —  C'être  moi ,  dit  le  Suisse.  Ponchour.  monsir  t'Artagnan. 
—  Faut-il  vous  donner  mon  épée?  Je  vous  ]n'éviensq\relle  est  longue  et  lourde.  Lais- 
sez-la-moi jusqu'au  Louvre  :  je  suis  tout  bête  quand  je  n'ai  pas  d'épée  par  les  rues  , 
et  vous  seriez  encore  plus  bête  que  moi  d'en  avoir  deux.  —  Le  roi  n'afre  bas  dit,  ré- 
pliqua le  Suisse  :  cartez  tonc  votre  épée.  —  Eh  bien ,  c'est  fort  gentil  de  la  part  du  roi. 
Partons  vite. 

M.  de  Friedisch  n'était  pas  causeur,  et  d'Arlagnan  avait  beaucoiip  trop  à  penser 
pour  l'être.  De  la  boutique  de  Planchet  au  Louvre  il  n'y  a  pas  loin,  on  arriva  en  dix 
minutes.  11  faisait  nuit  alors.  JNI.  de  Friedisch  voulut  entrer  parle  guichet.  —  Non. 
dit  d'Artagnan,  vous  perdrez  du  temps  par  là  :  prenez  le  petit  escalier.  Le  Suisse  lit 
ce  que  lui  recommandait  d'Artagnan  et  le  conduisit  au  vestibule  du  cabinet  de  Louis  XIV. 
Arrivé  là,  il  salua  son  prisonnier,  et  sans  rien  dire  retourna  à  son  poste. 

D'Artagnan  n'avait  pas  eu  le  temps  de  se  demander  pouniuoi  on  ne  lui  était  pas  son 
épée,  que  la  porte  du  cabinet  s'ouvrit  et  qu'un  valet  de  chambre  appela  :  ilonsieur 
d'Artagnan.  Le  mousquetaire  prit  sa  tenue  de  parade  et  entra  l'n'il  grand  ouvert,  le 
front  calme,  la  moustache  raide.  Le  roi  était  assis  devant  sa  table  et  écrivait.  Il  ne  se 
dérangea  point  quand  le  pas  du  mousquetaire  retentit  sur  le  parquet.  Il  ne  tourna 
même  pas  la  tête.  D'Artagnan  s'avança  jusqu'au  milieu  de  la  salle  ,  et  voyant  que  le 
roi  ne  faisait  pas  attention  à  lui,  comprenant  d'ailleurs  fort  bien  que  c'était  de  l'affec- 
tation, sorte  de  préambule  fâcheux  pour  l'cxpUcation  qui  se  préparait,  il  tourna  le  dos 
au  prince  etse  mit  à  regarder  de  tous  ses  yeux  les  fresques  de  la  corniche  et  les  lézardes 
du  plafond.  Cette  mano'uvre  fut  accompagnée  de  ce  petit  monologue  tacite.  — Ah! 
lu  veux  m'humilier,  toi  que  j'ai  vu  tout  petit,  toi  que  j'ai  sauvé  comme  mon  enfant , 
toi  que  j';ii  servi  comme  mon  Dieu.  —  c'est-à-dire  pour  rien.  Attends,  attends,  lu 
vas  voir  ce  (lue  peut  faire  un  lioniuu'  qui  a  siffloté  l'air  du  branle  des  Huguenots  à  la 
barbe  d('  M.  le  cardinal,  le  vrai  cardinal. 

Louis  XIV  se  retourna  en  ce  moment.  —  Vous  êtes  là  .  monsieur  d'Artagnan  ?  dit-il. 
D'Artagnan  vit  le  mouvement  et  l'imita.  —  Oui,  sire,  dit-il.  —  Hien:  veuillez  attendre 
que  j'aie  additionné.  D'Artagnan  ne  ié]iondil  rien,  seulement  il  s'inclina.  —  C.'est 
assez  poli,  pensa-t-il.  et  je  n'ai  rien  à  dire.  Louis  (il  un  Irait  de  plimic  \iolent  et  jeta 
sa  plume  avec  colère.  —  Va  .  fAche-toi  pour  te  mettre  en  train  .  pensa  le  mousque- 
taire, tu  me  mettras  à  mon  aise  :  aussi  bien  je  n'ai  pas  l'autre  jour  à  Hlois  vidé  le  fond 
du  sac. 

Louis  se  leva,  passa  une  main  sur  son  front  ;  piiiss'arrêtant  vis-à-vis  de  d'Artagnan. 
il  le  regarda  d'un  air  impérieux  cl  bienveillant  loiit  à  la  fois.  —  Que  me  veut-il , 
voyons?  (pi'il  Unisse,  pensa  le  mousipietaire. 

—  .Monsieur,  dit  le  roi ,  vous  savez  sans  iIimiIc  (pie  M.  le  <ardinal  est  mort? —  Je 
m'en  doute,  sire.  —  Vous  savez  par  ronsé(pieul  que  je  suis  maître  chez  moi.  —  Ce 
n'est  Jias  une  chose  ipii  d.ilc  de  1.1  1 1  du  lardinal  .  sire  ;  un  i--\  Inujiiiirv  iii.iitl'i'  chez 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  181 

soi  quand  on  veu(.  —  Oui.  mais  vous  vous  rappelez  tout  ce  que  vous  m'avez  ilit  à 
lilois?  —  Nous  y  voici,  pensa  d'Arlagnan  ;  je  ne  m'étais  pas  trompé.  Allons,  tant 
mieux  ,  c'est  signe  que  j'ai  le  flair  assez  fin  encore.  —  Vous  ne  me  répondez  pas,  dit 
Louis.  —  Sire,  je  crois  me  souvenir. —  Si  vous  ne  vous  rappelez  pas,  je  me  souviens, 
moi.  Voici  ce  que  vous  m'avez  dit  :  écoutez  avec  attention.  —  Oh  !  j'écoute  de  toutes 
mes  oreilles,  sire,  car  vraisemblablement  la  conversation  tournera  d'une  façon  inté- 
ressante pour  moi. 

Louis  regarda  encore  une  fois  le  mousquetaire  ;  celui-ci  caressa  la  plume  de  son 
chapeau  ,  puis  sa  moustache  ,  et  attendit  intrépidement.  Louis  XIV  continua.  — Vous 
avez  quitté  mon  service  ,  Monsieur,  après  m'avoir  dit  toute  la  vérité?  —  Oui,  sire.  — 
(Tesl-à-dire,  après  m'avoir  déclaré  tout  ce  que  vous  croyiez  être  vrai  sur  ma  faconde 
penser  et  d'agir. 

D'Artagnan  mordit  sa  moustache.  —  C'est  vrai,  murmura-t-il.  —  Vous  ne  m'avez 
pas  flatté  quand  j'élais  dans  la  détresse  ,  ajouta  Louis  XIV.  — Mais  ,  dit  d'Artagnan  re- 
levant la  tète  avec  noblesse,  si  je  n'ai  pas  flatté  Votre  Majesté  pauvre  ,  je  ne  l'ai  point 
trahie  non  plus;  j'ai  versé  mon  sang  pour  rien,  j'ai  veillé  comme  un  chien  à  la  porte, 
sachant  bien  qu'on  ne  me  jetterait  ni  pain  ni  os.  Pauvre  aussi,  moi,  je  n'ai  rien  de- 
mandé que  le  congé  dont  Votre  Majesté  parle.  —  Je  sais  que  vous  êtes  un  brave 
homme;  mais  j'étais  un  jeune  homme,  vous  deviez  me  ménager...  Qu'aviez-vous  à 
reprocher  au  roi'!*  qu'il  laissait  Charles  II  sans  secours.. .  disons  plus...  qu'il  n'épousait 
point  mademoiselle  de  Mancini?  En  disant  ce  mot,  le  roi  fixa  sur  le  mousquetaire  un 
regard  profond.  —  Ah!  ah!  pensa  ce  dernier,  il  fait  plus  que  se  souvenir,  il  devine... 
diable!...  — Votre  jugement,  continua  Louis  XIV,  tombait  sur  le  roi,  et  tombait  sur 
l'homme...  mais,  monsieur  d'Arlagnan...  cette  faiblesse,  car  vous  regardiez  cela 
comme  une  faiblesse...  D'Artagnan  ne  répondit  pas.  —  Vous  me  la  reprochiez  aussi 
à  l'égard  de  M.  le  cardinal  défunt;  car  M.  le  cardinal  ne  m"a-t-il  pas  élevé,  soutenu... 
en  s'élevant,  en  se  soutenant  lui-même,  je  le  sais  bien;  mais  enfin,  le  bienfait  de- 
meure acquis;  ingrat,  égoïste,  vous  m'eussiez  donc  plus  aimé;  mieux  servi'/  —  Siie... 

—  Ne  parlons  plus  de  cela ,  Monsieur  ;  ce  serait  causer  à  vous  trop  de  regrets,  à  moi 
trop  de  peine. 

D'Artagnan  n'était  pas  convaincu.  Le  jeune  roi ,  en  reprenant  avec  lui  un  ton  de 
hauteur,  n'avançait  pas  ses  affaires.  —  Vous  avez  réfléchi  depuis?  reprit  Louis  XIV. 

—  A  quoi ,  sire?  demanda  poliment  d'Artagnan.  —  Mais  ,  à  tout  ce  que  je  vous  dis. 
Monsieur.  —  Oui,  sire...  sans  doute.  —  Et  vous  n'avez  attendu  qu'une  occasion  de 
revenir  sur  vos  paroles!  —  Sire...  —  Vous  hésitez  ,  ce  me  semble...  —  Je  ne  com- 
prends pas  bien  ce  que  Votre  Majesté  me  fait  l'honneur  de  me  dire.  Louis  fronça  le 
sourcil. — Veuillez  m'excuser,  sire  ;  j'ai  l'esprit  partic\ilièrement  épais. ..  les  choses 
n'y  pénètrent  qu'avec  difficulté  ;  il  est  vrai  qii'ime  foLs  entrées  elles  y  restent.  —  Alors , 
donnez-moi  vite  une  solution...  Mon  temps  est  cher.  Que  faites- vous  depuis  votre 
congé?  —  Ma  fortune,  sire.  —  Le  mot  est  dur,  monsieur  d'.\rtagnan  —  Votre  Ma- 
jesté le  prend  en  mauvaise  part,  certainement.  Je  n'ai  pour  le  roi  qu'un  profond  res- 
pect, et,  fussé-je  impoli,  ce  qui  peut  s'excuser  par  ma  longue  habitude  des  camps  et 
des  casernes,  Sa  Majesté  est  trop  au-dessus  de  moi  pour  s'offenser  d'un  mot  échappé 
innocemment  à  un  soldat. 

—  En  effet,  je  sais  que  vous  avez  fait  une  action  d'éclat  en  Angleterre,  Monsieur. 
Je  regrette  seulement  que  vous  ayez  manqué  à  votre  promesse.  —  Moi?  s'écria  d'Ar- 
tagnan. —  Sans  doute  ..  Vous  m'aviez  engagé  votre  foi  de  ne  servir  aucun  prince  en 
quittant  mon  service...  Or,  c'est  pour  le  roi  Charles  II  que  vous  avez  travaillé  à  l'en- 
lèvement merveilleux  de  M.  Monk...  —  Pardonnez-moi,  sire  ,  c'est  pour  moi.  —  Cela 


182  LES  MOUSQUETAIRES. 

vous  a  réussi?  —  Comme  aux  capitaines  du  quinzième  siècle  les  coups  de  main  et  les 
aventures.  —  Qu'appelez-vous  une  réussite,  une  fortune?  —  Cent  mille  écus.  sire, 
(jue  je  possède  :  c'est,  en  une  semaine,  le  triple  de  tout  ce  que  j'avais  eu  d'argent  en 
cinquante  années.  — La  somme  est  belle...  mais  vous  êtes  ambitieux,  je  crois?  — 
Moi,  sire,  le  quart  me  semblait  un  trésor,  et  je  vous  jure  bien  que  je  ne  pense  pas  à 
l'augmenter.  —  Ah!  vous  comptez  demeurer  oisif?  quitter  l'épée?  —  C'est  fait  déjà. 

—  Impossible,  monsieur  d'Artagnan,  dit  Louis  avec  résolution.  —  Mais,  sire... 
pourquoi?  —  Parce  que  je  ne  le  veux  pas!  dit  le  jeune  prince  d'une  voix  tellement 
grave  et  impérieuse',  que  d'Artagnan  lit  un  mouvement  de  surprise .  d'inquiétude 
même.  —  Votre  Majesté  me  permellra-t-elle  un  mot  de  réponse?  dit-il.  —  Dites.  — 
Cette  résolution  ,  je  l'avais  prise  étant  pauvre  et  dénué.  —  Soit.  Après?  —  Or,  au- 
jourd'hui que  ,  par  mon  industrie,  j"ai  acquis  un  bien-être  assuré,  Votre  Majesté  me 
dépouillerait  de  ma  Uberté,  Votre  Majesté  me  condamnerait  au  moins  lorsque  j'ai  bien 
gagné  le  plus.  — Qui  vous  a  permis,  Monsieur,  de  sonder  mes  desseins  et  de  compter 
avec  moi?  reprit  Louis  d'une  voix  presque  courroucée  :  qui  vous  a  dit  ce  que  je  ferai, 
ce  que  vous  ferez  vous-même?  —  Sire,  dit  tranquillement  le  mousquetaire  ,  la  fran- 
chise, à  ce  que  je  vois,  n'est  plus  à  l'ordre  de  la  conversation ,  comme  le  jour  où  nous 
nous  expliquâmes  à  Blois.  — Non,  Monsieur,  tout  est  changé.  —  J'en  fais  à  Votre 
Majesté  mes  bien  sincères  complimens  :  mais...  —  Mais  vous  n'y  croyez  pas  — Je  ne 
suis  pas  un  grand  homme  d'État,  cependant  j'ai  mon  coup  d'œil  pour  les  aflaires:  il 
ne  manque  pas  de  sûreté;  or,  je  ne  vois  pas  tout  à  fait  comme  Votre  Majesté,  sire. 
Le  règne  de  Mazarin  est  fini ,  mais  celui  des  llnanciers  commence.  Ils  ont  l'argent  : 
Votre  Majesté  ne  doit  pas  en  voir  souvent.  Vivre  sous  la  patte  de  ces  loups  affamés, 
c'est  dur  pour  un  homme  qui  comptait  sur  l'indépendance. 

A  ce  moment .  quelqu'un  gratta  à  la  porte  du  cabinet  ;  le  roi  leva  la  tête  orgueilleu- 
sement. —  Pardon  ,  monsieur  d'Artagnan,  dit-il  ;  c'est  M.  Colbert  qui  veut  nie  faire 
un  rapport.  Entrez,  monsieur  Colbert.  D'Artagnan  s'effaça  Colbert  entra  des  papiers 
à  la  main  et  vint  au-devant  du  roi.  11  va  sans  dire  que  le  Gascon  ne  perdit  pas  l'occa- 
sion d'appliquer  son  coup  d'œil  si  lîn  et  si  vif  sur  la  nouvelle  llgnre  qui  se  présentait. 
—  L  instrui  tinn  est  donc  faite?  demanda  le  loi  à  Colbert.  —  Oui,  sire.  —  Et  l'avis 
des  instructeurs  ?  —  Est  (pie  les  accusés  ont  mérité  la  confiscation  et  la  mort.  —  Ah! 
ah  !  fit  le  roi  sans  soiircifier,  en  jetant  un  regard  oblique  à  d'Artagnan.  —  Et  votre 
avis  à  vous,  monsieur  Colbert?  dit  le  roi. 

Colbert  regarda  d'.Vrtagnan  h  sou  tour.  Cette  ligure  gênante  arrtMait  la  parole  sur 
ses  lèvres.  Louis  XFV  comprit  —  Ne  vous  inquiétez  pas.  dit-il:  c'est  M.  d'.VrIagnan; 
ne  reconnaissez-vous  pas -M.  d'.Vrtagnan?  Ces  deux  hommes  se  regardèrent  alors: 
d'Artagnan  ,  l'œil  ouvert  et  fiamboyant,  Colbert,  l'œil  à  demi  couvert  et  nuageux.  La 
franche  intrépidité  de  l'iui  déplut  à  l'autre;  la  cauteleuse  circonspection  du  financier 
déplut  au  soldat.  —  Ahl  ah  1  c'est  .Monsieur  qui  a  lait  ce  beau  coup  en  .\ngleterre, 
dit  Colbert.  Et  il  salua  légèrement  d'.\rtagnan.  —  .\h!  ah!  dit  le  Gascon,  c'est  Mon- 
sieur qui  a  rogné  l'argent  des  galons  des  Suisses...  Louable  économie.  Et  il  salua 
profondément. 

Le  financier  avait  itu  eiubarrasser  le  mousquetaire;  mais  le  mousquetaire  perçait  à 
jour  le  financier.  —  Monsieur  d'.\rta|.'nan ,  reprit  le  roi.  qui  n'avait  pas  remarqué 
toutes  les  nuances  dont  Mazarin  n'eût  pas  laissé  échapper  une  seule,  il  s'agit  de  trai- 
tansqui  m'ont  \ol('.  i]ne  je  fais  prendre  et  dont  je  vais  signer  l'arrêt  de  mort.  D'Ar- 
tagnan tressaillit.  —  nh  1  oh!  fit-il.  —  Vous  dites?...  —  Rien,  sire;  ce  ne  sont  pas 
mes  affaires.  Le  roi  tenait  déjà  la  plume  et  l'approchait  du  papier.  —  Sire,  dit  à  demi- 
voix  Colbert  ,  je  pri''\iens  V<ilre  Majesté  que  si  un  exenqile  e^t  néci-ssaire,  cet  exemple 


LE  VICOMTE  DE   URAGELONNE.  183 

peut  soulever  quelques  difiicultés  dans  l'exécution.  —  Plaît-il?  dit  Louis  XIV.  —  Ne 
vous  dissimulez  pas,  continua  tranquillement  Colbert ,  que  toucher  aux  traitans ,  c'est 
toucher  à  la  surintendance.  Les  deux  malheureux,  les  deux  coupables  dont  il  s'agit 
sont  des  amis  particuUers  d'un  puissant  personnage,  et  le  jour  du  supplice  ,  que  d'ail- 
leurs on  peut  étouffer  dans  le  Chàtelet ,  des  troubles  s'élèveront,  à  n'en  pas  douter. 

Louis  rougit  et  se  retourna  versd'Artagnan,  qui  rongeait  doucement  sa  moustache, 
non  sans  un  sourire  de  pitié  pour  le  financier,  comme  aussi  pour  le  roi  qui  l'écoulait  si 
longtemps.  Alors  Louis  XIV  saisit  la  plume,  el.  d'un  mouvement  si  rapide,  que  la 
main  lui  trembla,  il  apposa  ses  deux  signatures  en  bas  des  pièces  présentées  par  Col- 
bert, puis  regardant  ce  dernier  en  face  :  —  Monsieur  Colbert,  dit-il,  quand  vous  me 
pailerez  affaires,  effacez  souvent  le  mot  difficulté  de  vos  raisonnemens  et  de  vos  avis; 
quant  au  mot  impossibilité,  ne  le  prononcez  jamais.  Colbert  s'inclina,  très-humilié 
d'avoir  sulii  cette  leçon  devant  le  mousquetaire;  puis  il  allait  soi'tir,  mais,  jaloux  de 
réparer  son  échec  :  —  J'oubliais  d'annoncer  à  Votre  Majesté  ,  dit-il ,  que  les  confisca- 
tions s'élèvent  à  la  somme  de  cinq  millions  de  livres.  — C'est  gentil ,  pensa  d'Artagnan. 
—  Ce  qui  fait  en  mes  coffres?  dit  le  roi.  —  Dix-huit  millions  de  livres .  sire  ,  répliqua 
Colbert  en  s'inclinant.  —  Mordiouxl  grommela  d'Artagnan,  c'est  beau!  —  Monsieur 
(jolbert,  ajouta  le  roi,  vous  traverserez,  je  vous  prie,  la  galerie  où  M.  de  Lyonne 
attend,  et  vous  lui  direz  d'apporter  ce  qu'il  a  rédigé...  par  mon  ordre.  —  A  l'instant 
même ,  sire  ;  Votre  Majesté  n'a  plus  besoin  île  moi ,  ce  soir?  —  Non ,  Monsieur  ;  adieu. 
Colbert  sortit.  —  Revenons  à  notre  affaire,  monsieur  d'Artagnan,  reprit  Louis  XIV, 
comme  si  rien  ne  s'était  passé.  Vous  voyez  que,  quanta  l'argent,  il  y  a  déjà  un  chan- 
gement notable. — Comme  de  zéro  à  dix-huit,  répliqua  gaiement  le  mousquetaire. 
Ah!  voilà  ce  qu'il  eût  fallu  à  Votre  Majesté,  le  jour  oîi  Sa  Majesté  Charles  11  vint  à 
Blois.  Les  deux  Etats  ne  seraient  point  en  brouille  aujourd'hui;  car,  il  faut  bien  que 
je  le  dise,  là  aussi  je  vois  une  pierre  d'achoppement.  —  Et,  d'abord,  riposta  Louis, 
vous  êtes  injuste,  Monsieur,  car  si  la  Providence  m'eût  permis  de  doimer  ce  jour-là 
le  million  à  mon  frère,  vous  n'eussiez  pas  quitté  mon  service,  et,  par  conséquent, 
vous  n'eussiez  pas  fait  votre  fortune...  connue  vous  disiez  tout  à  l'heure...  Mais,  outre 
ce  bonheur',  j'en  ai  un  autre ,  et  ma  brouille  avec  la  Grande-Bretagne  ne  doit  pas 
vous  étonner. 

Un  valet  de  chambre  interrompit  le  roi  et  annonça  M.  de  Lyonne.  — Entrez,  Mon- 
sieur, dit  le  roi;  vous  êtes  exact,  c'est  d'un  bon  serviteur.  Voyons  votre  lettre  à  mon 
frère  Charles  IL  D'Artagnan  dressa  l'oreille.  —  Un  moment.  Monsieur,  dit  négligem- 
ment Louis  au  Gascon  ;  il  faut  que  j'expédie  à  Londres  le  consentement  au  mariage  de 
mon  frère,  monsieur  le  duc  d'Orléans,  avec  iady  Henriette  Stuart.  —  Il  me  bat,  ce 
me  semble,  murmura  d'Artagnan,  tandis  que  le  roi  signait  cette  lettre  et  congédiait 
M.  de  Lyonne  ,  mais  ,  ma  foi ,  je  l'avoue ,  plus  je  serai  battu  ,  plus  je  serai  content. 

Le  roi  suivit  des  yeux  M.  de  Lyonne  jusqu'à  ce  que  la  porte  fut  bien  refermée  der- 
rière lui:  il  fit  même  trois  pas,  comme  s'il  eût  voulu  suivre  son  ministre.  Mais,  après 
ces  trois  pas,  s'arrêtant ,  faisant  une  pause  et  revenant  sur  le  mousquetaire,  —  Main- 
tenant ,  Monsieur,  dit-il ,  hàtons-nous  de  terminer  Vous  me  disiez  l'autre  jour  à  Blois 
que  vous  n'étiez  pas  riche.  Aurez-vous  assezde  vingt  mille  livres  par  an  ,  argent  lixe'? 
—  Mais  ,  sire...  dit  d'Artagnan  ouvrant  de  grands  yeux.  —  Aurez-vous  assez  de  quatre 
chevaux  entretenus  et  fournis,  et  d'un  supplément  de  fonds  tel  que  vous  le  deman- 
derez ,  selon  les  occasions  et  les  nécessités;  ou  bien  préférez-vous  un  fixe,  qui  serait, 
par  exemple,  de  quarante  mille  livres?  Répondez.  —  Sire  ,  Votre  Majesté...  —  Oui , 
vous  êtes  surpris,  c'est  tout  naturel,  et  je  m'y  attendais;  répondez,  voyons,  ou  je 
croirai  que  vous  n'avez  plus  cette  rapidité  de  jugement  que  j'ai  toujours  appréciée  en 


18i  LES  MOUSQUETAIRES. 

vous.  —  Il  est  certain,  sire,  que  vingt  mille  livres  par  an  sont  une  belle  somme: 
mais...  —  Pas  de  niais.  Oui  ou  non  ,  est-ce  une  imlemnité  honorable?  —  Oh  !  certes... 

—  Vous  vous  en  contenterez  alors  ?  C'est  très-bien.  Il  vaut  mieux  d'ailleurs  vous 
compter  à  part  les  faux  frais  ;  vous  vous  arrangerez  de  cela  avec  Golbert.  Maintenant, 
passons  à  quelque  chose  de  plus  important.  —  Mais,  sire,  j'avais  dit  à  Votre  Majesté... 

—  Que  vous  vouliez  vous  reposer,  je  le  sais  bien  ;  seulement,  je  vous  ai  répondu  que 
je  ne  le  voulais  pas...  Je  suis  le  maître  ,  je  pense?  —  Oui,  sire.  —  A  la  bonne  heure. 
Vous  étiez  en  veine  de  devenir,  autrefois,  capitaine  de  mousquetaires.  —  Oui,  sire. 

—  Eh  bien ,  voici  votre  brevet  signé.  Je  le  mets  dans  le  tiroir.  Le  jour  où  vous  re- 
viendrez de  certaine  expédition  que  j'ai  à  vous  confier,  ce  jour-là  vous  prendrez  vous- 
même  ce  brevet  dans  le  tiroir. 

D'Artagaan  hésitait  encore  et  tenait  sa  tète  baissée.  —  Allons  ,  Monsieur,  dit  le  roi, 
on  croirait  à  vous  voir  que  vous  ne  savez  pas  qu'à  la  cour  du  roi  très-chrétien  le  capi- 
taine général  des  mousquetaires  a  le  pas  sur  les  maréchaux  de  France.  —  Sire,  je  le 
sais.  — J'ai  voulu  vous  prouver  que  vous ,  si  bon  serviteur,  vous  aviez  perdu  un  bon 
maître  :  suis-je  un  peu  le  maître  qu'il  vous  faut?  —  Je  commence  à  penser  que  oui, 
sire.  —  Alors  .  Monsieur,  vous  allez  rentrer  en  fonctions.  Voire  compagnie  est  toute 
désorganisée  depuis  votre  départ ,  et  les  hommes  s'en  vont  flânant  et  heurtant  les  ca- 
barets où  l'on  se  bal,  malgré  mes  édits  et  ceux  de  mon  père.  Vous  réorganiserez  le 
service  au  plus  vile.  — Oui ,  sire.  —  Vous  ne  quitterez  plus  ma  personne.  —  Bien. — 
Et  vous  marcherez  avec  moi  à  l'armée,  où  vous  camperez  autour  de  ma  tente.  — 
Alors  ,  sire  ,  dit  d'Artagnan,  si  c'est  pour  m'iuiposer  un  service  comme  celui-là.  Votre 
Majesté  n'a  pas  besoin  de  me  donner  vingt  mille  livres  que  je  ne  gagnerai  pas.  —  Je 
veux  que  vous  ayez  un  état  de  maison:  je  veux  que  vous  teniez  table:  je  \eux  que 
mon  capitaine  de  mousquetaires  soit  un  personnage.  —  Et  moi,  dil  brusquement  d"Ar- 
tagnan,  je  n'aime  pas  l'argent  trouvé;  je  veux  l'argent  gagné!  Votre  ^Majesté  me 
donne  un  métier  de  paresseux  que  le  premier  venu  fera  pour  quatre  mille  livres. 

Louis  XIV  se  mit  à  rire. — Vous  êtes  un  fin  Gascon  ,  monsiein-  d'Artagnan  :  vous  me 
lirez  mon  secret  du  cœur.  —  Bah!  Votre  .Majesté  a  donc  un  secret? —  Oui.  Monsiem*. 

—  Eh  bien  !  alors  ,  j'accepte  les  vingt  mille  livres,  car  je  garderai  ce  secret ,  et  la  dis- 
crétion ,  cela  n'a  pas  de  prix  par  le  temps  qui  court.  Votre  Majesté  veut-elle  parler,  à 
|)résent  1  — Vous  allez  vous  botter,  monsieur  d'Artagnan  ,  el  monter  à  cheval.  — Tout 
de  suite?  —  Sous  deux  jours.  —  A  la  bonne  heure,  sire,  car  j'ai  mes  affaires  à  régler 
avant  le  dépait,  surtout  s'il  y  a  des  coups  à  recevoir.  —  Cela  peut  se  présenter. —  On 
les  renili';i.  Mais,  sire,  vous  avez  parlé  à  l'avarice,  à  l'ambilion  ,  vous  avez  parlé  au 
cœui-  (le  monsieur  d"Artagnan,  vous  avez  oublié  une  chose. —  Laquelle? — Vous 
n'avez  pas  parlé  à  la  vanité  :  quand  serai-je  chevalier di^s  ordres  du  roi?  — Cela  vous 
occupe  ?  —  Mais,  oui.  J'ai  mon  and  .^Ihos  (jui  est  tout  chamarré,  cela  ni"<ilVusque.  — 
Vous  serez  chevalier  de  mes  ordres  un  mois  après  avoir  pris  le  brcNcl  de  capitaine. — 
Ah!  ah!  dit  Tofficier  rêveur,  après  l'expédition?  —  Précisément.  — Où  m'envoie 
Votre  .Majesté,  alors?  —  Conuaissez-\ous  la  Bretagne? —  Non  ,  sire.  —  Y  avez-vons 
des  amis?  —  En  Bretagne?  Non ,  m,i  lui.  —  Taiil  mieux.  Vous  conuaisse/.-xous  en 
forlifications? 

K'Artiignan  sourit. le  crois  (pu'  oui.  sire.  —  C'est-à-dire  cpic  \(ins  ponvez  bien 

di>linguer  une  forteresse  d'avec  une  simple   Inriilication  comi n  en    permel  au.\ 

clii\telaiiis  nos  vassaux?  —  .]('.  dislingue  un  fort  d'a\  ec  un  renq)art  comme  on  distingue 
une  cuirasse  d'avec  imc  croule  de  pAté,sire.  Est-ce  siiffisanl? — (lui ,  Monsieur.  Vous 
allez  doni'  partir.  — l'ourla  Bretagne  ,  seid  ? — Absolument  siMil.  C'est-à-dire  que 
vous  ne  pourrez  même  euuiiener  im  bupiais.  —  Puis-je  demander  à  Votre  Majesie 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  183 

pour  quelle  raison  '!  —  Fiine  que  ,  Monsieur,  vous  ferez  bien  de  vous  traveslir  vous- 
même  quelquefois  en  valet  de  bonne  maison.  Voire  visage  est  fort  connu  en  France  , 
monsieur  d'Artagnan.  —  Et  puis  ,  sire? —  Et  puis,  vous  vous  promènerez  par  la  Bre- 
tagne, et  vous  examinerez  soigneusement  les  lortilications  de  ce  pays.  —  Les  côtes? 

—  Aussi  les  iles.  —  Ali!  —  Vous  commencerez  par  Belle-Isle-eu-Mer.  —  Qui  est  à 
M.  Fouquet,  dit  d'Artagnan  d'un  ton  sérieux,  enlevant  sur  Louis  XIV  sou  œil  intelli- 
gent? —  Je  crois  que  vous  avez  raison,  Monsieur,  et  que  Belle-Isle  est,  en  effet,  à 
M.  Fouquet.  —  Al<irs  Votre  Majesté  veut  que  je  sacbe  si  Belle-lsle  est  une  bonne  place? 

—  Oui.  —  Si  les  fortifications  en  sont  neuves  ou  vieilles  ?  —  Précisément.  —  .Si ,  par 
hasard ,  les  vassaux  de  M.  le  surintendant  sont  assez  nombreux  pour  former  gar- 
nison ?  —  Voilà  ce  que  je  vous  demande ,  Monsieur,  vous  avez  mis  le  doigt  sur  la 
question.  —  Et  si  l'on  ne  forlilie  pas,  sire? — Vous  vous  promènerez  dans  la  Bre- 
tagne, écoutant  et  jugeant. 

D'Artagnan  se  cbato\iilla  la  uioustacbe.  —  Je  suis  espiou  du  roi ,  dit-il  tout  net.  — 
Non,  Monsieur,  —j  Pardon,  sire,  puisque  j'épie  pour  le  compte  de  Voire  Majesté.  — 
Vous  allez  à  la  découverte  ,  Monsieur.  Est-ce  que  si  vous  marchiez  à  la  tète  de  mes 
mousquetaires  ,  l'épée  au  poing,  pour  éclairer  un  lieu  quelconque  ou  une  position  de 
l'ennemi...  A  ce  mot,  d'Artagnan  tressaiUitinvisiblement.  — Est-ce  que,  continua  le 
roi ,  vous  vous  croiriez  im  espion? — Non,  non  !  dit  d'.Artagnan  pensif,  la  chose  change 
de  face  quand  on  éclaire  lenneuii:  non,  on  n'est  qu'un  soldat.  Et  si  l'on  fortifie 
Belle-Lsle?  ajouta-t-il  aussitôt.  — Vous  j)rendrez  un  plan  exact  de  la  fortification.  — 
On  me  laissera  entrer?  —  Cela  ne  me  regarde  pas,  ce  sont  vos  allaires.  Vous  n'avez 
donc  pas  entendu  que  je  vous  réservais  un  supplément  de  vingt  mille  livres  par  an  , 
si  vous  vouliez?  — Si  fait,  sire,  mais  si  l'on  ne  fortifie  pas?  —  Vous  reviendrez  tran- 
quillement, sans  fafiguer  votre  cheval.  Vous  débuterez,  demain,  par  aller  chez  AL  le 
surintendant  toucher  le  premier  quartier  de  la  pension  que  je  vous  fais.  Connais- 
sez-vous JL  Fouquet?  —  Fort  peu ,  sire  ;  mais  je  ferai  observer  à  Votre  Majesté 
qu'il  n'est  pas  très-urgent  que  je  le  connaisse. — Je  vous  demande  pardon.  Monsieur, 
car  il  vous  refusera  l'argent  que  je  veux  vous  faire  toucher,  et  c'est  ce  refus  que 
j'attends. 

—  Ali  !  fit  d'Artagnan.  Après,  sire?  —  L'argent  refusé,  vous  irez  le  chercher  près 
de  M.  Colbert.  A  propos,  vous  garderez  voire  logement  eu  ville;  je  le  paierai.  Pour  le 
départ ,  je  le  li.xe  à  la  iniit ,  attendu  que  vous  devez  partir  sans  être  vu  de  personne , 
ou  si  vous  êtes  vu ,  sans  qu'on  sache  que  vous  êtes  à  moi...  Bouche  close.  Monsieur. 
—  Votre  Majesté  gâte  tout  ce  qu'elle  a  dit,  par  ce  seul  mot.  —  Sortez  peu,  monlrez- 
vous  moins  encore,  et  attendez  mes  ordres.  —  11  faut  que  j'aille  toucher  cependant, 
sire.  —  C'est  vrai;  mais  pour  aller  à  la  surintendance,  où  vont  tant  de  gens,  vous 
vous  mêlerez  à  la  foule.  —  Il  me  manque  les  bons  pour  toucher,  sire.  —  Les  voici. 

Le  roi  signa.  — Adieu,  monsieur  d'Artagnan,  ajouta  le  roi;  je  pense  que  vous 
m'avez  bien  compris?  —  Moi ,  j'ai  compris  que  Votre  Majesté  m'envoie  à  Belle-Isle-en- 
Mer,  voilà  tout.  —  Pour  savoir? —  Pour  savoir  comment  vont  les  travaux  de  M.  Fou- 
quet; voilà  tout.  — Bien;  j'admets  que  vous  soyez  pris.  —  Moi,  je  ne  l'admets  pas, 
répliqua  hardiment  le  Gascon.  —  J'admets  que  vous  soyez  tué,  poursuivit  le  roi.  — 
Ce  n'est  pas  probable,  sire.  —  Dans  le  premier  cas,  vous  ne  parlez  pas;  dans  le  se- 
cond, aucun  papier  ne  parle  sur  vous.  D'Artagnan  haussa  les  épaules  sans  cérémonie, 
et  prit  congé  du  roi  en  se  disant  :  —  La  pluie  d'Angleterre  continue  !  restons  sous  la 
gouttière. 


1.86  LES  MOUSQUETAIRES. 


LES    MAISONS    DE    M.    FOUQUET. 


Tandis  que  crArtagnan  revenait  chez  Plancliet .  la  tète  lionrrelée  et  alourdie  par 
tout  ce  qui  venait  de  lui  arriver,  il  se  passait  une  scène  d'un  timt  antre  genre,  et  qui 
cependant  n'est  pas  élrangère  à  la  conversation  que  notre  mousquetaire  venait  d'avoir 
avec  le  roi:  seulement,  cette  scène  avait  lieu  hors  Paris,  dans  une  maison  que  pos- 
sédait le  surintendant  Fouquet  dans  le  village  de  Saint-Mandé.  Le  minisire  venait 
d'arriver  à  cette  maison  de  campagne,  suivi  de  son  premier  conmiis.  lequel  portait  un 
énorme  portefeuille  plein  de  papiers  à  examiner  et  d'autres  attendant  la  signatiu'e. 
Comme  il  pouvait  être  cinq  heures  du  soir,  les  maîtres  avaient  dîné  :  le  souper  se 
préparait  pour  vingt  convives  subalternes.  Le  surintendant  ne  s'arrêta  point .  en  des- 
cendant de  voiture,  il  franchit  du  même  bond  le  seuil  de  la  porte,  traversa  les  appar- 
temens  et  gagna  son  cabinet ,  où  il  déclara  qu'il  s'enfermait  pour  travailler,  défendant 
qu'on  le  dérangeât  pour  quelque  chose  que  ce  fût ,  excepté  pour  ordre  du  roi. 

En  effet,  aussitôt  cet  ordre  donné,  Fouquet  s'enferma,  et  deux  valets  de  pied 
furent  placés  en  sentinelle  à  sa  porte.  Alors  Fouquet  poussa  un  verrou  qui  dépla- 
çait un  panneaii  qui  niTuait  l'entrée  et  qui  empêchait  que  rien  de  ce  qui  se  passait  dans 
ce  cabinet  fût  vu  ou  entendu.  Puis  il  alla  droit  à  son  bureau,  s'y  assit,  ouvrit  le  por- 
tefeuille et  se  mit  à  faire  un  choix  dans  la  masse  énorme  de  papiers  qu'il  renfermait. 
Il  n'y  avait  pas  dix  minutes  qu'il  était  entré  et  que  toutes  les  précautions  que  nous 
avons  dites  avaient  été  prises,  quand  le  bruit  répété  de  jilusieur,-'  petits  coups  égaux 
frappa  son  oreille  et  parut  appeler  toute  son  attention.  Fouquet  redressa  la  tête,  tendit 
l'oreille  et  écoula.  Les  petits  coups  continuèrent.  Alors  le  travailleur  se  leva  avec  un 
léger  mouvement  d'impatience  et  marcha  droit  à  une  glace  derrière  laquelle  les  coups 
étaient  frappés  par  une  main  ou  par  un  mécanisme  invisible.  C'était  une  grande  glace 
prise  dans  un  panneau.  Trois  autres  glaces  absolument  pareilles  complétaient  la  sy- 
métrie de  l'appartement.  Rien  ne  distinguait  celle-là  des  autres.  A  n'en  pas  douter, 
ces  petits  coups  réitérés  étaient  un  signal .  car  au  moment  où  Fouquet  api)rocbait  de  la 
glace  en  écoutant,  le  même  bruit  se  renouvela  et  dans  la  même  mesure.  —  Oji  !  ob  ! 
murmura  le  surintendant  avec  surprise  ,  qui  donc  est  là-bas?  Je  n'attendais  personne 
aujourd'hui.  Et.  sans  doute  pour  répondre  au  signal  qui  avait  été  fait,  le  surintendant 
tira  un  clou  doré  rlans  cette  même  glace  et  l'agita  trois  fois.  Puis  revenant  à  sa  place  et 
se  rasseyant,  —  Ma  foi,  (prnii  attende,  dit-il. 

Et  se  replongeant  dans  l'océan  de  papiere  déroulé  devant  bu,  il  ne  parut  plus  son- 
ger qu'au  travail.  En  elfel,  avec  une  rapidité  incroyable  ,  une  lucidité  merveilleuse. 
Fiiu(piet  décbilVrait  les  papiers  les  |>lus  longs,  les  écritures  les  plus  compliquées,  les 
corrigeant,  les  annotant  d'ime  plume  emportée  connue  par  la  liè\re.  et  l'ouvrage 
fondant  entre  ses  doigts,  les  signatures,  les  chifl'res.  les  renvois  se  multipliaient  connue 
si  dix  commis,  c'est-à-dire  cent  doigts  et  dix  cerveaux ,  eussent  fonctionné,  au  lieu  de 
cin(|  doigts  et  du  seul  esprit  de  cet  liomme.  De  tenqis  en  temps  seulement,  Fouquet, 
aliîmé  dans  ce  travail,  levait  la  tête  [lour  jeter  un  coup  d'o'il  l'urtif  sur  une  hoi'loge 
placée  en  face  de  lui.  C'est  que  Fouquet  se  donnait  sa  tâche;  c'est  que  cette  lAche  une 
fois  donnée,  en  une  heure  de  travail .  il  faisait,  lui ,  ce  qu'in\  antre  n'eût  point  ac- 
I  iiMq)li  dans  sa  journée:  toujours  certain,  par  conséipieni .  poiiivu  ipiil  ne  fût  point 
dérangé,  d'arriver  au  but  dans  le  délai  que  son  acti\ilé  dévorante  avait  lixé.  Mais  au 
milieu  de  ce  travail  ardent  les  coups  secs  du  petit  timbre  placé  derrière  la  glace  relen- 


r,E  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  187 

tirent  encore  une  fois,  plus  pressés ,  et  par  conséquent  plus  inslans.  —  Allons,  il  pariiit 
que  la  dame  s'impatiente,  dit  Fouquet  ;  voyons,  voyons,  du  calme,  ce  doit  être  la 
comtesse;  mais  non,  la  comlesse  est  à  Ramhiinijlef  |ionr  trois  jours.  La  présidente, 
alors.  Oh  !  la  présidente  ne  prendrait  point  de  ces  trrands  airs;  elle  sonnerait  bien  lium- 
blement,  puis  elle  attendrait  mon  bon  plaisir.  Le  plus  clair  de  tout  cela,  c'est  que  je 
ne  puis  pas  savoir  qui  cela  peut  être ,  mais  que  je  sais  bien  qui  cela  n'est  pas.  Et 
puisque  ce  n'est  pas  vous,  marquise  ,  puisque  cène  peut  être  vous,  foin  de  toute 
autre  ! 

Et  il  poursuivit  sa  besogne,  malgré  les  appels  réitérés  du  timbre.  Cependant,  au 
bout  d'un  quart  d'heure,  l'impatience  gagna  Fouquet  à  son  tour;  il  brûla  plutôt  ([u'il 
n'acheva  le  reste  de  son  ouvrage,  repoussa  ses  papiers  dans  le  portefeuille,  et  don- 
nant un  coup  d'œil  à  son  îniroir,  tandis  que  les  petits  coups  continuaient  plus  [)ressés 
que  jamais,  —  Oh!  oh  !  dit-il,  d'où  vient  celte  fougue?  Qu'est-il  arrivé?  Et  quelle  est 
l'Ariane  qui  ni'altend  avec  une  pareille  impatience?  Voyons.  Alors  il  appuya  le  bout 
de  son  doigt  sur  le  clou  parallèle  à  celui  qu'il  avait  tiré.  Aussitôt  la  glace  joua  oomiue 
le  battant  d'une  porte  et  découvrit  tin  placard  assez  profond,  dans  lequel  le  surinten- 
dant disparut  comme  dans  une  vaste  boîte.  Là  il  poussa  un  nouveau  ressort,  qui 
ouvrit,  non  pas  une  planche,  mais  un  bloc  de  muraille,  et  il  sortit  par  cette  tranchée, 
laissant  la  porte  se  refermer  d'elle-même.  Alors  Fouquet  descendit  ime  vingtaine  de 
marches  qui  s'enfonçaient  en  lournoyant  sous  la  terre,  et  trouva  un  long  souterrain 
dallé  et  éclairé  par  des  meurtrières  imperceptibles.  Les  parois  de  ce  souterrain  étaient 
couvertes  de  nattes,  et  le  sol  de  tapis. 

Ce  souterrain  passait  sous  la  rue  même  qui  séparait  la  maison  de  Fouquet  du  parc 
de  Vincennes.  Au  bout  du  souterrain  tournoyait  un  escalier  parallèle  à  celui  par  le- 
quel Fouquet  était  descendu.  Il  monta  cet  autre  escalier,  entra ,  par  le  moyen  d'un 
ressort  posé  dans  un  placard  semblable  à  celui  de  son  cabinet,  et,  de  ce  placard, 
il  passa  dans  une  chambre  absolument  vide,  quoi([ue  meublée  avec  une  suprême  élé- 
gance. Une  fois  entré,  il  examina  soigneusement  si  la  glace  fermait  sans  laisser  de 
trace,  et,  content  sans  doute  de  son  observation  ,  il  alla  ouvrir,  à  l'aide  d'une- petite 
clef  de  vermeil ,  les  triples  tours  d'une  porte  située  en  tace  de  lui.  Cette  fois  ,  la  porte 
ouvrait  sur  un  beau  cabinet  meublé  somptueusement,  et  dans  lequel  se  tenait  assise, 
sur  des  coussins,  une  femme  d'une  suprême  beauté,  qui,  au  bruit  des  verrous,  se 
précipita  vers  Fouquet. 

—  Ah!  mon  Dieu,  s'écria  celui-ci  reculant  délonnement  :  madame  la  marquise  de 
Bellières,  vous,  vous,  ici! — Oui,  murmura  la  marquise  ;  oui,  moi.  Monsieur. — Marquise, 
chère  marquise,  ajouta  Fouquet  prêt  à  se  prosterner,  ah!  mon  Dieu;  mais  conmient 
donc  êtes-vous  venue?  et  moi  qui  vous  ai  fait  attendre  !  —  Bien  longtemps ,  Monsieur, 
oh  !  oui,  bien  longtemps. —  Je  suis  assez  heureux  pour  que  cette  attente  vous  ait  duré, 
marquise?  —  Une  éternité.  Monsieur;  oh  !  j'ai  sonné  plus  de  vingt  Ibis;  ueutendiez- 
vous  pas?  —  Marquise,  vous  êtes  pAle,  vous  êtes  tremblante.  —  N'entendiez-vous  donc 
pas  qu'on  vous  appelait? —  Oh!  si  fait,  j'entendais  bien,  Madame;  niais  je  ne  pouvais 
venir.  Comment  supposer  que  ce  fût  vous,  après  vos  rigueurs,  après  vos  refus?  Si 
j'avais  pu  soupçonner  le  bonheur  qui  m'attendait,  croyez-le  bien  ,  marquise,  j'eusse 
tout  quitté  pour  venir  tomber  à  vos  genou.K,  comme  je  le  fais  en  ce  moment, 

La  marquise  regarda  autour  d'elle. — Sommes-nous  bien  seuls.  Monsieur?  demanda- 
t-cUe. — Oh!  oui.  Madame,  je  vous  en  réponds.  —  En  effet,  dit  la  marquise  triste- 
ment.—  Vous  soupiiez?  —  Que  de  mystères,  que  de  précautions,  dit  la  marquise  avec 
une  légère  amertume ,  et  comme  on  voit  que  vous  craignez  de  laisser  soupçonner  vos 
amours!  —  Aimeriez-vous  mieux  que  je  les  aftichasse?  —  Oh!  non,  et  c'est  d'un 


188  LES  MOUSQUETAIRES. 

Iiomme  délicat,  ilit  la  marquise  en  souriant.  —  Voyons,  voyons,  marquise ,  pa.'i  de  re- 
proches ,  je  vous  en  supplie .  —  Des  reproches,  ai-je  le  droit  de  vous  en  faire  ?  —  Non, 
malhenreusement  non:  mais  dites-moi,  vous,  que  depuis  un  an  j'aime  sans  retour  et 
sans  espoir...  —  Vous  vous  tronqioz  :  sans  espoir,  c'est  vrai,  mais  sans  retour,  non. 
Oh  !  pour  moi,  à  l'amour,  il  n'y  a  qu'une  preuve,  et  cette  preuve  je  l'attends  encore. 

—  Je  viens  vous  l'apporter.  Monsieur. 

Fouquet  voulut  entourer  la  marquise  de  ses  bras,  mais  elle  se  dégagea  d'un  geste. 

—  Vous  tromperez-vous  donc  toujoin-s.  Monsieur,  et  n'accepterez-vous  pas  de  moi  la 
seule  chose  que  je  veuille  vous  donner,  le  dévouement?  — Ah  !  vous  ne  m'aimez  pas 
alors  ;  le  dévouement  n'est  qu'une  vertu,  l'amour  est  une  passion.  —  Écoutez-moi, 
Monsieur,  je  vous  en  supplie  :  je  ne  serais  pas  revenue  ici  sans  un  niolif  grave,  vous  le 
comprenez  bien. —  Peu  m'importe  le  motif,  puisque  vous  voilà,  puisque  je  vous 
parle,  puisque  je  vous  vois.  — Oui,  vous  avez  raison,  le  principal  est  que  j'y  sois, 
sans  que  personne  m'ait  vue  et  que  je  puisse  vous  parler. 

Fouquet  se  laissa  tombera  deux  genoux.  —  Parlez,  parlez,  Madame,  dit-il,  je  xous 
écoule. La  marquise  regardait  Fouquet  à  ses  genoux. et  il  y  avaitdans  les  regards  de  cette 
femme  une  étrange  expression  d'amour  et  de  mélancolie.  —  Oh  !  murnmra-t-elle  en- 
fin, que  je  voudrais  être  celle  qui  a  le  droit  de  vous  voir  à  chaque  minute,  de  vous 
parler  à  chaque  instant!  que  je  voudrais  être  relie  qui  veille  sur  vous,  celle  qui  n'a 
pas  besoin  de  mystérieux  ressorts  pour  appeler,  pour  faire  apparaître  conune  un  sylphe 
l'homme  qu'elle  aime,  pour  le  regarder  une  heure  et  puis  le  voir  disparaître  dans  les 
ténèbres  d'ini  mystère  encore  plus  étrange  à  la  sortie  qu'il  n'était  à  son  arrivée.  Oh! 
c'est  une  fenune  bienheureuse. —  Par  hasard  ,  marquise  ,  dit  Fouquet  eu  soiuiant, 
parleriez-vous  de  ma  femme?  —  Oui,  certes,  j'en  parle.  —  Eh  bien!  n'enviez  pas  son 
sort,  marquise;  de  toutes  les  femmes  avec  lesquelles  je  suis  en  relations,  madame 
Fouquet  est  celle  qui  me  voit  le  moins  ,  qui  me  parle  le  moins  et  qui  a  le  moins  de 
(dulidences  avec  moi.  —  Au  moins.  Monsieur,  n'en  est-elle  pas  réduite  à  ces  entre- 
vues mystérieuses;  du  moins  ne  lui  avez-vous  jamais  défendu  de  chercher  à  percer 
le  secret  de  ces  connmmications  sous  peine  de  voir  se  rompre  à  jamais  votre  liaison 
avec  elle,  comme  vous  le  défendez  ;i  celles  qui  sont  venues  ici  avant  iiioi  el  qui  y 
viendront  après  moi. 

—  Ah  !  chère  marquise ,  que  vous  êtes  injuste ,  et  que  vo\is  savez  peu  ce  que  vous 
faites  en  récriminant  contre  le  mystère!  c'est  avec  le  mystère  seulement  que  l'on  peut 
aimer  sans  trouble.  Mais  revenons  à  nous,  à  ce  dévouemeul  dont  vous  me  parliez,  ou 
plutôt  trompez-moi.  marquise,  et  me  laissez  croire  ipie  ce  dévouement,  c'est  de  l'a- 
mour.— Tout  à  l'heure,  reprit  la  mar(|uise  en  |)assant  sur  ses  yeux  cette  main  mo- 
delée sur  les  plus  suaves  contours  de  l'antiquité:  tout  à  l'heure,  j'étais  prête  à  parb-r, 
mes  idées  étaient  nettes,  hardies;  maintenaiil,  je  suis  tout  interdite,  toute  troublée, 
toute  treiiililante  ;  je  crains  de  venir  vous  appointer  une  Miauvai>e  iKunelle.  — Si  c'est 
;'i  cette  mauvaise  nouvelle  que  je  dois  xolre  iHcVcuri' .  uiaiMpiise  ,  qin'  leltc  mauvaise 
nouvelle  soil  la  bien  venue,  ou  plutôt,  marcpiisc,  |iuis(pie  vous  Miilà,  puiscpie  vous 
m'avouez  que  je  ne  vous  suis  pas  tout  à  l'ait  iuililléreiil ,  laissons  de  côté  cette  mau- 
vaise nouvelle  et  ne  parlons  (pie  devons. — Non,  non,  au  contraire,  demandez-la- 
moi;  exigez  que  je  vous  la  dise  à  l'instant,  tpie  je  ne  me  laisse  <iélourner  par  aucun 
senlimeul;  Fou(|uel,  mon  ami,  il  \  va  d'iiii  int(i("t  iiMincuse. —  Nous  m'étonnez,  mar- 
<puse  :  j(^  dirai  même  plus,  \ous  tmc  faites  pnxpii'  peiu'.  vous  si  sérieuse,  si  rédéeliii", 
\ous  qui  connaissez  si  bien  le  mmiili'  oii  nous  \ivous.  C'est  donc  grave?  —  0\\  !  très- 
grave,  écoutez! — D'aliiird,  (niiiini'ul  l'Ics-vnus  Nenneici?-  Vous  le  saurez  Ion I  à 
l'beiue:  mais  d'alinnl  .m  jiliis  |ii('s^i',  \  Uns  saxe/,  que  M.  f'ullierl  e<t  nonnné  intendant 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  189 

des  finances?  — liah!  Colbcrt,  le  pelilGolherl?  — Oui,  Colbert,  le  pedt  Colbert.  —  Le 
facloluni  de  M.  de  Maz.irin?  —  Justement. 

—  Eh  bien  !  que  voyez- vous  là  d'effrayant,  chère  marquise  i"  Le  petit  Colbert  in- 
tendant, c'est  étonnant,  j'en  conviens,  niais  ce  n'est  pas  terrible.  —  Croyez-vous  que 
le  roi  ait  donné  sans  motifs  pressans  une  pareille  place  à  celui  que  vous  appelez  un 
petit  cuistre?  —  D'abord,  est-ce  bien  vrai  que  le  roi  la  lui  ail  donnée?  —  On  le  dit. — 
Qui  le  dit? — Tout  le  monde. — Tout  le  nionde,  ce  n'est  personne;  citez-moi  quel- 
qu'un qui  puisse  être  Uien  informé  et  qui  le  dise.  —  Madame  Vauel.  —  Ah!  vous  com- 
mencez à  ni'effrayer,  en  effet,  dit  Fouquet  en  riant;  le  fait  est  que  si  quelqu'ini  doit 
être  bien  renseigné,  c'est  la  personne  que  vous  nommez. 

—  Ne  dites  pas  de  mal  de  la  pauvre  Marguerite ,  monsieur  Fouquet,  car  elle  vous 
aime  toujours. — Bah  !  vraiment?  c'est  à  ne  pas  croire.  Je  pensais  que  ce  petit  Colbert, 
comme  vous  disiez  tout  à  l'iieure ,  avait  passé  par-dessus  cet  amour-là  et  l'avait  empreint 
d'une  tache  d'encre  ou  d'une  couche  de  crasse.  —  Fouquet,  Fouquet,  voilà  donc 
comme  vous  êtes  pour  celles  que  vous  abandonnez? — Allons,  n'allez-vous  pas  prendre 
la  défense  de  madame  Vanel ,  marquise?  —  Oui ,  je  la  prendrai  ;  car,  je  vous  le  répèle, 
elle  vous  aime  toujours ,  et  la  preuve ,  c'est  qu'elle  vous  sauve.  —  Par  votre  entremise, 
marquise;  c'est  adroit  à  elle.  Nul  ange  ne  pourrait  m'être  plus  agréable  et  me  mener 
plus  sûrement  au  salut.  Mais  d'abord,  comment  connaissez-vous  Marguerite?  —  C'est 
mon  amie  de  couvent.  —  Et  vous  dites  donc  qu'elle  vous  a  annoncé  que  M.  Colbert 
était  nonuiié  intendant?  —  Oui. 

—  Eli  bien,  éclairez-moi,  marquise:  voilà  M.  Colbi'rt  intendant,  soit.  En  quoi  un 
intendant,  c'est-à-dire  mon  subordonné,  mon  commis,  peut-il  me  porter  ombrage  ou 
préjudice,  fût-ce  M.  C.olbert?  —  Vous  ne  réfléchissez  pas.  Monsieur,  à  ce  qu'il  parait, 
répondit  la  marquise.  —  A  quoi?  —  A  ceci,  que  M.  Colbert  vous  hait.  —  Moi!  s'écria 
Fouquet;  oh  !  mon  Dieu!  marquise,  d'où  sortez-vous  donc?  Mais  tout  le  monde  me 
hait,  celui-là  comme  les  autres.  — Celui-là  plus  que  les  autres.  —  Plus  que  les 
autres,  soit.  —  Il  est  ambitieux.  —  Qui  ne  l'est  pas,  marquise?  —  Oui  ;  mais  à  lui 
son  ambition  n'a  pas  de  bornes.  —  Je  le  vois  bien ,  puisqu'il  a  tendu  à  me  succéder 
près  de  madame  Vanel.  —  Et  qu'il  a  réussi  ;  prenez-y  garde.  —  Voudriez-vous  dire 
qu'il  a  la  prétention  de  passer  d'intendant  surintendant?  —  N'en  avez-vous  pas  eu 
déjà  la  crainte?  —  Oh!  oh  !  fit  Fouquet,  me  succéder  près  de  madame  Vanel,  soil  ; 
mais  près  du  roi ,  c'est  autre  chose.  La  France  ne  s'achète  pas  si  facilement  que  la 
femme  d'un  maître  des  cimiptes.  —  Eh  !  Monsieur,  tout  s'achète  ;  quand  ce  n'est  point 
par  l'or,  c'est  par  l'intrigue.  —  Vous  savez  bien  le  contraire,  vous.  Madame,  vous  à 
qui  j'ai  offert  des  millions.  —  Il  fallait,  au  lieu  de  ces  millions,  Fouquet,  m'offrir  un 
amour  vrai,  unique,  absolu,  j'eusse  accepté.  Vous  voyez  bien  que  tout  s'achète,  siée 
n'est  d'une  façon,  c'est  de  l'autre. 

—  Ainsi,  M.  Colbert,  à  votre  avis,  est  en  train  de  marchander  ma  place  de  surin- 
tendant. Allons,  allons,  marquise,  tranquillisez-vous,  il  n'est  pas  encore  assez  riche 
pour  l'acheter.  —  Mais  s'il  vous  la  vole?  —  .\h!  ceci  est  autre  chose.  Malheureuse- 
ment, avant  que  d'arriver  à  moi ,  c'est-à-dire  au  cor[is  de  la  place,  il  faut  détruire,  il 
faut  battre  en  brèche  les  ouvrages  avancés,  et  je  suis  diablement  bien  fortifié,  mar- 
quise. —  Et  ce  que  vous  appelez  vos  ouvrages  avancés,  ce  sont  vos  créatures,  n'est- 
ce  pas,  ce  sont  vos  amis? —  Justement.  —  Et  M.  d'Émery  est-il  de  vos  créatures?  — 
Oui.  —  M.  Lyodot  est-il  de  vos  amis?  —  Certainement.  —  M.  de  Vanin  ?  —  Ah! 
M.  de  Vanin,  qu'on  en  fasse  ce  que  l'on  voudra,  mais  ..  —  Mais...  —  Mais  qu'on  ne 
touche  pas  aux  autres. —  Eh  bien  !  si  vous  voidez  qu'on  ne  touche  point  à  M.M.  d'Emery 
et  Lyodot.  il  est  temps  de  vous  y  prendic  —  Qui  les  [iienaci'?  —  Voulez-vous  m'en- 


190  LES  MOUSQUETAIRES. 

tendre  maintenant? —  Toujours,  marquise.  —  Eh  bien!  ce  malin.  Marguerite  m'a 
envoyé  chercher.  —  Etijue  vous  voulait-elle? — Je  n'ose  voir  M.  Fouquet  moi-même, 
m"a-t-elle  dit. 

—  Bah  !  pourquoi  pense-t-elle  que  je  lui  eusse  fait  des  reproches'.'  Pauvre  femme, 
elle  se  trompe  bien ,  mon  Dieu!  —  Voyez-le,  vous,  et  dites-lui  qu'il  se  garde  de  M.  de 
Colbert.  —  Comment  !  elle  me  fait  prévenir  de  me  garder  de  son  amant!  —  Je  vous 
ai  dit  qu'elle  vous  aime  toujours.  — Après,  marquise.  —  M.  de  Colbert ,  a-t-elle 
ajouté ,  est  venu  il  y  a  deux  heures  m'annoncer  qu'il  était  iiitendant.  —  Je  vous  ai 
déjà  dit,  marquise,  que  M.  de  Colbert  n'en  serait  que  mieux  sous  ma  mam.  —  Oui, 
mais  ce  n'est  pas  le  tout;  ilarguerite  est  hée,  comme  vous  savez,  avec  madame 
d'Ëmery  et  madame  Lyodot.  —  Oui.  —  Eli  bien  !  M.  de  Colbert  lui  a  fait  de  grandes 
questions  sur  la  fortune  de  ces  deux  messieurs,  sur  le  degré  de  dévouement  qu'ils 
vous  portent.  —  Oh  I  quant  à  ces  deu.x-là,  je  réponds  d'eux  ;  il  faudra  les  tuer  pour 
qu'ils  ne  soient  plus  à  moi.  —  Puis  ,  comme  madame  Vanel  a  été  obligée  ,  pour  rece- 
voir une  visite ,  de  quitter  un  instant  M.  Colbert ,  et  que  M.  Colbert  est  un  travailleur, 
à  peine  le  nouvel  intendant  est-il  resté  seul ,  qu'il  a  tiré  un  crayon  de  sa  poche ,  et , 
comme  il  y  avait  du  papier  sur  une  table ,  s'est  mis  à  crayonner  des  notes. —  Des  notes 
sur  Emery  et  Lyodot.  —  Justement.  —  Je  serais  curieux  de  savoir  ce  que  disaient 
ces  notes.  —  C'est  justement  cela  que  je  viens  vous  apporter. 

—  Madame  Vanel  a  pris  les  notes  de  Colbert  et  me  les  envoie?  —  Non  ;  mais  par 
lui  hasard  qui  ressemble  à  un  miracle,  elle  a  un  double  de  ces  notes.  —  Comment 
cela?  —  Écoutez.  Je  vous  ai  dit  que  Colbert  avait  trouvé  du  papier  sur  une  table: 
qu'il  avait  tiré  un  crayon  de  sa  poche .  et  avait  écrit  sur  ce  papier.  —  Oui.  —  Eh 
bien ,  ce  crayon  était  de  mine  de  plomb,  dur  par  conséquent.  Il  a  marqué  en  noir  sur  la 
première  feuille,  et,  sur  la  seconde  ,  a  tracé  son  empreinte  en  blanc.  —  Après?  — 
Colbert ,  en  emportant  la  jiremière  feuille  ,  n'a  pas  songé  à  la  seconde.  Eh  bien,  sur  la 
seconde,  on  poiixait  lii'c  ce  qui  avait  été  écrit  sur  la  première  :  madame  Vanel  l'a  lu 
et  m'a  envoyé  cliercher.  —  Ah  !  —  Puis  quand  elle  s'est  asMU'ée  que  j'étais  pour  vous 
une  amie  dévouée  ,  elle  m'a  donné  le  papier  et  m'a  dit  le  secret  de  cette  maison.  — 
Et  ce  papier?  dit  Fouquet  en  se  troublant  (pielque  peu.  —  Le  voilà  .  Monsiem-,  lisez- 
le,  dit  la  marquise. - 

iMJuquet  lut  : 

»  Noms  ries  traitans  à  faire  condainiicr  par  la  chambre  de  justice  :  d'Iùnery  .  ami 
de  M.  V.  ;  Lyodot,  ami  de  M.  F.  :  de  N'anin  .  indif  n 

—  U'Eniery,  Lyodot!  s'écria  Fouquet  en  relisant. — Ami  de  M.  F.,  indiqua  du 
doi^'t  la  tiiar(|uise.  —  ÎSIais  que  veulent  dire  ces  mois  :  k  A  faire  condanmer  par  la 
cliaiiibre  de  ju.stice?  »  —  Uarne  !  lit  la  marquise  .  c'est  clair,  ce  me  semble.  K'ailleurs, 
vous  n'êtes  pas  au  bout,  lise/,,  lisez. 

Fouquet  continua  : 

«  Les  deux  premiers  à  mori  .  I(>  troisième  à  renvoyer  avec  MRL  d'IIauteniont  el  de 
la  \  .licite  ,  dont  les  biens  seront  seulement  conlis(|ués.  n 

—  Ijrand  Dieu  !  s'écria  l''ouquel ,  à  mort,  à  mort  Lyodul  et  d'IJiu'ry  I  mais  ipiand 
même  la  c)iand)re  de  justice  les  condanmcrait  à  mort .  le  mi  ne  ratitiera  pas  leurcon- 
darniiatioii .  et  l'on  n'exécute  pas  sans  la  signatui'e  du  roi.  —  Le  roi  a  fait  >L  Colbert 
iulcndant! — <  th  !  s'écria  Foucpiet,  comme  s'il  enirevovait  sons  ses  pieds  un  abùiie  ina- 
perçu ,  iMq)0Ksiiile!  impossible  !  Oh  1  je  saurai  lnul.  —  Vous  ne  saurez  rien.  Monsieur, 
vous  mépiisez  trop  votre  eimemi  (tour  rela  —  Pardonnez-moi,  clière  marquise:  excu- 
sez-moi; nui ,  M.  di'  (Colbert  est  mon  ennemi .  je  le  crois  :  oui ,  !\L  de  Colbert  est  un 
liciiiimc  a  craiiiilii' .  je  l'avoue  ;  mais  ,  moi ,  j'ai  le  tenqis.  et  |)uis(|ue  \ous  \oi|à  .  puis- 


I.E  VICOMTE   DE  BRAGELONNE.  191 

que  vous  m'avez  assuré  de  votre  dévouemenl,  puisque  vous  m'avez  laissé  entrevoir 
votre  amour,  puisque  nous  sommes  seuls —  —  Je  suis  venue  pour  vous  sauver, 
monsieur  Fouquet,  et  non  pour  me  perdre,  dit  la  marquise  en  se  levant;  ainsi  gar- 
dez-vous... —  Marquise  ,  en  vérité  vous  vous  effrayez  par  trop  ,  et  à  moins  que  cet 
effroi  ne  soit  un  prétexte....  —  C'est  un  cœur  profond  ,  que  ce  M.  Colbert  ;  gardez- 
vous..  . 

Fouquet  se  redressa  à  son  tour.  —  Et  moi?  demanda-t-il  —  Oh  I  vous,  vous  n'êtes 
qu'un  noble  cœur.  Gardez-vous,  gardez- vous...  —  Ainsi...  —  .J'ai  fait  ce  que  je  de- 
vais faire ,  mon  ami,  au  risque  de  me  perdre  de  réputation.  Adieu.  —  Non  pas 
adieu,  au  revoir.  —  Peut-être,  dit  la  marquise.  Et  donnant  sa  main  à  baiser  à  Fou- 
quet ,  elle  s'avança  si  résolimient  vers  la  porte  que  Fouquet  "n'osa  lui  barrer  le  pas- 
sage. Quant  à  Fouquet,  il  reprit,  la  tète  inclinée  et  avec  un  nuage  au  front,  la  roule 
de  ce  souterrain  le  long  duquel  com-aient  les  lils  de  métal  qui  communiquaient  d'une 
maison  à  l'autre,  transmettant,  au  revers  des  deux  glaces,  les  désirs  et  les  appels  des 
deux  correspondans. 


l'abbé  fouquet. 

Fouquet  se  hâta  de  repasser  chez  lui  par  le  souterrain  ,  et  de  faire  jouer  le  ressort  du 
miroir.  A  peine  fut-il  dans  son  cabinet,  qu'il  entendit  heurter  à  la  porte;  en  môme 
temps  Tuie  voix  bien  connue  criait  :  —  Ouvrez ,  monseignem-,  je  vous  prie  ,  ouvrez. 

Fouquet,  par  un  mouvement  rapide,  rendit  un  [leu  d'ordre  à  tout  ce  qui  pouvait 
déceler  son  agitation  et  son  absence;  il  éparpilla  les  papiers  sur  le  bureau,  prit  une 
plume  dans  sa  main,  et  à  travers  la  porte,  pour  gagner  encore  du  temps,  —  Qui  êtes- 
vous?  demanda-t-il.  —  Quoi  !  monseigneur  ne  me  reconnaît  pas?  répondit  la  voix.  — 
Si  fait ,  dit  en  lui-mênie  Fouquet ,  si  fait ,  mou  ami ,  je  te  reconnais  à  merveille.  Et  tout 
haut  :  N'ètes-vous  [las  Gourville'.'  —  Mais,  oui,  monseigneur. 

Fouquet  se  leva,  poussa  le  verrou,  el  Gourville  entra.  —  Ah!  monseigneur,  mon- 
seigneur, dit-il ,  quelle  cruauté  !  —  Pourquoi?  —  Voilà  un  quart  d'heure  que  je  vous 
suppUe  d'ouvrir  et  que  vous  ne  me  répondez  même  pas.  — Une  fois  pour  toutes,  vous 
savez  bien  que  je  ne  veux  pas  être  dérangé  lorsque  je  travaille:  or,  bien  que  vous 
fassiez  exception,  Gourville  ,  je  veux  pour  les  autres  que  ma  consigne  soit  respectée. 

—  Monseigneur,  en  ce  moment-ci ,  consignes,  portes,  verrous  et  murailles  ,  j'eusse 
tout  brisé,  renversé,  enfoncé.  —  Ah  !  ah  !  il  s'agit  donc  d'mi  grand  événement?  de- 
manda Fouquet.  — Oh!  je  vous  en  réponds,  monseigneur,  dit  Gourville.  — Et  quel 
est  cet  événement?  reprit  Fouquet  mi  peu  ému  du  trouble  de  son  plus  intime  confi- 
dent. —  Il  y  a  une  chambre  de  justice  secrète,  monseigneur.  —  Je  le  sais  bien;  mais 
s'assemble-t-elle  ,  Gourville?  —  Non-seulement  elle  s'assemble,  mais  elle  a  rendu  un 
arrêt  ..  monseigneur.  —  Un  arrêt!  fît  le  surintendant  avec  un  frissoiuiement  et  une 
pâleur  qu'il  ne  put  cacher.  Un  arrêt!  et  contre*  Lyodot,  d'Ëiuery,  n'esî-ce  pas?  — 

—  Oui ,  monseigneur.  —  Mais  arrêt  de  quoi?  —  Arrêt  de  mort.  — Rendu!  Oh  !  vous 
vo\is  trompez,  Gourville,  el  c'est  impossible.  —  Voici  la  copie  de  cet  arrêt  que  le  roi 
doit  signer  aujourd'hui,  si  toutefois  il  ne  l'a  point  signé  déjà. 

Fouquet  saisit  avidement  le  papier,  le  lut  et  le  rendit  à  Gourville.  —  Le  roi  ne  si- 
gnera pas  ,  dit-il.  Gourville  secoua  la  tête.  —  Monseigneur,  M.  Colbert  est  un  hardi 
conseiller,  ne  vous  y  fiez  pas.  —  Encore  M.  Colbert!  s'écria  Fouquet;  çà  !  pour- 
quoi   ce   nom   vient-il  à  tout   propos  tourmenter    depuis    deux  ou   trois  jours  mes 


192  LES  MOUSQUETAIRES. 

oreilles?  C'est  trop  d'importance,  Goiirville.  pour  un  sujet  si  mince.  Que  M.  Col- 
bert  paraisse,  je  le  regarderai;  qu'il  lève  la  léte.je  l'écraserai;  mais  vous  com- 
prenez qu'il  me  faut  au  moins  une  aspérité  pour  que  mon  regard  s'arrête ,  une  sur- 
face pour  que  mon  pied  se  pose.  —  Patience,  monseigneur,  car  vous  ne  savez  pas  ce 
que  vaut  Colbert...  Étudiez-le  vite,  il  eu  est  de  ce  sombre  financier  comme  des  mé- 
téores que  l'œil  ne  voit  jamais  complètement  avant  leur  invasion  désastreuse  :  quand 
on  les  sent ,  on  est  mort.  —  Oh  !  Gourville ,  c'est  beaucoup ,  répliqua  Fouquet  eu  sou- 
riant; permettez-moi,  mon  ami,  de  ne  pas  m'épouvantcr  avec  cette  facilité;  météore, 
M.  Colbert!  Corbleu  !  nous  attendrons  le  météore...  Voyons,  des  actes,  et  non  des 
mots.  Qu'a-t-il  fait? —  Il  a  commandé  deux  potences  chez  l'exécuteur  de  Paris,  répon- 
dit simplement  Gourville. 

Fouquet  leva  la  tète,  et  un  éclair  passa  dans  ses  yeux.  —  Vous  êtes  sûr  de  ce  que 
vous  dites?  s'écria-t-il.  —  Voici  la  preuve,  monseigneur.  Et  Gourville  tendit  au 
surintendant  une  note  communiquée  par  l'un  des  secrétaires  de  l'Hôtel-de-Ville  qui 
était  à  Fouquet. — Oui,  c'est  vrai,  murmura  le  ministre  ,  l'échafaud  se  dresse... 
mais  le  roi  n'a  pas  signé ,  Gourville  ,  le  roi  ne  signera  pas.  —  Je  le  saurai  tantôt ,  dit 
Gourville.  —  Comment  cela?  —  Si  le  roi  a  signé  ,  les  potences  seront  expédiées  ce 
soir  à  l'Hôtel-de-Ville  ,  alin  d'être  tout  à  fait  dressées  demain  matin.  —  Mais,  non, 
non ,  s'écria  encore  une  fois  Fouquet,  vous  vous  trompez  Ions,  et  me  trompez  à  mon 
tour;  avant-hier  matin  Lyodol  me  vint  voir:  il  y  a  trois  jours  je  reçus  un  envoi  de 
vin  de  Syracuse  de  ce  pauvre  d'Emery. — Qu'est-ce  que  cela  prouve?  répliqua 
Gourville  ,  sinon  que  la  chambre  de  justice  s'est  assemblée  secrètement,  a  délibéré  en 
l'absence  des  accusés,  et  que  toute  la  procédure  était  faite  quand  on  les  a  arrêtés.  — 
Mais  ils  sont  donc  arrêtés?  —  Sans  doute.  —  Mais  où  ,  quand,  conunent  ont-ils  été 
arrêtés'?  —  Lyodot,  hier  au  point  du  jour;  d'Émery.  avant-hier  au  soir,  connue  il 
revenait  de  chez  sa  maîtresse;  leur  disparition  n'avait  inquiété  personne:  mais  tout  à 
coup  Colbert  a  levé  le  masque  et  fait  publier  la  chose  :  on  le  crie  à  son  de  trompe  en 
ce  moment  dans  les  rues  de  Paris,  et  en  vérité,  ninnseigneur.  il  n'y  a  plus  guère  que 
vous(pii  ne  connaissiez  pas  l'événcuient. 

Fouquet  se  mit  à  marcher  dans  la  chambre  avec  une  iiKpiiéludc  de  plus  en  plus 
douloureuse.  —  Que  décidez- vous,  monseigneur?  dit  Gourville.  —  S'il  en  était  ainsi, 
j'ii'aischez  le  roi,  s'écria  Fouquet.  .Mais  ])our  aller  au  I.ou\re.  je  veux  passer  aupara- 
\.uil  à  riIûlel-de-Ville.  Si  l'arrêt  a  été  signé,  nous  verrons!  Goiu'villc  haussa  les 
épaules.  —  Incrédulité!  dit-il,  tu  es  la  peste  de  tous  les  grands  esprits. — Gourville! 
—  Oui,  continua-t-il .  et  lu  les  perds,  comme  la  contagion  tue  les  santés  les  plus 
robustes,  c'est-à-dire  en  un  ifi>taut.  —  l'iulous ,  s'écria  Fouquet;  laites  ouvrir, 
Goiu'ville.  —  Preni'Z  garde,  dit-crl\ii-ii ,  .M.  l'abbé  Fouquet  est  là.  —  Ah  I  mon  frère, 
répli(pia  I'(iui|ii('t  iluti  ton  diagrin  ,  il  est  là  :  il  sait  donc  quelque  mauvaise  nouvelle 
(pi'il  est  tout  joyeux  de  m'apporter,  i-onnne  à  sou  habitude?  Diable  I  si  mon  frère  csl 
là ,  mes  affaires  vont  mal ,  Gour\ille  ;  (pie  ne  rue  disiez-\ous  cela  |)lus  tôt .  je  me  fusse 
plus  facilement  laissé  convaincre.  —  Monseigneur  le  lalouniie.  dit  Gourx  ille  eu  riant; 
s'il  vient,  ce  n'est  pas  dans  une  iiiaiLvaise  intention.  —  .Ulons  ,  voilà  que  \ous  l'excu- 
sez, s'écria  Fouquet  ;  im  garçon  sans  cd'ur,  sans  suite  d'idées,  un  mangeur  de  tous 
biens.  —  Il  vous  sait  riche.  —  El  \eut  ma  ruine,  — Non:  mais  il  veut  voire  bour.se. 
Voilà  tout.  —  Assez,  assez  !  cent  mille  écus  par  mois  pendant  deux  ans!  Corbleu! 
c'est  moi  ipii  paie,  (iiiurx  ille ,  et  je  sais  mes  chiflres.  Gourville  se  uiil  a  rire  d  un  air 
sileiiiieux  et  tiu.  — (»ui,\ou>  voulez  dire  (|ue  c'est  le  roi,  lit  le  siiriiiteuilaul  ;  ali  ! 
Goin\  die.  \(iilà  uni'  \  ilaiue  plai^  uilcrie  ,  ce  u'e^t  pa>  !<•  lieu.  —  Mnu>eigiU'ur.  ne 
\nii^  l'àibi'/.  pas.  —  Alliiii^  dniii  !  ijn'nii  M  ii\nii'   r.ihlic  l'dOcpiel  .je  u  .li  pas  le  m  al. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  Vô-i 

Gourville  fit  un  pas  vers  La  porte.  —  Il  est  resté  un  mois  sans  me  voir,  commua 
Fouqiiet  ;  pourquoi  ne  resterait-il  pas  deu\  mois?  —  C'est  qu'il  se  repent  de  vivre 
en  mauvaise  compagnie,  dit  Gourville  ,  et  qu'il  vous  préfère  à  tous  ses  bandits. — 
Merci  de  la  préférence  ;  vous  faites  un  étrnujie  avocat ,  Gourville  .  aujourd'hui. . .  avocat 
de  l'alibé  Fouquet.  — Eh  mais!  toute  chose  et  tout  homme  ont  leur  hon  côté;  leur 
côté  utile ,  monseigneur.  —  Les  bandits  que  l'abbé  solde  et  grise  ont  leur  côté  utile  ?  — 
Vienne  la  circonstance,  monseigneur,  et  vous  serez  bien hem-eiix  de  trouver  ces  ban- 
dits sous  votre  main.  —  Alors  tu  me  conseilles  de  me  réconcilier  avec  M.  l'abbé?  dit 
ironiquement  Fouquet.  —  Je  vous  conseille,  monseigneur,  de  ne  pas  vous  brouiller 
avec  cent  ou  cent  vingt  garnemens,  qui,  en  mettant  leurs  rapières  bout  à  bout,  fe- 
raient un  cordon  d'acier  capable  d'enfermer  trois  mille  hommes. 

Fouquet  lança  un  cou  [i  d'o'il  profond  à  Gourville,  et  passant  devant  lui,  —  C'est 
bien;  qu'on  introduise  M.  l'abbé  Fouquet,  dit-il  aux  valets  de  pied.  Vous  avez  rai- 
son, Gourville. 

Deux  minutes  après,  l'ablié  parut  avec  de  grandes  révérences  sur  le  seuil  de  la 
porte.  Celait  ini  homme  de  quarante  à  quarante-cinq  ans,  moitié  homme  d'église, 
moitié  homme  de  guerre  ,  un  spadassin  greffé  sur  un  abbé;  on  voyait  qu'il  n'avait 
pas  d'épée  au  côté  ,  mais  on  sentait  qu'il  avait  des  pistolets.  Fouquet  le  salua  eu  frère 
aîné  moins  qu'en  ministre.  —  Qu'y  a-t-il  pour  votre  service ,  dit-il,  monsieur  l'abbé? 
— Oh  !  oh  !  connue  vous  me  dites  cela .  mon  frère  !  —  Je  vous  dis  cela  comme  un  homme 
pressé,  Monsieur?  L'abbé  regarda  malicieusement  Gourville,  anxieusement  Fouquet 
et  dit  :  —  J'ai  trois  cents  pistoles  à  payer  à  M.  de  Bregi  ce  soir...  dette  de  jeu,  dette 
sacrée.  —  Après  ?  dit  Fouquet  bravement ,  car  il  comprenait  que  l'abbé  Fouquet  ne 
l'eût  point  dérangé  pour  une  pareille  misère.  —  Mille  à  mou  boucher,  qui  ne  veut 
plus  fournir.  —  Après? —  Douze  cents  avi  tailleur  d'habits  ..  continua  l'abbé  :  le  drôle 
m'a  fait  reprendre  sept  habits  de  mes  gens ,  ce  qui  fait  que  mes  livrées  sont  compro- 
mises ,  et  que  ma  maîtresse  parle  de  me  remplacer  par  un  traitant ,  ce  qui  serait  hu- 
miliant pour  l'Église  —  Qu'y  a-t-il  encore?  dit  Fouquet.  — Vous  remarquerez, 
Monsieur,  dit  hundilement  l'abbé,  que  je  n'ai  rien  demandé  povu'  moi.  — C'est  dé- 
licat. Monsieur,  répliqua  Fouquet:  aussi,  comme  vous  voyez,  j'attends.  —  Et  je  ne 
demande  rien ,  oh  !  non  . .  ce  n'est  pas  faute  pourtant  de  chômes. . .  je  vous  en  réponds. 
Le  ministre  réfléchit  un  moment.  — Douze  cents  pistoles  au  tailleur  d'habits,  dit-il, 
ce  sont  bien  des  habits,  ce  me  semble.  — J'entretiens  cent  honmies ,  dit  fièrement 
l'abbé  ;  c'est  une  charge ,  je  crois.  —  Pourquoi  cent  hommes?  dit  Fouquet  ;  est-ce  que 
vous  êtes  un  Richelieu  ou  un  Mazarin  pour  avoir  cent  hommes  de  garde?  à  quoi  vous 
servent  ces  ct'Ut  hommes,  parlez,  dites?  —  Vous  me  le  demandez?  s'écria  l'abbé  Fou- 
quet; ah!  conuneni  pouvez- vous  faire  une  question  pareille ,  pourquoi  j'entretiens 
cent  hommes?  Ah!  —  Mais  oui,  je  vous  fais  cette  question  :  Qu'avez- vous  à  faire  de 
cent  hommes?  répondez!  — ^  Ingrat!  continua  l'abbé  s'affectant  de  plus  en  plus.  — 
Expliquez-vous.  —  Mais,  monsieur  le  surintendant,  je  n'ai  besoin  que  d'un  valet  de 
chambre,  moi,  et  encore  si  j'étais  seul,  me  servirais-je  moi-même:  mais  vous,  vous 
qui  avez  tant  d'ennemis...  cent  hommes  ne  me  suffisent  pas  pour  vous  défendre.  Cent 
hoiimies  !...  il  en  faudrait  dix  mille.  J'entretiens  donc  tout  cela  pour  que  dans  les  en- 
droits publics,  pour  que  dans  les  assemblées ,  nul  n'élève  la  voix  contre  vous;  et  sans 
cela,  Monsieur,  vous  seriez  chargé  d'imprécations,  vous  seriez  déchiré  à  belles  dents, 
vous  ne  dureriez  pas  huit  jours,  non,  pas  huit  jours,  entendez-vous.  —  Ah!  je  ne 
savais  pas  que  vous  me  fussiez  un  pareil  chauqiion  .  monsieur  l'abbé. — Vous  en 
douiez!  s'éci'ia  l'abbé.  Ecoutez  donc  ce  qui  est  arrivé.  Pas  plus  tard  (prliier,  rue  de 
la  Hnchettr,  un  hoiîniic  marchaiiiliiil  un  pnnb'l.  Le  poulet  n'élail  pas  jiias.  L'ache- 
T.  1.  .  13 


19.4  LES  MOUSQUETAIRES. 

tciir  refusa  d'en  donner  dix-huit  sons  .  en  disant  qn'il  ne  pouvait  payer  dix-liiiit  sous 
la  peau  d'un  poulet  dont  M.  Foutpiet  avait  pris  toute  la  graisse.  — ,\prèsV  —  Le 
propos  tit  rire,  continua  l'abbé,  rire  à  vos  dépens,  mort  de  tous  les  diabl-'^s!  et  la 
canaille  s'amassa.  Le  rieur  ajouta  ces  mots  :  Donnez-moi  un  poulet  nourri  par 
M.  Colberl,  à  la  bonne  heure!  et  je  le  paierai  ce  que  vous  voudrez  Et  aussitôt  l'on 
battit  des  mains.  Scandale  ati'reux!  vous  comprenez:  scandale  qui  force  un  frère  à  se 
voiler  le  visage. 

Fouquet  rougit.  — Et  vous  vous  le  voilâtes?  —  Non,  car  justement,  continua 
l'abbé,  j'avais  un  de  mes  hommes  dans  la  foule;  une  nouvelle  recrue  qui  vient  de 
province,  un  M  Menncville  que  j'affectionne.  Il  fendit  la  presse  en  ilisant  au  rieur  : 
—  Mille  barbes!  monsieur  le  mauvais  plaisant,  tope  un  coup  d'épée  au  Colbert  !  — 
Tope  et  tingue  au  Fou((uet .  répliqua  le  rieur  Sur  quoi  ils  dégainèrent  devant  la  bou- 
tique d\i  rôlisseur,  avec  une  haie  de  curieux  autour  d'eux  cl  cinq  cents  curieux  aux 
fenêtres.  — Eh  bien?  dit  Fouquet.  —  Eh  bien!  Monsieur,  mon  Menneville  embrocha 
le  rieur,  au  grand  ébahissenient  de  l'assistance,  et  dit  au  rôtisseur  :  —  Prenez  ce 
dindon,  mon  ami  ,  il  est  plus  gras  que  votre  poulet. 

—  Voilà  ,  Monsieur,  acheva  l'abbé  triomphalement,  à  quoi  je  dépense  mes  reve- 
nus; je  soutiens  l'honneur  de  la  famille,  Monsieur.  Fouquet  baissa  la  léle.  —  Et  j'en 
ai  cent  comme  cela,  poursuivit  l'abbé.  —  Bien  ,  dit  Fouquet,  donnez  votre  addition  à 
Gourville  et  restez  ici  ce  soir,  chez  moi.  On  soupe.  —  Mais  la  caisse  est  fermée? — - 
Gourville  vous  l'ouvrira.  L'abbé  lit  une  révérence.  — Alors  nous  voilà  amis"?  dit-il. — 
Oui,  amis.  Venez,  Gourville. — Vous  sortez?  Vous  ne  soupez  donc  pas,  vous?  —  Je  se- 
rai ici  dans  une  heure  ,  soyez  tranquille  ,  l'abbé.  Puis  loul  bas  à  Gourville.  —  Qu'où 
atlèle  mes  chevaux  anglais,  dit-il,  el  qu'on  louche  à  l'hôlel  de  ville  de  F'aris. 


LE   VIN   DE   M.    DE   LA  FONTAINE. 

Les  carrosses  amenaient  déjà  les  convives  di»  Fouquet  à  Saint-Mandé  ,  déjà  toiilc  la 
maison  s'échaulfail  des  apprèls  du  souper,  quand  le  surinleudanl  lança  <iur  la  loulc 
de  Paris  ses  chevaux  rapides,  el  prenant  par  les  (piais  pour  trouver  moins  de  monde 
sur  sa  route,  gagna  l'Hôlel-de-Ville.  Il  était  huit  heures  moins  un  (piarl,  Fouquet 
descendit  au  coin  de  la  rue  du  Long-Pont,  se  dirigea  vers  la  place  de  Grève,  à  pied, 
avec  Gourv■ill(^  Au  détour  de  la  place ,  ils  virent  un  honune,  vêtu  de  noir  cl  de  violet, 
d'une  bonne  mine  ,  qui  s'apprêtait  à  mouler  dans  un  carrosse  de  louage,  cl  disait  au 
cocher  de  loucher  à  Viuceuucs.  Il  avait  devant  lui  un  grand  païuiier  plein  de  bou- 
teilles qu'il  venait  d'acheter  au  cabaret  de  l'Image-de-Notre-Damc. 

—  Kli  !  mais!  c'est  Valel  !  mon  maître  d'hùlid  .  dit  Fouquet  à  Goiu-\ille. — Oui. 
monseigneur,  répliqua  celui-ci.  —  Que  vient-il  faire  à  l'Iuiage-de-NoIre-Dauie?  — 
Acheter  du  vin  sans  doute.  —  (".nunnent.  ou  acliéle  du  \  iu  pour  moi  au  cabaret  1  dit 
Fouquet  Ma  rave  est  doue  bien  misérable!  Et  il  s'avança  vers  le  m.iilre  d'hôtel  .  qui 
r,iis:iil  ranger  sou  vin  ilans  le  carrosse  avec  un  soin  minulieux.  —  Holà  !  Valel .  dii-il 
d'une  voix  de  maître. —  Pi'encz  garde,  monseigneur,  dil  lic)nr\ille.  voui.  aile/,  être 
recoimu. — Boni...  que  m'importe?  Valel  1 

I.'h(jmuie  vêtu  de  noirel  de  violet  se  retourna  ,  au  son  di'  la  voix  qui  rinlerfiellait. 

—  (l|i!  lit-il,   monseigneur. — <lui.  moi.   Que  diable  l'ailes-vons  là,    Vatel? du 

\in;  vous  achclez  du  vin  dans  un  ial>:uTl  de  la  place  de  Givve,  passe  encore  \wnv  la 
l'omnie  (te  /^l'n  ou  le» //«rrcrt«.r  rcc/.i.  —  Mais,  monseigneur,   dit  Valel  IrauipiilK- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  195 

meut,  après  avoir  lancé  un  regard  hostile  à  Gourville,  de  quoi  se  mêle-t-on  ici? 

Est-ce  que  ma  cave  est  mal  tenue? — Non  certes,  Vatel,  non;  mais... —  Quoi  !  mais... 
répliqua  Vatel. 
Gourville  toucha  le  coude  du  surintendant. 

—  Ne  vous  fâchez  pas.  Vatel,  je  croyais  ma  cave,  votre  cave  assez  bien  garnie 
pour  que  je  pusse  me  dispenser  de  recourir  à  l'Image-de-Notre-Dame.  — Eh!  Mon- 
sieur, dit  Vatel,  tombant  du  monseigneur  au  monsieur  avec  un  certain  dédain, 
votre  cave  est  si  bien  garnie  que  lorsque  certains  de  vos  convives  vont  dîner  chez  vous 
ils  ne  boivent  pas. 

Fouquet  surpris  regarda  Gourville,  puis  Vatel.  —  Que  dites-vous  là  ?  —  Je  disque 
votre  sommelier  n'avait  pas  de  vins  pour  tous  les  goûts,  Monsieur,  et  que  M.  de  la 
Fontaine,  M.  Pellisson  et  M.  Conrart  ne  boivent  pas  quand  ils  viennent  à  la  maison. 
Ces  Messieurs  n'aiment  pas  le  grand  vin,  que  voulez-vous  y  faire?  —  Et  alors  ?  — 
Alors  j'ai  ici  im  vin  de  Joigny  qu'ils  affectionnent.  Je  sais  qu'ils  le  viennent  boire  à 
l'Image-de-Notre-Dame  une  fois  par  semaine.  Voilà  pourquoi  je  fais  ma  provision. 

Fouquet  n'avait  plus  rien  à  dire...  Il  était  presque  ému.  Vatel,  lui,  avait  encore 
beaucoup  à  dire  sans  doute ,  et  l'on  vit  bien  qu'il  s'échaulfait.  —  C'est  comme  si  vous 
me  reprochiez,  monseigneur,  d'aller  rue  Planche-Mibray  chercher  moi-même  le  cidre 
que  boit  M.  Loret  quand  il  vient  dîner  à  la  maison.  —  Loret  boit  du  cidre  chez  moi! 
s'écria  Fouquet  eu  rianl.  —  El  oui.  Monsieur,  et  oui,  voilà  pourquoi  il  dîne  chez  vous 
avec  plaisir. 

—  Vatel,  s'écria  Fouquet  en  serrant  la  main  de  son  maître  d'hôtel ,  vous  êtes  un 
homme  !  Je  vous  remercie ,  Vatel ,  d'avoir  compris  que  chez  moi  M.  de  la  Fontaine  , 
M.  Conrart  et  M.  Loret  sont  autant  que  des  ducs  et  pairs,  autant  que  des  princes, 
plus  que  moi.  Vatel ,  vous  êtes  un  bon  serviteur,  et  je  double  vos  honoraires.  Vatel  ne 
remercia  même  pas;  il  haussa  légèrement  les  épaules  en  murmurant  ce  mot  superbe  : 
—  Être  remercié  pour  avoir  fait  son  devoir,  c'est  humiliant. 

—  Il  a  raison ,  dit  Gourville  en  attirant  l'attention  de  Fouquet  sur  un  autre  point 
par  un  seul  geste.  Il  lui  montrait  en  effet  un  chariot  de  forme  liasse,  traîné  par  deux 
chevau.x,  sur  lequel  s'agitaient  deux  potences  toutes  ferrées,  liées  l'une  à  l'autre  et 
dos  à  dos  par  des  chaînes,  tandis  qu'un  archer  assis  sur  l'épaisseur  de  la  poutre  sou- 
tenait, tant  bien  que  mal ,  la  mine  un  peu  basse  ,  les  conuuentaires  d'une  centaine  de 
vagabonds  qui  flairaient  la  destination  de  ces  potences  et  les  escortaient  jusqu'à  l'Hôtel- 
de-Ville. 

Fouquet  tressaillit.  —  C'est  décidé,  voyez-vous,  dit  Gourville.  — Mais  ce  n'est  pas 
fait,  répliqua  Fouquet.  Je  vais  au  Louvre.  —  Vous  n'irez  pas.  —  Vous  me  conseil^ 
leriez  cette  lâcheté,  s'écria  Fouquet ,  vous  me  conseilleriez  d'abandonner  mes  amis  ; 
vous  me  conseilleriez,  pouvant  combattre,  de  jeter  à  terre  les  armes  que  j'ai  dans  la 
main?  —  Je  ne  vous  conseille  rien  de  tout  cela,  monseigneur;  pouvez-vous  quitter 
la  surintendance  en  ce  moment?  —  Non.  — Eh  bien!  si  le  roi  vous  veut  remplacer, 
cependant?  —  Il  nie  remplacera  de  loin  comme  de  près,  et  j'aurai  été  lâche  :  or,  je 
ne  veux  pas  que  mes  amis  meurent  et  ils  ne  mourront  pas.  —  Pour  cela  il  est  néces- 
saire que  vous  alliez  au  Louvre.  Prenez  garde...  une  fois  au  Louvre,  ou  vous  serez 
forcé  de  défendre  tout  haut  vos  amis,  c'est-à-dire  de  faire  une  profession  de  foi, 
ou  vous  serez  forcé  de  les  abandonner  sans  retour  possible.  —  Jamais.  —  Pardonnez- 
moi...  le  roi  vous  proposera  forcément  l'alternative,  ou  bien  vous  la  lui  proposerez 
vous-même.  Voilà  pourquoi  il  ne  faut  pas  de  conflit...  Retournons  à  Saiiit-Mandé  , 
monseigneur.  —  Gourville ,  je  ne  bougerai  pas  de  cette  place  où  doit  s'accomplir  le 
crime,  où  doit  s'accomplir  ma  honte;  je  ne  bougerai  pas,  dis-je,  que  je  n'aie  trouvé 


196  LES  MOUSQUETAIRES. 

un  moyen  de  comliatlrc  mes  ennemis.  —  Monseigneur,  répliqua  Gourville,  vous  me 
feriez  pitié  si  je  ne  savais  ([ue  vous  êtes  un  des  bons  esprits  de  ce  monde.  Vous  possédez 
cent  eiiKiuaute  millions,  vous  êtes  autant  (juo  le  roi  par  la  position  .  cent  cinquante 
fois  plus  par  rar<;ent.  M  Colbert  n'a  pas  eu  même  l'esprit  de  faire  accepter  le  testa- 
ment de  Mazarin.  Or.  quand  on  est  le  plus  riche  d'un  royaume  et  qu'on  veut  se  donner 
la  peine  de  dépenser  de  l'argent ,  si  l'on  ne  fait  pas  ce  qu'on  veut ,  c'est  qu'on  est  un 
pauvre  homme.  Retournons,  vous  dis-je,  à  Saint-Maudé.  —  Pour  consulter  Pellis- 
son,  oui.  —  Non,  monseigneur,  pour  compter  votre  argent.  —  .\llons!  dit  Fouquet 
les  yeux  enllanunés  ;  oui  !  oui  !  h  Saint-Mandél 


LA   G.4LERIE   DE   SAINT-MANDÉ. 

Cinquante  personnes  attendaient  le  surintendant.  Il  ne  prit  même  pas  le  temps  de 
se  confier  un  moment  h  son  valet  de  chambre  ,  et  du  perron  passa  dans  le  premier 
salon.  Là  ses  amis  étaient  rassemblés  et  causaient.  L'intendant  s'apprêtait  à  faire 
servir  le  souper;  mais,  par-dessus  tout,  l'abbé  Fouquet  guettait  le  retour  de  son  frère 
et  s'étudiait  à  faire  les  honneurs  de  la  maison  eu  son  absence.  Ce  fut  à  l'arrivée  du 
surintendant  un  murmure  de  joie  et  de  tendresse  :  Fouquet,  plein  d'affabilité  .de  belle 
humeur,  de  munificence,  était  aimé  de  ses  poêles,  de  ses  artistes  et  de  ses  gens  d'af- 
faires. Son  front ,  sur  lequel  sa  petite  co\ir  lisait,  comme  sur  celui  d'un  dieu ,  tous  les 
inouveniens  de  son  àuie,  pour  en  faire  des  règles  de  conduite,  son  front  que  les  af- 
faires ne  ridaient  jamais ,  était  ce  soir-là  pins  pâle  que  de  coutume  ,  et  plus  d'un  œil 
ami  remarqua  cette  pâleur. 

Fouquet  se  mit  au  centre  de  la  table  et  présida  gaienu-nt  le  souper.  Il  raconta 
l'expédition  de  Vatel  à  la  FoiUaiue  ;  il  rai:onta  l'histoire  de  Menneville  et  du  poulet 
maigre  à  Pellisson,  de  telle  façon  que  toute  la  table  l'entendit.  Ce  fut  alors  une  tem- 
pête de  rires  et  de  railleries  ipii  ne  s'ari'êla  que  sur  un  geste  grave  et  tiistc  de  Pellis- 
son. L'abbé  Fouquet,  ne  sachant  pas  à  quel  propos  son  frère  avait  engagé  la  conver- 
sation sur  ce  sujet,  écoutait  de  toutes  ses  oreilles  et  cherchait  sur  le  visage  de  Gourville 
ou  sur  celui  du  surintendant  une  e.\i>lication. 

Pellisson  [irit  la  parole.  — On  parle  donc  de  M.  Colbert?  dil^-il.  —  Pounpini  imu, 
répliqua  Fouquet,  s'il  est  vrai ,  connue  on  le  dit ,  que  le  roi  l'ail  fait  son  intendant.  .\ 
j)eine  Fouquet  eut-il  laisse  échapper  cette  parole  prononcée  avec  une  intention 
maïquée  ,  (pie  l'explosion  se  lit  entendre  parmi  les  convives.  —  Un  a\are!  dit  l'un. 
—  Un  croquant  !  dil  l'autre.  — Un  hypocrite  !  dil  un  troisième.  l'ellissou  éc  hangea  un 
regard  pi'ol'dud  a\eç  Fouipiel.  —  Mcssii'\u's.  dit-il,  en  \érité  nous  maltraitons  là  un 
lionuue  ipir  nul  ni'  cmiM.iil  :  ce  n'est  ui  iliarilable,  ni  laisoiuiable,  et  voilà  monsieur 
1(^  surintendant  (jui ,  jeu  f.uis  sûr.  est  {le  cet  avis.  —  Uutièi'enu'ul .  rciiliipia  Foucpii'l. 
Laisson>  l(s  poulets  gras  de  M.  Colbert .  il  ne  s'agit  aujourd'hui  ipie  des  faisans  trull'és 
de  M.  Vatel. 

Ces  mots  arrêtèrent  le  nuage  sondire  qui  précipitait  sa  marche  au-dessus  des  con- 
vives. Ciour\  illi'  anima  ;-i  bien  les  poètes  avec  le  \in  de  .loignv  :  l'abbé ,  intelligent 
roninii'  nu  lioiMirii'  (pji  .1  besoin  des  cens  d'autrui ,  anima  si  bien  les  tinancicrs  et  les 
gens  d'(|Mi> .  que  d.iris  les  brouillards  de  celte  joie  et  les  riuneiu's  de  la  conversation, 
l'objet  des  iiKpiii'ludes  disparut  couqdélemenl.  Le  testament  du  >-arilinal  Mazarin  fut 
le  texte  de  la  <on\ersalion  au  second  service  et  an  dessert;  jinis  l-'ou(piel  coumi.Lud.i 
qu'on  |iorlàl  les  bassins  de  eonlilures  cl  les  fontaines  de  liqueurs  dans  le  salon  aliénant 


I.li  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  ,  197 

à  1.1  galerie.  Il  s'y  rendit,  menant  par  la  main  une  femme,  reine,  ce  soir-là.  par  sa 
préférence.  P\us  les  violons  soupèrent,  et  les  promenades  dans  la  galerie,  dans  le 
jardin  commencèrent,  jiar  un  ciel  de  printemps  doux  et  parfumé. 

Pellisson  vint  alors  auprès  du  surintendant  et  lui  dit  :  —  Monseigneur  a  nu  cha- 
grin?— Un  grand,  répondit  le  ministre;  faites-vous  conter  cela  par  Gourville  — Il 
faut  envoyer  les  inutiles  au  feu  d'artifice,  dit  Pellisson  à  Go\uville  ,  taudis  que  nous 
causerons  ici.  —  Soit,  répliqua  Gourville,  qui  dit  quatre  mots  à  Vatel.  Alors  on  vit  ce 
dernier  ennnener  vers  les  jardins  la  majeure  partie  des  nniguels.  des  dames  et  des 
babillards,  tandis  que  les  hommes  se  promenaient  dans  la  galerie  éclairée  de  trois 
cents  bougies  de  cire ,  au  vu  de  tous  les  amateurs  du  feu  d'arlitice  occupés  à  courir 
le  jardin. 

Gourville  s'approcha  de  Fouquet;  alors,  il  lui  dit  : — Monsieur,  nous  sommes  tous 
ici.  —  Tous!  dit  Fouquet.  — Oui,  comptez.  —  Le  surintendant  se  retourna  et  compta. 
Il  y  avait  huit  personnes. 

Pellisson  et  Gourville  marchaient  en  se  tenant  par  le  bras,  comme  s'ils  causaient  de 
sujets  vagues  et  légers.  Loret  et  deux  officiers  les  imitaient  eu  sens  inverse.  L'abbé 
Fouquet  se  promenait  seul.  Fouquet  avec  M.  de  Chanost  marchait  aussi  comme  s'il 
eût  été  absorbé  par  la  conversation  de  son  gendre. 

—  Messieurs,  dit-il,  que  personne  de  vous  ne  lève  la  tète  en  marchant  et  ne  pa- 
raisse faire  attention  à  moi  ;  continuez  de  marcher,  nous  sonnnes  seuls,  écoulez-moi. 
Un  grand  silence  se  fit,  troublé  seulement  par  les  cris  lointains  des  joyeux  convives 
qui  prenaient  place  dans  les  bosquets  pour  mieux  voir  les  fusées.  C'était  un  bizarre 
spectacle  que  celui  de  ces  hommes  marchant  comme  par  groupes,  comme  occupés 
chacun  à  quelque  chose,  et  pouitaut  attentifs  à  la  parole  d'un  seul  d'entre  eux,  qui, 
lui-même,  ne  semblait  parler  qu'à  son  voisin. — Messieurs,  dit  Fouquet,  vous  avez 
remarqué  sans  doute  que  deux  de  nos  amis  manquent  ce  soir  à  la  léunion  du  mer- 
credi... Pour  Dieu!  l'abbé,  ne  vousarrètez  pas,  ce  n'est  pas  nécessiire  pour  écouter; 
marchez  ,  de  grâce ,  avec  vos  airs  de  lèle  les  plus  naturels ,  et  comme  vous  avez  la  vue 
perçante,  mettez-vous  à  la  fenêtre  ouverte,  et  si  quelqu'un  revient  vers  la  galerie, 
prévenez-nous  en  toussant.  L'abbé  obéit. 

— Je  n'ai  pas  remarqué  les  absens,  dit  Pellisson  .  qui,  à  ce  moment,  tournait  abso- 
lument le  dos  à  Fouquet  et  marchait  en  sens  inverse.  — .Moi ,  dit  Loret,  je  ne  vois 
pas  M.  Lyodot  qui  me  fait  ma  pension.  — Et  moi,  dit  l'abbé ,  à  la  fenêtre,  je  ne  vois 
pas  mon  cher  d'Emery,  qui  me  doit  onze  cents  livres  de  notre  dernier  brelan. — 
Loret,  continua  Fouquet  en  marchant  sombre  et  incliné,  vous  ne  toucherez  plus  la 
pension  de  Lyodot  et  vous,  l'abbé,  vous  ne  toucherez  jamais  vos  onze  cents  livres 
d'Éinery;  car  l'un  et  l'autre  vont  mourir. — Mourir!  s'écria  l'assemblée,  arrêtée 
malgré  elle  dans  son  jeu  de  scène  par  le  mot  terrible.  —  Hemettez-vous  ,  Messieurs, 
dit  Fouquet,  car  on  nous  épie  peut-être...  J'ai  dit  :  Mourir. 

—  Mourir!  répéta  Pellisson,  ces  honunes  que  j'ai  vus  il  n'y  a  pas  six  jours  pleins 
de  santé,  de  gaieté,  d'avenir.  Qu'est-ce  donc  que  l'homme,  bon  Dieu!  pour  qu'une 
maladie  le  jette  en  bas  tout  d'un  coup?  —  Ce  n'est  pas  la  maladie,  dit  Fouquet.  — De 
quoi  ces  Messieurs  meurent-ils  alors?  s'écria  un  officier.  —  Demandez  à  celui  qui  les 
lue,  répliqua  Fouquet.  —  On  les  lue?  s'écria  le  chœur  épouvanté  —Ou  fait  mieux 
encore  :  on  les  pend!  nnirmura  Fouquet  d'une  voix  sinistre,  qui  retentit  comme  un 
glas  fimèbre  dans  celte  riche  galerie,  tout  élincelanle  de  tableaux,  de  fleurs,  de  ve- 
lours et  d'or.  Involontairement,  chacun  s'arrêta;  l'abbé  quitta  sa  fenêtre;  les  pre- 
mières fusées  du  feu  d'artifice  coiumeucaient  à  monter  par-dessus  la  cime  des  arbres. 
Un  long  cri  parti  des  jardins  appela  le  surintendant  à  jouir  du  coup  d'œil.  Il  s'appro- 


W8  LES  MOUSQUETAIRES. 

cha  (l'uue  fenêtre  et,  derrière  lui,  se  placèrent  ses  amis  atteiilifs  à  ses  moindres  paroles. 
—  Messieurs,  dit-il,  M.  Colbert  a  fait  arrêter,  juger  et  fera  exéculer  à  mori  mrs 
deux  amis  :  que  convicnl-il  que  je  fasse?  —  Mordieu  !  dit  l'abbé  le  premier,  il  faut  fiiiro 
évenlrer  M.  Colberl.  —  Monseigneur,  dit  Pellisson,  il  faut  parlera  Sa  Majesté.  —  Le 
roi,  mon  cher  Pellisson,  a  signé  l'ordre  d'exécution.  —  Eh  bien,  dit  le  comte  de 
Chanost,  il  faut  que  l'exécution  n'ait  pas  lieu,  voilà  tout.  — Impossible,  ditGourville, 
à  moins  que  l'on  ne  corrompe  les  geôliers.  —  Ou  le  gouverneur,  ditFouquet.  — Cette 
nuit,  l'on  peut  faire  évader  les  prisonniers  —  Qui  de  vous  se  charge  de  la  transac- 
tion?—  Moi ,  dit  l'abbé  ,  je  porterai  l'argent.  —  Moi,  dit  Pellisson,  je  porterai  la  pa- 
role. —  La  parole  et  l'argent ,  dit  Fouquet,  cinq  cent  mille  livres  au  gouverneur  de 
la  Conciergerie,  c'est  assez  :  cependant  on  mettra  un  million  s'il  le  faut.  —  Un  mil- 
lion 1  s'écria  l'abbé  ,  mais  pour  la  moitié  moins  je  ferais  mettre  à  sac  la  moitié  do  Paris. 
—  Pas  de  désordre,  dit  Pellisson;  le  gouverneur  étant  gagné,  les  deux  prisonniers 
/l'nadent  :  une  fois  hors  de  cause,  ils  ameutent  les  ennemis  de  Colbert.  et  prouvent 
an  roi  que  sa  jeune  justice  n'est  pas  infaillible,  comme  toutes  les  exagérations. —  Allez 
donc  à  Paris,  Pellisson,  dit  Fouquet,  et  ramenez  les  deux  victimes;  demain,  nous 
verrons.  —  Laissez-moi  vous  aider  un  peu,  dit  l'abbé. — Silence!  dit  Fouquet,  on 
s'approche  :  ah  !  le  feu  d'artifice  est  d'un  effet  magique  ! 

A  ce  moment,  une  pluie  d'étincelles  tomba,  ruisselante,  dans  les  branchages  du 
bois  voisin.  Pellisson  et  Gourville  sortirent  ensemble  par  la  porte  de  la  i;alerie:  Fou- 
quet descendit  au  jardin  avec  les  cinq  derniers  conjurés. 

Le  feu  tiré,  la  société  se  dispersa  dans  les  jardins  et  sous  les  portiques  de  marbre, 
avec  cette  molle  liberté  qui  décèle,  chez  le  maître  de  la  maison,  tant  d'oubli  de  la 
grandeur,  tant  de  courtoise  hospitalité,  tant  de  magnifique  insouciance.  Les  poêles 
s'égarèrent,  bras  dessus,  bras  dessous,  dans  les  bosquets:  quelques-uns  s'étendirent 
sur  des  lits  de  mousse,  au  grand  désastre  des  habits  de  velours  et  des  frisures  ,  dans 
lesquelles  s'introduisaient  les  petites  feuilles  sèches  et  les  brins  de  verdure. 

Au  moment  où  les  convives  se  livraient  avec  le  plus  d'abandon  aux  douceurs  de  la 
promenade  ,  on  vil  Gourville  venir  de  l'autre  bout  du  jardin  ,  s'approcher  de  Fouquet, 
qui  le  couvait  des  yeux  ,  et ,  par  sa  seule  présence ,  le  détacher  du  groupe.  Le  surin- 
tendant conserva  sur  son  visage  le  rire  et  tous  les  caractère?  de  l'insouciance  :  mais  à 
peine  hors  de  vue  ,  il  quitta  le  masque.  —  Eh  bien ,  dit-il  vivement ,  où  est  Pellisson? 

Pellisson  revient  de  Paris. —  A-t-il  ramené  les  prisonniers? —  Il  n'a  pas  seulement 

pu  voir  le  concierge  de  la  prison.  —  Quoi  1  n'a-t-il  pas  dit  qu'il  venait  de  ma  part? 

11  l'a  dit  ;   mais  le  concierge  a  fait  réiiondre  ceci  :  Si  l'on  vient   de  la  part  de 

M.  Fouquet,  on  doit  avoir  une  lettre  de  M.  Fouquet.  —  Oh  !  s'écria  celui-ci ,  s'il  ne 

s'agit  que  de  lui  donner  une  lettre... lamais  ,  répliqua  Pellisson ,  qui  se  montra  au 

coin  du  petit  bois,  jamais,  monseigneur.  .  Allez  vous-même  et  parlez  en  votre  nom. 
Oui ,  vous  avez  raison  :  je  rentre  chez  moi  comme  pour  travailler  ;  laissez  les  che- 
vaux attelés,  Pellisson.  Retenez  mes  amis,  Gourville.  —  Adieu,  dit  le  surintendant; 
venez  avec  moi ,  Pellisson.  Gourville  ,  je  vous  recommande  mes  convives.  Et  il  partit. 
Les  épicuriens  ne  s'aperçurent  pas  que  le  chef  de  l'école  avait  disparu  ;  les  violons 
allèrent  toute  la  nuit. 


LE  VICOMTE  DE  [BRAGELONNE.  199 


UN   QUART  D  HEURE   DE   RETARD. 


Fonquet ,  linrs  de  sa  maison  pour  la  deuxième  fois  dans  colle  joiiriK'e,  se  sentit  moins 
lourd  et  moins  troublé  qu'on  eût  pu  le  croire.  Il  se  tourna  vers  Peliisson  ,  qui ,  grave- 
ment, méditait  dans  son  coin  de  carrosse  quelque  bonne  argumentation  contre  lesem- 
porlemens  de  Colberl.  —  Mon  cher  Peliisson  ,  dit  alors  Fouquet,  c'est  bien  dommage 
que  vous  ne  soyez  pas  une  femme.  — Je  crois  que  c'est  bien  heureux,  au  contraire, 
répliqua  Peliisson;  car  enfin,  monseigneur,  je  suis  excessivement  laid.  Il  n'y  a  pas 
d'homme  plus  malheureux  que  moi  :  j'étais  beau,  la  petite  vérole  m'a  rendu  hideux; 
je  suis  privé  d'un  grand  moyen  de  séduction;  or,  je  suis  votre  premier  commis  ou  à 
peu  près,  j'ai  affaire  de  vos  intérêts,  et  si ,  en  ce  moment ,  j'étais  une  jolie  femme,  je 
vous  rendrais  un  important  service.  —  Lequel? —  J'irais  trouver  le  concierge  du 
Palais  ,  je  le  séduirais,  car  c'est  un  galant  homme  et  un  galanlin  ;  puis  j'emmènerais 
nos  deux  prisonniers.  — J'espère  bien  encore  le  pouvoir  moi-même,  quoique  je  ne 
sois  pas  une  Julie  femme,  répliqua  Fou(iuet.  —  D'accord,  monseigneur;  mais  vous 
vous  compromettez  beaucoup. 

—  Oh  I  s'écria  soudain  Fouquet ,  avec  nu  de  ces  transports  secrets  comme  en  sou- 
lève dans  le  cœur  le  sang  généreux  de  la  jeunesse  ou  le  souvenir  de  quelque  douce 
émotion  ;  oh  I  je  connais  une  femme  qui  fera  près  du  lieutenant  gouverneur  de  la  Con- 
ciergerie le  personnage  dont  nous  avons  besoin.  —  Moi,  j'en  connais  cinquante, 
monseigneur,  cinquante  trompettes  qui  instruiront  l'univers  de  volrc  générosité,  de 
voire  dévouement  à  vos  amis,  et  par  conséquent  vous  perdront  tôt  ou  tard  en  se  per- 
dant. —  Je  ne  parle  pas  de  ces  femmes,  Peliisson,  je  parle  d'une  noble  et  belle 
créature,  qui  joint  à  l'esprit  de  son  sexe  la  valeur  et  le  sang-froid  du  nôtre;  d'une 
femme  assez  discrète  pour  que  nul  ne  soupçonne  par  qui  elle  aura  été  envoyée.  —  Un 
trésor,  dit  Peliisson  :  vous  feriez  là  un  fameux  cadeau  à  M.  le  gouverneur  de  la  Con- 
ciergerie. Peste  !  monseigneur,  on  lui  couperait  la  tête  ,  cela  peut  arriver,  mais  il  au- 
rait eu  avant  de  mourir  une  bonne  fortune.  —  Et  j'ajoute ,  dit  Fouquet,  que  le  con- 
cierge du  Palais  n'aurait  pas  la  tête  coupée,  car  il  recevrait  de  moi  mes  chevaux  pour 
se  sauver,  et  cinq  cent  mille  livres  pour  vivre  honorablement  en  Angleterre.  Allons 
trouver  celle  femme  ,  Peliisson. 

Le  surintendant  étendit  la  main  vers  le  cordon  de  soie  et  d'or  placé  à  l'intérieur  de 
son  carrosse.  Peliisson  s'arrêta.  —  Monseigneur,  dit-il,  vous  allez  perdre  à  chercher 
cette  femme  autant  de  temps  que  Colomb  en  mit  à  trouver  le  Nouveau-Monde.  Or, 
nous  n'avons  que  deux  heures  à  peine  pour  réussir;  le  concierge,  une  fois  couché, 
comment  pénétrer  chez  lui  sans  de  grands  éclats?  le  jour  une  fois  venu  ,  comment  ca- 
cher nos  démarches?  Allez,  allez,  monseigneur,  allez  vous-même,  et  ne  cherchez  ni 
ange  ni  femme  pour  cette  nuit.  —  Mais  ,  cher  Peliisson  ,  nous  voilà  devant  sa  porte. 

—  Devant  la  porte  de  l'ange? —  Eh  oui,  — (Test  l'hôtel  de  madame  de  Bellières,  cela. 

—  Chut  !  —  Ah!  mon  Dieu!  s'écria  Peliisson.  Mais  déjà  Fouquet  avait  donné  l'ordre 
d'arrêter:  le  carrosse  était  immobile.  —  Montez-vous  avec  moi?  —  Non,  monseigneur, 
non.  —  Mais  je  ne  veux  pas  que  vous  m'attendiez,  Peliisson,  répliqua  Fouquet  avec 
une  courloisie  sincère.  —  Raison  de  plus,  monseigneur;  sachant  que  vous  me  faites 
altendre  ,  vous  resterez  moins  longtemps  là-haut...  Prenez  garde  !  vous  voyez  un  car- 
rosse dans  la  cour  :  elle  a  quelqu'un  chez  elle  !  Peliisson  demeura  au  fond  du  carrosse, 
le  sourcil  froncé. 


200  LES  MOUSQUETAIRES. 

Fouquet  monta  chez  la  marqiiiso,  tlil  son  nom  au  valet,  ce  qui  excita  un  pmpre>- 
senient  et  des  respecis  qui  lémoignaienl  de  l'habitude  que  la  maîtresse  de  la  maison 
avait  prise  de  faire  respecter  et  aimer  ce  nom  chez  elle.  —  Monsieur  le  surintendant  ! 
s'écria  la  marquise  en  s'avançant  foit  pâle  au-devant  de  Fouquet.  Quel  honneur!  quel 
imprévu  I  dit-elle.  Puis  tout  bas.  —  Prenez  garde!  ajouta  la  marquise.  Marguerite 
Vanel  est  chez  moi!  — Madame,  répondit  Fouquet  troublé,  je  venais  pour  attaires... 
Un  seul  mot  bien  pressant.  El  il  enira  dans  le  salon.  Jladame  Vanel  s'était  levée  plus 
pâle,  plus  livide  que  l'Envie  elle-même.  Fouquet  lui  adressa  vainement  un  salut  des 
plus  charmaus ,  des  plus  pacifiques:  elle  n"\  répondit  que  par  un  coup  d'œil  terrible, 
lancé  sur  la  marquise  et  sur  Fouquet.  Elle  fit  une  révérence  à  son  amie ,  une  plus 
profonde  à  Fouquet,  et  prit  conjçé ,  en  prétextant  un  grand  nombre  de  visites  à  faire, 
sans  que  la  marquise,  interdite,  ni  Fouquet,  saisi  d'inquiétude,  eussent  songé  à  la 
retenir. 

A  peine  fut-elle  partie,  que  Fouquet ,  resté  seul  avec  la  marquise,  se  mil  à  ses  ge- 
noux, sans  dire  un  mot.  —  Je  vous  attendais,  répondit  la  marquise  avec  un  doux  sou- 
rire. —  Oh  !  non  ,  dit-il ,  car  vous  eussiez  renvoyé  cette  femme.  —  Elle  arrive  depuis 
un  (piart  d'heure  à  peine,  et  je  ne  pouvais  soupçonner  qu'elle  dût  venir  ce  soir.  — 
\ous  m'aimez  donc  un  peu  ,  marquise?  —  Ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit.  Monsieur, 
mais  de  vos  dangers;  oii  en  sont  vos  affaires?  —  Je  vais  ce  soir  arracher  mes  amis  aux 
prisons  du  Palais.  —  Couunent  cela?  —  En  achetant,  en  séduisant  le  gouverneur.  — 
Il  est  de  mes  amis:  puis-je  vous  aider  sans  vous  nuire?  —  Oh  I  marquise,  ce  serait  un 
signalé  service,  mais  comment  vous  employer  sans  vous  compromettre?  Or,  jamais 
ni  ma  vie,  ni  ma  puissance  ,  ni  ma  liberté  même,  ne  seront  rachetées,  s'il  faut  qu'une 
douleur  obscurcisse  votre  front.  —  Monseigneur,  ne  me  dites  plus  ces  mots  qui  m'eni- 
vrent ;  je  suis  coupable  d'avoir  voulu  vous  servir,  sans  calculer  la  portée  de  ma  dé- 
marche. Je  vous  aime,  en  effet,  comme  une  tendre  amie,  et  connue  amie  je  vous 
suis  reconnaissante  de  votre  délicatesse  ;  mais,  hélas!...  hélas!  jamais  vous  ne  trou- 
verez on  moi  une  maîtresse.  — Marquise!...  s'écria  Fouquet  d'une  voix  désespérée, 
|iourquoi  ?  —  Parce  que  vous  êtes  trop  aimé  ,  dit  tout  bas  la  jeune  femme ,  parce  que 
vous  l'êtes  de  trop  de  gens...  parce  que  l'éclat  de  la  gloire  et  de  la  fortune  blesse  mes 
yeux  ,  tandis  que  la  sombre  douleur  les  attire  ;  parce  qu'entiii  moi  qui  vous  ai  repoussé 
dans  vos  fislueuses  magnificences,  moi  qui  vous  ai  à  peine  regardé  lorsque  vous  res- 
pleuilissiez,  j'ai  été,  comme  une  femme  égarée,  me  jeter,  pour  ainsi  dire,  dans 
vos  liras  lorsque  je  vis  un  malluMU-  planer  sur  votre  lète...  Vous  me  comprenez  main- 
tenant.  monseigneur...  Uedevcnez  lu'iu-eux  [lour  que  je  redevienne  chaste  de  cii'ur 
et  (le  pensée  :  votre  infortune  me  perdrait. 

—  Oh!  Madame,  dit  Fouquet  avec  une  émulinn  (piil  n'avait  jamais  ressentie , 
dussé-je  tomber  au  dernier  degré  de  la  misère  humaine  .  j'entendrai  de  votre  boiu'lio 
ce  mot  (pie  vous  me  refusez,  et  ce  jour-là  ,  Madame,  vous  vous  serez  abusée  dans 
\otre  noble  égoisme;  ce  jour-là,  vous  croirez  console-- le  pins  malheureux  des  hommes, 
et  vous  aurez  dit  :  Je  l'aime!  an  |ilus  illustre,  au  jilus  souriant  .  au  plus  trionqdiant 
(les  heureux  de  ce  monde! 

il  était  encore  à  ses  pieds,  lui  baisant  la  main  .  iorsipic  i'eilisson  entra  précipilam- 
luent  en  s'écriant  avec  hinnenr  :  —  Mnuseigucui!  Madame!  par  grâce,  Madame, 
veuillez  m'cxcuser...  Monseigneur,  il  \  a  mie  deini-heiire  ipie  vous  êtes  ici...  Oli  !  ne 
me  regardez  pas  ainsi  tous  deux  d'un  air  de  reproche...  Madame,  je  vous  prie,  qui  est 
celle  (lame  (|ui  est  sorlie  de  chez  vous,  à  rentrée  de  monseigneur?  —  Madame  Va- 
nel,  dit  Fouquet.  —  Là  ,  s'écria  Pcllissoii,  j'en  étais  sùrl  —  Eh  bien,  quoi  !  — Eh 
i>iiu  !  clli!  est  moulée,  tonte  pâle,  dans  son  carrosse  et  chez  NL  C.olberl!  dil  PellissiOii 


I.K  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  201 

d'une  voix  raiique.  — Grand  Dieu!  parlez!  parlez,  monseigneur!  répondit  la  mar- 
quise en  poussant  Fouquel  hors  du  salon  ,  tandis  que  Pellisson  l'entraînait  par  la  main. 
— En  vérité,  dit  le  surintendant,  suis-jeun  enfant  à  qui  l'on  fasse  peur  d'une  ombre? 

—  Vous  êtes  un  géant ,  dit  la  marquise ,  qu'une  vipère  cherche  à  mordre  au  talon.  — 
Au  Palais!  ventre  à  terre!  cria  Pellisson  au  cocher. 

Les  chevaux  partirent  comme  l'éclair;  nu!  obstacle  ne  ralentit  leur  marche  un  seul 
instant.  Seulement ,  à  l'arcade  Saint-Jean  ,  lorsqu'ils  allaient  déboucher  sur  la  place 
de  Grève,  une  longue  lile  de  cavaliers,  barrant  le  passage  étroit,  arrêta  le  carrosse 
du  surintendant.  Nul  moyen  de  forcer  cette  barrière  :  il  fallut  attendre  que  les  archers 
du  guet  à  cheval,  car  c'étaient  eux  ,  fussent  passés,  avec  le  chariot  massif  qu'ils  escor- 
taient .  et  qui  remontait  rapidement  vers  la  place  Baudoyer.  Fouquet  et  Pellisson 
ne  prirent  garde  à  cet  événement  que  pour  déplorer  la  minute  de  retard  qu'ils  eurent 
à  sui)ir.  Ils  entrèrent  chez  le  concierge  du  Palais  cinq  minutes  après. 

Cet  officier  se  promenait  encore  dans  la  première  cour.  Au  nom  de  Fouquet,  pro- 
noncé à  son  oreille  par  Pellisson,  le  gouvernein-  s'approcha  du  carrosse  avec  empres- 
sement ,  et  le  chapeau  à  la  main,  nuiltijilia  les  révérences.  — Quel  honneur  pour  moi, 
monseignein-!  dit-il.  —  Un  mot,  monsieur  le  gouverneur.  Voulez-vous  prendre  la 
peine  d'entrer  dans  mon  carrosse?  L'officier  vint  s'asseoir  en  face  de  Fouquet  dans  la 
lourde  voiture.  —  Monsieur,  dit  Fouquet,  j'ai  un  service  à  vous  demander.  — Parlez, 
monseigneur.  —  Service  compromettant  pour  vous.  Monsieur,  mais  qui  vous  assure 
à  jamais  ma  protection  et  mon  amitié  —  Fallùt-il  me  jeter  au  feu  pour  vous  ,  mon- 
seigneur, je  te  ferais.  —  Bien,  dit  Fouquet;  ce  que  je  vous  demande  est  plus  simple. 

—  Alors,  de  quoi  s'agit-il,  monseigneur?  —  De  me  conduire  aux  chambres  de 
MM.  Lyodot  et  d'Emery.  — Monseigneur  veut-il  m"expli([uer  pourquoi?  —  Je  vous 
le  dirai  en  leiu'  présence ,  Monsieur,  en  même  temps  que  je  vous  donnerai  tous  les 
moyens  de  pallier  cette  évasion.  —  Évasion  !  Mais  monseigneur  ne  sait  donc  pas  que 
MM.  Lyodot  et  d'Émery  ne  sont  plus  ici. —  Depuis  quand?  s'écria  Fouquet  trem- 
blant. —  Depuis  un  quart  d'heure.  —  Où  sont-ils  donc  ?  —  A  Vincennes ,  au  donjon. 

—  Oui  les  a  tirés  d'ici?  —  Un  ordre  du  roi.  —  Malheur  !  s'écria  Fouquet  en  se  frap- 
pant le  front. 

Et  sans  dire  un  seul  mot  de  plus  au  gouverneur,  il  regagna  son  carrosse,  le  déses- 
poir dans  rame ,  la  mort  sur  le  visage.  —  Eh  bien  ?  fit  Pellisson  avec  anxiété.  —  Eh 
bien  !  nos  amis  sont  perdus  !  Colbert  les  enunène  au  donjon.  Ce  sont  eux  qui  nous  ont 
croisés  sous  l'arcade  Saint-Jean.  Pellisson  frappé  comme  d'un  coup  de  foudre ,  ne  ré- 
pliqua pas.  D'un  reproche  il  eût  tué  son  maître.  —  Où  va  monseigneur?  demanda  le 
valet  de  pie<l.  —  Chez  moi,  à  Paris;  vous,  Pellisson,  retournez  à  Saint-Mandé ,  ra- 
menez moi  l'abbé  Fouquet  sous  ime  heure.  Allez! 


PLAN  DE   BATAILLE. 

La  nuit  était  déjà  avancée  quand  l'abbé  Fouquet  arriva  près  de  son  frère.  Gourville 
l'avait  accompagné.  Ces  trois  hommes,  pâles  des  événemens  futurs,  ressemblaient 
moins  à  trois  puissans  du  jour  qu'à  trois  conspiraleurs  unis  par  une  même  pensée  de 
violence.  Fouquet  se  promena  longtemps  l'cvil  fixé  sur  le  parquet,  les  mains  froissées 
l'une  contre  l'autre.  Enfin  prenant  sou  courage  au  milieu  d'un  grand  soupir,  —  L'abbé, 
dit-il,  vous  m'avez  parlé  aujourd'hui  même  de  cerlaines  gens  que  vous  entretenez. — 
Oui,  Monsieur,   répliqua  l'abbé.  —  .\u  juste,  qui  sont  ces  gens?  L'abbé  hésitait.  — 


202  LES  MOUSQUETAIRES. 

Voyons!  pas  de  craintes,  je  ne  menace  pas:  pas  de  forfanterie  ,  je  ne  plaisante  pas. 
—  Puisque  vous  demandez  la  vérité,  Monsieur,  la  voici  :  j'ai  cent  vingt  amis  ou  com- 
pagnons de  plaisir  qui  sont  voués  à  moi  comme  les  larrons  à  la  potence.  —  Et  vous  ne 
serez  pas  compromis?  —  Je  ne  figurerai  mènn'  pas  —  Et  ce  sont  des  gens  de  résolu- 
tion? —  Ils  brûleront  Paris,  si  je  leur  promets  qu'ils  ne  seront  pas  brûlés. 

—  La  chose  que  je  vous  demande  ,  l'abbé  ,  dit  Fouquet  en  essuyant  la  sueur  qui 
tombait  de  son  visage  ,  c'est  de  lancer  vos  cent  vingt  hommes  sur  les  gens  que  je  dési- 
gnerai, à  un  certain  moment  donné...  est-ce  possible?  —  Ce  n'est  pas  la  première  fois 
que  pareille  chose  leur  sera  arrivée ,  Monsieur.  —  Bien  ,  mais  ces  bandits  allaqueront- 
ils...  la  force  armée?  —  C'est  leur  habitude. — Alors,  rassemblez  vos  cent  vingt 
hommes,  l'abbé.  —  Bien  !  Où  cela?  —  Sur  le  chemin  de  Vincennes,  demain,  à  deux 
heures  précises.  —  Pour  enlever  Lyodol  et  d'Émery?..  Il  y  a  des  coups  à  gagner. 
Avez-vous  peur?  —  Pas  pour  moi ,  mais  pour  vous.  —  Vos  hommes  sauront  donc  ce 
qu'ils  font?  —  Ils  sont  trop  inlelligens  pour  ne  pas  le  deviner.  Or,  un  ministre  qui  fait 
émeute  contre  son  roi...  s'expose.  —  Que  vous  importe  si  je  paie?..  D'ailleurs,  si  je 
tombe  vous  tombez  avec  moi.  —  Il  serait  alors  plus  prudent,  Monsieur,  de  ne  pas  re- 
muer, de  laisser  le  roi  prendre  cette  petite  satisfaction. 

—  Pensez  bien  à  ceci,  l'abbé,  que  Lyodot  et  d'Émery  à  Vincennes  sont  un  pré- 
lude de  ruine  pour  ma  maison.  Je  le  répète  ,  moi  arrêté  ,  vous  serez  emprisonné  ;  moi 
emprisonné,  vous  serez  exilé.  —  Monsieur,  je  suis  à  vos  ordres.  En  avez-vous  à  me 
donner?  —  Ce  que  j'ai  dit,  je  veux  que  demain  les  deux  iinanciers  soient  arrachés  à 
la  fureur  de  mes  ennemis.  Prenez  vos  mesures  en  conséquence.  Est-ce  possible?  — 
C'est  possible.  —  Indiquez-moi  votre  plan.  —  Il  est  d'une  riche  simplicité.  La  garde 
ordinaire  aux  exécutions  est  de  douze  archers.  —  Il  y  en  aura  cent  demain.  —  J'y 
compte.  Je  dis  plus,  il  y  en  aura  deux  cen!s.  —  Alors,  vous  n'avez  pas  assez  de  cent 
vingt  hommes?  —  Pardonnez-moi  Dans  toute  foule  composée  de  cent  mille  specta- 
teurs, il  y  a  dix  mille  bandits  ou  coupeurs  de  bourse  ;  seulement  ils  n'osent  pas  prendre 
l'initiative.  Il  y  aura  donc  demain  sur  la  place  deGrève,  que  je  choisis  pour  terrain, 
di.x  mille  au.xWiaires  à  mes  cent  vingt  honmies.  L'attaque  commencée  par  ceux-ci,  les 
autres  l'achèveront.  —  Bien  !  mais  que  fera-t-on  des  prisonniers  sur  la  place  de  Grève? 
—  Voici  :  on  les  fera  entrer  dans  une  maison  (pielconque  de  la  place  ;  là ,  il  faudra  un 
siège  pour  qu'on  puisse  les  enlever...  Et,  tenez,  autre  idée,  jibis  sublime  encore  : 
certaines  maisons  ont  deux  issues,  l'une  sur  la  place,  l'autre  sur  la  rue  de  la  Mortel- 
lerie,  ou  de  la  Vannerie,  ou  de  la  Tixerandcrie.  Les  prisonniers  entrés  par  l'une  sor- 
tiront par  l'autre.  —  Mais,  dites  (]uel()uc  chose  de  positif.  —  Je  chorche  — El  moi, 
s'écria  l'ouipiet,  je  trouve;  écoutez  bien  ce  (jui  me  vient  en  ce  moment.  —  .l'écoute. 

Fouquet  lit  un  signe  ù  Gourville  qui  parut  comprendre.  —  Un  de  mes  amis  me 
prête  parfois  les  clefs  d'une  maison  qu  il  loue  rue  Baudoyer,  et  dniil  les  jardins  s|ia- 
cicux  s'étendent  derrière  certaine  maison  de  la  place  de  Grève.  —  \  oila  notre  all.iire, 
dit  l'abbé.  Quelle  maison  ?  —  Un  cabaret  assez  achalandé  ,  dont  l'enseigne  représente 
l'image  de  Notre-Dame.  —  Je  le  connais ,  dit  l'ahhé.  —  Ce  cabaret  a  des  fenêlies  sur 
la  place.  Une  sortie  sur  une  coiu'.  hKnicllc  doit  aboutir  aux  jardins  de  mon  ami  par 
une  porte  de  communication.  —  Hmi!  —  Entrez  par  le  cabaret,  faites  entrer  les  pri- 
sonniers, défendez  la  porte  pendant  que  \ous  les  ferez  fuir  par  h-  jardin  cl  la  place 
Baudoyer.  —  C'est  vrai.  Monsieur,  vous  feriez  un  général  excellent,  comme  M.  le 
Prince.  —  Avez-vous  compris?  —  Parfaitement.  —  Combien  vou.;  fanl-il  pour  griser 
vos  bandits  avec  du  vin  et  les  satisfaire  a\cc  de  l'nr?  —  <>h  !  Monsieur,  (juelle  expros- 
.^ionl  nh!  .Monsieur,  s'ils  vous  entendaient!  Quelqui's-uus  parmi  eux  sont  très-suscop- 
liblcs.  —  Je  veu.x  dire  qu'on  doit  les  amener  l'i  ne  plus  reconnaiire  le  >  ici  d'a\cc  la 


LE  VIGOiMTE  DE  BRAGELONNE.  203 

terre,  car  je  lutterai  demain  contre  le  roi ,  et  quand  je  lutte  je  veux  vaincre,  entendez- 
vous?  —  Ce  sera  fait,  Monsieur...  Douuez-nioi ,  Monsieur,  vos  autres  idées.  —  Gela 
vous  regarde.  —  Alors,  donnez-moi  votre  bourse.  —  Gourville,  comptez  cent  mille 
livres  à  l'abbé.  —  Bon...  et  ne  ménageons  rien,  n'est-ce  pas?  —  Rien. — \  la  bonne 
iieure.  —  Monseigneur,  objecta  Gourville,  si  cela  est  su  nous  y  perdons  la  tête.  — 
Eh  !  Gourville,  répliqua  Fouquet,  pourpre  de  colère,  vous  me  faites  pitié;  parlez 
donc  pour  vous ,  mon  cher.  Mais  ma  tête  à  moi  ne  branle  pas  comme  cela  sur  mes 
épaules.  Voyons,  l'abbé,  ne  ménagez  pas  le  vin  du  cabaretier.  —  Je  ne  ménagerai  ni 
son  vin,  ni  sa  maison  ,  repartit  l'abbé  en  ricanant.  J'ai  mon  plan  ,  vous  dis-je;  laissez- 
moi  me  mettre  à  l'œuvre,  et  vous  verrez.  —  Et  comment  seraije  informé'?  —  Par  un 
courrier,  dont  le  cheval  se  liemlra  dans  le  jardin  même  de  votre  ami.  —  .\  propos,  le 
nom  de  cet  ami'? 

Fouquet  regarda  encore  Gourville.  Celui-ci  vint  au  secours  du  maître  en  disant  : 
la  maison  est  reconnaissable  :  l'iiriage  de  Notre-Dame  par  devant,  im  jardin,  le  seul 
du  quartier,  par  derrière.  —  Bon,  bon.  Je  vais  prévenir  mes  soldais.  —  Accompa- 
gnez-le, Gourville,  dit  Fouquet,  et  lui  comptez  l'argent.  Un  moment...  l'abbé... 
Quelle  tournure  donne-t-nn  à  cet  enlèvement?  —  Une  bien  naturelle...  Monsieur... 
L'émeute.  —  L'émeute  à  propos  de  quoi'?  Car  enfin  si  jamais  le  peuple  de  Paris  est 
disposé  à  faire  sa  cour  au  roi .  c'est  quand  il  fait  pendre  des  financiers.  —  J'arrange- 
rai cela...  dit  l'abbé.  — Oui,  mais  vous  l'arrangerez  mal  et  l'on  devinera.  — Non  pas, 
non  pas...  J'ai  encore  une  idée  :  mes  hommes  crieront  Colbert,  vive  Golbert!  et  se 
jetteront  sur  les  prisonniers  comme  pour  les  mettre  en  pièces  et  les  arracher  à  la  po- 
tence, supplice  trop  doux.  —  Ah!  voilà 'une  idée,  en  effet,,  dit  (iourville.  Peste, 
monsieur  l'abbé,  quelle  imagination!  —  Monsieur,  on  est  digne  de  la  famille,  riposta 
fièrement  l'abbé.  —  Drôle!  murnuira  Fouquet.  Puis  il  ajouta  :  —  Faites  et  ne  versez 
pas  de  sang.  Gourville  et  l'abbé  partirent  ensemble  fort  affairés. 


LE  CABARET  DE  l'IMAGE-DE-NOTRE-DAME. 

A  deux  heiH-es  le  lendemain  cinquante  mille  spectateurs  avaient  pris  position  sur  la 
place  autour  de  deux  potences  que  l'un  avait  élevées  en  Grève  entre  le  quai  de  la 
Grève  et  le  quai  Pelletier,  l'une  auprès  de  l'autre,  adossées  au  parapet  de  la  rivière. 
Le  matin  aussi  tous  les  crieurs  jurés  de  la  bonne  ville  de  Paris  avaient  parcouru  les 
quartiers  de  la  cité,  surtout  les  balles  et  les  faubourgs,  annonçantde  leurs  voix  rauques 
et  infatigables  la  grande  justice  faite  par  le  roi  sur  deux  prévaricateurs  ,  deux  larrons, 
affameurs  du  peuple ,  accapareurs  d'argent ,  dilapidateurs  des  deniers  royaux ,  con- 
cussionnaires et  faussaires ,  qui  allaient  subir  la  peine  capitale  en  place  de  Grève , 
leurs  noms  affichés  sur  leurs  têtes,  disait  l'arrêt.  Et  ce  peuple  dont  on  prenait  si  chau- 
dement les  intérêts,  pour  ne  pas  manquer  de  respect  à  son  roi ,  quittait  boutique, 
étaux,  atehers  afin  d'aller  témoigner  un  peu  de  reconnaissance  à  Louis  XIV,  absolu- 
ment comme  feraient  des  invités  qui  craindraient  de  faire  une  impolitesse  en  ne  se 
rendant  pas  chez  celui  qui  les  aurait  conviés.  La  curiosité  des  Parisiens  était  donc  à 
son  comble.  La  nouvelle  s'était  déjà  répandue  que  les  prisonniers  ,  transférés  au  chik- 
teau  de  Vincennes ,  seraient  conduits  de  cette  prison  à  la  place  de  Grève.  Aussi  le 
faubourg  et  la  rue  Saint-Antoine  étaient-ils  encombrés ,  car  la  population  de  Paris , 
dans  ces  jours  de  grande  exécution  ,  se  divise  en  deux  catégories  :  ceux  qui  veulent 


20*  LES  MOUSQUETAIRES. 

voir  passer  les  condamnée,  cenx-là  sont  les  coeurs  timides  et  doux,  mais  cnrievix  de 
philosophie,  et  ceux  qui  veulent  voirie  condannié  uiourir,  ceux-là  sont  les  cœurs 
avides  d'émotions. 

Ce  jour-là  M.  d'Arlagnan  ayant  reçu  ses  dernières  instructions  du  roi  et  fait  ses 
adieux  à  ses  amis,  et  pour  le  moment  le  nombre  en  élail  réduit  à  Plaiicbet,  se  traça 
le  plan  de  sa  journée  connue  doit  le  faire  tout  homme  occupé  et  dont  les  instans  sont 
comptés  parce  qu'il  apprécie  leur  importance.  —  Le  départ  est ,  dit-il ,  fixé  au  point 
du  jour,  trois  heures  du  matin;  j'ai  donc  quinze  heures  devant  moi.  Otons-en  les  six 
heures  de  sommeil  qui  me  sont  indispeiisahles,  six;  une  heure  de  repas,  sept;  une 
heure  de  visite  à  Atlios,  huit;  deux  heures  pour  l'imprévu.  ïolal,  dix.  Restent  donc 
cinq  heures.  Une  heure  pour  toucher,  c'est-à-dire  pour  me  faire  refuser  l'argent  chez 
M.  Fouquet  ;  une  autre  pour  aller  chercher  cet  arjient  chez  jM.  Colberl  et  recevoir  ses 
questions  et  ses  grimaces;  une  heure  pour  surveiller  mes  armes,  mes  habits  et  faire 
graisser  mes  boites.  Il  me  reste  encore  deux  heures.  Mordioux!  que  je  suis  riche! 
Pendant  ces  deux  heures,  j'irai ,  dit  le  mousquetaire  ,  toucher  mon  quartier  de  loyer 
de  rimage-de-Notre-Dame.  Ce  sera  réjouissant.  Trois  cent  soixante-quinze  livres! 
INIordioux  ! 

En  conséquence  de  celle  disposition ,  d'Artagnan  s'en  alla  donc  loul  droit  chez  le 
comte  de  la  Fère,  auquel  modestement  et  naïvement  il  raconta  une  partie  de  ses 
bonnes  aventures.  Alhos  n'était  pas  sans  inquiétude  depuis  la  veille  au  sujet  de  cette 
visite  de  d'Artagnan  au  roi;  mais  quatre  niol.s  lui  suflirenl  comme  explications,  .\lhos 
devina  que  Louis  avait  chargé  d'Artagnan  de  quel(]ue  mission  imporlante  et  n'essaya 
pas  même  de  lui  faire  avouer  le  secret.  Raoul  imitait  la  réserve  paternelle.  Mais  d'.Ar- 
tagnan  comprit  qu'il  était  par  trop  mystérieux  de  quitter  des  amis  sous  un  prétexte 
sans  leur  dire  même  la  route  qu'on  prenait. —  J'ai  choisi  le  Mans  ,  dit-il  à  Atlios.  Est- 
ce  pas  un  bon  pays?  —  Excellent,  mon  ami ,  répliqua  le  comte,  sans  lui  faire  remar- 
quer que  le  Mans  était  dans  la  même  direction  que  la  Touraine,  et  qu'eu  allendant 
deux  jours  au  plus,  il  pourrait  faire  roule  avec  un  ami. 

—  Je  partirai  demain  au  pnint  du  jour,  dit-il  enlui.  Jusque-là,  Raoul  ,  veux-tu 
venir  avec  moi'?  —  Oui,  monsieur  le  chevalier,  dit  le  jeune  huuunc,  si  .M.  le  comte 
n'a  pas  affaire  de  moi.  —  Non,  Raoul,  j'ai  audience  aujourd'hui  de  Monsieur,  frère 
du  roi,  voilà  tout.  Raoul  demanda  son  épée  à  Grimaud,  qui  la  lui  apporta  sur-le- 
champ. —  Alors,  ajouta  d'Artagnan  ,  ouvrant  ses  deux  bras  à  Atlios  ,  adieu  ,  cher  ami. 
Atlios  l'embrassa  longuement,  et  le  mous(pietaire,  (|iii  comprit  si  bien  sa  discrétion, 
lui  glissa  à  l'oicillc  :  —  All'aire  d'Etat!  Ce  à  quoi  Athos  ne  répondit  (pic  par  un  ser- 
rement de  main  plus  sigiiilicatif  encore.  .Mors  ils  se  séparèieiil.  Raoul  i>rit  le 
bras  de  son  vieil  ami ,  qui  rcnimena  par  la  rue  Saiiit-Hi>noré. —  Je  te  conduis  chez  le 
dieu  Flulus,  dit  d'Artagnan  au  jeune  homme;  prépare-loi;  lonic  iajoiiniée  lu  verras 
empiler  des  écus.Snis-je  changé  ,  mon  Dieu! 

—  Oh  !  oh  !  Voilà  iiien  du  monde  dans  la  rue,  dit  Raonl.  —  b^sl-ce  procession,  au- 
joiinriiui'?  demanda  d'ArtagiKiu  à  un  llàueur  —  Monsieur,  c'est  pendaison,  répliipia 
le  passant.  —  Comment!  pcMidaison'/ lit  d'.Vrlagnau  .  eu  Crève'?  —  Oui,  Monsieur. 
—  Diable  soit  du  maraud  qui  se  fait  pendre  le  jounn'i  j'ai  besoin  d'aller  toucher  mon 
terme  de  lover!  s'écria  (r.Vrtagnaii.  Raoul,  as-lu  vu  iieiidre?  —  Jamais,  Monsieur... 
Dieu  merci!  — Voilà  bien  la  jeul\e^se.  .\  quelle  heure  pendra -l-oii ,  Monsieur,  s'il 
vous  plait?  —  Mon-iiMir.  rr|iiil  le  llàiK'ur  axec  ilrliTeiiri- ,  rbannc  (pi'il  était  de  lier 
conversation  avec  deux  boiimiesd'épee,  ce  doit  être  pour  lioi>  heures.  —  Oh!  iln'est 
<prune  lieureet  demie,  allongeons  les  jambes,  iiois  arriverons  à  temps  pour  toucher 
mes  trois  cent  soi.xanle-quiu/c  livres  et  repartir  avant  l'arrivée  du  palieul.  —  Des  [la- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  205 

tiens,  Monsieur,  continua  le  bourgeois  ,  car  ils  sont  deux.  —  Monsieur,  je  vous  rends 
mille  grâces ,  dit  d'Art;ignan ,  qui ,  en  vieillissant ,  était  devenu  d'une  politesse  raf- 
finée. Et  entraînant  Raoul ,  il  se  dirigea  rapidement  vers  le  quartier  de  la  Grève. 

Sans  celle  grande  habitude  que  le  mousquetaire  avait  de  la  foule ,  et  ce  poignet  ir- 
résistible auquel  se  joignait  une  souplesse  peu  commune  des  épaules,  ni  l'un  ni  Taulre 
des  deux  voyageurs  ne  fût  arrivé  à  destination.  Ils  suivaient  le  quai,  qu'ils  avaient 
gagné  en  quittant  la  rue  Saint-Houoré,  dans  laquelle  ils  s'étaient  engagés  après  avoir 
pris  congé  d'Atbos.  D'Artagiian  marchait  le  premier  :  son  coude,  son  poignet,  son 
épaule ,  formaient  trois  coins  qu"il  savait  enfoncer  avec  art  dans  les  groupes  pour  les 
faire  éclater  et  se  disjoindre  comme  des  morceaux  de  bois.  Souvent  il  usait  comme 
renfort  de  la  poignée  en  fer  de  sou  épée.  Il  l'introduisait  entre  des  côtes  trop  rebelles, 
et  la  faisant  jnuer  en  guise  de  levier  ou  de  pince ,  séparait  à  propos  l'époux  de  l'épouse, 
l'oncle  du  neveu,  le  frère  du  frère.  Tout  cela  si  naturellement  et  avec  de  si  gracieux 
sourires  qu'il  eût  fallu  avoir  des  côtes  de  bronze  pour  ne  pas  crier  merci  quand  la  poi- 
gnée faisait  son  jeu  ,  ou  des  cœurs  de  diamant  pour  ne  pas  être  enchanté  quand  le  sou- 
rire s'épanouissait  sur  les  lèvres  du  mousquetaire  Raoul ,  suivant  son  ami ,  ména- 
geait les  femmes,  qui  aduiiraient  sa  beauté  ,  contenait  les  hommes,  qui  sentaient  la 
rigitlilé  de  ses  muscles ,  et  tous  deux  fendaient,  grâce  à  cette  manœuvre,  l'onde  un 
peu  compacte  et  un  peu  bourbeuse  du  populaire. 

Ils  arrivèrent  en  vtie  des  deux  potences  ,  et  Raoul  détourna  les  yeux  avec  dégoût. 
Pour  d'.\rlaguan ,  il  ne  les  vit  même  pas  ;  sa  maison  au  pignon  dentelé ,  aux  fenêtres 
pleines  de  curieux  attirait,  absorbait  même  toute  l'attention  dont  il  était  capable.  Il 
distingua  dans  la  place  et  autour  des  maisons  bon  nombre  de  mousquetaires  en  congé, 
qui,  les  uns  avec  des  femmes,  les  autres  avec  des  amis,  attendaient  l'instant  de  la 
cérémonie.  Ce  qui  le  réjouit  par-dessus  tout,  ce  fut  de  voir  que  le  cabaret'er,  son  lo- 
cataire ,  ne  savait  auquel  entendre.  Trois  garçons  ne  pouvaient  suffire  à  servir  les 
buveurs.  Il  y  en  avait  dans  la  boutique,  dans  les  chambres,  dans  la  cour  même. 
D'Arlagnan  fit  otiserver  celle  affluence  à  Raoul  et  ajouta  :  —  Le  drôle  n'aura  pas 
d'excuse  pour  ne  pas  payer  sou  terme.  Vols  tous  ces  buveurs,  Raoul,  on  dirait  des 
gens  de  bonne  compagnie.  Mordioux  !  mais  on  n'a  pas  de  place  ici. 

Cependant  d'Arlagnan  réussit  à  attraper  le  patron  par  le  coin  de  son  tablier  et  à 
s'en  faire  reconnaître.  —  Ah  I  monsieur  le  chevalier,  dit  le  cabaretier  à  moitié  fou, 
une  minute,  de  grâce  !  j'ai  ici  cent  enragés  qui  mettent  ma  cave  sens  dessus  dessous. 
—  La  cave ,  bon,  mais  non  le  coffre-fort.  —  Oh  !  Monsieur,  vos  trenle-sept  pistoles  et 
demie  sont  là-haut  toutes  comptées  dans  ma  chambre  ;  mais  il  y  a  dans  cette  chambre 
trente  compagnons  qui  sucent  les  douves  d'un  petit  baril  de  porlo  que  j'ai  défoncé  ce 
matin  pour  eux...  Donnez-moi  une  minute,  rien  qu'une  minute.  —  Soit,  soit.  —  Je 
m'en  vais,  dit  Raoul  bas  à  d'Artagnan:  cette  joie  est  ignoble.  —  Monsieur,  répliqua 
sévèremenl  d'Arlagnan,  vous  allez  me  faire  le  plaisir  de  rester  ici.  Tiens,  il  y  a  la 
cour  là-bas  ,  et  un  arbre  dans  cette  cour;  viens  à  l'ombre,  nous  respirerons  mieux  que 
dans  cette  atmosphère  chaude  de  vins  répandus.  —  Monsieur,  dit  Raoul ,  vous  ne 
pressez  pas  votre  locataire,  et  tout  à  l'heure  les  paliens  vont  arriver.  Il  y  aura  une 
telle  presse  en  ce  moment  que  nous  ne  pourrons  plus  sortir.  — Tu  as  raison  ,  dit  le 
mousquetaire.  Holà!  ho!  quelqu'un,  mordioux  !  Mais  il  eut  beau  crier,  frapper  sur 
les  débris  de  la  table  ,  qui  tombèrent  en  poussière  sous  son  poing,  nul  ne  vint 

D'Artagnan  se  préparait  à  aller  trouver  lui-même  le  cabaretier,  lorsque  la  porte  de 
la  cour  dans  laquelle  il  se  trouvait  avec  Raoul ,  porte  qui  cominuniqjiait  au  jardin 
silué  deirière,  s'ouvrit  en  criant  péuiblemeul  sur  ses  gonds  rouilles,  et  im  homme 
vêtu  eu  cavalier  sortit  de  ce  jardin  l'épée  au  fourreau  ,  mai.<  non  à  la  ceiutiu'e,  Ira- 


200  LES  MOUSQUETAIRES. 

versa  la  cour  sans  refermer  la  porte  ,  et  ayant  jeté  un  regard  nhliqiie  sur  d'Arfagnan 
et  sou  compagnon  ,  se  dirigea  vers  le  cabaret  même  en  promenant  partout  ses  yeux , 
qui  semblaient  percer  les  murs  et  les  consciences.  —  Tiens,  se  dit  d'Arlaguan  ,  mes 
locataires  conuuuniquent...  Ah  !  c'est  sans  doute  encore  quelque  curieux  de  pendaison. 
Au  même  moment  les  cris  et  le  vacarme  des  buveurs  cessèrent  da)is  les  chambres  su- 
périeures. Le  silence ,  en  pareille  circonstance ,  surprend  comme  un  redoublement  de 
i)ruit.  D'Artagnan  voulut  voir  quelle  était  la  cause  de  ce  silence  subit.  Il  s'aperçut 
alors  que  cet  honmie  .  en  habit  de  cavalier,  venait  d'entrer  dans  la  chambre  princi- 
pale et  qu'il  haranguait  les  buveurs,  qui  tous  l'écoutaienl  avec  une  attention  minu- 
tieuse. Son  allocution,  d'Artagnan  l'eût  entendue,  peut-être,  sans  le  bruit  dominant 
des  clameurs  populaires  qui  faisait  un  formidable  accompagnement  à  la  harangue  de 
l'orateur.  Mais  elle  finit  bientôt,  et  tous  les  gens  que  contenait  le  cabaret  soi-tirent  les 
uns  après  les  autres  par  petits  groupes;  de  telle  sorte,  cependant,  qu'il  n'en  demeura 
que  six  dans  la  chambre  :  l'un  de  ces  six ,  l'homme  à  l'épée,  prit  à  part  le  cabaretier, 
l'occupant  par  des  discours  plus  ou  moins  sérieux  ,  tandis  que  les  autres  allumaient  un 
grand  feu  dans  l'Aire  :  chose  assez  étrange  par  le  beau  temps  et  la  chaleur. 

—C'est  singulier,  dit  d'Artagnan  àRaoul  ;  mais  jeconnais ces  figures-là. — Ne  trouvez- 
vous  pas,  dit  Raoul ,  que  cela  sent  la  fumée  ici?  —  Je  trouve  plutôt  que  cela  sent  la 
conspiration,  répliqua  d'.Artaguan.  Il  n'avait  pas  achevé  que  quatre  de  ces  hommes 
étaient  descendus  dans  la  cour,  et .  sans  app.irence  de  mauvais  desseins,  monlaicnt  la 
garde  aux  environs  de  la  porte  de  communication  en  lançant  par  intervalles  à  d'Arta- 
gnan des  regards  qui  signifiaient  beaucoup  de  choses.  — Mordioux!  dit  tout  bas  d'Ar- 
tagnan à  Raoul ,  il  y  a  ici  ([uelque  chose.  Es-tu  curieux  ,  toi ,  Raoul?  —  C'est  selon  , 
monsieur  le  chevalier.  — Moi ,  je  suis  curieux  comme  une  vieille  femme.  Viens  un  peu 
sur  le  devant,  nous  verrons  le  coup  d'œil  de  la  place.  Il  y  a  gros  à  parier  que  ce 
coup  d'œil  en  vaut  la  peine. — Mais  vous  savez,  monsieur  le  chevalier,  que  je  ne 
veux  pas  me  faire  le  spectateur  passif  et  indill'érentde  la  mort  de  deux  pauvres  diables. 
—-Et  moi,  donc!  crois-tu  que  je  sois  tui  sauvage?  Nous  rentreronsquand  Usera  temps 
de  rentrer.  — Viens  1 

Us  s'acheminèrent  donc  vers  le  corps  de  logis,  et  se  placèrent  près  de  la  fenêtre, 
qui  ,  chose  plus  étrange  encore  que  le  reste,  était  demeurée  inoccupée.  Les  deux  der- 
niers buveurs,  au  lieu  de  regarder  par  cette  fenêtre  ,  cnirelcnaicnt  le  feu.  En  voyant 
entrer  d'Artagnan  et  son  ami,  —  Ali!,ib!  ilur<'nfort,  unuiuiuércnl-ils.  L)'.\rtagnan 
poussa  le  coude  de  Itaoul.  — <_1ui,  mes  braves,  du  rcnfoi'l  ,  dil-il  ;  nirdieul  voilà  un 
fameux  l'on...  Qui  vonlez-\ous  donc  faire  cuire? 

Les  deux  hommes  poussèrent  un  éclat  de  rire  jovial,  et  au  lieu  de  répondre,  ajou- 
tèrent du  boisau  foyer.  D'Artagnan  ne  |iouvail  se  lasscrde  les  regarder. — Voyons,  dit  un 
des  chaidVeurs.on  vous  aenvoyés  pour  nous  dire  le  moment,  n'est-ce  pas? — Sansdoute, 
dit  il' Artagnan,  ([ui  voulait  savoir  à  quoi  s'en  tenir.  Ponnjuoi  serais-je  donc  ici,  si  qc 
n  était  pour  cela. — Alors,  mutlez-vous  à  la  fenêtre,  s'il  vous  plaît,  et  oliservez.  D'Artagnan 
sourit  dans  sa  moustache ,  lit  signe  à  Raoul ,  et  se  mil  cpmplaisanuncnl  à  la  fenêtre. 


VIVE   COLIIKUT  ! 

Celait  lui  elVraVaut  spectacle  que  celui  que  préseiilail  la  Tirèvc  en  CO  moment.  Les 
lôtes,  nivelées  par  la  perspective,  s'élendaieul  au  loin,  drues  et  mouvantes,  comme 
les  épis  duns  une  grande  plaine.  Uo  temps  eu  temps,  un  bruit  inconnu,  une  rumeur 


LE  VICOMTE  DR  BRAGELONNE.  207 

Jointaine  ,  taisait  osriilei-  les  lèles  et  fiamlioyei'  des  milliers  J"yeux.  Parfois  il  y  avait 
de  grands  refoulemens.  Tous  ces  épis  se  eourbaieTit  et  devenaient  des  vagues  plus 
mouvantes  que  celles  de  l'Océan,  qui  roulaient  des  extrémités  au  centre  ,  et  allaient 
battre,  comme  des  marées,  la  haie  d'archers  qui  entourait  la  potence.  Alors  les 
manches  des  hallebardes  s'abaissaient  sur  la  tète  ou  les  épaules  des  téméraires  enva- 
hisseurs ;  parfois  aussi  c'était  le  fer  au  lieu  du  bois,  et  dans  ce  cas  il  se  faisait  un  large 
cercle  vide  autour  de  la  garde;  espace  conquis  au-dessus  des  extrémités  qui  subis- 
saient à  leur  tour  l'oppression  de  ce  refoulement  subit  qui  les  repoussait  contre  les 
parapets  de  la  Seine. 

Du  haut  de  sa  fenêtre,  qui  dominait  toute  la  place,  d'Artagnan  vit  avec  une  satis- 
faction intérieure  que  ceiix  des  mousquetaires  el  des  gardes  qui  se  trouvaient  pris  dans 
la  fouie  savaient,  à  coups  de  poings  et  de  pommeaux  d'épée,  se  faire  place.  Il  remar- 
qua même  qu'ils  avaient  réussi ,  par  suite  de  cet  esprit  de  corps  qui  double  les  forces 
du  soldat,  à  se  réunir  en  un  groupe  d'à  peu  prés  cinciuantc  hommes;  et  que,  sauf 
une  douzaine  d'égarés  qu'il  voyait  encore  rouler  cà  et  là,  le  noyau  était  compact  et  à 
la  portée  de  la  voix.  Mais  ce  n'étaient  pas  seulement  les  mousquetaires  et  les  gardes 
qui  atliraiont  l'attenlion  de  d'Artagnan.  Autour  des  potences  et  surtout  aux  abords  de 
l'arcade  Saint-Jean  s'agitait  un  tourbillon  bruyant,  brouillon,  all'airé;  des  tigures 
hardies,  des  mines  résolues  se  dessinaient,  çà  et  là,  au  milieu  des  tigures  niaises  et 
des  mines  indifférentes:  des  signaux  s'échangeaient ,  des  mains  se  touchaient.  D'Ar- 
tagnan remarqua  dans  les  groupes,  et  même  dans  les  groupes  les  plus  animés,  la  li- 
gure du  cavalier  qu  il  avait  vu  entier  par  la  porte  de  communication  de  son  jardin  et 
qui  était  monté  au  premier  pour  haranguer  les  buveurs.  Cet  homme  oi'gaiiisait  des 
escouades  et  distribuait  des  ordres.  — Mordiouxl  s'écria  d'Artagnan,  je  ne  me  trom- 
pais pas,  je  connais  cet  houmie,  c'est  Meniieville.  Que  diable  fait-il  ici'/ 

Un  murmure  sourd  et  qui  s'accentuait  par  degrés  arrêta  sa  réUeviou  et  attira  ses 
regards  dun  autre  côté.  Ce  murmure  était  occasionné  par  l'arrivée  des  patiens  ;  un 
fort  piquet  d'archers  les  précédait  et  parut  à  l'angle  de  l'arcade.  La  foule  tout  entière 
se  mit  à  pousser  des  cris.  Tous  ces  cris  formèrent  un  hurlement  immense.  D'Artagnan 
vit  Raoul  pâlir,  il  lui  frappa  rudement  sur  l'épaule.  Les  chauffeurs,  à  ce  grand  cri,  se 
retournèrent  et  demandèrent  où  l'on  en  était.  —  Les  condamnés  arrivent,  dit  d'Arta- 
gnan. —  Bien,  répondirent-ils  en  avivant  la  flamme  de  la  cheminée.  —  D'Artagnan 
les  regarda  avec  inquiétude.  Les  condamnés  parurent  sur  la  place.  Ils  marchaient  à 
pied,  le  bourreau  devant  eux  ;  cinquante  archers  se  tenaient  en  haie  à  leur  droite  et  à 
leur  gauche.  Tous  deux  étaient  vêtus  de  noir,  pâles,  mais  résolus.  Ils  regardaient  im- 
patiemment au-dessus  des  têtes  en  se  haussant  à  chaque  pas.  D'Artagnan  remarqua  ce 
mouvement.  —  Mordioux  !  dit-il ,  ils  sont  bien  pressés  de  voir  la  potence. 

Raoul  se  reculait  sans  avoir  la  force  cependant  de  quitter  tout  à  fait  la  fenéirc.  La 
terreur,  elle  aussi ,  a  son  attraction.  — A  mort!  à  niortl  crièrent  cinquante  mille  voi\. 

—  Oui ,  à  mort  !  hurlèrent  une  centaine  de  furieux ,  comme  si  la  grande  masse  leur 
eût  donné  la  ré[)lique.  —  A  la  hart!  à  la  barl!  cria  le  grand  ensemble;  vive  le  roi! 

—  Non!  noni  |)as  de  potence!  cria  la  majorité,  vive  Colbert  !  — Tiens,  murmura 
d'Artagnan  ,  c'est  drôle,  j'aurais  cru  que  c'était  M.  de  Colbert  qui  les  faisait  pendre  , 
moi.  Il  y  eut  en  ce  moment  un  refoulement  qui  arrêta  un  momeut  la  marche  des  con- 
damnés. Les  gens  à  mine  hardie  et  résolue  qu'avait  remarqués  d'Artagnan,  à  force 
de  se  presser,  de  se  pousser,  de  se  hausser,  étaient  parvenus  à  toucher  presque  la  haie 
d'archers.  Le  corlége  se  remit  en  marche. 

Tout  à  coup ,  aux  cris  de  Vive  Colbert  !  ces  hommes  que  d'Artagnan  ne  perdait  pas 
de  vue  se  jetèrent  sur  l'escorte  ,  qui  essaya  vainement  de  lutter.  Derrière  ces  hommes 


2C8  LES  MOUSQUETAIRES. 

il  y  avait  la  foule.  Alors  commença  au  milieu  d"uii  affreux  vacarme  un  affreuse  con- 
fusion. Celte  fois  ce  sont  mieux  que  des  cris  d'attente  ou  des  cris  de  joie,  ce  sont  des 
cris  de  douleur.  En  effet  les  hallebardes  frappent,  les  épées  trouent,  les  mousquets 
commencent  à  tirer.  11  se  fit  alors  un  tourbillonnement  étrange  au  milieu  desquels 
d'Artagnan  ne  vit  plus  rien.  Puis  de  ce  chaos  surgit  tout  à  coup  comme  une  intention 
visible,  comme  une  volonté  arrêtée.  Les  condamnés  avaient  été  arrachés  des  mains 
des  gardes  et  on  les  entraînait  vers  la  maison  de  l'Image-de-Notre-Dame.  Ceux  qui  les 
entraînaient  criaient  :  Vive  Colbert  !  F^e  peuple  hésitait,  ne  sachant  s'il  devait  tomber 
sur  les  archers  on  sur  les  agresseurs.  Ce  qui  arrêtait  le  peuple,  c'est  que  ceux  qui 
criaient  Vive  (Zolbert!  commençaient  à  crier  en  même  temps  :  Pas  de  hart  !  à  bas  la 
potence!  au  feu  !  au  feu!  brûlons  les  voleurs!  brûlons  les  affameurs! 

Ce  cri  poussé  d'ensemble  obtint  un  succès  d'enthousiasme.  La  populace  était  ve- 
nue pour  voir  un  supplice,  et  voilà  qu'on  lui  offrait  l'occasion  d'en  faire  un  elle- 
même.  C'était  ce  qui  pouvait  être  le  plus  agréable  à  la  populace.  Aussi  se  rangea-t-elle 
immédiatement  du  parti  des  agresseurs  contre  les  archers  en  criant  avec  la  minorité, 
devenue ,  grâce  à  elle ,  majorité  des  plus  compactes  :  —  Oui ,  oui ,  au  feu  .  les  volem-s  ! 
vive  Colbert  !  —  Mordioux  !  s'écria  d'Ariagnan  ,  il  me  semble  que  cela  devient  s('rieux. 
Un  des  hommes  qui  se  tenaient  près  de  la  cheminée  s'approcha  de  la  fenêtre,  son  i)rau- 
don  à  la  main.  —  Ah  !  ah  !  dit- il ,  cela  chauffe.  Puis  ,  se  retournant  vers  son  compa- 
gnon , —  Voilà  le  signal  !  dit-il.  Et  soudain  il  appuya  le  tison  brûlant  à  une  boiserie. 

Ce  n'était  pas  une  maison  tout  à  fait  neuve  que  le  cabaret  de  l'Image-NoIrc-Dame: 
aussi  ne  se  fit-elle  pas  prier  pour  prendre  feu.  En  une  seconde  les  ais  craquent  et  la 
flamme  monte  en  pétillant.  Un  hurlement  du  dehors  répond  aux  cris  que  poussent  les 
incendiaires.  D'.Arlagnan,  qui  n'a  rien  vu  parce  qu'il  regarde  sur  la  place,  sent  à  la 
fois  la  fumée  qui  l'êtoufie  et  la  flamme  qui  le  grille.  —  Holà!  s'écrie-t-il  en  se  retour- 
nant, le  feu  est-il  ici?  êtes-vous  fous  ou  enragés,  mes  maîtres?  Les  deux  hommes  le 
regardent  d'un  air  étonné.  — Eh  quoi!  demandent-ils  à  d'Artaguau ,  n'est-ce  pas 
chose  convenue?  —  Chose  convenue  que  vous  brûlerez  ma  maison!  vocifère  d'.\rta- 
gnan  en  arrachant  le  tison  des  mains  de  l'incendiaire  et  le  lui  [lorlant  an  visage.  Le 
second  vent  porter  secours  à  son  camarade,  mais  Raoul  le  saisit,  l'enlève  et  le  jelie 
par  la  fenêtre  ,  tandis  que  d'.Artaguan  pousse  son  compagnon  par  les  degrés.  Raoul , 
le  premier  libre,  arrache  les  lambris,  (pi'il  jette  tout  fumans  par  la  chambre.  D'ini 
coup  d'oeil  d'Artagnan  voit  qu'il  n'y  a  plus  rien  à  craindi'e  pour  l'incendie  et  court  à 
la  fenêtre.  Le  désordre  est  à  son  comble.  (Ju  cric  à  la  fois  :  .\u  feu  !  au  meurtre  !  à  la 
hart!  au  bûcher!  vive  Colbert  et  vive  le  roi  !  Le  groupe  qui  arrache  les  palicns  aux 
mains  des  archers  s'est  rapproché  vers  la  maison  (pii  semble  b'  but  vers  lecpiel  on  les 
entraîne  Mcinieville  est  à  la  tête  du  groupe  criant  plus  haut  (|ue  persoinie  :  —  Au 
feu  !  au  l'eu!  \ive  Colbert! 

D'.Art.ignau  counncnce  à  conqiremlre.  On  veut  brûler  les  cnudaumés,  et  sa  maison 
est  le  bûcher  ([u'oii  leur  |)rêp,ii('.  —  llaltc-là  !  crie-t-il  l'épée  à  la  luain  et  nu  pied 
sur  la  fenêtre.  Menncville,  que  MiMJe/.-vous?  —  Monsieur  d'Artagnan,  s'écrie  celni- 
ci ,  passage  !  passage  !  —  Au  feu  !  au  feu,  les  voleurs!  \ive  Colbert!  crie  la  foule. 
Ces  cris  exasiièrent  d'Artagnan. —  Mordioux!  dit-il,  brûlei'  (i>  pa\i\  res  diables 
qui  ne  sont  condamnés  ipi'à  être  pendus,  c'est  infâme!  Cependant  devant  la  |ioite  lu 
niasse  des  curieux  refoulée  contre  les  tnuraillescsl  plus  épaisse  et  ferme  la  voie.  .Meii- 
nevllle  et  ses  hommes  qui  Irainenl  les  patiens  ne  sont  |ilus  (pi'à  dix  pas  de  la  porte. 
Memievillc  l'iiit  un  dernier  cil'ort.  —  Passage!  passage!  crie-t-il  le  pistolet  au  poing. 
—  Itrùlous  !  brûlons!  ii''pèlc  la  foule.  —  Le  feu  est  à  riuinge-NoIre-Dauie.  —  Urûlons 
les  voleurs!  —  Itrùloii'-  li's  allanieurs  dans  riMiage-de-NoIrc-D.iliK'. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  209 

Celle  fois,  il  n'y  a  pas  de  dovite,  c'est  bien  à  la  maison  de  d'Artagnan  qu'on  eu  veiil. 
D'Arlagnan  se  rappelle  l'ancien  cri  toujours  si  eflicnccuient  poussé  par  lui.  —  A  moi  ! 
mousquetaires  !...  dil-il  d'une  voix  de  géant ,  d'une  de  ces  voix  qui  dominent  le  canon. 
la  mer,  la  tempête;  à  moi!  mousquclaires  !...  Et,  se  pendant  parle  bras  au  balcon,  il 
se  laisse  tomber  au  milieu  de  cette  foule  qui  commence  à  s'écarter  de  cette  maison 
d'où  il  pleut  des  hommes.  Raoul  est  à  terre  aussitôt  que  lui.  Tous  deux  ont  l'épée  à  la 
main.  Tout  ce  qu'il  y  a  de  mousquetaires  sur  la  place  a  entendu  ce  cri  d'appel  ;  tous 
se  sont  retournés  à  ce  cri  et  ont  reconnu  d'Artagnan.  —  Au  capitaine!  au  capitaine! 
crient-ils  tous  à  leur  tour.  Et  la  foule  s'ouvre  devant  eux  comme  devant  la  proue  d'un 
vaisseau.  En  ce  moment  d'Artagnan  et  Mennevillc  se  trouvent  face  à  face.  —  Pas- 
sage !  passage!  s'écrie  Mennevillc  en  voyant  qu'il  n'a  plus  que  le  bras  à  étendre  pour 
toucher  la  porte.  — On  ne  passe  pas!  dit  d'Artagnan.  — Tiens,  dit  Menneville,  en 
lâchant  son  coup  de  pistolet  presque  à  bout  portant.  Mais  avant  que  le  rouet  n'ait 
tourné,  d'Artagnan  a  relevé  le  bras  de  Menneville  avec  la  poignée  de  son  épée  et  lui 
a  passé  la  lame  au  travers  du  corps.  —  Je  l'avais  bien  dit  de  te  tenir  tranquille,  dit 
d'Artagnan  à  Menneville,  qui  roula  à  ses  pieds. 

—  Passage  1  passage  !  crient  les  compagnons  de  Menneville  épouvantés  d'abord, 
mais  qui  se  rassurent  bientôt  en  s'apercevant  qu'ils  n'ont  affaire  qu'à  deux  hommes. 
Mais  ces  deux  hommes  sont  deux  géaus  à  cent  bras;  l'épée  voltige  entre  leurs  nuiins 
comme  le  glaive  flamboyant  de  l'archange.  Elle  troue  avec  la  pointe,  frappe  de  re- 
vers, frappe  de  taille.  Chaque  coup  renverse  son  homme.  —  Pour  le  roi  !  cric  d'.Ar- 
lagnan  à  chaque  homme  qu'il  frappe,  c'est-à-dire  à  chaque  homme  qui  tombe.  — 
—  Pour  le  roi  !  répète  Raoul.  Ce  cri  devient  le  mot  d'ordre  des  mou.squelaires,  qui . 
guidés  par  lui,  rejoignent  d'Artagnan.  Pendant  ce  temps  les  archers  se  remettent  de  la 
panique  qu'ils  ont  éprouvée,  chargent  les  agresseurs  en  queue  ,  foulant  et  abattant 
tout  ce  qu'ils  rencontrent.  La  foule ,  qui  voit  reluire  lesépées ,  voler  en  l'air  les  gouttes 
de  sang,  fuit  et  s'écrase  elle-même.  Enlin,  des  cris  de  miséricorde  et  de  désespoir 
retentissent,  c'est  l'adieu  des  vaincus.  Les  deux  condamnés  sont  retombés  aux  mains  des 
archers.  D'Artagnan  s'approche  d'eux,  et  les  voyant  pâles  et  mourans,  —  Consolez- 
vous,  pauvres  gens,  dit-il ,  vous  ne  subirez  pas  le  supplice  affreux  dont  ces  misérables 
vous  menaçaient.  Le  roi  vous  a  condamnés  à  être  pendus  :  vous  ne  serez  que  pendus. 

]|  n'y  a  plus  rien  à  l'Iinage-Nolre-Dame.  Le  feu  a  été  éteint  avec  deux  tonnes  de 
vin  à  défaut  d'eau.  Les  conjurés  ont  fui  par  le  jardin.  Les  archers  entraînent  les 
infortunés  patiens  aux  potences.  L'aflaire  ne  fut  pas  longue  à  partir  de  ce  moment. 
L'exécuteur,  peu  soucieux  d'opérer  selon  les  formes  de  l'art,  se  hâte  et  expédie  les 
deux  malheureux  en  une  minute.  Cependant  on  s'empresse  autour  de  d'Artagnan;  on 
le  félicite,  on  le  caresse.  Il  essuie  son  front  ruisselant  de  sueur,  son  épée  ruisse- 
lante de  sang;  et  tandis  que  Raoul  détourne  les  yeux  avec  compassion,  il  montre 
aux  mousquetaires  qui  l'entourent  les  potences  chargées  de  leurs  tristes  fruits.  — 
Pauvres  diables  !  dit-il ,  j'espère  qu'ils  sont  morts  en  me  bénissant,  car  je  leur  en  ai 
sauvé  de  cruelles. — Oh!  tout  cela  est  affreux,  murmura  Raoul  ;  parlons ,  monsieur  le 
chevalier.  —  Tu  n'es  pas  blessé?  demande  d'Artagnan.  — Non,  merci.  —  Eh  bien  ! 
tu  es  un  brave  ,  niordioux  !  C'est  la  lète  du  père  et  le  bras  de  Porthos.  Ah  1  s'il  avait 
été  ici ,  Porthos,  tu  en  aurais  vu  de  belles.  Une  dernière  minute,  mon  ami ,  que  je 
prenne  mes  trente-sept  pisloles  et  demie ,  et  je  suis  à  loi.  La  maison  est  d'un  bon  pro- 
duit, ajouta  d'Artagnan  en  rentrant  à  l'Image-de-Notrc-Dame;  mais  décidément,  dût- 
elle  être  moins  productive,  je  l'aimerais  mieux  dans  un  autre  quartier. 


T.  1. 


210  LES  MOUSQUETAIRES. 


COMMENT  LE  DIAMANT   DE   M.    D'ÉMERV   PASSA   ENTRE   LES   MAINS 

DE   D'ARTAGNAN. 


Tandis  que  celte  scène  bruyanle  et  ensanglantée  se  passait  sur  la  Grève  ,  plusieurs 
hommes,  barricadés  derrière  la  porte  de  communication  du  jardin  ,  remettaient  leurs 
épées  au  fourreau  ,  aidaient  l'un  d'eux  à  monter  sur  son  cheval  tout  sellé  qui  atten- 
dait dans  le  jardin,  et,  comme  une  volée  d'oiseaux  effarés,  s'enfuyaient  dans  toutes 
les  directions,  les  uns  escaladant  les  murs,  les  autres  se  précipitant  par  les  portes  avec 
toute  l'ardeurde  la  panique.  Celui  qui  monta  sur  le  cheval  et  qui  lui  lit  sentir  l'éperon 
avec  une  telle  brutalité  que  l'animal  faillit  franchir  la  muraille  ,  ce  cavalier,  disons- 
nous,  traversa  la  place  Baudoyer,  passa  comme  l'éclair  devant  la  foule  des  rues, 
écrasant,  culbutant,  renversant  tout,  et  dix  minutes  après  arriva  aux  portes  de  la 
surintendance,  plus  essoulllé  encore  que  son  cheval.  L'abbé  Fouquet,  au  bruit  reten- 
tissant des  fers  sur  le  pavé,  parut  à  une  fenêtre  de  la  cour,  et  avant  même  que  le  ca- 
valier n'eût  mis  pied  à  terre  :  —  Eh  bien'/  Dauicamp,  demanda-t-il.  à  moitié  penché 
hors  de  la  fenêtre.  —  Eh  bien!  c'est  fini!  répondit  le  cavalier.  —  Fini!  cria  l'abbé, 
alors  ils  sont  sauvés?  —  Non  pas,  Monsieur,  répliqua  le  cavalier.  Ils  sont  pendus. 

Une  porte  latérale  s'ouvrit  soudain,  et  Fouquet  apparut  dans  la  chambre,  pâle, 
égaré,  les  lèvres  entrouvertes  par  un  cri  de  douleur  et  de  colère.  Il  s'arrêta  sur  le 
seuil,  écoutant  ce  qui  se  disait  de  la  cour  à  la  fenêtre.  —  Oh!  Lyodot  et  d'Émery  ! 
murmura-t-il  le  front  tout  ruisselant  de  sueur,  morts!  morts!  et  moi  déshouoi'é. 
L'abbé  se  retourna,  et  apercevant  son  frère  écrasé ,  livide  :  —  Allons!  allons!  dil-il , 
c'est  un  coup  du  sort,  Mon.sieur:  il  ne  faut  pas  nous  lamenter  ainsi.  Puisque  cela  ne 
s'est  point  fait,  c'est  que  Dieu...  —  Taisez-vous,  l'abbé,  taisez-vous!  cria  Fouquet  : 
vos  excuses  sont  des  blasphèmes.  Faites  monter  ici  cet  homme,  et  qu'il  raconte  les 
détails  de  l'horrible  événement.  L'abbé  lit  un  signe,  et  une  ilcmi-uiinute  après  on  en- 
lendit  les  pus  de  l'homme  dans  l'escalier. 

En  même  temps,  fiourville  apparut  derrière  Fouquet,  pareil  à  l'ange  gardien  du 
surintendant,  appuyant  un  doiyt  sur  ses  lèvres  pour  lui  enjoindre  de  s'observer  au 
milieu  des  élans  mêmes  de  sa  douleur.  Le  ministre  reprit  toute  la  sérénité  que  les 
forces  humaines  peuvent  laisser  à  la  disposition  d'un  cœur  à  demi  brisé  |)ar  la  douleur. 
Daniianq)  païut.  —  Faites  voire  rap|)orl ,  dil  (iourville.  Le  messager  raconta  alors 
d'une  voix  animée  les  scènes  de  la  place  et  le  terrible  dénoùment  de  l'alVaire. 

Fou(iuel ,  malgré  sa  puissance  sur  lui-môme  ,  ne  put  s'empêcher  de  laisser  échapper 
un  som'd  gémissement.  —  El  cet  homme ,  le  |)ropriélaire  de  la  maison ,  reprit  l'abbé , 
comment  le  nomme-t-on?  — Je  ne  vous  le  dirai  pas,  n'ayant  pas  pu  le  voir;  mon 
poste  m'avait  élé  désigné  dans  le  jardin  ,  et  je  suis  resté  à  mon  posie;  seulement  on 
est  venu  me  raconter  l'allaire.  J'avais  ordre,  la  chose  une  fois  linie,  de  venir  vous  an- 
noncer en  loulc  liAle  de  rpielle  façon  elle  était  hnie.  Selon  l'ordre,  je  suis  parli  au 
galop  ;  et  nie  \oilii.  —  Très-bien,  Monsieur,  nous  n'avons  pas  .luIre  chose  à  demander 
de  vous,  dil  l'abbé,  de  plus  en  idusallcrré  ."i  mesure  qu'approchail  le  nu)menl  d'abor- 
drr  son  frère  seul  à  seul.  —  <ln  vous  a  payé?  demanda  tionrvillc.  —  Un  à-coniple, 
Mou.>ieur,  répondit  Hauicanip.  ~  Voilà  vingt  pisloles ,  allez ,  Monsieur,  et  n'oublie/, 
pas  de  toujours  défendre,  connue  celle  fois,  les  véritables  intérêts  du  roi.  —  "ui, 
.MousiciM-,  dil  riiomme  en  s'inclinanl  el  en  serrant  l'argent  dans  s.i  poche. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  2H 

A  peine  fut-il  deliorsque  F'ouquet,  qui  était  resté  immobile,  s'avança  d'un  pas  ra- 
pide et  se  trouva  entre  l'abbé  elGourville.  Tous  deux  ouvrirent  en  même  teni|is  la 
bouche  pour  parler.  —  Pas  d'excuses  I  dit-il,  pas  de  récriminations  contre  qui  (jue 
ce  soit.  Trêve  de  politique,  l'abbé,  sortez,  je  vous  prie  et  que  je  n'entende  plus 
parler  de  vous  jusqu'à  nouvel  ordre;  il  me  semble  que  nous  avons  besoin  de  beau- 
coup de  silence  et  de  circonspection.  Messieurs ,  pas  de  représailles,  je  vous  le  défends. 

—  Il  n'y  a  pas  d'ordres,  grommela  l'abbé,  qui  m'empêche  de  venger  sur  un  coupable 
l'allVont  fait  à  ma  famille.  —  Et  moi .  s'écria  Fouquet  de  celte  voix  impérative  à  la- 
quelle on  sent  qu'il  n'y  a  rien  à  répondre,  si  vous  avez  une  pensée,  une  seule,  qui 
ne  soit  pas  l'expression  absolue  de  ma  volonté,  je  vous  ferai  jeter  à  la  Bastille  deux 
heures  après  que  cette  pensée  se  sera  manifestée.  Réglez-vous  là-dessus ,  l'abbé.  L'abbé 
s'inclina  en  rougissant. 

Fouquet  fit  signe  à  Gourville  de  le  suivre,  et  déjà  il  se  dirigeait  vers  son  cabinet , 
lorsque  l'huissier  annonça  d'une  voix  haute  :  —  M.  le  chevalier  d'Artagnan.  — 
Qu'est-ce?  6t  négligemment  Fouquet  à  Gourville.  —  Un  ex-lieutenant  des  mousque- 
taires de  Sa  Majesté,  répondit  Gourville  sur  le  même  ton.  Fouquet  ne  prit  pas  même 
la  peine  de  réfléchir  et  se  remit  à  marcher.  —  Pardon  ,  monseigneur!  dit  alors  Gour- 
ville ;  mais  je  réfléchis,  ce  brave  garçon  a  quitté  le  service  du  roi,  et  probablement 
vient-il  toucher  un  quartier  de  pension  quelconque.  —  Au  diable!  dit  Fouquet,  pour- 
quoi prend-il  si  mal  son  tcnqjs?  —  Permettez,  monseigneur,  que  je  lui  dise  un  mol 
de  refus  alors;  car  il  est  de  ma  connaissance,  et  c'est  un  homme  qu'il  vaut  mieux 
dans  les  circonstances  où  nous  nous  trouvons,  avoir  pour  ann'  que  pour  ennemi.  — 
Répondez  tout  ce  que  vous  voudrez,  dit  Fouquet.  —  Eh  mon  Dieu  !  dit  l'abbé  plein 
de  rancune,  comme  un  homme  d'église,  — répondez  qu'il  n'y  a  pas  d'argent,  — sur- 
tout pour  les  mousquetaires. 

Mais  l'abbé  n'avait  pas  plutôt  lâché  ce  mot  imprudent  que  la  porte  entrebAillée 
s'ouvrit  tout  à  fait  et  que  d'Artagnan  parut.  —  Eh  !  monsieur  Fouquet,  dit-il,  je  le 
savais  bien  qu'il  n'y  avait  pas  d'argent  pour  les  mousquetaires.  Aussi  je  ne  venais 
point  pour  m'en  faire  donner,  mais  bien  pour  m'en  faire  refuser.  C'est  fait ,  merci.  Je 
vous  donne  le  bonjour  et  vais  en  chercher  chez  M.  Colberl. — Et  il  sortit  après  un  salut 
assez  leste.  —  Gourville,  dit  Fouquet,  courez  après  cet  homme  et  me  le  ramenez. 
Gourville  obéit  et  rejoignit  d'Artagnan  sur  l'escalier.  D  Artagnan  entendant  des  pas 
derrière  lui,  se  retourna  et  a[ierçul  Gourville.  —  Mordioux  !  mon  cher  Monsieur,  dit- 
il,  ce  sont  de  tristes  façons  que  celles  de  messieurs  vos  gens  de  linances;  je  viens 
chez  M.  Fouquet  pour  toucher  une  somme  ordonnancée  par  Sa  Majesté,  et  l'on  m'y 
reçoit  comme  un  mendiant  qui  vient  pour  demander  une  aumône,  ou  comme  un  tilou 
qui  vient  pour  voler  une  pièce  d'argenterie.  —  Mais  vous  avez  prononcé  le  nom  de 
M.  Colbert,  cher  monsieur  d'Artagnan  ;  vous  avez  dit  que  vous  alliez  chez  M.  Golbertï 

—  Certainement  que  j'y  vais,  ne  fût-ce  que  pour  lui  demander  satisfaction  des  gens 
qui  veulent  brûler  les  maisons  en  criant  vive  Colbert. 

Gourville  dressa  les  oreilles.  —  Ob!  oh  !  dit-il ,  vous  faites  allusion  à  ce  qui  vient  de 
se  passer  en  Grève.  — Oui,  certainement.  —  Et  en  quoi  ce  qui  vient  de  se  passer 
vous  imporle-t-il?  —Comment!  vous  me  demandez  en  quoi  il  m'importe  ou  il  ne 
m'importe  pas  que  M.  Colbert  fasse  de  ma  maison  un  bûcher'/  —  Ainsi  votre  mai- 
son... C'est  votre  maison  qu'on  voulait  brûler'/  —  Pardieu  !  —  Le  cabaret  de  l'Image 
Notre-Dame  est  à  vous?  —  Depuis  huit  jours.  —  Eb  !  vous  êtes  ce  brave  capitaine, 
vous  êtes  cette  vaillante  épéequi  a  dispei'sé  ceux  qui  voulaient  brûler  les  condamnés? 

—  Mon  cher  monsieur  Gourville,  mettez- vous  à  ma  place  ;  je  suis  agent  de  la  force 
publique  et  propriétaire.  Gomme   capitaine,  mon  devoir  est  de  faire  accomplir  les 


212  LES  MOUSQUETAIRES. 

ordres  du  roi,  Comme  propriétaire,  mon  intérêt  est  qu'on  ne  brûle  pas  ma  maison. 
J'ai  donc  suivi  à  la  fois  les  lois  de  l'intérêt  el  du  devoir  en  renietlunl  MM.  Lyodot  et 
d'Éinery  entre  les  mains  des  archers.  —  .\insi  c'est  vous  qui  avez  jeté  un  homme  [>ar 
la  fenêtre?  —  C'est  moi-même,  répliqua  modestement  d'Artagnan.  —  C'est  vous  qui 
avez  tué  Menneville? — J'ai  eu  ce  malheur,  fit  d'Artagnan  ,  saluant  comme  un  homme 
que  l'on  félicite.  —  C'est  vous  enfin  qui  avez  été  cause  que  les  deux  condamnés  ont 
été  pendus?  —  Au  lieu  d'être  brûlés,  oui,  Monsieur,  et  je  m'en  fais  gloire.  J'ai  arra- 
ché ces  pauvres  diables  à  d'eflroyables  tortures.  Comprenez-vous ,  mon  cher  monsieur 
Gou'rville,  qu'on  voulait  les  brûler  vifs?  Cela  passe  toute  imagination.  —  Allez,  mon 
cher  monsieur  d'Artagnan  ,  allez,  dit  Cours  ille ,  voulant  épargner  à  Fouquel  la  vue 
d'un  homme  qui  venait  de  lui  causer  une  si  profonde  douleur.  —  Non  pas,  dit  Fou- 
quet  qui  avait  entendu  de  la  porte  de  l'antichambre;  non  pas,  monsieur  d'Artagnan, 
venez,  au  contraire. 

D'Artagnan  essuya  au  pommeau  de  son  épée  une  dernière  trace  sanglante  qui  avait 
échappé  à  son  investigation  et  rentra.  Alors  il  se  retrouva  en  face  de  ces  trois  hommes 
dont  les  visages  portaient  trois  expressions  bien  différentes  :  chez  l'abbé  celle  de  la  co- 
lère, chez  Gourville  celle  de  la  stupeur,  chez  Fonquel  celle  de  l'abattement. — 
Pardon,  monsieur  le  ministre,  dit  d'Artagnan,  mais  mon  temps  est  compté,  il  faut 
que  je  passe  à  l'intendance  pourm'expliquer  avec  M.  Colbert  el  toucher  mon  quartier. 
—  Mais,  Monsieur,  dit  Fouquet,  il  y  a  de  l'argent  ici. 

D'Artagnan  étonné  regai'da  le  surintendant.  —  11  vous  a  été  répondu  légèrement, 
Monsieur,  je  le  sais  .  je  l'ai  entendu  ,  dit  le  ministre  ;  un  homme  de  voire  mérite  de- 
vrait être  connu  de  tout  le  monde.  D'Artagnan  s'inclina.  —  Vous  avez  une  ordon- 
nance? ajouta  Fouquet.  — Oui,  Monsieur.  —  Donnez,  je  vais  vous  payer  moi-même: 
venez.  11  fit  un  signe  à  Gourville  et  à  l'abbé ,  qui  demeurèrent  dans  la  chambre  où  ils 
étaient ,  et  emmena  d'Artagnan  dans  son  cabinet.  Une  fois  arrivé  :  —  Condiien  vous 
doit-on.  Monsieur'/  —  Mais  quelque  chose  comme  cinq  mille  livres,  monseigneur. — 
Pour  votre  arriéré  de  solde?  —  Pour  un  quartier.  —  Un  quartier  de  cinq  raille  livres! 
dit  Fouquet  attachant  sur  le  mousquetaire  un  profond  regard  ;  c'est  donc  vingt  mille 
livres  par  an  que  le  roi  vous  donne?  —  Oui,  monseigneur,  c'est  vingt  mille  livres; 
trouvez- vous  que  cela  soit  trop?  —  Moi!  s'écria  Fouquet ,  et  il  sourit  amèrement.  Si  je 
méconnaissais  en  hommes,  si  j'étais  un  esprit  prudent  et  réfiéchi,  si  en  un  mot 
j'avais  comme  certaines  gens  su  arranger  ma  vie.  vous  ne  recevriez  pas  vingt  mille 
livres  par  an,  mais  cent  mille  ,  et  vous  ne  seriez  pas  au  roi ,  mais  à  moi  ! 

D'Artagnan  rougit  légèrement.  11  y  a  dans  la  façon  dont  se  doime  l'éloge,  dans  la 
voix  du  louangeur,  dans  sou  accent  affectueux,  un  poison  si  doux  que  le  plus  fort  en 
est  parfois  (Miivré,  Le  surintendant  termina  celti;  allocution  eu  ouvrant  un  tiroir,  où 
il  [irit  quatre  l'ouleaux  qu'il  posa  devant  d'Artagnan.  Le  (iascon  eu  écorna  un.  — De 
l'or  1  dit-il.  —  Cela  vous  chargera  moins ,  Monsieur.  —  .Mais  alors ,  Monsieur,  cela  fait 
vingt  mille  livres.  —  Sans  doute.  —  Mais  on  ne  m'en  doit  que  cinq.  — Je  veux  vous 
épargner  la  peine  de  passer  quatre  fois  à  la  surintendance.  —  Vous  me  comblez,  Mon- 
sieur. —  Je  fais  ce  que  je  dois,  monsieiu'  le  chevalier,  et  j'espère  que  vous  ne  me 
garderez  pas  rancune  pour  l'accueil  de  mon  frère.  C'est  un  esprit  plein  d'aigreur  et  de 
ca|)rice.  —  Monsieur,  dit  d'Artagnan',  croyez  i]ue  rien  ne  me  fAcherait  plus  qu'une 
excuse  de  vous.  —  Aussi  ne  fcrai-je  plus ,  el  me  contenlerai-je  de  vous  demander  une 
grAce.  —  Oh  1  Monsiinu'. 

Foucpict  liia  de  son  iloigl  un  diamant  (ri'iivirnu  mille  pislolcs.  —  Monsieur,  dit-il, 
la  pierre  (|ue  voici  me  fut  donnée  par  un  ami  il Vnfauce ,  par  un  homme  à  qui  vous 
ave/,  rendu  un  grand  service.  La  voix  de  l'ouquel  s'altéra  sensibb'meul.  —  Un  service! 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  213 

moi  !  fit  le  mousquetaire  ;  j'ai  rendu  un  service  à  l'un  de  vos  amis? — Vous  ne  pouvez 
l'avoir  oublié,  Monsieur,  car  c'est  aujourd'hui  même.  —  Et  cet  ami  s'appelait?...  — 
M.  d'Emery.  —  L'un  descondanmés?  —  Oui,  l'une  des  viclimes.  — Eh  bien!  mon- 
sieur d'Artagnan  ,  en  faveur  du  service  que  vous  lui  avez  rendu  ,  je  vous  prie  d'ac- 
cepter ce  diamant.  Faites  cela  pour  l'amour  de  moi.  —  Monsieur...  —  Acceptez,  vous 
dis-je.  Je  suis  aujourd'hui  dans  un  jour  de  deuil,  plus  tard  vous  saurez  cela  peut-être; 
aujourd'hui  j'ai  |)erdu  un  ami,  eh  bien!  j'essaie  d'en  retrouver  un  autre.  — Mais, 
monsieur  Fouquel...  —  Adieu  ,  monsieur  d'Artagnan,  adieu,  s'écria  Fouquet  le  cœur 
gonflé,  ou  plutôt  au  revoir.  El  le  ministre  sortit  de  son  cabinet,  laissant  aux  mains 
du  mousquetaire  la  bague  et  les  vingt  mille  livres.  —  Oh!  oh  !  dit  d'Artagnan  après 
un  moment  de  réflexion  sombre,  est-ce  que  je  comprendrais?  —  M^i'dioux  !  si  je 
comprends ,  voilà  un  bien  galant  homme!...  Je  m'en  vais  me  faire  expliquer  cela  pur 
M.  Colberl.  Et  il  sortit. 


DE   LA   DIFFÉRENCE  NOTABLE   QUE  D'ARTAGNAN  TROUVA   ENTRE 
M.    l'intendant   et   MONSEIGNEUR   LE   SURINTENDANT. 

M.  Colbert  demeurait  rue  Neuve-des-Petits-Champs,  dans  une  maison  qui  avait 
appartenue  Beautru.  Les  jambes  de  d'Artagnan  firent  le  trajet  en  un  petit  quart 
d'heure.  Lorsqu'il  arriva  chez  le  nouveau  favori ,  la  cour  était  pleine  d'archers  et  de 
gens  de  police,  qui  venaient,  soit  le  féliciter,  soit  s'excuser,  selon  qu'il  choisirait  éloge 
ou  blâme.  Ces  gens  avaient  donc  compris  qu'il  y  avait  un  plaisir  à  faire  à  M.  Colbert , 
en  lui  rendant  compte  de  la  façon  dont  son  nom  avait  été  prononcé  pendant  l'échauf- 
fourée. 

D'Artagnan  se  produisit  juste  au  moment  où  le  chef  du  guet  faisait  son  rapport. 
D'Artagnan  se  tint  près  de  la  porte,  derrière  les  archers.  Cet  officier  prit  Colbert  à  part, 
malgré  sa  résistance  et  le  froncement  de  ses  gros  sourcils.  —  Au  cas,  dit-il,  où  vous 
auriez  réellement  désiré.  Monsieur,  que  le  peuple  fit  justice  de  deux  traîtres,  il  eût 
été  sage  de  nous  en  avertir,  car  enfin,  Monsieur,  malgré  notre  douleur  de  vous  dé- 
plaire ou  de  contrarier  vos  vues,  nous  avions  notre  consigne  à  exécuter.  —  Triple  sot! 
répliqua  Colbert  furieu.x,  en  secouant  ses  cheveux  tassés  et  noirs  comme  une  cri- 
nière, que  me  racontez-vous  là?  quoi!  j'aurais  en,  moi,  l'idée  d'une  émeute!  êtes- 
vous  fou  ou  ivre?  —  Mais,  Monsieur,  on  a  crié  :  Vive  Colbert  !  répliqua  le  chef  du 
guet  fort  ému.  —  Une  poignée  de  conspirateurs...  —  Non  pas,  non  pas,  une  masse  de 
peuple!  —  Oh  !  vraiment,  dit  Colbert  en  s'épanouissant  ;  une  masse  de  peuple  criait  : 
Vive  Colbert!  Èles-vous  bien  sur  de  ce  que  vous  dites,  Monsieur?...  —  II  n'y  avait 
qu'à  ouvrir  les  oreilles,  ou  plutôt  à  les  fermer,  tant  les  cris  étaient  terribles.  —  Et 
c'était  du  peuple ,  du  vrai  peuple  ?  —  Certainement ,  Monsieur  ;  seulement  ce  vrai 
peuple  nous  a  battus.  —  Ob  !  fort  bien ,  continua  Colbert  fout  à  sa  pensée.  Alors  vous 
supposez  que  c'est  le  peuple  seul  qui  voulait  faire  brûler  les  condamnés.  —  Oh  1  oui , 
Monsieur.  —  C'est  autre  chose...  Vous  avez  donc  bien  résisté?  —  Nous  avons  eu  trois 
hommes  étouffés,  Monsieur.  —  Vous  n'avez  tué  personne,  au  moins?  —  Monsieur,  il 
est  resté  sur  le  carreau  quelques  mutins,  un,  entre  autres,  qui  n'était  pas  un  homme 
ordinaire.  —  Qui?  —  Un  certain  Menneville,  sur  lequel  depuis  longtemps  la  police 
avait  l'œil  ouvert.  —  Menneville!  s'écria  Colbert;  celui  qui  tua,  rue  de  la  Huchelte, 
un  brave  homme  qui  demandait  un  poulet  gras?  —  Oui,  Monsieur,  c'est  le  même.  — 


2U  LES  MOUSQUETAIRES. 

Et  ce  Menneville,  criait-il  aussi  Vive  Colberl!  lui? —  Plus  fort  que  tous  les  autres, 
comme  un  enragé. 

Le  front  de  Colbert  devint  nuageux  et  se  rida.  L'espèce  d'auréole  ambitieuse  qui 
éclairail  son  visage  s'éteignit  comme  le  feu  des  vers  luisans  qu'on  écrase  sous  l'herbe. 

—  Que  disiez-vous  donc,  reprit  alors  l'intendant  déçu,  que  l'initiative  venait  du 
])euple?  Menneville  était  mon  ennemi,  je  l'eusse  fait  pendre,  et  il  le  savait  bien  ;  Men- 
neville était  à  l'abbé  Fouquet  ..  toute  l'affaire  vient  de  Fouquel  :  ne  sait-on  pas  que  les 
condamnés  étaient  ses  amis  d'enfance?  —  C'est  vrai .  pensa  d'Artagnan ,  et  voilà  mes 
doutes  éclaircis.  Je  le  répète,  monsieur  Fouquel  peut  être  ce  qu'on  voudra,  mais 
c'est  un  galant  homme. — Et,  poursuivit  Colbert,  pensez-vous  être  sûr  que  ce  Menne- 
ville est  mort  ? 

D'Artagnan  pensa  que  le  moment  était  venu  de  faire  son  entrée.  --  Parfaitement, 
Monsieur,  répliqua-t-il  eu  s'avançant  tout  à  coup.  —  Oh  !  c'est  vous  ,  Monsieur?  dit 
Colbert.  —  En  personne,  répliqua  le  mousquetaire  avec  son  Ion  délibéré;  il  paraît 
que  vous  aviez  dans  Menneville  un  joli  petit  ennemi.  —  Ce  n'est  pas  moi,  Monsieur, 
qui  avais  un  ennemi,  répondit  Colbert,  c'est  le  roi.  —  Double  brute  1  pensa  d'Arta- 
gnan,  lu  fais  de  la  morgue  et  de  l'hjpocrisie  avec  moi.  Eh  bien!  répondit-il .  je 
suis  très-heureux  d'avoir  rendu  un  si  bon  office  au  roi  ;  voudrez-vous  vous  charger  de 
le  dire  à  Sa  Majesté,  monsieur  l'inlendaur?  Colberl  ouvrit  de  grands  yeux  et  interro- 
gea du  regard  le  chef  du  guet.  —  Ah  !  c'est  bien  vrai,  dit  celui-ci,  que  ^Monsieur  a 
été  notre  sauveur.  — Que  ne  disiez-vous,  Monsieur,  que  vous  veniez  me  raconter  cela? 
lit  Colbert  avec  envie  ;  tout  s'expliquait ,  et  mieu.x  pour  vous  que  poui'  tout  autre.  — 
Vous  faites  erreur,  monsieur  l'intcudant ,  je  ne  venais  pas  du  tout  vous  raconter  cela. 

—  A  (|uoi  dois-je  l'honneur  de  voire  visite,  alors?  —  Tout  sim[»lemenl  à  ceci  :  le  roi 
m'a  commandé  de  venir  vous  trouver.  —  Ah!  dit  Colberl  en  reprenant  sou  aplomb, 
parce  qu'il  voyait  d'Artagnan  tirer  un  papier  de  sa  poche,  c'est  pour  me  demander  de 
l'argent.  —  Précisément,  Monsieur.  —Veuillez  attendre,  je  vous  prie.  Monsieur: 
j'expédie  le  rapport  du  guet. 

D'Artagnan  tourna  sur  ses  talons  assez  insolemment,  et  se  rcirouvaul  en  facedeCol- 
bert  après  ce  premier  tour,  il  le  salua  ,  puis  opérant  une  seconde  évolution  ,  il  se  di- 
rigea vers  la  porte  d'un  bon  pas.  Colbert  fut  frappé  de  cette  vigoureuse  résistance  À 
laquelle  il  n'était  pas  accoutumé.  D'ordinaire,  les  gens  d'épée,  lorsqu'ils  venaient  chez 
lui,  avaient  un  tel  besoin  d'argent  que,  leurs  pieds  eussent-ils  dû  prendre  racine  dans 
le  marbre,  leur  patience  ne  s'épuisait  pas.  Colbert  pensa  que  mieux  valait  secouer 
toute  arrogance  et  ra[)peler  d'Artagnan. —  Hé!  monsieur  d'Arla^Miau  ,  cria  Colbert, 
quoi,  vous  me  quittez  ainsi'/ 

D'Artagnan  se  retourna.  — Po\n'quoi  non?  dit-il  tranquilleuieut;  nous  n'avons  plus 
rien  à  nous  dire,  n'est  ce  pas?  — Vous  avez  au  moins  de  l'argent  à  loucher,  puisque 
vous  avez  une  ordonuance  — Inulib;,  mou  cher  monsieur  Colbert,  dit  dWrIagnan, 
qui  jouissait  intérieurement  du  désarroi  mis  dans  les  idées  du  Colbert;  ce  bon  est 
l„iy,'.. — Payé!  par  qui  donc? — Mais  parle  surintendant. 

Colberl  pàlil.  — Expliquez-vous  alors,  dit-il  d'ime  \oix  étranglée;  si  vous  êtes  payé, 
pounpioi  tue  montrer  ce  papier?  —  Suite  de  la  ciuisigne  dont  vous  parliez  si  ingénieu- 
sement tout  à  l'heure,  cher  monsieur  Colbert  :  le  roi  m'avail  dit  de  loucher  un  qunr- 
licr  de  la  pension  qu'il  veut  bien  me  laiic...  —  Chez  moi?.,,  dit  Colbert.  — Pas  pré- 
cisément. Le  roi  m'a  dit  :  .Mlez  chez  M.  Fou(]nel:  le  surinlendaiit  n'aura  peut-être 
pas  d'argent,  alors  vous  irez  chez  M.  Colberl.  —  l'".l..,  il  y  avait  de  l'aigcut  chez  le 
surintendant?  —  Mais.  dmI,  jnis  mal  d'argent ,  répliqua  d'Artagnan...  il  faut  le  croiro, 
puisque  M.  Fouquel,  au  lieu  ilr  me  imyer  un  (juarticr  do  ciii(|  mille  livros...  — Un 


I.E  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  i\:j 

qiiailier  de  cinq  mille  livres!  s'écria  Colberl,  saisi  comme  l'avait  été  Fouquet  de  l'aiii- 
IJJcur  d'une  somme  d(>sliiiée  à  payer  le  service  d'un  soldat;  cela  ferait  donc  vingt  mille 
livres  de  pension?  -Juste,  monsieur  CoUiert;  peste!  vous  comptez  comme  feu  Py- 
thagore;  oui ,  vintrl  mille  livres. 

—  Dix  fois  les  appointemens  d'un  intendant  des  finances;  je  vous  en  fais  mon  com- 
pliment, ditColbert  avec  un  venimeux  sourire.  —  Oh!  dit  d'Arlagnan,  le  roi  s'est 
excusé  de  medonnersi  peu  :  aussi  ra'a-t-il  fait  promesse  de  réparer  cela  plustard ,  quand 
il  serait  riche  :  mais  j'achève  .  étant  fort  pressé...  —  Oui ,  et  mal^rré  l'attenle  du  roi ,  le 
surintendant  vous  apayé?  —  Oui,  c'est  ceque  vous  eussiez  fait,  vous;  et  encore  ,  en- 
core... il  a  fait  mieux  que  cela,  cher  monsieur  Coiberl.  — Et  qu'a-t-il  fait?  — Il  m'a 
poliment  compté  la  totalité  de  la  somme  ,  en  disant  que  pour  le  roi  les  caisses  étaient 
toujours  pleines.  —  La  totalité  de  la  somme!  M.  Fouquet  vous  a  complé  vingt  mille 
livres  au  lieu  de  cinq  mille?  —  Oui,  Monsieur.  —  Et  pourquoi  cela'/ — Atîn  de  m'é- 
pargner  trois  visites  à  la  caisse  de  la  surintendance. 

—  Monsieur,  dit  Colhert,  ce  que  M.  le  surintendant  a  fait  là,  il  n'avait  pas  le  droit 
de  le  faire. — Comment  diles-vous?  répliqua  d'Arlagnan  — Je  disque  votre  borde- 
leau.  .  Voulez-vous  me  le  montrer,  s'il  vous  plail.  votre  bordereau?  —  Très- volontiers; 
le  voici.  Coiberl  saisit  le  papier  avec  un  empressement  que  le  mousquetaire  ne  remar- 
qua pas  sans  inquiétude  et  surtout  sans  un  certain  regret  de  l'avoir  livré.  —  Eh  bien! 
Monsieur,  ditColbert,  l'ordonnance  royale  porte  ceci  :  «  A  vue,  j'enlendsqu'il  soit  payé 
à  M.  d'Artagnan  la  somme  de  cinq  mille  livres,  formant  un  quartier  de  la  pension 
que  je  lui  ai  fxhe.  )•> — C'est  écrit,  en  effet,  dit  d'Artagnan  affectant  le  calme. — Eh  bien  ! 
le  roi  ne  vous  devait  que  cinq  mille  livres;  pourquoi  vous  en  a-t-on  donné  plus? — 
Parce  qu'on  avait  plus,  et  qu'on  voulait  me  donner  plus;  cela  ne  regarde  personne. 

—  Il  est  naturel,  dit  Colbert  avec  une  orgueilleuse  aisance,  que  vous  ignoriez  les 
usages  de  la  comj)tabilité  ;  mais,  Monsieur,  quand  vous  avez  mille  livres  à  payer,  que 
faites-vous?  —  Je  n'ai  jamais  mille  livres  à  payer,  répliqua  d'Arlagnan.  -  Encore. .. 
s'écria  Colbert  irrité,  encore,  si  vous  aviez  un  paiement  à  faire,  ne  paieriez-vous  que 
ce  que  vous  devez.  — Cela  ne  prouve  qu'une  chose,  dit  d'Arlagnan;  c'est  que  vous 
avez  vos  habitudes  particulières  en  complabilité,  tandis  que  M.  Fouquet  a  les  siennes. 
—  Les  miennes.  Monsieur,  sont  les  bonnes.  — Je  ne  dis  pas  non. —  Ainsi  donc, 
Monsieur,  irons  avez  reçu  ce  qu'on  ne  vous  dcvail  pas. 

L'œil  de  d'Arlagnan  jeta  un  éclair.  — Ce  qu'on  ne  me  devait  pas  encore,  voulez- 
vous  dire,  monsieur  Coiberl.  — C'est  donc  quinze  mille  livres  que  vous  devez  à  la 
caisse,  dit  l'intendant,  emporté  par  sa  jalouse  ardeur.  —  Alors  \ous  me  ferez  crédit, 
répliqua  d'Arlagnan  avec  son  imperceptible  ironie.  —  Pas  du  lout,  Monsieur.  — 
Bon!  comment  cela?...  Vous  me  reprendrez  mes  trois  rouleau.v,  vous? — Vous  les 

restituerez  à  ma  caisse.  —  Moi?  Ah!   monsieur  (2olberl ,  n'y  comptez  pas —  Le 

roi  a  besoin  de  son  argent,  Monsieur.  —  Et  moi.  Monsieur,  j'ai  besoin  de  l'argent 
du  roi.  — Soit;  mais  vous  restituerez.  —  Pas  le  moinsdu  monde.  J'ai  toujours  entendu 
dire  qu'en  matière  de  complabilité,  comme  vous  dites,  un  bon  caissier  ne  rend  et  ne 
reprend  jamais. 

—  Alors,  Monsieur,  nous  verrons  ce  que  dira  le  roi,  à  qui  je  monirerai  ce  borde- 
reau, qui  prouve  que  M.  Fouquet  non-seulement  paie  ce  qu'il  ne  doit  pas,  mais 
même  ne  garde  pas  quitlance  de  ce  qu'il  paie.  — Ah!  je  comprends,  s'écria  d'Arta- 
gnan ,  pourquoi   vous  m'avez  pris  ce  papier,  monsieur  Colbert  ! 

Colbert  ne  saisit  pas  tout  ce  qu'il  y  avait  de  menace  dans  son  nom  prononcé  d'une 
certaine  façon.  — Vous  en  verrez  l'ulilité  plus  tard,  répliqua-i-il  en  élevant  l'ordon- 
nance dans  ses  doigts.  —  Oh  !  s'écria  d'Arlagnan  en  attra|iaiil  le  p.ipier  par  un  geste 


5lfi  LES  MOUSQUETAIRES. 

rapide,  je  le  romprends  parfaitement,  monsieur  Colbert,  et  je  n'ai  pas  besoin  d'at- 
tendre pour  cela. 

Et  il  serra  dans  sa  poche  le  papier  qu'il  venait  de  saisir  au  vol.  —  Monsieur,  mon- 
sieur! s'écria  Colbert...  cette  violence.  —  Allons  donc!  est-ce  qu'il  faut  faire  atten- 
tion aux  manières  d'un  soldat!  répondit  le  mousquetaire,  recevez  mes  baise-mains, 
cher  monsieur  Colbert!  Et  il  sortit  en  riant  au  nez  du  futur  ministre.  —  Cet  homme- 
là  va  m'adorer,  murmura-l-il;  c'est  bien  donnnage  qu'il  me  faille  lui  fausser  com- 
pagnie. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


217 


VOYAr.E. 


"arïagnan,  le  lendemain  matin,  sans  éveiller  personne  , 
mit  son  porte-manteau  sous  son  bras,  descendit  l'es- 
calier de  la  maison  de  Planchet  sans  faire  crier  une 
marche ,  sans  troubler  un  seul  des  ronfleniens  sonores 
étages  du  grenier  à  la  cave  ;  puis,  ayant  sellé  son  cheval , 
refermé  l'écurie  et  la  boutique,  il  partit  au  pas  pour  son 
expédition  de  Bretagne. 

C'était  la  cinquantième  fois  peul-éire  ,  depuis  le  jour 
où  nous  avons  ouvert  cette  histoire,  ipie  cet  honune  au 
creur  de  bronze  et  aux  muscles  d'acier  avait  quitté 
maisonjet  ami ,  tout  enlin  ,  pour  aller  chercher  la  fortune  et  la  mort.  L'une  ,  c'est- 
à-dire  la  mort,  avait  constaimnent  reculé  devant  lui  comme  si  elle  en  eût  eu  peur; 
l'autre ,  c'est-à-dire  la  fortune ,  depuis  unmois  seulement  avait  fait  réellement  alliance 
avec  lui. 

Les  réflexions  profondes  que  lui  suggérait  l'étrangeté  de  sa  position  à  l'égard  de 
M.  Fouquet  étaient  les  seuls  empèchemens  (|ui  pussent  retarder  l'allure  de  d'Arta- 
gnaii  Or,  ces  réflexions  une  fois  faites,  il  pressa  le  pas  de  sa  monture.  Maisi  si  par- 
fait que  fût  le  cheval  Zéphyr,  il  ne  pouvait  aller  toujours.  Le  lendemain  du  départ  de 
Paris,  il  fut  laissé  à  Chartres  chez  un  vieil  ami  que  d'Artagnan  s'était  fait  d'un  hôlelier 
de  la  ville.  Puis,  à  partir  de  ce  moment,  le  mousquetaire  voyagea  sur  des  chevaux  de 
poste.  Grâce  à  ce  mode  de  locomotion,  il  traversa  donc  rapidement  l'espace  qui  sépare 
Chartres  de  Chàleaubriant. 

Dans  celte  dernière  ville ,  encore  assez  éloignée  des  côles  pour  que  nul  ne  devinât 
que  d'Artagnan  allait  gagner  la  mer,  assez  éloignée  de  Paris  pour  que  nul  ne  soup- 
çonnât qu'il  eu  venait ,  le  messager  de  Sa  Majesté  Louis  XIV  quitta  lu  poste  et  acheta 
un  bidet  de  la  plus  pauvre  apparence,  une  de  ces  montures  que  jamais  oflicier  de 
cavalerie  ne  se  permettrait  de  choisir,  de  peur  d'être  déshonoré. 

Sauf  le  pelage,  cette  nouvelle  acquisition  ra|ipelait  fort  à  d'Artagnan  ce  fameux 
cheval  orange  avec  lequel  ou  plutôt  sur  lequel  il  avait  fait  son  entrée  dans  le  monde. 
Il  est  vrai  dédire  que,  du  moment  où  il  avait  enfourché  celte  nouvelle  moulure,  ce 
n'était  plus  d'Artagnan  qui  voyageait ,  c'était  un  bonhomme  vêtu  d'un  justaucorps 
gris  de  fer,  d'un  haut-de-chausses  marron  ,  tenant  le  milieu  entre  le  prélre  et  le  laïque  ; 
ce  qui,  surtout,  le  rapprochait  de  l'hounne  d'égbse,  c'est  que  d'Artagnan  avait 
mis  sur  son  crâne  une  calotte  de  velours  râpé,  et  par-dessus  la  calotte  un  grand 
chapeau  noir;  plus  d'épée,  un  bâton  pendu  par  une  corde  à  son  avant-bras,  mais 
auquel  il  se  promettait,  comme  auxiliaire  inattendu,  de  joindre,  à  l'occasion,  une 
bonne  dague  de  dix  pouces  cachée  sous  son  manteau.  Le  bidet  acheté  à  Châteaubriant 


218  LES  MOUSQUETAIRES. 

complôlail  la  différence.  Il  s'appelait,  ou  plutôt  d'Arlagnan  l'avait  appelé  Furet.  —  Si 
de  Zéphyr  j'ai  fait  Furet,  dit  d'Artagnan ,  il  faut  faire  de  mon  nom  un  diminutif 
quelconque.  Donc  ,  au  lieu  de  d'Artagnan  ,  je  serai  Agnan  tout  court:  c'est  une  con- 
cession que  je  dois  naturellement  à  mon  habit  gris ,  à  mou  chapeau  rond  et  à  ma 
calotte  râpée. 

M.  Agnan  voyagea  donc  sans  secousse  exagérée  sur  Furet,  qui  trottait  l'amble 
comme  un  véritable  cheval  déluré,  et  qui,  tout  en  trottant  l'amble,  faisait  gaillarde- 
ment ses  douze  lieues  par  jour,  grâce  à  quatre  jambes  sèches  comme  des  fuseaux, 
dont  l'art  exei'cé  de  d'Artagnan  avait  apprécié  l'aplomb  et  la  sûreté  sous  l'épaisse  four- 
rure qui  les  cachait.  Chemin  faisant,  le  voyageur  prenait  des  notes,  étudiait  le  pays 
sévère  et  froid  qu'il  traversait,  tout  en  cherchant  le  prétexte  le  plus  plausible  d'aller- 
à  Belle-I?le-en-mer  et  de  tout  voir  sans  éveiller  le  soupçon.  De  cette  façon  ,  il  put  se 
convaincre  de  l'importance  que  prenait  l'événement  à  mesure  qu'il  s'en  approchait. 
Dans  cette  contrée  reculée,  dans  cet  ancien  duché  de  Bretagne  qui  n'était  pas  français 
à  celte  époque,  et  qui  ne  l'eçt  guère  encore  aujourd'hui ,  les  peuples  ne  connaissaient 
pas  le  roi  de  France.  Non-seulement  ils  ne  le  connaissaient  pas,  mais  même  ne  vou- 
laient pas  le  connaître.  Leurs  anciens  ducs  ne  gouvernaient  plus,  mais  c'était  un  vide, 
rien  de  plus  A  la  place  du  duc  souverain  ,  les  seigneurs  de  paroisse  régnaient  sans 
limite.  Et  au-dessus  de  ces  seigneurs .  Dieu ,  qui  n'a  jamais  été  oublié  en  Bretagne. 

Parmi  ces  suzerains  de  châteaux  et  de  clochers,  le  plus  puissant,  le  plus  riche  et 
surtout  le  plus  populaire,  c'était  M.  Fouquet ,  seigneur  de  Belle-Isle.  Même  dans  le 
pays,  même  en  vue  de  celte  île  mystérieuse  ,  les  légendes  et  les  traditions  consacraient 
ses  merveilles.  Tout  le  monde  n'y  pénétrait  pas;  l'île,  d'une  étendue  de  six  lieues  de 
long  sur  six  de  large,  était  une  propriété  seigneuriale  que  longtemps  le  peuple  avait 
respectée,  couverte  qu'elle  était  du  nom  de  Retz ,  si  fort  redouté  dans  la  contrée.  Peu 
a|ii'ès  l'érection  de  cette  seigneurie  en  manpjisat  par  Charles  IX.  Belle-Isle  était  pas- 
sée à  M.  Fouquet.  La  célébrité  de  l'Ile  ne  dalait  pas  d'hier;  son  nom,  ou  plutôt  sa 
qualification,  remontait  à  la  plus  haute  antiquité;  les  anciens  l'appelaient  Kalonèse, 
de  deux  mots  grecs  qui  signifient  belle  île.  .\insi,  à  dix-huit  cents  ans  de  dislance, 
elle  avait  dans  un  autre  idiome  porté  le  même  nom  qu'elle  portail  encore.  C'était  donc 
quelipie  chose  en  soi  que  celte  propriété  de  M.  le  surintendant,  outre  sa  position  à 
six  lieues  des  côtes  de  France  ,  position  qui  la  fait  souveraine  dans  sa  solitude  mari- 
time, comme  un  majestueux  navire  qui  dédaignerait  les  rades,  et  qui  jetterai!  lière- 
mont  ses  ancres  au  beau  milieu  de  l'Océan 

D'.\rtagnan  apprit  tout  cela  sans  paraître  le  moins  du  uumuIc  étonné  :  il  apprit  aussi 
que  le  meilleur  moyen  de  prendre  langue  était  de  passera  la  Roche-Bernard,  ville 
assez  imporlante  sur  l'embouchure  de  la  Vilaine  Peut-iMrelà  pourrait-il  s'embarquer. 
Sinon,  traversant  les  marais  salins,  il  se  rendrait  à  Guérande  on  au  Croisic  poin- 
attendre  l'occasion  de  passer  à  Belle-Isle.  Il  s'apprêta  donc  ;'i  souper  d'une  sarcelle  et 
d'un  tourteau  dans  un  hôtel  de  la  Roche-Bernard  .  et  lit  lirer  di-  la  cave  .  pour  arroser 
ces  deux  n)ets  bretons,  un  cidre  qu'au  seul  Icmk  bci'  du  bnnl  ileslèxresil  l'ccmunit 
pour  être  inliniuicnl  jiKis  breton  encore 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  219 


D'ARTAGNAN  COMMENCE   SES   INVESTIGATIONS. 


Au  point  du  jour,  d'Arlaguan  sella  lui-mèmo  Furol,  qui  avait  fait  bombanco  toute 
la  nuit  et  dévoré  à  lui  seul  les  restes  de  provisions  de  ses  deux  compagnons.  ~  Le 
mousquetaire  prit  tous  ses  rensei^nemens  de  l'hôle ,  qu'il  trouva  fin ,  défiatrt  et  dévoué 
corps  et  âme  à  M.  Fouquet.  Il  en  résulta  que  pour  ne  donner  aucun  soupron  h  cet 
homme,  il  lui  conta  la  fable  d'un  achat  probable  de  quelques  salines.  S'emlKu-quer 
pour  Belle-Isie  à  Roche-Bernard  ,  c'eût  été  s'exposer  à  des  commentaires  que  peut-être 
on  avait  déjà  faits  et  qu'on  allait  porter  au  château.  Le  mousquetaire  se  fit  donc  ren- 
seigner sur  les  salines  et  prit  le  chemin  des  marais,  laissant  la  mer  à  sa  droite  et  péné- 
trant dans  cette  plaine  vaste  cl  désolée  qui  ressemble  à  une  mer  do  boue ,  dont  eà  et  là 
quelques  crêtes  de  sel  argentent  les  ondulations.  Furet  marchait  à  merveille  avec  ses 
petits  pieds  nerveux,  sur  les  chaussées  larges  d'un  pied  qui  divisent  les  salines.  D'Ar- 
tagnan ,  rassuré  sur  les  conséquences  d'une  chute  qui  aboutirait  à  un  bain  froid ,  le  lais- 
sait faire,  se  contentant ,  lui,  de  regarder  h  l'horizon  les  trois  rochers  aigus  qui  sor- 
taient pareils  à  des  fers  de  lance  du  sein  de  la  plaine  sans  verdure.  Pirial ,  le  bourg  de 
Balz  et  le  Croisic,  semblables  les  uns  aux  autres,  attiraient  et  suspendaient  son  atten- 
tion. Si  le  voyageur  se  retournait  pour  mieux  s'orienter,  il  voyait  de  l'autre  côté  un 
horizon  de  trois  autres  clochers,  Guérande,  le  Poulighen  ,  Saint-Joachim ,  qui,  dans 
leur  circonférence,  lui  figuraient  un  jeu  de  quilles,  dont  Furet  et  lui  n'étaient  que  la 
boule  vagabonde.  Pirial  était  le  premier  petit  port  sur  sa  droite.  Il  s'y  rendit ,  le  nom 
des  principaux  sauniers  à  la  bouche. 

Au  moment  où  il  visita  le  petit  port  de  Pirial ,  cinq  gros  chalands  chargés  de  pierres 
s'en  éloignèrent.  Il  parut  étrange  à  d'Artagnan  que  des  pierres  partissent  d'un  pays  où 
l'on  n'en  trouve  pas.  Il  eut  recours  à  toute  l'aménilé  de  M.  Agnan  pour  demander  aux 
gens  du  port  la  cause  de  celte  singularité.  Un  vieux  pêcheur  répondit  à  M.  Agnan  que 
les  pierres  ne  venaient  pas  de  Pirial,  ni  des  marais,  bien  entendu.  — D'où  vieuiient- 
elles  alors?  demanda  le  mousquetaire.  —  ^Monsieur,  elles  viennent  de  Nantes  ol  de 
Pairabœuf.  —  Où  donc  vont-elles?  —  Monsieur,  à  Belle-Isle.  —  Ah!  ah  !  fit  d'Arta- 
gnan. On  travaille  donc ,  à  Belle-Isle"?  —  Mais  oui-dà!  Monsieur.  Tous  les  ans, 
M.  Fouquet  fait  réparer  les  murs  du  château.  —  Il  est  en  ruines  donc? — Il  est  vieux. 
—  Fort  bien. 

Un  regard  de  d'Artagnan ,  regard  vif  et  perçant  comme  une  lame  d'épée ,  ne  trouva 
dans  le  cœur  du  vieillard  que  la  confiance  naïve,  sur  ses  traits  que  la  satisfaction  et 
l'indifférence.  Il  disait  M.  Fouquet  veut  cela  comme  il  eût  dit  :  Dieu  l'a  voulu  !  D'Ar- 
tagnan s'était  encore  trop  avancé  à  cet  endroit;  d'ailleurs,  les  chalands  partis,  il  ne 
restait  à  Pirial  qu'une  seule  barque,  celle  du  vieillard  ,  et  elle  ne  semblait  pas  disposée 
à  I éprendre  la  mer  sans  beaucoup  de  préparatifs.  Aussi,  d'Artagnan  caressa-l-il  Furet, 
qui,  pour  nouvelle  preuve  de  son  charmant  caractère,  se  remit  en  marche  les  pieds 
dans  les  salines  et  le  nez  au  vent  très-sec  qui  courbe  les  ajoncs  et  les  maigres  bruyères 
de  ce  pays.  Il  arriva  vers  cinq  heures  au  Croisic.  Si  d'Artagnan  eût  été  poëte ,  c'était 
un  beau  spectacle  que  celui  de  ces  immenses  grèves,  d'une  lieue  et  plus,  que  couvre 
la  mer  aux  marées,  et  qui ,  au  refiux ,  apparaissent  grisâtres ,  désolées,  jonchées  de 
polypes  et  d'algues  mortes  avec  leurs  galets  épars  et  blancs,  comme  des  ossemens 
dans  un  vaste  cimetière.  D'Artagnan  trouva  le  ciel  bleu  ,  la  bise  embaumée  de  parfums 


220  LES  MOUSQUETAIRES. 

salins  et  se  dit  : — Je  m'embarquerai  à  la  première  marée,  fùl-cc  sur  une  coque 
de  noix. 

Au  Croisic,  comme  à  Pirial,  il  avait  remarqué  des  tas  énormes  de  pierres  alignées 
sur  la  grève.  Ces  murailles  gigantesques,  démolies  à  chaque  marée  par  les  transports 
qu'on  opérait  pour  Belle-Isie  ,  furent  aux  yeux  du  mousquetaire  la  suite  et  la  preuve 
de  ce  qu'il  avait  si  bien  deviné  à  Pirial.  Était-ce  un  mur  que  M.  Fouquel  reconstrui- 
sait? était-ce  une  forlitîcalion  qu'il  édifiait?  Pour  le  savoir,  il  fallait  le  voir.  D'Arla- 
gnan  mit  Furet  à  l'écurie,  soupa,  se  coucha,  et  le  lendemain,  au  jour,  il  se  prome- 
nait sur  le  port  ou  mieux  sur  les  galets.  Le  Croisic  a  \m  port  de  cinquante  pieds,  il  a 
une  vigie  qui  ressemble  à  une  énorme  brioche  élevée  sur  un  plat.  C'est  ainsi  aujour- 
d'hui, c'était  ainsi  il  y  a  cent  quaire-vingis  ans,  seulement  la  brioche  était  moins  grosse 
et  l'on  ne  voyait  probablement  pas  autour  de  la  brioche  les  treillages  de  lattes  qui  en 
font  l'ornement  et  que  l'édilité  de  cette  pauvre  et  pieuse  bourgade  a  plantés  conune 
garde-fous,  le  long  des  allées  en  limaçon  qui  aboutissent  à  la  petite  terrasse. 

Sur  les  galets,  trois  à  qualre  pécheurs  causaient  sardines  et  chevrettes.  M.  Agnan, 
l'œil  animé  d'une  bonne  grosse  gaieté  ,  le  sourire  aux  lèvres,  s'approcha  des  pécheurs. 

—  Pèche-t-on  aujourd'hui'.'  dit-il.  —  Oui,  Monsieur,  dit  l'un  d'eux,  et  nous  attendons 
la  marée.  —  Où  pèchez-vous  ,  mes  amis?  —  Sur  les  côles.  Monsieur.  —  Quelles  sont 
les  bonnes  côles? —  Ah  !  c'est  selon,  le  tour  des  îles,  par  exemple.  —  Mais  c'est  loin, 
les  lies.  —  Pas  trop.  Qualre  lieues.  —  Quatre  lieues!  C'est  un  voyage!...  Le  pê- 
cheur se  mita  rire  au  nez  de  M.  Agnan.  —  Écoulez  donc,  reprit  celui-ci,  avec  sa 
na'ive  bêtise,  à  qualre  lieues  on  perd  de  vue  la  côle,  n'est-ce  pas'!*  —  Mais...  pas  tou- 
jours. —  Enfin...  c'est  loin...  trop  loin  même;  sans  quoi,  je  vous  eusse  demandé  de 
me  prendre  à  bord  et  de  me  monirer  ce  que  je  n'ai  jamais  vu.  —  Quoi  donc?  —  Un 
poisson  de  mer  vivant.  —  Monsieur  est  de  province?  dit  un  pécheur.  —  Oui,  je  suis 
de  Paris. 

Le  Brelon  haussa  les  épaules:  puis,  — Avcz-vous  vu  M.  Fouquet  à  Paris?  de- 
mauda-l-il. — Souvent,  répondit  Agnan.  —  SouvenI?  firent  les  pécheurs,  en  resser- 
rant leur  cercle  autour  du  Parisien...  Vous  le  connaissez?  —  Un  peu;  il  est  ami  in- 
time de  mon  mailre. —  Ah!  firent  les  pêcheurs.  —  El,  ajouta  d'Arlagnan ,  j'ai  vu 
tous  ses  chàleaux  de  Saint-Mandé,  de  Vaux  et  son  hôlel  de  Paris.  —  C'est  beau?  — 
Su|)erbe.  —  Ce  n'est  pas  si  beau  que  Belle-lsle,  dil  un  pécheur.  —  Bah!  réjiliqua 
M.  .Vgnan  en  éclatant  d'un  rire  assez  dédaigneux,  qui  courrouça  tous  les  assislaus.  — 
On  voit  bien  que  vous  n'avez  pas  vu  Belle-lsle.  répliqua  le  pécheur  le  plus  curieux. 
Savez-vous  que  cela  fait  six  lieues  el  qu'il  y  a  des  arbres  que  l'on  n'en  voit  [las  de  pa- 
reils à  Nanles  sur  le  fossé'/ — Des  arbres,  en  mer!  s'écria  d'Arlagnan,  je  voudrais  bien 
voiriela! — C'est  facile  ,  nous  péchons  à  l'île  de  Hoedic,  venez  avec  nous.  Ite  cet 
endroit ,  vous  verrez  les  arbres  noirs  de  Belle-lsle  sur  le  ciel;  vous  verrez  la  ligne 
blanche  du  chàleau,  qui  coupe  comme  une  lame  l'horizon  île  la  nier. — (Mi  !  lil  d'.\r- 
laguan,  ce  doit  être  beau.  Mais  il  y  a  cent  ilocbers  au  chàleau  de  M.  Fouquel ,  à 
Vaux,  savez-vous? 

Le  Brelon  leva  la  tète  avec  une  admiralion  profonde,  mais  ne  fut  [las  convaincu.  — 
Cent  clochers!  dit-il;  c'est  égal,  Belle-lsle  esl  plus  beau.  \'oulez-vous  voir  Belle-lsle? 

—  Esl-ce  que  c'est  possible?  demanda  M.  Agnan.  —  Oui  ,  avec  la  permission  du  gou- 
verneur. —  Mais,  je  ne  le  connais  pas,  moi,  ce  gouverneur.  —  l'uisque  vous  con- 
naissez M.  l'ouquel ,  vous  direz  voire  nom.  —  Oh  !  mes  amis,  je  ne  suis  pas  uii  gcn- 
lilliiimme,  moi!  —  Tout  le  momie  entre  à  Itelle-lsle .  conlinua  le  pécheur  dans  .«a 
langue  forle  et  pure;  pourvu  (pion  ne  veuille  |tas  de  mal  à  lîelle-lsle  ni  a  son 
seigneur. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  221 

Un  frisson  léi:er  parcournl  le  corps  du  mousquelaire.  — C'est  vrai,  pensa-f-il.  Puis 
se  reprenant,  si  j'étais  sur,  dil-il,  de  ne  pas  souffrir  du  mal  de  mer.  —  Là-dessus,  fit 
le  pêcheur,  en  montrant  avec  orgueil  sa  jolie  barque  au  ventre  rond.  —  Allons  1  vous 
me  persuadez,  s'écria  M.  Agnan  :  j'irai  voir  Belle-lsle,  mais  de  loin  ,  car  on  ne  me 
laissera  pas  entrer.  —  Nousentrons  bien,  nous.  —  Vous!  pourquoi? — Mais  dame!... 
pour  vendre  du  poisson  aux  corsaires.  —  Hé  !...  des  corsaires,  que  dites-vous?  —  Jo 
dis  que  ^ï.  Fouquel  fait  construire  deux  corsaii'cs  pour  la  chasse  aux  Hollandais  ou 
aux  Anglais,  et  que  nous  vendons  du  poisson  aux  équipages  de  ces  petits  navires.  — 
Tiens!...  tiens  !...  se  dit  d'Artagnan  ,  de  mieux  en  mieux,  des  bastions  et  des  corsaires!... 
Allons,  M.  Fouquet  n'est  pas  un  médiocre  ennemi ,  comme  je  l'avais  présunié.  Il  vaut 
la  peine  qu'on  se  remue  pour  le  voir  de  près.  —  Nous  partons  à  cinq  lieures  et  demie , 
ajouta  gravement  le  pécheur.  —  Je  suis  tout  à  vous,  je  ne  vous  quitte  pas. 

En  effet.  d'Artagnan  vit  les  pécheurs  haler  avec  un  tourniquet  leurs  barques  jus- 
qu'à^ flot  :  la  mer  monta,  M.  Agnan  se  laissa  hisser  jusqu'à  bord,  non  sans  jouer  la 
frayeur  et  piéter  à  rire  aux  petits  mousses  qui  le  surveillaient  de  leurs  grands  yeu.x 
intelligens.  11  se  coucha  sur  une  voile  phée  en  quatre,  laissa  l'appareillage  se  faire, 
et  la  barque  ,  avec  sa  grande  voile  carrée,  prit  le  large  en  deux  heures  de  temps.  Les 
pécheurs,  qui  faisaient  leur  étal  tout  en  marchant,  ne  s'aperçurent  pas  q\ie  leur  pas- 
sager n'avait  point  pâli,  point  gémi ,  point  souffert;  que,  malgré  l'horrible  tangage 
et  le  roulis  brutal  de  la  barque  à  laquelle  nulle  main  n'imprimait  la  direction,  le  pas- 
sager novice  avait  conservé  sa  présence  d'esprit  et  son  appétit.  Ils  péchaient,  et  la 
pèche  était  assez  heureuse.  D'Artagnan  leur  portait  bonheur;  ils  le  lui  dirent.  Le 
soldat  trouva  la  besogne  si  réjouissante  q\i'il  mit  la  main  à  Tn^uvre  ,  c'est-à-dire  aux 
lignes,  et  poussa  des  rugisscmens  de  joie  et  des  mordioux  à  étonner  ses  mousquetaires 
eux-mêmes,  chaque  fois  qu'ime  secousse  imprimée  à  la  ligne,  par  une  proie  con- 
quise, venait  déchirer  les  nmscles  de  son  bras  et  solliciter  l'emploi  de  ses  forces  et  de 
son  adresse.  La  partie  de  plaisir  lui  avait  fait  oublier  la  mission  diplomatique.  Il  en 
était  à  lutter  contre  un  effroyable  congre,  à  se  cramponner  au  bordage  d'une  main 
pour  attirer  de  l'autre  la  hure  béante  de  son  antagoniste,  lorsque  le  patron  lui  dit  : 
—  Prenez  garde  qu'on  ne  nous  voie  de  Belle-lsle. 

Ces  mots  firent  l'effet  à  d'Artagnan  du  premier  boulet  qui  siffle  en  un  jour  de  ba- 
taille :  il  lâcha  le  fil  et  le  congre .  qui ,  l'un  tirant  l'autre ,  s'en  retournèrent  à  vau-l'eau. 
D'Artagnan  venait  d'apercevoir  à  une  demi-lieue  au  plus  la  silhouette  bleuâtre  et  ac- 
centuée des  rochers  de  Belle-lsle,  dominée  par  la  ligne  blanche  et  majestueuse  du 
château.  Au  loin,  la  terre,  avec  des  forêts  et  des  plaines  verdoyantes:  dans  les  her- 
bages des  bestiaux.  Le  soleil ,  parvenu  au  quart  du  ciel ,  lançait  des  rayons  d'or  sur  la 
mer  et  faisait  voltiger  une  poussière  resplendissante  autour  de  celte  île  enchantée.  On 
n'en  voyait,  grâce  à  cette  lumière  éblouissanle ,  que  les  points  aplanis;  toute  ombre 
tranchait  durement  et  zébrait  d'une  bande  de  ténèbres  le  drap  hnnineux  de  la  prairie 
ou  des  murailles.  —  Eh  !  eh  !  fit  d'.\rtagnan  à  l'aspect  de  ces  masses  de  roches  noires, 
voilà,  ce  me  semble,  des  fortificafions  qui  n'ont  besoin  d'aucun  ingénieur  pour  in- 
quiéter im  débarquement.  Par  où  diable  peut-on  descendre  sur  cette  (erre  que  Dieu  a 
défendue  si  complaisamment?  —  Par  ici,  répliqua  le  patron  de  la  barque  ,  en  chan- 
geant la  voile  et  en  imprimant  au  gouvernail  une  secousse  qui  mena  l'esquif  dans  la 
direction  d'un  joli  petit  port  tout  coquet ,  tout  rond  et  tout  crénelé  à  neuf.  — Que  diable 
vois-je  là?  dit  d'.\rtagnan.  —  Vous  voyez  Locmaria,  répliqua  le  pêcheur.  —  Mais  là- 
bas? —  C'est  Bangos.  —  Et  plus  loin?  —  Saujen....  puis  Palais.  —  Mordioux!  c'est 
un  monde.  Ah  !  voilà  des  soldats.  —  Il  y  a  dix-sept  cents  hommes  à  Belle-lsle  ,  Mon- 
sieur, réphqua  le  pêcheur  avec  orgueil.  Savez- vous  que  la  moindre  garnison  est  de 


222  LES  MOUSQUETAIRES. 

vintit-deux  compagnies  d'int'anlerie?  —  Mordioux  !  s'écria  d'Artagnan  en  frappant  du 
pied.  Sa  ^lajeslé  pourrait  bien  avoir  raison.  On  aborda. 


OU  LE  LECTEUR  SERA  SANS  DOUTE  AUSSI  ÉTONNÉ  QUE  LE  FUT  D'ARTAGNAN 
DE  RETROUVER  UNE  ANCIENNE  CONNAISSANCE. 

Il  y  a  toujours  dans  un  débarquement,  fùl-ce  celui  du  plus  petit  esquif  de  la  mer, 
un  trouble  et  une  confusion  qui  ne  laissent  pas  à  l'esprit  la  liberté  dont  il  aurait  be- 
soin pour  étudier  du  premier  coup  d'oeil  l'endroit  nouveau  qui  lui  est  offert.  Ce  ne  fut 
donc  qu'après  avoir  débarqué  et  (pielques  minutes  de  station  sur  le  rivage  que  ^'Ar- 
tagnau  vit  sur  le  port  et  surtout  dans  l'intérieur  do  l'île  ,  s'agiler  im  monde  de  travail- 
leurs. A  ses  pieds  ,  il  recoimut  les  cinq  chalands  chai'gés  de  moellons  qu'il  avait  vus 
partir  du  port  de  Piriac.  Les  pierres  étaient  transportées  au  rivage  à  l'aide  d'une  chaîne 
formée  par  vingt-cinq  ou  tiente  paysans.  Les  grosses  pierres  étaient  chargées  sur  des 
charrettes  qui  les  conduisaient  dans  la  même  direction  que  les  moellons,  c'est-à-dire 
vers  des  travaux  dont  d'Artagiian  ne  pouvait  encore  apprécier  la  valeur  ni  l'étendue, 
Partout  régnait  une  activité  égale  à  celle  que  remarqua  Télémaque  en  débarquant  à 
Salente.  D'Artagnan  avait  bonne  envie  de  pénétrer  plus  avant:  mais  il  ne  pouvait, 
sous  peine  de  déliance ,  se  laisser  soupçonner  de  curiosité.  Il  n'avançait  donc  que  petit 
à  petit ,  dépassant  à  peine  la  ligne  que  les  pêcheurs  formaient  sur  la  plage,  observant 
tout,  ne  disant  rien  .  el  allant  au-devant  de  toutes  les  suppositions  que  l'on  eût  pu  faire 
avec  une  queslioa  niaise  ou  un  salut  poli. 

Cependant,  tandis  que  ses  compagnons  faisaient  leur  commerce,  vendant  ou  van- 
tant leurs  poissons  aux  ouvriers  ou  aux  habitans  de  la  ville ,  d'Artagnan  avait  gagné 
peu  à  peu  du  terrain,  et,  rassuré  par  le  peu  d'allention  qu'on  lui  accordait,  il  com- 
mença à  jeler  un  regard  inlelligeul  et  assuré  sur  les  hommes  et  les  ciioses  qui  appa- 
raissaient à  SCS  yeux.  Au  reste ,  les  premiers  regards  de  d'Artagnan  rencontrèrent  des 
mouvemens  de  terrain  auxquels  l'œil  d'un  soldat  ne  pouvait  se  tromper.  Aux  deux 
extrémités  du  porl ,  alin  (jue  les  feux  se  crnisiisscnt  sur  le  grand  axe  de  l'ellipse  formée" 
par  le  bassin,  on  a\ait  éle\é  d'abord  deux  balleries  deslinéi's  évidenunenl  à  recevoir 
des  pièces  de  côtes,  car  d'Artagnan  vit  les  ouvriers  achever  les  plates-formes  el  dis- 
jioser  la  demi-circonférence  en  bois  sur  laquelle  la  roue  des  pièces  doit  tourner  pour 
prendre  toutes  les  directions  au-dessus  de  l'épaidemcnt.  A  côti'  de  cbaeime  de  ces 
batleries,  d'autres  travailleurs  garnissaient  de  gabions  rem|ilis  déterre  le  re\iMemcnl 
d'ime  auU'e  batterie.  Celle-ci  axait  des  embrasures,  et  nu  conducteur  de  travaux  ap- 
pelait successivement  les  liununes  qui ,  avec  des  harls.  liaient  des  saucissons  .  et  ceux 
qui  découpaient  les  losanges  ('t  les  rectangles  de  gazons  destinés  à  retenir  b's  joues  des 
cnd)rasures. 

A  l'aclivité  déployée  à  ces  travaux  déjà  avancés,  cm  pouvait  les  regarder  comme 
terniinés;  ils  n'étaient  |)oint  garnis  de  leiu's  canons,  mais  les  plates-formes  avaient 
b'nis  gîtes  el  leurs  madriers  loni  dresses:  la  terre,  battue  avec  soin,  les  axait  con- 
solidés, et  en  supposant  l'ai  lillerie  dans  l'Ile,  en  inoinsde  deu.x  ou  trois  joui"s,  le  porl 
pouvait  élrc  complètement  armé,  t^i'  qui  étonna  d'Arlagnau  lorscpi'il  reporta  ses  re- 
gards des  batleries  de  cAle  aux  forlilicalions  de  In  xiile,  fut  di'  xoir  que  Itclle-Islo  était 
(lèl'enilue  par  un   s\>lèni<'  tout   à  fait  nouxenu  donl  il  :ix.iil  l'nlendu  p.irler  plus  il'uno 


l'clIlTIIOS. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  223 

fois  au  comte  de  la  Fère  comme  d'un  grand  progrès,  mais  dont  il  n'avait  point  encore 
vu  l'application.  Ces  tbrtilieations  n'appartenaient  plus  ni  à  la  méthode  hollandaise  de 
MaroUois,  ni  à  la  méthode  française  du  chevalier  Antoine  de  Ville,  mais  au  système 
de  Manesson  Mallel,  habile  ingénieur  qui ,  depuis  six  ou  huit  ans  à  peu  près,  avait 
quitté  le  service  du  Portugal  pour  entrer  au  service  de  France. 

Ces  travaux  avaient  cela  de  remarquable  qu'au  lieu  de  s'élever  hors  de  terre  comme 
l'aisaieut  les  anciens  remparts  destinés  à  détendre  la  ville  des  échellades ,  ils  s'y  en- 
fonçaient au  contraire;  et  ce  qui  faisait  la  hauteur  des  murailles,  c'était  la  profon- 
deur des  fossés.  Il  ne  fallut  pas  un  long  temps  à  d'Artagnan  pour  reconnaître  toute  la 
supériorité  d'un  pareil  système,  qui  ne  doime  aucune  prise  au  canon.  En  outre, 
comme  les  fossés  étaient  au-dessous  du  niveau  de  la  mer,  ces  fossés  pouvaient  être 
inondés  par  des  écluses  souterraines.  Au  reste  ,  les  travaux  étaient  presque  achevés , 
et  un  groupe  de  travailleurs ,  recevant  des  ordres  d'un  homme  qui  paraissait  être  le 
conducteur  des  travaux,  était  occupé  à  poser  les  dernières  pierres.  Un  poni  de  plan- 
ches jeté  sur  le  fossé  pour  la  plus  grande  commodité  des  manœuvres  conduisant  les 
brouettes,  reliait  l'intérieur  à  l'extécieur.  D'Artagnan  demanda  avec  une  curiosité 
naïve  s'il  lui  était  permis  de  traverser  le  pont,  et  il  lui  fut  répondu  qu'aucun  ordre  ne 
s'y  opposait  En  conséquence  ,  d'Artagnan  traversa  le  pont  et  s'avança  vers  le  gi'oupe. 
Ce  groupe  était  dominé  par  cet  homme  qu'avait  déjà  remarqué  d'.Vrtagnan ,  et  (]ni 
paraissait  être  l'ingénieur  en  chef  Un  plan  était  étendu  sur  une  grosse  pierre  formant 
table ,  et  à  quelques  pas  de  cet  homme  une  grue  fonctionnait. 

Cet  ingénieur,  qui,  en  raison  de  son  importance,  devait  tout  d'abord  allirer  l'atten- 
tion de  d'Arlagiian,  [lorlail  un  justaucorps  qui,  par  sa  sompluo>ilé,  n'élail  guère  eu 
harmonie  avec  la  besogne  qu'il  faisait ,  laquelle  eût  plulôl  nécessité  le  coslume  d'un 
maître  maçon  que  celui  d'un  seigneur.  C'était,  en  outre,  un  honunc  d'une  han!e 
taille,  aux  épaules  larges  et  carrées,  et  portant  un  chapeau  tout  cou\crl  de  paiiachc.î. 
Il  gesticulait  d'une  façon  on  ne  peut  plus  majestueuse,  et  paraissait,  car  on  ne  le 
voyait  que  de  dos,  gourmander  les  travailleurs  sur  leur  inertie  ou  leur  faiblesse.  D'Ar- 
tagnan ap|)rochail  toujours.  En  ce  moment,  l'homme  au  panache  avait  cessé  de  ges-- 
ticuler,  et  les  mains  appuyées  sur  les  genoux,  il  suivait ,  à  demi  courbé  sur  kii-mènii', 
les  efforts  de  six  ouvriers  qui  essayaient  de  soulever  une  pierre  de  taille  à  la  haulcnr 
d'une  pièce  de  bois  destinée  à  soutenir  celte  pierre  de  façon  à  ce  qu'on  pùl  passer  sous 
elle  la  corde  de  la  grue.  Les  six  hommes,  réunis  sur  ime  seule  face  de  la  pierre,  ras-, 
semblaient  tous  leurs  eUorls  pour  la  soulever  a  huit  ou  dix  pouces  de  terre,  suant  et 
soufflant,  tandis  qu'un  septième  s'apprêtait ,  dès  qu'il  y  aurait  un  jour  suftisant,ii 
glisser  le  rouleau  qui  devait  la  supporter.  Mais  déjà  deux  fois  la  pierre  leur  était  échap- 
pée des  mains  avant  d'arriver  à  une  hauteur  suftisante  pour  que  le  rouleau  fût  intro- 
duit. Et  cependant  lorsque  les  six  honuncs  s'étaient  coiubés  sur  la  pierre,  riiomuic 
au  panache  avait  lui-même  d'une  voix  puissante  articulé  le  commandement  de  Fehsie 
qui  préside  à  toutes  les  manœuvres  de  force.  Alors  il  se  redressa.  —  Oh  !  ohl  dit-il , 
qu'est-ce  que  cela?  ai-je  donc  affaire  à  des  bouunes  de  paille'/  Corue  de  bœuf!  rangez- 
vous  et  vous  allez  voir  connnenl  cela  se  pratique. 

—  Peste!  dit  d'Artagnan,  aurait-il  la  prétention  de  lever  ce  rocher?  ce  serait  cu- 
rieux ,  par  exemple.  Les  ouvriers  interpellés  par  l'ingénieur,  se  rangèrent  l'oreille 
basse  et  secouant  la  tête,  à  l'exception  de  celui  qui  tenait  le  madrier  et  qui  s'apprêtait 
à  remplir  son  oftice.  L'homme  au  panache  s'approcha  de  la  pierre,  se  baissa,  glissa 
ses  mains  sous  la  face  qui  posait  à  terre,  raidit  ses  unjscles  herculéens,  et  sans  se- 
cousse, d'un  mouvement  lent,  comme  celui  d'une  machine  ,  il  souleva  le  rocher  à  un 
pied  de  terre.  L'ouMier  qui  tenait  le  madrier  prolila  de  ce  jeu  qui  lui  était  donné  et 


22'r.  .  LES  MOUSQUETAIRES. 

glissa  le  rouleau  sous  la  pierre.  —  Voilà!  dit  le  géant,  uonpas  en  laissant  relomberle 
rocher,  mais  en  le  reposant  sur  son  support.  —  Mordioux!  s'écria  d'Artaguan,  je  ne 
connais  qu'un  homme  capable  d'un  tel  tour  de  force.  —  Hein?  fit  le  colosse,  en  se 
retournant.  —  Porthos!  murmura  d'Artaguan,  saisi  de  stupeur,  Porlhos  à  Belle-Isle  ! 
De  son  côté,  l'homme  au  panache  arrêta  ses  yeux  sur  le  faux  intendant,  et  malgré 
son  déguisement  le  reconnut.  — D'Arlagnan  !  s'écria-t-il.  Et  le  rouge  lui  monta  au 
visage.  — Chut!  lit-il  à  d'Artaguan. — Chutl  lui  fil  le  mousquetaire.  En  effet,  si 
Porthos  venait  d'être  découvert  par  d'Artagnan,  d'Artaguan  venait  d'être  découvert 
par  Porthos.  L'intérêt  de  leur  secret  particulier  les  emporta  chacun  tout  d'abord. 
Néanmoins,  le  premier  mouvement  des  deux  hommes  fut  de  se  jeter  dans  les  bras 
l'un  de  l'autre.  Ce  qu'ils  voulaient  cacher  aux  assislans,  ce  n'était  pas  leur  amitié, 
c'était  leurs  noms. 

Mais  après  l'embrassade  vint  la  réflexion.  —  Pourquoi  diantre  Porthos  est-il  à 
Belle-Isle  et  lève-t-il  des  pierres?  se  dit  d'Artagnan.  Seulement  d'Artagnan  se  tit  cette 
question  tout  bas.  Moins  fort  en  diplomatie  que  son  ami ,  Porthos  pensa  tout  haut. 

—  Pourquoi  diable  êtes-vous  à  Belle-Isle?  demanda-t-il  à  d'Artagnan,  et  qu'y  venez- 
vous  faire?  11  fallait  répondre  sans  hésiter.  Hésiter  à  répondre  à  Porthos  eût  été  un 
échec  dont  l'amour-propre  de  d'Artaguan  n'eût  jamais  pu  se  consoler. — Pardieu  ! 
mon  ami,  je  suis  à  Belle-Isle  parce  que  vous  y  êtes.  —  Ah  bah  !  lit  Porthos,  visible- 
ment étourdi  de  l'argument  et  cherchant  à  s'en  rendre  compte  avec  cette  lucidité  de 
déduction  que  nous  lui  connaissons.  —  Sans  doute,  continua  d'Artaguan  qui  ne  vou- 
lait pas  doliner  à  son  ami  le  temps  de  se  reconnaître;  j'ai  été  ])Our  vous  voir  à  Pier- 
rcfonds.  —  Vraiment?  —  Et  vous  ne  m'y  avez  pas  trouvé?  —  Non,  mais  j'ai  trouvé 
Mouston.  —  Mais,  enfin,  Mouston  ne  vous  a  pas  dit  que  j'étais  ici.  —  Pourquoi  ne 
me  l'cûl-il  pas  dit?  Ai-je  par  hasard  démérité  de  la  confiance  de  Mouston?  —  Non; 
mais  il  ne  le  savait  pas.  —  Oh!  voilà  une  raison  qui  n'a  rien  d'offensant  pour  mon 
amour-propre,  au  moins.  —  Mais  comment  avez-vous  fait  pour  me  rejoindre?  —  Eh! 
mon  cher,  un  grand  seigneur  comme  vous  laisse  toujours  trace  de  sou  passage,  cl  je 
m'csiimerais  bien  peu  si  je  ne  savais  pas  suivre  les  traces  de  mesau)is. 

Cette  explication,  toute  flatteuse  qu'elle  fût,  ne  satisfit  pas  entièrement  Porthos.  — 
Mais  je  n'ai  pu  laisser  de  traces ,  étant  venu  déguisé  en  meunier ,  dit  Porlhos. 
Est-ce  qu'un  grand  seigneur  comme  vous ,  Porthos ,  peut  affecter  des  manières  com- 
munes au  point  de  tromper  les  gens.  —  Eh  bien  !  je  vous  jure  ,  mon  ami ,  que  tout  le 
monde  y  a  été  trompé,  tant  j'ai  bien  joué  mon  rôle.  —  Enfin .  pas  si  bien  que  je  ne 
vous  aie  rejoint  et  découvert?  — Justement.  Comment  m'avez-vous  rejoint  et  décou- 
vert?—  .Attendez  donc.  J'allais  vous  raconter  la  chose.  Iiiiaginez-vnus  que  Mouston... 

—  Ah  !  c'est  ce  drôle  de  Mouston,  dit  l'ortlms ,  eu  plissant  les  deux  arcs  de  triomphe 
qui  lui  servaient  de  sourcils.  —  Mais  attendez  donc,  attendez  donc  II  n'y  a  pas  de  la 
faute  de  Mouston,  puisqu'il  ignorait  lui-même  où  %ous  étiez.  — Sans  doute.  Voilà 
pouripini  j'ai  si  grande  hâte  de  comprendre.  — Oh!  comme  vous  êtes  impatient.  Por- 
lhos!—  Quand  je  ne  conqirends  pas ,  je  suis  terrible.  — Vous  allez  comprendre. 
.\ramis  vous  a  écrit  à  Pierrefonds,  n'est-ce  pas?  —  <.)ui.  —  Eh  bien  !  voilà,  dit  d".\r- 
lagnan,  espérant  que  cette  raison  suffirait  à  Porthos. 

l'orlhos  jiarut  se  livrer  à  nu  violent  travail  d'esprit.  — f)h  !  oui.  dit-il.  ji-  comprends. 
Connue  Araniis  m'écrivait,  vous  avez  compris  que  c'était  pour  le  rejoindre.  Vous  vous 
êtes  informé  où  était  Aramis,  vous  disant  :  Où  sera  Aramis  sera  Porthos.  Vous  avez 
appris  (pi'Arainis  était  en  Brelagnc,  et  vous  vous  êtes  dit  :   Porlhos  est  on  Itrelagne. 

—  I'".li  !  juslemeut!  Imi  véril<'' .  l'orlhos  ,  je  ne  sais  coinuienl  vous  ne  vous  êtes  pas  lai| 
(IrviM.  ;\lors,  vous  couqirrni'Z.  Eu  arrivant  .1  l.i  lloi  lie- lli'ni.nil ,  j'ai  appris  les  bc.iuv 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  2-23 

travaux  tle  fortification  que  l'oa  faisait  à  Belle-Isle.  Le  récit  qu'on  m'en  a  fait  a  piqué 
ma  curiosité.  Je  nie  suis  embarqué  sur  un  bâtiment  pêcheur,  sans  savoir  le  moins  du 
monde  que  vous  étiez  ici.  Je  suis  venu,  el  je  vous  ai  vu.  — Voilà  comment  tout 
s'ex]iliquc  en  effet ,  dit  Porthos.  Et  il  embrassa  d'Artagnan  avec  une  si  grande  amitié 
que  le  niousquelaire  en  perdit  la  respiration  pendant  cinq  minutes.  —  Allons,  allons, 
plus  fort  que  jamais,  dit  d'Artagnan,  et  toujours  dans  les  bras,  heureusement.  Por- 
thos salua  d'Arlagnan  avec  un  gracieux  sourire. 

Pendant  les  cinq  minutes  où  d'Artagnan  avait  repris  sa  res]iiralion,  il  avait  réfléchi 
qu'il  a\  ait  un  rôle  fort  diflicile  à  jouer.  Il  s'agissait  de  toujours  questionner  sans  jamais 
répondre.  Quand  la  respiration  lui  revint,  son  plan  de  campagne  était  fait. 


OU   LES   IDÉES  DE   D'ARTAGNAN,   D'ABORD   FORT   TROUBLÉES, 
COMMENCENT   A  S'ÉCLAIRCIR   UN   PEU. 


D'Artagnan  prit  aussitôt  l'offensive.  —  Maintenant  que  je  vous  ai  tout  dit,  cher 
ami,  ou  plutôt  que  vous  avez  tout  deviné,  dites-moi  ce  que  vous  faites  ici,  couvert  de 
poussière  et.de  bouc?  Porthos  essuya  son  front,  et  regardant  autour  de  lui  avec  or- 
gueil :  —  Mais  il  me  semble,  dit-il,  que  vous  pouvez  le  voir,  ce  que  je  fais  icil  — 
Sans  doute ,  sans  doute ,  vous  levez  des  pierres.  —  Oh  !  pour  leur  montrer  ce  que  c'est 
qu'un  homme,  aux  fainéans!  dit  Porthos  avec  mépris.  Mais  vous  comprenez... — Oui, 
vous  ne  faites  pas  votre  état  de  lever  des  pierres,  quoiqu'il  y  en  uit  beaucoup  qui  en 
font  leur  état,  et  qui  ne  les  lèvent  pas  comme  vous.  Voilà  donc  ce  qui  me  faisait  vous 
demander  tout  à  l'heure  :  Que  faites-vous  ici ,  baron  ?  —  J'étudie  la  topographie,  che- 
valier. —  Bah  !  —  Oui ,  mais  vous-même  ,  que  faites-vous  sous  cet  habit  bourgeois'/ 

D'Artagnan  reconnut  qu'il  avait  fait  une  faute  en  se  laissant  aller  à  son  étonneujent. 
Porthos  en  avait  profité  pour  riposter  avec  une  question.  —  Mais,  répondit  d'Arta- 
gnan,  vous  savez  que  je  suis  bourgeois.  —  Allons  donc!  vous,  un  mousquetaire!  — 
Vous  n'y  êtes  plus,  mon  bon  ami ,  j'ai  donné  ma  démission.  Ah  !  mon  Dieu,  oui  ! 

Porthos  leva  les  bras  a\i  ciel  comme  fait  mi  horume  qui  apprend  une  nouvelle 
inou'ie.  —  Oh  !  par  exemple ,  voilà  qui  me  confond  ,  dit-il.  —  C'est  pourtant  ainsi.  — 
Et  qui  a  pu  vous  déterminer  à  cela?  —  Le  roi  m'a  déplu,  Mazarin  me  dégoûtait  de- 
puis longtemps,  comme  vous  savez:  j'ai  jeté  ma  casaque  aux  orties.  —  Mais  Mazarin 
est  mort.  —  Je  le  sais  parbleu  bien  ;  seulement,  à  l'époque  de  sa  mort,  la  démission 
était  donnée  et  acceptée  depuis  deux  mois.  C'est  alors  que  me  trouvant  libre,  j'ai  couru 
à  Pierrefonds  pour  voir  mon  cher  Porthos.  —  Mon  ami ,  vous  savez  que  ce  n'est  pas 
pour  quinze  jours  que  la  maison  vous  est  ouverte  ;  c'est  pour  un  an  ,  c'est  pour  dix 
ans ,  c'est  pour  la  vie.  — Merci ,  Porthos. 

—  Ah  çà  !  vous  n'avez  point  besoin  d'argent?  dit  Porthos  en  faisant  sonner  une  cin- 
quantaine de  louis  que  renfermait  son  gousset.  Auquel  cas  vous  savez?  —  Non,  je 
n'ai  besoin  de  rien.  —  Bravo!  dit  Porthos.  Mais,  qu'avais-je  donc  à  vous  raconter? — 
Vous  m'avez  donc  dit  que  vous  étiez  ici  pour  étudier  la  topographie?  —  Justement.  — 
Tudieu  1  mon  ami ,  les  belles  choses  que  vous  ferez  !  Ces  fortitications  sont  admirable;-. 
—  C'est  votre  opinion? —  Sans  doute.  En  vérité,  à  moins  d'un  siège  tout  à  fait  en 
règle,  Helle-Isleest  imprenable. 

Porllio.5  se  fivitla  les  uiaiiis,  — C'est  mon  avis  ,  dit-il,  —  Mais  qui  diable  a  fortifié 

T.  1.  15 


2-26  LES  MOUSQUETAIRES. 

ainsi  cette  bicoque?  Porthos  se  rengorgea.  —  Je  ne  vous  l'ai  pas  dit?  Vous  ne  vous 
eu  doutez  pas?  —  Non:  tout  ce  que  je  puis  dire,  c'est  que  c'est  un  lioinme  qui  a 
étudié  tous  les  systèmes ,  et  qui  me  paraît  s'être  arrêté  au  meilleur.  —  Chutl  dit  Por- 
thos, ménagez  ma  modestie,  mon  cher  d'Artagnan. —  Vraiment  I  répondit  le  mous- 
quetaire ;  ce  serait  vous...  qui...  oh  ! 

Porthos  conduisit  d'Artagnan  vers  la  pierre  qui  lui  servait  de  table,  et  sur  laquelle 
le  plan  était  étendu.  —  Voilà  !  iit-il.  —  Diable  1  dit  d'Artagnan ,  mais  c'est  un  système 
complet  cela ,  Porthos. — Tout  entier,  fit  Porthos.  Voulez-vous  que  je  vous  explique... — 
Non  pas,  j'en  ai  lu  assez.  El  il  reposa  le  plan  sur  la  pierre.  Mais  si  peu  de  louqis  qu'il  eût 
eu  ce  plan  entre  les  mains,  d'Artagnan  avait  pu  distinguer  sous  l'énorme  écriture  de  Por- 
thos une  écriture  beaucoup  plus  fine  qui  lui  rappelait  certaines  lettres  à  Marie  Michon, 
dont  il  avait  eu  connaissance  dans  sa  jeunesse.  Seulement  la  gomme  avait  passé  et  re- 
passé sur  cetle  écriture,  qui  eût  échappé  à  un  œil  moins  exercé  (pie  celui  de  noire 
mousquetaire.  — Bravo,  mon  ami,  bravo!  dit  d'Artagnan.  —  Et  uiainlenant ,  vous 
savez  tout  ce  que  vous  vouliez  savoir,  n'est-ce  pasV  Eh  bien  !  déjeunons ,  dit  Porthos. 

—  Oui,  dit  d'Arlagnan  ,  déjeunons.  —  Seulement,  dit  Porlhos,  je  vous  ferai  ob- 
server, mon  ami ,  que  nous  n'avons  que  deux  heures  pour  notre  repas.  —  Que  voulez- 
vous  ,  nous  tâcherons  d'en  faire  assez.  Mais  pourquoi  n'avons-uous  que  deux  heures  ? 

—  Parce  que  la  marée  monte  à  une  heure,  et  qu'avec  la  marée  je  pars  pour  Vannes. 
Mais  comme  je  reviens  demain ,  cher  ami ,  restez  chez  moi ,  vous  y  serez  le  maître. 
J'ai  bon  cuisinier,  bonne  cave.  —  Mais  non.  interrompit  d'Artagnan,  mieux  que  cela. 
Vous  allez  à  Vannes,  dites-vous?  —  Sans  doute.  —  F'our  voir  Aramis?  —  Oui.  —  Eh 
bien  !  moi  qui  étais  venu  de  Paris  exprès  pour  voir  Aramis  ,  je  partirai  avec  vous.  — 
Tiens  !  c'est  cela.  —  Seulement,  je  devais  connnencer  par  voir  Aramis  et  vous  après. 
Mais  l'homme  propose  et  Dieudispose.  J'aurai  couunencé par  vous,  je  liniraipar  Aramis. 

Deux  heures  après,  à  la  marée  montante,  Portlios  et  d'Arlagnan  partaient  pour 
Sarzeau. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


227 


UNE  PROCESSION   A  VANNES. 


A  traversée  de  Belle-Isie  àSarzeau  se  fit  assez  i'a])idement 
grâce  à  l'un  de  ces  petits  corsaires  dont  ou  avait  parlé  à 
d'Artagnan  pendant  son  voyage  ,  et  qui,  taillés  pour  la 
course  et  destinés  à  la  chasse,  s'abritaient  nionienlané- 
nient  dans  la  rade  de  Locmaria ,  où  l'un  doux,  avec  le 
quart  de  son  équipage  de  guerre  ,  faisait  le  service  entre 
Belle-Isle  et  le  continent.  D'.Artagnan  eut  l'occasion  de  se 
convaincre  celte  fois  encore  (pie  Porlhos ,  bien  qu'ingé- 
nieur et  topographe ,  n'était  pas  profondément  enfoncé 
dans  les  secrets  d'État.  Car  d'Artagnan  connaissait  trop 
bien  tous  les  jdis  et  replis  de  son  Porthos  pour  ne  pas  y  trouver  un  secret  s'il  y  était, 
comme  ces  vieux  garçons  rangés  et  minutieux  savent  trouver,  les  yeux  fermés,  tel 
livre  sur  les  rayons  de  la  bibliothèque ,  telle  pièce  de  linge  dans  un  tiroir  d<;  leur  com- 
mode. —  Soit,  dit  d'Artagnan  j  j'en  sa\n-ai  plus  à  Vamies  en  une  demi-heure  q\ic 
Porthos  n'en  a  su  à  Belle-Isle  en  deux  mois.  Seulement,  pour  que  je  sache  quelque 
chose,  il  importe  que  Porlhos  n'use  pas  du  seul  stratagème  dont  je  lui  laisse  la  dispo- 
sition. Il  faut  qu'il  ne  prévienne  point  Aramis  de  mon  arrivée. 

Tous  les  soins  du  mousquetaire  se  bornèrent  donc  pour  le  moment  à  surveiller 
Porthos.  Et,  hâtons-nous  de  le  dire,  Porthos  ne  méritait  pas  cet  excès  de  défiance. 
Peut-être,  à  la  première  vue,  d'Artagnan  lui  avait-il  inspiré  un  peu  de  défiance; 
mais  presque  aussitôt  d'Artagnan  avait  reconquis  ilans  ce  bon  et  brave  cœur  la  place 
qu'il  y  avait  toujours  occupée,  et  pas  le  moindre  nuage  n'obsc\ircissait  l'œil  de  Porthos 
se  fixant  de  temps  en  temps  avec  tendresse  sur  son  ami.  En  débarquant,  Porthos  s'in- 
forma si  ses  clievaux  l'altendaient ,  et  en  effet  il  les  aperçut  bientôt  à  la  croix  du  che- 
min qui  tourne  autour  de  Sarzeau  et  qui,  sans  traverser  cette  petite  ville,  aboutit  à 
Vannes.  Ces  chevaux  étaient  au  nombre  de  deux,  celui  de  M.  du  Vallon  et  celui  de 
son  écuyer.  —  Eh  !  mais  vous  êtes  honnne  de  précaution ,  mon  cher  Porthos ,  dit 
d'Artagnan  à  son  ami,  lorsqii'il  se  trouva  en  selle  sur  le  cheval  de  l'écuyer.  — Oui, 
mais  c'est  une  gracie\iseté  d'Aramis.  Je  n'ai  pas  mes  équipages  ici  Aramis  a  donc  mis 
ses  écuries  à  ma  disposition?  —  Bons  chevaux ,  monhoux  !  pour  des  chevaux  d'évèque, 
dit  d'Artagnan.  Il  est  vrai  qu'Ararais  est  un  évêque  tout  particulier.  —  C'est  un  saint 
homme,  répondit  Porlhos  d'un  ton  pi'csquc  nasillard  et  en  levant  les  yetix  au  ciel. — 
Alors  il  est  donc  bien  changé,  dit  d'Arlagnau  .  car  nous  l'avons  connu  passablement 
profane.  —  La  grâce  l'a  touché,  fit  Porthos.  —  Bravo  !  dit  d'Artagnan,  cela  redouble 
mon  désir  de  le  voir,  ce  cher  Aramis.  El  il  épcronna  son  cheval,  qui  l'emporta  avec 
une  nouvelle  rapidité. 

—  Peste  !  dit  Porthos ,  si  nous  allons  de  ce  train-là ,  nous  ne  mettrons  qu'une  heure 
au  lieu  de  deux.  Est-ce  que  vous  n'êtes  jamais  venu  à  Vannes,  d'Artagnan?  —  Jamais 


2-28  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Alors  vous  ne  connaissez  pas  la  ville?  Eh  bien  !  tenez,  dit  Poitho.;  en  se  hanssant 
sur  ses  étriers,  mouvement  qui  fit  fléchir  l'avanl-niain  de  son  cheval ,  voyez-vous 
dans  le  soleil  là-bas  cette  flèche?  C'est  la  cathédrale,  Saint-Pierre.  Maintenant,  là, 
tenez,  dans  le  faubomg ,  à  gauche,  voyez -vous  une  autre  croix?  —  A  merveille. 
Mon  ami,  lit  d'Arlagnau,  continuez,  je  vous  prie,  votre  intéressante  démonstration. 
Qu'est-ce  que  ce  grand  bàlinient  blanc  percé  de  fenêlres?  —  Ah  !  celui-là  c'est  le  col- 
lège des  jésuites.  Pardieu ,  vous  avez  la  main  heureuse.  Voyez-vous  près  du  collège 
une  grande  maison  à  clochetons  à  tourelles  et  d'un  beau  style  gothique?  —  Oui.  je  la 
vois.  Eh  bien?  —  Eh  bien ,  c'est  là  que  loge  Aramis.  —  Quoi  !  il  ne  loge  pas  à  l'cvc- 
ché? —  Non,  l'évéché  est  en  ruines.  L'évêché,  d'ailleurs  ,  est  dans  la  ville .  et  Aramis 
préfère  le  faubourg.  Voilà  pourquoi,  vous  dis-je,  il  affectionne  Saint-Paterne,  parce 
que  Saint  Paterne  est  dans  le  faubourg.  Ensuite,  voyez-vous,  le  faubourg  e.-.t  comme 
ime  ville  à  part.  Il  a  ses  murailles,  ses  tours,  ses  fossés.  Le  quai  même  y  aboutit,  et 
les  bateaux  abordent  au  quai.  Si  notre  petit  corsaire  ne  tirait  pas  huit  pieds  d'eau, 
nous  serions  arrivés  à  pleines  voiles  jusque  sous  les  fenêtres  d' .Aramis.  —  Porthos, 
Porthos,  mon  ami ,  s'écria  d'Arlagnan,  vous  êtes  un  puits  de  science,  une  source  de 
réflexions  ingénieuses  et  profondes.  —  Nous  voici  arrivés,  dit  Porthos,  détournant  la 
conversation  avec  sa  modestie  ordinaire.  —  Et  il  était  temps ,  pensa  d'.Artagnan ,  car  le 
cheval  d' Aramis  fond  comme  un  cheval  de  glace. 

Ils  entrèrent  presqu'au  même  instant  dans  le  faubourg:  mais  à  peine  eurent  ils  fiil 
cent  pas  qu'ils  furent  surpris  de  voir  les  rues  jonchées  de  feuillages  el  de  fleurs.  Aux 
vieilles  murailles  de  Vannes  pendaient  les  plus  vieilles  et  les  plus  étranges  tapisseries 
de  France.  Des  balcons  de  fer  lonibaient  de  longs  draps  blancs  tout  parsemés  de  bou- 
quets. Les  rues  étaient  désertes,  on  scnlait  que  toute  la  po[nilaliou  était  rassemblée 
sur  un  point. 

Les  jalousies  étaient  closes,  el  la  fraîcheur  pénétrait  dans  les  maisons  sous  l'abri  des 
tentures,  qui  faisaient  de  larges  ombres  noires  entre  leurs  saillies  el  les  nnu'aiUes. 
Soudain ,  au  détour  d'une  rue  ,  des  cbanis  frappèrent  les  oreilles  des  uouveau.x  débar- 
qués. Une  foule  endimanchée  apparu!  à  travers  les  vapeurs  de  l'encens  qui  moulait 
au  ciel  en  lileuàtres  flocons  cl  des  nuages  de  feuilles  de  roses  volligeanl  jusqu'aux 
premiers  étages. 

Au-dessus  de  toutes  les  lèles,  on  distinguait  la  croi\  el  les  bannières,  signes  sacrés 
de  la  religion.  Puis  au-dessous  de  ces  croix  el  de  ces  bannières,  el  comme  protégées 
]iar  elles,  loul  un  monde  déjeunes  filles  velues  de  blanc  el  couronnées  de  bleuets. 
.Vux  deux  côtés  de  la  rue  enfermanl  le  cortège  s'avançaient  les  soldais  de  la  garnison 
portant  des  bouquets  dans  les  canons  de  leurs  fusils  et  à  la  pointe  de  leurs  lances. 
Celait  une  procession. 

Tandis  (juc  d'Arlagnan  cl  Porlhos  regardaient  avec  une  ferveur  de  bon  goût  qui 
déguisait  une  exlrêmc;  impnlience  de  pousser  en  avant,  un  dais  magniTupie  s'appiM- 
chail,  i)récédé  de  ccnl  jésuites  el  de  cent  dominicains,  el  csi:orlc  par  deux  archi- 
diacres, un  trésorier,  un  pénitencier  el  douze  chanoines.  Un  chantre  à  la  voix  fou- 
droyante, un  ihanlre  Irié  cerlainemcnl  dans  toutes  les  voix  de  la  France,  connue 
l'élail  le  lambonr-major  de  la  garde  i]n[iériale  dans  tous  les  géaus  de  l'empire, 
un  (  hantre  escorté  de  quatre  autres  chantres  qui  scmblaienl  n'être  là  que  pour  lui 
servir  d'accompagncnienl,  faisait  relenlir  les  airs  et  vibrer  les  vitres  de  tontes  les 
maisons. 

Sous  le  dais  apparaissait  une  ligure  pâle  el  noble,  aux  yeux  noirs,  aux  clie\eux 
noirs  mêlés  de  lils  d'argent,  ù  la  bouche  line  el  circonspecte,  au  nienlon  ju-oéuiinenl 
cl  anguleux.  Celle  tèle,  pleine  de  gracieuse  majesté,  était  colIFée  de  la  milrc  épisco- 


I.  I.  \  r.  (,;  II.    m;    \  \  v  vi:  ; 

(  A  II  A  >l  1  >    , 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  229 

pale,  coiffure  qui  lui  donnait,  outre  le  caracli'T.'  ilo  la  souveraineté,  celui  iJe  l'afcc- 
lisme  et  de  la  méditation  évaiipéliquc. 

—  Aramis!  s'écria  involontairement  le  mousquetaire  quand  cette  figure  altière  passa 
devant  lui.  Le  prélat  tressaillit;  il  parut  avoir  entendu  celte  voix,  comme  un  mort 
ressuscitant  entend  la  voix  du  Sauveur.  Il  leva  ses  f^rands  jeux  noirs  aux  longs  cils  et 
les  porta  sans  hésiter  vers  l'endroit  d'où  l'exclamation  était  partie.  D'un  seul  coup  d'ccil 
il  avait  vu  Porthos  et  J'Artagnan  près  de  lui.  Une  chose  surtout  avait  frappé  d'Arla- 
gnan.  En  l'apercevant,  Aramis  avait  rougi,  puis  il  avait  à  l'instant  même  concentré 
sous  sa  paupière  le  feu  du  regard  du  maître  et  l'imperceptible  affecluosité  du  regard 
de  l'ami.  Il  était  évident  qu'Aramis  s'adressait  tout  bas  cette  question  :  —  Pourquoi 
d'Artagnan  est-il  là  avec  Porthos  et  que  vient-il  faire  à  Vannes? 

Aramis  comprit  tout  ce  qui  se  passait  dans  l'esprit  de  d'.Artagnan  en  reportant  son 
regard  sur  lui  et  en  voyant  qu'il  n'avait  pas  baissé  les  yeux.  Il  coiniall  la  finesse  de  son 
ami  et  son  intelligence:  il  craint  de  laisser  deviner  le  secret  de  sa  rougeur  et  de  son 
étonncment.  C'est  bien  le  même  Aramis  ayant  toujours  un  secret  à  dissimuler.  Aussi, 
poiu-  en  tiniravec  le  regard  d'inquisiteur  qu'il  faut  faire  baisser  à  tout  prix,  conuiie  à 
tout  prix  un  général  éteint  le  feu  d'une  batterie  qui  le  gêne,  Aramis  étend  sa  belle 
main  blanche  à  laquelle  étincelle  l'améthyste  de  l'anneau  pastoral.  Il  fend  l'air  avec 
le  signe  de  la  croix  et  foudroie  ses  deux  amis  avec  sa  bénédiction.  Mais  peut-être,  rê- 
veur et  di-^trait,  d'Artagnan,  impie  malgré  lui,  ne  se  fût  point  baissé  sous  cette  béné- 
diction sainte  ;  mais  Porthos  a  vu  cette  distraction  ,  et  appuyant  amicalement  sa  main 
sur  le  dos  de  son  compagnon  ,  il  l'écrase  vers  la  terre.  D'Artagnan  fléchit  ;  peu  s'en 
faut  même  qu'il  ne  tombe  à  plat  ventre.  Pendant  ce  letnps,  .Aramis  est  passé  majes- 
tueusement. 

D'Artagnan,  comme  Antée,  n'a  fiit  que  loucher  la  terre,  et  il  se  retourne  vers 
Porthos,  tout  prêt  à  se  fâcher.  Mais  il  n'y  a  pas  à  se  tromper  à  l'intention  du  brave 
hercule.  C'est  un  sentiment  de  bienséance  religieuse  qui  le  pousse.  D'ailleurs  la  parole 
chez  Porthos,  au  lieu  de  déguiser  la  pensée,  la  complète  toujours.  —  C'est  fort  gentil 
à  lui ,  dit-il ,  de  nous  avoir  donné  comme  cela  une  bénédiction  à  nous  tout  seuls.  Dé- 
cidément c'est  un  saint  homme  et  un  brave  homme.  Moins  convaincu  que  Porthos, 
d'Artagnan  ne  répondit  pas.  —  Voyez,  cher  ami,  continua  Porlhos ,  il  nous  a  vus ,  et 
au  lieu  de  continuer  à  marcher  au  simple  pas  de  procession,  comme  tout  à  l'heure, 
voilà  qu'il  se  hâte.  Voyez-vous  comme  le  cortège  double  sa  vitesse.  Il  est  pressé  de 
nous  voir  et  de  nous  embrasser,  ce  cher  Aramis.  —  C'est  vrai,  répondit  d'Artagnan 
tout  haut.  Puis  tout  bas,  —  Toujours  est-il  qu'il  m'a  vu  ,  le  renard  ,  et  qu'il  aura  le 
temps  de  se  préparer  à  me  recevoir. 

Mais  la  procession  est  passée.  Le  chemin  est  libre.  D'Artagnan  et  Porthos  mar- 
chèrent droit  au  palais  épiscopal ,  qu'une  foule  nombreuse  entourait  pour  voir  rentrer 
le  prélat.  Dix  minutes  après  que  les  deux  amis  avaient  passé  le  seuil  de  l'évêché,  Ara- 
mis rentra  comme  un  triomphateur;  les  soldats  lui  présentaient  les  armes  comme  à 
un  supérieur;  les  bourgeois  le  saluaient  comme  un  ami,  loniaie  un  patron  plutôt  que 
comme  un  chef  religieux. 

Il  y  avait  dans  Aramis  quelque  chose  de  ces  sénateurs  romains  qui  avaient  toujours 
leurs  portes  encombrées  de  cliens.  Au  bas  du  perron,  il  eut  une  conférence  d'une 
demi-minute  avec  un  jésuite  qui,  pour  lui  parler  plus  discrètement,  passa  la  tête  sous 
le  dais.  Puis  il  rentra  chez  lui  ;  les  portes  se  refermèrent  lentement,  et  la  foule  s'é- 
coula ,  tandis  que  les  chants  et  les  prières  retentissaient  encore.  C'était  une  magui- 
li(]ue  journée.  Il  y  avait  des  parfums  terrestres,  mêlés  à  des  parfums  d'air  et  de  mer. 
La  ville  respirait  le  bonheur,  la  joie,  la  force.  D'Artagnan  sentit  comme  la  présence 


230  LES  MOUSQUETAIRES. 

d'une  m:iiii  invisible   qui  avail,  louie-puissante  ,  crét-  celle  foivo.   cette  joie,  ce  liou- 
lienr,  el  répandu  partout  ces  parfums.  —  (_)li!  ob  !  se  dit-il,  Aramis  a  grandi. 


LA   GRANDEUR  DE  L'ÉYÉQUE  DE   VANNES. 

Porllios  el  d'Aila2:nan  étaieni  entrés  à  l'évêcbé  par  une  porte  particulière,  connue 
des  seuls  amis  de  la  maison.  Ou  apprit  r.lors  que  Sa  Grandeur  venait  de  rentrer  dans 
ses  appartemens,  et  se  préparait  à  paraître,  dansTintimilé,  moins  majestueuse  qu'elle 
n'avail  paru  avec  ses  ouailles.  En  efTcl,  après  un  pclit  quart  d'beure  d'attente,  une 
porle  de  la  salle  s'ouvrit  et  l'on  vit  paraître  Sa  Grandeur  vêtue  du  pelit  costuu)e  com- 
plet de  prélat. 

Aramis  portait  la  tèle  haute  en  bonime  qui  a  l'babilnde  du  commandement .  la  robe 
de  drap  violet  retroussée  sur  le  côlé  el  le  poing  sur  la  hanche.  Eu  outre,  il  avait  cou- 
serve  la  fine  moustache  et  la  royale  allongée  du  temps  de  Louis  XIll.  Il  exhala  eu  en- 
trant ce  parfum  délicat  qui,  chez  les  hommes  élégans  ,  chez  les  femmes  du  grand 
monde  ,  ne  change  jamais ,  et  semble  s'être  incorporé  dans  la  personne  dont  il  esl  de- 
^(•nu  l'érnanalion  nalurclle.  (^^tle  fois  seulement  le  parfum  avail  retenu  quelque  chose 
de  la  sublimilé  rcliL'icuse  de  l'encens.  Il  n'enivrait  plus,  il  pénétrait. 

Aramis,  en  entrant  dans  la  chambre,  n'hésila  pas  un  inslani ,  et  sans  prononcer 
une  pai'cle  qui,  quelle  qu'elle  fùl,  eût  été  froide  en  pareille  occasion,  il  vint  droit  an 
mous(pielairc  si  bien  déguisé  sous  le  costume  de  M.  Agnan,  et  le  serra  dans  ses  bras 
avec  nue  tendresse  que  le  plus  défiant  n'eîit  pas  soupçonnée  de  froideur  ou  d'alfecta- 
tion.  l>'.\rtagnan ,  de  son  côté,  l'embrassa  d'une  égale  ardeur.  Entre  deux  accolades, 
.\ramis  regarda  en  face  d'Arlagnau,  lui  olfrit  une  chaise,  et  s'assit  dans  l'ombre, 
observant  que  le  jour  donnait  sur  le  visage  de  son  inlerloculeiu'.  It'Arlagnan  ne  fut 
pas  dupe  do  la  manreuvre:  mais  il  ne  parut  pas  s'en  apercevoir  II  se  senlail  pris; 
mais,  justement  parce  qu'il  était  pris,  il  se  sentait  sur  la  voie  de  la  découverte,  et  peu 
lui  importait,  vieux  coudoltiere,  de  se  faire  battre  en  apparence,  ponrxu  qu'il  tirAtde 
sa  jirétendue  défaile  les  avantages  de  la  victoire. 

Ce  fut  .4ramis  (pii  commcuçii  la  conversation.  — Ah!  cher  ami!  mon  bon  d'.\rta- 
gnan!  dit-il,  (picl  excclleul  basai'd!  —  C'est  un  hisard.  mon  révérend  compagnon, 
dit  d'.Xrlagnan,  que  j'appellerai  de  l'amitié,  .le  vous  cherche,  roumie  toujours  je  vous 
ai  rheiché,  dès  que  j'ai  eu  quelque  grande  entreprise  à  vous  ollVirou  quelques  heures 
de  liberté  à  vous  donner.  —  Ah!  vraiment,  dit  .\ramis  sans  explosion;  vous  me  chcr- 
(■])cz!  —  El  oui,  il  vous  cherche,  mon  cher  Aramis,  dit  Porthos.  el  la  preuve,  c'est 
qu'il  m'a  relancé,  moi,  à  Bellc-Fslc.   C'est  aimable,  n'est-ce  pasV  —  .Mi  !  fil  \ramis, 

certaiuemeni  à  Hello-Fsle — Bon!  se   dit  d'Arlagnau,  voilà  mou  butor  de  l'orlbos 

qui,  sans  y  songer,  a  tiré  du  premier  coup  le  canon  d'attaque.  —  .\  Bellc-lsle,  ilil 
Aramis,  dans  it  Irou  ,  dans  ce  dései't  !  C'esl  aimable.  <>ii  ellel.  —  El  c'est  moi  (pii  lui 
ai  appris  que  vous  élie/.  à  Vaimes,  conlinua  Porlhos  ilu  même  ton. 

P'Arlagnan  arma  sa  bouche  d'une  finesse  pres{]ue  ironique  — Si  fait  ,  je  le  savais, 
mais  j'ai  \oulu  voir,  reprit-il,  si  noire  vieille  amitié  tenait  toujours:  si.  en  nous 
\nvaul,  notre  ciiMir  tout  raccorui  qu'il  e.st  par  l'Age,  laissai!  encore  échapper  ce  bon 
cri  de  joie  qui  salue  la  venue  d'un  ami.  —  Eh  bien  !  vous  ave?,  di'i  êlre  satisfait,  de- 
manda Aramis. —  Cnuci-couci.  —  Comment  cela"^ — Oui,  Porthos  m'a  ditchull  el 
vous...  vous  m'avez  donné  votre  liénédiclion. — Que  vouh'Z-vousl  mon  ami,  dit  en 


c 


LE  VICOMTE  DE   BRAGELONNE.  -231 

sonnant  Araniis,  c'est  ce  qu'un  pauvre  prélat  comuie  moi  a  do  plus  précieux.  —  On 
(lit  cependant  à  Pacis  que  l'évèciié  de  Vannes  est  un  des  meilleurs  de  Fcauce. —  Ah  ! 
vous  voulez  parler  des  liions  tein()orels,  dit  .4ramis  d'un  air  détaché.  — Mais  certaine- 
ment j'en  veux  parler.  J'y  tiens,  moi.  —  Eu  ce  cas,  parlons-en,  dit  Aramis  avec  un 
sourire. 

— Vous  avouez  être  un  des  plus  rii  lies  prélats  de  France?  —  Mou  cher,  puisque 
vous  me  demandez  mes  comples,  je  vous  dirai  que  l'évèché  de  Vannes  vaut  vingt 
mille  livres  de  rentes,  ni  plus  ni  moins.  T.'es!  un  diocèse  qui  renferme  cent  soixante 
paroisses.  —  C'est  fort  joli.  Mais  cependant ,  reprit  d'Arlafrnan  ,  en  couvrant  Aramis  du 
regard,  vous  ne  vous  êtes  pas  enterré  ici  à  jamais'/  —  Pardonnez-moi.  Seidement  je 
n'admets  pas  le  mot  enterré.  —  Mais  il  me  seuihle  qu'à  celte  distance  de  Paris  ou  est 
enterré;  ou  peu  s'en  faut. 

— Mon  ami,  je  me  fais  vieux  ,  dit  .Vrauiis;  le  bruit  et  le  mouvement  de  la  ville  ne 
me  vont  plus.  A  cinquante-sept  ans  on  doit  clienher  le  calme  et  la  méditation.  Je  les 
ai  trouvés  ici.  Uuoi  de  plus  beau  et  de  plus  sévère  à  la  fois  que  celte  vieille  Armo- 
riqne?  Je  trouve  ici,  cher  d'Artagnan  ,  tout  le  contraire  de  ce  que  j'aimais  autrefois, 
et  c'est  ce  qu'il  faut  à  la  fin  de  la  vie,  qui  est  le  contraire  du  connncnccnicnt  Vn  peu 
de  mon  [daisir  d'autrefois  vient  encore  m'y  saluer  de  temps  en  temps  sans  me  distraire 
de  mon  salut.  Je  suis  encore  de  ce  monde,  et  cependant,  chaque  pas  que  je  fais  je  me 
rapproche  do  Dieu.  — Éloquent,  sage,  discret,  vous  êtes  un  prélat  accompli,  Aramis, 
et  je  vous  félicite. — Mais,  dit  Aramis  en  souriant,  vous  n'èles  pas  seulement  venu, 
cher  ami,  pour  me  faire  des  complimeus  .  Parlez  ,  qui  vous  amène?  Serais-je  assez 
heureux  pour  que,  d'une  façon  quelconque,  vous  eussiez  besoin  de  moi? — Dieu 
merci  non,  mon  cher  ann  .  dit  d'Artagnan,  ce  n'est  rien  de  cela  :  je  suis  riche  et  libre. 
—  Riche? — Oui,  riche  pour  moi;  pas  pour  vous  ni  pour  Porthos,  bien  entendu.  J'ai 
une  quinzaine  de  mille  livres  de  rentes. 

Aramis  le  regarda  soupçonneux.  Il  ne  pouvait  croire  surtout,  en  voyant  son  ancien 
ami  avec  cet  humble  aspect,  qu'il  eût  fait  inie  si  belle  fortune.  Alors  d'.\rtaguan, 
voyant  que  l'heure  de^  explications  était  venue ,  raconta  son  histoire  d'.\nglelerre. 
Pendant  le  récit,  il  vit  dix  fois  briller  les  yeux  et  tressaillir  les  doigts  eflllés  du  prélat. 
Quant  à  Porthos  ce  n'était  [)as  de  l'admiration  qu'il  manifestait  pour  d'Artagnan,  c'é- 
tait de  l'enthousiasme,  c'était  du  délire.  Lorsque  d'Artagnan  eut  achevé  son  récit, — 
Eh  bien!  fil  Aramis.  — Eh  bien?  dit  d'.Vrtagnan,  vous  voyez  que  j'ai  en  Angleterre 
des  amis  et  des  projiriétés,  en  France  un  trésor.  Si  le  creur  vous  en  dit,  je  vous  les 
offre.  Voilà  pourquoi  je  suis  venu. 

Si  assuré  que  fût  son  regard,  il  ne  put  soutenir  en  co  moment  le  regard  d'.\ramis. 
Il  laissa  donc  dévier  son  œil  sur  Porthos,  comme  fait  Tépée  qui  cède  à  une  pression 
toute-puissante  et  cherche  un  autre  chemin.  —  En  tout  cas,  dit  l'évèqLie  ,  vous  avez 
pris  un  singrdier  costume  de  voyage  ,  cher  ami.  — Alfreux!  je  le  sais.  Vous  compre- 
nez que  je  ne  voulais  voyager  ni  en  cavalier  ni  en  seigneur.  Depuis  que  je  suis  riche, 
je  suis  avare.  —  Et  vous  dites  donc  que  vous  êtes  venu  à  Belle-Isle'!*  fit  .\ramis  sans 
transition. — Oui,  répliqua  d'Artagnan,  je  savais  y  trouver  Porthos  et  vous.  —  Moi! 
s'écria  Aramis.  Moi  !  de[)uis  un  an  que  je  suis  ici  je  n'ai  point  une  seule  fois  passé  la 
mer.  — Oh  1  fit  d'.\rtagnan  ,  je  ne  vous  savais  pas  si  casanier. 

— Ali  !  cher  ami ,  c'est  qu'il  faut  vous  dire  que  je  ne  suis  plus  l'homme  d'autrefois. 
Le  cheval  m'incommode,  la  mer  me  fatigue  :  je  suis  un  pauvre  prêtre  souffreteux,  se 
plaignant  toujours,  grognant  toujours,  et  enclin  aux  austérités  qui  me  paraissent  des 
accommodemens  avec  la  vieillesse,  des  pourparlers  avec  la  mort.  Mon  cher  d'Arta- 
gnan, je  réside.  — Eh  bien!  tant  mieux,  mon  ami ,  car  nous  allons  probablement  de- 


3n-2  LES  MOUSQUETAIRES. 

venir  voisins. — Bah!  dit  .\i"amis,non  sans  une  certaine  surprise  qu'il  ne  cherclia 
même  pas  à  dissimuler,  vous,  mon  voisin!  —  Je  vais  acheter  des  salines  fort  avanta- 
geuses qui  sont  situées  entre  Piriac  et  le  Groisic.  Figurez-vous,  mon  cher,  une  exploi- 
tation de  douze  pour  cent  de  revenu  clair;  jamais  de  non-valeur,  jani;iis  de  faux  frais- 
l'Océan  fidèle  et  régulier  apporte  toutes  les  six  heures  son  contingent  à  ma  caisse.  Je 
suis  le  premier  Parisien  qui  ait  imaginé  une  pareille  spéculation.  N'éventez  pas  la 
mine,  je  vous  en  prie,  et  avant  peu  nous  communiquerons.  J'aurai  trois  lieues  de 
pays  pour  trente  mille  livres. 

Aramis  lança  un  regard  à  Porthos  comme  pour  lui  demander  si  tout  cela  était  bien 
vrai,  si  quelque  piège  ne  se  cachait  point  sous  ces  dehors  de  honhomie.  Mais  hientùt, 
connue  honteux  d'avoir  consulté  ce  pauvre  auxiliaire,  il  rassembla  toutes  ses  forces 
pour  un  nouvel  assaut  ou  pour  une  nouvelle  défense.  — On  m'avait  assuré ,  dit-il ,  que 
vous  aviez  eu  quelque  démêlé  avec  la  cour,  mais  que  vous  en  étiez  sorti  comme  vous 
savez  sortir  de  tout,  mon  cher  d'Artagnan,  avec  les  honneurs  de  la  guerre.  — Moil 
s'écria  le  mousquetaire  avec  un  grand  éclat  de  rire  insuflisant  à  cacher  son  embarras, 
car,  h  ces  mots  d'Araniis,  il  pouvait  le  croire  instruit  de  ses  dernières  relations  avec 
le  roi:  moi!  ah!  racontez-moi  donc  cela  ,  mon  cher  Aramis.  — Oui,  on  m'avait  ra- 
conté, à  moi,  pauvre  évèque  perdu  au  milieu  des  landes,  on  m'avait  dit  que  le  roi 
vous  avait  pris  pour  conlidcnl  de  ses  amours.  —  Avec  qui?  —  .\vec  mademoiselle  de 
Mancini. 

D'Artagnan  respira.  — Ah  !  je  ne  dis  pas  non,  répliqua-t-il.  —  Il  parait  que  le  roi 
vous  a  euunené  un  matin  au  delà  du  pont  de  Blois  pour  causer  avec  sa  belle?  —  C'est 
vrai,  dit  d'Artagnan.  Ah!  vous  savez  cela!  Mais  alors  vous  devez  savoir  que  le  jour 
même  j'ai  donné  ma  démission. —  Sincère?  —  Ah  !  mon  ami,  on  ne  peut  plus  sin- 
cère.—  C'est  alors  que  vous  allâtes  clioz  le  comte  de  la  Père,  chez  moi  et  chez  Por- 
tlios?  —  Oui.  —  Etait-ce  pour  nous  faire  une  simple  visite?  —  Non:  je  ne  vous  savais 
point  attaché ,  el  je  voulais  vous  emmener  en  .Angleterre. 

—  Oui.  je  comprends,  et  alors  vous  avez  exécuté  seul,  homme  merveilleux,  ce  que 
vous  vouliez  nous  proposer  d'exécuter  à  nous  quatre.  Je  me  suis  douié  que  vous  étiez 
pour  quelque  chose  dans  cette  belle  restauration,  quand  j'appris  qu'on  vous  avait  vu 
aux  réceptions  du  roi  Charles,  lequel  vous  parlait  conmie  un  ami,  ou  plutôt  comme 
un  obligé.  — Mais  comment  diable  avez-vous  su  tout  cela?  demanda  d'Artagnan,  qui 
craignait  que  les  investigations  d'Aramis  ne  s'étendissent  plus  loin  ([u'il  ne  le  V(Mdail. 

—  Cher  d'Artagnan,  dit  le  prélat,  mon  amitié  resseudile  un  peu  à  la  sollicitude  de 
ce  veillein-de  nuit  que  nous  avons  dans  la  petite  tour  du  môle,  à  l'extrémité  du  quai. 
Ce  brave  houuue  allume  tous  les  soirs  une  lanterne  poiu'  éclairer  les  barques  qui 
\ieiment  de  la  mer.  Il  est  caché  dans  sa  guérite  ,  et  les  pêcheurs  ne  le  voient  pas; 
mais  lui  les  suit  avec  intérêt;  il  les  devine,  il  les  appelle,  il  les  attire  dans  la  voie  du 
port.  Je  ressemble  à  ce  veilleur;  de  temps  en  temps  quel(|ues  avis  m'arrivenl  el  me 
ra|ipellent  au  souvenir  de  tout  ce  que  j'aimais.  .Mors  je  suis  les  amis  d'aulrelois  sur 
la  mer  orageuse  du  monde.  Ji>  vous  l'ai  dit,  mou  ami,  il  n'y  a  plus  d'Aramis  eu  moi. 
—  Plus  même  rie  l'abbi'  d'Ilerblaj? — Plus  même.  Vous  voyez  un  homme  que  Itieua 
pris  par  la  main,  qu'il  a  conduit  à  une  position  qu'il  ne  devait  ni  n'osait  espérer. — 
Tiens!  c'(>st  étrange,  on  m'avait  dit  à  moi  ipie  c'était  M.  Foucpiel. — Qui  vous  a  dit 
cela?  lit  Aramis,  sans  que  toute  la  pni.Nsance  de  sa  volonté  put  (Mupêciier  une  légère 
rougeur  de  colorer  ses  joues. —  Ma  foi,  c'est  Bazin  —  l.e  sot. — .le  ne  dis  pas  qu'il 
soit  homme  de  génie,  c'est  vrai;  mais  il  me  l'a  dit,  et  a|ii'ès  lui  je  vo\is  le  ré|>ète.  — 
.le  n'ai  jamais  vu  M.  Foiupiel,  répondit  Aramis  avec  nu  regard  aussi  c;ilme  el  aussi 
l'iir  (|ue  celui  d'ime  jeune  vierL;(Miiii  n'.i  jamais  menti. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  233 

—  Dame  !  écoulez  donc ,  dit  d'Ai-lagnan  du  !on  le  plus  naïf,  je  vous  dis  cela ,  moi , 
parc;  que  tout  le  monde  ici  jure  par  M.  Fouquel.  La  plaine  esta  M.  Fouquet;  les  sa- 
lines que  j'ai  achelées  sont  à  M.  Fouquet;  l'ile  dans  laquelle  Porlhos  s'est  fait  topo- 
graphe esta  M.  Fouquet;  la  garnison  esta  M  Fouquet,  les  galères  sont  à  M.  Fouquet. 
J'avoue  donc  que  rien  ne  m'eîil  surpris  dans  votre  inféodalion ,  ou  plutôt  dans  celle  de 
votre  diocèse  ,  à  M.  Fouquet.  C'est  un  autre  maiire  que  le  roi,  voilà  tout;  mais  aussi 
puissant  qu'un  roi.  — r  Dieu  merci!  je  ne  suis  inféodé  à  personne  ,  je  n'appartiens  à 
personne  et  suis  tout  à  moi,  répondit  Aramis,  qui,  pendant  celle  conversation  ,  suivait 
de  l'œil  chaque  geste  de  d'Artagnan,  chaque  clin  d'œil  de  Porthos.  Mais  d'Artagnan 
était  impassible  et  Porlhos  immobile ,  les  coups  portés  habilement  étaient  parés  [lar  un 
habile  adversaire;  aucun  ne  toucha. 

Néanmoins  chacun  sentait  la  fatigue  d'une  pareille  lutte  ,  et  l'annonce  du  souper  fut 
bien  reçue  par  tout  le  monde.  Le  souper  changea  le  cours  de  la  conversation.  D'ailleurs 
ils  avaient  compris  que,  sur  leurs  gardes  comme  ils  étaient  chacun  de  son  côté,  ni 
l'un  ni  l'autre  n'eu  saurait  davantage.  Aramis  faisait  l'étonné  à  chaque  mot  de  poli- 
tique que  risquait  d'Artagnan.  Cette  longue  série  de  surprises  augmenta  la  déliance 
de  d'Arlagnan,  comme  l'éternelle  indifférence  de  d'Artagnan  provoquait  la"  déliance 
d'Aramis.  Le  souper  ou  plutôt  la  conversation  se  prolongea  jusqu'à  une  heure  du 
înatin  entre  d'Artagnan  et  Aramis.  A  dix  heures  précises,  Porthos  s'était  endormi  sur 
sa  chaise  et  ronflait  comme  un  ogre.  A  minuit  on  le  réveilla  et  on  l'envoya  coucher. 
—  Hum  !  dit-il,  il  me  semble  que  je  me  suis  assoupi;  c'était  pourtant  fort  intéressant 
ce  que  vous  disiez. 

A  une  heure  Aramis  conduisit  d'Artagnan  dans  la  chambre  qui  lui  était  destinée  et 
qui  était  la  meilleure  du  palais  épiscopal.  Deux  serviteurs  furent  mis  à  ses  ordres,  — 
Demain  à  huit  heures ,  dit-il  en  prenant  congé  de  d'Artagnan ,  nous  ferons ,  si  vous  le 
voulez,  une  promenade  à  cheval  avec  Porthos.  —  A  huit  heures!  fit  d'Artagnan,  si 
lard?  —  Vous  savez  que  j'ai  besoin  de  sept  heures  de  sommeil ,  dit  Aramis.  —  C'est 
juste.  —  Bonsoir,  cher  ami.  Et  il  embrassa  le  mousquetaire  avec  cordialité.  D'Arta- 
gnan le  laissa  partir.  —  Bon!  dit-il  quand  sa  porte  fut  fermée  derrière  Aramis,  à  cinq 
heures  je  serai  sur  pied. 

Puis,  cette  disposition  arrêtée,  il  se  coucha  et  mit,  comme  on  dit,  les  morceaux 
doubles. 


D ARTAGNAN. 

A  peine  d'Artagnan  avait-il  éteint  sa  bougie,  qu'Aramis,  qui  guettait  à  travers  ses 
rideaux  fe  dernier  soupir  de  la  lumière  chez  son  ami ,  traversa  le  cori'idorsur  la  pointe 
du  pied  et  passa  chez  Porlhos.  Le  géant,  couché  depuis  une  heure  et  demie  à  peu 
près,  se  prélassait  sur  l'édredon.  Il  était  dans  ce  calme  heureux  du  premier  sonmieil, 
qui ,  chez  Porthos  ,  résistait  au  bi-iiit  des  cloches  et  du  canon  :  sa  tète  nageait  dans  ce 
doux  balancement  qui  rappelle  le  mouvement  moelleux  d'un  navire.  Une  nn'nute  de 
plus,  Porlhos  allait  rêver.  La  porte  de  sa  chambre  s'ouvrit  doucement  sous  la  pression 
délicate  de  la  main  d'Aramis. 

L'évêqup  s'approcha  du  dormeur.  Un  épais  tapis  assourdissait  le  bruit  de  ses  pas; 
d'ailleurs,  Porthos  ronflait  de  fa.-on  à  éteindre  tout  autre  bruit.  Il  lui  posa  une  main 
sur  l'épaule.  —  Allons,  dit-il ,  allons,  mon  cher  Porthos. 


23'r.  LES  MOUSQUETAIRES. 

,  La  voix  d'Araniis  était  douce  et  affectueuse,  mais  elle  renfermait  phis  qu'un  avis  , 
elle  reiiforniait  un  ordre.  Sa  main  était  légère,  mais  elle  indiquail  un  danger.  Por- 
llins  entendit  la  voix  et  sentit  la  main  d'Aramis  au  fond  de  son  sommeil.  Il  tiessaillit. 
-^  Qui  va  là  ?  dit-il  avec  sa  voix  de  géant.  — Chut!  c'est  moi,  dit  .Aramis.  —  Vous, 
cher  ami!  el  pourquoi  diable  m'éveillez-vous? —  Pour  vous  dire  qu'il  faut  partir.  — 
Partir?  —  Oui.  Pour  Paris. 

Porllios  hondit  dans  son  lit  et  retomba  assis  en  fixant  sur  Aramis  ses  gros  yeux 
efliirés.  —  Cent  lieues  !  fit-il.  —  Cent  quaire  ,  répliqua  l'évéque.  —  Ah!  mon  Dieu, 
soujiira  Porthos  en  se  recouchant,  pareil  h  ces  enlans  qui  luttent  avec  leur  bonne  pour 
gagnerune  heure  ou  deux  de  soiniiieil.  —  Trente  heures  de  cheval,  ajouta  résolu- 
ment Aramis.  Vous  savez  qu'il  y  a  de  bons  relais. 

Porthos  bougea  une  jambe  enlaissantéchapper  un  gémissement. — Allons!  allons! 
cher  ami,  insista  le  prélat  avec  une  sorte  d'impatience. 

Porthns  tira  l'autre  jambe  du  lit.  —  Et  c'est  absolument  nécessaire  que  je  parle  7 
dit-il.  —  De  toute  nécessité. 

Porthos  se  dressa  sur  ses  jambes  et  commença  d'ébranler  le  plancher  et  les  murs  de 
son  pas  de  statue.  — Chut!  pour  r.'imour  de  Dieu,  mon  cher  Porthos,  dit  Aramis, 
vous  allez  réveiller  quelqu'un.  —  Ah  !  c'est  vrai,  répondit  Porthos  d'une  voix  de  ton- 
nerre ,  j'oubliais;  mais,  soyez  tranquille,  je  m'observerai. 

Et  en  disant  ces  mots  il  fit  tomber  une  ceinture  chargée  de  son  épée  ,  de  ses  pistolets 
et  d'une  bourse  dont  les  écus  s'échappèrent  a\  ec  un  bruit  vibrant  et  prolongé.  Ce  bruit 
fit  bouillir  le  sang  d'Aramis  tandis  qu'il  provoquait  chez  Porthos  un  forinidable  éclat 
de  rire.  — Que  c'est  bizarre!  dit-il  de  sa  même  voix.  —  Plus  bas  ,  Porthos,  plus  bas, 
donc!  —  C'est  vrai.  Et  il  baissa  en  effet  la  voix  d'un  demi-Ion.  —  Je  disais  donc, 
continua  Porthos,  que  c'est  bizarre  ,  qu'on  ne  soit  jamais  aussi  lent  que  lorsqu'on  veut 
se  [iresser,  aussi  bruyant  que  lor:  ipTon  désire  être  muet.  —  Oui .  c'est  vrai  :  mais  fai- 
sons mentir  le  proverbe,  Porthos,  hâtons-nous  el  taisons-noiis.  —  Il  parait  que  c'est 
pressé.  —  C'est  plus  que  pressé,  c'est  grave,  Porthos.  -  Oh  !  oh  !  —  IVArhignan  vous 
a  ipiestionné.  n'est-ce?  — Pas  le  moins  du  nioiido.  — Vous  en  êtes  bien  sûr,  Porthos? 
—  ParldiMi  !  —  Il  u'a  pas  vu  notre  plan  de  fortifications,  par  hasard?  —  Si  fait.  — .\h  ! 
diable  !  —  Mais  soyez  tranquille  .  j'avais  effacé  votre  écriture  avec  de  la  gonuiie.  Im- 
possible de  siqiposer  (pie  vous  avez  bien  voulu  me  donner  quelques  avis  dans  ce  tra- 
vail. —  Il  a  de  bien  bons  >eux,  notre  ami.  —  Que  craignez-vous?  —  .le  crains  que 
tout  ne  soit  découvert.  Porthos;  il  s'agit  dune  de  prévenir  un  grand  malheur.  J'ai 
donné  l'ordre  à  mes  gens  de  fermer  toutes  les  portes.  On  ne  laissera  point  sortir  d'Ar- 
tagnan  avant  le  jour.  Votre  cheval  est  toul  sellé:  vous  gagnez  le  premier  relais:  à 
ciiK]  hcurt's  du  luatiii  vous  aurez  fait  quinze  lieues.  Venez. 

lin  \il  aliir>  Araiiii-  \('lii  Pdillms  pièic  pai-  pièce  a\ec  autant  de  célérité  qu'eût  pu 
le  faire  le  plus  habile  \alct  de  chamlire.  Porlhcis.  moitié  confus,  moitié  étourdi,  se 
laissait  faire  et  se  confondait  eu  evcuses.  I.oiscpi'il  fut  prêt ,  Aramis  le  prit  par  la  main 
et  l'emmena  ,  en  lui  faisant  poser  le  pied  avec  précaution  sur  chaque  marche  de  l'es- 
calier, renipérhaut  de  se  liciiricr  aux  embrasures  des  portes  ,  le  tournant  el  le  re- 
lournnnt  ciMiimc  si  hii.  Aramis  .  eût  été  le  géant  et  Porthos  le  nain,  l'n  cheval,  en 
effet,  allendail  loul  sellé  dans  la  cour.  Porthos  se  mil  en  selhv  Mors  Aramis  prit  lui- 
même  le  cheval  par  la  bride  el  le  guida  sur  du  fumier  répandu  dans  la  coiu',  dans 
l'inlenlion  d'éteindre  le  iiruil.  Il  lui  pinçait  en  même  lenips  les  naseaux  pour  (pi'il  ne 
brunit  pas. 

Pui>  une  l'ois  arrivé  à  la  poilc  l'xti'iicnre,  allirant  à  lui  Porthos,  qui  allait  parlir 
sans  môme  hii  clriuainlcr  poiirrpioi.  —  Mainlciiaut.  ami  Porthos:  mainleuant^  sans 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  a-SS 

débrider  jusqu'à  Paris,  lui  dit-il  à  l'oreille;  mangez  à  cheval,  buvez  à  cheval,  dor- 
mez à  cheval,  mais  ne  perdez  pas  une  minute.  — C'est  dit;  on  ne  s'arrêtera  pas. 

—  Cette  lettre  à  M.  Fouquct.  coûte  que  coûte  :   il  faut  qu'il  l'ait  demain  avant  midi. 

—  Il  l'aura.  —  El  pensez  à  une  chose,  cher  ami.  —  A  laquelle  '!  ■ —  C'est  que  vous 
courez  après  votre  brevet  de  duc  et  pair.  —  Oh  !  oh  !  fit  Porthos  les  yeux  étiucelans, 
j'irai  en  vingt-quatre  heures  en  ce  cas.  — Tâchez.  —  Alors  lâchez  la  bride,  et  en 
avant ,  Goliath. 

Aramis  lâcha  effectivement ,  non  pas  la  bride  ,  mais  les  naseaux  du  cheval.  Porlhos 
rendit  la  main,  piqua  des  deux  ,  et  l'animal  furieux  partit  au  galop  sur  la  terre.  Tant 
qu'il  put  voir  Porthos  dans  la  nuit,  Aramis  le  suivit  des  yeux  ;  puis,  lorsqu'il  l'eut 
perdu  de  vue,  il  rentra  dans  la  cour.  Hien  n'avait  bougé  chez  d'Arlagnan.  Le  valet 
mis  en  faction  auprès  de  la  porte  n'avait  vu  aucune  lumière  ,  n'avait  entendu  aucun 
bruit.  Aranu's  referma  la  porte  avec  soin,  envoya  le  laquais  se  coucher,  et  lui-même 
se  mit  au  li'. 

D'.\rtagnan  ne  se  doutait  réellement  de  rien  ;  aussi  crut-il  avoir  tout  gagné  ,  lorsque 
le  malin  il  s'éveilla  vers  quatre  heures  et  demie.  Il  courut  tout  en  chemise  regarder 
par  la  fenéU-c.  La  fenèlre  donnait  sur  la  cour.  Le  jour  se  levait.  La  cour  était  déserte , 
les  poules  elles-mêmes  n'avaient  pas  encore  quitté  leurs  perchoirs.  Pas  un  valel  n'ap- 
paraissait. Toutes  les  portes  étaient  fermées.  —  Bon!  calme  parfait ,  se  dit  d'Arta- 
guan.  N'importe .  me  voici  réveillé  le  premier  de  loute  la  maison.  Habillons-nous;  ce 
sera  autant  de  l'ait. 

Et  d'Artagnan  s'habilla.  Mais  celte  fois  il  s'étudia  à  ne  point  donner  au  costume  de 
M.  Agnan  cette  rigidité  bourgeoise  et  presque  ecclésiastique  qu'il  affectait  auparavant; 
il  sut  même,  en  se  serrant  davantage  ,  en  se  boutonnant  d'une  certaine  façon,  en 
posant  son  feutre  plus  obliquement,  rendre  à  sa  personne  un  peu  de  cette  tournure 
militaire  dont  l'absence  avait  ell'arouché  Aramis.  Cela  fait,  il  en  usa  ou  plutôt  feignit 
d'en  user  sans  fiiçon  avec  son  hôte,  et  entra  tout  à  i'improviste  dans  son  appartement. 

Aramis  dormait  ou  feignait  de  dormir.  Un  grand  livre  était  ouvert  sur  son  pupitre 
de  nuit:  la  bougie  brûlait  encore  au-dessus  de  son  plateau  d'argent.  C'était  plus  qu'il 
n'eu  fallait  pour  prouver  à  d'Artagnan  l'innocence  de  la  nuit  du  prélat  et  les  bonnes 
intentions  de  son  réveil.  Le  mousquetaire  fit  précisément  à  l'évêque  ce  (jue  l'évêque 
avait  fait  à  Porthos,  il  lui  frappa  siu'  ré|iaule.  Évidemment  Aramis  feignait  de  dormir, 
car,  au  lieu  de  s'éveiller  soudain,  lui  qui  avait  le  sommeil  si  léger,  il  se  fit  réitérer 
l'avertissement.  —  Ah  !  ah  !  c'est  vous ,  dit-il  en  allongeant  les  bras  Quelle  bonne 
surprise  !  Ma  foi ,  le  sommeil  m'avait  fait  oublier  que  j'eusse  le  bonheur  de  vous  pos- 
séder. Unelle  heure  est-il'!* — Je  ne  sais,  dit  d'Artagnan  nu  peu  endjarrassé.  De  boimo 
heure,  je  crois.  Mais,  vous  le  savez,  cette  diable  d'habitude  militaire  de  m'éveiller 
avec  le  jour  me  tient  encore.  —  Est-ce  que  vous  voulez  déjà  que  nous  sortions,  par 
hasard?  demanda  Aramis.  Il  est  bien  matin  ,  ce  me  semble.  —  Ce  sera  connue  vous 
voudrez. 

—  Je  croyais  que  nous  étions  convenus  de  ne  monter  à  cheval  qu'à  huit  heures. 
—  C'est  possible;  mais  moi  j'avais  si  grande  envie  de  vous  voir  que  je  me  suis  dit  : 
le  plus  tôt  sera  le  meilleur.  Avouez  aussi  que  ce  n'était  pas  pour  dormir  que  vous 
m'avez  demandé  jusqu'à  huit  heures.  —  J'ai  toujours  peur  que  vous  ne  vous  moquiez 
de  moi  si  je  vous  dis  la  vérité.  —  Dites  toujours.  —  Eh  bien!  de  six  heures  à  huit 
heures  j'ai  l'habitude  de  faire  mes  dévo'ions.  —  Je  ne  croyais  pas  qu'un  évêque  eût 
des  CNcrcices  si  sévèi-es.  —  Un  évêque,  cher  ami,  a  plus  à  donner  aux  apparences 
qu'un  simple  clerc  -  Mordioux!  Aramis.  voici  un  mol  qui  me  réconcilie  avec  Votre 
Grandeur.  C'est  un  mot  de  mousquetaire,  celui-là,  à  la  bonne  heure  !  —  Au  lieu  de 


236  LES  MOUSQUETAIRES. 

m'en  féliciter,  pardoniicz-le-nioi ,  d'Artagnan.  C'est  un  mot  bien  mondain  que  j'ai 
laissé  échapper  là.  —  Faut-il  donc  que  je  vous  quille?  —  J'ai  besoin  de  recueillement, 
cher  ami.  —  Bon.  Je  vous  laisse;  mais  à  cause  de  ce  pa'ien  qu'on  apj^elle  d'Artagnan, 
abrégez  vos  oremus  ,  je  vous  prie  .  j'ai  soif  de  votre  parole.  — Eh  bien  !  d'Artagnan  .  je 
promets  que  dans  une  heure  et  demie...  —  Une  heure  et  demie  de  dévotion?  Ah! 
mon  ami,  passez-moi  cela  au  plus  juste;  faites-moi  le  meilleur  marché  possible. 
Aramis  se  mit  à  rire.  — Toujours  charmant,  toujours  jeune,  toujours  gai,  dit-il. 
Voilà  que  vous  êtes  venu  dans  mon  diocèse  pour  me  brouiller  avec  la  grâce.  —  Bah  ! 
—  Et  vous  savez  bien  que  je  n'ai  jamais  résisté  à  vos  eniraînemens  :  vous  me  coûterez 
mon  salut ,  d'Artagnan.  D'Artagnan  se  pinça  les  lèvres.  —  Allons,  dit-il ,  je  prends 
le  péché  sur  mon  compte. 

—  Chut!  dit  Aramis,  nous  ne  sommes  déjà  plus  seuls  et  j'entends  des  élrangers 
qui  montent.  D'Artagnan,  qu'allcz-vous  faire? —  Je  vais  aller  réveiller  Porlhos  et 
attendre  dans  sa  compagnie  que  vous  ayez  fini  vos  conférences. 

Aramis  ne  sourcilla  point,  ne  précipita  ni  son  geste  ni  sa  parole.  —  Allez,  dit-il. 
D'Artagnan  s'avança  vers  la  porte.  —  A  propos,  vous  savez  où  loge  Porlhos?  —  Non; 
mais  je  vais  m'en  informer.  —  Prenez  le  corridor,  et  ouvrez  la  den.vième  porte  à 
gauche.  —  Merci ,  au  revoir. 

Et  d'Artagnan  s'éloigna  dans  la  direction  indiquée  par  Aramis.  Di.v  minutes  ne  s'é- 
taient point  écoulées  qu'il  revint.  11  trouva  .\ramis  assis  enlre  le  su|)érieur  des  domi- 
nicains et  le  principal  du  collège  des  jésuites. 

Cette  compagnie  n'effraya  pas  le  mou.squetaire.  —  Qu'est-ce?  dit  tranquillement 
Aramis.  —  C'est,  répondit  d'Artagnan  en  regardant  Aramis,  c'est  que  Porlhos  n'est 
pas  chez  lui.  —  Où  peut-il  être  alors?  —  Je  vous  le  demande.  —  Et  vous  ne  vous  eu 
êtes  pas  informe?  —  Si  fait.  —  Et  que  vous  a-t-on  répondu?  —  Que  Porlhos  sortant 
souvent  le  matin  sans  rien  dire  à  personne,  il  était  probablement  sorti, — Qu'avez- 
vous  fait  alors?  —  J'ai  été  à  l'écurie,  répondit  inditféreinment  d'.Vrlagnan.  —  Pour- 
quoi faire?  — Pourvoir  si  Porlhos  est  sorti  à  cheval.  —  Et?...  interrogea  l'évêque.  — 
Eh  bien!  il  manque  un  cheval  au  râtelier,  le  n"  o,  Goliath.  —  Oh!  je  vois  ce  que 
c'est,  dit  Aramis  après  avoir  rêvé  un  moment  :  Porthos  est  sorti  po\n'  nous  faire  une 
surprise.  —  Une  surprise!  — Oui.  Le  canal  qui  va  de  Vannes  à  la  mer  est  très- 
giboyeux  eu  sarcelles  et  en  bécassines;  c'est  la  chasse  favorite  de  Porlhos:  il  nous  en 
rapportera  une  douzaine  pour  noire  déjeuner.  —  Vous  croyez?  fit  d'.Artagnan.  — 
J'en  suis  sûr.  Faites  une  chose,  cher  ami ,  montez  à  cheval  et  le  rejoignez,  —  Vous 
avez  raison,  dit  d'.VrIaguan,  j'y  vais.  — Voulez-vous  qu'on  vous  accom[)agne?  — 
Non,  merci,  Porthos  est  reconnaissable.  Je  me  renseignerai. 

Aramis  sonna  et  doinia  l'ordre  de  seller  le  cheval  que  choisirait  M.  d'.\rtagnan. 
D'Artagnan  suivit  le  serviteur  charge  de  rexéculion  de  cet  ordre. 

Arrive  à  la  porte,  le  serviteur  se  rangea  pour  laisser  ]iasser  d'Artagnan.  Dans 
ce  nionienl  Tn'il  du  valet  rencontra  l'œil  de  sou  maitre.  D'.Vrlagnau  monta  à  cheval , 
Aramis  entendit  le  hruil  des  fers  qui  battaient  le  pavé.  Un  instant  ajirès,  le  serviteur 
rentra,  —  Kli  bien?  demanda  ré\èqne,  —  Monseignem',  il  suit  le  canal  et  se  dirige 
vers  la  mer,  dit  le  ser\iteur,  —  Bien!  dit  .Vranii>.  En  ellet,  d'.VrIagnan,  chassant  tout 
soupçon,  courait  vers  l'Océan,  espérant  toujours  voir  dans  les  landes  ou  sur  la  grève 
la  colossale  silhouette  de  son  ami  Poilhos,  Il  s'obstinait  à  reconnaître  des  pas  de 
cheval  dans  chaque  llaque  d'eau.  Quelquefois  il  se  figurait  entendre  la  délonalioii 
d'une  arme  à  leu. 

Cette  illusion  dura  trois  heures,  l'end. ml  dcu.v  heures  d'.Vrtiignan  cheicha  l'orlbos. 
Pendant  la  troisième  il  l'evint  à  la  maison.  — Nous  nous  serons  croisés ,  dit-il,  et  je 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  237 

vais  trouver  les  deux  convives  allendanl  mon  retour.  Aramis  Tattenilait  an  haut  de 
l'escalier  avec  une  mine  désespérée.  —  Ne  vous  a-t-on  pas  rejoint ,  mon  cher  d'Arla- 
gnanV  cria-l-il  du  phis  loin  qu'il  aperçut  le  mousquelaire.  — Non.  .\uriez-vous  fait 
courir  après  moi?  —  Désolé ,  mon  cher  ami ,  désolé  de  vous  avoir  fait  courir  inutile- 
ment :  mais  vers  sept  heures  l'aumônier  de  Saint-Palerne  est  venu;  il  avait  rencontré 
du  Vallon  qui  s'en  allait  et  qui ,  n'ayant  voulu  réveiller  personne  àl'évêché,  l'avait 
chargé  de  médire  que,  craig^nant  qu'on  ne  lui  fit  quelque  mauvais  tour  en  son 
absence,  il  allait  prolitcr  de  la  marée  du  matin  pour  faire  un  tour  à  Belle-Isle.  — Mais, 
dites-moi,  Goliath  n'a  pas  traversé  les  six  lienes  de  mer,  ce  me  semble?  —  Aussi , 
cher  ami ,  dit  le  prélat  avec  un  doux  sourire,  Goliath  est  à  l'écurie  fort  satisfait  même, 
j'en  réponds,  de  n'avoir  plus  Porthos  sur  le  dos.  En  effet,  le  cheval  avait  été  ramené 
du  relais  par  les  soins  du  prélat,  à  qui  aucun  détail  n'échappait. 

D'Artagnan  parut  on  ne  peut  phis  satisfait  de  l'explication.  Il  commençait  un  rôle 
de  dissimulation  qui  convenait  parfaitement  aux  soupçons  qui  s'accentuaient  de  plus 
en  plus  dans  son  esprit.  Il  déjeuna  entre  le  jésuite  et  Aramis,  ayant  le  dominicain  en 
face  de  lui,  et  souriant  particulièrement  au  dominicain,  dont  la  bonne  grosse  figure 
lui  revenait  assez.  Le  repas  fut  long  et  somptueux  ;  d'excellent  vin  d'Espagne ,  de 
belles  huîtres  du  Morbihan,  les  poissons  exquis  de  l'embouchure  de  la  Loire,  les 
énormes  crevettes  de  Paimbœuf  et  le  gibier  délicat  des  bruyères  en  firent  les  frais. 
D'Artagnan  mangea  beaucoup  et  but  peu.  Aramis  ne  but  pas  du  tout  ou  du  moins  ne 
but  que  de  l'eau.  Puis  après  le  déjeuner.  —  Vous  m'avez  offert  une  arquebuse?  dit 
d'.-^rtagnan.  Prètez-la-moi.  —  Vous  voulez  chasser?  —  En  attendant  Portlios  c'est  ce 
que  j'ai  de  mieux  à  faire ,  je  crois  ?  Venez-vous  avec  moi  ?  —  Hélas  !  cher  ami ,  ce  se- 
rait avec  grand  plaisir,  mais  la  chasse  est  défendue  aux  évèques.  —  Ah  !  dit  d'Arta- 
gnan,  je  ne  savais  pas.  —  D'ailleurs  ,  continua  Aramis,  j'ai  affaire  jusqu'à  midi.  — 
J'irai  donc  seul?  dit  d'.\rtagnan.  —  Hélas  oui!  mais  revenez  dîner  surtout.  —  Par- 
dieu  !  on  mange  trop  bien  chez  vous  pour  que  je  n'y  revienne  pas. 

Et  là-dessus  d'Artagnau  quitta  son  hôte,  salua  les  convives  ,  prit  son  arquebuse, 
mais  au  lieu  de  chasser  courut  tout  droit  au  petit  port  de  Vannes.  Il  regarda  en  vain 
si  on  le  suivait,  il  ne  vit  rien  ni  personne.  11  fréla  un  petit  liàliment  de  pèche  pour 
vingt-cinq  livres  et  partit  à  onze  heures  et  demie ,  convaincu  qu'on  ne  l'avait  pas 
suivi.  On  ne  l'avait  pas  suivi,  c'était  vrai.  Seulement  un  frère  jésuite .  placé  au  haut 
du  clocher  de  son  église  ,  n'avait  pas,  depuis  le  matin,  à  l'aide  d'une  excellente  lu- 
nette, perdu  un  seul  de  ses  pas. 

Le  voyage  de  d'Artagnau  fut  rapide,  un  bon  vent  nord-nord-est  le  poussait  vers 
Belle-lsle.  Au  fur  et  à  mesure  qu'il  approchait,  ses  yeux  interrogeaient  la  côte.  Il 
cherchait  à  voir  soit  sur  le  rivage  ,  soit  au-dessus  des  fortificalions ,  l'éclatant  babil  de 
Porthos  et  sa  vaste  stature  ,  se  détachant  sur  un  ciel  légèrement  nuageux. 

D'Artagnan  débarqua  sans  avoir  rien  vu,  et  apprit  du  premier  soldat  interrogé  par 
lui,  que  M.  du  Vallon  n'était  point  encore  revenu  de  Vannes.  Alors,  sans  perdre  un 
instant,  d'.\rtagnan  ordonna  à  sa  petite  barque  de  mettre  le  cap  sur  Sarzeau.  En  trois 
heures,  d'Artagnau  eut  touché  le  continent  ;  deux  atilrcs  heures  lui  suftîreni  pour 
gagner  Vannes.  D'Artagnan  ne  fit  qu'un  bond  du  quai  où  il  élait  débarqué  au  palais 
épiscopal.  Il  comptait  terrifier  Aramis  par  la  promptitude  de  son  retour. 

Mais  il  trouva  dans  le  vestibule  du  palais  le  valet  de  chambre  qui  lui  fermait  le  pas- 
sage tout  en  lui  souriant  d'un  air  béat.  —  Monseigneur?  cria  d'Arlagnan  en  essayant 
de  l'écarter  de  la  main.  Un  instant  ébranlé,  le  valet  reprit  son  aplomb.  —  Ne  me  re- 
connais-tu pas,  imbécile? — Si  fait:  vous  êtes  le  chevalier  d'Arlagnan. —  Alors,  laisse- 
moi  passer.  —  Inutile,  Sa  Grandeur  n'est  point  chez  elle.  —  Connnent  !  Sa  Grandciu' 


238 


LES  MOUSOUETAIRES. 


n'est  point  chez  elle  !  mais  où  est- elle  Jonc? —  Partie.  —  Partie?  Pour  où? — Je  n'en 
sais  rien:  mais  peut-être  le  dit-elle  à  M.  le  chevalier,  clans  cette  lettre  iju'elle  m'a  re- 
mise pour  M.  le  chevalier?  El  le  valet  de  chambre  tira  une  lettre  de  sa  poche.  —  Eh  ! 
dorme  donc,  marouflel  fit  d'Artagnan  en  la  lui  arrachant  des  mains.  Et  il  lut  à  demi- 
voix  : 

«  Cher  ami, 

«  Une  affaire  des  plus  urgentes  m'appelle  dans  une  des  paroisses  de  mon  diocèse. 
J'espérais  vous  voir  avant  de  partir;  mais  je  perds  cet  espoir  en  songeant  que  vous 
allez  sans  doute  rester  deux  ou  trois  jours  à  Belle-Isle  avec  notre  cher  Porthos. 

«  Amusez-vous  bien,  mais  n'essayez  pas  de  lui  tenir  tête  à  table:  c'est  un  conseil 
que  je  n'eusse  pas  donné,  même  à  Athos ,  dans  son  plus  beau  et  son  meilleur  temps. 

»  Adieu  ,  cher  ami;  croyez  bien  que  j'en  suis  aux  regrets  de  n'avoir  pas  mieux  et 
plus  longtemps  prolité  de  votre  excellente  compagnie.  » 

—  Mordioux!  s'écria  d'Arlagnan,  je  suis  joué.  Ah!  pécore,  brute,  triple  sot  que  je 
suis!  mais  rira  bien  qui  rira  le  dernier.  Oh  !  dupé,  dupé  connue  un  singe  à  qui  on 
donne  inie  noix  vide  !  Et,  bourrant  un  coup  de  poing  sur  le  museau  toujours  riant  du 
valet  de  chambre,  il  s'élança  hors  du  palais  é(iiseopal.  Furet,  si  bon  trotteur  qu'il  l'îit, 
n'élait  plus  à  la  hauteur  des  circonstances. 

D'Artagnan  gagna  donc  la  poste,  et  il  y  choisit  un  cheval  auquel  il  lit  voir,  avec  de 
bons  éperons  et  une  main  légère,  que  les  cerfs  ne  sont  point  les  plus  agiles  coureuis 
de  la  création. 


'^^-  •    .  i'^. 


U    ,\  Il  T  A  (;  N  >  N . 


l.li  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


239 


OU  d"artagnan  court,  ou  porthos  ronflk, 

ou   ARAMIS  CONSKILLE. 


RENTR  à  Ireute-fiiiq  heures  après  les  évcneinens  que  nous 
venons  de  raconter,  comme  M.  Fouquet,  selon  son  ha- 
bitude ,  ayant  hiterdit  sa  porte  ,  Iravailhiit  dans  ce  cabi- 
net de  sa  maison  de  Saint-iNIandé  que  nous  connaissons 
déjà ,  un  carrosse  attelé  de  quatre  chevaux  ruisselant  de 
,,  „  sueur,  entra  au  galop  dans  la  cour.  Ce  carrosse  était 
S^  y,  probablement  attendu .  car  trois  ou  quatre  laquais  se 
précipitèrent  ^ers  la  portière,  qu'ils  ou\ rirent:  tandis 
que  M.  Fouquet  se  levait  de  son  bureau  et  courait  lui- 
même  à  la  fenêtre ,  un  homme  sortit  péniblement  du 
carrosse,  descendant  avec  difliculté  les  trois  degrés  du  marchepied  et  s'appuyant  sur 
l'épaule  des  laipiais. 

A  peine  eut-il  dit  son  nom,  que  celui  sur  l'épaule  duquel  il  ne  s'appuyait  point . 
s'élança  vers  le  perron  et  disparut  dans  le  vestibule.  Cet  hoimne  courait  prévenir  son 
maître;  mais  il  n'eut  pas  besoin  de  frapper  à  la  porte.  Fouquet  était  debout  sur  le 
seuil.  — iMonseignein-  l'évèque  de  Vannes,  dit  le  laquais.  —  Bien!  dit  Fouquet. 

Puis,  se  penchant  sur  la  rampe  de  l'escalier,  dont  Aramis  connuençait  à  monter  les 
premiers  degrés,  —  Vous,  cher  ami,  dit-il,  vous,  sitôt?  —  Oui,  moi-même,  Mou- 
sieur,  mais  moulu  ,  brisé  comme  vous  voyez.  —  Oh  !  pauvre  cher,  dit  Fouquet  en  lui 
présentantson  brao,  sur  lequel  Aramis  s'appuya,  tandis  que  les  serviteurs  s'éloignèrent 
avec  respect.  —  Bah  !  répondit  Aramis,  ce  n'est  rien,  puisque  me  \oilà;  le  principal 
était  que  j'arrivasse,  et  me  voilà  arrivé. 

■ —  Parlez  vite,  dit  Fouquet  en  refermant  la  porte  du  cabinet  derrière  Aramis  et  lui. 
—  M.  du  Vallon  est  arri\é? —  Oui.  —  Et  vous  avez  reçu  ma  lettre? —  Oui,  l'af- 
faire est  grave ,  à  ce  qu'il  parait ,  puisqu'elle  nécessite  \  otre  présence  à  Paris,  dans  un 
moment  où  \otre  présence  était  si  urgente  là-bas.  —  Vous  avez  raison;  on  ne  peut 
plus  grave.  — Merci ,  merci  ;  de  quoi  s'agit-il?  Mais ,  pour  Dieu,  et  avant  toute  chose, 
respirez,  cher  ami;  vous  êtes  pâle  à  l'aire  frémir.  — Je  souffre,  eu  effet;  mais,  par 
grâce,  ne  faites  pas  attention  à  moi.  M.  du  Vallon  ne  vous  a-l-il  rien  dit  encore  en 
vous  remettant  sa  lettre?  —  Non,  j'ai  entendu  un  grand  bruit,  je  me  suis  mis  à  la 
fenêtre ,  j'ai  vu ,  au  pied  du  perron ,  une  espèce  de  cavalier  de  marbre  ;  je  suis  des- 
cendu, il  m'a  tendu  la  lettre,  et  sou  cheval  est  tombé  mort.  —  Mais  lui?  —  Lui,  est  tombé 
avec  le  che\al  ;  on  l'a  enlevé  pom'  le  porter  dans  les  appartemens;  la  lettre  lue,  j'ai 
voulu  monter  près  de  lui  pour  avoir  de  plus  amples  nouvelles;  mais  il  était  endormi 
de  telle  façon  qu'il  a  été  impossible  de  le  réveiller.  J'ai  eu  pitié  de  lui,  et  j'ai  ordonné 
qu'on  lui  ôiàt  ses  bottes  et  qu'on  le  laissât  tranquille. 

■ — Bien;  maintenant,  voici  ce  dont  il  s'agit,  monseigneur.  Vous  avez  vu  M.  d'Arta-» 


2/iO  LES  MOUSQUETAIRES. 

gnaii  à  Paris,  n'est-ce  pas?  —  Certes,  et  c'est  un  homme  d'espiit  et  même  un  homme 
de  cœur,  hien  qu'il  m'ait  fait  tuer  nos  chers  amis  Lyodot  et  d'Émery.  —  Hélas!  oui, 
je  le  sais;  j"ai  rencontré  à  Tours  le  courrier  qui  m'apportait  la  lettre  de  Gourvillc  et 
les  dépèches  de  Pellisson.  Avez-vous  bien  réfléchi  à  cet  événement,  Monsieur?  —  Oui. 

—  Et  vous  avez  compris  que  c'était  une  attaque  directe  à  votre  souveraineté?  —  Eh 
bien  ,  je  vous  l'avouerai,  cette  sombre  idée  m'est  venue  à  moi  aussi.  —  Ne  vous  aveu- 
glez pas.  Monsieur,  au  nom  du  ciel;  écoutez  bien  ..  j'en  reviens  à  d'Artagnan. 
Dans  quelle  circonstance  l'avez-vous  vu?  —  Il  est  venu  chercher  de  l'argent.  — 
Avec  quelle  ordonnance? —  Avec  un  bon  du  roi.  —  Direct?  —  Signé  de  Sa  ^lajeslé. 

—  Voyez-vous!  Eh  bien,  d'Artagiian  est  venu  à  Belle- Isle;  il  était  déguisé,  il  pas- 
sait pour  un  intendant  quelconque  chargé  par  son  maître  d'acheter  des  salines.  Or, 
d'Arlagnan  n'a  pas  d'autre  maître  que  le  roi  :  il  venait  donc  comme  envoyé  du  roi.  Il 
a  \  u  M.  du  Vallon  à  Belle-Isle  ,  et  il  sait ,  comme  vous  et  moi ,  que  Belle-Isle  est  for- 
tifiée. —  Et  vous  croyez  que  le  roi  l'aurait  envoyé,  dit  Fouquet  tout. pensif.  —  Assu- 
rément. —  Et  d'Artagnan  aux  mains  du  roi  est  im  instrument  dangereux?  —  Le  plus 
dangereux  de  tous. — Je  l'ai  donc  bien  jugé  du  premier  coup  d'oeil. — Gomment 
cela?  —  J'ai  voulu  me  l'attacher.  —  Si  vous  avez  jugé  que  ce  fût  l'homme  de  France 
le  plus  brave,  le  plus  tin  et  le  plus  adroit,  vous  l'avez  bien  jugé.  —  Que  concluez- 
vous  de  cela? dit  Fouquet  avec  inquiétude.  —  (Jue  pour  le  moment  il  s'agit  de  parer 
un  coup  terrible.  D'Artagnan  va  venir  rendre  compte  au  roi  de  sa  mission.  —  Oh  ! 
nous  avons  le  temps  d'y  penser.  Vous  avez  bonne  avance  sur  lui,  je  présume?  — 
Dix  heures  à  peu  près.  —  Eh  bien,  en  dix  heures... 

Aramis  secoua  sa  lèle  pâle.  —  Voyez  ces  nuages  qui  courent  au  ciel ,  ces  hirondelles 
qui  fendent  l'air;  d'Artagnan  va  plus  vile  que  le  nuage  et  que  l'oiseau  :  d'Artagnan  , 
c'est  le  vent  qui  les  emporte.  — Allons  donc  1  — Je  vous  dis  que  c'est  quelque  chose  de 
surhumain  que  cet  homme  ,  Monsieur.  —  Eh  bien? —  Eh  bien  !  écoutez  mon  calcul , 
Monsieur;  je  vous  ai  expédié  M.  du  Vallon  à  deux  heures  de  la  nuit  ;  M.  du  Vallon 
avait  huit  heures  d'avance  sur  moi.  Quand  M.  du  Vallon  est-il  arrivé?  —  Voilà  (jualrc 
hciu'es  il  peu  près.  — Vous  voyez  bien,  j'ai  gagné  quatre  heures  sur  lui,  et  cçi)endaul 
c'est  im  rude  cavalier  que  Porlhos ,  et  il  a  tué  siu-  la  route  huit  chevaux  dont  j'ai  re- 
trouvé les  cadavres.  Moi ,  j'ai  couru  la  poste  cinquante  lieues  .  mais  j'ai  la  goutte,  la 
gravelle,  que  sais-je!  de  sorte  que  la  fatigue  me  tue.  J'ai  dû  dosceiuhc  à  Tours  ;  de- 
puis, roulant  en  carrosse  à  moitié  mort ,  à  moitié  versé  ,  parfois  traîné  sur  les  flancs  de 
la  voilure  ,  toujours  an  galop  de  quatre  chevaux  furieux,  je  suis  arrivé .  gagnant  quatre 
heures  sur  Porthos  ;  mais,  voyez-vous,  d'.VrIagnan  ne  pèse  pas  trois  cents  comme 
Porlhos,  d'.\rtagnan  n'a  pas  la  goutte  et  la  gravelle  comme  moi  ;  d'Arlagnan  arrivera 
deux  heures  après  moi.  —  Qiiel  homme I  bon  Dieu! — Oui.  c'est  un  homme  que 
j'aime  cl  que  j'admire;  je  l'aime,  parce  qu'il  est  bon,  grand,  loyal  :  je  l'admire, 
parce  qu'il  représente  |iour  moi  le  point  i-nlminant  de  la  puissance  humaine  :  mais 
tout  en  l'aimant ,  tout  en  l'admiraul ,  je  le  crains  et  je  le  préviens.  Donc,  je  me  résume  , 
Monsieur  :  dans  deux  luMU-es  d'Artagnan  sera  ici  :  prenez  les  devaus,  courez  au 
Louvre;  vovez  le  roi  avant  que  le  roi  ne  voie  d'Arlagnan.  — <Jne  <lirai-je  au  roi?  — 
Hien;  donnez-lui  Helle-lsle. 

—  Oh  !  monsieur  d'Herblay,  s'écria  Fou(pict ,  que  de  projets  manques  tout  à  coup  ! 

Après  un  projet  avorté,  il  y  a  toujours  un  autre  projet  que  l'on  peut  mener  à  bien; 

ne  désespérons  jamais,  et  allez,  .Monsieur,  allez  vile.  —  Mais  cette  garnison  si  .soi- 
gneusement triée ,  le  roi  la  fera  rhaugi-r  tout  de  suite. —  Allez  au  roi .  Monsiein-,  allez, 
le  Icmi's  s'éconle  ,  cl  d'Arlagnan  ,  ]>endant  (|ue  nous  perdons  notre  temps,  \ole<'oninie 
une  llèihe  sur  le  grand  «  1 lin.  —  Monsieur  d'Ilerbhn,  vous  savez  que  toute  parole 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  o't\ 

de  vous  est  un  germe  qui  fruclilie  dans  ma  pensée  ;  je  vais  au  Louvre.  Je  ne  vous  de- 
mande que  le  temps  de  changer  d'iiaiiits.  —  Rappelez-vous  que  d'Arlagnan  n'a  point 
besoin  de  passer  par  Saint-Mandé,  lui  ;  mais  qu'il  se  rendra  tout  droit  au  Louvre  : 
c'est  une  heure  à  retrancher  sur  l'avance  qui  nous  reste. —  D'Ailagnan  peut  tout  avoir 
exceplémeschcvauxanglais;  jeseraian  Louvre  dans  vingt-cinq  minutes. El,  sans  perdre 
une  seconde,  Fouquet  commanda  le  départ.  Aramis  n'eut  que  le  temps  de  lui  dire  :  — 
Revenez  aussi  vite  que  vous  serez  parti,  car  je  vous  attends  avec  impatience. 

Cinq  minutes  après,  le  surintendant  volait  vers  Paris.  Pendant  ce  temps,  Arainis  se 
faisait  indiquer  la  chambre  où  re[iosait  Porlhos.  —  A  la  porte  du  cabinet  de  Fouquet, 
il  fut  serré  dans  les  bras  de  Pellissou,  qui  venait  d'apprendre  son  arrivée  et  quittait  les 
bureaux  pour  le  voir. 

Aramis  reçut  avec  cette  dignité  amicale  qu'il  savait  si  bien  prendre  ces  caresses 
aussi  respectueuses  qu'empressées  ;  mais  tout  à  coup ,  s'arrèlaut  sur  le  palier,  —  Qu'eu- 
tends-je  là-haut?  demanda-t-il. 

On  entendait,  en  effet,  un  rauquement  sourd  pareil  à  celui  d'un  tigre  affamé  ou  d'un 
lion  impatient  — Oh  !  ce  n'est  rien  ,  ditPellisson  en  riant.  C'est  M.  du  Valloiiqui  ronfle. 
—  En  effet ,  dit  Aramis,  il  n'y  avait  que  lui  capable  de  faire  un  tel  bruit.  Vous  permet- 
tez, Peliisson,  que  je  m'informe  s'il  ne  manque  de  rien?  — Et  vous,  permettez-vous 
que  je  vous  accompagne  !  — Comment  donc!  Tous  deux  entrèrent  dans  la  chambre. 

Porthos  était  étendu  sur  un  lit,  la  face  violette  plutôt  que  rouge,  les  veux  gonftçs, 
la  bouche  béante.  Ce  rugissement  qui  s'échappait  des  profondes  cavités  de  sa  poitrine 
faisait  vibrer  les  carreaux  des  fenêtres.  A  ses  muscles  tendus  et  sculptés  en  saillie  sur 
sa  face,  à  ses  cheveux  collés  de  sueur,  aux  énergiques  soulèvemens  de  son  menton  et 
de  ses  épaules,  on  ne  pouvait  refuser  une  certaine  admiration  :  les  jambes  et  les  ineds 
herculéens  de  Porlhos  avaient,  en  se  gonflant,  fait  craquer  ses  bottes  de  cuir  ;  toute  la 
force  de  son  énorme  corps  s'était  convertie  en  une  rigidité  de  pierre.  Porthos  ne  re- 
muait pas  plus  que  le  géant  de  granit  couché  dans  la  plaine  d'Agrigente. 

Sur  l'ordre  de  Pellissou,  un  valet  de  chambre  s'occupa  de  couper  les  botles  de  Por- 
thos,  car  nulle  puissance  au  monde  n'eût  pu  les  lui  arracher,  (jualre  laquais  v  avaient 
essayé  en  vain,  tirant  à  eux  comme  des  cabestans.  Ils  n'avaient  pas  même  réussi  à 
réveiller  Porlhos.  On  lui  enleva  ses  bottes  par  lanières  ,  et  ses  jambes  retombèrent  stu' 
le  lit;  on  lui  coupa  le  reste  de  ses  habits,  ou  le  porta  dans  un  bain  ,  ou  l'y  laissa  une 
heure  ,  puis  on  le  revèlit  de  linge  blanc  et  on  l'introduisit  dans  un  lit  bassiné  ,  le  tout 
avec  des  efforts  et  des  peines  qui  eussent  incommodé  un  mort,  mais  qui  ne  tirent  pas 
même  ouvrir  l'œil  à  Porthos  et  n'interrompirent  pas  une  seconde  l'orgue  formidable 
de  ses  ronflemens. 

Aramis  voulait ,  de  son  côté  ,  nature  sèche  et  nerveuse,  armée  d'un  courage  exquis, 
braver  aussi  la  fatigue  et  travailler  avec  GourviUe  et  Peliisson ,  mais  il  s'évanouit  sur  la 
chaise  où  il  s'était  obstiné  à  rester.  On  l'enleva  pour  le  porter  dans  une  chambre  voi- 
sine ,  où  le  repos  du  lit  ne  tarda  point  à  provoquer  le  calme  de  la  tète. 


OU   M.   FOUQUET  AGIT. 

Cependant  Fouquet  courait  vers  le  Louvre  au  grand  galop  de  son  attelage  anglais. 
Le  roi  travaillait  avec  Colbert.  Tout  à  coup  le  roi  demeura  pensif.  Ces  deux  arrêts  de 
murt(ju'il  a\:iit  signés  en  montant  sur  le  trône,  lui  ii'vcnaienl  parfois  en  mémoire. 


242  LES  MOUSQUETAIRES. 

C'étaient  deux  taches  de  deuil  qu'il  voyait  les  yeux  ouverts  ;  deux  taches  dé  sarig 
qu'il  voyait  les  yeux  fermés.  —  Monsieur,  dit-il  tout  à  coup  à  l'intendant,  il  nie 
semble  parfois  que  ces  deux  hommes  que  vous  avez  fait  condamner  n'étaient  pas  de 
bien  grands  coupables.  —  Sire  ,  ils  avaient  été  choisis  dans  le  troupeau  des  traitans  . 
qui  avait  besoin  d'être  décimé.  —  Choisis  par  qui?  —  Par  la  nécessité ,  sire  ,  répondit 
froidement  Colbert.  —  La  nécessité!  grand  mot!  murmura  le  jeune  roi. — Grande 
déesse ,  sire.  —  Gelaient  des  amis  fort  dévoués  au  surintendant,  n'est-ce  pas'i*  —  Oui, 
sire,  des  amis  qui  eussent  donné  leur  vie  pour  M.  Fouquel.  —  Ils  l'ont  donnée, 
iMonsieur,  dit  le  roi.  —  C'est  vrai,  mais  inutilement,  par  bonheur,  ce  qui  n'était  pas 
leur  intention.  —  Combien  ces  hommes  avaieni-ils  dilapidé  d'argent? —  Dix  millions 
peut-éire  ,  dont  sL\  ont  été  confisqués  sur  eux.  —  Et  cet  argent  est  dans  mes  coffres? 
deniauda  le  roi  avec  un  certain  sentiment  de  répugnance.  —  11  y  est,  sire  ;  mais  cette 
contiscation,  tout  en  menaçant  M.  Fouquet,  ne  l'a  point  atteint.  —  Vous  concluez  , 
monsieur  Colbert?  —  Que  si  M.  Fouquet  a  soulevé  contre  Votre  Majesté  une  troupe  de 
factieux  pour  arracher  ses  amis  au  supplice ,  il  soulèv  era  une  armée  quand  il  s'agira 
de  se  soustraire  lui-même  au  châtiment. 

Le  roi  fit  jaillir  sur  son  confident  un  de  ces  regards  qui  ressemblent  au  feu  sombre 
d'un  éclair  d'orage  ;  un  de  ces  regards  qui  vont  illuminer  les  ténèbres  des  plus  pro- 
fondes consciences.  —  Je  m'étonne  j  dit-il ,  qiie,  pensant  sur  M.  Fouquet  de  pareilles 
choses,  vous  ne  veniez  pas  me  donner  un  avis.  —  Quel  avis,  sire?  —  Dites-moi, 
d'abord,  clairement  et  précisément ,  ce  que  vous  pensez,  monsieur  Colbert. — Sur  quoi? 
i— Sur  la  conduite  de  M.  Fouquet.  — ^  Je  pense,  sire,  que  M.  Fouquel  j  non  content 
d'atfirer  à  lui  l'argent ,  comme  faisait  M.  de  Mazarin  ,  et  de  priver,  par  là ,  Votre  Ma- 
jesté d'une  parfie  de  sa  puissance  -,  veut  encore  attirer  à  lui  tous  les  amis  de  la  vie  fa- 
cile et  des  plaisirs,  de  ce  (pientin  les  fainéans  appellent  la  poésie,  et  les  politiques  la 
corruption;  je  pense  qu'en  soudoyant  les  sujets  de  Votre  Majesté  il  empiète  sur  la 
prérogaUve  royale ,  et  ne  peut ,  si  cela  conthiue  ainsi ,  tarder  à  reléguer  Votre  Majesté 
parmi  les  plus  faibles  monarques.  —  Comment  qualilio-t-on  tous  ces  projets,  mou- 
sieur  Colbert  ?  —  On  les  uoimne  crimes  de  lèse-majesté.  —  Et  que  fait-ou  aux  crimi- 
nels de  lèse-majesté?  —  On  les  arrête  ,  ou  les  juge,  ou  les  punit.  — Vous  êtes  bien 
sûr  que  M.  Fouquel  a  conçu  la  pensée  du  crime  que  vous  lui  imputez?  — Je  dirai 
plus,  sire,  il  y  a  eu  chez  lui  commencement  d'exécution.  —  Eh  bien,  j'en  reviens  u 
ce  que  je  disais,  monsieur  Colbert.  Uounez-moi  un  conseil. 

—  Pardon,  sire,  mais  auparavant  j'ai  encore  quelque  chose  à  ajouter.  —  Dites. 

I Une  preuve  évidente,  palpable  ,  matérielle  de  trahison.  —  Laquelle?  —  Je  vieiis 

d'apprendre  (pie  M.  Fouquet  lait  foitilier  Lielie-lsle-eu-mer.  —  Ah  !  vraiment!  —  Et 
dans  quel  but  ferait-il  cela?  —  Ltaiis  le  but  de  se  défendre  un  jour  contre  son  roi.  — 
Mais  s'il  en  est  ainsi,  monsieur  Colbert,  dit  Louis,  il  faut  faire  tout  de  suite  tomme 
vous  disiez  :  il  faut  arrêter  M.  Foiujuet.  —  iuqiossible!  —  Je  croyais  vous  avoir  déjà 
dit  Monsieur,  que  je  supprimais  ce  mot  dans  mon  service.  —  Le  service  de  Voire 
Majesté  ne  peut  empêcher  M.  Fouquet  d'être  surintendant  général.  —  Eh  bien?  —  l':t 
que  par  conséquent,  par  celle  charge,  il  n'ait  pour  lui  tout  le  jiarlemeut ,  comme  il  a 
toute  l'armée  par  ses  largesses,  toute  la  lillcraturc  |iar  ses  grâces,  toute  la  noblesse 
par  ses  présens.  ■—  C'esl-à-dire  aiois  que  je  ne  puis  rien  (  (iiilrr  .M.  Fouquet?  —  Kieii 
absolument,  du  moins  à  cette  heure,  sire  — Nous  êtes  un  idiiM'iller  stérile,  monsieur 
Colbert.  — "b  !  non  pas,  sire,  car  je  ne  me  bornerai  plus  à  montrer  le  péril  à  Noire 
Majesté.  —  yMlons  donc  !  Par  m'i  peut-on  saper  le  colosse,  voyons!  Et  le  roi  se  mil  à 
rire  avec  amertume.  —  Il  a  grandi  par  rargent,  tue/-le  par  l'argent,  sire.  Ruinez- 
le.  — ConunenI  cela?  —  Les  occasions  ne  \ous  mampirrdnt  pas.  iirolileit  de  toutes  les 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  243 

occasions.  —  Indiquez-les-inoi.  —  En  voici  une  d'abord.  Son  Altesse  Royale  Monsieur 
va  se  marier,  ses  noces  doivent  être  inagnitiques.  C'est  une  belle  occasion  pour  Votre 
Majesté  de  demander  un  million  à  M.  Fouquet.  —  C'est  bien ,  je  le  lui  demanderai ,  fit 
Louis  XIV.  —  Si  Voire  Majesté  veut  sigrier  l'ordonnance,  je  ferai  prendre  i'ârgeat 
moi-même. 

Et  Colbert  poussa  devant  le  roi  un  papier  et  lui  présenta  une  plume. 

En  ce  moment ,  l'huissier  entr'ouvrit  la  porte  et  annonça  M.  le  surintendaiit.  Louis 
p.llit.  Colbert  laissa  tomber  la  plume  et  s'écarta  du  roi ,  sur  lequel  il  étendait  ses  ailes 
noires  de  mauvais  ange. 

Le  surintendant  fit  son  entrée  en  homme  de  cour,  à  qui  un  seul  coup  d'œil  suffit 
pour  apprécier  une  situation.  Celte  situation  n'était  pas  rassurante  pour  Fouquet, 
(juelleque  fût  la  conscience  de  sa  force  Le  petit  œil  noir  de  Colbert  dilaté  par  l'envie,  et 
l'œillimpide  de  Louis  XIV  enflammé  par  la  colère,  sigiialaient  un  danger  pressant. 

Les  courtisans  sont ,  pour  les  bruits  de  cour,  comme  les  vieux  soldats  .  qui  distin- 
guent à  travers  les  rumeurs  du  vent  et  des  feuillages  le  retentissement  lointain  des 
pas  d'ime  troupe  armée;  ils  peuvent,  après  avoir  écouté,  dire  à  peu  près  combien 
d'hommes  marchent ,  combien  d'armes  résonnent ,  combien  de  canons  roulent.  Fou- 
quel  n'eut  donc  qu'à  interroger  le  silence  qui  s'était  fait  à  son  arrivée  :  il  le  trouva 
gros  de  menaçantes  révélations. 

Le  roi  lui  laissa  tout  le  temps  de  s'avancer  jusqu'au  milieu  de  la  chambre.  Fouquet 
saisit  hardiment  l'occasion.  —  Sire  ,  dit-il ,  j'étais  impatient  de  voir  Votre  Majesté.  — 
—  Et  pourquoi?  demanda  Louis.  —  Pour  lui  annoncer  une  bonne  nouvelle. 

Colbert,  moins  la  grandeur  de  la  personne,  moins  la  largesse  du  cœur,  ressem- 
blait en  beaucoup  de  points  à  Fouquet.  Môme  pénétration,  même  habitude  des  hommes. 
De  plus,  cette  grande  force  de  contraction  qui  donne  au.v  hypocrites  le  temps  de  réflé- 
chir et  de  se  ramasser  pour  prendre  du  ressort.  Il  devina  que  Fouquet  marchait  au- 
devant  du  coup  qu'il  allait  lui  porter.  Ses  yeu.v  brillèrent.  —  Quelle  nouvelle?  de- 
manda le  roi. 

Fouquet  déposa  un  rouleau  de  papier  sUr  la  table.  —  Que  Votre  Majesté  veuille 
bien  jeter  les  yeux  sur  ce  travail ,  dit-il. 

Le  roi  dépUa  lentement  le  rouleau.  —  Des  plans "i*  dit-il.  —  Oui  ,  sire.  —  Et  quels 
sbril  ces  plans?  —  Une  fortification  nouvelle  ,  sire.  —  Ah  I  ah  !  fit  le  roi,  vous  vous 
occupez  donc  de  tactique  et  de  stratégie,  monsieur  Fouquet?  —  Je  m'occupe  de  tout 
ce  qui  peut  être  utile  au  règne  de  Votre  Majesté,  répliqua  Fouquet.  —  Belles  images! 
dit  le  roi  en  regardant  le  dessin.  —  Voire  Majesté  comprend  sans  doute  ,  dit  Fouquet 
en  s'inclibant  sur  le  papier;  ici  est  la  ceinture  de  muraille ,  ici  les  forts  ,  là  les  ou- 
vrages avancés.  — Et  que  vois-je  là,  Monsieur?  —  La  mer.  —  La  mer  tout  autour? 
■ — Oui,  sire.  —  Et  quelle  est  donc  celte  place  dont  vous  me  montrez  le  plan? — .Sire, 
c'est  Belle-Isle-en-mer,  réjiondit  Fouquet  avec  simplicité. 

A  ce  mot,  à  ce  nom,  Colbert  lit  un  mouvement  si  marqué,  que  le  roi  se  retourna 
pour  lui  recommander  la  réserve.  Fouquet  ne  parut  pas  s'être  ému  le  moins  du  monde 
du  mouvement  de  Colbert  ni  du  signe  du  roi.  —Monsieur,  confinua  Louis,  vous  avez 
donc  fait  fortifier  Belle-Isle?  —  Oui ,  sire  ,  et  j'en  apporte  les  devis  et  les  comptes  à 
Votre  Majesté ,  répliqua  Fouquet;  j'ai  dépensé  seize  cent  mille  Uvres  à  cette  opéra- 
tion. —  Pourquoi  faire?  répliqua  froidement  Louis  ,  qui  avait  puisé  de  l'initiative  dans 
un  regard  haineux  de  l'intendant.  -  Pour  un  but  assez  facile  à  saisir,  répondit  Fou- 
quel.  Votre  Majesté  était  en  froid  avec  la  Grande-Bretagne.  —  Oui ,  mais  depuis  la 
restaurafion  du  roi  Charles  II,  j'ai  fuit  alliance  avec  elle.  —  Depuis  un  mois  ,  sire, 
Votre  Majesté  l'a  bien  dit  ;  mais  il  y  a  près  de  six  mois  que  les  fortifications  de  Belle- 


24i  LES  MOUSQUETAIRES. 

Isle  sont  conimencée.-.  —  Alors  elles,  soiil  devoiuies  iuiitiles.  —  Sire,  des  forlifiLations 
ne  sont  jamais  iiuililes.  J'avais  fortifié  Belle-Isle  contre  MM.  Monk  et  Lamliert  et  tous 
ces  bourceois  de  Londres  qui  jouaient  au  soldai.  Belle-Isle  se  trouvera  tonle  tnrtiliée 
contre  les  Hollandais,  à  qui  ou  l'Angleterre  ou  Votre  Majesté  ne  peut  manquer  de 
faire  la  guerre. 

Le  roi  se  tut  encore  une  fois  et  regarda  en  dessous  Colbert.  —  Belle-Isle  .  je  crois, 
ajouta  Louis,  est  à  vous,  monsieur  Fouquel?  —  Non,  sire.  —  A  qui  donc  alors?  — 
A  Votre  Majesté. 

Colbert  fut  saisi  d'effroi  comme  si  un  gouffre  se  fût  ouvert  sous  ses  pieds.  Louis 
tressaillit  d'admiration,  soit  pour  le  génie,  soit  pour  le  dévouement  de  Fouquet.  — 
Expliquez-vous ,  Monsieur,  dit-il.  —  Rien  de  plus  facile ,  sire.  Belle-Isle  est  une  terre 
à  moi  ;  je  l'ai  fortifiée  de  mes  deniers  Mais  comme  rien  au  monde  ne  peut  s'opposer  à 
ce  qu'un  sujet  fasse  \m  liumble  présent  à  son  roi ,  j'offre  à  Votre  Majesté  la  propriété 
de  la  terre  ,  dont  elle  me  laissera  l'usufruit.  Belle-Isle  ,  place  de  guerre,  doit  être  oc- 
cupée par  le  roi  :  Sa  Majesté  ,  désormais,  pourra  y  tenir  une  sûre  garnison. 

Colbert  eut  besoin  ,  pour  ne  pas  tomber,  de  se  retenir  aux  coloruies  de  la  boiserie. 
C'est  une  grande  habileté  d'homme  de  guerre  que  vous  avez  témoignée  là ,  Mon- 
sieur, dit  Louis  XIV.  —  Sire ,  l'initiative  n'est  pas  venue  de  moi ,  répondit  Fouquet  ; 
beaucoup  d'officiers  me  l'ont  inspirée.  Les  plans  eux-mêmes  ont  été  faits  par  un  in- 
génieur des  plus  distingués.  — Son  nom?  —  M.  du  Vallon.  —  M.  du  Vallon?  reprit 
Louis  :  je  ne  le  connais  pas.  Il  est  {;\cbeux ,  monsieiu'  Colberl ,  continiia-t-il .  que  je  ne 
connaisse  pas  le  nom  des  hommes  de  talent  (]ui  honorent  mon  règne.  Et  en  disant  ces 
mots  ,  il  se  retourna  vers  Colberl. 

Celui-ci  se  sentait  écrasé,  la  sueur  lui  coidiiit  du  front ,  aucune  parole  ne  se  pré- 
sentait à  ses  lèvres  ,  il  sonflVail  iiii  martyre  inexprimable.  — Vous  retiendrez  ce  nom  , 
ajouta  Louis  XIV. 

Colbert  s'inclina  plus  pâle  que  ses  manchettes  de  dentelles  de  Flandres. 
Fouquet  continua  :  —  Les  maçonneries  sont  de  mastic  romain  :  des  architectes  nie 
l'ont  composé  d'après  les  relations  de  l'antiquité.  — Et  les  canons?  demanda  Louis. 

Oh!  sire,  ceci  regarde  Votre  Majesté,  il  ne  m'appartient  pas  de  mettre  des  canons 

chez  moi ,  sans  que  Voire  Majesté  m'ait  dit  qu'elle  était  chez  elle. 

Louis  coumiençait  à  flotter  indécis  entre  la  haine  que  lui  inspirait  cet  homme  si 
puissant  et  la  pilié  que  lui  inspirait  cet  autre  houune  abattu,  qui  lui  semblait  la  con- 
trefaçon du  premier  Mais  la  conscience  de  son  devoir  de  roi  l'emporta  sur  les  senti- 
mens  de  l'homme.  Il  allongea  son  doigt  sur  le  papier.  —  Ces  plans  ont  dû  vous  coûter 
beaucoup  d'argent  à  exécuter?  ilit-il.  — Je  croyais  avoir  eu  l'bonneur  de  dire  le  chiffre 
à  Vntre  Majesté.  —  Redites ,  je  l'ai  o\iblié.  — Seize  cent  mille  livres.  —  Seize  cent 
mille  ii\ies!  vous  êtes  énormément  riche  .  umnsieur  Foiupiet.  —  C'est  Voire  Majesté 
qui  e-t  liche,  dit  le  surintendant ,  puisipie  Belle-Isle  est  à  elle.  —  Oui  ,  merci  ;  mais 
si  ricbe  (pic  je  sois,  monsieur  Fou(iuet  ...  Le  roi  s'arrêta. 

—  l'^b  bien!  sire?.  .  demanda  le  suriiitendanl.  —  Je  jirévois  le  moment  où  je  man- 
querai d'argent.  —  Vous,  sire?  Et  à  quel  momenl  donc?  —  Demain  ,  par  exemple. 
—  Que  Votre  Majesté  me  fasse  l'honncurde  s'expliquer.  — Mon  frère  épouse  Madame 
d'Angleterre.  Je  dois  faire  à  la  jeune  princesse  une  réce|ition  digne  de  la  petite-fillc 
(le  llcini  IV. — C'est  trop  juste  .  sire. — .l'ai  donc  besoin  d'argenl.  El  il  me  faudrait.,. 
Louis  .\l\'  lioila.  La  sniiiuir  ipi'il  avait  à  demander  était  juste  celle  qu'il  avait  élé 
(ililigé  (le  rcliiser  à  Cliarles  II.  Il  se  tourna  \ers  Colliert  pour  (pi'il  donnAI  le  coiqi. — 
Il  me  faiidrail  demain...  répéta-1-il  eu  regardant  dilbcrl.  —  Un  million,  dit  brulale- 
Miciit  celui-ci,  enchanté  de  reprciulre  s.i  lev^inclie. 


I,H  VICOMTH  ME  BRAGELONNE.  2i5 

Foiiquel  toiirnail  le  dos  à  l'inlendant  pour  ôcouter  Je  roi.  Il  ne  se  relourna  même 
point,  et  attendit  que  le  roi  répélàt  on  plutôt  iniirninràt  :  —  Un  million.  —  Oh  !  sire , 
répondit  dédaigneusement  Fonqnet,  un  million!  Que  fera  Votre  Majesté  avec  un  mil- 
lion? —  Il  me  semble  cependant...  dit  Louis  XIV.  — C'est  ce  qu'on  dépense  aux  noces 
du  plus  petit  prince  d'Allemagne.  Il  faut  deux  millions  au  moins  à  Votre  Majesté.  Les 
chevaux  seuls  emporteront  cinq  cent  mille  livres.  J'aurai  l'honneur  d'envoyer  ce  soir 
seize  cent  mille  livres  à  Votre  Majesté.  —  Comment,  dit  le  roi ,  seize  cent  mille  livres! 

—  Attendez,  sire,  répondit  Fouquet  sans  même  se  retourner  vers  t'.olhert ,  j(!  sais 
qu'il  manque  quatre  cent  mille  livres.  Mais  ce  Monsieur  de  l'intendance  (et  par-dessus 
son  épaule  il  montrait  du  pouce  Golbert  qui  pâlissait  derrière  lui  ),  mais  ce  Monsieur 
de  l'intendance  ..  a  dans  sa  caisse  neuf  cent  mille  livres  à  moi.  Le  roi  se  retourna  pour 
regarder  Colhert. — Monsieur,  poursidvit  Fouquet  toujours  parlant  indirectement  à 
Colbert,  Monsieur  a  reçu  il  y  a  huit  jours  seize  cent  mille  livres:  il  a  payé  cent  mille 
livres  aux  gardes,  soixante-quinze  mille  aux  hôpitaux,  vingt-cinq  mille  aux  Suisses, 
cent  trente  mille  aux  vivres  ,  mille  aux  armes,  dix  mille  aux  menus  frais;  je  ne  me 
trompe  donc  point  en  comptant  sur  neuf  cent  mille  livres  qui  restent. 

Alors  se  tournant  à  demi  vers  Colbert,  comme  fait  un  chef  dédaigneux  vers  son 
inférieur.  —  Ayez  soin  ,  Monsieur,  dit-il ,  que  ces  neuf  cent  mille  livres  soient  remises 
ce  soir  en  or  à  Sa  Majesté.  —  Alais,  dit  le  roi,  cela  fera  deux  millions  cinq  cent  mille 
livres  — Sire,  les  cinq  cent  mille  livi-es  de  surplus  seront  la  monnaie  de  poche  de 
Son  Altesse  Royale. 

Et  sur  ces  mots,  saluant  le  roi  avec  respect,  le  siuintemlant  lit  à  reculons  sa 
sortie,  .sans  honorer  d'uti  seul  regard  l'envieux  auquel  il  venait  de  rasera  moitié 
la  tête.  Colbeit  déchira  de  rage  son  point  de  Flandres  et  mordit  ses  lèvres  jusqu'au 
sang. 

Fouquet  n'était  pas  à  la  porte  du  cabinet  que  l'huissier,  passant  à  côté  de  lui ,  cria: 

—  Un  courrier  de  Bretagne  pour  Sa  Majesté.  —  M.  d'Herblay  avait  raison,  unn-mura 
Fouquet  en  tirant  sa  montre  :  une  heure  cinquante-cinq  minutes,  il  était  teuqis! 


OU    D  ARTAGNAN   FINIT   PAR    METTRE   ENFIN   LA  MAIN   SUR  SON    BREVET 

DE  CAPITAINE. 

Le  lecteur  sait  d'avance  qui  l'huissier  annonçait  en  annonçant  le  messager  de 
Bretagne. 

C'était  d'Artagnan,  l'habit  poudreux,  le  visage  enllammé,  les  cheveux  dégouttans 
de  sueur,  les  jambes  raidies;  il  levait  péniblement  les  pieds  à  la  hauteur  de  chaque 
marche  sur  laquelle  résonnaient  ses  éperons  ensanglantés.  Il  aperçut  sur  le  seuil,  au 
moment  où  il  le  franchissait ,  le  surintendant.  Fouquet  salua  avec  un  sourire  celui 
qui,  une  heure  plus  tôt,  lui  amenait  la  ruine  ou  la  mort. 

En  ce  moment  même,  le  roi  flottait  entre  la  surprise  où  venaient  de  le  jeter  les 
dernières  paroles  de  Fouquet,  et  le  plaisir  du  retour  de  d'Artagnan.  Sans  être  cour- 
tisan, d'Artagnan  avait  le  regard  aussi  suret  aussi  rapide  que  s'il  l'eCitété.  Il  lut  en 
entrant  l'humiliation  dévorante  imprimée  au  front  de  Colbert.  11  put  même  entendre 
ces  mots  que  lui  (Usait  le  roi  :  — Ah  !  monsieur  Colbert,  vous  aviez  donc  neuf  cent  mille 
livres  à  la  surintendance?  Colbert ,  sutfoqué,  s'inclinait  sans  répondre. 

Le  premier  mot  de  Louis  XIV  à  son  mousquetaire,  comme  s'il  eût  voulu  faire  op- 


346  LES  MOUSQUETAIRES. 

position  à  ce  qu'il  disait  en  ce  mouienl ,  fut  un  bonjour  affectueux.  Puis  son  second  un 
congé  à  Colbert.  Ce  dernier  sortit  du  cabinet  du  roi,  livide  et  chancelant ,  tandis  que 
d'Artagnan  retroussait  les  crocs  de  sa  moustache. 

—  J'aime  à  voir  dans  ce  désordre  un  de  mes  serviteurs ,  dit  le  roi  ,  admirant  la  mar- 
tiale souillure  des  habits  de  son  envoyé.  —  Eu  effet,  sire,  dit  d'Artagnan  ,  jai  cru  ma 
présence  assez  urgente  au  Louvre  pour  me  présenter  ainsi  devant  vous. — Vous  m'ap- 
portez donc  de  grandes  nouvelles ,  Monsieur?  demanda  le  roi  en  souriant.  —  Sire  , 
voici  la  chose  en  deux  mots  :  Belle-Isle  est  fortifiée  .  admirablement  fortifiée:  Belle- 
Isle  a  une  double  enceinte ,  une  citadelle ,  deux  forts  détachés  :  son  port  renferme 
trois  corsaires,  et  ses  batteries  de  côte  u'atteueient  plus  que  du  canon.  —  Je  sais  tout 
cela  ,  Monsieur,  répondit  le  roi.  —  Ah  !  Votre  Majesté  sait  tout  cela '/fit  le  mousque- 
taire stupéfait.  —  J'ai  le  plan  des  fortifications  de  Belle-Isle  .  dit  le  roi.  —  Votre  Ma- 
jesté a  le  plan...  —  Le  voici.  —  En  effet,  sire,  dit  d'Artagnan,  c'est  bien  cela,  et 
là-luis  j'ai  vu  le  pareil.  Le  front  de  d'Artagnan  se  rembrunit.  —  Ah!  dit-il,  je  com- 
prends. Votre  Majesté  ne  s'est  pas  fiée  à  moi  seul ,  et  elle  a  envoyé  quelqu'un,  dit-i! 
d'un  ton  plein  de  reproche. —  Qu'importe,  Monsieur,  de  quelle  façon  j'aie  appris  ce 
que  je  sais,  du  moment  que  je  sais?  —  Soit,  sire,  reprit  le  mousquetaire  ,  sans  cher- 
cher même  à  déguiser  son  mécontentement  ;  mais  je  me  permettrai  de  dire  à  Votre 
Majesté  que  ce  n'était  point  la  peine  de  me  faire  tant  courir,  de  risquer  vingt  fois  deme 
rompre  les  os.  pour  me  saluer  en  arrivant  ici  d'une  pareille  nouvelle  Sire  .  quand 
on  se  défie  des  gens,  ou  quand  on  les  croit  insuftisans,  on  ne  les  emploie  pas.  Et 
d'Artagnan  ,  par  un  mouvement  tout  militaire,  frappa  du  pied  et  fit  tomber  sur  le 
parquet  une  poussière  sanglante. 

Le  roi  le  regardait  et  jouissait  intérieurement  de  son  premier  trionqiiie. 

—  Monsieur,  dit-il  au  bout  d'un  instant,  non-seulement  Belle-Isle  m'est  connue, 
mais  encore  Belle-Isle  est  à  moi.  —  C'est  bon ,  c'est  bon  ,  sire  ;  je  nç  vous  en  demande 
pas  davantage,  répondit  d'Artagnan.  Mon  congé.  — Comment!  votre  congé'?  —  Sans 
doute.  Je  suis  trop  fier  pour  manger  le  pain  du  roi  sans  le  gagner,  ou  plutôt  pqiir  le 
gagner  mal.  — Vous  vous  fâchez.  Monsieur?  — Il  y  a  de  quoi,  mordioux!  je  reste  en 
selle  trente-deux  heures,  je  cours  jour  et  nuit,  je  fais  des  prodiges  de  vitesse ,  j'arrive 
raide  comme  un  pendu,  et  un  autn;  est  arrivé  avant  moi!  Allons  ,  je  suis  un  niais  : 
mou  congé,  sire!— Monsieur  d'Artagnan,  dit  Lpujs  XIV  en  appuyant  sa  main  blanche 
sur  le  bras  poudreux  du  mousquetaire,  ce  que  jç  viens  de  vous  dire  ue  nuira  eu  rien 
à  ce  que  je  vous  ai  promis.  Parole  donnée  ,  parole  tenue. 

Et  le  jeune  roi  allant  droit  à  sa  table,  ouvrit  un  tiroir  et  y  pril  uu  papii  r  |>lié  en 
'quatre. — Voici  votre  brevet  de  (:a])itaiue  des  uimiscjuclaires  :  vnus  l'avez  gagné, 
(lit-il.  monsieur  d'Artagnan. 

U'.ArtaLMian  ouvi'it  vivement  le  papier  et  le  regarda  à  deux  fois.  Il  ue  pouvait  en 
croire  ses  veux. —  Et  ce  brevet,  continua  le  roi ,  vous  est  donné,  non-seuleuient  jiour 
voire  voyage  à  Bclle-lsle,  mais  encore  poiu-  votre  brave  intervention  à  la  place  de 
Grève.  Là,  en  effet,  vous  m'avez  servi  bien  \aillaiuuieul.  —  Ah  !  ah!  dit  d'.\rtagnan, 
sans  que  sa  [)uissance  sur  lui-même  pAt  empêcher  une  certaine  rougeur  de  lui  monter 
'aux  yeux  ;  vous  savez  aussi  ((da  ,  sire?  —  Oui  ,  je  le  sais. 

Le  roi  avait  le  regard  perçant  et  le  jugement  infaillible,  quand  il  s'agissait  de  lire 
dans  une  conscience. — Vous  a\ez  ipielque  chose,  dit-il  au  mousquetaire,  (]uelque 
rhi)se  h  dire  et  que  \ous  ne  dites  pas.  Voyons,  pai'lez  fraucheiuent  ,  Monsiem-.  — Kii 
bien  !  sire,  ce  que  j'ai,  c'est  que  j'aimerais  mieux  élre  nonuné  capitaine  des  mous- 
quetaires pour  avoir  chargé  à  la  tête  de  ma  couqiagnie,  t'ai!  taire  une  batterie  ou  pris 
une  ville  (|ue  [lour  avoir  fait  pendre  deux  malheureux. 


LK  VICOMTE  UE  BRAGELONNE.  t>'(.7 

Le  poi  garda  un  moment  le  silence.  —  Et  votre  compagnon  ,  monsieur  d'Arlagnan, 
partage-t-il  votre  repentir  V  —  Mon  compagnon  ?  —  Oui.  Vous  n'étiez  pas  seul ,  ce  me 
semble  ,  h  la  place  de  Grève.  —  Non ,  sire  ,  non ,  dit  d'Arlagnan,  rougissant  au  soupçon 
que  le  roi  pouvait  avoir  l'idée  que  lui,  d'Artagnan,  avait  voulu  accaparer  pour  lui 
seul  la  gloire  qui  revenait  à  Raoul  ;  non ,  mordioux  !  et ,  comme  le  dit  Vutre  i\laje.sté , 
j'avais  un  compagnon  ,  et  même  un  bon  compagnon.  — Un  jeune  honime?— ^  Oui, 
sire,  un  jeune  homme.  —  Enfin,  il  paraît  que  ce  jeune  honuue  est  im  brave ,  dit 
Louis  XIV  pour  aiguiser  un  sentiment  qu'il  prenait  pour  du  déjiit. —  Un  braveV  Oui, 
sire,  répéta  d'Artagnan  ,  enchanté  ,  de  son  côté,  de  pousser  le  roi  sur  le  compte  de 
Raoul.  — r  Savez- vous  son  nom?  le  connaissez-vous.  —  Depuis  à  peu  près  vingt-cinq 
ans,  oui ,  sire.  —  Mais  il  a  vingt-cinq  ans  à  peine  1  s'écria  le  roi.  —  Eh  bien  ,  sire, 
je  le  connais  depuis  sa  naissance,  voilà  tout.  —  Vous  m'affirmez  cela'/ 

—  Sire ,  dit  d'Artagnan ,  Votre  Majesté  m'interroge  avec  une  défiance  dans  laquelle 
je  reconnais  un  tout  autre  caractère  que  le  sien.  M.  Golbert,  qui  vous  a  si  bien  ins- 
truit, a-t-il  donc  oublié  de  vous  dire  que  ce  jeune  homme  était  le  fils  de  mon  ami  in- 
time?—  Le  vicomte  de  Bragelonne'?  —  Eh  certainement,  sire,  le  vicomte  de  Brage- 
lonne a  pour  père  M.  le  comte  de  la  Père ,  qui  a  si  puissamment  aidé  à  la  restauration 
du  roi  Charles  IL  Oh!  Bragelonne  est  d'une  race  de  vaillans,  sire.  —  Alors  il  est  iils 
de  ce  seigneur  ([ui  m'est  venu  trouver,  ou  plutôt  qui  est  venu  troiiver  M.  de  ilazarin  . 
de  la  part  du  roi  Charles  II ,  pour  nous  ofi'rir  son  alliance?  — Justerjient.  -  Et  c'est  un 
brave  que  ce  comte  de  la  Fère,  dites-vous?  —  Sire,  c'est  un  houune  qui  a  plus  de  fois 
tiré  l'épée  pour  le  roi  votre  père  qu'il  n'y  a  encore  eu  de  jours  dans  la  vie  bienheu- 
reuse de  Votre  Majesté. 

Ce  fut  Louis  XIV  qui  se  mordit  les  lèvres  à  son  tour.  —  Bien,  monsieur  d'Artagnan, 
bien!  Et  M.  le  comte  de  la  Fère  est  votre  ami?  —  Mais  depuis  tantôt  quarante  ans', 
oui ,  sire.  Votre  Majesté  voit  que  je  ne  lui  parle  pas  d'hier.  —  Seriez-vous  content  de 
voir  ce  jeune  houune,  monsieur  d'Artagnan?  —  Enchanté  ,  sire. 

Le  roi  frappa  sur  son  timbre.  Un  huissier  parut.  —  Appelez  M.  de  Bragelonne  ,  dit 
le  roi.  —  Ah  !  ah!  il  est  ici?  dit  d'Artagnan.  —  Il  est  de  garde  aujourd'hui  au  Louvre 
avec  la  compagnie  des  gentilshommes  de  M.  le  Prince. 

Le  roi  achevait  à  peine,  quand  Raoul  se  présenta,  et,  voyant  d'Artagnan  ,  lui  sourit 
(le  ce  charmant  sourire  qu'on  ne  trouve  que  sur  les  lèvres  de  la  jeunesse.  —  Allons, 
allons ,  dit  familièrement  d'Artagnan  à  Raoul,  le  roi  permet  que  tu  m'embrasses  ;  seu^ 
lement .  dis  à  Sa  Majesté  que  tu  la  remercies. 

Raoul  s'inclina  si  gracieusement  q\ie  Louis  .  à  qui  toutes  les  supériorités  savaient 
plaire  lorsqu'elles  n'affectaient  rien  contre  la  sienne,  admira  cette  beauté,  cette  vi- 
■gueur  et  cette  modestie.  —  Monsieur,  dit  le  roi,  s'adressant  à  Raoul,  j'ai  demandé  à 
M.  le  Prince  qu'il  veuille  bien  vous  céder  à  moi  ;  j'ai  reçu  sa  réponse ,  vous 
m'appartenez  donc  dès  ce  matin.  M.  le  Prince  était  bon  maître  ,  mais  j'espère 
bien  que  vous  ne  perdez  pas  au  change.  —  Sire ,  dit  Bragelonne  d'une  voix  douce  et 
pleine  de  charmes,  avec  cette  élocution  naturelle  et  facile  qu'il  tenait  de  son  père  ;  sire, 
ce  n'est  point  d'aujourd'hui  que  je  suis  à  Votre  Majesté.  — Oh  !  je  sais  cela,  dit  le  roi, 
et  vous  voulez  parler  de  votre  expédition  de  la  Grève.  Ce  jour-là  .  en  effet ,  vous  fûtes 
bien  à  moi.  Monsieur.  — Sire,  ce  n'est  point  non  plus  de  ce  jour  que  je  parle;  il  ne 
me  siérait  point  de  rappeler  un  service  si  minime,  en  présence  d'un  homme  comme 
M.  d'Artagnan  ;  je  voulais  parler  d'une  circonstance  qui  fait  époque  dans  ma  vie,  e! 
qui  m'a  consacré,  dès  l'âge  de  seize  ans .  au  service  dévoué  de  Votre  Majesté.  —  Ah  ! 
ah  !  dit  le  roi ,  et  quelle  est  cette  circonstance?  dites,  ^lonsieur.  —  La  voici...  Lorsque 
je  partis  pour  ma  première  campagne,  c'est-à-dire  pour  rejoindre  l'armée  de  M.  lé 


248  LES  MOUSQUETAIRES. 

Prince,  M.  le  comte  de  la  Fère  me  vint  conduire  jusqu'à  Saint-Denis  ,  où  les  restes  du 
roi  Louis  XIII  attendent ,  sur  les  derniers  degrés  de  la  basilique  funèbre  ,  im  successeur 
que  Dieu  ne  lui  enverra  point ,  je  l'espère ,  avant  longues  années.  Alors  ,  il  me  lit 
jurer,  sur  la  cendre  de  nos  maîtres,  de  servir  la  royauté,  représentée  par  vous,  in- 
carnée en  vous,  sire,  delà  servir  en  pensées,  en  paroles  et  en  actions.  Je  jurai.  Dieu 
et  les  morts  ont  reçu  mon  serment.  Depuis  dix  ans,  sire  ,  je  n'ai  point  eu  aussi  sou- 
vent que  je  l'eusse  désiré  l'occasion  de  le  tenir  :  je  suis  un  soldat  de  Votre  Majesté,  pas 
autre  chose,  et  en  m'appelant  près  d'elle,  je  ne  change  pas  de  maître,  mais  seule- 
mont  de  garnison. 

Raoul  se  tut  et  s'inclina.  Il  avait  Uni  que  Louis  XIV  écoul^iit  encore.  —  Mordioux! 
s'écria  d'Artagnan ,  c'est  bien  dit,  n'est-ce  pas.  Votre  Majesté?  Bonne  race,  sire, 
grande  race!  —  Oui,  niurmin-a  le  roi  ému,  sans  oser  cependant  manifester  sou  émo- 
tioTi.  car  elle  n'avait  d'autre  cause  que  le  contact  d'une  nature  éminemment  aristocra- 
tique Oui,  Monsieur,  vous  dites  vrai;  partout  où  vous  étiez,  vous  étiez  au  roi.  Mais 
en  changeant  de  garnison,  vous  trouverez,  croyoz-nini ,  ini  a^  ancement  dont  vous 
êtes  digne. 

Raoul  vit  que  là  s'arrêtait  ce  que  le  roi  avait  à  lui  dire.  Et  avec  le  tact  parfait  qui 
caractérisait  cette  nature  exquise,  il  s'inchna  et  sortit. 

—  Vous  reste-t-il  quelque  chose  à  m'apprendre.  Monsieur?  dit  le  roi  lorsqu'il  se 
rétrouva  seul  avec  d'Artagnan.  —  Oui,  sire,  et  j'avais  gardé  cette  nouvelle  pour  la 
dernière,  car  elle  est  triste  et  va  vêtir  la  royauté  européenne  de  deuil.  — Que  me  dites- 
vous?  —  Sire ,  en  passant  à  Blois,  un  mot ,  un  triste  mot ,  écho  du  palais ,  est  venu 
frapper  mon  oreille.  —  En  vérité,  vous  m'effrayez,  monsieur  d'Artagnan.  —  Sire, 
ce  mot  était  prononcé  par  un  piqueur  qui  portait  un  crêpe  au  bras.  —  Mon  oncle, 
Gaston  d'Orléans,  peut-être?  —  Sire,  il  a  rendu  le  dernier  soupir.  —  Et  je  ne  suis 
pas  prévenu!  s'écria  le  roi,  dont  la  susceptibilité  royale  voyait  une  insulte  dans  l'ab- 
sence de  cette  nouvelle.  —  Oh!  ne  vous  fâchez  point,  sire  ,  dit  d'Artagnan,  les  cour- 
riers de  Paris  et  les  courriers  du  monde  entier  ne  vont  point  comme  votre  serviteur  ;  le 
courrier  de  Blois  ne  sera  pas  ici  avant  deux  heures ,  et  il  court  bien ,  je  vous  en  ré- 
ponds ,  attendu  que  je  ne  l'ai  rejoint  qu'au  delà  d'Orléans. 

—  Mon  oncle  Gaston  !  murmiu-a  Louis  en  appuyant  la  maiu  surson  front  et  en  en- 
fermant dans  SCS  trois  mots  tout  ce  que  sa  nuiiioin'  lui  rapjielait  à  ce  nom  de  senti- 
mcns  opposés.  —  Eh!  oui,  sire,  c'est  ainsi .  dit  philosophiquement  d'Artagnan,  ré- 
pondant à  la  pensée  royale,  le  passé  s'envole.  —  C'est  vrai.  Monsieur,  c'est  vrai; 
mais  il  nous  reste.  Dieu  merci,  l'avenir,  et  nous  lâcherons  de  ne  pas  le  faire  trop 
sond)re.  —  Je  m'en  ra|)|iorte  pour  cela  à  Votre  Majesté,  dit  le  mousquetaire  en  s'in- 
clinanl  :  et  maintenant...  — Oui.  vous  avez  raison.  Monsieur,  j'oublie  les  cent  dix 
lieui's  que  \ousvenez  de  faire.  Allez, Monsieur. prenez  soin  d'un  de  mes  meilleui-s  sol- 
dats, et  ipiand  vous  serez  reposé,  venez  vous  mettre  à  mes  ordres.  —  Sire,  absent  ou 
présent,  j'y  suis  toujours.  D'.Vrtagnan  s'inclina  el  sortit. 

Puis,  comme  s'il  fût  arrivé  de  Fontiiiinlilciiu  ^elllcIlll'nt .  il  se  mil  à  ai'iienler  le 
Louvre  jinur  rrjuindri'  lîjaL'i'liuuie. 


IF.  VICOMTE  DE  RRAGELONNE. 


■2\d 


OU   L'0\   voit   enfin   REPARAITRE   LA   VERITAIILE    HÉROÏNE 
DE   CETTE   HISTOIRE. 


F.NDAîiT  que  les  bonifies  brùlaieut  dans  le  cliàleau  de  Blois 
autour  du  corps  inanimé  de  Gaston  d'Orléans,  ce  dernier 
représentant  du  passé  ;  pendant  que  les  liompeois  de  la 
ville  fiiisaient  son  épitaphe  ,  qui  était  loin  d'èlre  un  pa- 
négyrique ;  pendant  que  Madame  douairière ,  ne  se  sou- 
venant plus  que  durant  ses  jeunes  années  elle  avait  aimé 
ce  cadavre  ijisant,  au  point  de  fuir  pour  le  suivre  le  pa- 
lais paternel,  faisait  à  vingt  pas  de  la  salle  funèbre  ses 
petits  calculs  d'intérêt  et  ses  petits  sacrilices  d'orgueil , 
d'autres  intérêts  et  d'autres  orgueils  s'agitaient  dans  toutes 
les  parties  du  château  où  avait  pu  pénétrer  une  âme  vivante. 

Ni  les  sons  lugubres  des  clocles,  ni  les  voix  des  chantres,  ni  l'éclat  des  cierges  à 
travers  les  vitres ,  ni  les  préparatifs  de  l'ensevelissement  n'avaient  le  pouvoir  de  dis- 
traire deux  personnes  placées  à  une  fenêtre  de  la  cour  intérieure,  fenêtre  que  nous 
connaissons  déjà,  et  qui  éclairait  une  chambre  faisant  partie  de  ce  qu'on  appelait  les 
petits  appartemens. 

Au  reste  un  rayon  joyeux  de  soleil,  car  le  soleil  paraissait  fort  peu  s'inquiéter  de  la 
perte  que  venait  de  faire  la  France;  un  rayon  de  soleil ,  disons-nous ,  descendait  sur 
eux,  tirant  les  parfums  des  fleurs  voisines  et  animant  les  murailles  elles-mêmes. 

Ces  deux  personnes  si  occupées ,  non  par  la  mort  du  duc ,  mais  de  la  conversation 
qui  était  la  suite  de  cette  mort  :  ces  deux  personnes  étaient  une  jeune  fille  et  un  jeune 
homme. 

Ce  dernier  personnage ,  garçon  de  vingt-cinq  à  vingt-six  ans  à  peu  près ,  à  la  mine 
tantôt  éveillée ,  tantôt  sournoise  ,  faisant  jouer  à  propos  deux  yeux  immenses  recou- 
verts de  longs  cils  ,  était  petit  et  brun  de  peau  ;  il  souriait  avec  une  bouche  énorme  > 
mais  bien  meublée,  et  son  menton  pointu  ,  qui  semblait  jouir  d'une  mobilité  que  la 
nature  n'accorde  pas  d'ordinaire  à  cette  portion  du  visage,  s'allongeait  parfois  très- 
amoureusement  vers  son  interlocutrice,  qui ,  disons-le,  ne  se  reculait  pas  toujours 
aussi  rapidement  cjue  les  strictes  bienséances  avaient  le  droit  de  l'exiger. 

La  jeune  fille,  nous  la  connaissons,  car  nous  l'avons  déjà  vue  à  cette  même  fenêtre, 
à  la  lueur  de  ce  même  soleil.  La  jeune  lille  offiait  un  singulier  mélange  de  finesse  et 
de  réilexion.  Elle  était  charmante  quand  elle  riait ,  belle  quand  elle  devenait  sérieuse; 
mais,  hâtons-nous  de  le  dire,  elle  était  plus  souvent  charmante  que  belle. 

Les  deux  personnes  qui  n'étaient  autres  que  mademoiselle  Aure  de  Montalais  et  son 
amonreuxM.  Malicorne,  paraissaient  avoir  atteint  le  point  culminant  d'une  discussion 
moitié  railleuse ,  moitié  grave  ,  quand  le  bruit  d'un  pas  retentit  dans  l'escalier.  Un 
grand  cri  suivi  d'injures  relenfil  aussitôt.  —  C'est  encore  ce  vaurien!  s'écria  la  vieille 


230  LES  MOUSQUETAIRES. 

madame  de  Sainl-Remy ,  loiijours  là  !  —  Ah!  Madame!  répondit  Malicorne  d'une 
voix  respectueuse  ;  il  y  a  huit  j^-rands  jours  que  je  ne  suis  venu  iri. 

Derrière  madame  de  Saint-Remy  montait  mademoiselle  delà  Vallière.  Elle  entendit 
l'explosion  de  la  colère  maternelle,  et  comme  elle  en  devinait  la  cause,  elle  entra 
loute  tremblante  dans  la  chambre  et  aperçut  le  malheureux  Malicorne  ,  dont  la  con- 
tenance désespérée  eût  attendri  ou  égayé  quiconque  Feùl  observé  de  sang-froid. 

En  eflet ,  il  s'était  vivement  retranché  derrière  une  grande  chaisp,  comme  pour 
éviter  les  premiers  assauts  de  madame  de  Saint-Remy  ;  il  n'espérait  pas  la  fléchir  par 
la  parole,  car  elle  parlait  plus  haut  que  lui  et  sans  interruption,  mais  il  comptait  sur 
l'éloquence  de  ses  gestes. 

La  vieille  dame  n'écoulait  et  ne  voyait  rien  ;  Malicorne  depuis  longtemps  était  une 
de  ses  antipathies.  Mais  sa  colère  était  trop  grande  pour  ne  pas  déborder  de  Malicorne 
sur  sa  complice. 

Montalais  eut  son  tour. 

—  Et  vous,  Mademoiselle,  et  vous,  comptez-vous  que  je  n'avertirai  point  l\Iadame 
de  ce  qui  se  passe  chez  ime  de  ses  fdics  d'honneur'?  —  Oh  !  ma  nière,  s'écria  made- 
moiselle de  la  Vallière,  par  grâce,  épargnez  ...  —  Taisez- vous  ,  Mademoiselle,  et  ne 
vous  fatiguez  pas  inutilement  à  intercéder  pour  des  sujets  indignes;  qu'une  til|e  hon- 
nête comme  vous  subisse  le  mauvais  exemple ,  c'est  déjà  certes  un  assez  grapd  mal- 
lieurj  mais  qu'elle  l'autorise  par  son  indulgence,  c'est  ce  que  je  ne  souffrirai  pas.  — 
Mais,  en  vérité  ,  dit  Monlalais  se  rebellant  entin ,  je  ne  sais  pas  sous  quel  prétexte  vous 
me  traitez  ainsi.  Je  ne  fais  point  de  mal ,  je  suppose?  —  Et  ce  grand  fainéant ,  Made- 
moiselle, reprit  madame  de  Saint-Remy  montrant  Malicorne,  est-il  ici  pour  faire  le 
bien, je  ■\ous  le  demande'?  —  Il  n'est  ici  ni  pour  le  bien,  ni  ]iour  le  mal,  Madame:  il 
vient  me  voir,  voilà  tout. — C'est  bien  ,  c'est  bien  ,  dit  madame  de  Saint-Remy,  Son 
Altesse  Royale  sera  instruite  ,  et  elle  jugera. —  En  tout  cas  ,  je  ne  vois  pas  pourquoi . 
répondit  Montalais,  il  serait  défendu  à  M.  Malicorne  d'avoir  de.-isein  sur  moi ,  si  son 
dessein  est  honnête.  —  Dessein  honnête,  avec  une  pareille  ligure!  s'écria  madame  do 
Sainl-Remy.  — Je  vous  remercie  au  nom  de  ma  ligure,  Aladanie,  dit  avec  siuig  froid 
Malicorne. 

.  — Venez,  ma  fille,  venez,  continua  madame  de  Saint-Remy;  allons  prévenir  Ma- 
dame qu'au  momeni  nièiiie  où  elle  pleure  un  époux,  au  moment  où  nous  pleuron.-;  un 
maître  dans  ce  vieux  i  liàleau  de  Hlois.  séjour  de  la  douleur,  il  y  a  des  gens  qui  s'a- 
nmscnt  et  se  réjouisscnl.  — (>li!  tirent  d'un  seul  mouvement  les  deux  accusés — Une 
lille  d'honneur!  une  lille  d'honneur!  s'écria  la  vieille  dame  en  levant  les  mains  au 
ciel.  — Eh  bien  ,  c'est  ce  qui  vous  tronqie.  Madame,  dit  Munlalais  e.xaspérée ,  je  ne 
suis  plus  lille  d'honneur.  deiSladame,  du  moins.  —  Vous  donnez  votre  démission. 
Mademoiselle?  Très-bien  ,  je  ne  puis  qu'applaudir  à  ime  telle  détermination  — Je  ne 
diimie  [loinl  ma  démission  ,  Madame,  je  prends  un  autre  service,  voilà  tout.  —  Dans 
la  bourgeoisie  on  dans  la  robe'/ demanda  madame  de  Sainl-Reinj'  avec  dédain. — 
Apprenez,  Madame,  dit  Montalais,  que  je  ne  suis  point  lille  à  servir  des  bourgeoises 
ni  des  robines,  et  ((u'au  lieu  de  la  cour  misérable  où  vous  végétez,  je  vais  habiter 
une  cour  presque  royale.  —  Ah!  ah!  une  coin- royale,  dit  madame  de  Saint-Remy, 
en  s'eU'orçanl  pour  rire,  une  cour  royale,  (pi'en  pensez- vous,  ma  lille '? 

l-lt  elle  se  retournait  vers  mademoiselle  de  la  Vallière,  qu'elle  \oulail  à  toulc  force 
entraîner  contre  Montalais,  et  qui,  an  lieu  d'obéir  à  rim|iulsiim  de  madame  de  Saint- 
Remy,  regardait  laiilAl  sa  mère.  tanliM  Munlalais  avec  ses  bean.\  yeux  concilialcurs. 
—  .le  n'ai  point  dit  une  cour  royale.  Madame,  répondit  Monlalais,  parce  que  Madame 
llemictle  il'.\nglelerre ,  qui  va  devenir  la  femme  de  Son  Ailcsso  Royale  Monsieur, 


LR  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  2SI 

n'est  point  une  reine.  J"ai  dit  presque  royale,  ef  j'ai  dit  juste,  puisqu'elle  va  être  la 
belle-sœur  du  roi. 

La  foudre  tomhani  sur  le  cliàteau  de  Blois  n'eût  point  étourdi  madame  de  Saint- 
Remy  comme  le  fit  cette  dernière  phrase  de  Montalais. — Que  parlez-vous  de  Son 
Altesse  Royale  Madame  Henriette?  balbutia  la  vieille  dame.  — Je  dis  que  je  vais  en- 
trer chez  elle  comme  demoiselle  d'honneur,  voilà  ce  que  je  dis.  —  Gomme  demoiselle 
d'honneur  !  s'écrièrent  à  la  fois  madame  de  Saint-Remy  avec  désespoir  et  mademoi- 
selle de  la  Vallière  avec  joie.  —  Oui,  Madame,  connue  demoiselle  d'honneur. 

La  vieille  dame  baissa  la  tête  comme  si  le  poup  eût  été  trop  fort  pour  elle. 

Cependant  presque  aussitôt  elle  se  redressa  pour  lancer  un  dernier  projectile  à  son 
adversaire.  — Oli  !  oh  !  dit-elle  ,  on  parle  beaucoup  de  ces  sortes  de  promesses  à  l'a- 
vance, on  se  flatte  souvent  d'espérances  folles,  et  au  dernier  moment,  lorsqu'il  s'agit 
de  tenir  ces  promesses ,  de  réaliser  ces  espérances,  on  est  tout  surpris  de  voir  se  ré- 
duire en  vapeur  le  grand  crédit  sur  lequel  on  comptait.  — Oh!  Madame,  le  crédit  de 
mon  prolecteur,  à  moi,  est  incontestable  et  ses  promesses  valent  des  actes. — El  ce 
protecteur  si  puissant ,  sernit-i:e  indiscret  de  vous  demander  son  nom!  —  Oh!  mon 
Dieu,  non  :  c'est  Monsieur  que  voilà,  dit  Montalais  en  montrant  Malicorne  ,  qui  pen- 
dant toute  cette  scène  avait  conservé  le  plus  imperturbable  sang-froid  et  la  plus  co- 
mique dignité.  —  Monsieur,  s'écria  luadame  de  Saint-Remy  avec  une  explosion  d'hi- 
larité, Monsieur  est  voire  protecteur!  Cet  homme  dont  le  crédit  est  si  puissant,  dont 
les  promesses  valent  des  actes,  c'est  M.  Malicorne.  Malicorne  salua. 

Quanta  Montalais,  pour  toute  réponse,  elle  tira  le  brevet  de  sa  poche,  et  le  mon- 
trant à  la  vieille  dame,  —  Voici  le  brevet ,  dit-elle. 

Pour  le  coup,  tout  fut  fini.  Dès  qu'elle  eut  parcouru  du  regard  le  bienheureux  par- 
chemin, la  bonne  dame  joignit  les  mains;  une  expression  indicible  d'envie  et  de  dé- 
sespoir contracta  son  visage,  et  elle  fut  obligée  de  s'asseoir  pour  ne  point  s'évanouir. 
Montalais  n'était  point  assez  méchante  pour  se  réjouir  outre  mesure  de  sa  victoire  et 
accabler  l'ennemi  vaincu,  surtout  lorsque  cet  ennemi  c'était  la  mère  de  son  amie;  elle 
usa  donc,  mais  n'abusa  point  du  triomphe. 

Malicorne  fut  moins  généreux  ;  il  pritdes  poses  nobles  .iin-  son  fiuteuil  et  s'étendit 
avec  ime  familiarité  qui,  deux  heures  plus  tôt,  lui  eut  attiré  la  menace  du  bâton. 

—  Dame  d'honneur  de  la  jeune  Madame!  répétait  madame  de  Saint-Remy,  encore 
mal  convaincue. — Oui,  Madame,  et  par  la  proleclion  de  M.  Malicorne,  encore. — 
C'est  incroyable!  répétait  la  vieille  ilame  ,  n'est-ce  pas,  Louise,  que  c'est  incroyable? 

Mais  Louise  ne  répondit  pas  :  elle  était  inclinée ,  rêveuse ,  presque  aftligée  :  une 
•main  sur  sou  beau  front ,  elle  soupirait. 

—  Enfin,  Monsieur,  dit  tout  à  coup  madame  de  Saint-Remy,  comment  avez-vous 
fait  pour  obtenir  cette  charge? — Je  l'ai  demandée.  Madame.  — A  qui? — A  un  de  mes 
amis. — Et  vous  avez  des  amis  assez  bien  en  cour  pour  vous  donner  de  pareilles 
preuves  de  crédit? — Dame!  il  paraît.  —Et  peut-on  savoir  le  nom  de  ces  amis?  —  Je 
n'ai  pas  dit  que  jeusse  plusieurs  amis.  Madame,  j'ai  dit  un  ami.  — Et  cet  ami  s'ap- 
pelle?—  Peste,  Madame,  comme  vous  y  allez!  quand  on  a  un  ami  aussi  i)uissantque 
le  mien,  on  ne  le  produit  pas  connue  cela  au  grand  jour  pour  qu'on  vous  le  vole.  — 
Vous  avez  raison,  Monsieur,  de  taire  le  nom  de  cet  ami ,  car  je  crois  qu'il  vous  serait 
assez  diflicile  de  le  dire. 

—  En  tout  cas,  dit  Montalais,  si  l'ami  n'existe  pas,  le  brevet  existe,  el  voilà  qui 
-tranche  la  question.  —  Alors  je  conçois,  dit  madame  de  Saint-Remy  avec  le  sourire 

gracieux  du  chat  qui  va  grilfcr,  quand  j'ai  trouvé  Monsieur  chez  vous  tout  à  l'heure. 
■—  Eh  bien?  —  Il  vous  apportait  votre  brevet.  —Justement,  Madame,  vous  avez  de- 


9S5 


LES  MOUSQUETAIRES. 


viné.  — Mais  c'est  on  ne  peut  plus  moral ,  alors.  —  Je  le  crois ,  Madame.  —  El  j"ai  en 
lort,  à  ce  qu'il  parait,  de  vous  faire  des  reproches.  Mademoiselle. — Très-graml  tort, 
Madame;  mais  je  suis  tellement  habituée  à  vos  reproches  que  je  vous  les  pardonne. 

—  En  ce  cas,  allons-nous-en,  Louise ,  nous  n'avons  plus  qu'à  nous  retirer.  Eh  hien! 

—  Madame!  fit  la  Vallière  en  tressaillant,  vous  dites?  —  Tu  n'écoutais  pas,  à  ce  qu'il 
paraît,  mon  enfant?  — Non,  Madame  ,  je  pensais. 

— Tu  ne  m'en  veux  pas  au  moins,  Louise?  s"écria  Montalais  lui  pressant  la  main. 

—  Et  de  quoi  t'en  voudrais-je,  ma  chère  Aure?  répondit  la  jemie  fille  avec  sa  voix 
douce  comme  une  musique.  —  Dame!  reprit  madame  de  Saint-Rcniy,  q\iand  elle  vous 
en  voudrait  un  peu,  pauvre  enfant!  elle  n'aurait  pas  tout  à  fait  tort.  —  Et  pourquoi 
m'en  voudrait-elle,  hou  Dieu?  — 11  me  semble  qu'elle  est  d'aussi  bonne  famille  et 
aussi  johe  que  vous.  —  Ma  mère  !  s'écria  Louise.  — Phis  jolie  cent  fois ,  Madame  ;  de 
meilleure  famille,  non;  mais  cela  ne  me  dit  point  pourquoi  Louise  doit  m'en  vouloir. 

—  Croyez-vous  donc  que  ce  soit  amusant  pour  elle  de  s'enterrer  à  Blois,  quand  vous 
allez  briller  à  Paris? — Mais,  Madame,  ce  n'est  point  moi  qui  empêche  Louise  de  m'y 
suivre,  à  Paris;  au  contraire,  je  serais  certes  bien  heureuse  qu'elle  y  vint.  — Mais  il 

me  semble   que  M.    Malicorne  ,  qui  est  loul-puissant  à  la   cour —  Ah!  tant  pis, 

Madame,  ht  Malicorne,  chacun  pour  soi  en  ce  pauvre  monde.  —  iMaiicorne  !  tit 
Montalais. 

Puis  se  baissant  vers  le  jeune  homme, — Occupez  madame  de  Saint-Remy,  soit  en 
disputant,  soit  en  vous  raccommodant  avec  elle;  il  faut  que  je  cause  avec  Louise. 
Et ,  en  même  temps ,  une  douce  pression  de  main  récompensait  Malicorne  de  sa  fu- 
ture obéissance. 

Malicorne  se  rapprocha  tout  grosiuanl  de  madame  de  Saint-Remy.  tandis  que  Mon- 
talais disait  à  son  amie,  en  lui  jelant  nn  bras  autour  du  col  : 

—  nu'as-tu,  voyons?  Est-il  vrai  (pie  tu  ne  m'aimerais  plus  parce  (pie  je  brillerais, 
comme  dit  ta  mère?  —  Oh!  non,  répondit  la  jeune  fille,  retenant  à  peine  ses  larmes, 
je  suis  bien  heureuse  de  ton  bonheur,  au  contraire.  —  Heureuse!  et  l'on  dirait  que 
tues  prête  à  pleurer.  —  Ne  pleiire-l-oii  que  d'envie?  —  Ah!   oui,  je  comprends  ,  je 

vais  à  Paris,  et   ce  mot  :  Paris,  te  rappelle, certain  cavalier —  .\ure!  —  Certain 

cavalier  qui,  autrefois,  habitait  Blois,  et  qui  aujourd'hui  habite  Paris.  — Je  ne  sais, 
en  vérité,  ce  que  j'ai,  mais  j'(''touife. —  Pleure  alors,  puisque  tu  ne  ))eux  pas  me  sourire. 

Louise  releva  son  visage  si  doux  que  des  larmes,  roulant  l'une  après  l'autre,  illu- 
minaient comme  des  diamans. — Voyons,  avoue,  dit  Montalais. — (Jiie  veux-tu  que 
j'avoue? — Ce  qui  le  fait  pleurer;  on  ne  pleure  pas  sans  cause.  Je  suis  ton  amie;  tout 
ce  que  tu  voudras  ijue  je  fasse,  je  le  ferai.  Malicorne  est  plus  puissant  qu'on  ne  croit, 
va!  Veux-tu  venir  à  Paris?  —  Hélas!  lit  Louise.  —  Veiiv-tu  venir  à  Paris?  —  Rester 
seule  ici,  dans  ce  vieux  château,  iimi  (pii  avais  cette  douce  habitude  d'entendre  les 
chansons, de  te  presser  la  main,  de  courii'  avec  vous  toutes  dans  ce  parc;  oh  1  comme 
je  vais  m'ennuyer,  comme  je  vais  mourir  vite  1  —  Veux-tu  venir  à  Paris? 

Louise  poussa  un  soupir.  — Tu  ne  réponds  pas.  — Que  veux-tu  que  je  te  réponde? 
— Oui  ou  non;  ce  n'est  pas  bien  difficile,  ce  me  semble. — Oh!  tu  es  bien  heureuse, 
Montalais! — Allons,  ce  qui  veut  dire  que  tu  voudrais  être  à  ma  place.  Louise  se  tut. 

—  Petite  obstinée!  dit  Moulalais:  a-t-ou  jamais  vu  avoirdes  secrets  pour  une  amie! 
mais  avoue  donc  (pic  lu  voudrais  venir  à  i'aris.  avoue  iloiic  que  lu  meurs  d'envie  de 
rcvdir  liiKiul.' — .le  lie  piii^  avouer  cela  — 1-^1  tuas  loil. — i'ounpioi?  —  Parce  que; 
vois-tu  ce  brevet?  —  Sans  doul(> ,  ipie  [(î  le  vois.  — Eh  bien  !  je  t'en  eusse  fait  avoir  un 
pareil. — F'ar  (pii?  —  l'ar  Malicorne.  —  Aure,  dis-lii  vrai;  serait-ce  possible?...— 
Dame!  Maliidiin-  isl  là,  et  ce  qu'il  a  l'ait  poiii' moi.  il  faudra  bien  (piille  fasse  pour  loi. 


LF.  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  2S3 

Malicorne  vcimit  d'ciitondre  prononcer  deux  fois  son  nom:  il  était  enchanté  d'avoir 
nue  occasion  d'en  liiiii'  avec  madame  de  Saint-Remy,  et  il  se  retourna. — 0"  y  a-t-il, 
Mademoiselle 'Z^— Venez  çà,  Malicorne,  lit  Montalais  avec  un  geste  impératif.  Mali- 
corne  obéit. — Un  brevet  pareil,  dit  Montalais. — Connnent  cela? — Un  brevet  pareil 
à  celui-ci;  c'est  clair.  — Mais...  — Il  me  le  faut.  —  Oh  !  oh  !  il  vous  le  faut!  —  Oui. — 
11  est  impossible ,  n'est-ce  pas,  monsieur  Malicorne?  dit  Louise  avec  sa  douce  voi.'i.  — 
Dame!  si  c'est  pour  vous,  Mademoiselle  ..  —Pour  moi.  Oui,  monsieur  Malicorne, 
ce  serait  pour  moi. — El  si  mademoiselle  de  Montalais  le  demande  en  même  temps 
que  vous...  —  Mademoiselle  de  Montalais  ne  le  demande  pas,  elle  l'exige. — Eh  bien! 
on  verra  à  vous  obéir,  Mademoiselle.  —  Et  vous  la  ferez  nommer?  —  On  tâchera. — 
Pas  de  réponse  évasive.  Louise  de  la  Vallière  sera  demoiselle  d'honneur  de  Madame 
Henriette  avant  huit  jours. — Comme  vous  y  allez!  —  Avant  huit  jours,  ou  bien...  — 
Ou  bien? — Vous  reprendrez  voire  brevet,  monsieur  Malicorne:  je  ne  quitte  pas  mon 
amie. — Chère  Monlalais!  —  C'est  bien,  gardez  votre  brevet;  mademoiselle  de  la  Val- 
lière sera  dame  d'honneur. — Est-ce  vrai? — C'est  vrai. — Je  puis  donc  espérer  d'aller 
à  Paris. — Comptez-y.  —  Oh!  monsieur  Malicorne,  quelle  reconnaissance!  s'écria 
Louise  enjoignant  les  mains  et  en  bondissant  de  joie.  —  Petite  dissimulée!  dit  Monta- 
lais, essaie  encore  de  me  faire  croire  que  tu  n'es  pas  amoureuse  de  Raoul. 

Louise  rougit  comme  la  rose  de  mai  ;  mais  au  lieu  de  répondre,  elle  alla  embrasser 
sa  mère  —  Madame,  lui  dit-elle  ,  vous  savez  que  M.  Malicorne  va  me  faire  nommer 
demoiselle  d'honneur? —  M.  Malicorne  est  un  prince  déguisé,  répliqua  la  vieille 
dame ,  il  a  tous  les  pouvoirs.  —  Voulez-vous  aussi  être  demoiselle  d'honneur'?  de- 
manda Malicorne  à  madame  de  Saint-Remy.  Pendant  que  j'y  suis,  autant  que  je  fasse 
nonmier  tout  le  monde  . 

Et .  sur  ce  ,  il  sorlit  laissant  la  ]iaiivre  dame  toute  déferrée  ,  connue  dirait  Tallemand 
des  Réaux.  —  Allons,  murnuua  Malicorne  en  descendant  les  escaliers,  allons,  c'est 
encore  un  billet  de  mille  hvres  que  cela  va  me  coûter;  mais  il  faut  en  prendre  son 
parti,  mon  ami  Manicaiiqi  ne  fait  rien  pour  rien. 


M.4LIC0RNK    ET    MANICAMP. 

L'introduction  de  ces  deux  nouveaux  personnages  dans  cette  histoire  ,  et  cette  afli- 
nité  mystérieuse  de  noms  et  de  sentimens  méritent  quelque  attention  de  la  part  de 
l'historien  et  du  lecteur.  Malicorne  avait  fait  le  voyage  d'Orléans  pour  aller  chercher 
ce  brevet  destiné  à  mademoiselle  de  Montalais  ,  et  dont  l'arrivée  venait  de  produire 
une  si  vive  sensation  au  château  de  Blois.  C'est  qu'à  Orléans  se  trouvait,  pour  le  mo- 
ment, M.  de  Manicamp.  Singulier  personnage  s'il  en  fut  que  ce  M.  de  Manicamp  : 
garçon  de  beaucoup  d'esprit ,  toujours  à  sec ,  toujours  besoigneux ,  bien  qu'il  puisât  à 
volonté  dans  la  bourse  de  M.  le  comte  de  Guiche  ,  l'une  des  bour.ses  les  mieux  garnies 
de  l'époque.  C'est  que  M  le  comte  de  Guiche  avait  eu  pour  compagnon  d'enfance  de 
Manicamp,  pauvre  gentillàtre  vassal  né  des  Grammont.  C'est  que  M.  de  Manicamp, 
avec  son  esprit,  s'était  créé  un  revenu  dans  l'opulente  famille  du  maréchal. 

Dès  l'enfance,  il  avait,  par  un  calc\d  fort  au-dessus  de  son  âge,  prêté  son  nom  et 
sa  complaisance  aux  folies  du  comte  de  Guiche.  Son  noble  compagnon  avait-il  dérobé 
un  fruit  destiné  à  madame  la  maréchale  .  avait-il  brisé  une  glace ,  éborgné  un  chien  , 
Manicaurp  se  di'clarait  coupalile  du  crime  cumuiis,  et  recevait  la  punition  (|ui  n'en  était 


'2?>'t  LES  MOUSQUETAIRES. 

pas  plus  douce  pour  tomber  sur  l'innocent.  Mais  aussi,  ce  système  d"abnégation  lui 
était  payé.  Au  lieu  de  porter  des  habits  médiocres  comme  la  fortime  paternelle  lui  en 
faisait  une  loi ,  il  pouvait  paraître  éclatant ,  superbe ,  comme  un  jeune  seigneur  de 
cinquante  mille  livres  de  revenus. 

Ce  n'est  point  qu'il  lut  vil  de  caractère  ou  humble  d'esprit:  non  ,  il  était  philosophe, 
ou  plutôt  il  avait  rinthll'érence ,  l'apathie  et  la  rêverie  qui  éloignent  chez  Thomme 
tout  sentiment  du  monde  hiérarchique.  Sa  seule  amliition  était  de  dépenser  de  l'ar- 
gent. Mais,  sous  ce  rapport ,  c'était  un  gouffre  que  ce  bon  M.  de  Manicamp. 

Trois  ou  quatre  fois  réa:ulièrement  par  année  il  épuisait  le  comte  de  Guiche,  et, 
quand  le  comte  de  Guiche  était  bien  épuisé ,  qu'il  avait  retourné  ses  poches  et  sa  bourse 
devant  lui,  et  déclaré  qu"il  fallait  au  moins  quinze  jours  à  la  munilicence  paternelle 
pour  remplir  bourse  et  poches,  de  Manicamp  perdait  toute  son  énergie,  il  se  cou- 
chait, restait  au  lil ,  ne  mangeait  plus,  et  vendait  ses  beaux  habits ,  sous  prétexte  que, 
restant  couché,  il  n'en  avait  plus  besoin.  Pendant  cette  prostration  de  force  et  d'esprit, 
la  bourse  du  comte  Je  Guiche  se  remplissait,  et  une  fois  remplie  ,  débordait  dans  celle 
de  Manicamp,  qui  rachetait  de  nouveaux  habits,  se  rhabillait  et  recommençait  la  même 
\ie  qu'auparavant. 

Celte  manie  de  vendre  ses  habits  neufs  le  quart  de  ce  cpi'ils  valaient  avait  rendu 
notre  héros  assez  célèbre  dans  Orléans,  ville  où  eu  général ,  nous  serions  fort  embar- 
rassé de  dire  pourquoi,  il  venait  de  passer  ses  jours  de  pénitence.  Des  débauchés  de 
province ,  les  petits  maîtres  à  six  cents  livres  par  an ,  se  partageaient  les  bribes  de  son 
opulence. 

Parmi  les  admirateurs  de  ces  splendidcs  toilettes  brillait  notre  ami  Malicorue,  lils 
d'un  syndic  de  la  ville,  à  qui  M.  le  prince  de  Condé  ,  toujours  besoigneux  comme  un 
Condé ,  empruntait  souvent  de  l'argent  à  gros  intérêt.  M.  Malicorue,  lils,  tenait  la 
caisse  paternelle.  C'est  dire  qu'en  ce  temps  de  facile  morale ,  il  se  faisait  de  son  côté , 
eu  suivant  l'exenqjle  de  son  père  et  en  prêtant  à  la  petite  semaine ,  un  revenu  de 
dix-huit  cents  hvres,  sans  compter  six  cents  autres  livres  que  fournissait  la  générosité 
du  syndic,  de  sorte  que  Malicorue  était  le  roi  des  raffinés  d'Orléans,  ayant  deux  mille 
(piatro  cents  livres  à  dilajiidei',  à  gaspiller,  à  éparpiller  en  folies  de  tout  geni'c.  Mais, 
tiiut  au  contraire  de  Manicamp,  Malicorue  était  elh-ovablement  amliilieux.  11  aimait 
par  ambition  ,  il  dépensait  pai'  ambition,  il  se  fût  ruiné  par  ambition. 

Malicoi'ue  avait  résolu  de  parvenir  à  quelque  prix  que  ce  fût  ;  et  pour  cela,  à 
(]ucl(pie  prix  que  ce  fût,  il  s'était  donné  une  maîtresse  et  un  ami.  La  maîtresse,  ma- 
dernoiselli'  ilc  Moulalais,  lui  était  cruelle  dans  les  dernières  faveurs  de  l'amour,  mais 
c'était  une  tille  noble  ,  et  cela  suffisait  à  Malicorue. 

L'anli  n'avait  pas  d'amitié,  mais  c'était  le  favori  du  comte  de  Guiche,  ami  lui-même 
(le  Monsieur',  fivre  du  l'oi,  et  cela  suffisait  à  Malirornc.  Senleinent,  au  cbapilrc  des 
(iiarges,  mademniselle  Montalais  coûtait  par  an  :  Uubans,  gants  et  sucreries,  mille 
livres.  De  Manicamp  coûtait ,  argeht  prêté,  jamais  rendu,  de  douze  à  quinze  cents  livres 
par  an.  Il  ne  restait  donc  rien  à  Malicorue.  Ah!  si  l'ail,  nous  nous  Ironqions  ,  il  lui 
reslail  la  caisse  paleniclle. 

Il  usa  d'un  procédé  sin-  lequel  il  garda  le  plus  profond  secrel ,  et  qui  consistait  à  s'a-» 
vancer  à  lui-même,  sur  la  caisse  du  syndic,  uiu-  demi-douzaine  d'années,  c'est-à- 
dire  une  quiu/.aine  de  mille  livres,  se  jurant,  bien  enlemlu  à  lui-même,  de  comltll-r 
l'e  déficit  aussitôt  que  l'occasion  s'en  présenterait.  L'occasion  devait  être  la  concession 
d'une  belle  charge  dans  la  maison  de  .^lousieur.  cpiand  on  monterait  celle  maison  à 
l'époque  de  son  mariage. 

Cette  époque  était  vcinie.  et  l'on  allail  enfin  luoniri-  la  maison.  Une  bonne  charge 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  âSS 

cliéE  lin  pHnce  Ju  sana:,  lorsqu'elle  est  donnée  par  le  crédit  et  siiHa  recommandation 
d"im  ami  tel  que  le  comlc  do  Guiclie ,  c'est  au  moins  douze  mille  li^res  par  an.  et. 
moyennant  cette  habitude  qu'avait  prise  Malicorne  défaire  fructifier  ses  revenus, 
douze  mille  livres  pouvaient  s'élever  à  vingt. 

Alors  une  fois  titulaire  de  cette  charge .  Malicorne  épouserait  mademoiselle  de 
Montalais:  mademoiselle  de  Monlalais,  d'une  famille  où  le  ventre  anoblissait,  non- 
seulement  serait  dotée,  mais  encore  ennoblissait  Malicorne.  Mais  pour  que  mademoi- 
selle de  Monlalais ,  qui  n'avait  pas  grande  fortune  patrimoniale  quoiqu'elle  fût  fille 
unique  ,  fût  convenablement  dotée  .  il  fallait  qu'elle  apparlhil  à  quelque  grande  prin- 
cesse aussi  prodigue  que  Madame  douairière  était  avare.  Et  alin  que  la  feunne  ne 
fût  point  d'un  côté  'pendant  que  le  mari  serait  de  l'autre ,  situation  qui  présente  de 
graves  inconvéniens,  surtout  avec  des  caractères  comme  étaient  ceux  des  futurs  con- 
joinl.s.  Malicorne  avait  imaginé  de  mettre  le  point  central  de  réunion  dans  la  maison 
même  de  Monsieur,  frère  du  roi.  Mademoiselle  de  Montalais  serait  fille  d'honneur  de 
Madame,  ^!.  Malicorne  serait  officier  de  Monsieur. 

On  voit  que  le  plan  venait  d'une  bonne  tète  ,  on  voit  aussi  qu'il  avait  été  bravement 
exécuté.  Malicorne  avait  demandé  à  Manicamp  de  demander  au  comte  de  Guiche  un 
brevet  de  fille  d'honneur.  Et  le  comte  de  Guiche  avait  demandé  ce  brevet  à  Monsieur, 
lequel  l'avait  signé  sans  hésitation. 

Le  plan  moral  de  Malicorne ,  car  on  pense  bien  que  les  combinaisons  d'un  esprit 
aiissi  actif  que  le  sien  ne  se  bornaient  point  au  présent  et  s'étendaient  à  l'avenir,  le 
plan  moral  de  Malicorne ,  disons-nous ,  était  celui-ci  :  Faire  entrer  chez  Madame  Hen- 
riette une  fenmic  dévouée  à  lui;  spirituelle,  jeune,  jolie  et  intrigante  :  savoir,  par 
Cette  femme ,  tous  lès  secrets  féminins  du  jeune  ménage ,  tandis  que  lui ,  Malicorne  et 
son  ami  Manicamp,  sauraient  à  eux  deux  tous  les  mystères  masculins  de  la  jeune 
comm\mauté. 

C'était  par  ces  moyens  qu'on  arriverait  h  une  fortune  rapide  et  splendide  à  la  fois. 
Malicorne  était  uti  vilain  nom  ;  celui  qui  le  portait  avait  trop  d'esprit  pour  se  dissimu- 
ler celte  vérité;  maison  achetait  une  terre ,  dont  le  nom  sonnait  fort  noblement  à 
roreille.  Certes,  ce  plan  se  présentait  hérissé  de  difficultés;  mais  la  plus  grande  de 
toutes,  c'était  mademoiselle  de  Montalais  elle  même. 

.\mour  à  part,  Malicorne  était  heureux;  tnais  cet  amour,  qu'il  ne  pouvait  s'em- 
presser de  ressentir,  il  avait  la  force  de  le  cacher  avec  soin ,  persuadé  ipi'au  moindre 
relâchement  de  ces  liens,  dont  il  avait  garrotté  son  Protée  tcraelle,  le  démon  le  ter- 
rassait et  se  moquait  de  lui. 

Voilà  en  deux  mots  quelle  était  la  trame  de  petits  intérêts  et  de  pdlIteS  conspira- 
tions qui  unissait  Blois  à  Orléans  et  Orléans  à  Paris,  et  qui  allait  amener  dans  cette 
dernière  ville ,  la  pauvre  petite  la  Vallière. 


MA.NICAMP  ET  MALICORNE. 

Donc,  Malico?he  partit ,  comme  nous  l'avons  dit,  et  alla  trouvéi'  sisn  ami  Manicamp, 
eu  retraite  momentanée  dans  la  ville  d'Orléans.  C'était  juste  ail  rridmeilt  où  ce  jeurie 
Seigneur  s'occupait  de  vendre  le  dernier  habit  im  peu  propre  qui  lui  restât. 

il  avait,  quinze  jours  auparavant,  tiré  du  comte  de  Guiche  cent  pistoles,  les  seiilfcs 
qui  plissent  l'aider  à  se  mettre  en  catnpagne,  pour  aller  au-devant  de  Madame,  qui 


256  LES  MOUSQUETAIRES. 

arrivail  an  Havre.  11  avait  tiré  de  Malicorne,  trois  jours  auparavant,  ciiujnante  pis- 
toles,  prix  du  brevet  obtenu  pour  Montalais. 

Il  ne  s'attendait  donc  plus  à  rien ,  ayant  épuisé  loules  les  ressources,  sinon  à  vendre 
un  bel  habit  de  drap  et  de  salin ,  tout  brodé  et  passementé  d'or,  qui  avait  fait  l'admi- 
ration de  la  cour.  Mais  pour  être  en  mesure  de  vendre  cet  habit,  le  dernier  qui  lui 
roiàt,  comme  nous  avons  été  forcé  de  l'avouer  au  lecteur,  JManicamp  avait  été  con- 
Irainl  de  prendre  le  lit.  Plus  de  feu,  phis  d'argent  de  poche,  plus  d'argent  de  prome- 
nade, phis  rien  que  le  sommeil  pour  renqilacer  les  repas,  les  compagnies  et  les  bals. 
On  a  dit  :  Qui  dort  dîne;  mais  on  n"a  pas  dit  :  Qui  dort  joue  ou  qui  dorl  danse. 

ÎManicamp,  réduit  à  cette  extrémité  de  ne  plus  jouer  ou  de  ne  phis  danser  de  huit 
Jours  au  moins,  était  donc  fort  triste.  Il  attendait  un  usurier  et  vit  entrer  Malicorne. 
Un  cri  de  détresse  lui  échappa.  — Eh  quoi!  dit-il  d'un  ton  que  rien  ne  pourrait  rendre, 
c'est  encore  vous,  cher  ami  !  —  Bon!  vous  êtes  poli!  dit  Malicorne.  —  Ah!  voyez- 
vous,  c'est  que  j'attendais  de  l'argent,  et,  au  lien  d'argent,  vous  arrivez.  —  Et  si  je 
vous  en  apportais,  de  l'argent?  —  Oh!  alors  ,  c'est  autre  chose.  Soyez  le  bienvenu, 
cher  ami.  Et  il  fendit  la  main,  non  pas  à  la  main  de  Malicorne,  mais  à  sa  bourse. 

Malicorne  fit  semblant  de  s'y  tromper  et  lui  donna  la  main.  — Et  l'argent?  lit  Ma- 
nicamp.  —  Mon  cher  ami,  si  vous  voulez  l'avoir,  gagnez-le.  —  Que  faut-il  faire  pour 
cela?  —  Oh  !  c'est  rude  ,  je  vous  en  avertis.  —  Diable  !  -  Il  faut  quitter  le  lit  et  aller 
trouver  sur-le-champ  M.  le  comte  de  Guiche.  —  Moi,  me  lever?  lit  Manicamp  en  se 
délirant  voluptueusement  dans  son  lit  :  oh  !  non  pas.  —  Vous  avez  donc  vendu  tous 
vos  habits?  —  Non,  il  m'en  reste  un,  le  plus  beau  même,  mais  j'attends  acheteur. 
—  Et  des  chausses?  —  Il  me  semble  que  vous  les  voyez  sur  cette  chaise.  —  Eh  bien  ! 
puiscpi'il  vous  reste  des  chausses  et  un  pour[)oint,  chaussez  les  unes  et  endossez 
l'autre,  faites  seller  un  cheval  et  mettez-vous  en  chemin.  —  Moibli'u!  vous  ne  savez 
doue  [las  que  M.  de  Guiche  est  à  Elampes?  —  Non  ,  je  le  croyais  à  Paris,  moi;  vous 
n'aurez  que  quinze  lieues  à  faire  au  lieu  de  trente.  — Vous  êtes  charmant!  Si  je  fais 
quinze  lieues  avec  mon  habit,  il  ne  sera  plus  mettable ,  et ,  au  lieu  de  le  vendre  trente 
pistoles,  je  serai  obligé  de  le  donner  pour  quinze.  —  Donnez-le  pour  ce  que  vous 
voudrez,  mais  il  me  faut  une  seconde  commission  de  lille  d'honneur.  —  Bon  !  pour 
qui?  La  Montalais  est  donc  double? —  Méchant  homme!  c'est  vous  qui  l'èles. 
Vous  engloutissez  deux  fortunes  :  la  mienne  et  celle  de  M.  le  comte  de  Guiche.  — 
Vous  pourriez  bien  dire  celle  de  M.  de  Guiche  et  la  vôtre.  — C'est  juste,  à  tout  sei- 
gneur tout  hoimcur;  mais  j'en  reviens  à  mon  brevet.  — Mon  ami,  il  n'y  aura  que 
douze  liiles  d'honneui'  jioui'  Madame:  j'ai  déjà  obtenu  pour  vous  ce  que  douze  cents 
fenmies  se  disputent,  et  pour  cela  ,  il  m'a"  fallu  déployer  une  di[)lomatie...  — Oui, 
je  sais  que  vous  avez  été  héroïque,  cher  an)i,  mais  il  sagil  de  me  procurer  une  se- 
conde charge  de  lille  d'honneur.  —  Mon  ami,  vous  me  promettriez  le  ciel  (|uc  je  ne 
me  dérangerais  [las  dans  ce  nioiiienl-ci. 

Malicorne  lit  sonner  sa  poche.  —  11  y  a  là  vingt  pistoles,  dit  Malicorne.  —  Et  ipic 
voulez-vous  faire  de  vingt  pistoles,  mmi  Dieu?  —  Ehl  dit  Malicorne  un  peu  filchc , 
(piand  ce  ne  serait  que  pour  les  ajouter  aux  cinq  cents  que  vous  me  devez  déjà  !  — 
Vous  avez  i-aison ,  re|)rit  .Manic.ini|i  eu  teuilaiit  de  nouveau  la  main,  et  sous  ce  point 
de  vue  je  p\us  les  acceplcr.  Donnez-les-moi. — Un  instant,  (pie  diable!  il  ne  s'agit 
pas  seiilenuMit  fie  tendre  la  main;  si  je  vous  donne  les  vingt  pistoles,  aurai-je  mon 
brevet?  — Sans  doute.  —  liieiitnl?  —  .Aujourd'hui.  — Oh!  i>renez  garde,  monsieur 
de  .Maiiicaiii|i;  Mius  vous  engagez  be.iuciinp,  et  je  ne  vous  l'u  deiiiaiide  pas  si  long, 
'l'reiile  lieues  l'ii  un  jinir.  (  'c>l  lro|).  cl  vous  vous  tueriez.  —  l'uur  obligei-  un  ami ,  je 
Mi>  Ijiiuve  r-ic'ii  iriinpo»ibli'.  —  \  nu^  ("li'>  iK^nnpic.  — (lii  siiiit  le>  \  in:;!  pislulo? —  Les 


L1-:  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  -jrw 

voici,  lit  Malicomc  eu  les  montrant.  —  Bien.  —  Mais,  mon  cher  monsieur  Maiii- 
camp,  vous  allez  les  dévorer  rien  qu'en  chevaux  de  poste.  —  Non  pas;  soyez  tran- 
quille. —  Pardonnez-moi.  —  Quinze  lieues  d'ici  à  Etampes...  —  Quatorze. 

—  Soit  :  quatorze  lieues  font  sept  postes  :  à  vingt  sous  la  poste .  sept  livres ,  sept  livres 
de  courrier,  quatorze;  autant  pour  revenir,  vingt-huit;  coucher  et  souper  autant, 
c'est  une  soixantaine  de  livres  que  vous  coûtera  cette  complaisance. 

Manicamp  s'allongea  comme  un  serpent  dans  son  lit,  et  fixant  ses  deux  grands  yeux 
sur  Malicorne,  —  Vous  avez  raison,  dit-il ,  je  ne  pourrai  pas  revenir  avant  demain. 
Et  il  prit  les  vingt  pistoles.  —  Alors  partez.  —  Puisque  je  ne  pourrai  revenir  que  de- 
main, nous  avons  le  temps.  —  Le  temps  de  quoi  faire?  —  Le  temps  de  jouer.  —  Que 
voulez-vous  jouer?  —  Vos  vingt  pistoles,  pardieu!  —  Non  pas,  vous  gagnerez  tou- 
jours. —  Je  vous  les  gage  alors.  —  Contre  quoi?  —  Contre  vingt  autres.  —  Et  quel 
sera  l'objet  du  pari?  —  Voici.  Nous  avons  dit  quatorze  lieues  pour  aller  à  Etampes. 
Quatorze  lieues  po\ir  revenir.  Par  conséquent  vingt-huit  lieues.  Pour  ces  vingt-huit 
lie'.ies,  vous  m'accordez  bien  quatorze  heures?  —  Je  vous  les  accorde.  — Une  heure 
pour  trouver  le  comte  de  Guirhe?  —  Soit.  —  Et  une  heure  pour  lui  faire  écrire  la 
lettre  à  Monsieur? —  A  merveille.  —  Seize  heures  en  tout.  —  Vous  comptez  couune 
M.  Colbert.  —  Il  est  midi?  —  Et  demi.  —  Tiens!  vous  avez  une  belle  montre.  — 
Vous  disiez?  fit  Malicorne  en  renieltant  sa  montre  dans  son  gousset.  — Ah!  c'est  vrai; 
je  vous  offrais  de  vous  gager  vingt  pistoles  contre  celles  q\ie  vous  m'avez  prêtées, 
que  vous  aurez  la  lettre  du  comte  de  Guiche  dans...  —  Dans  combien?  —  Dans  huit 
heures.  Pariez-vous  toujours?  —  J'aurai  la  lettre  du  comte  dans  huit  heures?  — 
Oui.  —  Signée?  En  main? —  Oui.  —  Eh  bien,  soit,  je  parie,  dit  Malicorne  .  curieu.v 
desavoir  comment  son  vendeiu' d'habits  se  tirerait  de  là. — Passez-moi  la  plume, 
l'encre  et  le  papier.  —  Voici.  — Ah! 

Manicamp  se  souleva  avec  un  soupir,  et  s'accoudant  sur  son  bras  gaiiclie,  de  sa  [dus 
belle  écriture  il  traça  les  lignes  suivantes  : 

«  Bon  pour  ime  charge  de  fdle  d'honneur  de  Madame  que  M.  le  comie  de  Guiclie 
se  chargera  d'obtenir  à  première  vue. 

«  DE  MANICVMP.  » 

Ce  travail  pénible  accompli,  Manicamp  se  recoucha  tout  de  son  long.  —  Eh  bien! 
demanda  Malicorne ,  qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  —  Cola  veut  dire  que  si  vous  êtes 
pressé  d'avoir  la  lettre  du  comte  de  Guiche  pour  Monsieur,  j'ai  gagne  mon  pari.  — 
Comment  cela?  —  C'est  hnipide  ,  ce  me  semble,  vous  prenez  ce  papier,  vous  partez  ù 
ma  place.  —  Ah  !  —  Vous  lancez  vos  chevaux  à  fond  de  train.  Dans  six  heures  vous 
êtes  à  Etampes ,  dans  sept  heures  vous  avez  la  lettre  du  comte,  et  j'ai  gagné  mon  pari 
sans  avoir  bougé  de  mon  lit ,  ce  qui  m'accommode  tout  à  la  fois  et  vous  aussi,  j'en 
suis  bien  sûr.  —  Décidément ,  Manicamp  .  vous  êtes  un  grand  homme.  —  Je  le  sais 
bien.  —  Je  pars  donc  pour  Etampes.  Je  vais  trouver  le  comte  de  Guiche  avec  ce  bon. 

—  Il  vous  en  donne  un  pareil  pour  Monsieur.  —  Je  pars  pour  Paris.  —  Vous  allez 
trouver  Monsieur  avec  le  bon  du  comte  de  Guiche.  — Monsieur  approuve.  —  .\  l'in- 
stant même.  —  Et  j'ai  mon  brevet.  —  J'espère  que  je  siu's  gentil ,  hein?  —  Adorable  ! 

—  Merci.  —  Vous  faites  donc  du  comIe  de  Guiche  tout  ce  que  vous  voulez ,  mon  cher 
Manicamp?  —  Tout,  excepté  de  l'argent.  —  Diable!  l'exception  est  fâcheuse  ;  mais 
enfin,  si  au  lieu  de  lui  demander  de  l'argent,  vous  lui  demandiez...  —  Quoi? —  Quel- 
que chose  d'important.  —  Qu'appelez-vous  important?  —  Enfin  ,  si  im  de  vos  amis 
vous  demandait  un  service? — Je  ne  le  lui  rendrais  pas.  —  Égoïste!  —  Ou  du  moins  je 
lui  demanderais  quel  service  il  me  rendrait  en  échange.  —  A  la  bonne  heure,  eh 
bien!  cet  ami  vous  parle. — Ah  çà,  vous  êtes   donc  bien  riche? — J'ai   encore   citi- 

T.  I.  17 


258 


LES  MOUSQUETAIRES. 


i|ii;iiite  pistoles.  —  Juste  la  somme  dont  j":ii  lirsoin.  Où  sont  ces  cinquante  pisloles?  — 
l.a  ,  (lit  Malicome  en  frappant  sur  sou  gousset.  —  Alors  parlez,  mon  cher  :  que  vous 
Ihut-il? 

Malicorne  reprit  l'encre  ,  la  plume  et  le  papier  et  présenta  le  tout  à  Manicamp.  — 
Écrivez,  lui  dit-il.  «  Bon  poiu'  une  charge  dans  la  maison  de  Monsieur.  »  — Oli!  lit 
Manicamp  en  levant  la  plume,  une  charge  dans  la  maison  de  Monsieur  pour  cinquante 
j)istoles  !  —  Vous  avez  mal  entendu  ,  mou  cher.  —  Comment  avez-vous  dit?  —  J'ai 
dit  cinq  cents. 

Malicorne  tira  de  sa  poche  uu  rouleau  d'or  qu'il  écorna  par  un  hout.  —  Les  voilà  ! 

Manicamp  dévora  des  veux  le  rouleau;  mais,  cette  fois,  Malicorne  le  tenait  à  dis- 
tance. —  Ah!  qu'en  dites-vous?  Cinq  cents  pistoles...  —  Je  dis  que  c'est  pour  rien, 
mon  cher,  dit  Manicamp  en  reprenant  la  phune ,  et  que  vous  userez  mon  crédit;  dictez. 

Malicorne  continua.  «  Que  mon  ami  le  comte  de  Guiche  ohtiendra  de  Monsieur  pour 
mou  ami  Malicorne.  »  —  Voilà,  dit  Manicamp.  Les  cinq  cents  pistoles?  —  En 
voilà  deux  cent  cinquante.  —  Et  les  deux  cent  cinquante  autres? —  Quand  je  tiendrai 
ma  charge. 

Manicamp  lit  la  grimace.  —  En  ce  cas.  rendez-moi  la  recommandation  ,  dit-il.  — 
Pourquoi  faire?  —  Pour  que  j'y  ajoute  uu  mot.  —  Lequel'^  —  «  Pressé,  n  —  Bon  !  lit 
Mahcorue  en  reprenant  le  papier. 

iMaaicamp  se  mit  à  compter  les  pistoles.  —  Il  en  manque  vingt,  dit-il.  —  Comment 
cela'/  —  Les\ingt  que  j'ai  gagnées  en  pariant  cpie  vous  auriez  la  lettre  du  duc  de  Guiche 
dans  huit  heures.  —  C'est  juste.  Et  il  lui  donna  les  vingt  pistoles. 

Manicamp  se  mit  à  prendre  sou  or  à  pleines  mains  et  le  lit  pleuvoir  en  cascades  sur 
son  lit.  —  Voilà  une  seconde  charge,  miuiiun-ait  Malicorne.  en  faisant  sécher  son 
.  papier  qui,  a\i  premier  abord,  parait  me  coûter  plus  (pie  la  première  ,  mais... 

Il  s'arrêta  ,  prit  à  son  tour  la  phune  et  écrivit  à  Moutalais  : 

c(  ISIademoisclle  ,  annoncez  à  voti-e  amie  que  sa  commission  ne  peut  larder  à  lui  ar- 
river ;  je  pars  pour  la  faire  signer  :  c'est  quatre-vingt-six  heues  que  j'aurai  faites  pour 
l'auiour  de  vous...  » 

Puis  avec  son  sourire  de  démon,  reprenant  la  [ilirase  inlorrompiio  ;  —  Voilà  ,  dit- 
il,  une  charge  qui,  au  premier  abord ,  parait  me  coûter  plus  cher  que  la  première  ; 
mais...  le  héuélice  sera,  je  resp(''re,  dans  l;i  proportion  de  la  dépense,  et  mademoiselle 
de  la  Valliùre  me  rapporlei'a  |ilus  que  mademoiselle  de  Montaluis,  ou  bien,  ou  bien 
je  ne  m'appelle  plus  Malicorne.  Adieu,  .Manicaui|i.  Et  il  sortit. 


ll:  vicomte  de  BUAGELONNI:;, 


259 


LA   COUR   DE   L'HOÏEL   GRAMMONT. 


^fc^Jj^^^^^^s  onsQiE  Malicorne  arriva  à  Orléans  ,  il  apprit  que  le  comlt* 
»■  1^  IfflâUEMHXçx \  ^jg  Giiiche  venait  de  partir  pour  Paris.  Malicorne  prit 
deux  heures  de  repos  et  s'apprêta  à  continuer  son  chemin. 
Il  arriva  dans  la  nuit  à  Paris,  descendit  à  \ni  petit  hôtel 
dont  il  avait  l'habitude  lors  de  ses  voyages  dans  la  capi- 
tale, et  le  lendemain ,  à  huit  heures ,  il  se  présenta  à  l'hô- 
lel  Grammont. 

Il  était  l('in[)s  que  Malicorne  arrivât.  Le  comte  de 
Giiiche  se  préiiarait  à  faire  ses  adieux  à  Monsieur  avant 
de  partir  pour  le  Havre  ,  où  l'élite  de  la  noblesse  française 
allait  chercher  Madame  h  sou  arrivée  d'Angleterre.  Malicorne  prononça  le  nom  de 
Manicamp,  et  fut  introduit  à  l'instant  même. 

Le  comte  de  Guiche  était  dans  la  cour  de  l'hôtel  Grammont,  visitant  ses  équipages, 
que  des  piqueurs  et  des  écuyers  faisaient  passer  en  revue  devant  lui.  Le  comte  louait 
ou  blâmait  devant  ses  fournisseurs  et  ses  ^ens  les  habits,  les  chevaux  et  les  harnais 
qu'on  venait  de  lui  apporter,  lorsqu'au  milieu  de  cette  importante  occupation  on  lui 
jeia  le  nom  de  Manicamp.  —  Manicauq)  1  s'écria-t-il ,  qu'il  entre,  parbleu,  qu'il  entre. 
Et  il  fit  quatre  pas  vers  la  porte. 

Malicorne  se  glissa  par  cette  porte  demi-ouverte,  et  regardant  le  comte  de  Guiche, 
surpris  de  voir  un  visage  inconnu  en  place  de  celui  qu'il  attendait,  —  Pardon  ,  mon- 
sieur le  comte,  dit-il,  mais  je  crois  qu'on  a  fait  erreur  :  on  vous  a  annoncé  Mani- 
camp lui-même,  et  ce  n'est  qne  son  envoyé.  —  Ah!  ahl  lit  de  Guiche  un  peu  re- 
froidi ;  et  vous  m'apportez?  —  Une  lettre,  monsieur  le  comte. 

Malicorne  présenta  le  premier  bon  et  observa  le  visage  du  comte.  Celui-ci  lui  et  se 
mita  rire.  —  Encore!  dit-il,  encore  une  tille  d'honneur.  Ah  çà,  mais,  ce  drôle  de 
Manicamp  protège  donc  toutes  les  tilles  d'honneur  de  France.  Malicorne  salua.  —  Et 
pourquoi  ne  vient-il  pas  lui-même?  dcmanda-t-il.  — Il  est  au  lit.  —  Ah  diable!  il 
n'a  donc  pas  d'argent'/  Guiche  haussa  les  épaules.  Mais  qu'en  fait-il  donc  de  son 
argent 'i* 

MalicoTne  fit  un  mouvement  qui  voulait  dire  que  sur  cet  article-là  il  était  aussi  ignorant 
que  le  comte.  —  Mais  alors  il  ne  se  trouvera  donc  pas  au  Havre?  Autre  mouvement  de 
Malicorne.  —  C'est  impos^sible ,  tout  le  monde  y  sera.  — J'espère ,  monsieur  le  comte, 
qu'il  ne  négligera  point  une  si  belle  occasion.  —  Il  devrait  déjà  être  à  Paris.  —  Il 
prendra  la  traverse  pour  regagner  le  leiiqis  perdu.  —  Et  où  est-il?  —  A  Orléans.  — 
—  Monsieur,  dit  de  Guiche  en  saluant,  vous  me  paraissez  honmie  de  bon  goût,  Mali^ 
corne  avait  l'habit  de  Manicauq).  Il  salua  à  son  tour.  —  Vous  me  faites  grand  hon- 
neur, Monsieur,  dit-il.  —  A  qui  ai-je  le  plaisir  de  parler?  — Je  me  nomme  Mali» 


200  Li:S  MOUSQUETAIRES. 

corne.  Monsieur.  —  Monsieur  de  Malieorne,  eonnuent  Irouvez-voijs  les  Ibnlos  do  ces 
pistolels? 

Malieorne  était  lionune  d'esprit;  il  comprit  la  situation.  D'ailleurs  le  de  mis  avant 
.son  nom  venait  de  l'élever  à  la  hauteur  de  celui  qui  lui  parlait.  Il  regarda  les  fontes 
en  connaisseur,  et  sans  hésiter  :  —  Un  peu  lourdes ,  Monsieur,  dil-il.  —  Vous  vovez, 
fit  de  Guiche  au  sellier,  Monsieur,  qui  est  un  homme  de  goiit ,  trouve  vos  fontes 
lourdes,  que  vous  avais-je  dit  lout  à  l'heure?  Le  sellier  s'excusa.  —  El  ce  cheval, 
qu'en  dites-vous?  demanda  Guiche,  c'est  encore  une  emplette  que  je  viens  de  faire. 
—  A  la  vue,  il  me  parait  parfait,  monsieur  le  comte,  mais  il  faudrait  que  je  le  mon- 
tasse ,  pour  vous  en  dire  mon  avis.  —  Eh  bien  !  montez-le,  monsieur  de  Malieorne, 
et  faites-lui  faire  deux  ou  trois  fois  le  tour  du  manège. 

La  cour  de  l'hôtel  était  en  effet  disposée  de  manière  à  servir  de  manège  en  cas  do 
besoin. 

Malieorne,  sans  embarras,  assembla  la  bride  elle  bridon,  prit  la  crinière  de  la 
main  gauche  ,  plaça  son  pied  à  Tètrier,  s'enleva  et  se  mit  en  selle.  La  première  fois, 
il  fit  faire  au  cheval  le  tour  de  la  coin'  au  pas.  La  seconde  fois,  au  trot.  El  la  troisième 
fois,  au  galop.  Puis  il  s'arrêta  près  du  comte,  remit  pied  à  terre  et  jeta  la  bride  aux 
mains  d'un  palefrenitu-.  —  Eh  bien!  dit  le  comte,  qu'en  pensez-vous,  monsieur  de 
Malieorne?  —  Monsieur  le  comte,  fit  Malieorne,  ce  cheval  est  de  race  mecklem- 
bourgeoise.  En  regardant  si  le  mors  reposait  bien  sm-  les  branches ,  j'ai  vu  qu'il  pre- 
nait sept  ans.  C'est  l'âge  auquel  il  faut  préparer  le  cheval  de  guerre.  L'avanl-main 
est  léger.  Cheval  à  tète  plate  ,  dit-on  ,  ne  fatigue  jamais  la  main  du  cavalier.  Le  garrot 
est  un  peu  bas.  L'avalement  de  la  croupe  nie  ferait  douter  de  la  pureté  de  la  race 
allemande.  Il  doit  avoir  du  sang  anglais.  L'animal  est  droit  sur  ses  aplombs,  mais  il 
chasse  au  trot;  il  doit  se  couper.  Attention  à  la  ferrure.  Il  est  au  reste  maniable.  Dans 
les  voltes  et  les  changemens  de  pied,  je  lui  ai  trouvé  les  aides  fines. 
—  Bien  jugé,  monsieur  de  Malieorne  ,  fit  le  comte.  Vous  êtes  connaisseur. 
Puis  se  retournant  vers  le  nouvel  arrivé  :  —  Vous  avez  là  im  habit  charmant,  dit 
Guiche  à  JMalicorne.  11  ne  vient  pns  de  province  ,  je  présume  :  on  ne  taille  point  lians 
ce  goùt-là  à  Tours  ou  à  Orléans.  —  Non ,  monsieur  le  comte ,  cet  habit  v  ient  en  effet 
de  Paris.  —  Oui,  cela  se  voit...  Mais  retournons  à  notre  affaire...  Manicamp  veut 
donc  faire  une  seconde  fille  d'honneur?  —  Vous  voyez  ce  qu'il  vous  écrit,  monsieur  le 
comte.  —  Qui  était  la  première  ,  déjà? 

Malieorne  sentit  le  rouge  lui  monter  au  visage.  —  Une  charmante  fille  d'honneur, 
se  hàta-t-il  de  répondre,  mademoiselle  de  Montalais.  —  Ah  I  ah!  vous  la  connaissiez, 
Monsieur?  —  Oui,  c'est  ma  fiancée,  ou  à  peu  près.  —  C'est  autre  chose,  alors... 
Rlille  compliniens!  s'écria  Guiche  ,  sur  les  lèvres  duquel  voltigeait  déjà  un  sourire.  — 
Et  le  second  brevet,  pour  qui  est-ce?  demanda  Guiche.  Est-ce  pour  la  fiancée  de  Ma- 
nicamp?... En  ce  cas,  je  la  plains.  Pauvre  fille!  elle  aura  pour  mari  un  méchanl  su- 
jet. —  Non  ,  monsieur  le  comte...  Le  second  brevet  i^st  pour  madeiuniselle  la  Itaume 
le  Blanc  de  la.Vallière.  —  Inconnue,  fit  Guiche.  — Inconnue?  oui,  Monsieur,  fit 
RIalicorne  en  souriant  à  son  tour.  —  Bon!  je  vais  en  parler  à  Monsieur.  A  propos, 
elle  est  demoiselle?  —  Pe  très-bonne  maison,  fille  d'honneur  de  Madame  douairière. 

—  Très-bien!  voule/.-vous  m'accuuipagner  cbe/,  Monsieur?  —  X'uliiuliers  ,  si  vous  me 
faitescel  liDniieni-.Ciuidie  Courra  ,  en  la  froissant .  i;i  lettre  deManicaTup  dans  sa  poche. 

—  Monsieur,  dit  lirriiileiiieut  Malieorne,  je  crois  (pie  \oiis  ira\e/.  pas  tout  In.  — Coiii- 
meiil  .  je  n'ai  jias  Imil  lu.  — Non,  il  y  axait  deux  billets  dans  la  même  enveloppe.  — 
Ali!  ah!  vous  êtes  sur!  Voyons  donc,  l'-l  le  lonile  rouvrit  le  (acliel.  —  .\b!  lit-il.  c'est 
ma   foi  vrai,  l^t  il  di'plia  le  jiapii'r.  .le   m'en  doutais,  dit-il.  un  autre  bon  [loiir  une 


I.E  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  5G) 

charge  chez  Monsieur;  oh!  mais  c'est  un  gouffre  que  ce  Manicamp.  Oh!  le  scélL'r.it, 
il  en  fait  donc  commerce.  —  Non ,  monsieur  le  comte,  il  veut  en  faire  don.  — A  qui? 

—  A  moi,  Monsiem-.  — Mais  que  ne  disiez-vous  cela  tout  de  suite,  mon  cher  mon- 
sieur de  Mauvaisecorne.  — -Mahcorne  !  —  Ah  !  pardon;  c'est  le  latin  qui  me  brouille, 
l'affreuse  habitude  des  étymologies.  Pourquoi  diantre  fait-on  apprendre  le  latin  aux 
jeunes  gens  de  famille?  Mata  :  mauvaise.  Vous  comprenez,  c'est  tout  un.  Vous  me 
pardonnez,  n'est-ce  pas,  monsieur  de  Malicorne?  —  Voire  bonté  me  touche ,  Mon- 
sieur, mais  c'est  une  raison  pour  que  je  vous  dise  une  chose  tout  de  suite.  —  Quelle 
chose.  Monsieur?  —  Je  ne  suis  pas  gentilhonune  :  j'ai  bon  cœur,  un  peu  d'esprit, 
mais  je  m'appelle  Malicorne  tout  court.  —  Eh  bien!  s'écria  Guiche  en  regardant  la 
malicieuse  tigure  de  son  interlocuteur,  vous  me  faites  l'effet ,  Monsieur,  d'un  aimable 
homme.  J'aime  votre  ligure,  monsieur  Malicorne;  il  faut  que  vous  ayez  de  furieuse- 
ment bonnes  qualités  pour  avoir  plu  à  cet  égoïste  de  Manicamp.  Soyez  franc;  vous 
êtes  quelque  saint  descendu  sur  la  terre.  —  Pourquoi  cela  ?  —  Morbleu  !  pour  qu'il 
vous  doime  quelque  chose.  N'avez-vous  pas  dit  qu'il  voulait  vous  faire  don  d'une 
charge  chez  le  roi?  —  Pardon,  monsieur  le  comte;  si  j'obtiens  cette  charge,  ce  ne 
sera  point  lui  qui  me  l'aura  donnée  ,  ce  sera  vous.  —  Et  puis  il  ne  vous  l'aura  peut- 
être  pas  donnée  pour  rien  tout  à  fait?  —  Monsieur  le  comte... 

—  Attendez  donc  :  il  y  a  un  Malicorne  à  Orléans.  Parbleu ,  c'est  cela  !  qui  prête  de 
l'argent  à  M.  le  Prince. — Je  crois  que  c'est  mon  père.  Monsieur.  — Ah  1  voib'i  1  M.  le 
Prince  a  le  père,  et  cet  affreux  dévorateur  de  Manicamp  a  le  lils.  Prenez  garde.  Mon- 
sieur, je  le  connais  ;  il  vous  rongera ,  mordieu  ,  jusqu'aux  os.  —  Seulement ,  je  prête 
sans  intérêt,  moi,  .Monsieur,  dit  en  souriant  Malicorne.  — Je  disais  bien  que  vous 
étiez  un  saint  ou  quelque  chose  d'approchant.  Monsieur  Malicorne,  vous  aurez  votre 
charge  ou  j'y  perdrai  mon  nom.  —  Oh  !  monsieur  le  comte  !  quelle  reconnaissance  ! 
dit  Malicorne  transporté.  —  Allons  chez  le  Prince ,  mon  cher  monsieur  Malicorne, 
allons  chez  le  Prince. 

Et  de  Guiche  se  dirigea  vers  la  porte  en  fiiisant  signe  àMalicoine  de  le  suivre.  Mais 
au  moment  où  ils  allaient  en  franchir  le  seuil,  un  jeune  homme  apparut  de  l'autre  côté. 

C'était  un  cavalier  de  vingt-quatre  à  vingt-cinq  ans,  au  visage  pâle,  aux  lèvres 
minces,  atix  yeux  brillans,  aux  cheveux  et  aux  sourcils  bruns.  —  l'.h  !  bonjour,  dit-il 
tout  à  coup  en  repoussant  pour  ainsi  dire  Guiche  dans  l'inlériour  de  la  cour.  —  Ah  ! 
ah  !  vous  ici,  de  Wardes.  Vous,  botté,  éperonné  et  le  fouet  à  la  main!  — C'est  la 
tenue  qui  convient  à  un  homme  qui  part  pour  le  Havre.  Demain  il  n'y  aura  plus  per- 
sonne à  Paris.  Et  le  nouveau  venu  salua  cérémonieusement  Malicorne ,  à  qui  son  bel 
habit  donnait  des  airs  de  prince.  — Monsieur  Malicorne,  dit  Guiche  à  son  ami. 
De  Wardes  salua.  —  Monsieur  de  Wardes,  dit  Guiche  à  MaUcorne.  Malicorne  salua  à 
son  tour. 

—  Voyons,  de  Wardes,  continua  Guiche  ,  diles-nous  cela,  vous  qui  êtes  à  l'aH'ût 
de  ces  sortes  de  choses ,  quelles  charges  y  a-t-il  encore  à  donner  à  la  cour,  ou  plutôt 
dans  la  maison  de  Monsieur?  —  Dans  la  maison  de  Monsieur,  dit  de  Wardes  en  levant 
les  yeux  en  l'air  pour  chercher,  attendez  donc,  celle  de  grand  écuycr,  je  crois.  — Oh! 
s'écria  Malicorne,  ne  parlons  point  de  pareils  postes ,  Monsieur,  mon  andiition  ne  va 
pas  au  quart  du  chemin.  Wardes  avait  le  coup  d'œil  plus  déliant  que  Guiche ,  il  devina 
tout  de  suite  Malicorne.  —  Le  fait  est ,  dit-il  en  le  toisant ,  que ,  pour  occuper  cette 
charge  ,  il  faut  être  duc  et  pair.  —  Tout  ce  que  je  demande,  moi,  dit  Malicorne,  c'est 
une  charge  très-humble  ;  je  suis  peu  et  ne  m'estime  point  au-dessus  de  ce  que  je  suis. 

—  Monsieur  Malicorne  que  vous  voyez,  dit  Guiche  à  de  Wardes,  est  un  charmant 
garçon  qui  n'a  d'autre  malheur  que  de  ne  pas  êtregentilbounne.  Mais,  vous  le  savez, 


Î63  F,ES  MOUSQUETAIRES. 

moi,  je  fais  peu  de  cas  de  l'homme  qui  n'est  que  gentilhomme,  —  D'accord,  dit  de 
Wardes:  mais  seulement  je  vous  ferai  observer,  mon  cher  comte,  que  sans  qualité  on 
ne  peut  raisonnablement  espérer  d'entrer  chez  Monsieur.  —  C'est  vrai,  dit  le  œmle, 
l'étiquette  est  formelle.  Diable  !  diable  !  nous  n'avions  pas  pensé  à  cela  !  — Hélas  !  voilà 
un  grand  malheur  pour  moi ,  dit  Malicorne  en  pâlissant  légèrement .  un  grand  mal- 
heur, monsieur  le  comte.  — Mais  qui  n'est  pas  sans  remède,  j'espère ,  répondit  de 
Guicbe.  —  Pardieu  !  s'écria  de  Wardes ,  le  remède  est  tout  trouvé ,  on  vous  fei'a  gen- 
tilhomme ,  mon  cher  Monsieur  :  Son  Éminence  le  cardinal  Mazarini  ne  faisait  pas 
autre  chose  du  matin  au  soir.  —  Paix!  paix  !  de  Wardes!  dit  le  comte,  pas  de  mau- 
vaise plaisanterie;  ce  n'est  point  entre  nous  qu'il  convient  de  plaisanter  de  la  sorte; 
la  noblesse  peut  s'acheter,  c'est  vrai  ;  mais  c'est  un  assez  grand  malheur  pour  que  les 
nobles  n'en  rient  pas.  —  Ma  foi!  cher  comte,  tu  es  bien  puritain  ,  comme  disent  les 
Anglais. 

—  M.  le  vicomte  de  Bragelonne  !  annonça  un  valet  dans  la  cour,  conune  il 
eût  fait  dans  un  salon.  —  Ah  !  cher  Raoul,  viens,  viens  donc.  Tout  botté  aussi  !  tout 
éperonné  aussi!  Tu  pars  donc?  Bragelonne  s'approcha  du  groupe  de  jeunes  gens,  et 
salua  de  cet  air  grave  et  doux  qui  lui  était  particulier.  Son  salut  s'adressa  surtout  à  de 
Wardes  qu'il  ne  connaissait  point,  et  dont  les  traits  s'étaient  armés  d'une  étrange  froi- 
deur en  voyant  apparaître  Raotil.  — Mon  ami.  dit-il  à  de  Guiche,  je  viens  te  de- 
mander ta  compagnie.  Nous  partons  pour  le  Havre  ,  je  présume?  —  Ah!  c'est  au 
nu'eux  1  c'est  charmant  !  Nous  allons  faire  un  merveilleux  voyage.  Monsieur  Malicorne. 
M.  Bragelonne.  Ah  !  M.  de  Wardes  que  je  te  présente. 

Les  jeunes  gens  échangèrent  un  salut  compassé.  Les  deux  natures  semblaient  dès 
l'abord  disposées  à  se  discuter  l'une  l'autre.  De  Wardes  était  souple,  fin.  dissinudé; 
Raoul ,  sérieux,  élevé,  droit.  —  Mets-nous  d'accord .  de  Wardes  et  moi .  Raoul.  —  A 
quel  propos?  —  A  propos  de  noblesse.  —  Qui  s'y  connaîtra,  si  ce  n'est  un  (jrainmont? 
—  Je  ne  te  demande  pas  de  couqiliuicns .  je  te  demande  ton  a\is.  —  Encore  faut-il 
que  je  connaisse  l'objet  de  la  discussion.  —  De  Wardes  prétend  (pie  l'on  l'ail  abus  de 
titres;  moi,  je  prétends  que  le  titre  est  inutile  à  l'homme.  —  Et  tu  as  raison,  dit 
tranquillement  Bragelonne.  —  Mais,  moi  aussi,  reprit  de  Wardes  avec  une  espèce 
d'dbstination.  Moi  aussi .  monsieur  le  vicomte,  je  prétends  que  j'ai  raison.  —  Que  di- 
siez-vous,  Monsieiu'?  —  Je  disais ,  moi,  que  l'on  fait  tout  ce  qu'on  peut  eu  France 
pour  humilier  les  gcnlilshonnnes.  —  Et  qui  donc  cela?  demanda  Raoul.  —  Le  roi  lui- 
même  ;  il  s'entoure  de  gens  qui  ne  feraient  pas  preuve  de  quatre  quartiei-s.  —  Allons 
donc!  lit  de  Guiche,  je  ne  sais  pas  où  diable  vous  avez  vu  cela,  de  Wardes.  — Un 
seul  exeiMplr.  l'.t  de  \N'aiilcs  couvrit  Rragelonne  tout  entier  de  son  regard.  —  Dis.  — 
Sai<-lii  ipii  vient  d'elle  uoiiiiné  capitaine  général  des  mousquetaires,  ciiargc  qui  vaut 
plus  qui;  la  pairie  ,  charge  qui  doniu^  le  pas  sur  les  maréchaux  de  France? 

Raoul  lommença  île  rougir,  car  il  vovait  où  de  Wardes  en  volilait  venir.  —  Non  ; 
qui  a-t-on  nonuné?  Il  n'y  a  pas  longtemps  en  tout  cas,  car  il  y  a  buil  jours  la  charge 
était  encoi'e  vacante;  à  telle  enseigne  que  le  roi  l'a  refusée  à  Monsieur  qui  la  dcuuui- 

(j.iil  I r  un  de  ses  protégés.  —  Eh  bien  !  mon  cher,  le  roi  l'a  refusée  au  ju'otégé  de 

MonsiiMU-  pour  la  donner  au  che\ali<'r  d'Arlagnan  ,  à  un  cadet  de  Gascogne  ipil  a 
trainé  l'épée  trente  ans  dans  les  aniii  hambres.  —  Pardon.  Monsieur,  si  je  vous  arrête, 
dit  Raoul  en  lançant  \in  repani  plein  de  sévérité  ;\  de  Wardes;  mais  vous  me  faites 
l'cIVil  de  ne  pas  coimaitri' relui  dunl  \iius|iarlez.  —  .le  ne  connais  pas  M.  d'Arlagnan! 
I'".li  !  ludii  Dieu!  ipù  (loiir  ne  le  ciiiuiail  pas?  —  Ceux  i|ui  le  cdunaissent ,  MonsitMU',  re- 
prit lîaniii  avec  plus  de  caluK"  el  di'  froideur,  sonl  tenus  de  <lire  que  s'il  n'est  pas  aussi 
liiiM  ^;iMlilbniiiiu('i|nc  11'  roi  .ic'ipii  n'c<l  point  sa  faute,  il  égale  tous  les  rois  du  monde  en 


'■le-:.         -Z  - 


l.V.    (IIKX  AI.IKK     l)K     1.(1  II  II  A  I  \  l:. 


LE  VICOMTE  DE  BU AGELONNE.  26? 

courage  et  en  loyaulé.  Voilà  mon  opinion  à  moi ,  Monsieur,  et,  Dieu  merci,  je  connais 
M.  d'Artasnan  depuis  ma  naissance. 

De  Wardes  allait  répli(iuer,  mais  de  Guiclie  rinterrompit. 


LE  PORTRAIT   DE   MADAME. 

La  discussion  allait  s'aigrir,  de  Guiche  l'avait  parfaitement  compris.  Sans  se  rendre 
compte  des  divers  sentimens  qui  agitaient  ses  deux  amis,  il  songea  à  parer  le  coup 
qu'il  sentait  prêt  à  être  porté  par  l'un  ou  par  Taiitre,  et  peut-être  par  tous  les  deux. 

—  Messieurs,  dit-il,  nous  devons  nous  quitter,  il  faut  que  je  passe  chez  Monsieur. 
Prenons  nos  rendez-vous;  toi,  de  Wardes,  viens  avec  moi  au  Louvre;  toi,  Raoul, 
demeure  le  maître  de  la  maison  ,  et  comme  tu  es  le  conseil  de  tout  ce  qui  se  fait  ici . 
tu  donneras  le  dernier  coup  dœil  à  mes  préparatifs  de  départ.  A  propos,  pardon, 
j'oubliais  de  te  demander  des  nouvelles  de  M.  le  comte  de  la  Fère. 

Et  tout  en  prononçant  ces  derniers  mots,  il  observait  de  Wardes  et  essayait  de  saisir 
l'effet  que  produirail  sur  lui  le  nom  du  père  de  Raoul. — Merci,  répondit  le  jeune  houune, 
M.  le  comte  se  porte  bien.  Un  éclair  de  haine  passa  dans  les  yeux  de  de  Wardes. 

De  Guiche  ne  parut  pas  remarquer  cette  lueur  funèbre ,  et  allant  donner  une  poi- 
gnée de  main  à  Raoul  :  —  C'est  convenu,  n'est-ce  pas,  Bragelonne,  dit-il,  tu  viens 
nous  rejoindre  dans  la  cour  du  Palais-Royal?  Puis  faisant  signe  de  le  suivre  à  de 
Wardes  qui  se  balançait  tantôt  sur  un  pied  tantôt  sur  l'autre,  —  Nous  partons,  dit-il; 
venez,  monsieur  Malicorne. 

Ce  nom  fit  tressaillir  Raoul .  11  lui  sembla  qu'il  avait  déjà  entendu  prononcer  ce  nom 
une  fois;  mais  il  ne  put  se  rappeler  dans  quelle  occasion. 

Tandis  qu'il  cherchait,  moitié  rêveur,  moitié  irrité  de  sa  conversation  avec  de  Wardes, 
les  trois  jeunes  gens  s'acheminaient  vers  le  Palais-Royal  où  logeait  Monsieur. 

Malicorne  comprit  deux  choses.  La  première,  c'est  que  les  jeunes  gens  avaient 
quelque  chose  à  se  dire.  La  seconde,  c'est  qu'il  ne  devait  pas  marcher  sur  le  mêuie 
rang  qu'eux.  Il  demeura  en  arrière. 

—  Etes-vous  fou?  dit  de  Guiche  à  son  compagnon ,  lorsqu'ils  eurent  fait  quelques 
pas  hors  de  l'hôtel  de  Grammont  ;  vous  attaq\iez  .Al.  d'Artagnan ,  et  cela  devant  Raoul. 
—  Eh  bien ,  après?  fit  de  Wardes.  —  Mais  vous  savez  bien  que  M.  d'Arlagnan  fait  le 
quart  de  ce  tout  si  glorieux  et  si  redoutable  qu'on  appelait  les  Mousquelaires.  —  Soit  : 
mais  je  ne  vois  pas  pourquoi  cela  peut  m'empêcher  de  haïr  M.  d'Artagnan.  —  Que 
vous  a-t-il  fait?  —  Oh  1  à  moi ,  rien.  —  Alors ,  pourquoi  le  haïr?  —  Demandez  cela  à 
l'ombre  de  mon  père.  —  En  vérité,  mon  cher  de  Wardes,  vous  m'étounez.  M.  d'Ar- 
tagnan n'est  point  de  ces  honunes  qui  laissent  derrière  eiL\  une  inimitié  sans  apurer 
leur  compte.  Votre  père,  m'a-t-on  dit ,  était  de  son  côté  haut  la  main.  Or,  il  n'est  si 
rudes  inimitiés  qui  ne  se  lavent  dans  le  sang  d'un  bon  et  loyal  coup  d'épée.  —  Que 
voulez-vous,  cher  ami?  cette  haine  existait  entre  mon  père  et  M.  d'Artagnan  :  il  m'a 
tout  enfant  entretenu  de  cette  haine,  et  c'est  un  legs  particulier  qu'il  m'a  laissé  au 
milieu  de  son  héritage.  —  Et  cette  haine  avait  pour  objet  M.  d'Artagnan  seul?  —  Oh  ! 
M.  d'Arlagnan  était  trop  bien  incorporé  dans  ses  trois  amis  pour  que  le  trop-plein  n'en 
rejaillisse  pas  sur  eux,  et  elle  est  de  mesure,  croyez-moi,  à  ce  que  les  autres,  le  cas 
échéant,  n'aient  point  à  se  plaindre  de  leur  part. 


2(..i  LES  MOUSQUETAIRES. 

De  Cuichc  avait  les  yeux  fixés  sur  de  Wardes  :  il  frissonna  en  voyant  le  pâle  sourire 
du  jeune  homme. 

Or,  comme  ce  n'était  point  Raoul  qu'il  soupçonnait  de  trahison  ou  d'intrigue,  ce  fut 
pour  Raoul  que  de  Guiche  frissonna. 

Mais  tandis  que  ces  sondées  pensées  obscurcissaient  le  front  de  de  Guiche,  de  NVardes 
était  redevenu  complètement  maître  de  lui-même.  —  Au  reste,  dit-il,  ce  n'est  pas 
que  j'en  veuille  personnellement  à  M.  de  Bragelonne  ,  je  ne  le  connais  pas.  —  En 
tout  cas.  de  Wardes,  dit  de  Guiche  avec  une  certaine  sévérité,  n'oubliez  pas  une  chose, 
c'est  que  Raoul  est  le  meilleur  de  mes  amis.  De  Wardes  s'inclina. 

La  conversation  en  demeura  là  quoique  de  Guiche  fît  tout  ce  qu'il  put  pour  lui  tirer 
son  secret  du  cœur:  mais  de  Wardes  avait  sans  doute  résolu  de  n'en  pas  dire  davan- 
tage, et  il  demeura  impénétrable.  De  Guiche  se  promit  d'avoir  plus  de  satisfaction 
avec  Raoul. 

Sur  ces  entrefaites  on  arriva  au  Palais-Royal  qui  était  entouré  d'une  foule  de  cu- 
rieux. La  maison  de  Monsieur  attendait  ses  ordres  pour  monter  à  cheval  et  faire 
escorte  aux  ambassadeurs  chargés  de  ramener  la  jeune  princesse. 

M.  de  Guiche  laissa  de  Wardes  et  Mahcorne  au  bas  du  grand  escalier,  mais  lui  qui 
partageait  la  faveur  de  Monsieur  avec  le  chevalier  de  Lorraine,  qui  lui  faisait  les 
blanches  dents  mais  ne  pouvait  le  souffrir,  il  monta  droit  chez  Monsieur. 

Il  trouva  le  jeune  prince  qui  se  mirait  en  se  posant  du  rouge.  Dans  l'angle  du  ca- 
binet, sur  des  coussins,  M.  le  chevalier  de  Lorraine  était  étendu ,  venant  de  faire  friser 
ses  longs  cheveux  blonds  avec  lesquels  il  jouait  comme  eût  fait  une  femme. 

Le  prince  se  retourna  au  bruit,  et  apercevant  le  comte  :  —  Ah!  c'est  toi ,  Guiche, 
dit-il  :  viens  çà  et  dis-moi  la  vérité.  —  Oui ,  monseigneur,  vous  savez  que  c'est  mon 
défaut.  —  Figure-loi,  Guiche,  ([ue  ce  méchant  chevalier  me  fait  de  la  peine.  Le  che- 
valier haussa  les  épaules.  —  Et  comment  cela,  demanda  Guiche,  ce  n'est  pas  l'ha- 
bitude de  ^I.  le  chevalier.  —  Eh  bien!  il  prétend,  continua  le  prince,  il  prétend  que 
-Mailemoisfile  Henriette  est  mieux  comme  femme  que  je  ne  suis  comme  humme.  — 
Prenez  garde,  monseigneur,  dit  de  Guiche  en  fronçant  le  sourcil,  vous  m'avez  de- 
uiandé  la  vérité.  —  Oui,  dit  Monsieur  presque  treudjlant.  —  Eh  bien!  je  vais  vous 
Il  dire.  — Ne  te  hâte  pas,  Guiche,  s'écria  le  prince;  tu  as  le  temps;  regarde-moi 
avec  attention  et  rappellc-tiii  bien  Madame,  d'ailleurs,  voici  son  portrait:  liens.  Et  il 
lui  tendit  une  miniature  du  plus  lin  travail. 

De  Guiche  i>ril  le  portrait  et  le  considéra  longtemps.  —  Sur  ma  foi,  dit-il,  voilà, 
monseigneur,  une  adorable  figure.  —  Mais  regarde-moi  à  mon  lour.  regarde-moi 
donc,  s'écria  le  prince,  essayant  de  ramener  à  lui  rallention  du  comte  ,  absorbée  tout 
entière  par  le  portrait.  —  En  vérité,  c'est  merveille\ix ,  nmrnnn-a  Guiche.  —  Et  ne 
dirait-on  pas,  continua  Monsieur,  que  tu  n'as  jamais  vu  cette  petite  lille!  —  .le  l'ai 
vue.  monseigneur,  c'est  vrai,  mais  il  y  a  fini]  ans  de  cela,  et  il  s'opère  de  grands 
changemens  iiilic  une  enfant  de  douze  ans  et  une  jeune  lilie  de  dix-sept.  —  lùilin, 
Ion  opinion  .  dis-la  ,  |)aile.  voyons.  —  Mon  opinion  esl  ipic  li'  porhait  doit  élre  llatlé  , 
inonseii.'nenr. — ()h!  d'abord  oui ,  dil  li'  |irince  Irioinpli  ml .  il  l'est  cerlaineinenl; 
mais  eiilin  .  suppose  qu'il  ne  soit  jxiinl  llallé,  el  dis-moi  Ion  avis.  — Monseigneur. 
Votie  Altesse  esl  bien  heureuse  d'avoir  une  si  rbarnianle  liancée.  —  Soit,  c'est  ton 
avis  sur  (die ,  niai>  sur  moi.  —  Mon  avis,  monseigneur  ,  est  (pie  vous  êtes  beaucoup 
trop  beau  pour  lUl  homme. 

Le  chevalier  de  Lorraine  se  mit  à  rire  aux  ('clals.  Monsieur  comprit  tout  ce  «lu'il  y 
avait  de  sévère  poui-  lui  dans  l'opinion  du  coinle  de  Guiche.  11  fronça  le  sourcil.  — J'ai 
des  amis  jjeu  bienveill.ins,  dit-il. 


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LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  205 

De  Giiiche  regarda  encore  le  portrait,  mais  après  quelques  secondes  de  conteuipla- 
tion,  le  rendant  avec  effort  à  Monsieur  :  —  Décidément,  dit-il ,  monseigneur,  j'aime- 
rais mieux  contempler  dix  fois  Voire  Altesse,  qu'une  fois  de  plus  Madame.  Monsieur 
continua  à  se  metire  du  rouge;  puis,  ipiand  il  cul  fini,  il  regarda  encore  le  portrait, 
puis  se  mira  dans  la  glace  et  sourit.  Sans  doute  il  était  satisfait  de  la  comparaison. 

—  Au  reste,  lu  es  bien  genlil  d'èlre  venu,  dit-il  à  Guiche  ;  je  craignais  que  tu  ne 
partisses  sans  venir  me  dire  adieu.  — Monseigneur  me  connaît  trop  pour  croire  que 
j'eusse  conmiis  une  pareille  inconvenance. — Et  puis,  lu  as  bien  quelque  chose  à  me 
demander  avant  de  quitter  Paris?  — Eh  bien  !  Voire  Allesse  a  de\  iné  jusie:  j'ai  en 
effet  une  requête  à  lui  présenter. — Bon,  parle. 

Le  chevalier  de  Lorraine  devint  tout  yeux  et  tout  oreille;  il  lui  semblait  que  chaque 
grâce  obtenue  par  un  antre  était  un  vol  qui  lui  élait  fait.   Et  comme  Guiche   hésitait, 

—  Est-ce  de  l'argent?  demanda  le  prince,  cela  tomberait  à  merveille,  je  suis  richis- 
sime; M.  le  surintendant  des  finances  m'a  fait  remettre  cinquante  mille  pistoles. — 
Merci  à  Votre  Altesse,  mais  11  ne  s'agit  point  d'argent.  —Et  de  quoi  s'agit-il,  voyons? 

—  D'un  brevet  de  tille  d'honneur.  —  Tudieu  !  Guiche  ,  quel  protecteur  tu  fais ,  dit  le 
prince  avec  dédain,  ne  me  parleras-tu  donc  jamais  que  de  péronnelles? 

Le  chevalier  de  Lorraine  sourit;  il  savait  que  c'était  déplaire  à  monseigneur  que  de 
protéger  les  dames. —  Monseigneur,  dit  le  comte,  ce  n'est  pas  moi  qui  protège  direc- 
tement la  personne  dont  je  viens  vous  parler  ;  c'est  un  de  mes  amis.  —  Ah  !  c'est  dif- 
férent; et  comment  se  nomme  la  protégée  de  ton  ami?  — Mademoiselle  de  la  Baume 
le  Blauc  de  la  Vallière  ,  déjà  fille  d'honneur  de  Jladame  douairière. — Fi!  une  boi- 
teuse,  dit  le  chevalier  de  Lorraine  en  s'allongeant  sur  son  coussin. — Une  boiteuse, 
répéta  le  prince ,  Madame  aurait  cela  sous  les  yeux  ?  ma  foi  non ,  ce  serait  trop  dan- 
gereux pour  ses  grossesses. 

Le  chevalier  de  Lorraine  éclata  de  rire. —  Monsieur  le  chevalier,  dit  Guiche,  ce  que 
vous  faites  là  n'est  point  généreux  :  je  sollicite  et  vous  me  nuisez. — Ah!  pardon,  mon- 
sieur le  comte,  dit  le  chevalier  de  Lorraine  inquiet  du  ton  avec  lequel  le  comte  avait 
accentué  ses  paroles,  telle  n'était  pas  mon  intention,  et  au  fait  je  crois  que  je  confonds 
cette  demoiselle  avec  une  autre.  —  Assurément,  et  je  vous  aftirme,  moi,  que  vous 
confondez. — Voyons,  y  tiens-tu  beaucoup,  Guiche?  demanda  le  prince.  —  Beaucoup, 
monseigneur.  — Eh  bien,  accordé,  mais  ne  demande  plus  de  brevet,  il  n'y  a  plus  de 
place. — Ah!  s'écria  le  chevaher,  midi  déjà,  c'est  l'heure  li.vée  pour  le  départ.  — Vous  me 
chassez,  Monsieur, demanda  de  Guiche.  — Oh!  comte,  comme  vous  me  maltraitez  au- 
jourd'hui, répondit  affectueusement  le  chevalier. —  Pour  Dieu,  comte!  Pour  Dieu,  che- 
valier, dit  Monsieur,  ne  vous  disputez  donc  pas  ainsi  :  ne  voyez-vous  pas  que  cela  me 
fait  de  la  peine.  — Ma  signature?  demanda  de  Guiche.  — Prends  un  brevet  dans  ce 
tiroir,  et  donne-le-moi. 

Guiche  prit  le  brevet  indiqué  d'une  main  ,  et  de  l'autre  présenta  une  plume  toute 
trempée  dans  l'encre  à  Monsieur.  Le  prince  signa. 

— Tiens,  dit-il  en  lui  rendant  le  brevet,  mais  c'est  à  \me  condition. — Laquelle?  — 
C'est  que  tu  feras  ta  paix  avec  le  chevalier. —  Volontiers  ,  dit  Guiche. 

Et  il  tendit  la  main  au  chevalier  avec  une  indifférence  qui  ressemblait  à  du  mépris. 

—  Allez,  comte,  dit  le  chevalier  sans  paraître  aucunement  remarquer  le  dédain  du 
comte;  allez,  et  ramenez-nous  une  princesse  qui  ne  jiwe  pas   trop  avec  son  portrait. 

—  Oui,  pars  et  fais  diligence. A  propos,  qui  emmènes-tu?  —  Bragelonne  et  deWardes. 

—  Deux  braves  compagnons.  — Trop  braves ,  dit  le  chevalier  ;  tâchez  de  les  ramener 
tous  deux,  comte. — Vilain  cœur,  murnnu'a  de  Guiche;  il  flaire  le  mal  partout  et 
avant  tout.  Puis,  saluant  Monsieur,  il  sortit. 

1. 


266 


LES  MOUSQUETAIRES. 


En  arrivant  sous  le  vestibule,  il  éleva  en   l'air  le  l)re\et  loiit  signé.  Malicorne  se 
précipita  et  le  reçnt  tout  tremblant  de  joie. 
Mais  après  l'avoir  reç\i ,  de  Giiiche  s'aperçut  qu'il  attendait  quelque  chose  encore 

—  Patience,  Monsieur,  patience  ,  dit-il  à  son  client;  mais  M.  le  chevalier  de  Lorraine 
était  là,  et  j'ai  crainl  d'échouer  si  je  demandais  trop  à  la  fois.  Attendez  donc  à  mon 
retour.  Adieu. — Adieu  ,  monsieur  le  comte;  mille  grâces,  dit  Malicnrue. — Et  en- 
voyez-moi Manicamp.  A  propos,  est-ce  vrai,  Monsieur,  que  mademoiselle  de  la  Val- 
lière  est  boiteuse. 

Au  moment  où  il  prononçait  ces  mots,  un  cheval  s'arrêtait  derrière  lui.  Il  se  re- 
tourna et  vit  pâlir  Bragelonne ,  qui  entrait  au  momeut  même  dans  la  cour.  Le  pauvre 
amant  avait  entendu. 

Il  n'en  était  pas  de  même  de  Malicorne ,  qui  était  déjà  hors  de  la  portée  de  la  voix. 

—  Pourquoi  parlo-t-ou  ici  de  Louise?  se  demanda  Raoul;  oh!  qu'il  n'arrive  jamais  à 
ce  de  Wardes,  qui  sourit  là-bas,  de  dire  un  mot  d'elle  devant  moi.  —  Allons,  allons, 
Messieurs,  cria  le  comte  de  Guiche,  en  route. 

En  ce  moment  le  prince  dont  la  toilette  était  terminée,  parul  à  la  tenètre. 
Toute  l'escorte  le  salua  de  ses  acclamations,  et  dix  minutes  après,   bannières, 
écharpcs  et  plumes  flottaient  à  l'ondulation  du  galop  des  coursiers. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


267 


AU   HAVRE. 


A    0  Al.  J  C  îi- 


ouTE  cette  cour,  si  brillante,  si  gaie,  si  animée  de  senti - 
mens  divers,  arriva  au  Havre  qnatre  jours  après  son  dé- 
part de  Paris.  C'était  vers  les  cinq  heures  du  soir,  on 
n'avait  encore  aucune  nouvelle  de  Madame. 

On  chercha  des  logemens  ;  mais  dès  lors  commença 
une  grande  confusion  parmi  les  maîtres,  de  grandes  que- 
relles entre  les  laquais.  Au  milieu  de  tout  ce  conflit,  le 
conile  de  Guiche  crut  reconnaître  Manicamp. 

C'était,  en  effet,  lui  qui  était  venu  ;  mais  comme  Ma- 
licorne  s'était  accommodé  de  son  plus  bel  habit,  il  n'avait 
pu  trouver,  lui ,  à  racheter  qu'un  habit  de  velours  violet  brodé  d'argent.  Guiche  le 
reconnut  autant  à  son  habit  qu'à  son  visage.  Il  avait  vu  très-souvent  à  Manicamp  cet 
habit  violet,  sa  dernière  ressource. 

Manicamp  se  présenta  au  comte  sous  une  voîjte  de  flambeaux  qui  incendiaient  plu- 
tôt qu'ils  n'illuminaient  le  porche  par  lequel  on  entrait  au  Havre  et  qui  était  situé  près 
de  la  tour  de  François  I". 

Le  comte  en  voyant  la  figure  attristée  de  Manicamp,  ne  put  s'empêcher  de  rire.  — 
Eli  !  mon  pauvre  Manicamp,  dit-il ,  comme  le  voilà  violet  :  tu  es  donc  en  deuil  ?  —  Je 
suis  en  deuil,  oui,  répondit  Manicamp. — De  qui?  —  De  mon  habit  bleu  et  or,  qui  a 
disparu,  et  à  la  place  duquel  je  n'ai  plus  trouvé  que  celui-ci;  et  encore  m'a-t-il 
fallu  économiser  à  force  pour  le  racheter. — Vraiment! — Pardieu,  étonne-toi  décela! 
tu  me  laisses  sans  argent.  —  Enfin,  te  voilà,  c'est  le  principal.  — Par  des  roules  exé- 
crables.—  Où  es-tu  logé?  —  Mais  je  ne  suis  pas  logé. 

De  Guiche  se  mita  rire. — Alors,  où  logeras-tu?  —  Où  vous  logerez.  —  Alors  je  ne 
sais  pas. — Tu  n'as  donc  pas  retenu  un  hôtel? — Moi?  — Toi  ou  Monsieur?  —  Nous 
n'y  avons  pensé  ni  l'un  ni  l'autre.  Le  Havre  est  grand,  je  suppose,  et  pourvu  qu'il  y 

ait  une  écurie  pour  douze  chevaux  et  une  maison  propre  dans  un  bon  quartiei- — 

Oh  !  il  y  a  des  maisons  très-propres.  Mais  pas  pour  nous. —  Comment,  pas  pour  nous! 
Et  pour  qui?' — Pour  les  Anglais  ,  parbleu  I  Elles  sont  toutes  louées.  —  Parqui?  — 
Par  M.  de  Buckingham.  — Plait-il,  fit  de  Guiche,  à  qui  ce  mot  fit  dresser  l'oreille  — 
Eh  oui ,  mon  cher,  par  M.  de  Buckingham  Sa  Grâce  s'est  fait  précéder  d'iui  courrier: 
ce  courrier  est  arrivé  depuis  trois  jours,  et  il  a  retenu  tous  les  logemens  logeables  qui 
se  trouvaient  dans  la  ville.  — Impossible! — Mais,  entêté  que  tu  es,  quand  je  te  dis 
que  M.  de  Buckingham  a  loué  toutes  les  maisons  qui  entourent  celle  où  doit  descendre 
.Sa  Majesté  la  reine  douairière  d'Angleterre  et  la  princesse  sa  fille.  —  Ah!  par  exemple, 
voilà  qui  est  particulier,  dit  de  Wardesen  caressant  le  cou  de  son  cheval. — C'est  ainsi, 
Monsieur.  —  Vous  en  êtes  bien  sûr,  monsieur  de  Manicamp? 


-:C8  LES  MOUSQUETAIRES. 

Et  en  faisant  oette  question,  il  regardait  sournoisement  de  Giiiclie,  comme  pour 
l'interroger  sur  le  degré  de  confiance  qu'on  pouvait  avoir  dans  la  raison  de  sou  ami. 

Pendant  ce  temps,  la  nuit  était  venue,  et  les  llauibeaux ,  les  pages,  les  laquais,  les 
écuyers ,  les  chevaux  et  les  carrosses  encombraient  la  [lorte  et  la  place  ;  les  torches  se 
reflélaicnt  dans  le  chenal  qu'emplissait  la  marée  montante  ,  tandis  que  de  l'autre  côté 
de  la  jetée  on  apercevait  mille  ligures  curieuses  de  matelots  et  de  bourgeois  qui  cher- 
chaient à  ne  rien  perdre  du  spectacle. 

Pendant  toutes  ces  hésitations ,  Bragelonne  ,  comme  s'il  y  eût  été  étranger ,  se  tenait 
à  cheval  un  peu  en  arrière  de  Guiche,  et  regardait  les  jeux  de  la  lumière  qui  mon- 
taient dans  l'eau ,  en  même  temps  qu'il  respirait  avec  délices  le  parfmn  salin  de  la 
vague  qui  roule  bruyante  sur  les  grèves  les  galets  et  l'algue ,  et  jette  à  l'air  son  écume , 
à  l'espace  son  bruit. 

—  Mais  enfin,  s'écria  de  Guiche,  quelle  raison  M.  de  Buckingham  a-t-il  eue  pour 
faire  cette  provision  de  logemens?  —  Oh!  une  excellente,  répondit  Manicamp. — 
Mais  enfin,  la  connais-tu?  —  Je  crois  la  connaître.  —  Parle  donc.  —  Penche-toi.  — 
Diable  !  cela  ne  peut  se  dire  que  tout  bas"?  —  Tu  en  jugeras  toi-même'.  De  Guiche  se 
jiencha.  —  L'amour,  dit  Manicamp.  —  Explique-toi.  —  Eh  bien!  il  passe  pour  cer- 
tain, monsieur  le  comte ,  que  8.  A.  R.  Monsieur,  sera  le  plus  infortuné  des  maris.  — 
Comment,  le  duc  de  Buckingham?... — Ce  nom  porte  malheur  aux  princes  delà 
maison  de  France.  —  Ainsi  le  duc'!*...  —  Serait  amoureux  fou  de  la  jeune  Madame, 
à  ce  qu'on  assure ,  et  ne  voudrait  point  que  personne  ap|)rochàt  d'elle,  si  ce  n'est  lui. 

De  Guiche  rougit. —  Bien,  bien,  merci ,  dit-il  en  serrant  la  main  de  Manicamp. 
Puis  se  relevant  :  —  Pour  l'amour  de  Dieu ,  dit-il  à  Manicamp ,  fais  en  sorte  que  ce 
projet  du  duc  de  Buckingham  n'arrive  point  à  des  oreilles  françaises,  ou  sinon,  Ma- 
nicanqi,  il  reluira  au  .-ioleil  de  ce  pays  des  épées  qui  n'ont  pas  peur  de  la  trenqie  an- 
glaise. —  Après  tout,  dit  Manicanq),  cet  amour  ne  m'est  point  prouvé  à  moi,  et  n'est 
peut-être  qu'un  conte.  —  Non  ,  dit  de  Guiche ,  ce  doit  être  une  vérité. 

Et  malgré  lui ,  les  dents  du  jeune  homme  se  serraient,  —  Eh  bien!  après  tout, 
<|u'est-ce  que  cela  te  fait,  à  toi?  qu'est-ce  que  cela  me  fait,  à  moi,  (pie  MousiiMU-  soit 
ce  que  le  feu  roi  fut?  BuckiTigliam  père,  pour  la  reine,  lîuekingliam  tils,  pour  la 
jeune  Madame,  rien  pour  tout  le  monde. — Silence!  dit  le  comte,  .\lloiis!  allons!  en 
avant,  INIessieurs,  en  avant! 

El  là-dessus,  écartant  les  chevaux  et  les  ])ages,  il  se  lit  une  route  jusqu'à  la  place 
au  milieu  de  la  foule  ,  attirant  a[)rès  lui  tout  le  cortège  des  Français. 

Une  grande  porte  donnant  sur  une  cour  était  ouverte  ;  Guiche  entra  dans  celte  cour  ; 
Bragelonne ,  de  Wardes  ,  Manicamp  et  trois  ou  ([uatre  autres  gentilshommes  l'y  sui- 
virent. 

Là  se  tint  une  espèce  de  conseil  de  guerre;  on  délibéra  sur  le  luoven  (pi'il  fallait 
employer  pour  sauver  la  dignité  de  l'ambassade. 

De  Guiche  rê\a  quebiue  teuqis ,  puis  à  haute  \oix  :  — Qui  m'aime  me  sui\e.  dit  il. 
—  Les  gens  aussi  ,  demanda  un  pageipii  s'était  apiinicbé  du  groupe.  —  Tout  le  monde, 
s'écria  le  fougueux  jeune  homme.  Allons,  .M,uii(anq),  conduis-nous  à  la  maiMin  que 
Son  Altesse  MadaTue  doit  occu])er. 

.Sans  rien  deviner  du  projet  du  couile  ,  ses  amis  le  sui\  iri'ul  escortés  d'une  foule  de 
peu]ile  dont  les  acclamations  et  la  joie  formaienl  un  pré>age  iiemcu.v  poui'  le  |)roji'l 
encore  inconnu  (pie  poursuivait  celte  ardente  jeunessi;.  Le  vent  souillait  bruyainmeni 
du  [loi't  et  gr4)ndait  par  lourdes  rafales. 


3 


VICOMTE  DE  URAGELONNE.  209 


EN    MKU. 

Le  jour  suivant  se  leva  un  peu  plus  câline  quoique  le  vent  soufflât  toujours,  (cepen- 
dant le  soleil  s'était  levé  dans  un  lit  de  nuages  roug:es  découpant  ses  rayons  ensan- 
glantés sur  la  crête  des  vagues  noires.  Du  haut  des  vigies  on  guettait  impalieinnient. 

Vers  onze  heures  du  matin  un  bàliment  fut  signalé  :  ce  bâtiment  arrivait  à  pleines 
voiles  :  deux  autres  le  suivaient  à  la  distance  d'im  demi-nœud. 

Us  venaient  comiuo  des  llèches  lancées  par  un  vigoureux  archer,  et  cependant  la 
n)er  était  si  grosse  que  la  rapidité  de  leur  marche  n'ôtait  rien  aux  mouvemens  du 
roulis  qui  couchaient  les  navires  tantôt  à  droite  ,  tantôt  à  gauche. 

Bientôt  la  forme  des  vaisseaux  et  la  couleur  des  flammes  firent  connaître  la  Hotte 
anglaise.  En  tète  marchait  le  bâtiment  monté  par  la  princesse,  portant  le  pavillon  de 
l'amirauté. 

Aussitôt  le  bruit  se  répandit  que  la  princesse  arrivait.  Toute  la  noblesse  française 
courut  au  port;  le  peuple  se  porta  sur  les  quais  et  sur  les  jelées. 

Deux  heures  après  ,  les  vaisseaux  avaient  rallié  le  vaisseau  amiral ,  et  tous  les  trois, 
n'osant  sans  doute  pas  se  hasardera  entrerdans  l'étroit  goulet  du  port,  jetaient  l'ancre 
entre  le  Havre  et  la  Hève. 

Aussitôt  la  manœuvre  achevée,  le  vaisseau  amiral  salua  la  France  de  douze  coupa 
de  canon  ,  qui  lui  furent  rendus  coup  pour  coup  par  le  fort  François  I".  Aussitôt,  cent 
embarcations  prirent  la  mer,  elles  étaient  tapissées  de  riches  étoffes,  elles  étaient  des- 
tinées à  porter  les  gentilshommes  français  jusqu'aux  vaisseaux  mouillés. 

Mais,  en  les  voyant  même  dans  le  port,  se  balancer  violemment,  en  voyant  an 
delà  de  la  jelée,  les  vagues  s'élever  en  montagnes  et  venir  se  briser  sur  la  grève  avec 
un  rugissement  terrible,  on  comprenait  bien  qu'aucune  de  ces  barques  n'atteindrait 
le  quart  de  la  distance  qu'il  y  avait  à  parcourir  pour  arriver  aux  vaisseaux  sans  avoir 
chaviré.  Cependant,  un  bateau-pilote  ,  malgré  le  vent  et  la  mer,  s'apprêtait  à  sortir 
du  port  pour  aller  se  mettre  à  la  disposition  do  l'amiral  anglais. 

DeGuiche  avait  cherché  parmi  toutes  ces  embarcations  un  bateau  un  peu  plus  fort 
que  les  autres,  qui  lui  donnât  chance  d'arriver  jusqu'aux  bàtimens  anglais,  lorsqu'il 
aperçut  le  pilote-côtier  qui  appareillait.  —  Raoul,  dit-il,  ne  trouves-tu  point  qu'il  est 
honteux  pour  des  créatures  intelligentes  et  fortes  comme  nous  de  reculer  devant  cette 
force  brutale  du  vent  et  de  l'eau?  —  C'est  la  réflexion  que  justement  je  faisais  tout 
bas,  répondit  Bragelonne.  —  Eh  bien  !  veux-tu  que  nous  montions  ce  bateau  et  que 
nous  poussions  en  avant?  Veux-tu,  de  Wardes?  —  Prenez  garde,  vous  allez  vous 
faire  noyer,  dit  Manicamp.  —  Et  pour  rien,  dit  de  Wardes,  attendu  qu'avec  le  vent 
debout  comme  vous  l'aurez,  vous  n'arriverez  jamais  aux  vaisseaux.  —  .\insi  tu  re- 
fuses?—  Oui,  ma  foi;  je  perdrais  volontiers  la  vie  dans  une  lutte  contre  les  hommes, 
dit-il  en  regardant  obliquement  Bragelonne;  mais  me  battre  à  coups  d'aviron  contre 
les  flots  d'eau  salée  ,  je  n'y  ai  pas  le  moindre  goût.  —  Et  moi ,  dit  Manicauqi ,  dussé-je 
arriver  jusqu'aux  bàtimens,  je  me  soucierais  peu  de  perdre  le  seul  habit  propre  qui 
me  reste  :  l'eau  salée  rejaillit,  et  elle  tache.  —  Mais  voyez  donc,  s'écria  de  Guiche; 
vois  donc,  de  Wardes,  vois  donc,  Manicamp:  là-bas ,  sur  la  dunette  du  vaisseau 
anu'ral,  les  princesses  nous  regardent.  — Raison  de  plus,  cher  ami,  pour  ne  pas 
prendre  un  bain  ridicule  devant  elles.  —  Alors  j'irai  tout  seul.  -  Non  pas,  dil  Raoul , 
je  vais  avec  toi  :  il  me  semble  que  c'est  chose  convenue. 


270  LES  MOUSQUETAIRES. 

Le  fait  est  que  Raoul,  libre  de  toute  passion,  mesurant  le  danger  avec  sang-froid, 
voyait  le  danger  imminent:  mais  il  se  laissait  entraîner  volontiers  à  faire  une  chose 
devant  laquelle  reculait  Je  WarJes. 

Le  bateau  se  mettait  en  route;  de  Guiche  appela  le  pilole-côlier.  —  Holà  de  la 
barque,  dit-il,  il  nous  faut  deux  places!  El  roulant  cinq  ou  six  pistoles  dans  un  mor- 
ceau de  papier,  il  les  jeta  du  quai  dans  le  bateau.  —  Il  paraît  que  vous  n'avez  pas 
peur  de  l'eau  salée ,  mes  jeunes  maîtres  ,  dit  le  patron.  —  Nous  n'avons  peur  de  rien, 
répondit  de  Guiche.  —  Alors  venez,  mes  gentilshommes. 

Le  pilote  s'approcha  du  bord ,  et  l'un  après  l'autre  ,  avec  une  légèreté  pareille  ,  les 
deux  jeunes  gens  sautèrent  dans  le  bateau. — Allons,  courage,  enfans!  dit  de  Guiche, 
il  y  a  encore  vingt  pistoles  dans  cette  bourse  ,  et  si  nous  atteignons  le  vaisseau  amiral, 
elles  sont  à  vous. 

Aussitôt  les  rameurs  se  courbèrent  sur  leurs  rames ,  et  la  barque  bondit  sur  la  cime 
des  flots. 

Tout  le  monde  avait  pris  intérêt  à  ce  départ  si  hasardé  ;  la  population  du  Havre  se 
pressait  sur  les  jetées;  il  n'y  avait  pas  un  regard  qui  ne  fût  pour  la  barque. 

Parfois,  la  frêle  embarcation  demeurait  un  instant  comme  suspendue  aux  crêtes 
écumeuses.  puis  tout  à  coup  elle  glissait  au  fond  d'un  abîme  mugissant,  et  semblait 
être  précipitée. 

Néanmoins,  après  une  heure  de  bitte ,  elle  arriva  dans  les  eaux  du  vaisseau  amiral, 
dont  se  détachaient  déjà  deux  embarcations  destinées  à  venir  à  son  aide. 

Sur  le  gaillard  d'arrière  du  vaisseau  amiral,  abritées  par  un  dais  de  velours  et 
d'hermine,  que  soutenaient  de  puissantes  attaches  ,  Madame  Henriette  douairière  et 
la  jeune  Madame  ,  ayant  auprès  d'elles  l'amiral  comte  de  Norfolk,  regardaient  avec 
terreiu-  cette  barque  tantôt  enlevée  au  ciel ,  tantôt  engloutie  jusqu'aux  enfers .  contre 
la  voile  sombre  de  laquelle  brillaient,  comme  deux  lumineuses  apparitions,  les  deux 
nobles  tigures  des  deux  gentilshonunes  français. 

L'équipage,  appuyé  sur  les  bastingages  et  grimpé  dans  les  haubans,  applaudissait 
à  la  bra\oure  de  ces  deux  intrépides,  à  l'adresse  du  pilote  et  à  la  force  des  malelols. 

Un  hourra  de  triomphe  accueillit  leur  arrivée  à  bord.  Le  comte  de  Norfolk,  beau 
jeune  homme  de  vingt-six  à  vingt-huit  ans ,  s'avança  au-devant  d'eux.  De  Guiche  et 
Bragelonne  montèrent  lestement  l'escalier  de  tribord,  et  conduits  par  le  comte  de 
Norfolk,  {|ui  repiit  sa  place  aupi'ès  d'elles,  ils  vinrent  saluer  les  princesses. 

Le  respect,  et  sm'tout  une  certaine  crainte  dont  il  ne  se  rendait  pas  conqtte .  avait 
empêché  jusque-là  le  comte  de  Guiche  de  regarder  attentivement  la  jeune  Madame. 
Celle-ci ,  tout  au  contraire ,  l'avait  distingué  tout  d'abord  et  avait  demandé  à  sa  mère: 
—  N'est-ce  ]iiiiiil  MnM>i(-nr  (jiie  nous  apercevions  sm-  cette  barque? 

Madame  ilenriclle  ,  qui  connaissait  Monsieur  mieux  que  sa  fille,  avait  soiu-i  à  cette 
erreur  de  son  amour-propre  et  avait  répondu  :  —  Non,  c'est  M.  de  Guiche,  son 
favori,  voilà  tout.  A  cette  réponse,  la  princesse  avait  été  forcée  de  contenir  l'instinc- 
tive bien\eillance  provoquée  par  l'audace  du  comte. 

Ce  fut  au  moment  où  la  princesse  faisait  celte  question  que  de  Guiche,  osant  enlin 
lever  les  yeux  sur  elle,  put  comparer  l'criginal  au  portrait. 

Lorsqu'il  vit  ce  visage  pâle,  ces  yeux  animés,  ces  adorables  cheveux  chAtains,  cette 
bonclic  frémissante  et  ce  geste  si  éminemment  royal  qui  semblait  remercier  et  encou- 
rager tout  à  la  fois,  il  fut  saisi  d'une  telle  émotion  que  sans  Raoul ,  qui  lui  prôta  son 
bras,  il  efit  chancelé. 

Le  regard  étonné  de  son  ami,  le  geste  bienveillant  île  la  reine  rappelèrent  di-  Guiche 
à  lui.  En  peu  de  mots  il  expliipia  sa  mission,  dit  conmient  il  etail  l'envoy  de  Mon- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  271 

sieur  et  salua,  selon  leur  rang  et  les  avances  qu'ils  lui  firent,  l'amiral  et  les  difTérens 
seigneiu's  anglais  qui  se  groupaient  autour  des  princesses. 

Raoul  fut  présenté  à  son  tour  et  gracieusement  accueilli  :  tout  le  monde  savait  la  part 
que  le  comte  de  la  Fère  avait  prise  à  la  restauration  du  roi  Charles  I"'  ;  en  outre , 
c'était  encore  le  comle  qui  avait  été  chargé  de  cette  négociation  du  mariage  qui  rame- 
nait en  France  la  petite-fille  de  Henri  IV.  Raoul  parlait  parfaitement  anglais;  il  se 
constitua  l'inlerprète  de  son  ami  près  les  jeunes  seigneurs  anglais  auxquels  notre 
langue  n'était  point  familière. 

En  ce  moment  parut  un  jeune  homme  d'une  beauté  remarquable  et  d'une  splen- 
dido  richesse  de  costume  et  d'armes.  11  s'approcha  des  princesses  qui  causaient  avecle 
comte  de  Norfolk ,  et  d'une  voix  qui  déguisait  mal  son  impatience  :  —  .allons  ,  Mes- 
dames, (lil-il.  il  faut  descendre  à  terre. 

A  cette  invitation,  la  jeune  Madame  se  leva  et  elle  allait  accepter  la  main  que  le 
jeune  homme  lui  tendait  avec  une  vivacité  pleine  d'expressions  diverses ,  lorsque 
l'amiral  s'avança  entre  la  jeune  Madame  et  le  nouveau  venu. — Un  moment,  s'il 
vous  plaît ,  milord  de  Buckingham ,  dit-il  :  le  débarquement  n'est  point  possible  à  cette 
heure  pour  des  femmes.  La  mer  est  trop  grosse  ;  mais,  vers  quatre  heures  ,  il  est  pro- 
halile  que  le  veut  tombera  :  on  ne  débanpiera  donc  que  ce  soir.  —  Permettez,  milord, 
dit  Buckingham  avec  une  irritation  qu'il  ne  chercha  point  même  à  déguiser.  Vous 
retenez  ces  dames  et  vous  n'en  avez  point  le  droit.  De  ces  dames,  l'une  appartient, 
hclus!  à  la  France,  et  vous  le  voyez,  la  France  la  réclame  par  la  voix  de  ses  ambas- 
sadeurs. Et  de  la  main  le  comle  de  Norfolk  montra  de  Guiche  et  Raoul  qu'il  saluait 
en  même  temps. 

Un  regard  dérobé  de  Madame  surprit  la  rougeur  qui  couvrait  les  joues  du  comte. 
Ce  regard  échappa  à  Buckingham.  Il  n'avait  d'yeux  que  pour  surveiller  Norfolk.  II 
était  évidemment  jaloux  de  l'amiral,  et  senildait  brûler  du  désir  d'arracher  les  prin- 
cesses à  ce  sol  mouvant  des  vaisseaux  sur  lequel  l'amiral  était  roi.  — Au  reste ,  reprit 
Buckingham ,  j'en  appelle  à  Madame  elle-même.  —Et  moi,  milord,  répondit  l'amiral 
j'en  appelle  à  ma  conscience  et  à  ma  responsabilité.  J'ai  promis  do  rendre  saine  et 
sauve  Madame  à  la  France;  je  tiendrai  ma  promesse. —  Mais  cependant,  Monsieur... 
—  Milord ,  permettez-moi  de  vous  rappeler  que  je  commande  seul  ici    —  Milord 
savez- vous  ce  que  vous  dites  ,  répondit  avec  hauteur  Buckingham.  —  Parfaiteuient 
et  je  le  répète.  Je  commande  seul  ici,  milord,  et  tout  m'obéit  :  la  mer,  le  vent    les 
navires  et  les  hommes. 

Cette  parole  était  grande  et  noblement  prononcée.  Raoul  en  observa  l'effet  sur 
BuckJnghaui.  Celui-ci  frissonna  par  tout  le  corps;  ses  yeux  s'injectèrent  de  san"-  et  sa 
main  se  porta  sur  la  garde  de  son  épée. —  Milord,  dit  la  reine,  permoltez-inoi  de 
vous  dire  q\ie  je  suis  en  tout  point  de  l'avis  du  comte  de  Norfolk;  puis  le  temps,  au 
lieu  de  se  couvrir  de  vapeur  comme  il  le  fait  en  ce  moment,  fùt-il  parfaitement  pur 
et  favorable,  nous  devons  bien  quelques  heures  à  l'officier  qui  nous  a  conduites  si 
heureusement  et  avec  des  soins  si  empressés  jusqu'en  vue  des  côtes  de  France  où  il 
doit  nous  quitter. 

Buckingham,  au  lieu  de  répondre,  consulta  le  regard  de  Madame. 

Madame,  à  demi  cachée  sous  les  courtines  de  velours  et  d'or  qui  l'abritaient,  n'écou- 
tait rien  de  ce  débat,  occupée  qu'elle  était  à  regarder  le  comte  de  Guiche  qui  s'entre- 
tenait avec  Raoul. 

Ce  fut  un  nouveau  coup  pour  Buckingham,  qui  crut  découvrir  dans  le  regard  de 
Madame  Henriette  un  sentiment  plus  [)rofond  que  celui  de  la  curiosité.  Il  se  retira 
tout  chaucelaul  et  alla  heurter  le  grand  mal.  —  M.  de   Buckingham  n'a  pas  le  pied 


27-2  LES  MOUSQUETAIRES. 

marin,  dit  en  français  la  reinc-mère;  voilà  sans  doiilc  pourquoi  il  ilcsirc  si  fori  lou- 
cher la  (erre  ferme. 

Le  jeune  homme  entendit  ces  mots,  pâlit,  laissa  tomber  ses  mains  avec  décourage- 
ment à  ses  côtés,  et  se  retira  confondant  dans  un  soupir  ses  anciennes  amours  et  ses 
haines  nouvelles. 

Cependant  l'amiral,  sans  se  préoccuper  autrement  de  celte  mauvaise  humeur  de 
Buckingham,  fit  passer  les  princesses  dans  la  chambre  de  poupe  où  le  dîner  avait  été 
servi  avec  une  magnificence  digne  de  tous  les  convives.  L'amiral  prit  place  à  droite  de 
Madame  et  mit  le  comte  deGuiche  à  sa  gauche.  C/élait  la  place  qu'occupait  d'ordinaire 
Buckingham. 

Aussi,  lorsqu'il  entra  dans  la  salle  à  manger,  fut-ce  une  douleur  pour  lui  que  de  se  voir 
relégué  par  l'étiquellc,  cette  autre  reine  à  qui  il  devait  le  respect,  à  un  rang  inférieur 
à  celui  qu'il  avait  tenu  jusque-là. 

De  son  côté,  de  Guiche,  plus  pâle  encore  peut-être  de  son  bonheur,  que  son  rival 
ne  l'était  de  sa  colère ,  s'assit  en  tressaillant  près  de  la  princesse ,  dont  la  robe  do  soie  , 
en  effleurant  son  corps ,  faisait  passer  dans  tout  son  être  des  frissons  d'une  amertume 
et  d'une  volupté  jusqu'alors  inconnues. 

Après  le  repas,  Buckingham  s'élança  pour  donner  la  main  à  Madame. 

Mais  ce  fut  au  tour  de  Guiche  de  faire  la  leçon  au  duc.  —  Milord,  dit-il ,  soyez  assez 
bon,  à  partir  de  ce  moment,  pour  ne  plus  vous  interposer  entre  Son  Allcsse  Royale 
Madame  et  moi.  A  partir  de  ce  moment,  en  effet.  Son  Altesse  Royale  appartient  à  la 
France,  et  c'est  la  main  de  Monsieur,  frère  du  roi ,  qui  touche  la  main  de  la  prin- 
cesse quand  Son  Altesse  Royale  me  fait  l'honneur  de  me  toucher  la  main. 

Et  en  prononçant  ces  paroles,  il  présenta  lui-même  sa  main  à  la  jeune  Madame  avec 
une  fimidité  si  visible  et  en  même  temps  une  noblesse  si  courageuse,  que  les  Anglais 
firent  entendre  un  murmure  d'admiration,  tandis  que  Buckingham  laissait  échapper  un 
soupir  de  douleur.  — Raoul  aimait;  Raoul  comprit  tout. 

Il  attacha  sur  son  ami  un  de  ces  regards  profonds  que  l'ami  seul  ou  la  mère  éten- 
dent comme  protecteur  ou  comme  surveillant  sur  l'enfant  ou  sur  l'ami  qui  s'égare. 

Vers  deux  heures,  enfin,  le  soleil  parut .  le  vent  tomba,  la  mer  devint  unie  comme 
une  large  nappe  de  cristal,  la  brume,  qui  couvrait  les  côtes,  se  déchira  conune  un 
voile  qui  s'envole  en  lambeaux.  Alors  les  rians  coteaux  de  la  France  apparurent  avec 
leur  mille  maisons  blanches ,  se  détachant,  on  siu'  le  vert  des  arbres,  ou  sur  le  bleu 
du  ciel- 


LK.S   TKNTKS. 

L'amiral,  comme  u»\\>  lavons  vu,  avait  pris  le  parti  île  ne  plus  faire  attention  aux 
veux  niriiaciuis  et  au.\  eiuportrmcns  convulsifs  de  Buckingham.  En  efTet ,  depuis  le 
départ  d'Angleterre  ,  il  devait  s'y  être  tout  doucement  habitué. 

De  Guiche  n'avait  point  encore  remarqué  en  aucune  façon  cette  animosité  que  le 
jeime  lord  paraissait  avoir  conli'c  lui  .  mais  il  ne  se  sentait  d'instinct  aucune  synqia- 
thic  pour  le  favori  de  Obarlc;-  H.  La  l'ciuc-mère.  avec  ime  expérience  plus  grande  el 
un  sens  plus  froid, dominait  lnule  l.i  silualiim.  el.comme  elle  en  runipreuait  le  ilangor, 
elle  s'apprêtait  à  en  trancher  le  mrud  lorscpie  le  niHUienl  eu  seiail  \etni. 

Ce  niomeni  aniv a. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  273 

Le  calnio  était  rétaMi  partout ,  excepte  dans  le  cœur  de  Buckingham  .  et  celui-ci , 
dans  son  impatience,  répétait  àdenii-voix  à  la  jeune  princesse  : — Madame,  Madame, 
au  nom  du  ciel ,  rendons-nous  à  terre,  je  vous  en  supplie.  Ne  voyez-vous  pas  que  ce 
fat  de  comte  de  Norfolk  me  fait  mourir  avec  ses  soins  et  ses  adorations  pour  vous  ? 

Henriette  entendit  ces  paroles  :  elle  sourit,  et  sans  se  retourner,  donnant  seulement 
à  sa  voix  cette  inflexion  de  doux  reproche  et  de  langoureuse  impertinence  avec  les- 
quels la  coquetterie  sait  donner  im  acquiescement  tout  en  ayant  l'air  de  formuler  une 
défense  :  —  Mon  cher  lord,  murmura-t-elle  ,  je  vous  ai  déjà  dit  que  vous  étiez  fou. 

Enlin  l'amiral ,  avec  une  lenteur  étudiée ,  donna  les  derniers  ordres  pour  le  départ 
des  canots. 

A  la  voix  du  comte  de  Norfolk ,  une  grande  barque  toute  pavoisée  descendit  lente- 
ment des  flancs  du  vaisseau  amiral  :  elle  pouvait  contenir  vingt  rameurs  et  quinze 
passagers. 

Des  tapis  de  velours,  des  housses  brodées  aux  armes  d'Angleterre,  des  guirlandes 
de  fleurs ,  car  en  ce  temps  on  cultivait  assez  volontiers  la  parabole  au  milieu  des 
alliances  politiques,  formaient  le  principal  ornement  de  cette  barque  vraiment  royale. 
A  peine  la  barque  était-elle  à  flot,  à  peine  les  rameurs  avaient-ils  dressé  leurs 
avirons,  attendant,  comme  des  soldats  au  port  d'armes ,  l'embarquement  de  la  prin- 
cesse, que  Buckingham  courut  à  l'escalier  pour  prendre  sa  place  dans  le  canot.  Mais 
la  reine  l'arrêla. — Milord,  dit-elle,  il  ne  convient  pas  que  vous  laissiez  aller  ma 
lille  et  moi  à  terre  sans  que  les  logemens  soient  préparés  d"une  façon  certaine.  Je 
vous  prie  donc ,  milord,  de  nous  devancer  au  Havre,  et  de  veiller  à  ce  que  tout  soit 
en  ordre  à  notre  arrivée. 

Ce  fut  un  nouveau  coup  pour  le  duc,  coup  d'autant  plus  terrible  qu'il  était  inat- 
tendu. 11  Italbutia,  rougit,  mais  ne  put  répondre. 

11  avait  cru  pouvoir  se  tenir  près  de  Madame  pendant  le  trajet,  et  sa\ourer  ainsi 
jusqu'au  dernier  des  niomens  qui  lui  étaient  donnés  par  la  fortune.  Mais  l'ordre  était 
exprès.  L'amiral,  qui  l'avait  entendu,  s'écria  aussitôt  :  —  Le  petit  canot  à  la  mer! 
L'ordre  fut  exécuté  avec  cette  rapidité  particulière  aux  manœu\  res  des  bàtimens  de 
guerre.  Buckingham,  désolé,  s'arrêta,  mais  regardant  autour  de  lui,  et  tentant  un 
dernier  effort,  —  Et  vous.  Messieurs,  demanda-t-il  tout  suffoqué  par  tant  d'é- 
motions diverses ,  vous,  monsieur  de  Guiche.vous,  monsieur  de  Bragelonne,  ne 
m'accompa'gnez-vous  point?  De  Guiche  s'inclina.  — Je  suis  ainsi  que  M.  de  Brage- 
lonne aux  ordres  de  la  reine,  dit-il,  ce  qu'elle  nous  commandera  de  faire  nous  le  fe- 
rons. Et  il  regarda  la  jeune  princesse  qui  baissa  les  yeux. 

—  Pardon,  monsieur  de  Buckingham,  dit  la  reine,  mais  M.  de  Guiche  représente 
ici  Monsieur,  c'est  lui  qui  doit  nous  faire  les  honneurs  de  la  France ,  comme  vous  nous 
avez  fait  les  honneurs  de  l'.AnglcIerre  ;  il  ne  peut  donc  se  dispenser  de  nous  accom- 
pagner: nous  devons  bien  d'ailleurs  cette  légère  faveur  au  courage  qu'il  a  eu  de  nous 
venir  trouver  par  ce  mauvais  temps. 

Buckingham  ouvrit  la  bouche  comme  pour  répondre,  mais  soit  qu'il  ne  trouvât 
point  de  pensée  ou  point  de  mots  pour  formuler  cette  pensée,  aucun  son  ne  tomba  de 
ses  lèvres ,  et  se  retournant  comme  en  délire  ,  il  sauta  du  bâtiment  dans  le  canot.  Les 
rameurs  n'eurent  que  le  temps  de  le  retenir  et  de  se  retenir  eux-mêmes,  car  le  poids 
et  le  contre-coup  avaient  failli  faire  chavirer  la  barque.  —  Décidément  milord  est 
fou,  dit  tout  haut  l'amiral  à  Raoul. — J'en  ai  peur  pour  milord,  répondit  Biagelonne. 
Pendant  tout  le  temps  que  le  canot  mil  ;t  gagner  la  terre  ,  le  duc  ne  cessa  de  couvrir 
de  ses  regards  le  vaissea\i  amiral,  cniume  ferait  un  avare  qu'on  an-acbei'ail  à  son 
colfrc:  une  mère  qu'on  éjoianerail  lU'  sa  lille  pour  la  conduiri'  à  la  moi  t.  Mais  rieu 
T.  1.  (S 


274  LES  MOUSQUETAIRES. 

ne  répondit  à  ses  signaux ,  à  ses  manifestations ,  à  ses  lamentables  attitudes.  Biickin- 
^hani  en  fut  tellement  étourdi ,  qu"il  se  laissa  tomber  sur  un  banc,  enfonçant  sa  main 
dans  ses  cheveux,  tandis  que  les  matelots  insoucieux  faisaient  voler  le  canot  sur  les 
vagues. 

En  arrivant,  il  était  dans  une  torpeur  telle,  que  s'il  n'eût  pas  rencontré  sur  le  port 
le  messager  auquel  il  avait  fait  prendre  les  devans  connue  maréchal  des  logis ,  il  n'eût 
pas  su  demander  son  chemin.  Une  fois  arrivé  à  la  maison  qui  lui  était  destinée  ,  il  s'y 
enferma  comme  Achille  dans  sa  tente. 

Cependant  le  canot  qui  portait  les  princesses  quittait  le  bord  du  vaisseau  amiral  au 
moment  même  où  Buckingham  mettait  pied  à  terre.  Une  barque  suivait,  renqjlie 
d'oftkiers,  de  courtisans  et  d'amis  empressés. 

Toute  la  population  du  Havre,  embarquée  à  la  hàle  sur  des  bateaux  de  pèche  et 
des  barques  plates  ou  sur  de  longues  péniches  normandes ,  accourut  au-devant  du  ba- 
teau royal.  Le  canon  des  forts  retentissait;  le  vaisseau  amiral  et  les  deux  autres 
échangeaient  leurs  salves,  et  les  nuages  de  flamme  s'envolaient,  des  bouches  béantes, 
en  ilocons  ouatés  de  fumée  au-dessus  des  flots ,  puis  s'évaporaient  dans  l'azur  du  ciel. 

La  princesse  descendit  aux  degrés  du  quai.  Une  musique  joyeuse  l'attendait  à  terre 
et  accompagnait  chacun  de  ses  pas. 

Tandis  que  s'avançant  dans  le  centre  de  la  ville ,  elle  foulait  de  son  pied  délicat  les 
riches  tapisseries  et  les  jonchées  de  fleurs,  de  Guiche  et  Raoul ,  se  dérobant  du  milieu 
des  Anglais ,  prenaient  leur  chemin  par  la  ville  et  s'avani;aient  rapidement  vers  l'en- 
droit désigné  pour  la  résidence  de  Madame.  —  Hàtons-nous  ,  disait  Haoul  à  de  Guiche. 
car  du  caractère  que  je  lui  connais ,  ce  Buckiugham  nous  fera  quelque  malheur  en 
voyant  le  résultat  de  notre  délibération  d'hier.  —  Oh  !  dit  le  comte ,  nous  avons  là  de 
Wardes,  qui  est  la  fermeté  en  personne,  et  Manicamp,  qui  est  la  douceur  même.  Ue 
Guiche  n'en  lit  pas  moins  diligence,  et  cinq  minutes  après  ils  élaient  en  \  ue  de  THôtel- 

de-Ville. 

Ce  qui  les  frappa  d'abord ,  c'était  une  grande  quantité  de  gens  assemblés  sur  la 
.,[;(£.(.. Bon,  dit  de  Guiche,  il  parait  que  nos  logemens  sont  cous-lruits. 

En  ell'et,  devant  l'hùtel,  sur  la  place  même,  s'élevaient  huit  tentes  de  la  plus 
grande  élégance,  surmontées  des  pavillons  de  France  et  d'Aiiglelcrre  unis.  L'Hôlol- 
de-Ville  était  entouré  par  des  tentes  connue  d'une  ceinture  bigari'ée  :  dix  pages  et 
douze  chcvau-légers  donnés  pom'  escorte  aux  aud)assadeurs  munlaienl  la  garde  devant 
ces  tentes. 

Le  spectacle  était  cui-ieux,  étrange:  il  avait  (pielque  chose  de  féerique. 

Ces  liabilatiiins  imiii'oxisces  avaient  été  consliuilos  dans  la  miit.  Hexètues  au  dedans 
el  au  dehors  des  plus  riches  étoiles  que  de  tjuiuhe  avait  pu  se  procurer  au  Havre, 
elles  encerclaient  eiilic  lemcut  Illôtel-de-Ville,  c'est-à-dire  la  demeure  de  la  jeune 
nriniesse;  elles  étaient  reunies  les  unes  aux  autres  par  de  simples  câbles  de  soie , 
tendus  et  ganlés  par  des  sentinelles,  de  sorte  que  le  plan  de  Km  Uiiigliam  se  trouvait 
conipléteiiieul  nnnersé,  si  ce  plan  a\ait  été  réellement  de  garder  l'.nur  lui  el  ses  An- 
glais les  abords  de  l'Hotel-de-Ville. 

Le  seul  pas>age  qui  doiuiàt  accès  aux  degré»  de l'édilice  .  et  qui  ne  lût  poiiU  l'eriiU' 
par  cette  barricade  soyeuse,  était  gardé  par  deux  tentes  pareilles  à  deux  pavillons  et 
dont  les  portes  s'ouvraient  aux  deux  côtés  de  cette  entrée.  Ces  deux  tentes  étaient 
celles  de  de  Guiche  el  de  Haoul,  cl  en  leur  absence  devaient  toujours  être  occupées  : 
celle  de  Guiche  ,  par  du  Wardes i  relie  de  Baoul.  par  Manicanq».  Tout  autour  de  ces 
deux  teilles  el  des  six  autres,  mie  .enlaiiie  d  ofliciers.  d.>  k;eiilitslii>iimus  el  de  pages 
reluisaient  de  soie  et  d'or,  bourdonnant  connne  des  abeilles  autour  dt  leur  ruche.  Tout 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  275 

cela,  l'épée  à  la  hanche,  était  prêt  à  oIiimi-  à  un  sierne  de  Guiche  ou  de  Diatrelonnc  , 
les  deux  chefs  de  l'ambassade. 

Au  moment  même  où  les  deux  jeunes  gens  apparaissaient  à  l'extrémité  d'une  nie 
aboutissant  sur  la  place,  ils  aperçurent,  traversant  cette  même  place  au  galop  de  son 
cheval ,  un  ieune  sentilhomme  d'une  merveilleuse  élégance.  Il  fendait  la  foule  des 
curieux,  et  à  la  vue  de  ces  bâtisses  improvisées,  il  poussa  un  cri  de  colère  et  de  dé- 
sespoir. C'était  Buckingham,  Buckingham  sorli  delà  stupeur  pour  revêtir  un  éblouis- 
sant costume  et  pour  venir  attendre  Madame  et  la  reme  à  l'Hôtel-de- Ville.  Mais  à 
l'entrée  des  fentes,  on  lui  bana  le  passage,  et  force  lui  fut  de  s'arrêter.  Buckingham 
exaspéré  leva  sou  fouet;  deux  ofliciers  lui  saisirent  le  bras. 

Des  deux  gardiens  un  seul  était  là.  De  Wardes,  monté  dans  l'intérieur  de  rH(jtel- 
de-Ville ,  transmettait  quelques  ordres  donnés  par  de  Guiche. 

Au  bruit  que  faisait  Buckingham,  Mauicamp,  couché  paresseusement  sur  les  cous- 
sins d'une  des  deux  tentes  d'entrée,  se  souleva  avec  sa  nonchalance  ordinaire,  et 
s'apercevant  que  le  bruit  continuait ,  apparut  sous  les  rideaux.  — Qu'est-ce ,  dit-il  avec 
douceur,  et  qui  donc  mène  tout  ce  grand  bruit?  Le  ^hasard  fit  qu'au  moment  où  il 
commençait  à  parler,  le  silence  venait  de  renaître ,  et  que  bien  que  son  accent  fût 
doux  et  modéré,  tout  le  monde  entendit  sa  question. 

Buckingham  se  retourna,  regarda  ce  grand  corps  maigre  et  ce  visage  indolent. 
Probablement  la  personne  de  notre  gentilhomme,  velue,  d'ailleurs,  assez snuplenient 
comme  nous  l'avons  dit,  ne  lui  inspira  pas  grand  respect,  car  il  réponiht  dédaigneu- 
sement :  — Qui  êtes-vous,  iSbuisicur'/  Municamp  s'appuya  au  bras  d'un  éiioriuc  che- 
vau-léger  solide  comme  un  [lilier  de  cathédrale,  et  répondit  du  même  ton  Irancpiille  : 

—  Et  vous,  Monsieur'/  —  Moi,  je  suis  milord  duc  de  Buckingham.  J'ai  loué  toutes 
les  maisons  qui  entoureut  l'Hôtcl-de-Villc  où  j'ai  affaire;  or,  puisque  ces  maisons  sont 
louées,  elles  sont  àmui,  et  puisipie  je  les  ai  louées  pour  avoir  le  passage  libre  à 
l'Hôlel-de-Ville,  vous  n'avez  pas  le  droit  de  me  fermer  ce  passage.  —  Mais,  Mon- 
sieur, qui  vous  empêche  de  passer'^  demanda  Manicarap.  —  Mais  vos  sentinelles.  — 
Parce  que  vous  voulez  passer  à  cheval,  Monsieur,  et  que  la  consigne  est  de  ne  laisser 
passer  que  les  piétons.  —  Nul  n'a  le  droit  de  donner  de  consigne  ici,  excepté  moi ,  dit 
Buckingham.  —  Conuuent  cela.  Monsieur'/  demanda  Mauicamp  avec  sa  voix  douce; 
faites-moi  la  grâce  de  m'expliquer  celle  énigme?  —  Parce  que,  comme  je  vous  l'ai 
dit ,  j'ai  loué  toutes  les  maisons  de  la  place.  —  Nous  le  savons  bien ,  puisqu'il  ne  nous 
est  resté  que  la  place  elle-même.  — Vous  vous  trompez,  Monsieur,  la  place  est  à  moi 
comme  les  maisons.  —  Oh  !  pardon,  Monsieur,  vous  faites  erreur.  On  dit  chez  nous 
le  pavé  du  roi ,  donc  la  place  est  au  roi;  donc ,  puisque  nous  sommes  les  and)assa- 
deurs  du  roi ,  la  place  est  à  nous.  — Monsieur,  je  vous  ai  déjà  demandé  qui  vous  étiez  ? 
s'écria  Buckingham  exaspéré  du  sang-frnid  de  son  interlocuteur.  —  On  m'appelle  Ma- 
nicamp,  répondit  le  jeune  homme  d'une  voix  éolienne,  tant  elle  était  harmonieuse  et 
suave.  Buckingham  haussa  les  épaules.  —  Bref,  dit-il ,  quand  j'ai  loué. les  maisons 
qui  entourent  l'Hôtel-de-Ville,  la  place  était  libre;  ces  baraques  obstruent  ma  vue, 
ôtez  ces  baraques  ! 

Un  sourd  et  menaçant  murmure  courut  dans  la  foule  des  auditeurs. 
De  Guiche  arrivait  en  ce  moment;  il  écarta  cette  foule  qui  le  séparait  de  Buckin- 
gham, et ,  suivi  de  Raoul ,  il  arriva  d'un  côté,  tandis  que  de  Wardes  arrivait  de  l'autre . 

—  Pardon,  milord,  dit-il;  mais  si  vous  avez  quelque  rétlamation  à  faire,  ayez  l'obli- 
geance de  la  faire  à  moi,  attendu  que  c'est  moi  qui  ai  donné  les  plans  de  celte 
construction.  Vous  disiez  donc,  Monsieur'/  continua  de  Guiche. — Je  disais,  mon- 
sieur le  comte,  reprit  Buckingham  avec  un  accent  de  colère  encore  sensible,  quoi- 


276  I.ES  MOUSQUETAIRES. 

qu'il  fût  leinpéi'é  par  la  prcsence  d'un  égal,  je  disais  qu'il  est  impossililc  que  ces  toules 
demeurent  où  elles  sont.  —  Impossible  !  fil  de  Guiche  ,  et  pourquoi  ?  —  Parce  qu'elles 
me  gênent. 

De  Guiche  laissa  échapper  un  luouveuienl  d'inipalience,  mais  le  coup  d'ivil  froid  de 
Raoul  le  relint.  —  Elles  doivent  moins  vous  gêner,  Monsieur,  que  cet  abus  de  la 
priorité  que  vous  vous  êtes  permis...  — Un  abus?  —  Mais  sans  doute.  Vous  envoyez  ici 
un  messager  qui  loue,  en  votre  nom,  toute  la  ville  du  Havre,  sans  s'inquiéter  des 
Français  qui  doivent  venir  au-devant  de  Madame.  C'est  peu  fraternel,  monsieur  le 
duc,  pour  le  représentant  d'une  nation  amie.  — La  terre  est  au  premier  occupant,  dit 
Ruckingham.  — Pas  en  France,  Monsieur.  —  Et  pourquoi  pas  en  France?  —  Parce 
que  c'est  le  pays  de  la  politesse.  —  Qu'est-ce  à  dire?  s'écria  B\ickingham  d'une  façon 
si  emportée  que  les  assistaus  se  reculèrent ,  «'attendant  à  une  collision  inmiédiate. 

—  C'est-à-dire,  Monsieur,  répondit  Guiche  en  pâlissant,  que  j'ai  fait  construire  ce  lo- 
gement pour  moi  et  mes  amis,  comme  l'asile  des  ambassadeurs  de  France,  connue  le 
seul  abri  que  votre  exigence  nous  ait  laissé  dans  la  ville,  et  que  dans  ce  logement 
j'habiterai  moi  et  les  miens,  à  moins  qu'une  volonté  plus  puissante  et  surtout  plus 
souveraine  que  la  vôtre  ne  me  renvoie.  —  C'est-à-dire  ne  nousdéboule,  comme  on  dit 
au  palais,  fit  doucement  Manicamp.  —  J'en  connais  un,  Monsieur,  qui  sera  tel,  je  l'es- 
père, que  vous  le  désirez,  dit  Ruckingham  en  mettant  la  main  à  la  garde  de  son  épée. 

En  ce  moment,  et  comme  la  déesse  Discorde  allait,  euQammant  les  esprits,  tourner 
toutes  les  épées  contre  des  poitrines  humaines,  Raoul  posa  doucement  sa  main  sur 
l'épaule  de  Ruckingham.  —  Un  mot,milord,  dit-il.  —  Mon  droit!  mon  droit  d'abord  ! 
s'écria  le  fougueux  jeune  homme.  —  C'est  justement  sur  ce  point  que  je  vais  avoir 
l'honneur  de  vous  entretenir,  dit  Raoul.  —  Soit,  mais  pas  de  longs  discours,  Mon- 
sieur. —  Une  seule  question  ;  vous  voyez  qu'on  ne  peut  pas  être  plus  bref.  —  Parlez, 
j'écoute.  —  Est-ce  vous  ou  M.  le  duc  d'Orléans  qui  allez  épouser  la  petite-fille 
du  roi  Henri  IV?  —  Plaît-il?  demanda  Ruckingham,  en  se  reculant  tout  effaré.  —  Ré- 
pondez-moi, je  vous  prie,  Monsieur,  insista  tranquillement  Raoul.  —  Votre  intention 
est-elle  de  me  railler.  Monsieur?  demanda  Ruckingham.  —  C'est  toujours  répondre, 
Monsieur,  et  cela  me  suffit.  Donc  ,  vous  l'avouez,  ce  n'est  pa>  vous  qui  allez  épouser 
la  princesse  d'Angleterre.  —  Vous  le  savez  bien.  Monsiem-,  ce  me  semble.  —  Pardon; 
mais  c'est  que  d'après  votre  conduite,  la  chose  n'était  plus  claire.  — Voyons,  au  fait, 
que  prétcndez-vo\is  dire,  Monsiem-? 

Raoïd  se  rapprocha  du  duc.  —  Vous  avez,  dit-il  on  baissant  la  voix,  des  fureurs 
qui  ressemblent  à  des  jalousies  ;  savez-vous  cela ,  milord?  Or,  ces  jalousies ,  à  propos 
d'une  femme ,  ne  vont  point  à  quiconque  n'est  ni  son  amant ,  ni  son  époux  :  à  bien 
plus  forte  raison,  je  suis  sijr  q\ie  vous  comprendrez  cela,  milord,  quand  cette  femme 
est  une  princesse.  —  Monsieur,  s'écria  Hiickingham  ,  insultez-vous  Madame  Henriclle? 

—  C'est  vous ,  répondit  froidement  Rragelonne  ,  c'est  vous  qui  l'insultez .  milord  .  jire- 
nez-y  garde.  Tout  à  l'heure ,  sur  le  vaisseau  amiral,  vous  avez  poussé  à  bout  la  reine 
et  liissé  la  patience  de  l'amiral.  Je  vous  observais,  nu'Iord,  et  vous  ai  cru  l'o\i ,  d'abord, 
mais  depuis  j'ai  deviné  le  caractère  réel  de  cette  folie.  —  Monsii"ur  ! —  Attendez,  car 
j'ajouterai  un  mot.  .l'espère  être  le  seul  parmi  les  Français  qui  l'ai  deviné. 

—  Mais  savez- vous ,  Monsieur,  dit  Ruckingham  frissonnant  de  colère  et  d'inquiétude 
à  la  fois  ,  savez- vous  ipie  vous  tenez  b'i  un  langage  (pii  mérite  répression.  —  Pesez  vos 
paroles,  milord,  dit  Raoul  avei'  hauteur:  je  ne  suis  pas  d'un  sang  dont  les  vivacités 
se  laissent  l'éprimer,  tandis  (pi'au  contraire .  vous,  vous  êtes  d'une  race  dont  les  pas- 
sions sont  suspectes  aux  bons  Français:  je  vous  le  répète  donc  pour  la  seconde  fois, 
prenez  garde,  milord.  —  A  ipiol.  s'il    \oiis  jilaîlV  nie  îMenaceriez-vous,  p.ir  b;isar<l? 


I.l£  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  277 

—  Jg  suis  lu  lils  du  eonile  de  la  Fùre  ,  monsieur  de  Buckingham ,  el  je  ne  menace 
jamais,  parce  que  je  frappe  d'abord,  .\insi,  entendons-nous  bien,  la  menace  que  je 
vous  fais  —  la  voici  : 

Buikingbam  serra  les  poings,  mais  Raoul  continua  comme  s'il  ne  s'apercevait  de 
rien.  —  Au  premier  mot  hors  des  bienséances  que  vous  vous  permettrez  envers  Son 
Altesse  Royale...  Oh  !  soyez  patient,  monsieur  de  Buckingham  ,  je  le  suis  bien,  moi. 
Tant  que  ^ladame  a  été  sur  le  sol  anglais,  je  me  suis  tu;  mais,  à  présent  qu'elle  a 
touché  le  sol  de  la  Fiance  ,  maintenant  que  nous  l'avons  reçue  au  nom  du  prince ,  à 
la  première  insulte  que,  dans  votre  étrange  attachement,  vous  commettrez  envere  la 
maison  royale  de  France,  —  j'ai  deux  partis  à  prendre,  —  du  je  déclare  devant  tous 
la  folie  dont  vous  êtes  affecté  en  ce  moment  et  je  vous  fais  renvoyer  honteusement  en 
Angleterre,  —  ou,  si  vous  le  préférez  ,  je  vous  donne  du  poignard  dans  la  gorge  en 
pleine  assemblée.  Au  reste,  ce  second  moyeu  me  parait  le  phis  convenable,  et  je  crois 
que  je  m'y  tiendrai. 

Buckingham  était  devenu  plus  pâle  que  le  flot  de  dentelles  d'Angleterre  qui  entou- 
rait son  col. — Monsieur  de  Bragelonne,  dit-il,  est-ce  bien  un  gentilhomme  qui  parle? 

—  (Kii,  seulement  ce  gentilhonmie  parle  à  un  fou.  Guérissez,  milord,  et  il  vous  tiendra 
un  autre  langage.  —  Oh  1  mais ,  monsieur  de  Bragelonne,  murmura  le  duc  d'une  voix 
étranglée  el  eu  portant  la  main  à  son  cou,  vous  voyez  bien  que  je  me  meurs.  —  Si  la 
chose  arrivait  en  ce  moment.  Monsieur,  dit  Raoul  avec  sou  inaltérable  sang-froid,  je 
regarderais  en  vérité  cela  connue  un  grand  bonheur,  car  cet  événement  préviendrait 
toutes  sortes  de  mauvais  propos  sur  votre  coiiqite  et  sur  celui  des  personnes  illustres 
que  votre  dévoLiement  compromet  si  follement.  —  Oh  !  vous  avez  raison,  vous  avez 
raison,  dit  le  jeiaie  houune  éperdu;  oui,  oui,  mourirloui,  mieux  vaut  mourir  que 
souffrir  ce  que  je  souIVre  eu  ce  moment.  Et  il  porta  la  main  sur  un  charmant  poignard 
au  manche  tout  garni  de  pierreries  qu'il  tira  à  moitié  de  sa  poitrine.  Raoul  lui  re- 
poussa la  main.  —  Prenez  garde.  Monsieur,  dit-il;  si  vous  ne  vous  tuez  pas,  vous 
faites  un  acte  ridicule;  si  vous  vous  tuez,  vous  tachez  de  sang  la  robe  nuptiale  de  la 
])rincesse  d".\ngleterre. 

Buckingham  demeura  une  minute  balelant.  Pendant  cette  miuute,  on  vit  ses  lèvres 
trembler,  ses  joues  frémir,  ses  yeux  vaciller,  comme  dans  le  délire.  Puis,  tout  à  coup, 

—  Monsieur  de  Bragelonne ,  dit-il ,  je  ne  connais  pas  un  plus  noble  esprit  que  vous  ; 
vous  êtes  le  digne  lils  du  plus  parfait  gentilliouuiie  que  l'on  connaisse.  Habitez  vos 
tentes!  Et  il  jeta  ses  deux  bras  autour  du  coude  Raoul. 

Toute  l'assistance  émerveillée  de  ce  mouvement  auquel  on  ne  se  pouvait  guère 
attendre,  vu  les  trépignemeus  de  l'un  des  adversaires  et  la  rude  iusistance  de  l'autre, 
l'assemblée  se  mit  à  battre  des  mains,  et  mille  vivats,  mille  applaudissemens  joyeux 
s'élancèrent  vers  le  ciel. 

Guiche  embrassa  à  son  tour  Buckingham  ,  un  peu  à  coutre-cœur,  mais  enlin  il  l'em- 
brassa. Ce  fut  le  signal,  Anglais  et  Français  ipii ,  jusque-là,  s'étaient  regardés  avec 
inquiétude,  fraternisèrent  à  l'instant  même. 

Sur  ces  entrefaites,  arriva  le  cortège  des  princesses,  qui,  sans  Bragelonne,  eussent 
trouvé  deux  armées  aux  prises  et  du  sang  sur  les  fleurs.  Tout  se  remit  à  l'aspect  des 
premières  bannières. 


278 


LES  MOUSQUETAIRES. 


LA   NUIT. 


A  concorde  était  levenue  s'asseoir  au  milieu  des  tentes.... 
Anglais  et  Français  rivalisaient  de  galanterie  auprès  des 
illustres  voyageuses  et  de  politesse  entre  eux. 

Les  Anglais  envoyèrent  aux  Français  des  fleurs  dont 
ils  avaient  fait  provision  pour  fêler  l'arrivée  de  la  jeune 
princesse;  les  Français  invitèrent  les  Anglais  à  un  souper 
qu'ils  devaient  donner  le  lendemain. 

Madame  reciieillit  donc  sur  son  passage  d'unanimes 
félicitations.  Elle  apparaissait  comme  une  reine,  à  cause 
du  resjiect  de  tous  ;  comme  une  idole,  à  cause  de  Tadora- 
lion  de  quelques-uns.  La  reine-mère  lit  aux  Français  l'accueil  le  plus  ail'ectueux.  La 
France  était  son  pays,  à  elle ,  et  elle  avait  été  trop  malheureuse  en  Angleterre  pour 
que  l'Angleterre  lui  pût  faire  oublier  la  France.  Elle  apprenait  donc  à  sa  tille,  par  son 
propre  amour,  l'amour  du  pays  où  toutes  deux  avaient  trouvé  l'hospitalité  et  où  elles 
allaient  trouver  la  fortune  d'un  brillant  avenir. 

I-orsque  l'entrée  fut  faite  et  les  spectateurs  un  peu  disséminés,  lorsqu'on  n'cntendil 
plus  que  de  loin  les  fanfares  et  le  bruissemcnl  de  la  foule,  lorsque  la  nuit  tomba ,  en- 
veloppant de  ses  voiles  étoilées  la  mer,  le  port,  la  ville  et  la  campagne  encore  émue 
de  ce  grand  événement,  de  Guiche  rentra  dans  sa  tente  et  s'assit  sur  un  large  esca- 
beau avec  une  telle  expression  de  douleur  que  Bragelonne  le  suivit  du  regard  jusqu'à 
ce  qu'il  l'eût  entendu  soupirer:  alors  il  s'approcha. 

Le  comte  était  renversé  en  arrière,  l'épaule  appuyée  à  la  paroi  de  latente,  le  front 
dans  ses  mains. 

— Tu  souIVres.  ami?  lui  demanda  Raoul.  —  Cruellement.  —  Du  corps,  n'est-ce  pas? 

Ou  corps,  nui.  —  La  journée  a  été  faliganle,  en  elfet,  continua  le  jeune  iiommclos 

veux  fixés  sur  celui  qu'il  interrogeait.  —Oui,  et  le  sounneil  me  rafraîchirait. — Vcux- 
lu  que  je  te  laisse? — Non  ,  j'ai  à  te  parler. — .le  ne  te  laisserai  parler  qu'après  l'avoir 
interrogé  moi-même.  Guiche.  —  Interroge. — Sais-tu  pourquoi  Buciungham  était  si 
furieux? — le  m'en  doute.  —  Il  aime  Madame,  u'esl-ce  pas? — Du  moins  on  eu  jure- 
rail,  à  le  voir.  —  Eh  bien,  il  n'eu  est  rien.  —  Obi  cotte  fois,  lu  te  trompes,  Raoul,  et 
j'ai  bien  lu  sa  iieine  dans  ses  yeux ,  dans  son  geste,  dans  toute  sa  vie  depuis  ce  uiatiii. 
—  Vovons,  (îiiicbe  .  lu  crois  ne  |ias  le  tromper?  —  Oh  !  j'en  suis  sùrl  s'écria  vivement 
11-  comle.  —  Ilis-moi,  comte,  demanda  Itaoïd  avec  un  ]irof<iucl  regaiil,  qui  le  rend  si 
clairvoyant?  —  Mais,  répondit  de  Guiche  en  hésitant,  l'amour-propre.  — L'amour- 
proj)re  !  c'est  un  mol  bien  long  .  Guiche.  — Que  veux-tu  dire? 

—  ImouIc, cher  ami,  nousavons  fait  campagne  ensemble,  nous  nous  sommes  vus  à 
ciieval  pendant  dix-huil  heures,  trois  ciievaux  écrasés  de  lassitude  ou  mom-aut  de 
faim,  tombaient  sous  nous,  que  nous  riions  encore.  Ce  n'csl  point  la  fatigue  qui  te 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  279 

reiiil  Iriste,  comte.  —  Alors  c'est  la  contrariélé.  —  La  folie  de  lord  Biickingham? — Eh 
sans  doute;  n'esl-il  point  fàclienx  pour  nous.  Français  représentant  notre  maître,  de 
voir  un  Anglais  courtiser  notre  future  maîtresse,  la  seconde  dame  du  royaume? — 
Oui ,  tu  as  raison  ;  mais  je  crois  que  lord  Buckingliam  n'est  pas  dangereux.  —  Non, 
mais  il  est  iin|iorlnn.  En  arrivant  ici,  n'a-t-il  pas  failli  tout  Iroiililer  entre  les  Anglais 
et  nous,  et  sans  toi ,  sans  ta  prudence  si  admirable  et  ta  fermeté  si  étrange ,  nous  ti- 
rions l'épée  en  pleine  ville.  —  Il  a  changé,  tu  vois.  — Oui ,  certes,  mais  de  là  même 
vient  ma  stupéfaction.  Tu  lui  as  parlé  bas,  que  lui  as-tu  dit? 

—  Ce  que  je  lui  ai  dit,  comte,  répondit  Raoul,  je  vais  te  le  répéter  à  toi.  Écoute 
bien,  le  voici  : — Monsieur,  vous  regardez  d'un  air  d'envie,  d'un  air  de  convoitise 
injurieuse  la  sœur  de  votre  prince,  laquelle  ne  vous  est  pas  liancée,  laquelle  n'est 
pas  ,  laquelle  ne  peut  pas  être  votre  maîtresse  ;  vous  faites  donc  aftrout  à  ceux  qui , 
comme  nous,  viennent  chercher  une  jeune  fille  pour  la  conduire  h  son  époux.  —  Tu 
lui  as  dit  cela?  demanda  de  Guiche  rougissant.  —  En  propres  termes  ;  j'ai  même  été 
plus  loin. 

Guiche  fit  un  mouvement.  -  Je  lui  ai  dit  :  De  quel  reil  nous  regarderiez-vous,  si 
vous  aperceviez  parmi  nous  un  bonnne  assez  insensé ,  assez  déloyal  pour  concevoir 
d'autres  sentimens  que  le  plus  pur  respect  à  l'égard  d'une  princesse  destinée  à 
notre  maître? 

Ces  paroles  étaient  tellement  à  l'adresse  de  de  Guiche,  que  de  Guiche  pfdit,  et, 
saisi  d'un  tremblement  subit,  ne  put  que  tendre  machinalement  une  main  vers  Raoul, 
tandis  que  de  l'autre  il  se  couvrait  les  yeux  et  le  front.  — Mais,  continua  Raoul  sans 
s'arrêter  à  cette  démonstration  de  son  ami.  Dieu  merci,  les  Français  que  l'on  pro- 
clame légers,  indiscrets,  inconsidérés,  savent  appliquer  un  jugement  sain  et  une 
saine  morale  à  l'examen  des  questions  de  haute  convenance.  Or,  ai-je  ajouté,  sachez, 
monsieur  de  Buckingham,  que  nous  autres  gentilshommes  de  Fiance,  nous  servons 
nos  rois  en  leur  sacrifiant  nos  passions  aussi  bien  que  notre  fortune  et  notre  vie  ;  et 
quand ,  par  hasard ,  le  démon  nous  suggère  une  de  ces  mauvaises  pensées  qui  in- 
cendient le  cœur,  nous  éteignons  cette  flamme ,  fût-ce  en  l'arrosant  de  notre  sang. 
Voilà ,  mon  cher  Guiche  ,  ce  que  j'ai  dit  à  M.  de  Buckingham. 

De  Guiche ,  courbé  jusqu'alors  sous  la  parole  de  Raoul ,  se  redressa  ,  les  yeux  fiers 
et  la  main  fiévreuse;  il  saisit  la  main  de  Raoul  ;  les  pommettes  de  ses  joues,  après  avoir 
été  froides  comme  la  glace,  étaient  de  llanuues.  —  El  tu  as  bien  parlé,  dit-il  d'une 
voix  étranglée;  et  tu  es  un  brave  ami,  Raoul,  merci;  maintenant ,  je  t'en  supplie  , 
laisse-moi  seul,  j'ai  besoin  de  repos.  Beaucoup  de  choses  ont  ébranlé  aujourd'hui  ma 
tête  et  mon  cœur;  demain,  quand  lu  reviendras,  je  ne  serai  plus  le  même  homme. — 
Eh  bien!  soit,  je  le  laisse  ,  dit  Raoul  en  se  retirant. 

Le  comte  lit  un  pas  vers  son  ami,  et  l'élreignit  cordialcmenl  entre  ses  bras.  Mais, 
dans  cette  étreinte  amicale,  Raoul  put  distinguer  le  frissonnement  d'une  grande  pas- 
sion combattue. 

La  nuit  était  fraîche,  étoilée,  splendide;  après  la  tempête,  la  chaleur  du  soleil 
avait  ramené  partout  la  vie,  la  joie  et  la  sécurité.  Il  s'était  formé  au  ciel  quelques 
nuages  longs  et  effilés  dont  la  blancheur  azurée  promettait  une  série  de  beaux  jours 
tempérés  par  une  brise  de  l'est.  Sur  la  place  de  l'hûlel,  de  grandes  ombres  coupées 
de  larges  rayons  lumineux  formaient  connue  une  gigantesque  mosaïque  aux  dalles 
noires  et  blanches. 

Bientôt  toul  s'endormil  dans  la  ville;  il  resta  une  faible  lumière  dans  l'appartement 
de  Madame  qui  donnait  sur  la  place,  el  celte  douce  clarté  de  la  lampe  allaiblie  sem- 
blait une  image  de  ce  calme  sommeil  d'une  jeune  fille,  dont  la  vie  à  peine  se  mani- 


280  LES  MOUSQUETAIRES. 

ft;slc,  à  peine  est  sensible,  et  dont  la  flamme  se  tempère  aussi  quand  le  corps  est  en- 
dor:ni.  Bragelonne  sortit  de  sa  tente  avec  la  démarche  lente  et  mesurée  de  l'homme 
curieux  de  voir  et  jaloux  de  n'être  point  vu.  Alors,  abrité  derrière  les  rideaux  épais,  em- 
brassant toute  la  place  d'un  seul  coup  d'œil,  il  vit,  au  bout  d'un  instant,  les  rideaux 
de  la  lente  de  de  Guicbe  s'entr'ouvrir  et  s'agiter. 

Derrière  les  rideaux  se  dessinait  l'ombre  de  de  Guiche,  dont  les  yeux  brilaienl 
dans  l'obscurité,  attachés  ardemment  sur  le  salon  de  Madame,  illuminé  doucement  par 
la  lumière  intérieure  de  l'appartement. 

Celte  douce  lueur  qui  colorait  les  vilres  était  l'étoile  du  comte.  On  voyait  monter 
jusqu'à  ses  yeux  l'aspiration  de  son  àrae  tout  entière.  Raoul ,  perdu  dans  l'ombre , 
devinait  toutes  les  pensées  passionnées  qui  établissaient  enirc  la  tente  du  jeune  am- 
bassadeur et  le  balcon  de  la  princesse  un  lien  mystérieux  et  magique  de  sympathies  ; 
lien  formé  par  des  pensées  empreintes  d'une  telle  volonté,  d'une  telle  obsession,  qu'elles 
sollicitaient  certainement  les  rêves  amoureux  à  descendre  sur  cette  couche  parfumée 
que  le  comte  dévorait  avec  les  yeux  de  l'àme.  Mais  de  Guiche  et  Raoul  n'étaient  pas 
les  seuls  qui  veillassent.  La  fenêtre  d'un  des  bùtimens  de  la  place  était  ouverte;  c'était 
la  fenêtre  d'une  maison  habitée  par  Buckingham.  Sur  la  lumière  qui  jaillissait  hors  de 
celle  dernière  fenêtre,  se  détachait  en  vigueur  la  silhouette  du  duc,  qui  mollement 
"appuyé  sur  la  traverse  sculptée  et  garnie  de  velours,  envoyait  aussi  au  balcon  de  Ma- 
dame ses  vœux  et  les  folles  visions  de  son  amour.  Bi'agelonne  ne  put  s'empêcher  de 
sourire.  —  Voilà  un  pauvre  cœur  bien  assiégé,  dit-il  en  songeant  à  Madame,  et  un 
mari  bien  menacé.  Puis,  après  avoir  fait  sa  provision  de  mélancolie  nocturne,  il  rentra 
se  coucher  en  songeant,  pour  son  propre  compte,  que  peut-être  quatre  ou  six  yeux 
tout  aussi  ardens  que  ceux  de  de  Guiche  et  de  Buckingham  couvaient  son  idole  à  lui 
dans  le  chàleau  de  Blois.  —  Et  ce  n'est  pas  une  bien  solide  garnison  que  mademoiselle 
de  Monlalais,  dit-il  tout  bas  en  soupirant. 


DU   HAVRE   A   PARIS. 

Le  lendemain,  les  fêtes  eurent  lieu  avec  toute  la  pompe  et  toute  l'allégresse  que  les 
ressources  de  la  ville  et  la  disposition  des  esprils  pouvaient  donner.  Pendant  les  der- 
nières heures  passées  au  Havre,  le  départ  avait  élé  préparé. 

Madame  ,  après  avoir  fait  ses  adieux  à  la  flotte  anglaise  et  salué  une  dernière  fois  la 
patrie  en  saluant  son  pavillon,  monta  en  carrosse  au  milieu  d'une  brillante  escorte.  De 
Guiche  c?i)i'Tail  (pie  le  duc  de  Buckingham  retournerait  avec  l'amiral  en  Angleterre; 
mais  Buckingham  parvint  à  prouver  à  la  reine  que  ce  serait  une  inconvenance  de 
laisser  arriver  Madame  presque  abandonnée  à  Paris. 

Ce  i)oiiit  une  fois  arrêté  que  Buckingham  accompagnerait  Madame,  le  jeune  duc  se 
choisit  une  cour  de  genlilsliomnics  cl  d'ollicii  is  desliiié^  à  lui  l'aiie  cortège  à  lui-même, 
en  sorte  que  ce  fut  une  armée  qui  s'acht^nina  vers  Paris,  semant  l'or  et  jelant  les  dé- 
monstrations brillantes  an  milieu  des  villes  et  des  villages  qu'elle  traversait. 

Le  tenq)s  était  beau.  La  France  est  belle  à  voir,  surtout  de  cette  route  que  traver- 
sait le  cortège.  Le  prinlciups  jclait  >es  Heurs  et  ses  feuillages  embaumés  sur  les  pas 
de  cette  jeunesse.  Tiiiite  la  Nonuandi<' ,  au\  végélatiouN  pl.iulin'euscs  .  aux  horizons 
bleus ,  aux  fleuves  argentés ,  se  présentait  comme  un  paradis  ponr  la  nouvelle  sœur 
du  roi. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  281 

Ce  irétaieiit  que  t'èlcs  et  eiii\  remeus  sur  la  route.  Guiclie  et  Buckinghani  onbliaieiil 
tout  ;  Guiclie  pour  réprimer  les  uouvelles  tentatives  Je  l'Anglais  ,  Buckingham  pour 
réveiller  dans  le  cœur  de  la  princesse  un  souvenir  plus  vif  de  la  patrie  à  laquelle  se 
rattachait  la  mémoire  des  jouis  heureux. 

Mais,  hélas!  le  pauvre  duc  j)ouvait  s'apercevoir  que  l'image  de  sa  chère  Angleterre 
s'ellaçait  de  jour  en  jour  dans  l'esprit  de  Madame,  à  mesure  que  s'y  imprimait  plus 
profondément  l'amour  de  la  France. 

En  effet,  tous  ses  petits  soins  ne  semblaient  éveiller  aucune  reconnaissance ,  et  il 
avait  beau  cheminer  avec  grâce  sur  l'un  des  plus  fougueux  coursiers  du  Yorkshire,  ce 
n'était  que  par  hasard  et  accidentellement  que  les  yeux  de  la  princesse  s'arrêtaient 
sur  lui. 

En  vain  essayait-il ,  pour  fixer  sur  lui  un  de  ses  regards  égarés  dans  l'espace  ou  ar- 
rêtés ailleurs,  de  faire  produire  à  la  nature  animale  tout  ce  qu'elle  peut  réunir  de 
force,  de  vigueur,  de  colère  et  d'adresse;  en  vain,  surexcitant  le  cheval  aux  narines 
de  feu ,  le  lançait-il  au  risque  de  se  briser  mille  fois  contre  les  arbres  ou  de  rouler 
dans  les  fossés,  par-dessus  les  barrières  et  sur  la  déclivité  des  rapides  collines.  Ma- 
dame, attirée  par  le  bruit,  tournait  un  moment  la  tète,  puis,  souriant  légèrement , 
revenait  à  ses  gardiens  fidèles ,  Raoul  et  Guiclie ,  qui  chevauchaient  tranquillement 
aux  portières  de  son  carrosse. 

Alors  Bui  kinghain  se  sentait  en  proie  à  toutes  les  tortures  de  la  jalousie  ,  une  dou- 
leur inconnue,  brûlante  ,  se  glissait  dans  ses  veines  et  allait  assiéger  son  cœur;  alors, 
pour  prouver  qu'il  comprenait  sa  folie  ,  et  qu'il  voulait  racheter  par  la  plus  humble 
soumission  ses  torts  d'étourderie ,  il  domptait  son  cheval  et  le  forçait ,  tout  ruisselant  de 
sueur,  tout  blanchi  d'une  écume  épaisse ,  à  ronger  son  frein  près  du  carrosse ,  dans  la 
foule  des  courtisans. 

Quelquefois  il  obtenait  pour  récompense  un  mot  de  Madame,  et  encore  ce  mot  lui 
semblait-il  un  reproche.  — Bien,  monsieur  de  Buckingham,  disait-elle,  vous  voilà 
raisonnable.  Ou  un  mot  de  Raoul.  —  Vous  tuez  votre  cheval ,  monsieur  de  Buckin- 
gham. Et  Buckingham  écoutait  patiemment  Raoul ,  car  il  sentait  que  Raoul  était  le 
modérateur  des  sentimens  de  Guiche,  et  que,  sans  Raoul,  déjà  quelque  folle  démarche, 
soit  du  comte,  soit  de  lui  Buckingham  ,  eiît  amené  une  rupture  ,  un  éclat ,  un  exil 
peut-être. 

Depuis  la  fameuse  conversation  que  les  deux  jeunes  gens  avaient  eue  devant  les 
tentes  du  Havre,  et  dans  laquelle  Raoul  avait  fait  sentir  au  duc  l'inconvenance  de  ses 
manifestations,  Buckingham  était  comme  malgré  lui  attiré  vers  Raoul. 

Souvent  il  engageait  la  conversation  avec  lui ,  et  presque  toujours  c'était  pour  lui 
parler,  ou  de  son  père,  ou  de  d'Artagnan,  leur  ami  commun,  dont  Buckingham  était 
presque  aussi  enthousiaste  que  Raoul. 

Raoul  affectait  principalement  de  ramener  l'entretien  sur  ce  sujet  devant  de  Wardes, 
qui  pendant  tout  le  voyage  avait  été  blessé  de  la  supériorité  de  Bragelonne  ,  et  surtout 
de  son  influence  sur  l'esprit  de  Guiche. 

De  Wardes  avait  cet  œil  fin  et  inquisiteur  qui  distingue  toute  mauvaise  nature  ; 
il  avait  remarqué  sur-le-champ  la  tristesse  de  Guiche  et  ses  aspirations  amoureuses 
vers  la  princesse. 

Or,  il  arriva  qu'un  soir,  pendant  une  halte  à  Mantes,  Guiche  et  de  Wardes  causant 
ensemiile  appuyés  à  une  barrière  ,  Buckingham  et  Raoul  causant  de  leur  côté  en  se 
promenant,  Manicamp  faisant  sa  cour  aux  princesses,  qui  déjà  le  traitaient  sans  con- 
séquence à  cause  de  la  souplesse  de  son  esprit ,  de  la  bonhomie  civile  de  ses  manières 
et  de  son  caractère  conciliant  :  —  Avoue  ,  dit  de  Wardes  au  comte  ,  que  te  voilà  bien 


28-2  LES  MOUSQUETAIRES. 

malade  et  que  ton  pédagooue  ne  te  guérit  pas.  —  Je  ne  te  comprends  pas.  dit 
le  comte.  — C'est  bien  facile,  cependant,  tu  dessèches  d'amour.  —  Folie,  de 
Wardes,  folie  1  —  Ce  serait  folie,  en  effet ,  j'en  conviens,  si  Madame  était  inilif- 
férente  à  ton  martyre,  mais  elle  le  remarque  à  un  tel  point  qu'elle  se  conqiromet,  et 
je  tremble  vraiment  qu'en  arrivant  à  Paris,  ton  pédagogue.  M.  de  Bragelonne ,  ne 
vous  dénonce  tous  les  deux.  —  De  Wardes  !  de  Wardes  !  encore  vme  attaque  à  Bra- 
gelonne ! —  Allons  I  trêve  d'enfantillage ,  reprit  à  demi-voix  le  mauvais  génie  du 
comte  ;  tu  sais  aussi  bien  que  moi  tout  ce  que  je  veux  dire  :  tu  vois  bien  d'aille\n-s  que 
le  regard  de  la  princesse  s'adoucit  en  le  parlant  :  tu  comprends  au  son  de  sa  voix  qu'elle 
se  plaît  à  entendre  la  tienne  :  lu  sens  qu'elle  entend  les  vers  que  tu  lui  récites,  et  tu 
ne  nieras  point  que  cbaque  matin  elle  ne  te  dise  qu'elle  a  mal  dormi.  —  De  Wardesl 
à  quoi  bon  me  dire  tout  cela?  —  N'est-il  pas  important  de  voir  clairement  les  choses? 
Guiche  se  retourna  avec  inquiétude  du  côté  de  la  princesse ,  comme  si ,  tout  en  re» 
poussant  les  insinuations  de  de  Wardes  ,  il  eût  voulu  en  chercher  la  confirmation  dans 
ses  yeux.  — Tiens,  tiens,  dit  de  Wardes,  regarde,  elle  t'appelle,  entends-tu!  Al- 
lons .  proflte  de  l'occasion,  le  pédagogue  n'est  pas  là. 

Guiche  n'y  put  tenir;  une  attraction  invincible  l'attirait  vers  la  princesse.  De  Wardes 
le  regarda  s'éloigner  en  souriant. — Vous  vous  trompez,  iNlonsieur,  dit  tout  à  coup 
Raoul  en  enjambant  la  barrière  où  un  instant  auparavant  s'adossaient  les  deux  cau- 
seurs, le  pédagogue  est  là  et  il  vous,  écoute. 

De  Wardes,  à  la  voix  de  Raoul  qu'il  reconnut  sans  avoir  besoin  de  le  regarder,  (ira 
son  épée  à  demi.  — Rentrez  voire  épée  ,  dit  Raoul:  vous  savez  bien  que  pendant  le 
voyage  que  nous  accomplissons  toute  démonstration  de  ce  genre  serait  inutile.  Rentrez 
votre  épée ,  mais  aussi  rentrez  votre  langue.  En  vérité ,  Monsieur,  vous  seriez  im 
lâche  et  un  traître  à  mes  yeux ,  si  bien  plus  justement  je  ne  vous  regardais  comme 
un  fou. 

—  Monsieur,  s'écria  de  Wardes  exaspéré  ,  je  ne  m'étais  donc  pas  trompé  en  vous 
appelant  un  pédagogue  !  Ce  ton  que  vous  affectez,  cette  forme  dont  vous  laites  la  villre 
est  celle  d'un  jésuite  fouelleur  et  non  celle  d'un  gentilhomme.  Quittez  donc,  je  vous 
prie,  vis-à-vis  de  moi  celte  forme  et  ce  ton.  Je  hais  M.  d'Arlagnan))iucoqn'il  a  oonmiis 
une  lâcheté  envers  mon  père.  —  Vous  mentez ,  Monsieur,  dil  IVoidcmcnt  Raoul.— 
Oh  I  s'écria  de  Wardes ,  vous  me  donnez  un  démenti,  Monsieur!  Vous  me  donnez  un 
démenti  et  vous  ne  mettez  pas  l'épée  à  la  main!  —  Monsieur,  je  me  suis  promis  à 
moi-même  de  ne  vous  tuer  que  lorsque  nous  aurions  remis  Madanuî  à  son  époux.  — 
Me  tuer!  Oh  !  votre  poignée  de  verges  ne  tue  point  ainsi ,  monsieur  le  pédant.  — 
Non,  répliqua  froidement  Raoul,  mais  l'épée  de  M.  d".\rtagnan  lue:  et  non-seulement 
j'ai  cette  épée  ,  Monsieur,  mais  c'est  lui  (pji  m'a  appris  à  m'en  servir,  cl  c'est  avec  cette 
P|)ée,  Monsieur,  que  je  vengerai  en  tenqis  utile  son  nom  outragé  par  vous.  — Monsieur! 
Monsieur!  s'écria  de  Wardes,  prenez  garde!  Si  vous  ne  me  rendez  pas  raison  sur-le- 
champ,  tous  les  moyens  me  seront  bons  pour  me  venger  ! 

—  Oh  !  oh  !  Moiisieiu',  lit  Ruckiiigliam  en  a])paraissant  tout  à  coup  sur  le  lliéAIre  de 
la  scène,  voilà  une  menace  qui  frise  l'assassinai,  et  qui ,  par  conséquent,  est  d'assez 
mauvais  goùl  pour  un  gentilhomme.  —  Vous  dites,  monsieur  le  duc!  dil  de  Wnrdes 
en  se  retournant.  —  Je  dis  que  vous  venez  de  prononcer  des  paroles  qui  sonnent  mal  à 
mes  oreilles  anj;laises.  —  Eh  bien  !  Monsieur,  si  ce  (]iie  vous  dites  est  vrai ,  s'écrin  de 
Wai'des  exaspéré,  tant  mieux  ,  je  trouverai  au  moins  en  vous  un  honnne  qui  ne  me 
glissera  pas  entre  les  doigts.  Prenez  donc  mes  paroles  comme  vous  l'enlundrez.  — Je 
les  prends  comme  il  faut.  Monsieur,  répondit  Ruckingham  avec  ce  Ion  hautain  qui 
lui  était  particulier,  et  qui  donnait  même  dans  la  conversation  ordinaire  li-  Ion  du  dr'li 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  2S3 

à  ce  qu'il  disait  ;  M.  de  Bragelonne  est  mon  ami ,  vous  insultez  M.  de  Bragelonne ,  vous 
me  rendrez  raison  de  cette  insulte. 

De  Wnrdes  jeta  un  regard  sur  Bragelonne  qui,  fidèle  à  son  rôle,  demeurait  calme 
et  froid  ,  même  devant  le  défi  du  duc.  —  Et  d'abord  ,  il  paraît  que  je  n'insulte  pas 
M.  de  Bragelonne,  puisque  M.  de  Bragelonne,  qui  a  une  épée  au  côté,  ne  se  regarde 
pas  comme  insulté.  —  Maisentin  ,  vous  insultezquelqu'un?  —  Oui,  j'insulte  M.  d'Ar- 
lagnan,  reprit  de  Wardes ,  qui  avait  remarqué  que  ce  nom  était  le  seul  aiguillon  avec 
lequel  il  put  éveiller  la  colère  de  Raoul.  —  Alors,  dit  Buckingham,  c'est  autre  chose. 

—  N'est-ce  pas?  dit  de  Wardes  ;  c'est  donc  aux  amis  de  M.  d'Arlagnan  de  le  défendre. 

—  Je  suis  tout  à  fait  de  voire  avis,  Monsieur,  répondit  l'Anglais,  qui  avait  retrouvé 
tout  sou  tlegme  ;  pour  M.  de  Bragelonne  ofleusé,  je  ne  pouvais  raisonnablement 
prendre  le  parti  de  M.  de  Bragelonne,  puisqu'il  est  là;  mais  dès  qu'il  est  question  de 
M.  d'Arlagnan...  — Vous  me  laissez  la  place,  n'est-ce  pas.  Monsieur?  dit  de  Wardes. 

—  Non  pas,  au  contraire  .je  dégaine .  dit  Buckingham  en  tirant  son  épée  du  fourreau  ; 
car  si  JL  d'Arlagnan  a  olfensé  monsieur  votre  père,  il  a  rendu  ,  ou  du  moins  tenté  de 
rendre  un  grand  service  au  mien. 

De  Wardes  fit  un  mouvement.  —  M.  d'Arlagnan,  poursuivit  Buckingham,  est  le 
plus  galant  gentilhomme  que  je  connaisse.  Je  serai  donc  enchanté,  lui  ayant  des  obli- 
gations personnelles,  de  vous  les  payer  à  vous  d'un  coup  d'épéc.  El  en  même  temps 
Buckingham  tira  gracieusement  son  épée,  salua  Raoul  et  se  mit  en  garde. 

De  Wardes  lit  un  pas  pour  croiser  le  fer.  —  Là,  là.  Messieurs,  dit  Raoul  en  s'a- 
vançant  et  en  posant  à  son  tour  son  épée  nue  entre  les  combattans,  tout  cela  ne  vaut 
pas  la  peine  qu'on  s'égorge  presque  aux  yeu.x  de  la  princesse.  M.  de  Wardes  dit  du 
mal  de  M.  d'Arlagnan,  mais  il  ne  connaît  même  pas  M. d'Arlagnan. — Oh!  oh!  fit  de 
Wardes  en  grinçant  des  dents  et  en  abaissant  la  pointe  de  son  épée  sur  le  bout  de  sa 
hotte  ;  vous  dites  que  moi  je  ne  connais  pas  M.  d'Arlagnan?  —  Sans  doule ,  il  faut  bien 
que  cela  soit  ainsi,  puisque  vous  cherchez  à  son  propos  querelle  à  des  étrangers,  au 
lieu  d'aller  trouver  M.  d'Arlagnan  où  il  est. 

De  Wardes  pâlit.  —  Eh  bien  !  je  vais  vous  le  dire  moi ,  Monsieur,  où  il  est ,  continua 
Raoul  :  M.  d'Arlagnan  est  à  Paris;  il  loge  au  Louvre  quand  il  est  de  service,  rue  des 
Lombards,  quand  il  ne  l'est  pas.  Donc,  ayant  tous  les  griefs  que  vous  avez  contre  lui, 
vous  n'êtes  point  un  galant  homme  en  ne  l'allant  pas  chercher  pour  qu'il  vous  donne 
la  satisfaction  que  vous  semblez  demander  à  tout  le  monde,  excepté  à  lui. 

De  Wardes  essuya  son  front  ruisselant  de  sueur.  —  Fi  !  monsieur  de  Wardes,  con- 
tinua Raoul,  il  ne  sied  point  d'être  ainsi  ferrailleur  quand  nous  avons  des  édils  contre 
les  duels.  Songez-y;  le  roi  nous  en  voudrait  de  notre  désobéissance,  surtout  dans  un 
pareil  moment,  et  le  roi  aurait  raison.  —  Excuses!  iimrmura  de  Wardes,  prétextes  1 

—  Allons  donc!  reprit  Raoul,  vous  dites  là  des  billevesées,  mon  cher  monsieur  de 
Wardes;  vous  savez  bien  que  M.  le  duc  de  Buckingham  est  un  galant  homme  qui  a 
tiré  l'épée  dix  fois  et  qui  se  battra  bien  onze  Quant  à  moi,  n'est-ce  pas,  vous  savez 
bien  que  je  me  bats  aussi.  Je  me  suis  battu  à  Sens ,  à  Bleneau ,  aux  Dunes,  en  avant 
des  canonniers,  à  cent  pas  en  avant  de  la  ligne,  tandis  que  vous,  par  parenthèse, 
vous  étiez  à  cent  pas  en  arrière.  Il  est  vrai  qLie  là-bas  il  y  avait  beaucoup  trop  de 
monde  |iour  que  l'on  vil  voire  bravoure ,  c'est  pourquoi  vous  la  cachiez  ;  mais  ici  ce 
serait  un  spectacle,  un  scandale;  vous  voulez  faire  parler  de  vous,  n'importe  de 
quelle  façon.  Eh  bien!  ne  comptez  pas  sur  moi,  monsieur  de  Wardes,  pour  vous  aider 
dans  ce  projet,  je  ne  vous  donnerai  pas  ce  plaisir.  —  Ceci  est  plein  de  raison,  dit 
Buckingham  en  rengainant  son  épée,  et  je  vous  demande  pardon,  monsieur  de  Bra- 
gelonne, de  m'ètre  laissé  entraîner  à  un  premier  mouvement. 


281  LES  MOUSQUETAIRES. 

■Niais,  au  conlraire,  de  WarJes  furieux  tit  un  bond  en  avant  et,  l'épée  haute,  me- 
naça Raoul ,  qui  n'eut  que  le  temps  d'arriver  à  une  parade  de  quarte.  —  Eh  !  Monsieur, 
dit  tranquillement  Bragelonne,  preuez  donc  garde ,  vous  allez  ni'éborgner. — Mais 
vous  ne  voulez  pas  vous  battre  !  s'écria  M.  de  Wardes.  —  Non ,  pas  pour  le  moment; 
mais  voilà  ce  que  je  vous  promets  aussitôt  noire  arrivée  à  Paris  :  je  vous  mènerai  à 
M.  d'Artagnan,  auquel  vous  conterez  les  griefs  que  vous  pourrez  avoir  contre  lui. 
M.  d'Artagnan  demandera  au  roi  la  permission  de  vous  allonger  un  coup  d'cpée.  Le 
roi  la  lui  accordera ,  et  le  coup  d'épée  reçu  ,  eh  bien  !  mon  cher  monsieur  de  Wardes , 
vous  considérerez  d'un  œil  plus  calme  les  préceptes  de  l'Évangile  qui  commandent 
l'oubli  des  injures.  —  Ah  !  s'écria  de  Wardes,  furieux  de  ce  sang-froid,  on  voit  bien 
que  vous  êtes  à  moitié  bâtard,  monsieur  de  Bragelonne  ! 

Raoul  devint  pâle  comme  le  col  de  sa  chemise  ;  son  œil  lança  un  éclair  qui  fit  re- 
culer de  Wardes. 

Buckingham  Im-mème  en  fut  ébloui  et  se  jeta  entre  les  deux  adversaires  ,  qu'il 
s'attendait  à  voir  se  précipiter  l'un  sur  l'autre. 

De  Wardes  avait  réservé  celle  injure  pour  la  dernière;  il  serrait  convulsivement  son 
épée  et  attendait  le  choc.  —  Vous  avez  raison,  Monsieur,  dit  Raoul  en  faisant  un 
violent  effort  sur  lui-même  ,  je  ne  connais  que  le  nom  de  mon  père  ;  mais  je  sais  trop 
combien  M.  le  comte  de  la  Fère  est  homme  de  bien  et  d'honneur,  pour  craindre  un 
seul  instant  qu'il  y  ait  une  tache  sur  ma  naissance ,  comme  vous  semblez  le  dire. 
Cette  ignorance  où  je  suis  du  nom  de  ma  mère  est  donc  seulement  pour  moi  un  mai- 
heur  et  non  un  opprobre.  Or,  vous  manquez  de  loyauté.  Monsieur:  vous  manquez 
de  courtoisie  en  me  reprochant  un  malheur.  N'importe,  l'insulte  existe  ,  et  celte  fois  , 
je  me  tiens  pour  insulté  !  Donc,  c'est  chose  convenue ,  après  avoir  vidé  votre  querelle 
avec  M.  d'Artagnan,  vous  aurez  affaire  à  moi ,  s'il  vous  plaît.  —  Oh  !  oh  !  répondit  de 
Wardes  avec  un  sourire  amer,  j'admire  votre  prudence.  Monsieur  tout  à  l'heure  vous 
me  promettiez  un  coup  d'épée  de  M.  d'Artagnan ,  et  c'est  après  ce  coup  d'épée  déjà  reçu 
par  moi  que  vous  m'offrez  le  vcMre.  —  Ne  vous  inipiiélez  jtoiul,  ré[iondit  Raoul  avec 
une  sourde  colère ,  M.  d'Artagnan  est  un  habile  honnne  en  fait  d'armes ,  et  je  lui 
demanderai  cette  grâce  qu'il  fasse  pour  vous  ce  qu'il  a  fait  pour  monsieur  \otre 
père ,  c'est-à-dire  qu'il  ne  vous  tue  pas  tout  à  fait ,  alin  qu'il  me  laisse  le  plaisir  .  (piaud 
vous  serez  guéri ,  de  vous  tuer  sérieuseuu'ut ,  car  vous  êtes  un  méchant  cann',  mon- 
sieur de  Wardes,  et  l'on  ne  saurait ,  en  vérité,  prendre  trop  de  précautions  contre 
vous.  —  Monsieur,  j'en  prendrai  cDiitrc  vous-même,  dit  de  Wardes,  soyez  tran- 
quille. —  Monsieur,  lit  Buckingham,  permeltez-moi  de  traduire  vos  paroles  par  un 
conseil  que  je  vais  donnera  M.  de  Bragelduuc  :  Mun^icur  de  Bragelonne,  [lortez 
une  cuirasse. 

De  Wardes  serra  les  poings.  —  Ah  !  je  comprends,  dit-il ,  ces  Messieurs  attendent 
le  miimcnt  où  ils  auront  pris  celle  précaution  pom'  se  mesurer  contre  moi.  — Allniis, 
Monsieur,  dit  Raoul,  puis(jue  vous  le  voulez  absolument,  tinissons-en.  Et  il  lit  un 
pas  vers  de  Wardes  en  étendant  son  épée.  —  Que  faites-vous'/  demanda  Buckingham. 
—  Soyez  tranquille,  dil  R.mul.  ce  ne  sera  pas  long.  De  Wardes  tnudia  en  garde  :  les 
fers  se  croisèrent. 

De  Wardes  s'élança  avec  une  telle  ])récipilalion  sur  Raoul  (pi'il  fut  au  premier 
froissement  de  fer  évident  pour  Buckingham  que  Raoul  ménageait  son  adversaire. 
Buckingham  recula  d'un  pas  et  regarda  la  lutte. 

Raoul  était  calme  connue  s'il  eût  joué  a\ec  un  fleuret,  au  lieu  de  jouer  avec  une 
épée;  il  dégagea  son  arme  engagée  jusqu'à  la  poignée  en  l'.iisani  un  pas  de  retraite, 
para  avec  des  contre  les  trois  ou  q\ialre  coups  que  lui   pintade    Wardes,  puis,   sur 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  28ô 

une  menace  en  qiiarle  basse  que  de  Wardes  para  par  le  cercle,  il  lia  l'épée  et  l'envoya 
à  vingt  pas  de  l'autre  côté  de  la  barrière. 

Puis,  comme  de  Wardes  demeurait  désarmé  et  étourdi,  Raoul  remit  son  épée  au 
fourreau,  le  saisit  au  collet  et  à  la  ceinture,  et  le  jeta  de  l'autre  C(Mé  de  la  barrière, 
frén)issant  et  hurlant  de  raf^c.  —  Au  revoir,  au  revoir!  murmura  de  Wardes  eu  se 
relevant  et  en  ramassant  son  épée.  —  Et  pardieu  !  ilit  Raoul ,  je  ne  vous  répèle  pas 
autre  chose  depuis  une  heure.  Puis  se  retournant  vers  Buckingham  :  —  Duc,  dit-il, 
pas  uu  mot  de  tout  cela,  je  vous  en  supplie;  je  suis  honteux  d'en  être  venu  à  celle 
extrémité,  mais  la  colère  m'a  emporté  ,  je  vous  en  demande  pardon  ;  oubliez.  —  Ah  ! 
cher  vicomte,  dit  le  duc  en  serrant  celle  main  si  rude  et  si  loyale  à  la  fois,  vous  me 
permettrez  bien  de  me  souvenir  au  contraire  et  de  me  souvenir  de  votre  salut,  cet  homme 
est  dangereux,  il  vous  tuera.  —  Mon  père,  répondit  Raoul,  a  vécu  vingt  ans  sous  la 
menace  d'un  ennemi  bien  plus  redoutable  et  il  n'est  pas  mort.  Je  suis  d'un  sang  (pic 
Dieu  favorise,  monsieur  le  duc.  —  Votre  père  avait  de  bons  amis,  vicomte.  —  Oui, 
soupira  Raoul,  des  amis  comme  il  n'y  en  a  plus.  —  Ohl  ne  dites  point  cela ,  je  vous 
en  supplie ,  au  moment  on  je  vous  offre  mon  amitié.  Et  Buclunghani  ouvrit  ses  bras  à 
Bragelonne,  qui  reçut  avec  joie  l'alliance  offerte.  — Dans  ma  famille,  ajouta  Buc- 
kingham ,  on  meurt  pour  ceux  que  l'on  aime,  vous  savez  cela,  monsieur  de  Brage- 
lonne- —  Oui,  duc,  je  le  sais,  répondit  Raoul. 


CE  QUE   LE   CHEVALIER  DE   LORRAINE  PENSAIT  DE   M4DAME. 

Rien  ne  troubla  plus  la  sécurité  de  la  roule. 

Sous  un  prétexte  qui  ne  fit  pas  grand  bruit ,  M.  de  Wardes  s'échappa  pour  prendre 
les  devans.  Il  ennnena  Manicamp,  dont  l'humeur  égale  et  rêveuse  lui  servait  de  ba- 
lance. H  est  à  remarquer  que  les  esprits  querelleurs  et  inquiets  trouvent  toujours  une 
association  à  faire  avec  des  caractères  doux  et  timides,  comme  si  les  uns  cherchaient 
dans  le  contraste  un  repos  à.  leur  humeur,  les  autres  une  défense  pour  leur  propre 
faiblesse. 

Buckingham  et  Bragelonne,  initiantdeGuicheàleur amitié,  formaient  tout  le  long 
de  la  route  un  concert  de  louanges  en  l'honneur  de  la  princesse.  Seulement  Brage- 
lonne avait  obtenu  que  ce  concert  fût  donné  par  trios  au  lieu  de  procéder  par  solos 
comme  Guiche  et  son  rival  semblaient  en  avoir  la  dangereuse  habitude. 

Cette  méthode  d'harmonie  plut  beaucoup  à  Madame  Henriette  ,  la  reine-mère  ;  elle 
ne  fut  peut-être  pas  autant  du  goût  de  la  jeune  princesse  qui  était  coquette  comme  un 
démon  et  qui  cherchait  les  occasions  du  péril.  Elle  avait  en  effet  un  de  ces  cœurs  vaii- 
lans  et  téméraires  qui  se  plaisent  dans  les  extrêmes  de  la  délicatesse  et  cherchent  le  fer 
avec  un  certain  appétit  de  la  blessure. 

Aussi  ses  regards,  ses  sourires,  ses  toilettes,  projectiles  inépuisables,  pleuvaient-ils 
Sur  les  trois  jeunes  gens,  les  criblaient-ils  à  jour,  et  de  cet  arsenal  sans  fond  sortaient 
encore  des  œillades,  des  baisemains  et  mille  autres  délices  qui  allaient  férir  à  distance 
les  gentilshommes  de  l'escorte:  les  bourgeois,  les  officiers  des  villes  que  l'on  traver- 
sait, les  pages,  le  peuple,  les  laquais,  c'était  un  ravage  général,  une  dévastation  uni- 
verselle. 

Lorsque  .Madame  arriva  à  Paris  elle  avait  fait  en  chemiù  cent  mille  amoureux,  et 


286  LES  MOUSQUETAIRES. 

ramenait  à  Paris  une  demi-douzaine  de  fous  et  deux  aliénés.  Raoul  seul  devinaul 
toute  la  séduction  de  cette  femme,  el  parce  qu'il  avait  le  cœur  rempli,  n'oll'rant  aucun 
vide  où  pût  se  placer  une  flèche,  Raoul  arriva  froid  et  défiant  dans  la  capitale  du 
royaume. 

Parfois  en  route  il  causait  avec  la  reine  d'Angleterre  de  ce  charme  enivrant  que 
laissait  Madame  autour  d'elle,  el  la  mère,  que  tant  de  malheurs  et  de  déceptions  fai- 
saient expérimentée,  lui  répondait  :  —  Henriette  devait  être  une  illustre,  soit  qu'elle 
fût  née  sur  le  trône,  soit  qu'elle  fût  née  dans  l'obscurité;  car  elle  est  femuie  d'imagi- 
nation ,  de  caprice  et  de  volonté. 

De  Wardes  et  Manicamp,  édaircurs  et  courriers,  avaient  annoncé  l'arrivée  de 
la  princesse.  Le  cortège  vit  à  Nanterre  apparaître  ime  brillante  escorte  de  cavaliers 
et  de  carrosses.  C'était  Monsieur  qui,  suivi  du  chevalier  de  Lorraine  el  de  ses  favoris, 
suivis  eux-mêmes  d'une  partie  de  la  maison  militaire  du  roi ,  venait  saluer  sa  royale 
fiancée. 

Dès  Saint-Germain ,  la  princesse  et  sa  mère  avaient  changé  le  coche  de  voyage , 
un  peu  lourd,  un  peu  fatigué  par  la  route,  contre  un  élégant  et  riche  coupé  traîné 
par  six  chevaux  harnachés  de  blanc  et  d'or. 

Dans  cette  sorte  de  calèche  apparaissait,  comme  sur  un  trône,  sous  le  parasol  de 
soie  brodée  à  longues  franges  de  plumes ,  la  jeune  et  belle  princesse ,  dont  le  visage 
radieux  recevait  les  reflets  rosés  si  doux  à  sa  peau  de  nacre. 

Monsieur,  en  arrivant  près  du  carrosse ,  fut  frappé  de  cet  éclat:  il  témoigna  ^on 
admiration  en  termes  assez  explicites  pour  que  le  chevalier  de  Lorraine  haussât  les 
épaules  dans  le  groupe  des  courtisans,  et  pour  que  le  comte  de  Guiche  el  Buckingham 
fussent  frappés  au  cœur. 

Après  les  civilités  faites  et  le  cérémonial  accomjili ,  tout  le  cortège  reprit  plus  len- 
tement la  route  de  Paris.  Les  présentations  avaient  eu  lieu  légèrement.  M.  de  Buckin- 
gham avait  été  désigné  à  Monsieur  avec  les  autres  gentilshonunes  anglais.  Monsieur 
n'avait  donné  à  tous  qu'une  attention  assez  légère.  Mais,  en  chemin,  comme  il  vil  le 
duc  s'empresser  avec  la  même  ardeur  que  d'habitude  aux  portières  de  la  calèche  ,  — 
yuel  est  ce  cavalier ïdcmanda-t-il  au  chevalier  de  Lorraine,  son  inséjiarable.  — Ou 
l'a  présenté  tout  à  l'heure  à  'Votre  Altesse,  répliqua  le  chevalier,  c'est  le  beau  duc  de 
Buckingham.  —  Ah  1  c'est  vrai. —  Le  chevalier  de  Madame,  ajouta  le  favori  avec  un 
tour  et  un  Ion  que  les  seuls  envieux  peuvent  donner  aux  pinascs  les  plus  simples.  — 
Comment  I  que  veux-tu  dire?  répliqua  le  prince  toujours  chevauchant.  —  J'ai  dit  le 
chevalier.  —  Madame  a-t-elle  donc  un  chevalier  attitré'?  —  Dame!  il  me  semble  que 
vous  le  voyez  comme  moi;  regardez-les  seulement  rire,  el  folâtrer,  el  faire  du  Cyrus 
tous  les  deux.  — Tous  les  trois.  — Comment,  tous  les  Irois'i*  —  Sans  doute,  lu  \ois 
bien  que  de  Guiche  en  est.  —  Certes  1...  oui,  je  le  vois  bien...  Mais  qu'esl-ce  que  cela 
prouve'? — Que  Madame  a  deux  chevaliers  au  lieu  d'un. — Tu  envenimes  tout,  \ipèrc. 

—  .le  n'envenime  rien...  Ah!  nionscignem',  que  vous  ave/,  l'esprit  mal  fait!  Voilà 
qu'on  fait  les  honneurs  du  royaume  de  France  à  votre  feuune,  el  vous  n'èles  pas 
content. 

Le  duc  d'Orléans  redoutait  la  verve  satirique  du  chevalier  lor-^qu'il  la  sentait  montée 
à  un  certain  degié  de  vigucm-,  Il  coupa  court.  —  La  prin(esse  est  jolie,  dit-il  négli- 
gemment comme  s'il  s'agissait  d'une  étrangère.  —  Oui ,  ré|iliqua  sur  le  même  ton  le 
chevalier.  — Tu  dis  ce  oui  comme  un  non.  lille  a  des  jeux  noirs  fort  beaux,  ce  me 
semble.  —  Petits.  — C'est  vrai  ;  mais  brillans.  — Elle  est  d'ime  taille  avantageuse. — 

—  La  taille  est  un  pcugAlée,  nionscigueur.  —  Je  ne  dis  pas  luin  L'air  est  noble.  — 
Mais  le  visage  est   maigre.  —  Les  dents  m'oni  paru  admiiables.  —  On  les  voit.  La 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  287 

bouche  est  assez  grande,  Dieu  merci  1  Décidément ,  monseigneur ,  j'avais  torl ,  vous 
èles  plus  l)eau  que  voire  femme.  —  El  trouves-tu  aussi  que  je  sois  plus  beau  que  Buc- 
kingliam,  dis?  —  Oh  1  oui,  et  il  le  sent  bien,  allez ,  car,  voyez-le  ,  il  redouble  de  soins 
près  de  Madame  pour  que  vous  ne  l'etfaciez  pas. 

Monsieur  fil  un  mouvement  d'impatience,  mais  comme  il  vit  un  sourire  de  triomphe 
passer  sur  les  lèVres  du  chevalier,  il  remit  son  cheval  au  pas.  —  Au  fait,  dit-il  pour- 
quoi m'occuperais-je  plus  longtemps  de  ma  cousine?  Est-ce  que  je  ne  la  connais  pas  ? 
Est-ce  que  je  n'ai  pas  été  élevé  avec  elle?  Est-ce  que  je  ne  l'ai  pas  vue  tout  enfant  au 
Louvre  ?  —  Ah  !  pardon  ,  mon  prince,  il  y  a  un  changement  d'opéré  en  elle  ,  lit  le 
chevalier.  A  cette  époque  dont  vous  parlez,  elle  était  un  peu  moins  brillante,  —  et 
surtout  beaucoup  moins  fière.  Ce  soir  surtout,  vous  en  souvient-il ,  monseigneur,  où 
le  roi  lie  voulait  pas  danser  avec  elle,  parce  qu'il  la  trouvait  laide  et  mal  vêtue  ? 

Ces  mots  firent  froncer  le  sourcil  au  duc  d'Orléans.  11  était  en  elfet  assez  peu  Oatteur 
pour  lui  d'épouser  une  princesse  dont  le  roi  n'avait  fait  grand  cas  dans  sa  jeunesse. 
Peut-être  allait-il  répondre  ,  mais  en  ce  moment  Guiche  quittait  le  carrosse  pour  se 
rapprocher  du  prince.  De  loin  il  avait  vu  le  priuce  et  le  chevalier,  et  il  semblait,  l'o^ 
reille  inquiète  ,  chercher  à  deviner  les  paroles  qui  venaient  d'être  échangées  entre 
Monsieur  et  son  favori. 

Ce  dernier,  soit  perfidie,  soit  imprudence  ,  ne  prit  pas  la  peine  de  dissimuler.  — 
Comte,  dit-il  ,  vous  êtes  de  bon  goût.  —  Merci  du  compliment,  répondit  Guiche; 
mais  à  quel  propos  me  dites-vous  cela? —  Dame!  j'en  appelle  à  Son  Altesse.  —  Sans 
doute,  dit  Monsieur,  et  Guiche  sait  bien  que  je  pense  qu'il  est  un  parfait  cavalier.  — 
Ceci  posé,  je  reprends,  comte.  Vous  êtes  auprès  de  Madame  depuis  huit  jours,  n'est-ce 
pas?  —  Sans  doute,  répomlit  Guiche  rougissant  malgré  lui.  — Eh  liien!  dites-nous 
franchement  ce  que  vous  pensez  de  sa  personne?  —  De  sa  personne?  reprit  Guiche 
stupéfait.  —  Oui,  de  sa  personne,  de  son  esprit,  d'elle  enfin... 

Étourdi  de  cette  question,  Guiche  hésita  à  répondre.  —  Allons  donc  ,  allons  donc  , 
Guiche,  reprit  le  chevalier  eu  riant,  dis  ce  que  tu  penses,  sois  franc:  Monsieur  l'or- 
donne. —  Oui,  oui,  sois  franc,  dit  le  prince.  Guiche  balbutia  quelques  mots  inintelli- 
gibles. —  Je  sais  bien  que  c'est  délicat,  reprit  Monsieur;  mais  enfin  lu  sais  qu'on  peut 
tout  me  dire,  à  moi.  Comment  la  trouves-tu? 

Pour  cacher  ce  qui  se  passait  en  lui,  de  Guiche  eut  recours  à  la  seule  défense  qui 
soit  au  pouvoir  de  lliomme  surpris ,  il  mentit.  —  Je  ne  trouve  Madame  ni  bien  ni 
mal,  mais  cependant  mieux  que  mal.  —  Eh  1  cher  comte,  s'écria  le  chevalier,  vous 
qui  avez  fait  tant  d'extases  et  de  cris  à  la  vue  de  son  portrail  ! 

De  Guiche  rougit  jusqu'aux  oreilles.  Heureusement  sou  cheval  un  [)eu  vif  lui  servit, 
par  un  écart,  à  dissimuler  cette  rougeur.  —  Le  portrail...  murnmra-t-il  en  se  ra[)- 
prochanl,  quel  portrait? 

Le  chevalier  ne  l'avait  pas  quitté  du  regard.  —  Oui ,  le  portrait.  La  miniature  n'é- 
tait-elle donc  pas  ressemblante?  —  Je  ne  sais.  J  ai  oublié  ce  portrait;  il  s'est  elfacé  de 
mon  esprit.  —  Il  avait  fait  pourtantsur  vous  une  bien  vive  impression,  dit  le  chevalier. 

—  C'est  possible.  —  A-t-elle  de  l'esprit,  au  moins?  demanda  le  duc.  —  Je  le  crois, 
monseigneur.  —  Et  M.  de  Buckingham ,  en  a-t-il  ?  dit  le  chevalier.  —  Je  ne  sais. 

—  Moi  je  suis  d'avis  qu'il  en  a,  répliipia  le  chevalier,  car  il  fait  rire  Madame  ,  et 
elle  paraît  prendre  beaucoup  de  plaisir  en  sa  société ,  ce  qui  n'arrive  jamais  à  une 
femme  d'esprit  quand  elle  se  trouve  dans  la  compagnie  d'un  sot.  —  Alors  c'est  qu'il 
a  de  l'esprit,  dil  naïvement  de  Guiche,  au  secours  duquel  Raotd  arriva  soudain,  le 
voyant  aux  prises  avec  ce  dangereux  interlocuteur  ,  dont  il  s'empara,  et  qu'il  força 
ainsi  de  changer  d'entretien. 


288  LES  MOUSQUETAIRES. 

L'cntréo  se  fil  brillanlc  et  joyeuse.  Le  roi ,  poui'  fèier  son  frère,  avait  ordonné  que 
les  choses  fussent  inaLrniliquenicnl  traitées.  Madame  et  sa  mère  descendirent  au  Lonvrc. 
à  ce  Louvre  où,  pendant  les  temps  d'exil ,  elles  avaient  supporté  si  douloureusement 
l'obscurité,  la  misère,  les  privations. 

Ce  palais  inhospitalier  pour  la  malheureuse  fille  de  Henri  IV,  ces  murs  nus  ,  ces 
parquets  effondrés,  ces  plafonds  tapissés  ds  toiles  d'araignée,  ces  vastes  cheminées  aux 
marbres  écornés,  ces  âtres  froids  que  l'aumône  du  parlement  avait  à  peine  réchaulfés 
pour  elles,  lont  avait  changé  de  face. 

Tentures  splcndides  ,  tapis  épais  ,  dalles  reluisantes  ,  peintures  fraîches  aux  larges 
bordures  d'or;  partout  des  candélabres,  des  glaces ,  des  meubles  somptueux;  partout 
des  gardes  anx  fières  tournures,  aux  panaches  flotlans,  un  peuple  de  valets  et  de  cour- 
tisans dans  les  antichambres  et  sur  les  escaliers. 

Dans  ces  cours  nu  naguère  l'herbe  poussait  encore,  comme  si  cet  ingrat  Mazarin  eût 
jugé  bon  de  prouver  aux  Parisiens  que  la  solitude  et  le  désordre  devaient  être  ,  avec 
la  misère  et  le  désespoir,  le  cortège  des  monarchies  abattues  ;  dans  ces  cours  immenses, 
muettes,  désolées,  paradaient  des  cavaliers  dont  les  chevaux  arrachaient  au\  pavés 
brillans  des  milliers  d'étincelles. 

Des  carrosses  étaient  peuplés  de  femmes  belles  et  jeunes  ,  qui  attendaient ,  pour  la 
saluer  au  passage,  la  fille  de  cette  fille  de  France  qui,  durant  son  veuvage  et  son  exil, 
n'avait  quelquefois  pas  trouvé  un  morceau  de  bois  pour  son  foyer,  un  morceau  de 
p.iiu  pour  sa  table,  et  que  dédaignaient  les  plus  humbles  serviteurs  du  château.  Aussi 
Madame  Henriette  rentra-t-elle  au  Louvre  avec  le  cœur  plus  gonflé  de  douleur  et 
d'amers  souvenirs  que  sa  fille,  nature  oublieuse  et  variable,  n'y  revint  avec  triomphe 
et  joie. 

Elle  savait  bien  que  l'accueil  brillant  s'adressait  à  l'heureuse  mère  d'un  roi  replacé 
sur  le  second  trône  de  l'Europe,  tandis  que  l'accueil  mauvais  s'était  adressé  à  elle,  fille 
de  Henri  ]Y,  punie  d'avoir  été  malheureuse. 

Après  que  les  princesses  eurent  été  installées,  après  qu'elles  eurent  pris  quelque 
repos,  les  hommes,  qui  s'étaient  aussi  remis  de  leurs  fatigues,  reprirent  leurs  habi- 
tudes et  leurs  travaux. 

Bragelonne  commença  par  aller  voir  son  père.  Alhos  était  reparli  pour  iîlois.  11 
voulut  aller  trouver  ^1.  d'Artagnan.  Mais  celui-ci.  occupé  île  l'oi'gauisatiou  d'une  nou- 
velle maison  militaire  du  roi,  était  devenu  iulrouvablc.  Bragclomie  se  rabattit  sur  de 
Guiche.  Mais  le  comte  avait  avec  ses  tailleurs  et  avec  Manicamp  des  conférences  qui 
absorbaient  sa  journée  entière. 

C'était  bien  pis  avec  le  duc  de  Huckingham. 

Celui-ci  achetait  chevaux  sur  chevaux ,  diamans  sur  diamans.  Tout  ce  que  Paris 
renferme  de  brodeuses,  de  lapidaires,  de  tailleurs,  il  l'accaparait.  C'était  entre  Guiche 
et  lui  un  assaut  plus  ou  moins  courtois  poin*  le  succès  duquel  le  duc  voulait  dépeus-er 
un  million,  tandis  que  le  maréchal  de  Granuiiont  avait  donné  soixante  mille  louis 
seulement  à  Guiche. 

Buckingham  riait  et  dépensait  son  million. 

Guiche  soupirait  et  se  fOit  arraché  les  cheveux  sans  les  ronseils  de  de  Wardes  — 
Un  million  1  répétait  tous  les  jours  de  Guiche  ;  j'y  succomberai  Pourquoi  M.  le  maré- 
chal ne  veut-il  pas  m'avancer  ma  part  de  succession?  —  Parce  que  lu  la  dévorerais, 
disait  llaoul.  —  Eh!  que  lui  inipoi'te  !  Si  j'en  dois  mourir,  j'en  mourrai.  Alors  je 
n'aurai  plus  besoin  de  rieii.  —  Mais,  quelle  uécessilé  île  mourir'.'  disait  llaoul.  — .le 
neveux  pas  être  vaincu  en  élégance  par  un  Anglais.  —  Mou  c  lui'  coinlo,  dit  alors 
M.inifanqi,   l'i'l(''/auie   u'i-l    pas  une  i  bose  chÙI.um' ,  (c  u'csl  (pinur  chose  ditlirije. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  289 

—  Oui ,  mais  les  clioscs  difficiles  coulent  fort  cher,  et  je  n'ai  que  soixante  mille  livres. 

—  ParJieu  !  dit  de  Wardes,  tu  es  bien  embarrassé  ;  dépense  autant  que  Buckingham  : 
ce  n'est  que  neuf  cent  quarante  mille  livres  de  différence.  —  Où  les  trouver?  —  Fais 
des  dettes.  — J'en  ai  déjà.  —  Raison  de  plus. 

Ces  avis  finirent  par  exciter  tellement  de  Guiclie  qu'il  fil  des  folies  quand  Buckin- 
gham  ne  faisait  que  des  dépenses. 

Le  bruit  de  ces  prodigalilos  épanouissait  la  mine  de  tous  les  marchands  de  Paris ,  et 
de  l'hôtel  de  Buckingham  à  l'hôtel  de  Grammont  on  rêvait  des  merveilles. 

Pendant  ce  temps  Madame  se  reposait  et  Bragelonne  écrivait  ;i  niademoiscUe  de  la 
Vallière. 

Quatre  lettres  s'étaient  déjà  échappées  de  sa  plume,  et  pas  une  réponse  n'arrivait, 
lorsque  le  matin  même  de  la  cérémonie  du  mariage,  qui  devait  avoir  lieu  au  Palais- 
Royal,  dans  la  chapelle,  Raoul,  à  sa  toilette,  entendit  annoncer  par  son  valet  :  — 
Monsieur  de  Malicorne.  —  Que  me  veut  ceMalicorne?  pensa  Raoul. — Faites  attandre, 
dit-il  au  laquais.  —  C'est  >m  monsieur  de  Blois,  ditle  valet.  —  Ah!  faites  entrer!  s'écria 
Raoul  vivement. 

Malicorne  entra,  beau  comme  un  astre  et  porteur  d'une  épée  superbe.  Après  avoir 
salué  fort  gracieusement, — Monsieur  de  Bragelonne,  dit-il,  je  vous  apporte  mille 
civililés  de  la  part  d'une  dame.  Raoul  rougit.  —  D'une  dame  ,  dit-il ,  d'une  dame  de 
Blois?  —  Oui,  Monsieur,  de  mademoiselle  de  Montalais.  —  Ah!  merci,  [Monsieur,  je 
vous  reconnais  maintenant,  dit  Raoul.  Et  que  désire  de  moi  mademoiselle  de  Mon- 
talais ? 

Malicorne  lira  de  sa  poche  quatre  lettres  qu'il  offrit  à  Raoul.  — Mes  lettres!  est-il 
possible!  dit  celui-ci  en  pâlissant  ;  mes  lettres  encore 'cacbelées!  —  Monsieur,  ces 
lettres  n'ont  plus  trouvé  à  Blois  les  personnes  à  qui  vous  les  dcsiiniez:  on  vous  les  re- 
tourne.—  Mademoiselle  de  la  Vallière  est  partie  de  Blois!  s'écria  Raoul. — Il  y  a 
huit  jours.  —  Et  où  est-elle?  —  Elle  doit  être  à  Paris,  Monsieur.  —  Mais  commeu 
sait-on  que  ces  lettres  venaient  de  moi?  — Mademoiselle  de  !\Ionlalais  a  i-econnu  voire 
écriture  et  votre  cachet ,  dit  Malicorne.  Raoul  rougit  el  sourit.  —  C'est  tort  aimable  à 
mademoiselle  Aure  ,  dit-il  ;  elle  est  toujours  bonne  et  charmante.  —  Toujours,  Mon- 
sieur. —  Elle  eût  bien  dû  me  donner  un  renseignement  précis  sur  mademoiselle  de  la 
Vallière.  Je  ne  chercherais  pas  dans  cet  immense  Paris. 

Malicorne  tira  de  sa  poche  un  autre  paquet.  —  Peut-être,  dit-il,  Irouverez-vous 
dans  celte  lettre  ce  que  vous  souhaitez  de  savoir. 

Raoul  rompit  précipitamment  le  cachet.  L'écriture  était  de  mademoiselle  Aure  et  voici 
ce  que  renfermai!  la  lettre  :  "  Paris ,  Palais-Royal,  jour  de  la  bénédiction  nuptiale.  »  — 
Que  signifie  cela  ?  demanda  Raoul  à  Malicorne  ;  vous  le  savez,  vous.  Monsieur?  —  Oui , 
monsieur  le  vicomte.  —  De  grâce,  dites-le-moi,  alors.  —  Impossible,  Monsieur.  — 
Pourquoi?  —  Parce  que  mademoiselle  Aure  m'a  défendu  de  le  dire. 

Raoul  regarda  ce  singulier  personnage  el  resia  muet.  —  Au  moins,  reprit-il,  est- 
ce  heureux  ou  malheureux  pour  moi  ?  —  Vous  verrez.  —  Vous  êtes  sévère  dans  vos 
discrétions.  —  Monsieur,  une  grâce.  —  En  échange  de  celle  que  vous  ne  me  faites 
pas?  —  Précisément.  —  Parlez.  —  J'ai  le  plus  vif  désir  de  voir  la  cérémonie  et  je 
n'ai  pas  de  billet  d'admission,  malgré  toutes  les  démarches  que  j'ai  faites  pour  m'en 
procurer.  Pourriez-vous  me  faire  entrer?  —  Certes.  — Faites  cela  pour  moi,  monsieur 
le  vicomte ,  je  vous  en  supplie.  —  Je  le  ferai  volontiers ,  Monsieur;  accompagnez-moi. 
—  Monsieur,  je  suis  voire  humble  serviteur.  —  Je  vous  croyais  ami  de  M.  de  Mani- 
camp?  —  Oui,  Monsieur.  Mais  ce  matin,  j'ai ,  en  le  regardant  s'habiller,  fait  tomber 
une  bouteille  de  vernis  sin-  =nu  h. d'il  neuf,  il  il  m\  chargé  l'épér  à  la  main,  si  bien 
T.  1.  iv 


■290 


LES  MOUSQUETAIRES. 


que  j'ai  dû  m'cnfuir.  Voilà  pourquoi  je  ne  lui  ai  pas  demandé  de  billet.  Il  ureùl  lue. 
—  Cela  se  conçoit,  dit  Raoul.  Je  connais  Manicanip  capable  de  tuer  l'horamc  assez 
malheureux  pour  commettre  le  crime  que  vous  avez  à  vous  reprocher  à  ses  yeux, 
mais  je  réparerai  le  mal  vis-à-vis  de  vous;  j'agrat'e  mon  manteau,  et  suis  prêt  à  vous 
servir  de  guide  et  d'introducteur. 


'■^mmirn 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


291 


L\  SURPRISE   DE   MADEMOISELLE   DE   MONTALAIS. 


ADAME  l'ut  mariée  au  Palais-Royal,  dans  la  chapelle,  de- 
vant immonde  de  comiisans  sévèrement  choisis. 

Cependant,  malgré  la  haute  faveur  qu'indiquait  une 
invitation,  Raoul,  fidèle  à  sa  promesse,  lit  entrer  Mali- 
c(irne,  désireux  de  jouir  de  ce  curieux  coup  d'oeil. 

Lorsqu'il  eut  acquitté  cet  engagement,  Raoul  se  rap- 
procha de  de  Guiche  qui,  |)our  contraste  avec  ses  habits 
splendides,  uionlrait  un  visage  tellement  bouleversé  par 
la  douleur,  que  le  duc  de  Buckingliam  seul  pouvait  lui 
disputer  en  pâleur  et  en  abattement. 
—  Prends  garde,  comte,  dit  Raoul  en  s'approchant  de  son  ami  et  en  s'apprêlant  à 
le  soutenir,  au  moment  où  l'archevêque  bénissait  les  deux  époux. 

En  effet,  envoyait  M.  le  prince  de  Condé  regarder  d'un  reil  curieux  ces  deux 
images  de  la  désolation,  debout  connue  des  cariatides,  aux  deux  côtés  de  la  net'. 

La  cérémonie  terminée,  le  roi  et  la  reine  passèrent  dans  le  grand  salon ,  où  ils  se 
iirent  présenter  Madauie  et  sa  suite. 

On  observa  que  le  roi,  (|ui  avait  paru  trcs-émerveillé  à  la  vue  de  sa  belle-sœur, 
lui  lit  les  complimens  les  plus  sincères. 

On  observa  que  la  reine-mère,  attachant  sur  iJuckiugbam  un  regard  long  et  rêveur, 
se  pencha  vers  madame  de  Motteville  pour  lui  dire  :  —  Ne  trouvez-vous  pas  qu'il  res- 
semble à  son  père? 

Ou  observa  enlin  que  Monsieur  observait  tout  le  monde  et  paraissait  assez  mé- 
content. 

Après  la  réception  des  princes  et  des  ambassadeurs,  Monsieur  demanda  au  roi  la 
permission  de  lui  présenter,  ainsi  qu'à  Madame,  les  personnes  de  sa  maison  nouvelle. 

—  Savez-vous,  vicomte,  demanda  tout  bas  M.  le  Prince  à  Raoul,  si  la  maison  a  été 
formée  par  une  personne  de  goût,  et  si  nous  aurons  quelques  visages  assez  propres? 

—  Je  l'ignore  absolument ,  monseigneur,  répondit  Raoul.  —  Nous  allons  bien  en  juger, 
nous  n'aurons  pas  longtemps  à  attendre  :  Voici  l'escadron  volant  qui  s'avance,  connue 
disait  la  bonne  reine  Catherine.  Tudieu  !  les  jolis  visages  1 

Une  troupe  de  jeunes  tilles  s'avançait  en  (dfet  dans  la  salle  sous  la  conduite  de  ma- 
dame de  Navailles  ,  et  nous  devons  le  dire  en  Ibonueur  de  MaiULani[(,  c'était  un  coup 
d'œil  fait  pour  enchanter  ceux  qui ,  comme  M.  le  Prince,  étaient  appréciateurs  de  tous 
les  genres  de  beautç. 

Une  jeune  feunne  blonde,  qui  pouvait  avoir  vingt  à  vingt-un  ans,  et  dont  les  grands 
yeux  bleus  dégageaient  en  s'ouvrant  des  flammes  éblouissantes  ,  marchait  la  première 
et  fui  présentée  la  première.  —  Mademoiselle  de  Tonnay-Gharente ,  dit  à  Monsieur  la 


292  LES  MOUSQUETAIRES. 

vieille  mndiime  de  Navailles.  El  Monsieur  répéta  en  saliiaiil  MaJame  :  —  Ma- 
demoiselle de  Tonnay-Cliarenle.  —  Ah!  ah!  celle-ci  me  parait  assez  agréable,  dit 
M.  le  Prince  en  se  relournant  vers  Raoul...  El  d'une.  —  En  cfîel,  dit  Raoul,  elle  e.^t 
jolie,  quoiqu'elle  ail  l'air  un  peu  hautain.  —  Bah!  nous  connaissons  ces  airs-là, 
vicomte;  dans  trois  mois  elle  sera  apprivoisée;  mais  regardez  donc,  voici  encore  une 
heaulé.  —  Tiens,  dil  Raoul,  el  une  beauté  de  ma  connaissance  même.  —  Mademoi- 
selle Aure  deMonlalais,  dil  madame  de  Navailles.  —  Grand  Dieu!  s'écria  Raoul  ,lixanl 
des  yeux  effarés  sur  la  porle  d'enirée.  —  Qu'y  a-l-il?  demanda  le  prince,  et  serait-ce 
mademoiselle  Aure 'de  Monlalais  qui  vous  fait  pousser  un  pareil  grand  Dieu?  —  Non, 
monseigneur,  non,  répondit  Raoul  tout  pâle  et  loul  Iremblanl.  —  Alors  si  ce  n'est 
mademoiselle  Aure  deMonlalais,  c'csl  celle  charmante  blonde  qui  la  suit.  De  jolis 
yeux.,  ma  foi;  un  peu  maigre,  mais  beaucoup  de  charmes.  — Mademoiselle  de  la 
Baume  le  Blanc  de  la  Vallière ,  dil  madame  de  Navailles. 

A  ce  nom  retentissantjnsqu'au  fond  du  cœur  de  Raoul  ,  un  nuage  monta  de  sa  jioi- 
Irine  à  ses  yeuv;  Dos  lors  il  ne  vit  plus  rien  cl  u'euleudit  plus  rien  ,  de  sorle  que  M.  le 
Prince  ne  IrouvanI  plus  en  lui  qu'un  écho  uuiel  à  ses  railleries,  s'en  alla  voir  de  plus 
jirès  les  belles  jeunes  tilles  que  son  [ireinier  coup  d'œil  avait  déjà  détaillées.  —  Louise 
ici,  Louise  demoiselle  d'honneur  de  Madame  !  murumrail  Raoul. 

Et  ses  yeux,  qui  ne  suffisaient  pas  à  convaincre  sa  raison,  erraient  de  Louise  à 
Montalais. 

Au  reste,  cette  dernière  s'élail  déjà  défait  de  sa  timidité  d'emprunt,  timidité  qui  ne 
devait  lui  servir  qu'au  momenl  de  la  [u'ésenlalion  et  pour  les  révérences.  De  son  petit 
coin  à  clic  ,  elle  regardait  donc  avec  assez  d'assurance  tous  les  assistans,  et  ayant  re- 
trouvé Raoul,  elle  s'amusail  de  l'élonncment  profond  où  sa  présence  cl  celle  de 
.son  amie  avaient  jeté  le  pauvre  amoureux.  Cet  œil  nuitin,  malicieux,  railleur,  que 
Raoul  voulait  éviter,  et  qu'il  lesenail  interroger  sanscesse,  mellail  Raoul  au  supplice. 

Quant  à  Louise,  soit  limidilé  naturelle,  soit  toute  autre  raison  dont  Raoul  ne  pou- 
vait se  rendre  compte,  elle  tenait  conslammenl  les  yeux  baissés,  et  intimidée,  éblouie, 
la  respiration  brève,  elle  se  retirait  le  [tins  qu'elle  pouvait  à  l'écart,  impassible  même 
aux  coups  de  coiide  de  Montalais. 

Toul  cela  était  pour  Raoul  une  véritable  énigme  dont  le  pauvre  vicnnile  eût  donné 
bien  des  choses  pour  savoir  le  mot.  Mais  nul  n'élait  là  pour  le  lui  donner,  pas  même 
Malicornc,  (]ui,  un  peu  incpiirtile  se  Irouver  avec  lanl  de  genlilshommes  cl  assez  effare 
des  regards  railleurs  de  Monlalais,  avait  décrit  un  cercle  ,  el  peu  à  peu  s'élail  allé  placer 
à  quelques  pas  de  M.  le  Prince,  derrière  le  groupe  des  filles  d'honneur,  presqu'à  la 
portée  de  la  voix  de  mademoiselle  .\ure  ,  planèlc  autour  de  laquelle  ,  hinuMe  .salellile  , 
il  semblait  graviter  forcément. 

En  rcvenani  à  lui,  Raoul  crut  reconnaître  à  sa  gauche  des  voix  connues.  C'étaient 
en  effet  de  Wardes ,  de  Guichc  et  le  chevalier  de  Lorraine  qui  causaient.  Il  est  vrai 
qu'ils  causaient  si  bas  qu'à  peine  si  l'on  cnlendait  le  soufllc  de  leurs  paroles  dans  la 
vaste  salle. 

Parler  ain.si  do  sa  place,  du  haut  de  sa  laillo  ,  sans  .se  pencher,  sans  regarder  .son 
inlerloculeur,  c'était  un  talent  dont  les  nouveaux  venus  ne  pouvaient  alleindro  du 
premier  coup  la  sublimilé.  ,'\ussi  fallait-il  une  li>ngue  élude  à  ces  causeries,  qui,  sans 
regards,  sans  ondulation  do  léle,  souiMaicnt  la  couversalion  d'un  groiqie  de  stalucs. 

En  elVt'I.auv  grands  cercles  du  roi  ol  des  reines,  taudis  que  Leurs  Majestés  parlaient 
el  que  tous  parai^saionl  les  écouler  dans  un  religieux  silence,  il  se  tenait  bon  nombre 
de  ces  silencieux  collo(|nes  dans  les(|uels  l'adulaliou  n'elait  point  la  noie  duminanle. 
—  Qu'es'-ce  (pu;  celle  Monlalais'.'  d.'m.uid;iil  do  \\arilos.  Qu'o>'.-i'o  (|uo  collo  la  N'ai- 


I,E  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  293 

lière?  Qu'est-ce  que  celle  province  qui  nous  arrive?  —  Là  Monlaiais,  dil  le  clievalior 
(le  Lorraine,  je  la  connais  :  c'csl  une  bonne  fille  qni  amusera  la  cour.  La  Vallière , 
c'est  une  charmante  boiteuse.  —  Penh!  dit  de  Wai-des.  —  N'en  faites  pas  fi,  de 
Wardes:  il  y  a,  sur  les  boiteuses,  des  axiomes  latins  irès-ingénieux  et  surtout  fort  ca- 
ractOristiques.  —  Messieurs,  Messieurs,  dit  de  Guiche  en  regardant  Uaoïd  avec  in- 
quiétude ,  un  peu  de  mesure,  je  vous  prie. 

Mais  l'inquiétude  du  comte,  en  apparence  du  moins,  était  inopportune.  Raoul  avait 
gardé  la  contenance  la  plus  ferme  et  la  plus  iudilférente,  quoiqu'il  n'eût  pas  perdu  un 
mot  de  ce  qni  venait  de  se  dire.  Il  semblait  tenir  registre  des  insolences  des  deux  pro- 
vocateurs pour  régler  avec  eux  son  compte  à  l'occasion. 

Ue  Wardes  devina  sans  doule  celte  pensée  et  conlitiua  :  —  Quels  sont  les  amans  de 
ces  demoiselles?  —  De  la  Monlalais?  lit  le  chevalier.  —  Oui ,  de  la  Montaluis  d'abord. 
—  Eh  bien!  vous,  moi,  (juiche  ,  qui  voudra,  pardieu!  —  Et  de  l'autre?  —  De  nia- 
deuioiselle  de  la  Vallière?  —  (Jui.  —  Prenez  garde,  Messieurs,  s'écria  de  Guiche 
pour  couper  court  à  la  réponse  de  de  Wardes;  prenez  garde,  Madame  nous  écoute. 

Raoul  enfonçait  sa  main  jusqu'au  poignet  dans  sou  justaucorps  et  ravageait  sa  poi- 
trine et  ses  dentelles.  Mais  cet  acharnement  qu'il  voyait  se  dresser  contre  de  pauvres 
femmes,  lui  fit  prendre  une  résolution  sérieuse.  —  Cette  pauvre  Louise,  se  dit-il  à 
lui-même,  n'est  venue  ici  que  dans  un  but  honorable  et  sous  une  honorable  protection; 
mais  il  faut  que  je  connaisse  ce  but  ;  il  faut  que  je  sache  qui  la  protège.  Et,  imitant  la 
manœuvre  de  Malicorne,  il  se  dirigea  vers  le  groupe  des  tilles  d'honneur.  ISienlot  la 
présentation  fut  terminée.  Le  roi,  qui  n'avait  cessé  de  regarderet  d'admirer  Madartie, 
sortit  alors  de  la  salle  de  réception  avec  les  deux  reines. 

Le  chevalier  de  Lorraine  reprit  sa  place  à  côté  de  Monsieur,  et ,  tout  en  l'accom- 
pagnant, il  lui  glissa  dans  l'oreille  quelques  gouttes  de  ce  poison  qu'il  avait  amassé 
depuis  ime  heure,  eu  regardant  de  nouveaux  visages  et  i.'ii  soupçonnant  quelques 
cœurs  d'être  heureux. 

Le  roi,  en  sortant,  avait  entraîné  derrière  lui  une  partie  des  assistans  ;  mais  ceux 
qui,  parmi  les  courtisans,  faisaient  profession  d'indépendance  ou  de  galanterie,  coni- 
mencèrent  à  s'approcher  des  dames. 

M.  le  Prince  complimenta  mademoiseUe  de  Tonnay-Charente.  lînckingham  lit  la 
cour  à  madame  de  Chalais  et  à  madame  de  la  Fayette  ,  que  déjà  iMadarae  avait  dis- 
tinguées et  qu'elle  aimait.  Quant  au  comte  de  Guiche,  abandonnant  Monsieur  depuis 
qu'il  pouvait  se  rapprocher  seul  de  Madame,  il  s'entretenait  vivement  avec  madame 
de  Valenlinois  sa  sreur,  et  mesdemoiselles  de  Créquy  et  de  (Zliàtillou. 

Au  milieu  de  tous  ces  intérêts  politiques  ou  amoureux ,  Malicorne  voulait  s'emparer 
de  Monlalais;  mais  celle-ci  aimait  bien  mieux  causer  avec  Raoul,  ne  fût-ce  que  pour 
jouir  de  toutes  ses  questions  et  de  toutes  ses  sur[>riscs. 

Raoul  était  allé  droit  à  mademoiselle  de  la  Vallière,  et  l'avait  saluée  avec  le  plus 
profond  respect.  Ce  que  voyant,  Louise  rougit  cl  balbutia;  mais  Montalais  s'empressa 
d'arriver  à  son  secours.  —  Eh  bien ,  dit-elle  ,  nous  voilà  ,  monsieur  le  vicomte.  —  Je 
vous  vois  bien  ,  dit  en  souriant  Raoul ,  cl  c'csl  justement  sur  voire  i)résence  que  je 
vjens  vous  demander  une  petite  explication. 

Malicorne  s'approcha  avec  son  plus  charmant  sourire.  —  Éloignez-vous  donc, 
monsieur  Malicorne ,  dit  Montalais.  En  vérité,  vous  êtes  fort  indiscret. 

Malicorne  se  pinça  les  lèvres  et  fit  deux  pas  eu  arrière  sans  dire  un  seul  mol.  Seule- 
ment son  sourire  changea  d'expression ,  et  d'ouvert  qu'il  était ,  devint  railleur.  —  Vous 
voulez  une  explication ,  monsieur  Raoul'/  deiuanJa  Monlalais.  —  Certainement,  la  chose 
en  vaut  la  peine,  il  me  semble;  mademoiselle  de  la  Vallière,  lillc  d'honneur  de  Ma- 


S9i  LES  MOUSQUETAIRES. 

dame.  —  Pourquoi  ne  serait-elle  pas  fille  d'honneur  aussi  bien  que  mol?  demanda 
Monlalais.  —  Recevez  mes  compliinenls,  Mesdemoiselles,  dit  Raoul,  qui  crut  s'aper- 
cevoir qu'on  ne  voulait  pas  lui  répondre  directement.  —  Vous  dites  cela  d'un  air  fort 
peu  complimenteur,  monsieur  le  vicomte.  — Moi?  —  Dame!  j'en  appelle  à  F^ouise.  — 
M.  de  Bragelonne  pense  peut-être  que  la  place  est  au-dessus  de  ma  condition ,  dit 
Louise  en  balbutiant.  —  Oh  1  non  pas.  Mademoiselle,  répliqua  vivement  Raoul  ;  vous 
savez  Irès-bien  que  tel  n'est  pas  mon  sentiment:  je  ne  m'étonnerais  pas  que  vous 
occupassiez  la  place  d'ime  reine,  à  plus  forte  raison  celle-ci.  La  seule  chose  dont  je 
m'étonne,  c'est  de  l'avoir  appris  aujourd'hui  seulement  et  par  accident. 

—  Ah  !  c'est  vrai,  répondit  Monlalais  avec  son  étourderie  ordinaire.  Tu  ne  com- 
prends rien  à  cela,  et,  en  effet,  tu  n'y  dois  rien  comprendre.  M.  de  Bragelonne  t'a- 
vait écrit  quatre  lettres,  mais  ta  mère  seule  était  restée  à  Blois;  il  fallait  éviter  (pièces 
lettres  tondmssent  entre  ses  mains;  je  les  ai  interceptées  et  renvoyées  à  ]M.  Raoul,  de 
sorte  qu'il  te  croyait  à  Blois  quand  tu  étais  à  Paris,  et  ne  savait  pas  surtout  que  tu 
fusses  montée  en  dignité. — Eh  quoi!  tu  n'avais  pas  fait  prévenir  M.  Raoul  comme 
je  t'en  avais  priée?  s'écria  Louise. — Bon,  pour  qu'il  fit  de  l'austérité,  ponrqu'il  pro- 
nonçât des  maximes,  pour  qu'il  défit  ce  que  nous  avions  eu  tant  de  peine  à  faire,  ah  ! 
non  certes. — Je  suis  donc  bien  sévère  demanda  Raoul. — D'ailleurs,  fit  Montalais, 
cela  me  convenait  ainsi.  Je  partais  pour  Paris,  vous  n'étiez  pas  là,  Louise  pleurait  à 
chaudes  larmes;  interprétez  cela  comme  vous  voudrez;  j'ai  prié  mon  protecteur, 
celui  qui  m'avait  fait  obtenir  mon  brevet,  d'endemandcr  un  pour  Louise:  le  brevet 
est  venu.  Louise  est  partie  pour  commander  ses  habits  :  moi ,  je  suis  restée  en  arrière, 
attendu  (jue  j'avais  les  miens  ;  j'ai  reçu  vos  lettres,  je  vous  les  ai  renvoyées  en  y  ajou- 
tant nu  mot  qui  vous  promettait  une  surprise.  Votre  surprise,  mon  cher  Monsieur,  la 
voiJà;  elle  me  paraît  bonne,  ne  demandez  pas  autre  chose.  Allons,  monsieur  .Mali- 
corne  ,  il  est  temps  que  nous  laissions  ces  jeunes  gens  ensemble  ;  ils  ont  une  foule  de 
choses  à  se  dire  ;  donnez-moi  votre  main  ;  j'espère  que  voilà  un  grand  lionneur  que 
l'on  vous  fait,  monsieur  Malicorne. 

— Pardon,  Mademoiselle,  lit  Raoul  en  arrêtant  la  folle  jeime  fille,  et  en  donnante 
ses  paroles  une  intonation  dont  la  gravité  contrastait  avec  celle  de  Monlalais;  pardon, 
mais  pourrais-je  savoir  le  nom  de  ce  protecteur;  car  si  l'on  vous  protège,  vous,  !\Ia- 
defnois(dle,  et  avec  toutes  sortes  de  raisons,  —  Raoul  s'inclina  , — je  ne  vois  pas  les 
mêmes  raisiius  puni  que  iiiadeuioisellc  de  la  Vallière  soit  protégée. —  Mon  l>ii'nl  inon- 
sieur  Raoul,  dit  uaïvemeul  Louise,  la  chose  est  bien  siuqile,  et  je  ne  vois  pas  pour- 
quoi je  ne  vous  le  dirais  pas  moi-uiême...  Mon  protecteur.  —  c'est  M.  Malicorne. 

Raoul  resta  un  instant  stupéfait,  se  demandant  si  l'on  se  jouait  de  lui  ;  ])uis  il  se 
retourna  pour  interpeller  Malicoi'uc.  Mais  celui-ci  était  déjà  loin,  entraîné  qu'il  était 
par  Monlalais. 

Mademoiselle  lie  la  Vallièi-e  lit  un  mouvement  ]iour  suivre  son  amie.  maisRaoïd  la 
retint  avec  inie  douce  ;iutorilé. 

— Je  vous  en  supplie,  Louise,  dil-il,  un  unit. — Mais.  iminsiiMu'  Maoul.  dit  Louise 
toute  rougissante,  nous  sonunes  seuls...  Tout  le  monde  est  parti...  Ou  va  s'inquiéter, 
nous  chercher. — Ne  craignez  rien,  dit  le  jeune  houuue  en  souriant,  nous  ne  sommes 
ni  l'nn  ni  l'anli'e  personnages  assez  importaii<  pour  que  notre  absence  se  remarque. 
—  Mais  mon  service,  monsieur  Raoul?  —  Tranquillisez-vnus,  Mademoiselle,  je  con- 
nais les  usages  de  la  cour;  votre  servi<'e  ne  doit  counnencerque  dem.iiu  :  il  vous  reste 
iloui  (|iiel(|ues  minute^,  pendant  lexpudles  vous  jiouvez  me  donner  ré(  laircissemenl 
(pjc  je  vais  avoir  l'hormein' de  vous  demander. — Comme  vous  êtes  sérieux,  mon- 
sieur Raoul,   ilit  Louise  tout  impiiète.  —  C'est  que  la  circonsiaiicc  est  séricnsc,  Madc- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  295 

moiselle.  M'écoutez-vous? — Je  vous  écoute  ;  seulement,  Monsieur,  je  vous  le  répèle, 
nous  sommes  bien  seuls. — Vous  avez  raison  ,  dit  Raoul. 

Et,  lui  ofJVant  la  main ,  il  conduisit  la  jeune  fille  dans  la  galerie  voisine  de  la  salle 
de  réception,  et  dont  les  fenêtres  donnaient  sur  la  place. 

Tout  le  monde  se  pressait  à  la  fenêtre  du  milieu,  qui  avait  un  balcon  extérieur 
d'où  l'on  pouvait  voir  dans  tous  leiirs  détails  les  lents  préparatifs  du  départ. 

Raoul  ouvrit  une  des  fenêtres  latérales ,  et  là ,  seul  avec  mademoiselle  de  la  Val- 
lière  :  —  Louise  ,  dil-il ,  vous  savez  que  dès  mon  enfance ,  je  vous  ai  chérie  comme 
une  sœur  et  que  vous  avez  été  la  confidente  de  tous  mes  chagrins,  la  dépositaire  de 
toutes  mes  espérances.  —  Oui,  répondit-elle  bien  bas,  oui,  monsieur  Raoul,  je  sais 
cela.  —  Vous  aviez  l'habitude,  de  votre  côté ,  de  me  témoigner  la  même  amitié,  la 
même  confiance  ;  pourquoi  en  cette  rencontre  n'avez-vous  pas  été  mon  amie ,  pourquoi 
vous  êtes- vous  défiée.de  moi? 

La  Vallière  ne  répondit  point.  —  J'ai  cru  que  vous  m'aimiez,  dit  Raoul,  dont  la 
voix  devenait  de  plus  en  plus  tremblante;  j'ai  cru  que  vous  aviez  consenti  à  tous  les 
plans  faits  en  comnuui  pour  notre  bonheur,  alors  que  tous  deux  nous  nous  prome- 
nions dans  les  grandes  allées  de  Cour-Cheverny  et  sous  les  peupliers  de  l'avenue  qui 
conduit  à  Blois.  Vous  ne  répondez  pas,  Louise? 

11  s'interrompit.  —  Serait-ce,  demanda-t-il  en  respirant  h  peine  ,  qiie  vous  ne  m'ai- 
meriez plus.  —  Je  ne  dis  point  cela  ,  répliqua  tout  bas  Louise.  —  Ohl  dites-le-moi 
bien ,  je  vous  en  prie  ;  j'ai  mis  tout  l'espoir  de  ma  vie  en  vous  ,  je  vous  ai  choisie  pour 
vos  habitudes  douces  et  simples.  Ne  vous  laissez  pas  éblouir,  Louise,  à  présent  que 
vous  voilà  au  milieu  de  la  cour,  où  tout  ce  qui  est  pur  se  corrompt,  où  tout  ce  qui  est 
jeune  vieillit  vite.  Louise ,  fermez  vos  oreilles  pour  ne  pas  entendre  les  paroles,  fermez 
vos  yeux  pour  ne  pas  voir  les  exemples ,  fermez  vos  lèvres  pour  ne  point  respirer  les 
souilles  corrupteurs.  Sans  mensonges,  sans  détours,  Louise,  faut-il  que  je  croie  ces 
mots  de  mademoiselle  de  Montalais?  Louise  ,  êtes- vous  venue  à  Paris  parce  que  je 
n'étais  plus  à  Blois  ? 

La  Vallière  rougit  et  cacha  son  visage  dans  ses  mains.  —  Oui,  n'est-ce  pas,  s'écria 
Raoul  exalté,  oui,  c'est  pour  cela  (pie  vous  êtes  venue!  Oh!  je  vous  aime  comme  ja- 
mais je  ne  vous  ai  aimée  !  Merci .  Louise  ,  de  ce  dévouement  ;  mais  il  faut  que  je  prenne 
\m  parti  pour  vous  mettre  à  couvert  de  toute  insulte ,  pour  vous  garantir  de  toute 
tache;  Louise,  une  fille  d'honneur,  à  la  cour  d'une  jeune  princesse  ,  en  ce  temps  de 
mœurs  faciles  et  d'inconstantes  amours  ,  une  fille  d'honneur  est  placée  dans  le  centre 
des  attaques  sans  avoir  aucune  défense;  cette  condition  ne  peut  convenir:  il  fa\it  que 
vous  soyez  mariée  pour  être  respectée.  —  Mariée?  —  Oiù.  —  Mon  Dieu!  —  Voici 
ma  main,  Louise,  laissez-y  tomber  la  vôtre.  —  Mais  votre  père?  —  Mon  père  me 
laisse  libre.  —  Cependant...  —  Je  comprends  ce  scrupule  ,  Louise  :  je  consulterai  mon 
père.  —  Oh!  monsieur  Raoul,  réfléchissez  ,  attendez.  —  Attendre,  c'est  impossible; 
réfléchir,  Louise ,  réfléchir,  quand  il  s'agit  de  vous  I  ce  serait  vous  insulter  ;  votre  main, 
chère  Louise ,  je  suis  maître  de  moi  :  mon  père  dira  oui ,  je  vous  le  promets  ;  votre 
main,  ne  me  faites  point  attendre  ainsi,  répondez  vite  un  mot,  un  seul,  sinon  je 
croirais  que  pour  vous  changer  à  jamais  il  a  suffi  d'un  seul  pas  dans  le  palais ,  d'un 
seul  souffle  de  la  faveur,  d'un  seul  sourire  des  reines,  d'un  seul  regard  du  roi. 

Raoul  n'avait  pas  prononcé  ce  dernier  mot  que  la  Vallière  était  devenue  paie  comme 
la  mort ,  sans  doute  par  la  crainte  qu'elle  avait  de  voir  s'exalter  le  jeune  homme. 
I    Aussi ,  par  un  mouvement  rapide  connue  La  pensée ,  jela-t-elle  ses  deux  mains  dans 
celles  de  Raoul. 

Puis  elle  s'enfuit  sans  ajouter  une  syllabe  et  disparut  sans  avoir  regardé  en  arrière. 


2%  LES  MOUSQUETAIRES. 

Raoul  sentil  tout  son  corps  frissonner  au  contact  Je  cette  main.  Il  reçut  le  serment, 
comme  un  serment  solennel  arraché  par  l'amour  à  la  limiiiité  virginale. 


LE   CONSENTEMENT   D'ATHOS. 


Raoul  était  sorti  du  Palais-Royal  avec  des  idées  qui  n'admettaient  point  de  délais 
dans  leur  exéculion. 

Il  monta  donc  à  cheval  dans  la  cour  même  et  prit  la  route  de  Rlois  ,  tandis  que  s'ac- 
complissaient avec  une  grande  allégresse  des  courtisans,  et  une^rande  désolation  de 
Guiclie  et  de  Buckingham,  les  noces  de  Monsieur  et  de  la  princesse  d'Angleterre. 

Raoul  lit  diligence  ;  en  dix-huit  heures  il  ari'iva  à  Blois. 

11  avait  préparé  en  route  ses  meilleurs  argumens. 

La  i'ièvre  aussi  est  un  argument  sans  réplique ,  et  Raoul  avait  la  lièvre. 

Alhos  était  dans  son  cabinet,  ajoutant  quelques  pages  à  ses  mémoires,  lorsque  Raoul 
entra  conduit  par  Griinaud. 

Le  clairvoyant  genlilhomme  n'eut  besoin  que  J'un  coup  d'œil  pour  reconnaître  quel- 
que chose  d'extraordinaire  dans  l'attitude  de  son  fils.  —  Vous  me  paraissez  venir  pour 
affaire  de  conséquence  .  dit-il  en  montrant  un  siège  à  Raoul  après  l'avoir  embrassé. 
—  Oui,  Monsieur,  répondit  le  jeune  homme,  et  je  vous  supplie  de  me  prêter  celle 
bienveillante  attention  qui  ne  m'a  jamais  fait  défaut.  —  Parlez,  Raoul.  —  Monsieur, 
voici  le  fait  dénué  de  tout  préambule  indigne  d'un  homme  connue  vous  ;  mademoi- 
selle de  la  Vallière  est  à  Paris  en  qualité  du  lillo  d'honneur  de  >hiihune  :  je  me  suis 
hien  consulté  ,  j'aime  mademoiselle  de  la  Vallière  par-dessus  tout ,  et  il  ne  me  con- 
vient pas  de  la  laisser  dans  un  poste  où  sa  réputation,  sa  vertu,  peuvent  être  exposées, 
je  désire  donc  l'épouser,  Monsieur,  et  je  viens  vous  demander  voire  consentement  à 
ce  mariage. 

Alhos  avait  gardé  pendant  celte  communication  un  silence  et  une  réserve  absolus. 

Raoul  avait  commencé  son  discours  avec  l'affectation  du  sang-froid,  et  il  avait  fini 
par  laisser  voir  à  chaque  mol  une  émolion  des  plus  manifestes. 

.Vlhos  lixa  sur  Hragclumie  un  regard  profond,  voilé  d'une  certaine  tristesse  —  Donc, 
vous  avez  bien  réfléchi  1  demanda-t-il.  —  Oui ,  Monsieur.  —  Il  me  semblait  vous  avoir 
déj.i  dit  mon  senlimentà  propos  de  cette  alliance. — Je  le  sais  ,  Monsieur,  répondit  Raoul 
bien  bas;  mais  vous  avez  répondu  que  si  j'insistais...  — El  vous  insistez'? 

Bragelonne  balbiilia  un  oui  presq\ic  inintelligiiilc.  —  Il  faut,  en  effet.  Monsieur, 
continua  Iranquillemenl  .\lhûs,  que  votre  passion  soit  bien  forte,  puisque  ,  malgré  ma 
répugnance  pour  cette  union,  vous  persistez  à  la  désirer. 

Raoul  passa  sur  son  front  une  main  treinblaiiU' ,  il  essuyait  ainsi  la  sueur  qui 
rinouilail. 

Alhos  le  regarda,  et  la  pitié  descendit  au  fond  de  son  cœur.  Il  se  leva.  — C'est  bien, 
dit-il ,  mes  sentimens  personnels,  à  moi .  ne  signifient  rien,  pui>T|n'il  s'agit  des  vôtres; 
vous  me  reeiuérez:  je  suis  à  vous  :  au  fait ,  voyons,  ipie  d<'siiez-vous  de  moi  1  —  Oh  ! 
voirc  indulgence,  .Monsieur,  votre  imlulgence  d'abord,  dit  Raoul  en  lui  prenant  les 
mains.  —  Vous  vous  méprenez  sur  mes  seuliniens  pour  vous,  Raoul;  il  y  a  mieux  que 
cela  dans  mon  cœur,  répliqua  le  comte. 

Raoul  baisa  la  main  ipi'il  Icnait,  coujtne  vùl  pu  le  faire  l'amant  le  plus  passionné. 


.LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  297 

—  Allons,  allons,  dil  Atlios  :  ditos,  R;ioul,  tne  voilà  prêt,  que  fiuit-il  signer?  —  Oli! 
rien,  Monsieur,  rien  ;  seulement  il  serait  bon  ((iie  vous  prissiez  la  peine  d'écrire  au  roi , 
et  de  demander  pour  moi,  à  Sa  Majesté,  à  laquelle  j'appartiens,  la  permission  d'épouser 
mademoiselle  de  laVallière.  — Bien,  vous  avez  là  une  bonne  pensée,  Raoul.  Enefl'et, 
après  moi ,  ou  plutôt  avant  moi,  vous  avez  un  maître,  ce  maître,  c'est  le  roi;  vous 
vous  soumettez  donc  volontairement  à  une  double  épreuve  ;  c'est  loyal.  —  Ohl  Mon- 
sieur !  —  Je  vais  sur-le-cliamp  acquiescer  à  voire  demande ,  Raoul. 

Le  comte  s'approcha  de  la  fenêtre  et  se  penchant  légèrement  en  dehors.  —  Grimaud , 
cria-t-il. 

Grimaud  montra  sa  tête  à  travers  une  tonnelle  de  jasmin  qu'il  émondait.  —  Mes 
chevaux,  continua  le  comte.  —  Que  signifie  cet  ordre,  Monsieur?  —  Que  nous  par- 
tons dans  deux  heures  pour  Paris.  — Comment,  pour  Paris?  Vous  venez  à  Paris,  Mon- 
sieur?—  Le  roi  n'est-il  pas  à  Paris?  —  Sans  doute.  —  Eh  bien  !  ne  faut-il  pas  que  nous 
y  allions,  et  avez-vous  perdu  le  sens?  —  iSLiis,  Monsieur,  dit  Raoul  jiresque  effrayé 
de  cette  condescendance  paternelle,  je  ne  vous  demande  point  un  pareil  dérangement, 
et  une  simple  lettre...  —  Raoul,  vous  vous  méprenez  sur  mon  importance;  il  n'est 
point  convenable  qu'un  simple  gentilhomme  comme  moi  écrive  à  son  roi.  Je  dois 
parlera  Sa  Majesté.  Je  le  ferai.  Nous  partirons  ensemble,  Raoul. — Oh!  que  de 
bontés ,  Monsieur  !  —  Vous  voulez  une  formalité  de  consentement ,  je  vous  le  donne  , 
c'est  acquis,  n'en  parlons  plus.  Venez  voir  mes  nouvelles  plantations,  Raoul. 

Le  jeune  homme  savait  qu'après  l'expression  d'une  volonté  du  comte,  il  n'y  avait 
plus  de  place  pour  la  controverse.  Il  baissa  la  tête  et  suivit  son  père  au  jardin. 

Alhos  lui  montra  lentement  les  greffes ,  les  pousses  et  les  quinconces. 

Celte  tranquillité  déconcertait  de  plus  en  plus  Raoul  ;  l'amour  qui  remplissait  son 
cœur  lui  semblait  assez  grand  pour  que  le  monde  put  le  contenir  à  peine. 

Aussi,  rassemblant  toutes  ses  forces,  s'écria-t-il  tout  à  coup  :  —  Monsieur,  il  est 
impossible  que  vous  n'ayez  pas  quelque  raison  de  repousser  mademoiselle  de  la  Val- 
lièrel  au  nom  du  ciel,  elle  est  si  bonne,  si  douce,  si  pure,  que  votre  esprit,  plein 
d'une  suprême  sagesse,  devrait  l'apprécier  à  sa  valeur.  Exisle-t-il  entre  vous  et  sa  fa- 
mille quelque  secrète  inimitié,  quelque  haine  héréditaire? —  Voyez,  Raoul,  la  belle 
planche  de  muguet,  dit  Athos,  voyez  comme  l'ombre  et  l'humidité  lui  vont  bien,  cette 
ombre  surtout  des  feuilles  de  sycomores,  par  l'échancrure  desquelles  filtre  la  chaleur 
et  non  la  flamme  du  soleil. 

Raoul  s'arrêta ,  se  mordit  les  lèvres ,  puis  sentant  le  sang  affluer  à  ses  tempes  :  — 
Monsieur,  dit-il  bravement,  une  explication  ,  je  vous  en  supplie  ;  vous  ne  pouvez  ou- 
blier que  votre  fils  est  un  homme.  —  Alors ,  répondit  Athos  en  se  redressant  avec  sé- 
vérité, alors  prouvez-moi  que  vous  êtes  un  homme,  car  vous  ne  prouvez  point  que 
vous  êtes  un  tils.  Je  vous  priais  d'attendre  le  moment  d'une  illustre  alliance ,  je  vous 
eusse  trouvé  une  femme  dans  les  premiers  rangs  de  la  riche  noblesse;  je  voulais  que 
vous  puissiez  briller  de  ce  double  éclat  que  donnent  la  gloire  et  la  fortune,  puisque  vous 
avez  la  noblesse  de  la  robe.  — Monsieur,  s'écria  Raoul  emporté  par  un  premier  mou- 
vement, l'on  m'a  reproché  l'autre  jour  de  ne  pas  connaître  ma  mère. 

Athos  pâlit,  puis  fronçant  le  sourcil  comme  le  dieu  suprême  de  l'antiquité.  —  Il  me 
tarde  de  savoir  ce  que  vous  avez  répondu  ,  Monsieur,  demanda-1-il  majestueusement. 

—  Oh  !  pardon...  pardon...  murmura  le  jeune  homme,  toudiaut  du  haut  de  son  exal- 
tation. —  Qu'avez-vous  répondu ,  Monsieur?  demanda  le  comte  en  frappant  du  pied. 

—  Monsieur,  j'avais  l'épéc  à  la  main,  celui  qui  m'insultiiit  était  en  garde,  j'ai  fait 
sauter  son  épée  par-dessus  une  palissade,  et  je  l'ai  envoyé  rejoindre  son  épée.  —  Et 
pourquoi  ne  l'avez-vous  pas  tué?  —  Sa  Majesté  défend  le  duel,  Monsieur,  et  j'étais  en 


208 


LES  MOUSQUETAIRES. 


ce  moment  ambassadeur  de  Sa  Majesié.  —  C'est  bien  ,  dit  Alhos,  mais  raison  de  plus 
pour  que  j'aille  parler  au  roi.  Raoul,  je  prierai  Sa  Majesté  de  signer  à  votre  contrat 
de  mariage  ,  mais  à  une  condition.  —  Avez-vous  besoin  de  condilion  vis-à-vis  de  moi  ; 
ordonnez.  Monsieur,  et  j'obéirai. — A  la  condition',  continua  Athos ,  que  vous  me 
direz  le  nom  de  celui  qui  a  ainsi  parlé  de...  votre  mère.  — Mais ,  Monsieur,  qu'avez- 
vous  besoin  de  savoir  ce  nom  ?  c'est  à  moi  que  l'offense  a  été  faite ,  et  une  fois  la  per- 
mission obtenue  do  Sa  Majesté,  c'est  moi  que  la  vengeance  regarde.  —  Son  nom.  Mon- 
sieur. —  Vous  l'exigez?  —  Je  le  veux.  —  Le  vicomte  de  Wardes.  —  Ah  !  dit  tran- 
quillement Alhos,  c'est  bien,  je  le  connais;  mais  nos  chevaux  sont  prêts.  Monsieur, 
au  lieu  de  partir  dans  deux  heures,  nous  partirons  tout  de  suite.  A  cheval.  Monsieur, 
à  cheval. 


.'>,dÇ).W''j..4èl4 


LE  YICOISITE  DE  BRAGELONNE. 


209 


MONSIEUR   EST   JALOUX   DU  DUC   DE  BUCKINGHAM. 


A-  D  a  L  9  f",  B 


^  ^  ANmsque  M.  le  comte  de  la  Fère  s'acheminait  vers  Paris , 
[€^'\^;^  accompagné  de  Raoul,  le  Palais-Royal  était  le  théâtre 
L,-!-'^^"  d'une  scène  que  Molière  eût  appelée  de  lionne  comédie. 
;,i^"5^^^  C'était  quatre  jours  après  son  mariage.  Monsieur,  après 
"  "  •  '  avoir  déjeuné  à  la  hâte,  passa  dans  ses  antichambres  ,  les 
lèwes  en  moue ,  le  sourcil  froncé.  Monsieur  courut  plutôt 
qu'il  ne  marcha  vers  l'antichambre,  et  trouvant  un  huis- 
sier, il  le  chargea  d'un  ordre  à  voix  basse.  Puis,  rebrous- 
sant chemin,  pour  ne  pas  passer  par  la  salle  à  manger, 
il  traversa  ses  cabinets,  dans  l'intention  d'aller  trouver 
la  reine-mère  dans  son  oratoire,  où  elle  se  tenait  liabitnellemenl.  Il  pouvait  être  dix 
heures  du  matin.  Anne  d'Autriche  écrivait  lorsque  Monsieur  cuira. 

La  reine-mère  aimait  beaucoup  ce  fils,  qui  était  beau  de  visage  et  doux  de  ca- 
ractère. Monsieur,  en  effet,  était  plus  tendre  et  si  l'on  veut  plus  efféminé  que  le  roi. 
n  avait  pris  ja  mère  par  les  petites  sensibleries  de  femmes,  qui  plai>ent  toujours  aux 
fenunes:  Anne  d'Autriche  ,  qui  eût  fort  aimé  avoir  une  tille ,  trouvait  presque  en  ce 
fils  les  attentions,  les  petits  soins  et  les  mignardises  d'un  enfant  de  douze  ans. 

Ainsi .  Monsieur  employait  tout  le  temps  qu'il  passait  chez  sa  mère  à  admirer  ses 
beaux  bras,  h  lui  doiuier  des  conseils  sur  ses  pâtes  et  des  recettes  sur  ses  essences  ,  où 
elle  se  montrait  fort  recherchée,  puis  il  lui  baisait  les  mains  et  les  yeux  avec  un  en- 
fantillage eliarmant ,  avait  toujours  quelque  sucrerie  à  lui  olfrir,  quelque  ajustement 
nouveau  à  lui  recommander. 

Anne  d'Aulriilic  aimait  le  roi ,  ou  plutôt  la  royauté  dans  son  fils  aîné:  Louis  XIY 
lui  représentait  la  légitimité  divine.  Elle  était  reine-mère  avec  le  roi  ;  elle  était  mère 
seulement  avec  Philippe.  Et  ce  dernier  savait  que  de  tous  les  abris  le  sein  d'une  mère 
est  le  plus  doux  et  le  plus  sur. 

Aussi  tout  enfant  allait-il  se  réfugier  là  quand  des  orages  s'étaient  élevés  entre  son 
frère  et  lui:  souvent  après  les  goiu'mades  qui  constituaient  de  sa  part  crime  de  lèse- 
majesté,  après  les  combats  à  coups  de  poings  et  d'ongles,  que  le  roi  et  son  sujet  très- 
insoumis  se  livraient  en  chemise  sur  un  lit  contesté,  ayant  le  valet  de  chambre  La- 
porte  pour  tout  juge  du  camp,  Philippe  vainqueur,  mais  épouvanté  de  sa  victoire, 
était  allé  demander  du  renfort  à  sa  mère  ,  ou  au  moins  l'assurance  d'un  pardon  que 
Louis  \IV  n'accordait  que  difficilement  et  à  distance. 

Anne  avait  réussi  par  cette  habitude  d'intervention  pacifique  à  concilier  tous  les 
différends  de  ses  fds  et  à  participer  par  la  même  occasion  à  tous  leurs  secrets. 

Le  roi,  un  peu  jaloux  de  cette  sollicitude  maternelle  qui  s'épandait  surtout  sur  son 
frère,  se  sentait  disposé  envers  Anne  d'Autriche  à  plus  de  soumissions  et  de  préve- 


300  LES  MOUSQUETAIRES. 

nances  qu'il  n'était  dans  son  caractère  d'en  avoir.  Anne  d'Autriche  avait  s\irtoiit 
praliqué  ce  système  de  politique  envers  la  jeune  reine.  Aussi  régnuit-elle  presque  iles- 
potiquement  sur  le  ménage  royal,  et  dressait-elle  déjà  toutes  ses  batteries  pour  régner 
avec  le  même  absolutisme  sur  le  ménage  de  son  second  fils. 

Anne  d'Autriche  était  presque  fière  lorsqu'elle  voyait  entrer  chez  elle  une  mine 
allongée,  des  joues  pâles  et  des  yeux  rouges,  comprenant  qu'il  s'agissait  d'un  secoiu's 
à  donner  au  plus  faible  ou  au  plus  mutin. 

Elle  écrivait,  disons-nous,  lorsque  Monsieur  entra  dans  son  oratoire ,  non  pas 
les  yeux  rouges,  non  pas  les  joues  pâles,  mais  inquiet,  dépité,  agacé.  Il  baisa  distrai- 
tement les  bras  de  sa  mère,  et  s'assit  avant  qu'elle  ne  lui  en  eût  donné  l'autorisation. 

Avecles  habitudes  d'étiquette  établies  à  la  cour  d'Anne  d'Autriche,  cet  oubli  des 
convenances  élait  un  signe  d'égarement  de  la  part  surtout  de  Philippe ,  qui  pratiquait 
si  volontiers  l'aJulalion  du  respect.  Mais  s'il  manquait  si  noloiremenl  à  tous  ces  prin- 
cipes, c'est  que  la  cause  en  devait  être  grave.  —  Qu'avez-vous,  Philippe?  demanda 
Anne  d'Autriche  en  se  tournant  vers  son  fds.  —  Ah!  Madame,  bien  des  cho.ses, 
murmura  le  prince  d'un  air  dolent.  —  Vous  ressemblez,  en  effet,  à  un  homme  fort 
affairé,  dil  la  reine  en  posant  la  plume  dans  l'écritoire.  Philippe  fronça  le  som-cil ,  mais 
ne  répondit  point.  —  Dans  toutes  les  choses  qui  remplissent  votre  esprit,  dit  Anne 
d'Autriche  ,  il  doit  cependant  s'en  trouver  quelqu'une  qui  vous  occupe  plus  que  les 
autres.  —  Une,  en  elfel.  m'occupe  plus  que  les  autres,  oui.  Madame. — Je  vous 
écoute. 

Philippe  ouvrit  la  bouche  pour  donner  passage  à  tous  les  griefs  qui  se  pressaient 
dans  son  esprit  el  semblaient  n'attendre  qu'une  issue  pour  s'e.xhalcr.  Mais  tout  à  coup 
il  se  tut,  et  tout  ce  qu'il  avait  sur  le  cœur  se  résuma  par  un  sou[iir.  —  Voyons,  Phi- 
lippe, voyons,  de  la  fermeté,  dit  la  reine-mère.  Une  chose  dont  on  se  plaint,  c'est 
piesque  toujours  une  personne  qui  gêne,  n'est-ce  pas?  —  Je  ne  dis  point  cela,  Ma- 
dame.—  De  qui  voulez-vous  parler?  Allons,  allons,  résumez-vous?  —  Mais  c'est 
qu'en  vérité,  Madame,  ce  que  j'aurais  à  dire  est  fort  discret.  —  Ah  !  mon  Dieu.  — 
Sans  doute,  car,  enfin,  une  femme..  — .\h  !  vous  voulez  parler  de  Madame?  de- 
manda la  reine-mère  avec  un  vif  sentiment  de  curiosité.  —  Oui ,  oui.  sans  dovite.  — 
Eh  bien!  si  c'est  de  Madame  que  vou^  voulez  me  parler,  mon  fils,  ne  vous  gênez  pas. 
Je  suis  votre  mère,  et  Madame  n'est  pour  moi  qu'une  étrangère.  Cependant,  comme 
elle  est  ma  bru ,  ne  doutez  point  que  je  n'écoute  avec  intérêt ,  ne  fût-ce  que  pour  vous, 
tout  ce  que  vous  m'en  direz.  —  Voyons,  à  votre  tour.  Madame,  dit  Philippe,  avouez- 
moi  si  vous  n'avez  pas  remarqué  quelque  chose?  —  Quelque  chose,  Philippe...  Vous 
avez  des  mots  d'un  vague  effrayant...  Quehpie  chose,  et  de  cpielle  sorte  est  ce  qiiebpie 
chose? —  Madame  est  jolie,  enfin.  —  Mais.  oui.  —  (>pcndaiil,  ce  n'est  point  ime 
lieaiiti'.  —  Non .  mais  en  grandissant  elle  peut  singulièrement  ciubellir  encore.  Vous 
avez  bien  vu  les  changenieus  que  quebpies  années  déjà  ont  apportés  sur  son  visage. 
Eh  bien!  elle  se  dévclcippera  de  plus  en  |)lus,  elle  n'a  que  seize  ans.  \  quinze  ans, 
moi  aussi  j'étais  fort  maigre;  mais  enfin  telle  qu'elle  est,  Madame  est  jolie. —  Par 
conséquent  on  peut  l'avoir  remarquée  —  Sans  doute  ,  on  remarque  une  femme  ordi- 
naire, à  plus  forte  raison  une  princesse.  —  Elle  a  ('[<•  bien  élevée,  n'est-ce  pas, 
Madame'.'  —  .Madame  Henriette,  sa  mère,  est  une  fcnmie  un  |i(-u  froide,  un  peu  pré- 
tentieuse, mais  une  femme  pleine  de  beaux  sentimens,  1,'éducation  de  la  jeune 
princesse  peut  avoii' été  négligée,  mais  quant  aux  principes,  je  les  crois  bons;  telle 
était  du  moins  mon  opinion  sur  elle  lors  de  son  séjour  en  France:  depuis,  elle  est 
retournée  en  ,\uglclcri'e,  el  je  ne  sais  ce  qui  s'est  passé.  —  Que  \oulez-\ous  dire?  — 
Eli  !  mon  Dieu,  je  veux  dire  que  certaines  lèles ,  un  peu  légères,  sont  facilement  tour- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  301 

nées  par  la  prospérité.  —  Eh  bien  !  Madame ,  vous  avez  dit  le  nio(  ;  je  crois  à  la  prin- 
cesse une  têle  un  peu  légère  ,  en  effet. 

—  Il  ne  faudrait  pas  c.va;j;éier.  Pliilippo  :  elle  a  de  l'esprit  et  une  certaine  dose  de 
coquetterie  Irès-nalurcllc  chez  une  jeune  femme  ;  mais,  mon  lils  ,  chez  les  personnes 
de  haute  qualité  ce  défaut  tourne  à  l'avantage  d'une  cour.  Une  princesse  un  peu  co- 
quette se  fait  ordinairement  une  cour  brillante;  un  sourire  d'elle  fait  éclore  parloul  le 
luxe,  l'espiit  et  le  courage  méuie:  la  noblesse  se  bat  mieux  pour  un  |irince  dont  la 
femme  est  belle.  —  Grand  merci ,  Madame  ,  dit  Philippe  avec  humeur  ;  en  vérité 
vous  me  faites  là  des  peintures  fort  alarmantes,  ma  mère.  —  En  quoi?  demanda  la 
reine-mère  avec  une  feinte  naïv-eté.  —  Ma  foi!  Madame,  je  vous  le  dirai  franchement, 
je  n'ai  point  compris  la  vie  comme  on  me  la  fait.  —  Expliquez-vous. 

—  Ma  femme  n'csl  point  à  moi ,  en  vérité  ;  elle  m'échappe  eu  toute  circonslancc. 
Le  malin  ce  sont  les  visites,  les  correspondances,  les  toilettes  :  le  soir,  ce  sont  les  bals 
et  les  concerts.  —  Vous  êtes  jaloux.  Philippe!  — Moi  !  Dieu  m'en  préserve!  A  d'autres 
qu'à  moi  ce  sot  rôle.<le  mai'i  jaloux;  mais  je  suis  contrarié..  —  Philippe,  ce  sont  tontes 
choses  innocentes  que  vous  reprochez  là  à  votre  femme,  et  tant  que  vous  n'aurez  rien 
de  plus  considérable...  —  Écoulez  donc,  sans  cire  coupable  une  femme  peut  inquié- 
ter: il  est  de  certaines  fréquentations  ,  de  certaines  préférences  que  les  jeunes  femmes 
afiîehent  et  qui  suflisenl  pour  faire  donner  au  diable  les  maris  les  moins  jaloux.  — 
Ceci  est  plus  sérieux.  Madame  aurait-elle  donc  de  ces  sortes  de  torts  envers  vous'?  — 
Précisément.  —  Quoi  !  votre  femme ,  après  quatre  joiu-s  de  mariage,  vous  préférerait 
quelqu'un,  fréquenterait  quelqu'un?  Prenez-y  garde,  Philippe,  vous  exagérez  ses 
torts;  à  force  de  vouloir  prouver  on  ne  prouve  rien. 

Le  prince,  effarouché  du  sérieux  de  sa  mère,  voulut  répondre,  mais  il  ne  put  que 
balbutier  quelques  paroles  inintelligibles.  —  Voilà  que  vous  reculez,  dit  Anne  d'Au- 
triche, j'aime  mieux  cela;  c'est  une  reconnaissance  de  vos  loris.  — Non!  s'écria  Phi- 
lippe, non,  je  ne  recule  pas,  et  je  vais  le  prouver.  J'ai  dit  préférences,  n'est-ce-pas  V 
j'ai  dit  fréquentation,  n'est-ce  pas?  Eh  bien!  écoutez. 

Anne  d'Autriche  s'apprêta  complaisamment  à  écouter  avec  ce  plaisir  de  commère 
que  la  meilleure  femme,  que  la  meilleure  inèro,  fùl-ellc  reine,  trouve  toujours  dans 
son  immixtion  à  de  petites  querelles  de  ménage.  —  Eh  bien!  reprit  Philippe,  dites- 
moi  une  chose.  — Laquelle?  —  Pourquoi  ma  femme  a-t.-clle  conservé  une  cour  an- 
glaise, dites? 

Et  Philippe  se  croisa  les  bras  en  regardant  sa  mère,  comme  s'il  eîit  été  convaincu 
qu'elle  ne  trouverait  rien  à  répoudre  à  ce  reproche.  —  Mais,  reprit  .\nne  d'Autriche, 
c'est  tout  simple  ,  parce  que  les  Anglais  sont  ses  compatriotes,  parce  qu'ils  ont  dépensé 
beaucoup  d'argent  pour  l'accompagner  en  France,  et  qu'il  serait  peu  poli,  peu  poli- 
tique même,  de  congédier  brusquement  une  noblesse  qui  n'a  reculé  devant  aucun 
dévouement,  devant  aucun  sacrifice.  —  Eh  !  ma  mère,  le  beau  sacrifice  ,  en  vérité  , 
que  de  se  déranger  d'un  vilain  pays  pour  venir  dans  une  belle  contrée ,  où  l'on  fait , 
avec  un  écu,  plus  d'effet  qu'autre  part  avec  quatre  !  Le  beau  dévouement,  n'est-ce  pas, 

que  de  faire  cent  lieues  pour  accompagner  une  femme  dont  on  est  amoureux?  

Amoureux,  Philippe!  songez-vous  à  ce  que  vous  dites?  —  Parbleu.  — El  qui  donc  est 
amoureux  de  Madame?  —  Le  beau  duc  de  Buckingham.  N'allez-vous  pas  aussi  dé- 
fendre celui-là,  ma  mère  ? 

Anne  d'Aulriche  rougit  et  sourit  en  même  temps.  Ce  nom  de  duc  de  Buckintrliaui 
lui  rappelait  à  la  fois  de  si  doux  et  de  si  tristes  souvenirs  !  —  Le  duc  de  Buckingham? 
murmura-t-ellc.  Puis,  faisant  effort  sur  elle-même,  —  Les  Buckingham  sont  lovaux 
cl  braves,  dit  couiageusement  Anne'd'Autriche.  —  Allons,  bien  ;  voilà  ma  mère  (pii 


302  LES  MOUSQUETAIRES. 

détend  contre  moi  le  galant  de  ma  tcmiiie!  s'écria  Pliilippc  (ollement  exaspère  que  sa 
nature  frêle  eu  fut  ébranlée  jusqu'aux  larmes.  — Mou  tilsl  mon  lils!  s'écria  Anne 
d'Autriche,  l'expression  n'est  pas  digne  de  vous.  Votre  femme  n'a  point  de  galant,  ot 
si  elle  en  devait  avoir  un,  ce  ne  serait  pas  M.  de  Buckingliam  ;  les  gens  de  celte  race, 
je  vous  le  répète,  sont  loyaux  et  discrets  ;  l'hospilalilc  leur  est  sacrée.  —  Eh  !  Madame  ! 
s'écria  Philippe  ,  M.  de  Buckinghara  est  un  Anglais,  et  les  Anglais  respectent-ils  si 
fort  religieusement  le  bien  des  princes  français  ? 

Anne  rougit  sous  ses  coiffes  pour  la  seconde  fois  ,  et  se  retourna  sous  prétexte  de 
tirer  sa  plume  de  l'écritoire,  mais,  en  réalité,  pour  cacher  sa  rougeur  aux  yeux  de  son 
fils.  —  En  vérité,  Philippe,  dit-elle  ,  vous  savez  trouver  des  mots  qui  me  confondent, 
et  votre  colère  vous  aveugle,  comme  elle  m'épouvante;  réfléchissez,  voyons.  —  Ma- 
dame, je  n'ai  pas  besoin  de  réfléchir,  je  vois.  —  Et  que  voyez-vous?  —  Je  vois  que 
M.  de  Buckingliam  ne  quitte  point  ma  femme.  Il  ose  lui  faire  des  présens,  elle  ose  les 
accepter.  Hier,  elle  parlait  de  sachets  à  la  violette  ;  or,  nos  parfumeurs  français,  vous 
le  savez  bien,  Madame,  vous  qui  en  avez  demandé  tant  de  fois  sans  pou\oir  en  obte- 
nir; or,  nos  parfumeurs  français  n'ont  jamais  pu  trouver  celte  odeur.  Eh  bien,  le  duc, 
lui  aussi ,  avait  sur  lui  un  sachet  à  la  violette.  C'était  donc  de  lui  que  venait  celui  de 
ma  femme.  —  En  vérité,  Monsieur,  dit  Anne  d'Autriche,  vous  bâtissez  des  pyramides 
sur  des  pointes  d'aiguille  ;  prenez  garde.  Ces  idées  étranges,  je  vous  le  jure,  me  rap- 
pellent douloureusement  votre  père,  qui  m"a  fait  souvent  souffrir  avec  injustice.  — 
Le  père  de  M.  de  Buckiugbam  était  sans  doute  plus  réservé,  plus  respectueux  que 
son  flls ,  dit  étourdimeni  Philippe,  sans  voir  qu'il  touchait  rudement  au  cœur  de  sa 
mère. 

La  reine  pâlit  et  appuya  une  main  crispée  sur  sa  poitrine,  mais,  se  remeltaul 
promptcment,  —  Enfin  ,  dit-elle,  vous  èles  venu  ici  dans  une  intention  quelconque? 
Exi)liquez-vous.  —  Je  suis  venu,  Madame,  dans  l'intention  de  me  plaindre  éiiergiquc- 
nu'ul.  cl  pour  vous  prévenir  que  je  n'endurerai  rien  <le  la  part  de  M.  de  I>uikingham. 

—  Que  ferez- vous'f'  —  Je  me  plaindrai  au  roi. —  El  que  voulez-vous  que  vous  réponde 
le  roi?  —  Eh  bien  !  dit  Monsieur  avec  une  expression  de  féroce  fermeté  qui  faisait  un 
étrange  contraste  avec  la  douceur  habituelle  de  sa  physionomie,  eh  bien  !  je  me  ferai 
justice  moi-même.  —  Qu'ap|H"lez-voiis  vous  faire  justice  vous-niêuie?  diMuamla  .\mie 
d'Aulriche  avec  un  certain  ejfroi.  —  Je  veux  que  M.  de  Buckingliam  quille  Madame, 
je  veux  que  M.  de  Uuckingham  quitte  la  France,  et  je  lui  ferai  signifier  ma\olonlé. — 
'Vous  ne  ferez  rien  signifier  du  tout.  Philippe,  dit  la  reine,  car  si  vous  agissiez  de 
la  soj'te,  si  vous  violiez  à  ce  |ioiiit  riios|iilalité ,  j'invoquerais  contre  vous  la  sévérité 
du  roi. 

—  Vous  me  menacez,  ma  mère!  s'écria  Philippe  éiiloré;  vous  me  monaci'z  ipiaud 
je  me  plains,  —  iN'ou  ,  je  ne  vous  menace  pas ,  je  mets  une  digue  ii  votre  emporlenieut. 
l'Iiilippc  fil  un  mouvement.  —  D'ailleurs,  continua  la  reine,  l'injure  n'est  ni  vraie  ni 
pu.^sible,  et  il  ne  s'agit  que  d'une  jalousie  ridicule.  —  Madame,  je  sais  ce  (]ue  je  sais. 

—  Et  moi,  (piehiue  chose  que  vous  sachiez,  je  vous  exhorte  à  la  palicucc  —  Mais, 
Madame,  s'écria  Philippe  eu  frappant  ses  mains  l'une  coniri'  l'autre ,  soyez  ma  mère 
el  niin  la  reine,  pMi^(pl(•  je  \ous  parle  eu  fils;  enire  .^L  de  llui  kiuyham  et  moi,  c'est 
l'alTaire  d'im  cnlrclirn  de  (piaire  iiiiiiiiles.  — C'est  justenienl  i  l't  eiilietieu  (pie  je  Mni.- 
iiilerdi>,  .Mdusii'ur,  dit  la  reine  reprenant  >in\  autorité,  ce  n'est  pa>  digue  de  nous.  — 
l'Ji  bi<'n  soil.  je  ne  paraîtrai  jias.  mais  j'inlimerai  mes  volontés  à  Madame.  —  Oh!  fil 
Aune  d'Auliielie  a\ei  la  mélancolie  du  souvenir,  ne  tyrannisez  jamais  une  femme, 
ninii  lils;  ne  commandez  jamais  trop  haut  el  irop  impérali\  enienl  il  la  vôtre,  l-'emuie 
vaincue  n'est  pas  toujours  femme  conNaincue.  —  Que  faire  alors?  —  Laisscx-moi  le 


A  >  >  !■;     n    Al  T  11  M   II  I 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  303 

soin  de  cette  affaire.  Philippe,  vous  désirez  que  le  duc  de  Buckingliam  s'éloigne, 
n'est-ce  pas?  —  Au  plus  tôt,  Madame.  —  Eh  hieu!  envoyez-moi  le  duc,  mon  fils; 
souriez-lui,  ne  témoignez  rien  à  votre  femme,  au  roi,  à  personne.  Des  conseils,  n'en 
recevez  que  de  moi.  Hélas!  je  sais  ce  que  c'est  qu'un  ménage  troublé  par  des  conseil- 
lers. —  J'obéirai,  ma  mère.  — Et  vous  serez  satisfait,  Philippe.  Trouvez-moi  le  duc. 
—  Ohl  ce  ne  sera  point  difficile.  —  Où  croyez-vous  donc  qu'il  soit?  —  Pardieu  ,  à  la 
perle  de  Madame ,  dont  il  attend  le  lever  :  c'est  hors  de  doute.  —  Bien  .  lit  Anne  d'Au- 
riche  avec  calme.  Veuillez  dire  au  duc  que  je  le  prie  de  me  venir  voir.  Philippe  baisa 
la  main  de  sa  mère  et  partit  à  la  recherche  de  M.  de  Buckingham. 


FOR  EVER. 

Rlilord  Buckingham,  soumis  à  l'invitation  de  la  reine-mère,  se  présenta  chez  elle 
une  demi-heure  après  le  départ  du  duc  d'Orléans. 

Lorsque  son  nom  fut  prononcé  par  l'huissier,  la  reine,  qui  s'était  accoudée  sur  sa 
table,  la  tèle  dans  ses  mains,  se  releva  et  reçut  avec  un  sourire  le  salut  plein  de  grâce 
et  de  respect  que  le  duc  lui  adressait. 

Anne  d'Autriche  était  belle  .encore.  On  sait  qu'à  cet  âge  déjà  avancé  ses  longs  che- 
veux cendrés,  ses  belles  mains,  ses  lèvres  vermeilles ,  faisaient  encore  l'admiration  île 
tous  ceux  qui  la  voyaient. 

En  ce  moment,  tout  entière  à  uu  souvenir  qui  remuait  le  passé  dans  son  cœur,  elle 
était  aussi  belle  qu'aux  jours  de  sa  jeunesse ,  alors  que  son  palais  s'ouvrait  pour  rece- 
voir, jeune  et  passionné ,  le  père  de  ce  Buckingham,  cet  infortuné  qui  avait  vécu  pour 
elle,  q\ii  était  mort  en  prononçant  son  nom. 

Anne  d'Autriche  attacha  donc  sur  Buckingham  un  regard  si  tendre,  que  l'on  y  dé- 
couvrait à  la  fois  la  complaisance  d'une  alîeclion  maternelle  et  quelque  chose  do  doux 
comme  une  coquetterie  d'amante. 

—  Votre  Majesté ,  dit  Buckingham  avec  respect ,  a  désiré  me  parler?  —  Oui ,  duc, 
répliqua  la  reine  en  anglais.  Veuillez  vous  asseoir.  Cette  faveur  que  faisait  Anne 
d'A\itriche  au  jeune  homme,  celte  caresse  de  la  langue  du  pays  dont  le  duc  était  sevré 
depuis  son  séjour  en  France  remuèrent  profondément  son  âme.  Il  devina  sur-le-champ 
que  la  reine  avait  quelque  chose  à  lui  demander. 

Après  avoir  donné  les  premiers  momens  à  l'oppression  insurmontable  qu'elle  avait 
ressentie  ,  la  reine  reprit  son  air  riant.  —  Monsieur,  dit-elle  en  français,  comuient 
trouvez-vous  la  France  ?  —  Un  beau  pays ,  Madame ,  répliqua  le  duc.  —  L'aviez-vous 
déjà  vue?  —  Déjà  unie  fois,  oui ,  Madame.  —  Mais  ,  comme  tout  bon  Anglais  ,  vous 
préférez  l'Angleterre  ?  —  J'aime  mieux  ma  patrie  que  la  patrie  d'un  Français,  ré- 
pondit le  duc;  mais  si  Votre  Majesté  me  dema?ide  lequel  des  deux  séjours  je  préfère  , 
Londres  ou  Paris,  je  répondrai  Paris. 

Anne  d'Autriche  remarqua  le  Ion  plein  de  chaleur  avec  lequel  ces  paroles  avaient 
été  prononcées.  —  Vous  avez,  m'a-t-on  dit,  milord,  de  beaux  biens  chez  vous,  vous 
habitez  un  palais  riche  et  ancien?  —  Le  palais  de  mon  père  ,  répliqua  Buckingham 
en  baissant  les  yeux.  —  Ce  sont  là  des  avantages  précieux  et  des  souvenirs,  répliqua 
la  reine.  —  En  effet ,  dit  le  duc  subissant  l'influence  mélancoUque  de  ce  préambule  , 
les  gens  de  cœur  rêvent  autant  par  le  passé  ou  par  l'avenir  que  par  le  présent.  — 


30i  LES  MOUSQUETAIRES. 

C'est  vi'ai,  dit  la  reine  à  voix  basse.  — 11  en  résulle,  ajoUta-l-elle  ,  que  vous,  niilord  , 
qui  êtes  un  homme  de  cœur...  vous  quitterez  bientôtla  France...  pour  vous  renfermer 
dans  vos  richesses,  dans  vos  reliques.  Buckinghaiii  leva  la  tête.  —  Je  ne  crois  pas, 
dit-il,  Madame.  —  Comment?  —  Je  pense  ,  au  contraire  ,  que  je  quitterai  l'Angle- 
terre pour  venir  habiter  la  France. 

Ce  fut  au  tour  d'Anne  d'Autriche  à  manifester  son  étonnenicnl.  —  Quoi  !  dit-elle, 
vous  ne  vous  trouvez  donc  pas  dans  la  faveiu'  du  nouveau  roi? —  Au  contraire,  Ma- 
dame, Sa  Majesté  m'honore  d'une  bienveillance  sans  bornes.  —  Il  ne  se  peut ,  dit  la 
reine,  que  votre  fortune  soit  diminuée;  on  la  disait  considérable.  —  Ma  fortune.  Ma- 
dame ,  n'a  jamais  été  plus  florissante.  —  Il  faut  alors  que  ce  soit  quelque  cause  se- 
crète. —  Non,  Madame ,  dit  vivement  BuckiiiLrham  ,  il  n'est  rien  dans  la  cause  de  ma 
détermination  qui  soit  secret.  J'aime  le  séjour  de  France ,  j'aime  une  cour  pleine  de 
goût  et  de  politesse;  j'aime  enfin,  Madame,  ces  plaisirs  un  peu  sérieux  qui  ne  sont 
pas  les  plaisirs  de  mon  pays  et  qu'on  trouve  en  France. 

Anne  d'Autriche  sourit  avec  finesse.  —  Les  plaisirs  sérieux!  dit-elle;  avez- vous  bien 
réfléchi,  monsieur  de  Buckingham  ,  à  ce  sérieux-là?  Le  duc  balbutia.  —  Il  n'est  pas 
de  plaisirsi  sérieux,  continua  la  reine  ,  qui  doive  empêcher  un  homme  de  votre  rang... 

—  Madame,  interrompit  le  duc  ,  Votre  Majesté  insiste  beaucoup  sur  ce  point,  ce  me 
semble.  —  Vous  Irouvez  ,  duc?  —  C'est ,  n'en  déplaise  à  Votre  Majesté  ,  la  deuxième 
fois  qu'elle  vante  les  attraits  de  l'Angleterre  avux  dépens  du  charuK  qu'on  éprouve  à 
vivre  en  France. 

Anne  d'Autriche  s'approcha  du  jeune  homme .  et  posant  sa  belle  main  sur  sou 
épaule  qui  tressaillit  au  contact  :  —  Monsieur,  dit-elle ,  croyez-moi ,  rien  ne  vaut  le 
séjour  du  pays  natal.  Il  m'est  arrivé ,  à  moi ,  bien  souvent  de  regretter  l'Espagne.  J'ai 
vécu  longtemps,  milord,  bien  longtemps  |)our  une  feuune  .  et  je  vous  avoue  qu'il  ne 
s'est  point  passé  d'année  que  je  n'aie  regretté  l'Espagne.  —  Pas  une  année  !  Madame, 
dit  froidement  le  jeune  duc;  pas  une  de  ces  années  où  vous  étiez  reine  de  beauté  , 
commevousêtes  encore  ,  du  reste. — Chipas  de  flatterie,  duc:  je  suisune  femme  qui 
serait  votre  mère  !  Elle  mit ,  sur  ces  derniers  mots ,  un  accent ,  une  douceur  qui  péné- 
trèrent le  cœur  de  Buckingham.  —  Oui ,  dit-elle ,  je  serais  votre  mère ,  et  voilà  pour- 
quoi je  vous  donne  un  bon  conseil.  —  Le  conseil  de  m'en  retourner  à  Londres!  s'é- 
cria-t-il.  —  Oui,  milord,  dit-elle. 

Le  duc  joignit  les  mains  d'un  air  effrayé,  qui  ne  pouvait  manquer  son  effet  sur 
cette  fennne  disposée  à  des  sentimens  tendres  par  de  tendres  souvenirs.  —  Il  le  faut , 
ajouta  la  reine.  —  Comment!  s'écria-t-il  encore,  l'on  me  dit  sérieusement  qu'il  faut 
que  je  parte,  qu'il  faut  que  je  m'exile!  —  Que  vous  vous  exiliez!  avez-vous  dit.  Ah! 
milord  ,  ou  croirait  ([ue  la  France  est  voire  pairie.  —  Madame,  le  pays  dos  gens  qui 
aiment,  c'est  le  pays  de  ceux  qu'ils  aimcnl.  —  Pas  un  mol  de  plus,  niilord,  dit  la 
reine,  vous  oubliez  à  qui  vous  parlez! 

Buckingham  se  mit  à  doux  genoux.  —  Madame,  Madame,  vous  êtes  une  source 
d'esprit,  de  bonlé,  de  clémence;  Madame,  vous  n'êtes  pas  seulement  la  jireniièrc  de 
ce  royaume  i)ar  le  rang,  vous  êtes  la  première  du  monde  par  les  qualités  qui  vous 
font  divine  ;  je  n'ai  rien  dit,  Madame,  .\i-je  dit  quelque  chose  à  quoi  vous  puissiez 
me  répondre  une   aussi  cruelle    parole?  Est-ce  que  je  me    suis    trahi,  Madame? 

—  Vous  oubliez  que  vous  avez  parlé,   pensé  devant   une  femme,  et  d'ailleurs... 

—  D'ailleurs,  interrompil-il  \i\i-Niiiil  .  ind  ne  sait  que  vous  m'écouloz.  —  On  lésait, 
au  contraire  ,  duc  ;  vous  avez  les  di''l'auts  cl  les  (pialilés  de  la  jeunesse,  — Ou  m'a 
trahi!  on  m'a  dénonié!  —  Qui  cela?  —  Ceux  qui  déjà  au  llavrc  avaient,  a\i'(- 
une  iulcrnale  perspiiaiil/'.  In  il.in-.  mou  niiir  :i  livre  ciumtI.  —  ,1e  ne  sai'<  de  qui  muis 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  305 

entendez  parler.  —  Oh  !  Madame,  si  quelqu'un  avail  eu  laudace  de  voir  en  moi  ce 
que  je  n'y  veux  point  voir  moi-nièine...  —  Que  feriez-vous,  duc?  —  Il  esl  des  secrels 
qui  tuent  ceux  qui  les  trouvent.  — Celui  qui  a  trouve  votre  secret ,  fou  que  vous  êtes, 
celui-là  n'est  pas  tué  encore  ;  il  y  a  plus,  vous  ne  le  tuerez  pas;  celui-là  est  armé  de 
tous  droits,  c'est  un  mari,  c'est  un  jaloux,  c'est  le  second  genlïïhomme  de  France, 
c'est  mon  fils ,  le  duc  d'Orléans. 

Le  duc  pâlit. — Que  vous  êtes  cruelle,  Madame!  dit-il.  Anne  courut  à  lui  et  lui  |)rit 
la  main.  —  Villicrs,  dit-elle  en  anglais  avec  une  véhémence  à  hnpielle  nul  n'eût  pu 
résister,  que  demandez-vous?  A  une  mère,  de  sacrifier  son  fils;  à  une  reine,  de  con- 
sentir au  déshonneur  de  sa  maison!  Vous  êtes  un  enfant,  n'y  pensez  pas!  Quoi!  pour 
vous  épargner  une  larme  ,  je  commettrais  ces  deux  crimes ,  Villiers  !  Vous  parlez  des 
morts  ;  les  morts  du  moins  furent  respectueux  et  soumis  ;  les  morts  s'inclinaient  devant 
un  ordre  d'exil  ;  ils  emportaient  leur  désespoir  comme  une  richesse  en  leur  cœur,  parce 
que  le  désespoir  venait  de  la  femme  aimée,  parce  que  la  mort,  ainsi  trompeuse,  était 
comme  un  don  ,  comme  une  favinir. 

Buckingham  se  leva  les  traits  altérés,  les  mains  sur  le  cœur.  —  Vous  avez  raison. 
Madame,  dit-il  ;  mais  ceux  dont  vous  parlez  avaient  reçu  l'ordre  d'exil  d'une  bouche 
aimée  ;  on  ne  les  chassait  point  :  on  les  priait  de  partir,  on  ne  riait  pas  d'eux. —  Non, 
l'on  se  souvenait!  murnnn'a  Anne  d'Autriche.  Mais  qui  vous  dit  qu'on  vous  chasse, 
qu'on  vous  exile;  qui  vous  dit  qu'on  ne  se  souvienne  pas  de  votre  dévouement?  Je  ne 
parle  pour  personne,  Villiers,  je  parle  pour  moi,  partez!  Rendez-moi  ce  service, 
faites-moi  celle  grâce;  que  je  doive  cela  encore  à  quelqu'un  de  votre  nom.  — C'est 
donc  pour  vous,  Madame? — Pour  moi  seule.  —  Il  n'y  aura  (ferrièrc  moi  aucun 
homme  qui  rira,  aucun  prince  qui  dira  :  J'ai  voulu  !  —  Duc!  écoutez-moi. 

Et  ici  la  figure  auguste  de  la  vieille  reine  prit  une  expression  solennelle.  Je  vous 
jure  que  nul  ici  ne  commande,  si  ce  n'est  moi  ;  je  vous  jure  que  non-seulement  per- 
sonne ne  rira,  ne  se  vantera,  mais  que  personne  même  ne  manquera  au  devoir  que 
votre  rang  impose.  Comptez  sur  moi ,  duc  ,  connue  j'ai  compté  sur  vous.  —  Vous  ne 
vous  expliquez  point,  Madame;  je  suis  au  désespoir,  la  consolation,  si  douce  et  si 
complète  qu'elle  soil,  ne  me  paraîtra  pas  suffisante.  — Ami,  avez-vous  connu  votre 
mère?  répliqua  la  reine  avec  un  caressant  sourire.  — Oh!  bien  peu,  Madame;  mais 
je  me  rappelle  que  cette  noble  daine  me  couvrait  de  baisers  et  de  pleurs  quand  je 
pleurais.  — Villiers!  murmura  la  reine  on  passant  son  bras  au  cou  du  jeime  homme 
je  suis  une  mère  pour  vous,  et,  croyez-moi  bien,  jamais  personne  ne  fera  pleurer 
mon  fils.  —  Merci ,  Madame  ,  merci ,  dit  le  jeune  homme  attendri  et  sufloquant  d'émo- 
tions ;  je  sens  qu'il  y  avait  place  encore  dans  mon  cœur  pour  un  sentiment  plus  doux 
plus  noble  que  l'amour. 

La  reine-mère  le  regarda  et  lui  serra  la  main.  —  Allez,  dit-elle.  —  Quand  faul-il 
que  je  parle?  ordonnez.  —  Mêliez  le  temps  convenable,  milord,  reprit  la  reine  ;  vous 
parlez,  mais  vous  choisissez  votre  jour...  Ainsi,  parlez  après-demain  au  soir;  seule- 
ment, annoncez  dès  aujourd'hui  votre  volonté.  —  Ma  volonté!  murmura  le  jeune 
homme.  —  Oui ,  duc.  —  Et...  je  ne  reviendrai  jamais  en  France?  Anne  d'Autriche 
réfléchit  un  moment,  et  s'absorba  dans  la  douloureuse  gravité  de  sa  méditafion. — lime 
sera  doux,  dit-elle  ,  que  vous  reveniez  le  jour  où  j'irai  dormir  éternellement  à  Saint- 
Denis  près  du  roi  mon  époux.  —  Qui  vous  fit  tant  souffrir!  dit  Buckingham.  —  Qui 
était  le  roi  de  France  ,  répliqua  la  reine.  —  Madame ,  vous  êtes  pleine  de  bonté ,  vous 
entrez  dans  la  prospéiité,  vous  nagez  dans  la  joie;  de  longues  années  vous  sont  pro- 
mises. —  Eh  bien  ,  vous  viendrez  tard  alors  ,  dit  la  reine  en  essayant  de  sourire. 

Je  ne  reviendrai  pas,  dit  tristement  Ruikindiam,  moi  ipii  «iiis  jeune.  La  reine  fit  nu 

T.  1  il) 


"306 


LES  MOUSQUETAIRES. 


mouvement. —  La  mort ,  Madame  ,  ne  compte  pas  les  années;  elle  est  impartiale;  on 
meurt  quoique  jeune,  on  vil  quoique  vieillard. 

—  Duc,  plus  de  sombres  idées  ;  je  vais  vous  égayer.  Venez  dans  deux  ans!  je  vois 
sur  votre  charmante  figure  que  les  idées  qui  vous  font  si  lugubre  aujourd'hui ,  seront 
des  idées  décrépites  avant  six  mois. — Je  crois  que  vous  me  jugiez  mieux  tout  à  l'heure, 
Madame  ,  répliqua  le  jeune  homme,  quand  vous  disiez  que  sur  nous  autres  de  la  mai- 
son de  Buckingham  le  temps  n'a  pas  de  prise.  —  Silence  !  oh  !  silence  1  fit  la  reine  en 
embrassant  le  duc  sur  le  front  avec  une  tendresse  qu'elle  ne  put  réprimer;  allez  : 
allez!  ne  m'allendrissez  point,  ne  vous  oubliez  plus,  je  suis  la  reine!  vous  êtes  sujet 
du  roi  d'Angleterre;  le  roi  Charles  vous  attend;  adieu,  adieu,  Villiers,  farewell, 
Villiers  !  —  For  ever  !  répliqua  le  jeune  homme ,  et  il  s'enfuit  en  dévorant  ses  larmes. 
Anne  appuya  ses  mains  sur  son  front,  puis  se  regardant  au  miroir,  — On  a  beau  dire, 
murmura-t-elle  ,  pauvre  relue ,  la  femme  est  toujours  jeune  :  on  a  toujours  vingt  ans 
dans  quelque  coin  du  cœur! 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


307 


OU  SA  MAJESTÉ  LOUIS  XIV  NE  TROUVE  MADEMOISELLE  DE  LA  VÂLLIÈRE 
NI  ASSEZ  RICHE,  NI  ASSEZ  JOLIE  POUR  UN  GENTILHOMME  DU  RANG 
DU   VICOMTE   DE   BRAGELONNE. 


AOiL  et  le  comte  de  la  Fère  arrivèrent  :i  Paris  le  soir  du 
jour  où  Buckiiighain  avait  eu  cet  entretien  avec  la  reine- 
mère. 

A  |ieine  arrivé,  le  comte  lit  demander  par  Raoul  une 
audience  au  roi. 

Le  roi  avait  passé  une  partie  de  la  journée  à  regarder 
avec  Madame  et  les  dames  de  la  cour  des  étoffes  de  Lyon 
dont  il  faisait  présent  à  sa  belle-sœur.  Il  y  avait  eu  ensuite 
diner  à  la  cour,  puis  jeu,  et  selon  son  habitude,  le  roi 
quittant  le  jeu  à  huit  heures,  avait  passé  dans  son  cabinet 
pour  travailler  avec  M.  Colberl  et  M.  Fouquet. 

Raoul  était  dans  Tantichanibre  au  moment  où  les  deux  ministres  sortirent,  et  le  roi 
l'aperçut  par  la  porte  entrebâillée.  —  Que  veut  nionsieui'  de  Bragelonne  '.'  deniaiida-t-il. 
Le  jeune  homme  s'approcha.  —  Sire ,  répliqua-t-il ,  uiie  audience  pour  M.  le  comte 
de  la  Fère,  qui  arrive  de  Blois  avec  grand  désir  d'entretenir  Votre  Majesté.  — ^  J'ai 
une  heure  avant  le  jeu  et  mon  souper,  dit  le  roi.  M.  de  la  Fère  est-il  prêt? —  M.  le. 
comte  est  en  bas,  au.x  ordres  de  Votre  Majesté.  —  Qu'il  monte  ! 
Cinq  minutes  après  Atlios  entrait  chez  Louis  XIV. 

Accueilli  par  le  maître  avec  cette  gracieuse  bienveillance  que  Louis ,  avec  un  tact 
nu-dessus  de  son  âge,  réservait  pour  s'acquérir  les  honmios  que  l'on  ne  conquiert 
point  avec  des  faveurs  ordinaires,  —  Comte  ,  dit  le  roi ,  laissez-moi  espérer  que  vous 
venez  me  demander  quelque  chose.  — Je  ne  le  cacherai  point  àA'^otre  Majesté,  ré' 
phqua  le  comte  ;  je  viens  en  effet  solliciter.  —  Voyons  1  dit  le  loi  d'un  air  joyeux.  — 
Ce  n'est  pas  pour  moi ,  sire.  —  Tant  pis;  mais  enlln,  pour  votre  protégé,  comte,  je 
ferai  ce  que  vous  me  refusez  de  faire  pour  vous.  —  Votre  Majesté  me  console  ..  Je 
viens  parler  au  roi  pour  le  vicomte  de  Bragelonne.  —  Comte,  c'est  comme  si  vous 
parliez  pour  vous.  —  Pas  tout  à  fait,  sire...  Ce  que  je  désire  obtenir  de  vous,  je  ne  le 
puis  pour  moi-même.  Le  vicomte  pense  à  se  marier.  —  Il  est  jeune  encore  :  mais 
qu'importe...  C'est  un  homme  distingué,  je  lui  veux  trouver  une  femme. — Il  l'a 
trouvée,  sire  ,  et  ne  cherche  que  l'assentiment  de  Votre  Majesté.  —  Ah  1  il  ne  s'agit 
que  de  signer  un  contrat  de  mariage?  —  Athos  s'inclina.  —  A-t-il  choisi  sa  fiancée 
riche  et  d'une  quahté  qui  vous  agrée? 

Athos  hésita  un  moment.  —  La  fiancée  est  demoiselle ,  répliqua-t-il:  mais  po\ir 
riche  ,  elle  ne  l'est  pas. —  C'est  >m  mal  auquel  nous  voyons  remède.  —  Votre  Majesté 


308  LES  MOUSQUETAIRES. 

me  pénètre  de  reconnaissance.  —  Comment  s'appelle  la  fiancée?  —  C'est,  dit  Athos 
froidement,  mademoiselle  de  la  Vallière  de  la  Bannie  le  Blanc.  —  Ali  !  fit  le  roi  en 
cherchant  dans  sa  mémoire;  je  connais  ce  nom  ;  un  marquis  de  la  Vallière... —  Oui, 
sire ,  c'est  sa  fille.  —  Il  est  mort  !  —  Oui ,  sire.  —  Et  la  veuve  s'est  remariée  à  M.  de 
Saint-Remy,  maitre  d'hôtel  de  Madame  douairière?  —  Votre  Majesté  est  bien  in- 
formée.—  C'est  cela  ,  c'est  cela!...  Il  y  a  plus  :  la  demoiselle  est  entrée  dans  les  filles 
d'honneur  de  Madame  la  jeune.  —  Votre  Majesté  sait  mieux  que  moi  toute  l'histoire. 

Le  roi  réfléchit  encore  ,  et  regardant  à  la  dérobée  le  visage  assez  soucieux  d'Athos, 
—  Comte,  dit-il ,  elle  n'est  pas  fort  jolie  ,  cette  demoiselle,  il  me  semble? —  Je  ne 
sais  trop,  répondit  Athos.  —  Moi,  je  l'ai  regardée  :  elle  ne  m'a  point  frappé.  —  C'est 
un  air  de  douceur  et  de  modestie,  mais  peu  de  beauté  ,  sire.  —  De  beaux  cheveux 
blonds,  cependant?  —  Je  crois  que  oui.  —  Et  d'assez  beaux  yeux  bleus? —  C'est  cela 
même.  — Donc,  sous  le  rapport  de  la  beauté ,  le  parfi  est  ordinaire.  Passons  à  l'ar- 
gent. Quinze  à  vingt  mille  livres  de  dot  au  plus,  sire ,  mais  les  amoureux  sont  désin- 
téressés ;  moi-même  je  fais  peu  de  cas  de  l'argent.  —  Le  superflu,  voulez-vous  dire; 
mais  le  nécessaire  c'est  urgent.  Avec  quinze  mille  livres  de  dot,  sans  apanages,  une 
femme  ne  peut  aborder  la  cour.  Nous  y  suppléerons  ;  je  veux  faire  cela  pour  Bra- 
gelonne. Athos  s'inclina. 

Le  roi  remarqua  encore  sa  froideur. — Passons  de  l'argent  à  la  qualité,  dit  Louis  XIV; 
fille  du  marquis  de  la  Vallière,  c'est  bien;  mais  nous  avons  ce  bon  Saint-Remy  qui 
gâte  un  peu  la  maison,  par  les  femmes,  je  le  sais  ,  enfin  cela  gâte  ;  et  vous,  comte  , 
vous  tenez  fort,  je  crois,  à  voire  maison.  —  Moi,  sire,  je  ne  liens  plus  à  rien  du  tout 
qu'à  mon  dévouement  pour  Voire  Majesté.  Le  roi  s'arrêta  encore.  —  Tenez ,  dit-il , 
Monsieur,  vous  me  surprenez  beaucoup  depuis  le  commencement  de  voire  entrelien. 
Vous  venez  me  faire  une  demande  en  mariage  et  vous  paraissez  fort  affligé  de  faire 
celle  demande.  Oh  !  je  me  trompe  rarement ,  tout  jeune  que  je  suis ,  car  avec  les  uns, 
je  mets  mon  amilié  au  service  de  l'intelligence;  avec  les  antres,  je  mets  ma  défiance 
que  double  la  perspicacité.  Je  le  répète,  vous  ne  faites  point  celle  demande  de  bon 
cœur.  —  Eh  bien!  sire,  c'est  vrai.  —  Alors,  je  ne  vous  comprends  point:  refusez.  — 
Non,  sire;  j'aime  Bragelonne  de  tout  mon  amour;  il  est  épris  de  niadenioisclle  de  la 
Vallière,  il  se  forge  des  paradis  pour  l'avenir;  je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  veulent  briser 
les  illusions  de  la  jeunesse. — Voyons,  voyons,  comte,  raime-t-elle? —  Si  Votre  Ma- 
jesté vent  que  je  lui  dise  la  vériié,  je  ne  crois  pas  à  l'amour  de  mademoiselle  de  la 
Vallière;  elle  est  jeune,  elle  est  enfant,  elle  est  enivrée;  le  plaisir  de  voir  la  cour, 
l'honneur  d'être  au  service  de  Madame,  balanceront  dans  sa  lêle  ce  qu'elle  pourrait 
avoir  de  tendresse  dans  le  co'ur;  ce  sera  donc  un  mariage  comme  Votre  Majesté  en 
voit  beaucoup  à  la  cour;  mais  Bragcloime  le  veut  :  que  cela  soit  ainsi. — Vous  ne 
ressemblez  cependant  pas  à  ces  pères  faciles  qui  se  font  esclaves  de  leurs  enfuns, 
dit  le  roi.  — Sire  ,  j'ai  de  la  voionlé  contre  les  médians ,  je  n'en  ai  point  contre  les 
gens  de  cœur.  Raoul  sonlfre,  il  prend  du  chagrin:  je  ne  veux  pas  priver  Votre  Ma- 
jesté des  services  qu'il  jient  rendre. 

—  Je  vous  comprends,  dit  le  roi,  et  je  comprends  surtout  votre  cœur.  —  Alors,  ré  - 
jiliqna  le  comte,  je  n'allends  plus,  sire,  que  la  signature  de  Votre  Majesté.  Raoul  aura 
l'bonueui'  de  se  iiiés(Mit(-r  de\ant  vous,  et  recevra  votre  consenicnient.  —  Vous  vous 
ticjiMpez.  iiimie,  dit  fermement  le  roi  :  je  viens  de  vous  dire  que  je  voulais  le  bonheur 
du  viidmle  ;  aussi  m'o|)posé-jc  en  ce  mument  à  son  mariage.  —  Mais,  sire!  s'écria 
.\lhos.  Votre  Majesté  m'a  promis...  —  Non  pas  cela,  comte;  je  ne  vous  l'ai  poin 
promis,  car  cela  est  opposé  à  mes  vues. 

—  Je  comiirends  tout  ce  (]uc  l'inilialivc  de  Votre  Majesti' a  de   bienveillant  et  de 


M£  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  309 

goncreiix  pour  moi  :  m;ii^  je  prends  la  libeiié  de  vous  rappeler  que  j'ai  pris  l'eugagv-- 
luent  de  venir  eu  ambassadeur.  —  Un  ambassadeur,  comte,  demande  souvent  et  n'ob- 
tient pas  toujours.  —  Ah  !  sire ,  quel  coup  pour  Bragelonne  I  —  Je  donnerai  le  coup, 
je  parlerai  au  vicomte.  Ne  vous  inquiétez  plus  à  ce  sujet.  J'ai  des  vues  sur  Bragelonne  j 
je  ne  dis  pas  qu'il  n'épousera  pas  mademoiselle  de  la  Vallière;  mais  je  ne  veux  point 
qu'il  se  marie  si  jeune;  je  ne  veux  point  qu'il  l'épouse  avant  qu'ellen'ailfail  fortune,  et 
lui ,  de  son  côlé ,  mérite  mes  bonnes  grâces,  telles  que  je  veux  les  lui  donner.  Eu  un 
mot,  comte ,  je  veux  qu'on  attende.  —  Sire,  encore  une  fois...  —  Monsieur  le  comte, 
vous  êtes  venu ,  disiez-vous,  me  demander  une  faveur?  —  Oui,  certes.  —  Eh  bien! 
accordez-m'en  une,  ne  parlons  plus  de  cela.  Il  est  possible  qu'avant  un  long  temps  je 
fasse  la  guerre;  j'ai  besoin  de  gentilshommes  libres  autour  de  moi.  J'hésiterais  à  en- 
voyer sous  les  balles  et  le  canon  un  homme  marié,  un  père  de  famille  ;  j'hésiterais 
aussi  pour  Brageloiuie  à  doter,  sans  raison  majeure  ,  une  jeune  tille  inconnue  :  cela 
sèmerait  de  la  jalousie  dans  ma  noblesse.  Athos  s'inclina  et  ne  répondit  rien. 

— Est-ce  tout  ce  qu'il  vous  importait  de  me  demander,  ajouta  Louis  \l\'!  —  Tout 
absolument,  sire,  et  je  prends  congé  de  Votre  ^lajesté.  Mais  funt-il  que  je  prévienne 
Raoul?  —  Epargnez-vous  ce  soin,  épargnez-vous  cette  contrariété.  Dites  au  vicomte 
que  demain,  à  mon  lever,  je  lui  parlerai;  quant  à  ce  soir,  comte,  vous  êtes  de  mon 
jeu.  — Je  suis  en  habit  de  voyage  ,  sire.  — Un  jour  viendra ,  j'espère ,  où  vous  ne  me 
quitterez  pas.  Avant  peu,  comte,  la  monarchie  sera  établie  de  façon  à  oiïrir  une  digne 
hospitalité  à  tous  les  hommes  de  voti'e  mérite.  —  Sire,  pourvu  qu'un  roi  soit  grand 
dans  le  cœur  de  ses  sujets,  peu  importe  le  palais  qu'il  habite,  puisqu'il  est  adoré  dans 
un  temple. 

En  disant  ces  mots,  Athos  sortit  du  cabinet  et  retrouva  Bragelonne  qui  l'atlendait. 
—  Eh  bien.  Monsieur,  dit  le  jeune  bouuue.  —  Raoul,  le  roi  est  bien  bon  poiu'  nous; 
peut-être  pas  dans  le  sens  que  vous  croyez ,  mais  il  est  bon  et  généreux  pour  notre 
maison. — Monsieur,  vous  avez  une  mauvaise  nouvelle  à  m'apprendre,  fit  le  jeune 
homme  en  pâlissant. — Le  roi  vous  dira  demain  au  matin  que  ce  n'est  pas  une  mau- 
vaise nouvelle. — Mais  enfin.  Monsieur,  le  roi  n'a  pas  signé? — Le  roi  veut  fiiire  votre 
contrat  lui-même,  Raoul;  et  il  veut  le  faire  si  grand  que  le  temps  lui  manque,  f're- 
nez-vous-en  à  votre  impatience  bien  plutôt  qu'à  la  bonne  volonté  du  roi. 

Raoul  consterné,  parce  qu'il  connaissait  la  franchise  du  comte  et  en  même  temps 
son  lialiileté,  demeura  plongé  dans  une  morne  stupeur. 

—  Vous  ne  m'accompagnez  pas  chez  moi?  dit  Athos.  —  Pardonnez-moi ,  Monsieur, 
je  vous  suis,  balbutia-t-il ,  et  il  descendit  les  degrés  derrière  Athos.  —  Oh!  |)endanl 
que  je  suis  ici,  fît  tout  à  coup  ce  dernier,  ne  pourrais-je  voir  M.  d'Artagnan? — Vou- 
lez-vous que  je  vous  mène  à  son  appartement?  dit  Bragelonne.  —  Oui,  certes.  — C'est 
dans  l'autre  escalier,  alors. 

Et  ils  changèrent  de  chemin  ;  mais  arrivés  au  palier  de  la  grande  galerie ,  Raoul 
aperçut  un  laquais  à  lalivrée  du  comte  de  Guicliequi  courut  aussitôt  vers  lui  en  enten- 
dant sa  voix.  — Qu'y  a-t-il?  dit  Raoul. — Ce  billet,  Monsieur.  Monsieur  le  comte  a 
su  que  vous  étiez  de  retour,  et  il  vous  a  écrit  sur-le-champ  :  je  vous  cherche  depuis 
une  heure. 

Raoul  se  rapprocha  d' Athos  pour  décacheter  la  lettre.  — Vous  permettez,  Monsieur, 
dit-il.  — Faites. 

«  Cher  Raoul,  disait  le  comie  de  Guiche,j'ai  une  affaire  d'importance  à  traiter 
sans  retard;  je  sais  que  vous  êtes  arrivé,  venez  vite.» 

Il  achevait  de  lire,  lorsque,  débouchant  de  la  galerie,  un  valet,  à  la  livrée  de 
Buckingham,  reconnaissant  Raoul,  s'approcha  de  lui  respectueusement. — De  la  part 


310  LES  MOUSQUETAIRES. 

de  inilord  iluc,  dit-il.  —  Ah!  s'écria  Athos,  je  vois,  Raoul,  que  vous  êtes  déjà  en 
affaire  comme  nu  général  d'armée  ;  je  vous  laisse  ,  je  trouverai  seul  M.  d'Artagnau. 
' — Veuillez  m'excuser,  je  vous  prie,  dit  Raoul.  —  Oui,  oui,  je  vous  excuse;  adieu, 
Raoul.  Vous  me  retrouverez  chez  moi  jusque  demain;  au  jour,  je  pourrais  partir 
pour  Blois,  à  moins  de  contre-ordre — Monsieur,  je  vous  présenterai  demain  mes  res- 
pects. Athos  partit. 

Raoul  ouvrit  la  lettre  de  Buckingham. 

«  Monsieur  de  Bragelonne,  disait  le  duc,  vous  êtes  de  tous  les  Français  que  j'ai 
vus,  celui  qui  me  plaît  le  ])lus  :  je  vais  avoir  besoin  de  votre  amitié.  Il  m'arrive  cer- 
tain message  écrit- en  bon  français.  ,Je  snis  Anglais  ,  moi ,  et  j'ai  peur  de  ne  pas  assez 
bien  comprendre.  La  lettre  est  signée  d'un  bon  nom ,  voilà  tout  ce  que  je  sais. 
Serez-votis  assez  obligeant  pour  me  venir  voir,  car  j'apprends  que  vous  êtes  arrivé 
de  Blois. 

«  Votre  dévoué,  Villieus,  duc  de  Buckingham.  » 

— Je  vais  trouver  Ion  maître,  dit  Raoul  au  valet  de  Guiche  en  le  congédiant.  — Et, 
dans  une  heure  ,  je  serai  chez  M.  de  Buckingham ,  ajouta-t-il  en  faisaul  de  la  main 
un  signe  au  messager  du  duc. 


UNE  FOULE  DE  COUPS  D'ÉPÉE  DANS  I/EAU. 


Raoul,  en  se  rendant  chez  de  Guiche.  trouva  celui-ci  causant  avec  de  Wardes  et 
"Manicanip. 

De  Wardes,  depuis  l'aventure  de  la  barricre,  traitait  Raoul  en  étranger.  Ils  avaient 
Tair  de  ne  pas  se  connaître. 

liaoul  entra,  Guiche  marcha  au-devant  de  lui. 

liao'il,  tout  en  serrant  la  main  di>  sou  ami.  jeta  un  regard  rapide  sur  les  deux  jeunes 
gens.  Il  espérait  lire  sm-  leur  visage  ce  qui  s'agitait  dans  leur  esprit. 

De  Wardes  était  froid  et  impénétrable. 

Manicanip  seudilail  perdu  dans  la  contemplation  d'une  garniture  qui  l'alisorbail. 

tiiiiche  euuuena  Itaind  dans  un  cabinet  voisin  et  le  lit  asseoir. 

— ('nmme  tu  as  innuie  uiiuc  !  luidit-il.  —  C'est  assez  étrange,  répondit  Raoul  .car  je 
suis  assez  peu  jo\eu.\.  —  (i'esl  cuunne  moi,  n'est-ce  pas,  Raoul?  l'amom- va  mal. — 
Tant  micu.\  ,  de  ton  côté,  comte  ;  la  pire  nouvelle,  celle  qui  pourrai!  le  plus  m'atlris- 
Icr  serait  une  bonne  nouvelle. — Oh!  alors,  ne  l'atllige  pas,  car  non-seulcuient  je 
suis  très-rnallieur(Mi\  ,  mais  encore  je  vois  des  gens  heureux  autour  de  moi. — 
Expliipie-lni ,  mon  iuiii  .  dil  H.ioul. 

—  Tu  vas  couqirendre.  .l'ai  vainement  coudiallu  le  seulinieut  (jue  t\i  as  vu  naître 
eu  iiiiii  et  s'(Mnparer  de  nmi  :  j'ai  apjielé  i  la  fois  tous  les  conseils  cl  toute  ma  force; 
j'ai  bien  considéré  le  ui.iliicur  où  je  m'engageais;  je  l'ai  sondé,  c'est  im  abîme  .  je  le 
sais,  mais  n'iiiqioite,  je  poursuivrai  mon  chemin. — Insensé,  tu  ne  peux  faii'iMU)  |ias 
de  plus  sans  voidoir  aujourd'hui  ta  ruine,  demain  ta  morl.  —  Advienne  cjue  pourra  ! 
—  (Hiidie!  —  Toutes  réilexions  sont  faites,  écoute.  —  Ithilu  crois  réussir,  lu  crois  que 
Madami'  l'aimera. — Raoul,  je  ne  crois  rien,  j'espère,  parce  que  l'ospoir  esl  dans 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  311 

l'homme  et  qu'il  y  vit  jusqu'au  tombeau. — Mais  j'admets  que  tu  obtiennesce  bonheur 
que  tu  espères,  reprit  Raoul,  mais  tu  es  plus  sûrement  perdu  encore  que  si  tu  ne  l'ob- 
tiens pas. 

—  Je  t'en  supplie,  ne  m'interromps  plus .  Raoul  ;  tu  ne  me  convaincrais  point,  car 
je  te  le  liis  d'avance,  je  ne  veux  pas  être  convaincu.  J'ai  tellement  marché  que  je  ne 
puis  reculer;  j"ai  tellement  souffert  que  la  mort  me  paraîtrait  un  bienfait.  Je  ne 
suis  plus  seulement  amoureux  jusqu'au  délire,  Raoul,  je  suis  jaloux  jusqu'à  lafurenr. 

Raoul  frappa  l'une  contre  l'autre  ses  deux  mains  avec  un  sentiment  qui  ressemblait 
à  de  la  colère. 

—  Bien,  dit-il.  —  Bien  ou  mal,  peu  importe.  Voilà  ce  que  je  réclame  de  toi,  de 
mon  ami ,  de  mon  frère.  Depuis  trois  jours ,  iladame  est  en  fêtes ,  en  ivresse.  Le  pre- 
mier jour,  je  n'ai  point  osé  la  regarder;  je  la  haïssais  de  ne  pas  être  aussi  malheu- 
reuse que  moi.  Le  lendemain,  je  ne  la  pouvais  plus  perdre  de  vue;  et  de  son  côté, 

—  oui,  je  crus  le  remarquer  du  moins,  Raoul, —  de  son  côté,  elle  me  regarda,  si- 
non avec  quelque  pitié  .  du  moins  avec  quelque  douceur.  Mais  entre  ses  rej.'ards  et  les 
miens  vint  s'interposer  une  ombre  ;  le  sourire  d'un  autre  provoque  son  sourire.  A  côté 
de  son  cheval  galope  éternellement  un  cheval  qui  n'est  pas  le  mien  ;  à  son  oreille 
vibre  incessamment  une  voix  caressante  qui  n'est  pas  ma  voix.  Raoul,  depuis  trois 
jours  ma  tète  est  en  feu;  c'est  de  la  flamme  qui  coule  dans  mes  veines.  Cette  ombre, 
il  faut  que  je  la  chasse;  ce  sourire ,  que  je  l'éteigne;  cette  voix,  que  je  Tétouffe.  — Tu 
veux  luer  Monsieur?  s'écria  Raoul. — Eh  1  non.  Je  ;ne  suis  pas  jaloux  de  Monsieur; 
je  ne  suis  pas  jaloux  du  mari;  je  suis  jaloux  de  l'amant. — Tu  es  jaloux  de  M.  de 
Buckmgham? — A  en  mourir! — Encore.  —  Oh!  cette  fois  la  chose  sera  facile  à  régler 
entre  nous,  j'ai  pris  les  devans,  je  lui  ai  fait  passer  un  billot.  — Tu  lui  as  écrit,  c'est 
toi.  —  Comment  sais-tu  cela? — Je  le  sais  parce  qu'il  me  l'a  fait  dire.  Tiens. 

Et  il  lendit  à  de  Guiche  la  lettre  qu'il  avait  reçue  presque  en  même  temps  que  la 
sienne.  De  Giiiche  la  lut  avidement.  — C'est  d'un  brave  homme  et  surtout  d'un  galant 
homme,  dit-il.  Tu  Tiras  trouver  de  ma  pari.  — Mais  c'est  presque  impossible.  — 
Comment? —  Le  duc  me  consulte,  et  loi  aussi.  —  Oh  !  tu  me  donneras  la  préférence, 
je  suppose.  Écoule  .  voici  ce  que  je  le  prie  de  dire  à  Sa  Grâce...  C'est  bien  simple... 
Un  de  ces  jours ,  aujourd'hui ,  demain ,  après-demain  ,  le  jour  qui  lui  conviendra  ,  je 
veux  le  rencontrer  à  Vincennes.  —  Le  duc  est  étranger;  il  a  une  mission  qui  le  fait 
inviolable...  Vincennes  est  tout  près  de  la  Bastille.  —  Les  conséquences  me  regardent. 

—  Mais  la  raison  de  celte  rencontre?  quelle  raison  veux-tu  que  je  lui  donne?  —  Il  ne 
t'en  demandera  pas,  sois  tranquille...  Le  duc  doit  être  aussi  las  de  moi  que  je  le  suis 
de  lui.  Ainsi,  je  t'en  supplie,  va  trouver  le  dnc,  et,  s'il  faut  que  je  le  supplie  d'ac- 
cepter ma  proposition,  je  le  supplierai.  —  C'est  inutile...  Le  duc  m'a  prévenu  qu'il 
mevoulait  parler.  Le  duc  est  au  jeu  du  roi  ..  Allons-y  tous  deux.  Je  le  tirerai  à  quar- 
tier dans  la  galerie.  Tu  resteras  à  l'écart.  Deux  mots  suffiront.  —  C'est  bien.  Je  vais 
emmener  de  Wardes  et  Manicamp. 

Tous  quatre  descendirent.  Le  carrosse  de  Guiche  attendait  à  la  porte  et  les  conduisit 
au  Palais-Royal. 

En  chemin,  Raoul  se  forgeait  un  tlième.  Seul  dépositaire  des  deux  secrets,  il  ne  dé- 
sespérait pas  de  conclure  un  accommodement  entre  les  deux  parties. 

En  arrivant  dans  la  galerie,  resplendissante  de  lumière,  où  les  femmes  les  plus 
belles  et  les  plus  illustres  de  la  cour  s'agitaient  conune  des  astres  dans  leur  atmos- 
phère de  flammes.  Raoul  ne  put  s'empêcher  d'oublier  un  instant  de  Guiche  pour  re- 
garder Louise,  qui,  au  milieu  de  ses  compagnes,  pareille  à  une  colombe  fascinée, 
dévorait  des  yeux  le  cercle  royal,  tout  éblouissant  de  diamans  et  d'or. 


31-2  LES  MOUSQUETAIRES. 

Les  liomines  étaient  debout,  le  roi  seul  était  assis.  Raoul  aperçut  Buckingliam.  Il 
était  à  dix  pas  de  Monsieur,  dans  un  groupe  de  Français  et  d'Anglais,  qui  admiraient 
le  grand  air  de  sa  personne  et  l'incomparable  magnilicence  de  ses  babils. 

Quelques-uns  des  vieux  courtisans  se  rappelaient  avoir  vu  le  père,  et  ce  souvenir 
ne  faisait  aucun  tort  au  fils. 

Buckingbam  causait  avec  Fouquet.  Fouquet  lui  parlait  tout  haut  de  Belle-Isle.  — 
Je  ne  puis  l'aborder  dans  ce  moment,  dit  Raoul.  —  Altends  et  choisis  ton  occasion, 
mais  termine  tout  sur  l'heure.  Je  brûle.  —  Tiens,  voici  notre  sauveur,  dit  Raoul  aper- 
cevant d'Artagnan,  qui,  dans  son  habit  neuf  de  capitaine  des  mousquetaires,  venait 
de  faire  dans  la  galerie  une  entrée  de  conquérant.  Et  il  se  dirigea  vers  d'Artagnan.  — 
Le  comte  de  la  Fère  vous  cherchait,  chevaher,  dit  Raoul.  — Oui,  répondit  d'Arta- 
gnan ,  je  le  quitte.  —  J'avais  cru  comprendre  que  vous  deviez  passer  une  partie  de  la 
nuit  ensemble.  —  Rendez- vous  est  pris  pour  nous  retrouver. 

—  Monsieur  le  chevalier,  dit  Raoul,  il  n'y  a  que  vous  qui  puissiez  me  rendre  un 
service.  —  Lequel'i'  mon  cher  vicomte.  —  Il  s'agit  d'aller  déranger  M.  de  Buckingham 
à  qui  j'ai  deux  mois  à  dire,  et  comme  IM.  de  Buckingham  cause  avec  M.  Fouquet, 
vous  comprenez  que  ce  n'est  point  moi  qui  puis  me  jeter  au  milieu  de  la  conversation. 

—  Ah!  ah!  M.  Fouquet;  il  est  là,  demanda  d'Artagnan?  Et  lu  crois  que  j'ai  plus 
de  droit  que  toi  '.''  —  Vous  êtes  un  homme  plus  considérable.  —  Ah  !  c'est  vrai ,  je  suis 
capilaine  des  mousquetaires;  il  y  a  si  longlernps  qu'on  me  promellait  ce  grade  et  si 
peu  de  temps  que  je  l'ai  que  j'oublie  toujours  ma  dignité.  —  Vous  me  rendrez  ce  ser- 
vice ,  n'est-ce  pas?  —  M.  Fouquet ,  diable  !  —  Avez-vous  quelque  chose  contre  lui? 

—  Non,  ce  serait  plulôl  lui  qui  aurait  quelque  chose  conire  moi;  enfin,  comme 
il  faudra  qu'un  jour  ou  l'autre...  —  Tenez,  je  crois  qu'il  vous  regarde;  ou  bien 
serait-ce...  —  Non,  non,  tu  ne  te  trompes  pas,  c'est  bien  à  moi  qu'il  fait  cet  hon- 
neur. —  Le  momenlest  bon,  alors. —  Tucrois?  —  Allez,  je  vous  en  prie.  — J'y  vais. 

Guiche  ne  perdait  pas  de  vue  Raoul;  Raoul  lui  fit  signe  que  tout  était  arrangé. 
D'Artagnan  marcha  droit  au  groupe,  et  salua  civilement  M.  Fouquet  comme  les 
autres. — Bonjour,  monsieur  d'Artagnan.  Nous  parlions  de  Belle-Isle-en-mer,  dit 
Fouquet  avec  cet  usage  du  monde  et  cette  science  du  regard  qui  demandent  la  moitié 
de  la  vie  pour  èlre  bien  appris,  et  à  laquelle  cerlaines  gens,  malgré  loulc  leur  élude, 
n'arrivent  jamais.  —  De  Belle-Isle-en-mer!  .\h!ahl  fit  d'.VrIagiian.  C'est  à  vous, 
je  crois,  monsieur  Fouquet?  —  Monsieur  vient  de  me  dire  qu'il  l'avait  donnée  au  roi, 
dit  Buckingham. — Connaissez-vous  Belle-Isle,  chevalier?  demanda  Fouquet  au  mous- 
quelairc.  —  J'y  ai  été  une  seule  fois,  Monsieur,  répondit  d'Arlagnan  en  honmie 
d'esprit  et  en  galant  homme.  — Y  éles-vous  rcsié  longlernps?  —  A  peine  une  journée, 
monseigneur.  —  Et  vous  y  avez  vu?  — Tout  ce  qu'on  peut  voir  en  un  jour.  —  C'est 
beaucoup  d'un  jour  quant  à  votre  regard,  Monsieur.  D'Arlagnan  s'inclina. 

Pendant  ce  temps,  Raoul  faisait  signe  à  Buckingham.  —  Monsieur  le  sminlemlanl , 
dit  Buckingliam,  je  vous  laisse  le  capitaine  qui  secomiaît  mieuvcpic  moi  en  bastion, 
en  escarpe  et  en  conire-escarpe ,  et  je  vais  rejoindre  un  ami  (pii  me  lail  signe.  Vous 
compriMicz... 

En  elVil,  Buckingham  se  détacha  du  groupe  et  s'avança  vers  Raoul ,  mais  tout  en 
s'arrétant  un  instant  ;i  la  table  où  jouaient  Madame  la  reine-mère ,  la  jeune  reine  et  le 
roi.  —  Allons,  Raoul,  dit  fiuiche  ,  le  voilà,  ferme  et  vile. 

Buckingliam  ,  en  ellel,  après  avoir  présenté  im  romplimenl  à  Madame,  continuait 
son  rhcmin  vers  Raoul.  Raoul  vint  au-devant  de  lui.  Guiche  demeura  à  sa  place.  Il 
les  suivit  des  yeux. 

La  manœuvre  élail  combinée  de  telle  façon  que  la  rencontre  des  deux  jeunes  gens 


F.E  VICOMTE  DE  BRAGEF.ONNE.  313 

ciM  lieu  dans  l'espace  ville  enlrc  le  groupe  du  jeu  el  la  galerie  où  se  promenaient 
en  s'arrèliuil  de  lcm|is  en  temps  pour  causer  quelques  graves  gentilshommes. 

Mais  au  moment  où  les  deu>:  lignes  allaient  s'unir,  elles  furent  rompues  par  une 
troisième.  C'était  Monsieur  qui  s'avançait  vers  le  duc  de  Bnckingham. 

Monsieur  avait  sur  ses  lèvres  roses  el  pommadées  son  plus  charmant  sourire.  — 
Ehl  mon  Dieu!  dit-il  avec  une  affectueuse  politesse,  que  vient-onde  m'apprendre, 
mon  cher  duc? 

Buckingham  se  retourna  :  il  n'avait  pas  vu  venir  Monsieur;  il  avait  entendu  sa 
voix,  voilà  tout.  Il  tressaillit  malgré  lui.  Une  légère  pâleur  envahit  ses  joues.  —  Mon- 
seigneur, demanda-t-il ,  qu'a-t-on  dit  à  Voire  Altesse  qui  paraisse  lui  causer  ce  grand 
élonnement?  —  Une  chose  qui  me  désespère,  Monsieur,  dit  le  Prince,  une  chose  qui 
sera  un  deuil  pour  toute  la  cour.  —  Ah  I  Voire  Altesse  est  trop  bonne,  dit  Buckin- 
gham, car  je  vois  qu'elle  veut  parler  de  mon  départ.  —  Justement.  —  Hélas  I  mon- 
seigneur, à  Paris  depuis  cinq  ou  six  jours  à  peine  ,  mon  départ  ne  peut  être  un  deuil 
que  pour  moi. 

Guiche  entendit  le  mot  de  la  place  où  il  était  resté  et  tressaillit  à  son  tour.  —  Son 
départ!  murmura-t-il.  Que  dit-il  donc? 

Philippe  continua  avec  son  même  air  gracieux  :  —  Que  le  roi  de  la  Grande-Bretagne 
vous  rap|jelle,  ^lonsieur,  je  conçois  cela;  on  sait  que  Sa  Majesté  Charles  II,  qui  se 
connaît  en  gentilshommes,  ne  peut  se  passer  de  vous.  Mais  que  nous  vous  perdions 
sans  regret,  cela  ne  se  peut  comprendre;  recevez  donc  l'expression  des  miens.  — Mon- 
seigneur, dit  le  duc,  croyez  que  si  je  quitte  la  cour  de  France...  —  C'est  qu'on  vous 
rappelle  ;  je  comprends  cela;  mais  enfin  si  vous  croyez  que  mon  désir  ait  quelque  poids 
près  du  roi,  je  m'od're  à  supplier  Sa  Majesté  Charles  II  de  vous  laisser  avec  nous 
quelque  temps  encore.  — Tant  d'obligeance  me  comble,  monseigneur,  répondit 
Buckingham,  mais  j'ai  reçu  des  ordres  précis.  Mon  séjour  en  France  était  limité,  je 
l'ai  prolongé  au  risque  de  déplaire  à  mon  gracieux  souverain.  Aujourd'hui  seulement 
je  me  l'appelle  que  depuis  quatre  jours  je  devrais  être  parti.  —  Oh  !  fit  Monsieur.  — 
Oui,  mais,  ajouta  Buckingham  en  élevant  la  voix,  même  de  manière  à  être  entendu 
des  princesses,  mais  je  ressemble  à  cet  homme  de  l'Orient,  qui,  pendant  plusieurs 
jours,  devint  fou  d'avoir  fait  un  beau  rêve,  et  qui,  un  beau  malin  ,  se  réveilla  guéri, 
c'est-à-dire  raisonnable.  La  cour  de  France  a  des  enivreniens  qui  peuvent  ressembler 
à  ce  rêve,  monseigneur,  mais  on  se  réveille  entin  et  l'on  part.  Je  ne  saurais  donc  [iro- 
longer  mon  séjour  comme  Votre  Altesse  veut  bien  me  le  demander.  —  Et  quand 
parlez- vous?  demanda  Philippe  d'un  air  plein  de  sollicitude.  — Demain,  monsei- 
gneur... Mes  équipages  sont  prêts  depuis  trois  jours. 

Le  duc  d'Orléans  fit  un  mouvement  de  tête  qui  signifiait  :  —  Puisque  c'est  une  ré- 
.solution  prise ,  duc,  il  n'y  a  rien  à  dire.  Buckingham  lui  rendit  ce  geste  en  cachant 
sous  un  sourire  le  serrement  de  son  cœur.  Monsieur  s'éloigna  par  où  il  était  venu. 
Mais  en  même  temps,  du  côté  opposé,  s'avançait  Guiche.  Raoul  craignit  que  l'impa- 
tient jeune  homme  ne  vînt  faire  la  proposition  lui-mêtne,  et  se  jeta  au-devant  de  lui. 
—  Non,  non,  Raoul,  tout  est  inutile  maintenant,  dit  Guiche  en  tendant  ses  deux 
mains  au  duc  et  en  l'entraînant  derrière  une  colonne.  —  Oh  !  duc,  duc!  dit  Guiche , 
pardonnez-moi  ce  que  je  vous  ai  écrit  ;  j'étais  un  fou  !  Rendez-moi  ma  lettre  !  —  C'est 
vrai,  répliqua  le  jeune  duc  avec  un  sourire  mélancolique,  vous  ne  pouvez  plus  m'en 
vouloir.  —  Oh!  duc,  excusez-moi!...  Mon  amitié,  mon  amitié  éternelle...  —  Pour- 
quoi ,  en  effet ,  m'en  voudriez-vous ,  comte ,  du  moment  où  je  la  quitte ,  du  moment  où 
je  ne  la  verrai  plus. 

Raoul  entendit  ces  mots ,  et  comprenant  que  sa  présence  était  désormais  inutile  entre 


314  LES  MOUSQUETAIRES. 

les  deux  jeunes  gens  qui  n'avaient  plus  que  des  paroles  amies,  il  recula  de  quelques 
pas.  Ce  mouvement  le  rapprocha  de  de  Wardes. 

De  Wardes  parlait  du  départ  de  Buckingham.  Son  interlocuteur  était  le  chevalier 
de  Lorraine.  —  Saee  retraite!  disait  de  Wardes.  —  Pourquoi  cela?  —  Parce  qu'il 
économise  un  coup  d'épée  au  cher  duc.  Et  tous  se  mirent  à  rire.  Raoul  indigné  se  re- 
tourna le  sourcil  froncé,  le  sang  aux  tempes,  la  bouche  dédaigneuse.  Le  chevalier  de 
Lorraine  pivota  sur  ses  talons  ;  de  Wardes  demeura  ferme  et  attendit.  —  Monsieur, 
dit  Raoul  à  de  Wardes,  vous  ne  vous  déshabituerez  donc  pas  d'insulter  les  absens  : 
hier  c'était  M.  d'Artagnan,  aujourd'hui  c'est  M.  de  Buckingham.  —  Monsieur,  Mon- 
sieur, dit  de  Wardes,  vous  savez  bien  que  parfois  aussi  j'insulte  ceux  qui  sont  là. 

De  Wardes  touchait  Raoul,  leurs  épaules  s'appuyaient  l'une  à  l'autre,  leurs  visages 
se  penchaient  l'im  vers  l'autre  comme  pour  s'embraser  réciproquement  du  feu  de  leur 
souffle  et  de  leur  colère. 

On  sentait  que  l'un  était  an  sommet  de  sa  haine,  l'autre  au  bout  de  sa  patience. 

Tout  à  coup  ils  entendirent  une  voix  pleine  de  grâce  et  de  pohtesse  qui  disait  der- 
rière eux  :  —  On  m'a  nonnné ,  je  crois. 

lisse  retournèrent,  c'était  d'Artagnan  qui,  l'oeil  souriant  et  la  bouche  en  cœur, 
venait  de  poser  sa  main  sur  répaiilc  de  de  Wardes. 

Raoul  s'écarta  d'un  pas  pour  faire  place  au  mousquetaire. 
— De  Wardes  frissonna  par  tout  le  corps,  pâlit,  mais  ne  bougea  point. 

D'Artagnan ,  toujours  avec  son  sourire ,  prit  la  place  que  Raoul  lui  abandonnait.  — 

—  Merci,  mon  cher  Raoul,  dit-il.  Monsieur  de  Wardes,  j'ai  à  causer  avec  vous.  Ne 
vous  éloignez  pas,  Raoul;  tout  le  inonde  peut  entendre  ce  que  j'ai  à  dire  à  M.  de 
Wardes. 

Puis  son  sourire  s'effaça ,  et  son  regard  devint  froid  et  aigu  comme  une  lame  d'acier. 

—  Je  suis  à  vos  ordres.  Monsieur,  dit  de  Wardes. 

—  Monsieur,  reprit  d'Artagnan  ,  depuis  longtemps  je  cherchais  l'occasion  de  causer 
avec  vous;  aujourd'hui  seulement  je  l'ai  trouvée.  Quant  an  lieu,  il  est  mal  choisi, 
j'en  conviens:  mais  si  vous  voulez  vous  donner  la  peine  de  venir  jusque  chez  moi , 
mon  chez  moi  est  justement  dans  l'escalier  qui  aboutit  à  la  galerie.  —  Je  vous  suis, 
Monsieur,  dit  de  Wardes.  —  Est-ce  que  vous  êtes  seul  ici.  Monsieur?  lit  d'Artagnan. 

—  Non  pas,  j'ai  MM.  Manicarap  et  de  Guiche,  deux  de  mes  amis.  —  Bien,  dit  d'Ar- 
tagnan, mais  deux  personnes  c'est  peu.  Vous  en  trouverez  bien  encore  quelques-unes, 
n'est-ce  pas? —  Certes!  dit  le  jeune  homuie  qui  no  savait  pas  où  d'Artagnan  vmdnit 
en  venir.  Tant  que  vous  en  voudivz. — Des  .unis?  —  Oui,  Monsieur.  —  De  bons 
amis'.'  —  Sans  doute.  — Eh  bien,  faites-en  provision, je  vous  prie.  Et  vous,  Raoul, 
venez...   Amenez  aussi  M.  de  Guiche;  amenez  M.  de  Ruckingham,   s'il  vous  plaît. 

—  Oh!  mon  Dieu,  .Monsiein-,  q\ie  de  tapagt>!  répondit  de  Wardes  en  essayant 
de  sourire. 

Le  capitaine  lui  fil  de  la  uiaiu  un  petit  signe  pour  lui  rccitmuiander  la  patience.  Et 
il  se  dirigea  du  côté  de  son  appartement. 


DE     W  A  n  D  E  S. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  315 


SUITE  d'une   foule  DE  COUPS  D'ÉPÉE  DANS   L'EAU. 


La  chambre  de  d'Artagnan  n'était  point  solitaire  :  le  comte  de  la  Fère  attendait 
assis  dans  l'embrasure  d'une  fenêtre.  —  Eh  bien!  demanda-l-il  à  d'Artagnan  en  le 
voyant  rentrer.  —  Eh  bien  !  dit  celui-ci ,  M.  de  Wardes  veut  bien  ni'accorder  l'hon- 
neiu'  de  me  faire  une  petite  visite,  en  compagnie  de  quelques-uns  de  ses  amis  et  des 
nôtres. 

En  effet,  derrière  le  mousquetaire  apparurent  de  Wardes  et  Manicamp. 

Guiche  et  Buckingham  les  suivaient ,  assez  surpris  et  ne  sachant  ce  qu'on  leur 
voidait. 

Raoul  venait  avec  deux  ou  trois  gentilshommes.  Son  regard  erra  en  entrant  sur 
tontes  les  parties  de  la  chambre.  Il  aperçut  le  comte  et  alla  se  placer  près  de  lui. 

D'Artagnan  recevait  ses  visiteurs  avec  toute  la  courtoisie  dont  il  était  capable. 

Il  avait  conservé  sa  physionomie  calme  et  polie. 

Tous  ceux  qui  se  trouvaient  là  étaient  des  hommes  de  distinction  occupant  un  poste 
à  la  cour. 

Puis,  lorsqu'il  eut  fait  à  chacun  ses  excuses  du  dérangement  qu'il  lui  causait ,  il  se 
retourna  vers  de  Wardes,  qui ,  malgré  sa  puissance  sur  lui-même,  ne  pouvait  empêcher 
sa  physionomie  d'exprimer  une  surprise  mêlée  d'inquiétude.  —  Monsieur,  dit-il , 
maintenant  que  nous  voici  hors  du  palais  du  roi;  maintenant  que  nous  pouvons  cau- 
ser tout  haut  sans  manquer  aux  convenances,  je  vais  vous  faire  savoir  poiu'quoi  j'ai 
pris  la  liberté  de  vous  prier  de  passer  chez  moi  et  d'y  convoquer  en  même  temps  ces 
Messieurs.  J'ai  appris,  par  M.  le  comte  de  la  Fère,  mon  ami,  les  bruits  inju- 
rieux que  vous  semiez  sur  mon  compte  :  vous  m'avez  dit  que  vous  me  teniez  pour  votre 
ennemi  mortel,  attendu  que  j'étais,  dites-vous,  celui  de  votre  pèr&i' —  C'est  vrai , 
Monsieur,  j'ai  dit  cela ,  reprit  de  Wardes,  dont  la  pAleur  se  colora  d'une  légère  flamme. 
'■ — Ainsi  vous  m'accusez  d'un  crime,  d'une  faute  ou  d'une  lâcheté.  Je  vous  prie  de 
préciser  votre  accusation.  —  Devant  témoins.  Monsieur!  —  Oui,  sans  doute,  devant 
témoins ,  et  vous  voyez  que  je  les  ai  choisis  experts  en  matière  d'honneur.  —  Vous 
n'appréciez  pas  ma  délicatesse,  ^lonsieur.  —  Je  vous  ai  accusé,  c'est  vrai,  mais  j'ai 
gardé  le  secret  sur  l'accusation.  Je  ne  suis  entré  dans  aucun  détail ,  je  me  suis  contenté 
d'exprimer  ma  liaine  devant  des  personnes  pour  lesquelles  c'était  presque  un  devoir 
de  vous  la  faire  connaître.  Vous  ne  m'avez  pas  tenu  compte  de  ma  discrétion  .  quoirpie 
vous  fussiez  intéressé  à  mon  silence.  Je  ne  reconnais  point  là  votre  prudence  habi- 
tuelle,  monsieur  d'Artagnan. 

D'Artagnan  se  mordit  le  coin  de  la  moustache. — Monsieur,  dit-il,  j'ai  déjà  eu 
l'honneur  de  vous  prier  d'articuler  les  griefs  que  vous  avez  contre  moi.  —  Ah!  — 
Parlez,  Monsieur,  fil  d'Artagnan  en  s'inclinant ,  nous  vous  écoutons  tous.  —  Eh  bien, 
Monsieur,  il  s'agit,  non  pas  d'un  tort  envers  moi,  mais  d'un  tort  envers  mon  père. — 
Vous  l'avez  déjà  dit.  —  Oui ,  mais  il  y  a  certaines  choses  qu'on  n'aborde  qu'avec  hé- 
sitation. —  Si  cette  hésitation  existe  réellement ,  je  vous  prie  de  la  surmonter,  Mon- 
sieur. —  Même  dans  le  cas  oii  il  s'agirait  dune  action  honteuse? —  Dans  tons  les  cas. 

Les  témoins  de  cette  scène  commencèrent  par  se  regarder  entre  eux  avec  une  cer- 
taine inquiétude.  Cependant  ils  se  rassurèrent  en  voyant  que  le  visage  de  d'Artagnan 


nifi  LES  MOUSQUETAIRES. 

ne  inanifestail  aucune  émolion.  —  Eh  bien,  écoutez.  Mon  pèce  aimail  une  femme, 
une  fennne  noble,  cette  femme  aimait  mon  père.  D'Arlagnau  écliangea  un  rosard 
avec  Alhos. 

De  Wardes  continua:  —  M.  d'Artagnan  surprit  des  lettres  qui  indiquaient  un  rendez- 
vous,  se  substitua,  sous  un  déguisement,  à  celui  qui  était  attendu,  et  abusa  de  l'ob- 
scurité. —  C'est  vrai,  dit  d'Artagnan. 

Un  léger  murmure  se  fit  entendre  parmi  les  assistans.  —  Oui ,  j'ai  commis  celte 
mauvaise  action.  Vous  auriez  dû  ajouter,  Monsieur,  puisque  vous  êtes  si  impartial, 
qu'à  l'époque  où  se  passa  l'événement  que  vous  me  reprochez  .je  n'avais  point  encore 
vingt-un  ans.  —  1^'aclion  n'en  est  pas  moins  honteuse,  dit  de  Wardes,  et  l'âge  de 
raison  suffit  à  un  gentilhomme  pour  ne  pas  commettre  une  indélicatesse. 

Un  nouveau  murmure  se  fit  entendre ,  mais  d'étonnement  et  presque  de  doute.  — 
Celait  une  supercherie  honteuse,  en  effet,  dit  d'Artagnan,  et  je  n'ai  point  attendu 
que  M.  de  Wardes  me  la  reprochât  pour  me  la  reprocher  moi-même  ,  et  bien  amère- 
ment. L'âge  m'a  foit  plus  raisonnable  ,  plus  probe  surtout,  et  j'ai  expié  ce  tort  |iar  de 
longs  regrets.  Mais  j'en  appelle  à  vous ,  Messieurs  ;  cela  se  passait  en  16-26 ,  et  c'était 
un  temps,  — heureusement  pour  vous,  vous  ne  savez  cela  que  par  tradition  —  et 
c'était  un  temps  où  l'amour  n'était  pas  scrupuleux,  où  les  conscieuces  ne  distillaient 
pas  comme  aujourd'hui  le  venin  et  la  myrrhe.  Nous  étions  de  jeunes  soldats  toujours 
battant ,  toujours  battus,  toujours  l'épée  hors  du  fourreau  ,  ou  tout  an  moins  à  moitié 
tirée;  toujours  entre  doux  morts,  la  guerre  nous  faisait  durs,  et  le  cardinal  nous  fai- 
sait pressés.  Enfin ,  je  me  suis  repenti,  et  il  y  a  plus ,  je  me  repens  encore  ,  monsieur 
de  Wardes.  — Oui ,  Monsieur,  je  comprends  cela,  car  l'action  comportait  le  repentir, 
mais  vous  n'en  avez  pas  moins  causé  !a  perle  d'une  fennne.  Celle  dont  vous  parlez, 
voilée  par  sa  honte,  courbée  sous  son  affront,  colle  dont  vous  parlez  a  fui ,  elle  a 
quitté  la  France,  et  l'on  n'a  jamais  su  ce  qu'elle  était  devenue.  —  Oh!  fit  le  comte  de  la 
Fère  en  étendant  le  bras  vers  de  Wardes  avec  un  sinistre  sourire,  si  fait,  Monsieur, 
on  l'a  vue,  et  il  est  même  ici  quelques  personnes  qui  en  ayant  entendu  pailor  peuvent 
la  reconnaître  au  portrait  que  j'en  vais  faire. 

C'était  une  femme  de  vingt-cinq  ans,  mince,  pâle  et  blonde,  qui  s'était  mariée  en 
Angleterre.  —  Mariée  !  lit  de  Wardes.  —  Ah  !  vous  ignoriez  qu'elle  était  mariée  ! 
Vous  voyez  (|ue  nous  sommes  mieux  instruits  que  vous,  ninnsiour  do  Wardes.  Savez- 
vous  qu'on  l'appelait  habitucdlenient  Milady,  sans  ajouter  aucun  nom  à  cotte  qualifica- 
tion?—  Oui,  Monsieur,  je  sais  cola.  —  Mou  Dieul  murmura  Buckinglium. —  EU 
bien  !  cette  femme,  qui  venait  d'.\ngleterre,  retourna  on  Anglolorre,  après  avoir  trois 
fois  conspiré  la  mort  de  M.  d".\rtagnan.  Cotait  justice,  n'ost-ce  pas?  Jo  le  veux  bien  ; 
M.  d'Artagnan  l'avait  insultée.  Mais  ce  ipii  n'est  |)lus  justice  ,  c'est  qu'on  .Vngloterre, 
par  ses  séductions,  celle  femme  conquit  un  jouno  hiiiiuiio  ijui  ol.iit  an  sor\  ice  de  lord 
de  Wintoi',  et  que  l'on  nommait  Poitou.  Vous  pâlissez,  milurd  de  Liuckingham  ;  vos 
yeux  s'allument  à  la  fois  do  colore  ot  do  douleur.  Alors,  ailiovo/.  lo  roc  il  .  miloi'd, 
et  dites  à  M.  de  W'iirdes  quelle  était  cette  I'ommiio  (pii  mil  lo  couti-au  à  la  main  de  l'as- 
sassin de  votre  père. 

Un  cri  s'échappa  de  toutes  los  bouches.  Le  jeune  duc  passa  un  mouchoir  sur  son 
front  inondé  do  sueur. 

Un  grand  silence  s'était  l'ail  [jaruii  tous  los  assistans. 

—  Vous  voyez,  monsieur  de  Wardes,  dit  d'Arlagnan,  que  ce  récit  av.iit  d'autant  plus 
impressionné  que  ses  propres  souvenirs  se  ra\  itaionl  aux  paroles  d'Alhos.  Vous  voyez 
(pio  mou  crime  n'i'sl  point  la  cause  d'une  porto  d  ,\mo,  il  (|iio  I  .'uiio  ctail  Ixd  ot  bien  per- 
due aupara\aul.(','(isl  doin  hioii  uu  acic  do  conscience,  l 'r.  mainliiiaul  ipio  ceci  est  éittlili, 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  317 

il  me  reste,  monsieur  deWardes,  à  vous  demander  bien  humblement  pardon  de  celle 
action  honleusc,  comme  bien  certainement  j'eusse  demandé  pardon  à  monsieur  votre 
père,  s'il  vivait  encore,  et  si  je  l'eusse  rencontré  après  mon  retour  en  France  depuis  la 
mort  de  Charles  P^  —  Mais  c'est  trop,  monsieur  d'Arlagnan  ,  s'écrièrent  vivement 
plusieurs  voix.  —  Non,  Messieurs,  dit  le  capitaine.  Maintenant,  monsieur  de  Wardes, 
j'espère  que  tout  est  fini  entre  nous  deux  et  qu'il  ne  vous  arrivera  plus  de  mal  parler 
de  moi.  C'est  une  aifaire  purgée,  n'est-ce  pas? 

De  Wardes  s'inclina  en  balbutiant.  —  J'espère  aussi ,  continua  d'Artagnan  en  se 
rapprochant  du  jeune  honnue  ,  que  vous  ne  parlerez  plus  mal  de  personne  comme 
vous  en  avez  la  fâcheuse  habitude  ,  car  un  homme  aussi  consciencieux,  aussi  puritain 
que  vous  l'êtes,  vous  qui  reprochez  une  vétille  de  jeunesse  à  un  vieux  soldat  de  trente- 
cinq  ans;  vous!  dis-je,  ([ui  arborez  cette  pureté  de  conscience,  vous  prenez  de  votre  côté 
l'engagement  tacite  de  ne  rien  faire  contre  la  conscience  et  l'honneur.  Or,  écoutez  bien 
ce  qui  me  reste  à  vous  dire,  monsieur  de  Wardes  :  Gardez-vous  qu'une  histoire  où 
votre  nom  figurera  ne  parvienne  à  mes  oreilles.  —  Monsieur,  dit  de  W'ardes ,  il  est 
inutile  de  menacer  pour  rien.  —  Oh '.je  n'ai  point  fini,  monsieur  de  Wardes,  reprit 
d'Artagnan,  et  vous  êtes  condamné  à  m'eutendre  encore. 

Le  cercle  se  rapprocha  curieusement.  —  Vous  parliez  haut  tout  à  l'heure  de  l'Iio:!- 
neur  d'une  femme  et  de  l'honneur  de  votre  père  ;  vous  nous  avez  [du  en  parlant  ain^i, 
car  il  est  doux  de  songer  que  ce  senfinieut  de  délicatesse  et  de  probité  qui  ne  vivait 
pas  à  ce  qu'il  parait  dans  notre  àme  ,  vit  dans  l'àmc  de  nos  enfans,  et  il  est  beau  enli  i 
de  voir  un  jeune  homme,  à  l'âge  où  d'habitude  on  se  fait  le  larron  de  l'honneur  des 
femmes,  il  est  beau  de  voir  ce  jeune  homme  le  respecter  et  le  défendre. 

De  Wardes  serrait  les  lèvres  et  les  poings,  évidemment  fort  inquiet  de  savoir  com- 
ment finirait  ce  discours  dont  l'exorde  s'annonçait  si  mal.  —  Comment  se  fait-il  donc 
alors,  continua  d'Artagnan  ,  que  ■vous  vous  soyez  permis  de  dire  à  M.  le  vicomte  de 
Bragelonne  qu'il  ne  connaissait  point  sa  mère? 

Les  yeux  de  Raoul  étincelèrent.  —  Oh  !  s'écria-t-il  en  s'élancant,  monsieur  le  che- 
valier, monsieur  le  chevalier,  c'est  une  affaire  qui  m'est  personnelle. 

De  Wardes  sourit  méchamment. 

D'Arlagnan  repoussa  Raoul  du  bras.  —  Ne  m'interrompez  pas ,  jeune  homme , 
dit- il. 

Et  dominant  de  Wardes  du  regard  :  —  Je  traite  ici  une  question  qui  ne  se  résout 
point  par  l'épée,  continua-t-il.  Je  la  traite  devant  des  hommes  d'honneur  qui  tous  ont 
mis  plus  d'une  fois  l'épée  à  la  main.  Je  les  ai  choisis  exprès.  Or,  ces  messieurs  savent 
que  tout  secret  pour  lequel  on  se  bat  cesse  d'être  un  secret.  Je  réitère  donc  ma  ques- 
tion à  monsieur  de  Wardes.  A  quel  propos  avez-vous  offensé  ce  jeune  homme  eu  of- 
fensant à  la  fois  son  père  et  sa  mère?  —  Mais  il  me  semble,  dit  de  Wardes,  que  les 
paroles  sont  libres,  quand  on  offre  de  les  soutenir  par  tous  les  movens  qui  sont  à  la  dis- 
position d'un  galant  homme. 

—  Ah  !  Monsieur,  quels  sont  les  moyens,  dites-moi,  à  l'aide  desquels  un  galant 
homme  peut  soutenir  une  méchante  parole?  —  Par  l'épée.  —  Vous  manquez  non- 
seulement  de  logique  en  disant  cela,  mais  de  religion  et  d'honneur;  vous  exposez  la 
vie  de  plusieurs  hommes,  sans  parler  de  la  vôtre  qui  me  parait  fort  aventurée.  Or, 
toute  mode  passe,  Monsieur,  et  la  mode  est  passée  des  rencontres,  sans  compter  les 
édits  de  Sa  Majesté  qui  défendent  le  duel.  —  Donc,  pour  être  conséquent  avec  vos 
idées  de  chevalerie  ,  vous  allez  présenter  vos  excuses  à  M.  Raoul  de  Bragelonne;  vous 
lui  direz  que  vous  regrettez  d'avoir  tenu  un  propos  léger,  — que  la  noblesse  et  la 
pureté  de  sa  race  sont  écrites  non-seulement  dans  son  cœur,  mais  encore  dans  toutes 


318  LES  MOUSQUETAIRES. 

les  actions  de  sa  vie.  Vous  allez  faire  cela,  monsieur  de  Wardes,  comme  je  l'ai  l'uil 
tout  à  riieure,  moi,  vieux  capitaine  ,  devant  votre  moustache  d'enfant. 

— Et  si  je  ne  le  fais  pas?  demanda  de  Wardes. — Eh  bien  !  il  arrivera... — Ce  que 
vous  croyez  empêcher,  dit  de  Wardes  en  riant;  il  arrivera  que  votre  logique  de  con- 
ciliation aboutira  à  une  violation  des  défenses  du  roi.  —  Non  ,  Monsieur ,  dit  tranquil- 
lement le  capitaine,  et  vous  êtes  dans  l'erreur.  —  Qu'arrivera-t-il  donc  alors?  —  Il 
arrivera  que  j'irai  trouver  le  roi,  avec  qui  je  suis  assez  bien;  le  roi  à  qui  j'ai  eu  le 
bonheur  de  rendre  quelques  services  qui  datent  d'un  temps  où  vous  n'étiez  pas  encore 
né  ;  le  roi ,  entin  ,  qui ,  sur  ma  demande ,  vient  de  m'envoyer  un  ordre  on  blanc  pour 
M.  Baisemeaux  de  iNlontlezun ,  gouverneur  de  la  Bastille ,  et  que  je  dirai  au  roi  : 
«  Sire  ,  un  honmie  a  insulté  lâchement  ^[.  de  Bragelonne  dans  la  personne  de  sa  mère. 
J'ai  écrit  le  nom  de  cet  homme  sur  la  lettre  de  cachet  que  Votre  Majesté  a  bien  voulu 
me  donner,  de  sorte  que  M.  de  Wardes  est  à  la  Bastille  pour  trois  ans.  » 

El  d'Artagnan ,  tirant  de  sa  poche  l'ordre  signé  du  roi,  le  tendit  à  de  Wardes.  Puis 
voyant  que  le  jeune  homme  n'était  pas  bien  convaincu  et  prenait  l'avis  pour  une 
menace  vaine ,  il  haussa  les  épaules  et  se  dirigea  froidement  vers  la  table  sur  la- 
quelle était  une  écritoire  et  une  plume  dont  la  longueur  eût  épouvanté  le  topographe 
Porthos. 

Alors  de  Wardes  vil  que  la  menace  était  on  ne  peut  plus  sérieuse,  la  Bastille  à  celle 
époque  était  déjà  chose  effrayante. 

Il  lit  un  pas  vers  Raoul ,  et  d'une  voix  presque  inintelligible  :  —  Monsieur,  dit-il , 
je  vous  fais  les  excuses  que  m'a  dictées  tout  à  l'heure  JM.  d'Artagnan,  et  que  force 
m'est  de  vous  faire.  —  Un  instant,  un  instant.  Monsieur,  dit  le  mousquetaire  avec  la 
plus  grande  tranquillité,  vous  vous  trompez  sur  les  termes.  Je  n'ai  pas  dit  :  Et  que 
force  m'est  de  vous  faire;  j'ai  dit  :  Et  que  ma  conscience  me  porte  à  vous  faire.  Ce 
mol  vaut  mieux  que  l'autre,  croyez-moi;  il  vaudra  d'autant  mieux  qu'il  sera  l'ex- 
pression plus  vraie  de  vos  sciitimens.  —  J'y  souscris  donc,  dit  de  Wardes.  Mais  en 
vérité,  Messieurs,  avouez  qu'un  coup  d'épée  au  travers  du  corps,  comme  on  se  le 
donnait  autrefois ,  valait  mieux  qu'une  pareille  tyrannie.  —  Non,  Monsieur,  répondit 
Burkingham,  car  le  coup  d'épée  ne  signilie  pas ,  si  vous  le  recevez,  que  vous  avez 
tort  on  raison;  — il  signitie  seuicmentque  vous  êtes  plus  ou  moins  adroit.  —  Monsieur! 
s'écria  de  Wardes.  —  Ah  !  vous  allez  dirciquelquc  mauvaise  chose,  interrompit  d'Ar- 
tagnan coupant  la  parole  à  de  Wardes,  et  je  vous  rends  service  en  vous  arrêtant  là. 

—  Est-ce  tout.  Monsieur?  demanda  de  Wardes.  —  Absolument  tout ,  répondit  d'.\r- 
tagnan,  et  ces  Messieurs  et  moi  sommes  satisfaits  de  vous.  —  Crovcz-moi ,  Monsieur, 
répondit  de  Wardes,  vos  conciliations  ne  sont  pas  heureuses!  —  Et  pourquoi  cela? 

—  Parce  que  nous  allons  nous  séparer,  je  le  gagerais,  M.  de  Bragelonne  et  moi ,  plus 
ennemis  que  jamais.  —  Vous  vous  trompez  quant  à  moi ,  Monsieur,  répondit  Raoul, 
et  je  ne  conserve  pas  contre  vous  un  atome  de  liel  dans  le  cœur. 

Ce  dernier  coup  écrasa  de  Wardes.  Il  jeta  les  yeux  autour  de  lui  en  homme  égaré. 

D'Artagnan  salua  gracieusement  les  gentilshonnnes  (]ui  avaient  liien  voulu  assister 
à  l'e.xplicalion ,  et  chacun  se  rclii'a  en  lui  donnant  la  main. 

l'as  une  main  ne  se  tendit  vers  de  Wardes.  —  I  >li  !  s'écria  le  jeune  homme  suc- 
cond>anl  à  la  rage  qui  lui  mangeait  le  c(cur;  —  Uh  !  je  no  trouverai  doue  personne 
sur  qui  je  puisse  me  venger  I  —  Si  fait,  Monsieur,  car  je  suis  là.  moi,  dit  à  sou  oreille 
une  voix  toute  chargée  de  menaces. 

De  Wardes  se  retourna  et  vit  le  duc  de  DucKingluun ,  qui,  resté  sans  doute  dans 
celte  intention  ,  venait  de  s'approcher  de  lui.  —  Vous,  Monsieur?  s'écria  de  Wartles. 

—  Oui,  moi.  Je  ne  suis  pas  sujet  du  roi  de  France  ,  moi.  Monsieur:  moi ,  je  ne  reste 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


319 


pas  sur  le  territoire,  puisque  je  pars  pour  l'Angleterre.  J'ai  amassé  aussi  du  désespoir 
et  de  la  rage,  moi;  j'ai  donc,  comme  vous,  besoin  de  me  venger  sur  quelqu'un. 
J'approuve  fort  les  principes  de  M.  d'Artagnan,  mais  je  ne  suis  pas  tenu  de  les  ap- 
pliquer à  vous.  Je  suis  Anglais ,  et  je  viens  vous  proposer  à  mon  tour  ce  que  vous  avez 
inutilement  proposé  aux  autres.  —  Monsieur  le  duc.  —  Allons,  cher  monsieur  de 
Wardes,  puisque  vous  êtes  si  fort  courroucé,  prenez-moi  pour  quintaine.  Je  serai  à 
Calais  dans  treute-qualreheures.  Venez  avec  moi,  laroulenous  paraîtra  moins  longue 
ensemble  que  séparés.  Nous  tirerons  l'épée  là-bas, — sur  le  sable  que  couvre  la 
marée,  —  et  qui  six  heures  par  jour  est  le  territoire  de  la  France,  mais  pendant  six 
autres  heures  le  territoire  de  Dieu. 

—  C'est  bien,  répliqua  de  Wardes;  j'accepte.  —  Pardieu,  dil  le  duc,  si  vous  me 
tuez,  mon  chermonsieur  de  Wardes,  vousme  rendrez,  je  vous  en  réponds  ,  un  signalé 
service.  — Je  ferai  ce  que  je  pourrai  pour  vous  être  agréable,  duc,  dit  de  Wardes. 
—  Ainsi,  c'est  convenu,  je  vous  emmène.  —  Je  serai  à  vos  ordres;  pardieu,  j'avais 
besoin  pour  me  calmer  d'un  bon  danger,  d'un  péril  mortel.  —  Eh  bien,  je  crois  que 
vous  avez  trouvé  votre  affaire.  Serviteur,  monsieur  de  Wardes  ;  demain  au  matin  mon 
valet  de  chambre  vous  dira  l'heure  précise  du  départ;  nous  voyagerons  ensemble  comme 
deux  bons  amis.  Je  voyage  d'ordinaire  en  homme  pressé.  Adieu  ! 

Buckingham  salua  de  Wardes  et  renira  chez  le  roi.  De  Wardes  exaspéré  sortit  du 
Palais-Royal  et  prit  rapideuient  le  chemin  de  la  maison  qu'il  habitait. 


320 


LES  MOUSQUETAIRES. 


BAISE51EAUX    DE   MONTLEZUN. 


PRÈS  la  leçon  un  peu  dure  donnée  à  de  Wardes,  Alhos  et 
d'Artagnan  descendirent  ensemble  Tescalier  qui  conduit 
à  la  cour  du  Palais-Royal  en  continuant  un  entretien 
commencé  :  —  Quant  à  moi .  je  veux  retourner  à  Blois, 
disait  le  comte.  Toute  cette  élégance  fardée  de  cour, 
toutes  ces  intrigues  me  dégoùlent.  Je  ne  suis  plus  un 
jeune  homme  pour  pactiser  avec  les  mesquineries  d'au- 
jourd'hui. J'ai  lu  dans  le  grand  livre  de  Dieu  beaucoup 

de  choses  trop  belles  et  trop  larges  pour  m'occuper  avec 

Î^SKT  intérêt  des  petites  phrases  que  se  chuchotent  ces  hommes 
quand  ils  veulent  se  tromper.  J'ai  des  ambitions  plus  grandes,  ami.  Être  ministre, 
être  esclave,  allons  donc!  Ne  suis-je  pas  plus  grand  ?  je  ne  suis  rien.  Je  me  souviens 
de  vous  avoir  entendu  m'appelcr  quelquefois  le  grand  Athos.  Or,  je  vous  délie,  si  j'étais 
ministre,  de  me  conlirmer  celte  épithètc.  Non,  non  je  ne  me  livre  pas  ainsi. 

—  Alors  n'en  parlons  plus  ;  abdiquez  tout,  même  la  fraternité  !  —  Oh  !  cher  ami , 
c'est  presque  dur  ce  que  vous  me  dites  là. 

D'Artagnan  serra  vivement  la  main  d'Athos.  —  Non  ,  non  .  abdiipiez  «ans  crainte. 
Raoul  peut  se  passer  de  vous  ;  je  suis  à  Paris.  —  Eh  bien  !  alors  je  retournerai  à  Hlois. 
Ce  soir  vous  nie  direz  adieu  ;  demain  au  point  du  jour  je  remonterai  à  cheval.  — 
Vous  ne  ])ouvo7,  pas  rentrer  seul  à  votre  hôtel;  pourquoi  n'avc/.-vous  pas  amené  Gri- 
piaud  ?  —  Mon  ami,  drimaud  dort  ;  il  se  couche  de  boinie  heure.  Mon  pnu\re  \ieux 
se  fatigue  aisément.  Il  est  venu  avec  moi  de  Blois,  et  je  l'ai  forcé  de  garder  le  logis; 
car  s'il  lui  fallait,  pour  reprendre  haleine,  remonter  les  quarante  lieues  qui  nous  sé- 
parent de  Blois ,  il  en  mourrait  sans  se  plaindre.  Mais  je  tiens  à  mon  firimand.  —  Je 
vais  vous  donner  un  mousquetaire  pour  porter  le  flambeau.  Holà!  qnelipi'unl  I-^t 
d'Artagnan  se  pencha  sur  la  rampe  dorée. 

Sept  à  huit  têtes  de  mousquetaires  apparurent.  —  Quelqu'un  de  hoinie  volonté  pour 
escorter  .M.  le  conilc  de  la  Fére,  cria  d'Artagnan.  —  Merci  de  votre  empressemcnl , 
Messieurs,  dit  Alhos,  je  ne  saurais  déranger  ainsi  des  gentilslionnnes. 

—  J'escorterais  bien  Monsieur,  dit  quelqu'un,  si  je  n'avais  à  parler  à  M.  d'Arla- 
piian.  —  Qui  est  là?  fit  d',\rlagnan  en  cherchant  dans  la  pénondire  —  Moi,  cher 
monsieur  d'Artagnan.  —  Dieu  me  jiardonne  1  si  ce  n'est  pas  la  voix  de  Baisemcaux. — 
Moi-même,  Monsieur. —  Ehl  mon  cher  Itaisemeaux,  (pie  faites-vous  là  dans  la  cour? 
—  J'altiMids  vos  ordres,  mon  cher  monsieur  d'Artagnan. 

—  Ah!  malheurruv  que  je  suis,  pensa  d'Arlagu.in;  i 'es!  \rai  .  von<  avez  l'Ié  p?v- 
\enu   pour  miic  :ii  ri'^lalioii  ,  in;iis  vi'iiir  \ciu<  nn'iiii'  :iu  lii'u  d  rii\ii\i'i-  un  éi  ii\er!  — 


LE  VICOMTE  PE  BRAGELONNE.  3t>l 

Je  suis  venu  parce  que  j'avais  à  vous  parier.  • —  El  vous  ne  m'avez  pas  fait  prévenir 

—  J'attendais,  dit  timidement  M.  Baisemeaux. 

—  Je  vous  quitte  :  Adieu,  d'Arlacnan,  fit  Athos  à  son  ami.  —  Pas  avant  que  je  ne 
vous  présente  M.  Baisemeaux  de  Montlezun  ,  gouverneur  du  chàlcau  de  la  Bastille. 

Baisemeaux  salua,  Athos  égalemenl.  —  Mais  vous  devez  vous  connailre  ,  ajouta 
d'Artagnan.  —  J'ai  un  vague  souvenir  de  Monsieur,  dit  Athos.  —  Vous  savez  hien  , 
mon  cher  ami  Baisemeaux ,  ce  garde  du  roi  avec  qui  nous  finies  de  si  bonnes  parties 
autrefois  sous  le  cardinal.  —  Parfaitement,  dit  Alhos  en  prenant  congé  avec  affabililé. 

—  M.  le  comte  de  la  Père,' qui  avait  nom  de  guerre  Athos,  dit  d'Artagnan  à  l'oreille 
de  Baisemeaux.  —  Oui,  oui,  un  galant  homme,  un  des  quaire  fameux,  dit  Baise- 
meaux. —  Précisément.  Mais  voyons,  mou  cher  Baisemeaux,  causons-nous?  —  S'il 
vous  plaît. 

—  D'aliord,  quant  aux  ordres,  c'est  fait,  pas  d'ordres.  Le  roi  renonce  à  faire  ar- 
rêter la  personne  en  queslion.  —  Ah!  tant  pis,  dit  Baisemeaux  avec  un  soupir.  — 
Comment  !  tant  pis ,  s'écria  d'Artagnan  en  riant.  —  Sans  doute ,  s'écria  le  gouverneur 
de  la  Bastille  ,  mes  prisonniers  sont  mes  renies,  à  moi.  — Eh  !  c'est  vrai.  Je  ne  voyais 
pas  la  chose  sous  ce  jour-là.  —  Donc,  pas  d'ordres  !  El  Baisemeaux  soupira  encore. 

—  C'est  vous ,  reprit-il ,  qui  avez  une  belle  position ,  capitaine  :  lieutenant  des  mous- 
quetaires !  —  C'est  assez  bon ,  oui.  Mais  je  ne  vois  pas  ce  que  vous  avez  à  m'envier  : 
gouverneur  de  la  Bastille  ,  qui  est  le  premier  château  de  France.  —  Je  le  sais  bien , 
dit  tristement  Baisemeaux. —  V^ous  dites  cela  comme  \m  pénitent,  mordioax  !  Je  chan- 
gerai mes  bénéfices  contre  les  vôtres,  si  vous  voulez?  —  Ne  parlons  pas  bénéfices  , 
dit  Baisemeaux,  si  vous  ne  voulez  pas  me  fendre  l'àme.  — Mais  vous  regardez  de 
droite  et  de  gauche  comme  si  vous  aviez  peur  d'être  arrêté,  vous  qui  gardez  ceux 
qu'on  arrête.  — Je  regarde  qu'on  nous  voit  et  qu'on  nous  entend  ,  et  cpi'il  serait  plus 
sûr  de  causer  à  l'écart,  si  vous  m'accordiez  cette  faveur. — Voyons,  venez  dans  la  cour, 
nous  nous  prendrons  par  le  bras;  il  fait  un  clair  de  lime  superbe,  et  le  long  des  chênes, 
sous  les  arbres,  vous  inc  conterez  votre  histoire  lugubre.  Venez. 

—  Allons,  flamberge  auvent!  dit-il,  dégoisez  ,  Baisemeaux,  que  voulez- vous 
me  dire?  Gage  que  vous  vous  faites  cinquante  mille  livres  sur  vos  pigeons  de  la 
Bastille. 

Le  petit  Baisemeaux  frappa  du  pied.  —  Là,  là,  dit  d'Artagnan,  je  m'en  vais  vous 
faire  votre  compte.  Là  ,  j'espère,  vous  êtes  nourri ,  logé  ,  vous  avez  six  mille  livres  de 
traitement.  — Soit. —  Bon  an  ,  mal  an,  cinquante  prisonniers  qui ,  l'un  dans  l'autre, 
vous  rapportent  mille  livres.  — Je  n'en  disconviens  pas.  —  C'est  bien  cinquante  mille 
livres  par  an;  vous  occupez  depuis  Irois  ans,  c'est  donc  cent  cinquante  mille  livresque 
vous  avez.  — Vous  oubliez  un  détail,  cher  monsieur  d'Artagnan.  C'est  que  vous,  vous 
avez  reçu  la  charge  de  capitaine  des  mains  du  roi.  Tandis  que  moi ,  j'ai  reçu  celle  de 
gouverneur  de  MM.  Tremblay  et  Louvière.  —  C'est  juste,  et  Tremblay  n'était  pas  un 
homme  à  vous  laisser  sa  charge  poui  rien.  —  Oh  !  Louvière  non  plus.  Il  en  résulte 
que  j'ai  donné  soixante-quinze  mille  livres  à  Tremblay  pour  sa  part.  — Joli!...  et  à 
Louvière?  —  Autant.  —  Tout  de  suite?  —  Non  pas  ,  c'eût  été  impossible.  Le  roi  ne 
voulait  pas,  ou  plutôt  M.  Mazarin  ne  voulait  pas  paraître  desfituer  ces  deux  gail- 
lards issus  de  la  barricade:  il  a  donc  souffert  qu'ils  fissent  pour  se  retirer  des  condi- 
tions léonines.  —  Quelles  conditions?  —  Frémissez  !...  trois  années  du  revenu  comme 
pot-de-vin.  —  Hiable  !  en  sorte  que  les  cent  cinquante  mille  livres  ont  passé  dans 
leurs  mains.  —  Juste.  —  Et  outre  cela?  —  Une  somme  de  cinquante  mille  écus  on 
quinze   mille   pistoles,   comme  il    vous  plaira,  en  Irois  paiemens. — C'est  exorbi- 

T.   1.  SI 


322  LES  MOUSQUETAIRES. 

laiil.  — Ce  n'esl  pas  tout.  Faute  à  moi  de  remplir  l'une  des  conditions ,  ces  messieurs 
rentrent  dans  leur  charge.  On  a  fait  signer  cela  au  roi.  —  C'est  énorme!  c'est  in- 
croyable !  —  C'est  comme  cela. 

—  Je  vous  plains,  mon  pauvre  Baisemeaux.  Mais  alors ,  cher  ami,  pourquoi  diable 
M.  Mazarin  \ous  a-t-il  accordé  cette  prétendue  faveur?  Il  était  plus  simple  de  vous  la 
refuser.  —  Oh  !  oui  I  mais  il  a  eu  la  main  forcée  par  mon  protecteur.  —  Votre  pro- 
tecteur !  qui  cela?  —  Parbleu ,  un  de  vos  amis ,  M.  d'Herblay.  — Aramis  !  —  Aramis, 
précisément,  il  a  été  charmant  pour  moi.  — Charmant  1  de  vous  faire  passer  sous  ces 
fourches? — Ecoutez  donc!  Je  voulais  quitter  le  service  du  cardinal.  M.  d'Herblay 
parla  pour  moi  à  Louvière  cl  à  Tremblay  ;  ils  résistèrent  ;  j'avais  envie  de  la  place  , 
car  je  sais  ce  qu'elle  peut  donner;  je  m'ouvris  à  M.  d'Herblay  sur  ma  détresse:  il 
m'offrit  de  répondre  pour  moi  à  chaque  paiement.  — Bah!  Aramis.  Oh!  vous  me 
stupélîez.  Aramis  répondit  pour  vous.  —  En  galant  homme,  Tremblay  et  Louvière  se 
démirent;  j'ai  fait  payer  vingt-cinq  mille  livres  chaque  année  de  bénéticesàun  de  ces 
deux  messieurs;  chaque  année  aussi,  le  31  mai,  M.  d'Herblay  vint  lui-même  à  la 
Bastille  m'apporter  cinq  mille  pistoles  pour  distribuer  à  mes  crocodiles.  —  Alors  ,  vous 
devez  cent  cinquante  mille  livres  à  Aramis.  —  Et  voilà  mon  désespoir,  je  ne  lui  en 
dois  que  cent  mille.  —  Je  ne  vous  comprends  pas  parfaitement.  —  Eh  !  sans  doute  , 
il  n'est  venu  que  deux  ans.  Mais  aujourd'hui  nous  sommes  le  31  mai ,  et  il  n'est  pas 
venu  ,  et  c'est  demain  l'échéance ,  à  midi.  Et  demain  ,  si  je  n'ai  pas  payé ,  ces  mes- 
sieurs, aux  termes  du  contrat ,  peuvent  rentrer  dans  le  marché  :  je  serai  dépouillé  et 
j'aurai  travaillé  trois  ans  et  donné  deux  cent  cinquante  mille  livres  pour  rien,  mou 
cher  monsieur  d'Artagnan ,  pour  rien  absolument.  —  Voilà  qui  est  curieux,  murmura 
d'Artagnan. 

—  Concevez-vous  maintenant  que  je  puisse  avoir  un  pli  sur  le  front  '.'  —  Oh  !  oui. 
—  Je  suis  donc  venu  à  vous ,  monsieur  d'Artagnan  ,  car  vous  seul  pouvez  me  tirer  de 
p^.i,le. — Comment  cela?  —  Vous  connaissez  l'abbé  d'Herblay?  vous  le  connaissez 
mvstérieux?  —  Oh  !  oui.  —  Vous  pouvez  me  donner  l'adresse  de  son  presbytère  ,  car 
j'ai  cherché  à  Noisy-le-Sec,  et  il  n'y  est  plus.  —  Parbleu  !  il  est  évèque  de  Vannes. — 
Vannes  ,  eu  Bretagne?  — Oui. 

Le  petit  homme  se  mit  à  s'arracher  les  cheveux.  —  Hélas  !  dit-il ,  comment  aller  à 
Vannes  d'ici  à  demain  à  midi...  Je  suis  un  homme  perdu  !  —  Votre  désespoir  me  fait 
mal.  —  Vannes!  Vannes!  criait  liaisemeaux.  —  Écoutez  donc,  un  évè(|ue  ne  réside 
pas  toujours;  monseigneur  d'Herblay  pourrait  n'être  pas  si  loin  que  vous  le  craignez. 

Oh  I  diles-mni  sou  adresse.  —  Je  ne  sais .  mon  ami.  —  Uécidétnent  me  voilà  perdu  ! 

Je  vais  aller  me  jeter  aux  ])ieds  du  roi.  —  Mais .  liaisemeaux  ,  vous  m'étouuez  :  com- 
ment la  Bastille  pouvant  produire  cinquante  mille  livres,  n'avez-vous  pas  poussé  la  vis 
pour  en  faire  pioduire  cent  mille. —  Parce  que  je  suis  \m  honnête  homme,  cher 
monsieur  d'Artagnan ,  et  que  mes  prisonniers  sont  ivourris  comme  des  potentats.  — 
Pardieu  !  vous  voilà  bien  avancé.  Voyons,  Baisemeaux,  avez-vous  une  jiarole  d'Iion- 
ncur'i  —  Oh  1  capilaiiU"  !  —  Eh  bien  !  donnez-moi  votre  parole  que  vous  n'ouvrirez  la 
bourbe  à  personne  de  ce  (pie  je  vais  vous  dire.  —  Jamais I  jamais  !  —  Vous  voulez 
mettre  la  main  sur  Aramis?  —  A  tout  ]irix.  —  Eh  bien,  allez  Inniver  M.  Fouquel. — 
Ouel  rapport...  —  Alb'z  dire  tout  sinqilenu'ut  à  M.  Eouquel  que  vous  désirez  parlera 
M.  d'Herblay. — ('.'t'>l  vrai!  c'est  vrai!  s'écria  Baisemeaux  transporté.  —  Eii ,  lit  d'Ar- 
laL-nan  en  l'arrêtant  avec  un  regard  sévère  ,  la  parole  d'Iioum'ur?  —  Oli  !  sacrée!  ré- 
pliipia  le  petit  homme  en  s'aiiprèjaiil  à  courir.  —  <>ù  allc/.-\oMs  ?  —  Clirz  .M.  Eou- 
,|,,c|.  —  Non  jiis,  M.  F.iuqiifl   im|  ,in  ji-u  du  nii.   (Jue  \nus   alliei   i  liez  M.  Foiiqiiet 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  ,t-23 

demain  de  boime  heure,  c'est  tout  ce  que  vous  pouvez  faire.  — J'irai;  merci.  — 
Bonne  chance!  —  Merci. 

—  Voilà  une  drùle  d'histoire,  murmura  d'Artagiian  qui,  après  avoir  quitté  Baise- 
nieaux  ,  remonta  lenlemenl  son  escaher.  Quel  dialile  d'intérêt  .\rnmis  peut-il  avoir  à 
obliger  ainsi  Baisemeaux  !  Hein  !...  nous  savu'ous  cela  un  jour  ou  l'autre. 


LE  JEU  DU   ROI. 

Fouquet  assistait,  connue  l'avait  dil  d'Artagnan,  au  jeu  du  rni. 

Il  semblait  que  le  départ  de  Buckinghatn  eût  jeté  du  baume  sur  tous  les  cœurs 
ulcérés  la  veille. 

Monsieur,  rayonnant,  faisait  mille  signes  affectueux  à  sa  mère. 

Le  comte  de  Guiche  ne  pouvait  scséparerde  Buckingham  .  et  tout  en  jouant  il  s'en- 
tretenait avec  lui  des  éventualités  de  son  voyage, 

Buckingham  ,  rêveur  et  affectueux  comme  un  homme  de  cœur  qui  a  pris  son  parti, 
écoutait  le  comte  et  adressait  de  temps  eu  temps  à  Madame  uji  regard  de  regrets  et  de 
tendresse  éperdue. 

La  princesse,  au  sein  de  son  enivrement,  partageait  encore  sa  ])ensée  entre  le  roi 
qui  jouait  avec  elle ,  Monsieur  qui  la  raillait  doucement  sur  des  gains  considérables , 
et  Guiche  qui  témoignait  une  joie  extravagante. 

Pour  Buckingham,  elle  s'en  occupait  légèrement  ;  pour  elle  ,  ce  fugitif,  ce  baimi, 
était  un  souvenir,  non  plus  un  homme. 

Les  cœurs  légers  sont  ainsi  faits,  entiers  au  présent  ils  rompent  violeumicnt  avec 
tout  ce  qui  peut  déranger  leurs  petits  calculs  de  bien-être  égoïste. 

Le  duc  ne  se  dissiuuda  point  ce  changement,  son  cœur  en  fut  mortellement  blessé. 

Nature  déUcate,  fière  et  susceptible  de  profond  attachement,  il  maudit  le  jour  où  la 
passion  était  entrée  dans  son  cœur. 

Les  regards  qu'il  envoyait  à  Madame  se  refroidirent  peu  à  peu  au  souffle  glacial  de 
sa  pensée.  Il  ne  pouvait  mépriser  encore  ,  mais  il  fut  assez  fort  pour  imposer  silence 
aux  cris  tumultueux  de  son  cœur. 

A  mesure  que  Madame  devinait  ce  changement,  elle  redoublait  d'activité  pour  re- 
couvrer le  rayonnement  qui  lui  échappait;  son  esprit  timide  et  indécis  d'abord  se  lit 
jour  eri  brillans  éclats:  il  fallait  à  tout  prix  qu'elle  lui  remarquée  par-dessus  tout  , 
par-dessus  le  roi  lui-même.  Elle  le  fut. 

Les  reines,  raides  et  guindées  dès  l'abord,  s'humanisèrent  et  rirent.  Madame  Hen- 
riette, reine-mère,  fut  éblouie  de  cet  éclat  qui  revenait  sur  sa  race  ,  grâce  à  l'esprit 
de  la  petite-fille  de  Henri  IV. 

Le  roi,  si  jaloux  comme  jeune  homme  ,  si  jaloux  comme  roi  de  toutes  les  supério- 
rités qui  l'entouraient ,  ne  put  s'empêcher  de  rendre  les  armes  à  cette  pétulance  fran- 
çaise dont  l'humeur  anglaise  rehaussait  encore  l'énergie  II  fut  saisi  comme  un  enfant 
par  cette  radieuse  beauté  que  suscitait  l'esprit. 

Les  yeux  de  Madame  lançaient  des  éclairs.  La  gaieté  s'échappait  de  ses  lèvres  de 
pourpre  comme  la  persuasion  des  lèvres  du  vieux  grec  Nestor. 

Autour  des  reines  et  du  roi,  toute  la  cour,  soumise  à  ces  enchanteaiens,  s'apercevait 


32i.  LES  MOUSQUETAIRES. 

pour  la  première  fois  qu'on  pouvait  rire  devant  le  plus  grand  roi  du  monde,  comme 
des  gens  dignes  d'être  appelés  les  plus  polis  et  les  plus  spirituels  du  monde. 

Madame  eut ,  dès  ce  soir,  un  succès  capable  d'étourdir  quiconque  n'eût  pas  pris 
naissance  dans  ces  régions  élevées  qu'on  appelle  un  trône ,  et  qui  sont  à  l'abri  de  sem- 
blables vertiges  malgré  leur  hauteur. 

A  partir  de  ce  moment,  Louis  XIV  regarda  Madame  comme  un  personnage. 
Buckingham  la  regarda  comme  une  coquette  digne  des  plus  cruels  supplices. 
Guiche  la  regarda  comme  une  divinité. 

Les  courtisans,  comme  un  astre  dont  la  lumière  devait  devenir  un  foyer  pour  toute 
faveur,  pour  toute  puissance. 

Cependant  Louis  XIV,  quelques  années  auparavant,  n'avait  pas  seulement  daigné 
donner  la  main  à  ce  laideron  pour  un  ballet. 

Cependant  Buckingham  avait  adoré  cette  coquette  à  deux  genoux. 
Cependant  Guiche  avait  regardé  cette  divinité  connue  une  femme. 
Cependant  les  courtisans  n'avaient  pas  osé  applaudir  sur  le  passage  de  cet  astre 
dans  la  crainte  de  déplaire  au  roi  à  qui  cet  astre  avait  autrefois  déplu. 
Voilà  ce  qui  se  passait  dans  cette  mémorable  soirée  au  jeu  du  roi. 
La  jeune  reine,  quoique  Espagnole  et  nièce  d'Anne  d'Autriche  ,  aimait  le  roi  et  ne 
savait  pas  dissimuler. 

Anne  d'Autriche ,  observatrice  comme  toute feunne  et  impérieuse  conmie  toute  reine, 
sentit  la  puissance  de  Madame  et  s'inclina  tout  aussitôt. 

Ce  qui  détermina  la  jeune  reine  à  lever  le  siège  et  à  rentrer  chez  elle. 
A  peine  le  roi  lit-il  attention  à  ce  départ,  malgré  les  symptômes  affectés  d'indispo- 
sition qui  l'accompagnaient. 

Foi't  des  lois  de  l'éliquelte  qu'il  commençait  à  introduire  chez  lui  comme  élément 

de  toute  relation  ,  Louis  XIV  ne  s'émut  point  :  il  offrit  la  main  à  Madame  sans  regarder 

Monsieur,  son  frère,  et  conduisit  la  jeunepiincesse  jusqu'àla  porte  de  son  appartement. 

On  remarqua  que  sur  le  seuil  de  la  porte  Sa  Majesté,  libre  de  toute  contrainte  ou 

moins  forte  (pie  la  situation,  laissa  échapper  un  énorme  soupir. 

Les  feimnes,  car  elles  remarquent  tout,  mademoiselle  de  Montalais,  par  exenqile, 
ne  manquèrent  pas  de  dire  à  leurs  compagnes  :  —  Le  roi  a  soupiré.  —  Madame  a 
soupiré. 

C'était  vrai.  Madame  avait  soupiré  sans  bruit,  mais  avec  un  acconq)agnemenl  bien 
plus  dangereux  pour  le  repos  du  roi. 

Madatne  avait  souiiiré  eu  fMin.int  ses  beau  \  yeux  noirs,  puis  elle  les  avait  rouverts, 
et ,  tout  chargés  (pi'ils  élaicnl  d'une  indicible  liistcsse  ,  elle  les  avait  relex  es  sur  le  roi , 
dont  le  visage  à  ce  momiMit  s'était  rnqiourpré  visiblement. 

Il  résidlait  de  rcttc>  rougeur,  de  ces  soupirs  échangés  cl  de  tout  ce  mouvement  royal, 
que  Montalais  avait  coimnis  une  indisciétidu  .  et  (pie  cette  indiscrétion  avait  certaine- 
ment alfeclé  sa  compagne,  car  iiiadcmoiselie  de  la  Vallière,  moins  perspicace  sans 
doule,  pftlit  quand  rougit  le  roi,  et  son  service  l'appelant  chez  Madame,  entra  toute 
trcirdilante  derrière  la  princesse  sans  songer  à  prendre  les  gants,  ainsi  que  le  cérémo- 
nial le  voulait. 

11  est  \rai  (pic  (('Ile  prin  iin  iab'  |iiiii\  ait  alb^'ocr  pour  excuse  le  trouble  où  l.i  jetait 
la  majesté  rovaie.  f'.ii  clVrl  ,  madciiiniM'IJc  de  la  Vallière.  Iniit  nccupi'e  de  relcrmer  l.i 
porte,  avait  iuvoldiilaMcmcul  les  \eux  attaches  sur  le  roi ,  (pii  iiiaicliait  à  reculons 

Le  roi  rciilra  dans  la  salle  de  jeu  :  il  voulut  parler  à  diverses  [lersonnes  ,  mais  l'on 
|>iit  NdiiMpi'il  n'avait  pas  l'espril  InrI  pr(''senl. 


I.H  Vir.OMTR  DH  BRAGELONNE.  3r. 

Il  brouilla  divers  coniplos  ck-  jeu  dont  pi-ofitèrent  divers  seigneurs  qui  avaient 
retenu  ces  habitudes  depuis  M.  de  Mazariu.  mauvaise  mémoire,  mais  bonne  aritli  ■ 
niétique. 

Ainsi  Manicamp,  distrait  personnage  s'il  en  fut,  que  le  lecteur  ne  s'y  trompe  pas  , 
Manicamp,  l'homnie  le  plus  honnête  du  monde,  ramassa  purement  et  simpleuient 
vingt  mille  livres  qui  traînaient  sur  le  tapis,  et  dont  la  propriété  ne  paraissait  légiti- 
mement acquise  à  personne. 

Ainsi  M.  de  Wardes,  qui  avait  la  télé  un  peu  embarrassée  par  les  affaires  de  la 
soirée,  laissa-t-il  soixante  louis  doubles  qu"il  avait  gagnés  à  M.  de  Buckinghani,  et 
que  celui-ci,  incapable  comme  son  père  de  salir  ses  mains  avec  une  monnaie  quel- 
conque ,  abandonna  au  chandelier,  ce  chandelier  dût-il  être  vivant. 

Le  roi  ne  recouvra  \m  peu  de  son  attention  qu'au  moment  où  M.  Colbert,  qui  guet- 
tait depuis  quelques  instans.  s'approcha  el.  fort  respectueusement  sans  doute  ,  mais 
avec  insistance,  déposa  un  de  ses  conseils  dans  l'oreille  encore  bourdonnante  de  Sa 
Majesté. 

Louis,  jetant  aussitcM  ses  regards  devant  lui  :  — Est-ce  que  M.  Fouquet. dit-il,  n'est 
plus  là? — Si  fait,  si  fait,  sire,  répliqua  la  voix  du  surintendant,  occupé  avec  Buc- 
kinghani. Et  il  s'approcha. 

Le  roi  fit  un  pas  vers  lui  d'un  air  charmant  et  plein  de  négligence.  -  Pardon,  mon- 
sieur le  surintendant,  si  je  trouble  votre  conversation,  dit  Louis;  mais  je  vous  réclame 
partout  où  j'ai  besoin  de  vous.  —  Mes  services  sont  au  roi  toujours,  réplicjua  Fouquet. 
— Et  surtout  votrç  caisse  ,  dit  le  roi ,  en  riant  d'un  sourire  faux.  —  Ma  caisse ,  plus  en- 
core que  le  reste,  dit  froidement  Fouquet. — Voici  le  fait,  Monsieur  :  Je  veux  donner 
une  fête  à  Fontainebleau.  Quinze  jours  de  maison  ouverte.  J'ai  besoin  de... 
Il  regarda  obliquement  (lolbert. 

Fouquet  attendit  sans  se  troubler.  —  De dit-il.  — De  quatre  millions,  lit  le  roi. 

répondant  au  sourire  cruel  de  Colbert.  —  Quatre  millions ,  dit  Fouquet,  en  s'inclinant 
profondément. 

Et  ses  ongles,  entrant  dans  sa  poitrine,  y  creusèrent  un  sillon  sanglant,  sans  que 
la  sérénité  de  son  visage  en  fût  un  moment  altérée.  — Oui,  Monsieur,  dit  le  roi.  -^ 
Quand,  sire?  —  Mais...  prenez  votre  temps.  .  C'est-à-dire...  non  ....  le  plus  tôt  ^Kis- 
sible. — Il  faut  le  temps. —  Le  temps!  s'écria  Colbert  triomphant. — Le  temps  de 
compter  les  écus,  fit  le  surintendant  avec  un  majestueu.v  mépris;  l'on  ne  tire  et  l'on 
ne  pèse  qu'un  million  par  jour.  Monsieur. — Quatre  jours,  alors,  dit  Colbert.  —  Oh! 
répliqua  Fouquet,  en  s'adressant  au  roi ,  mes  commis  font  des  prodiges  pour  le  service 
de  Sa  Majesté.  La  somme  sera  prête  dans  trois  jours. 
Colbert  pâlit  à  son  tour. 

Fouquet  se  retira  sans  forfanterie ,  sans  faiblesse ,  souriant  aux  nombreux  amis 
dans  le  regard  desquels,  seul ,  il  lisait  une  véritable  amitié,  un  intérêt  allant  jusqu'à 
la  compassion. 

Il  ne  fallait  pas  juger  Fouquet  sur  le  sourire ,  Fouquet  avait  en  réalité  la  mort  dans 
le  cœur. 

Quelques  gouttes  de  sang  tachaient  sous  son  habit  le  fin  tissu  qui  couvrait  sa  poi- 
trine. L'habit  cachait  le  sang,  le  sourire  la  rage. 

A  la  façon  dont  il  aborda  son  carrosse ,  ses  gens  devinèrent  que  le  maître  n'était  pas 
de  joyeuse  humeur.  Il  résulta  de  cette  découverte  que  les  ordres  s'exécutèrent  avec 
cette  précision  de  manœuvres  que  l'on  trouve  sur  un  vaisseau  de  guerre,  commandé 
pendant  l'orage  par  un  capitaine  irrité. 


326  LES  MOUSQUETAIRES. 

Le  carrosse  ne  roula  point ,  il  vola.  A  peine  si  Fouquet  eut  le  temps  de  se  recueillir 
durant  le  trajet. 

En  arrivant  il  monta  chez  Aramis. 

Arann'j  n'était  point  encore  couché. 

Quant  à  Porthos,  il  avait  soupe  fort  convenablement  d'un  gigot  braisé,  de  deux 
faisans  rôtis  et  d'une  montagne  d'écrevisses  ;  puis  il  s'était  fait  oindre  le  corps  avec 
des  huiles  parfumées,  à  la  façon  des  lutteurs  antiques:  puis  l'onction  achevée,  il  s'était 
étendu  dans  des  flanelles  et  fail  transporter  dans  un  lit  i)assiné.  • 

Aramis,  nous  l'avons  dit,  n'était  point  couché.  A  l'aise  dans  une  robe  de  chambre 
de  velours ,  il  écrivait  lettres  sur  lettres  de  cette  écriture  si  fine  et  si  pressée ,  dont  une 
page  tient  un  quart  de  volume. 

La  porte  s'ouvrit  précipitamment;  le  surintendant  parut  pâle,  agité,  soucieux. 

Aramis  releva  la  tête.  —  Bonsoir,  cher  hôte,  dit-il.  Et  son  regard  observateur 
devina  Ipute  cette  tristesse ,  tout  ce  désordre.  —  Beau  jeu  chez  le  roi  ?  demanda  Aramis 
pour  engager  la  conversation. 

Fouquet  s'assit  et  du  ge.4e  montra  la  porte  au  laquais  qui  l'avait  suivi.  Puis,  quand 
le  laquais  fut  sorti  :  — Très-beau!  dit-il. 

Et  Aramis ,  qui  le  suivait  de  l'œil,  le  vit  avec  une  impatience  fébrile  s'allonger  sur 
les  coussins.  —  Vous  avez  perdu  comme  toujours  ,  demanda  Aramis  .  sa  plume  à  la 
main.  — Mieux  que  toujours,  répliqua  Fouquet.  —  Mais  on  sait  que  vous  supportez 
bien  la  perte,  vous.  —  Quelquefois.  —  Bon  !  M.  Fouquet  mauvais  joueur!  —  H  y  a 
jeu  et  jeu,  monsieur  d'Herblay.  —  Coird)ieu  avez-vous  donc  perdu,  monseigneur? 
demanda  .\raniisavec  une  certaine  inquiélude. 

Fouqyet  se  recueillit  un  moment  pour  poser  convenablement  sa  voix,  puis,  sans 
émotion  aucune:  —  La  soirée  me  coûte  quatre  millions?  dit-il.  Et  un  rire  amer  se 
perdit  sur  la  dernière  vibration  de  ses  paroles. 

Aramis  ne  s'attendait  point  à  un  pareil  chiffre,  il  laissa  tomber  sa  plume.  —  Quatre 
millions!  dit-il.  Vous  avez  joué  quaire  millions!  Impossible  !  —  .M.  ("olbert  tenait  mes 
caries,  répondit  le  surintendant  avec  le  même  rire  sinistre. —  Ah!  je  comprends 
maintenant,  monseigneur.  Ainsi ,  nouvel  appel  de  fonds?  —  Oui ,  mou  ami.  —  l'ar  le 
roi'/  -  De  sa  bouche  même,  11  est  impossible  d'assommer  un  honnne  avec  im  plus 
lieau  sourire.  Que  pensez-vous  de  cela?  —  Parbleu!  je  pense  que  l'on  veut  vous  rui- 
ner :  c'est  clair.  —  jVinsi ,  c'est  toujours  votre  avis?  —  Toujours.  Il  n'y  a  rien  là  d'ail- 
leurs qui  doive  vous  étonner ,  puisque  c'est  ce  que  nous  avons  prévu.  — Soit;  mais  je 
ne  m'attendais  pas  aux  quatre  millions.  —  Il  est  vrai  que  la  sonune  est  lourde  ;  mais 
enfin,  quatre  millions  ne  .sont  point  la  mort  d'un  homme,  c'est  là  le  cas  de  le  dire, 
surtout  quand  cet  homme  s'appelle  M.  Fouquet. — Si  vous  connaissiez  le  fond  du 
coffre  ,   mon  cher  d'Herblay  ,  vous  seriez  moins  tran(|uille.  —  Et  vous  avez  promis? 

—  Que  vouliez-vous  que  je  lisse?  —  C'est  vrai.  —  Li' jour  oîi  je  reru>erai,  Colbert  en 
lri)uvera,  oii,  je  n'en  sais  ricu,  mais  il  en  trouvera,  et  je  serai  perdu.  —  Incoutesla- 
lilciiient.  El  dans  condiien  ilc  jiiur>  avcz-vous  promis  ces  qtiaire  millions? — Dans 
trois  jours.  Le  roi  parait  fort  piessé.  —  Dans  trois  jours  !  —  Oh!  mon  ami,  re|)rit 
Fouquet,  ipiand  on  pense  (pie  tout  à  l'heure,  quand  je  passais  dans  la  rue,  des  gens 
criaient  :  voilà  le  riche  M.  I'ou(iuet  qui  passe  !  En  vérité ,  cher  d'Herblay,  c'est  à  en 
perdre  la  tête.  —  Oh!  non,  monseigneur,  halte-là!  I.i  ciiose  n'en  vaut  pas  la  peine. 
dit  llegmalicpiement  Aramis  en  versant  de  la  poudre  sui'  la  Irllre  (pi'il  \enait  d'écrire. 

—  .Mors  un  reuLèdel  un  remède  à  ce  mal  sans  remède!  —  Il  n'y  en  a  qu'un.  Payez. 

—  Maisà  peine  si  j'ai  la  somme.  Tout  doit  être  épuisé;  on  a  payé  Belle-isle;  on  a  payé 


LE  YICOIMTE  DE  BRAGELONNE.  327 

hi  pension;  l'argent,  depuis  les  recherches  des  traitans,  est  rare.  En  adnu'ltiint  qu'on 
paie  cette  fois,  comment  paiera-t-on  l'autre?  car,  croyez-le  bien,  nous  ne  sommes 
pas  au  bout  !  Quand  les  rois  ont  goûté  de  l'argent ,  c'est  comme  les  tigres  quand  ils  ont 
goûté  de  la  chair  ,  ils  dévorent  !  Un  jour,  il  faudra  bien  que  je  dise  :  Impossible,  sire. 
Eh  bien!  ce  jour-là,  je  serai  perdu. 

Aramis  haussa  légèrement  les  épaules.  —  Un  homme  dans  votre  position,  monsei- 
gneur, dit-il,  n'est  perdu  que  lorsqu'il  veut  l'être. —  Un  homme,  dans  quelque  posi- 
tion qu'il  soit,  ne  peut  lutter  contre  un  roi.  —  Bah  !  dans  ma  jeunesse ,  j'ai  bien  lutté 
avec  le  cardinal  de  Richelieu ,  moi  !  qui  était  roi  de  France ,  plus  cardinal  !  —  Ai-je 
des  armées,  des  troupes,  des  trésors?  Je  n'ai  même  plus  Belle-Isle!  —  Bahl  lanéces- 
silé  est  la  mère  de  l'invention,  quand  vous  croirez  tout  perdu...  on  découvrira  quel- 
que chose  d'inattendu  qui  sauvera  tout.  — El  qui  découvrira  ce  merveilleux  quelque 
chose?  —  Vous.  —  Moi  !  Je  donne  ffla  démission  d'inventeur.  —  Alors,  moi.  —  Soit. 
Mais  alors,  mettez-vous  à  l'œuvre  sans  retard.  —  Ah  !  nous  avons  bien  le  temps.  — 
Vous  me  tuez  avec  votre  flegme,  d'Herblay ,  dit  le  surintendant  en  passant  son  mori- 
choir  s\n'  son  front.  —  Ne  vous  souvenez-vous  donc  pas  de  ce  que  je  vous  ai  dit  \\n 
jour?  —  Que  m'avez-vous  tht?  —  De  ne  pas  vous  inquiéter,  si  vous  avez  du  courage. 
En  avez- vous?  —  Je  le  crois.  —  Ne  vous  inquiétez  donc  pas. 

—  Alors,  c'est  dit,  au  moment  suprême,  vous  venez  à  mon  aide,  d'Herblay?  —  Ce 
ne  sera  que  vous  rendre  ce  que  je  vous  dois,  monseigneur,  —  C'est  le  métier  des  gens 
de  finance  que  d'aller  au-devant  des  besoins  des  hommes  comme  vous,  d'Herblay.  — 
Si  l'obligeance  est  le  métier  des  hommes  de  finance ,  la  charité  est  la  vertu  des  gens 
d'église.  Seulement,  cette  fois  encore,  exécutez-vous,  monseigneur.  Vous  n'êtes  pas 
encore  assez  bas:  au  dernier  moment,  nous  verrons.  — Nous  verrons  dans  peu  alors. 

—  Soit.  Maintenant,  permeltez-moi  de  vous  dire  que,  personnellement,  je  regrette 
beaucoup  que  vous  soyez  si  fort  à  court  d'argent.  —  Pourquoi  cela?  —  Parce  que 
j'allais  vous  en  demander,  donc.  —  Pour  vous?  — Pour  moi  ou  pour  les  miens, 
pour  les  uu'ens  ou  pour  les  nôtres.  —  Quelle  somme  V  —  Oh  !  tranquillisez-vous;  une 
somme  rondelettte,  il  est  vrai,  mais  peu  exorbitante.  —  Dites  le  chiffre.  —  Oh!  cin- 
quante mille  livres.  —  Misère  !  —  Vraiment  1  —  Sans  doute  ,  on  a  toujours  cinquante 
mille  livres.  Ah!  pourquoi  ce  coquin,  que  Ion  uouune  Colbert.  ne  se  contente-t-il 
pas  comme  vous,  je  me  mettrais  moins  en  peine  que  je  ne  le  fais?  Et  quand  vous  faut- 
il  cette  somme?  —  Pour  demain  matin.  —  Bien,  et...  —  Ah!  c'est  vrai;  la  destina- 
tion ,  vous  voulez  dire  ?  —  Non ,  chevalier ,  non ,  je  n'ai  pas  besoin  d'explication.  — 
Si  fait;  c'est  demain  le  l"  juin,  échéance  d'une  de  nos  obligations.  —  Nous  avons 
donc  des  obhgalions  ?  —  Sans  doute  ,  nous  payons  demain  noire  dernier  tiers.  —  Quel 
tiers?  —  Des  cent  cinquante  mille  livres  de  Baisemeaux.  —  Baisemeaux!  Qui  cela? 

—  Le  gouverneur  de  la  Bastille.  —  Ah!  oui,  c'est  vrai;  vous  me  faites  payer  cent 
cinquante  mille  francs  pour  cet  homme.  Mais  k  quel  propos?  —  A  propos  de  sa  charge 
qu'il  a  achetée ,  ou  plutôt  que  nous  avons  achetée  à  Louvière  et  à  Trcndday.  —  Tout 
cela  est  fort  vague  dans  mon  esprit.  —  Je  conçois  cela,  vous  avez  tant  d'affaires.  Ce- 
pendant je  ne  crois  pas  que  vous  en  ayez  de  plus  importante  que  celle-ci.  —  Alors 
dites-moi  à  quel  propos  nous  avons  acheté  cette  charge.  —  Mais  pom-  lui  être  utile. 

—  .\h  !  —  A  lui  d'abord.  —  Et  puis  ensuite?  —  Ensuite  à  nous  —  Comment  à  nous? 
— Monseigneur  ,  il  y  a  des  temps  où  un  gouverneur  de  la  Bastille  est  une  fort  belle 
connaissance.  —  J'ai  le  bonheur  de  ne  pas  vous  comprendre ,  d'Herblay.  —  Monsei- 
gneur, nous  avons  nos  poètes,  noire  ingénieur,  notre  architecte,  nos  musiciens,  notre 
imprimeur,  nos  peintres;  il  nous  fallait  notre  gouverneur  de  la  Bastille.  —  Ah!  vous 


328  LIÎS  MOUSQUETAIRES. 

croyez'' — Monseigneur,  ne  nous  faisons  pas  illusion;  nous  sommes  fort  exposés  à 
aller  à  la  Bastille...  cher  monsieur  Fouquet ,  ajouta  le  prélat  en  montrant  sous  ses 
lèvres  pâles  îles  dents  qui  étaient  encore  ces  belles  dents  adorées  trente  ans  aupara- 
vant par  Marie  Mclion.  — Et  vous  croyez  que  ce  n'est  pas  trop  de  cent  cinqviante 
mille  livres  pour  cela,  d'Herlilay.  Je  vous  assure  que  d'ordinaire  vous  placez  mieux 
voire  argent.  —  Un  jour  viendra  où  vous  reconnaîtrez  votre  erreur.  —  Mon  cher 
d'Herblay  ,  le  jour  où  l'on  entre  à  la  Bastille  on  n'est  plus  protégé  par  le  passé.  —  Si 
fait,  si  les  obligations  souscrites  sont  bien  en  règle;  et  puis,  croyez-moi,  cet  excellent 
Baiserneaux  n'a  pas  un  cœur  de  courtisan.  Je  suis  sur  qu'il  me  gardera  bonne  recon- 
naissance de  cet  argent,  sans  compter,  comme  je  vous  le  dis.  monseigneur,  que  je 
garde  les  litres.  —  Quelle  diable  d'affaire  !  de  l'usure  en  matière  de  bienfaisance  !  — 
Monseigneur,  monseigneur,  ne  vous  mêlez  point  de  tout  cela;  s'il  y  a  usure,  c'est 
moi  qui  la  fais  seul  ;  nous  en  profilons  à  nous  deaK.  voilà  tout.  Ainsi  je  puis  compter 
demain  sur  les  cinq  mille  pistoles.  —  Les  voulez-vous  ce  soir?  —  Ce  serait  encore 
mieux,  car  je  veux  me  mettre  en  chemin  de  bonne  heure  j  ce  pauvre  Baisemeaux, 
qui  ne  sait  pas  ce  que  je  suis  devenu ,  il  est  sur  des  charbons  ardens.  —  Vous  am-ez  lu 
sonune  dans  une  heure.  .\h!  d'Herblay,  rinlérèt  de  vos  cent  cinquante  mille  francs 
ne  paiera  jamais  mes  quatre  millions,  dit  Fouquet  en  se  levant.  — Pourquoi  pas, 
monseigneur?  —  Bonsoir,  j'ai  alfaire  aux  c(iuimis  avant  de  me  coucher.  —  Bonne  nuit, 
monseigneiu'.  —  D'Herblay,  vous  me  souhaitez  l'impossible.  —  J'aurai  mes  cin- 
quanle  mille  livres  ce  soir? —  Oui.  —  Eh  bien!  dormez  sur  les  deux  oreilles,  c'est 
moi  qui  vous  le  dis.  Bonne  nuit ,  monseigneur. 

Malgré  cette  assurance  et  le  ton  avec  lequel  elle  était  donnée,   Fouquet  sortit  en 
horhant  la  tète  et  en  poussant  im  soupir. 


I.K  Vir.OMTE  DE  BRAGELONNE. 


339 


LES    PETITS   COMPTES    DE   M.    BAISEMEAUX   DE    MONTLEZUN. 


^■0  A  LCB  B. 


EPT  heures  sonnaient  à  Saint-Paul,  lorsqu'Aramis  à  che- 
val, en  costume  de  bourgeois ,  c'est-à-dire  vêtu  de  drap 
de  couleur,  ayant  pour  toute  distinction  une  espèce  de 
couteau  de  chasse  au  côté,  passa  devant  la  rue  du  Petit- 
ÎMusc  et  vint  s'arrèler  en  face  de  la  rue  des  Tournelles ,  à 
la  porle  du  château  de  la  Bastille. 

Deux  factionnaires  gardaient  cette  porte. 
Ils  ne  firent  aucune  difficulté  pour  admettre  Araniis, 
qui  entra  tout  à  cheval  comme  il  élait,  et  le  conduisirent 
du  yeste  par  un  long  passage  bordé  de  bàtimens  à  droite 
et  à  gauche.  Ce  passage  conduisait  jusqu'au  pont-levis,  c'est-à-dire  jusqu'à  la  véri- 
table entrée. 

Le  pont-levis  était  baissé,  le  service  de  la  place  commençait  à  se  faire. 
La  sentinelle  du  corps  de  garde  extérieur  arrêta  Araniis  et  lui  demanda  d'un  ton 
assez  brusque  quelle  était  la  cause  qui  l'amenait. 

Aramis  expliqua  avec  sa  politesse  habituelle  que  la  cause  qui  l'amenait  était  le  dé- 
sir de  parler  à  M.  Baisemeaux  de  Montiezun. 

Le  premier  factionnaire  appela  im  second  factionnaire  placé  dans  une  cage  in- 
térieure. 
Celui-ci  mit  la  tête  à  son  guichet  et  regarda  fort  attentivement  le  nouveau  venu. 
Araniis  réitéra  l'expression  de  son  désir. 

Le  factionnaire  appela  aussitôt  un  bas  officier  qui  se  promenait  dans  une  cour  assez 
spacieuse ,  lequel ,  apprenant  ce  dont  il  s'agissait,  courut  chercher  un  officier  de  l'état- 
majordu  gouverneur. 

Ce  dernier,  après  avoir  écouté  la  demande  d'Aramis,  le  pria  d'attendre  un  moment, 
fil  quelques  pas  et  revint  pour  lui  demander  son  nom.  —  Je  ne  puis  vous  le  dire. 
Monsieur,  dit  Aramis  ;  seulement  sachez  que  j'ai  des  choses  d'une  telle  importance  à 
communiquer  à  M.  le  gouverneur,  que  je  puis  répondre  d'avance  d'une  chose ,  c'est 
que  M.  de  Baisemeaux  sera  enchanté  de  me  voir.  Il  y  a  plus,  c'est  que  lorsque  vous 
lui  aurez  dit  que  c'est  la  personne  qu'il  attend  au  l"  juin,  je  s\u's  convaincu  qu'il  ac- 
courra lui-même. 

L'officier  ne  pouvait  faire  entrer  dans  sa  pensée  qu'un  homme  aussi  important  que 
M.  le  gouverneur  se  dérangeât  pour  un  autre  homme  aussi  peu  important  que  parais- 
sait l'être  ce  petit  bourgeois  à  cheval.  —  Justement,  Monsieur,  cela  tombe  à  merveille. 
M.  le  gouverneur  se  préparait  à  sortir,  et  vous  voyez  son  carrosse  attelé  dans  la  cour 


330  LES  MOUSQUETAIRES. 

iln  Gonvernenicnl;  il  n'aura  donc  pas  besoin  de  venir  au-devant  de  vous,  mais  il  \cius 
verra  en  jiassant. 

Aramis  fil  de  la  tète  un  sit:;ne  d'assentiment  :  il  ne  voulait  pas  donner  de  lui-même 
une  trop  haute  idée  ;  il  attendit  donc  patiemment  et  en  silence ,  penché  sur  les  arçons 
de  son  cheval. 

Dix  minutes  ne  s'étaient  pas  écoulées  que  Ton  vit  s'ébranler  le  carrosse  du  gouver- 
neur. Il  s'approcha  de  la  porte.  Le  gouverneur  sortit ,  monta  dans  le  carrosse  qui  s'ap- 
prêta à  sortir. 

Mais  alors  la  même  cérémonie  eut  lieu  pour  le  maître  du  logis  que  pour  un  étranger 
suspect;  la  sentinelle  de  la  cage  s'avança  au  moment  où  le  carrosse  allait  passer  sous 
la  voûte,  et  le  gouverneur  ouvrit  sa  portière  pour  obéir  le  premier  à  la  consigne. 

De  cette  façon  la  sentinelle  put  se  convaincre  que  nul  ne  sortait  de  la  Bastille  en 
fraude. 

Le  carrosse  roula  sous  la  voîito. 

Mais  au  moment  où  on  ouvrait  la  grille,  Toflicier  s'approcha  du  carrosse  arrêté 
pour  la  seconde  fois  ,  et  dit  quelques  mots  au  gouverneur. 

Aussitôt  le  gouverneur  passa  la  tête  hors  de  la  portière  et  aperçtit  Aramis  à  cheval 
à  l'extrémité  du  pont-levis. 

Il  poussa  aussitôt  un  grand  cri  de  joie  et  sortit  ou  plutôt  s'élança  de  son  carrosse,  et 
vint  tout  courant  saisir  les  mains  d'Aramis  en  lui  fiiisant  mille  excuses.  Peu  s'en  fallut 
qu'il  ne  la  lui  baisât.  —  Que  de  mal  pour  entrer  à  la  Bastille  !  monsieur  le  gouver- 
neur. Est-ce  de  même  pour  ceux  qu'on  y  envoie  malgré  eux  que  pour  ceux  qui  y 
viennent  volontairement?  —  Pardon,  pardon.  Ah  !  monseigneur,  que  de  joie  j'éprouve 
à  voir  Votre  Grandeur.  —  Chut!  Y  songez-vous ,  mon  cher  monsieur  de  Baiseuieaux? 
Que  voulez-vous  qu'on  pense  de  voir  un  évoque  dans  l'attirail  où  je  suis? —  .\li  !  par- 
don ,  excuse  ,  je  n'y  songeais  pas.  —  Le  cheval  de  Monsieur  à  l'écurie  !  cria  Baise- 
meaux.  — Non  pas,  non  pas,  dit  Aramis.  peste!  —  Pourquoi  cela? —  Parce  ipi'il  y 
a  cinq  mille  pistoles  dans  le  porte-manteau. 

Le  visage  du  gouverneur  devint  si  radieux,  que  les  prisonniers,  s'ils  l'eussent  vu, 
eussent  pu  croire  qu'il  lui  arrivait  quelque  prince  du  sang.  —  Oui,  oiii,  vous  avez 
raison  :  au  gouvernement,  le  cheval.  Voulez-vous,  mon  cher  monsieur  d'Herblay, 
que  nous  remontions  en  voiture  pour  aller  jusque  chez  moi?  —  .Monter  en  voilure 
pour  traverser  une  cour,  monsieur  le  gouverneur,  me  croyez-vous  donc  si  invalide? 
Non  pas,  à  pied,  monsieur  le  gouverneur,  à  pied, 

Baisemeaux  offrit  alors  son  bras  comme  apimi ,  mais  le  prélat  n'eu  lit  |ioiut 
usage. 

Ils  arrivèrent  ainsi  an  gouvernement,  Baisemeaux  se  frottant  les  mains  et  lorgnant 
le  cheval  du  coin  de  l'œil,  Aramis  regardant  les  murailles  noires  et  nues. 

Un  vestihul(!  assez  grandiose ,  un  esi'alier  droit  en  pierres  blanches,  conduisaient 
aux  appartemens  de  Baisemeaux. 

Celui-ci  travcr.-ia  l'antithambre ,  la  salle  à  nisnger,  oii  l'on  a|>[irêtail  le  déjoinier, 
ouvrit  une  petite  porte  dérobée,  cl  s'enferma  avec  son  hôte  dans  un  grand  cabinet 
dont  les  fenêtres  s'niivraienl  nbliipKMiient  sur  les  cours  et  les  écuries. 

Baisemeaux  iusialla  le  prélat  a\ec  cette  ol)séqui(Mise  pulilesso  dont  ou  bon  homme 
on  ini  liouunc  recoiinaissaul  coimaisseni  seuls  le  secret. 

Fauteuil  à  bras,  cou.ssin  sous  les  pieds,  table  roiilaulc  pour  appuyer  la  uiain,  le 
^'ou\eiueiu' prépara  tout  lui-même, 

Lui-mônic  aussi  plaça  sur  celle  table  avec  un  soin  religieux  le   sac  d'or  qu'un  de 


1,E  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  331 

ses  soklats  avait  moulé  avec  non  moins  de  respect  qu'un  prêtre  apporte  lo  saint 
sacrement. 

Le  soldat  sortit.  Baisenieaux  alla  fermer  derrière  lui  la  porte,  tira  un  rideau  de  la 
fenêtre  et  rejiarda  dans  les  yeux  d'Araniis  pour  voir  si  le  prélat  ne  manquait  de  rien. 

—  Eh  bien  !  monseigneur,  dit-il  sans  s'asseoir,  vous  continuez  donc  h  être  le  plus  fi- 
dèle des  gens  de  parole.  —  En  affaires,  cher  monsieur  de  Baisenieaux,  l'exactitude 
n'est  pas  une  vertu ,  mais  un  simple  devoir.  —  Oui ,  en  affaires  ,  je  comprends  ;  mais 
ce  n'est  point  une  affaire  que  vous  faites  avec  moi,  monseigneur,  c'est  un  service  que 
vous  me  rendez.  —  Allons  ,  allons  ,  cher  monsieur  Baisenieaux ,  avouez  que  malgré 
cette  exactitude,  vous  n'avez  point  été  sans  quelque  inquiétude. — Sur  votre  santé, 
oui  ceHaincment,  balbutia  Baisenieaux. — Je  voulais  venir  hier,  mais  je  n'ai  pu  . 
étant  trop  fatigué ,  continua  Araniis. 

Baisemeaux  s'empressa  de  glisser  un  autre  coussin  sous  les  reins  de  son  hôte.  — 
Mais,  reprit  Aramis,  je  me  suis  promis  de  venir  vous  visiter  aujourd'hui  de  bon  ma- 
lin. —  Vous  êtes  excellent,  monseigneur.  — El  bien  m'a  pris  de  ma  diligence  ,  ce  me 
semble.  —  Comment  cela?  —  Oui,  vous  alliez  sortir.  Baisenieaux  rougit.  —  En  effet, 
dit-il ,  je  sortais.  —  Alors ,  je  vous  dérange  ?  L'embarras  de  Baisenieaux  devint  visible. 

—  Alors  je  vous  gêne,  continua-t-il  en  fixant  son  regard  incisif  sur  le  pauvre  gouver- 
neur. Si  j'eusse  su  cela,  je  ne  fusse  point  venu.  —  Ah!  monseigneur,  comment  pou- 
vez-vous  croire  que  vous  me  gênez  jamais,  vous!  —  Avouez  que  vous  alliez  en  quête 
d'argent.  — Non,  balbutia  Baisemeaux;  non,  je  vous  jure  ;  j'allais... 

—  Monsieur  le  gouverneur  va-t-il  toujours  chez  M.  Fouquel?cria  d'en  bas  la  voix 
du  major.  Baisemeaux  courut  comme  un  fou  à  la  fenêtre. — Non  ,  non ,  cria-t-il  déses- 
péré ,  (|ui  ili;ible  parle  donc  do  .>L  Fouquet;  est-on  ivre  là  bas:  pourquoi  me  dérange- 
t-on  quand  je  suis  en  affaire?  —  Vous  alliez  chez  M.  Fouquet,  dit  Aramis  en  se  pin- 
çant les  lèvres,  chez  l'abbé  ou  chez  le  surintendant? 

Baisenieaux  avait  bonne  envie  de  mentir,  mais  il  n'en  eut  pas  le  courage.  —  Chez 
M.  le  surintendant,  dit-il.  —  Alors,  vous  voyez  bien  que  vous  aviez  besoin  d'argent 
puisque  vous  alliez  chez  celui  qui  en  donne.  —  Mais  non,  monseigneur.  —  Allons, 
vous  vous  défiez  de  moi.  — Mon  cher  seigneur,  la  seule  incertitude,  la  seule  igno- 
rance OLi  j'étais  du  lieu  que  vous  habitez.  —  Oh  !  vous  eussiez  eu  de  l'argent  chez 
M.  Fouquet ,  cher  monsieur  Baisemeaux,  c'est  un  homme  qui  a  la  main  ouverte.  — 
Je  vous  jure  que  je  n'eusse  jamais  osé  demander  de  l'argent  à  M.  Fouquet.  Je  lui 
voulais  demander  votre  adresse ,  voilà  tout.  —  Mon  adresse  chez  M.  Fouquet ,  s'écria 
Aramis  en  ouvrant ,  malgré  lui ,  les  yeux.  —  Mais,  fit  Baisemeaux  troublé  par  le  re- 
gard du  prélat ,  oui ,  sans  doute  ,  chez  M.  Fouquet.  —  Il  n'y  a  pas  de  mal  à  cela,  cher 
monsieur  Baisemeaux;  seulement,  je  me  demande  pourquoi  chercher  mon  adresse 
chez  M.  Fouquet. —  Pour  vous  écrire.  —  Je  comprends,  fil  Aramis  en  souriant; 
aussi,  n'était-ce  pas  cela  que  je  voulais  dire;  je  ne  vous  demande  pas  pourquoi  faire 
vous  cherchiez  mon  adresse,  je  vous  demande  à  quel  propos  vous  alliez  la  chercher 
chez  M    Fouquet.  —  Ah  !  dit  Baisemeaux  ,  parce  que  M.  Fouquet  ayant  Belle-Isle... 

—  Eh  bien?  —  Belle-Isle,  qui  est  du  diocèse  de  Vannes,  et  que  comme  vous  êtes 
évêque  de  Vannes... — Cher  monsieur  de  Baisemeaux,  puisque  vous  saviez  que  j'étais 
évêque  de  Vannes,  vous  n'avez  point  besoin  de  demander  mou  adresse  à  M.  Fouquet. 

—  Enfin,  Monsieur,  dit  Baisemeaux  aux  abois ,  ai-je  commis  une  inconséquence?  En 
ce  cas,  je  vous  en  demande  bien  pardon.  —  Allons  donc  !  Et  en  quoi  pouviez-vous 
avoir  commis  une  inconséquence?  demanda  tranquillement  Aramis. 

Et  tout  en  rassérénant  son  visage ,  et  tout  en  souriant  au  gouverneur,  Aramis  se  de- 


;!32  LES  MOUSQUETAIRES. 

mandait  comment  Baisemeaux  ,  qui  ne  savait  pas  son  adresse ,  savait  cependant  que 
Vannes  était  sa  résidence.  —  J'édaircirai  cela,  dil-il  en  lui-même.  Puis  ,  tout  haut  : 

—  Voyons,  mon  cher  gouverneur,  dit-il,  voulez- vous  que  nous  fassions  nos  petits 
comptes?  —  A  vos  ordres,  monseigneur.  Mais  auparavant, dites-moi,  monseigneur... 

—  Quoi?  —  Ne  me  ferez-vous  point  l'honneur  de  déjeuner  avec  moi  comme  d'hahi- 
lude?  —  Si  fait,  très-volontiers.  —  A  la  buiuie  heure! 

Baisemeaux  frappa  trois  coups  sur  un  timhrc.  —  Cela  veut  dire?  demanda  Aramis. 

—  Que  j'ai  quelqu'un  à  déjeuner  et  que  Ion  agisse  en  conséquence.  —  Ah  !  diable! 
El  vous  frappez  trois  fois  !  Vous  m'avez  l'air,  savez-vous  bien  ,  mon  cher  gouverneur, 
de  faire  des  façons  avec  moi.  —  Oh  !  par  exemple  !  D'ailleurs  .  c'est  bien  le  moins  que 
je  vous  reçoive  du  mieux  que  je  puis.  Car  il  n'y  a  pas  de  prince  qui  ait  fait  pour  moi  ce 
que  vous  avez  fait ,  vous  !  —  Allons.  Parlons  d'autre  chose.  Ou  plutôt ,  dites-moi  : 
faites-vous  vos  affaires  à  la  Bastille?  —  Mais  oui.  —  Le  prisonnier  donne  donc?  — • 

—  Pas  trop.  —  Diable  !  —  M.  de  Mazurin  n'était  pas  assez  rude.  —  Ah  !  oui ,  il  vous 
faudrait  un  gouvernement  soupçonneux,  notre  ancien  cardinal.  — Oui,  sous  celui-là 
cela  allait  bien.  Le  frère  de  son  éniinence  grise  y  a  fait  sa  fortune. 

^Croyez-moi ,  mon  cher  gouverneur,  dit  Aramis  en  se  rapprochant  de  Baisemeaux, 
un  jeune  roi  vaut  un  vieux  cardinal.  La  jeunesse  a  ses  défiances  ,  ses  colères ,  ses  pas- 
sions,  si  la  vieillesse  a  ses  haines,  ses  précautions,  ses  craintes.  Avcz-vous  payé  vos 
Irois  ans  de  bénéfice  à  Louvière  et  à  Tremblay.  —  Oh  !  mon  Dieu  ,  oui.  —  De  sorte 
qu'il  ne  vous  reste  plus  à  leur  donner  que  les  cinquante  mille  livres  que  je  vous  ap- 
porte?— Oui.  —  Ainsi,  pas  d'économies?  —  Ah  !  monseigneur,  en  donnant  cinquante 
mille  livres  de  mon  côté  à  ces  messieurs ,  je  vous  jure  que  je  leur  donne  tout  ce  que 
je  gagne.  C'est  ce  que  je  disais  encore  hier  soir  à  M.  d'Artagnan  —  Ah  !  fit  Aramis 
dont  les  yeux  brillèrent  mais  s'éteignirent  à  l'instant ,  ah  !  hier,  vous  avez  vu  d'Arta- 
gnan ;  et  comment  se  porte-t-il  ce  cher  ami?  —  A  merveille.  —  Et  que  lui  disiez- 
vous,  monsieur  de  Baisemeaux?  —  Je  lui  disais,  continua  le  gouverneur  sans  s'aper- 
cevoir de  son  étourderie ,  je  lui  disais  que  je  nourrissais  trop  bien  mes  prisonniers.  — 
Combien  en  avez-vous?  demanda  négligemment  Aramis.  —  Soixante.  —  Eh  !  eh  ! 
c'est  un  chiffi-e  assez  rond.  —  Ah  !  monseigneur,  autrefois  il  y  avait  des  années  de 
deux  cents.  — Mais  enfin  un  minimum  de  soixante.  Voyons,  il  n'y  a  pas  encore  à  se 
plaindre.  —  Non  ,  sans  doute  ,  car  à  tout  autre  que  moi  chacun  devrait  rapporter  cent 
cinquante  pistoles.  —  Cent  cinquante  pistoles!  — Dame!  calculez  :  pour  un  prince  du 
sang,  ])ar  exemple,  j'ai  cinquante  livres  par  jour. —  Seulement  vous  n'avez  pas 
de  prince  du  sang,  à  ce  que  je  suppose  du  moins,  fit  Aramis  avec  un  léger  tremble- 
ment dans  la  voix. — Non,  Dieu  merci!  c'est-à-dire  non,  malheureusement. — 
('ommeni,  malheureusement?  —  Sans  doute,  ma  place  en  serait  bonifiée.  — C'est 
vrai.  —  ,)'ai  donc  par  prince  du  sang  cin<iuanle  livres.  — Oui.  —  Par  maréchal  de 
France  trente-six  livres.  —  Mais  pas  plus  de  maréchal  de  France  en  ce  moment  que 
de  prince  du  sang,  n'est-ce  pas?  —  Hélas  !  non  ;  il  est  vrai  que  les  lieutcnans-géné- 
raux  et  les  brigadiers  sont  à  vingt-quatre  livres,  et  que  j'en  ai  deux.  —  Ah  1  ah!  —  Il 
y  a  après  cela  les  conseillers  au  parlement  qui  me  rapportent  quinze  livres.  —  Et 
combien  en  avcz-vous? — -.l'en  ai  quatre.  — .le  ne  savais  pas  que  les  conseillers  l'usscut 
d'un  si  bon  rapport ,  dit  .\raniis.  —  Oui,  mais  de  quinze  livres,  je  tombe  de  suite  à 
dix.  — A  dix?  —  Oui.  pour  un  juge  ordinaire,  poiu'  un  homme  défendeur,  pour  un 
ecclésiastique,  dix  livres.  —  1^1  vous  en  ave/,  sept?  lionne  all'aire!  —  Non  ,  mauvaise! 

—  Fin  quoi?  —  Comment  voulez-vous  que  je  ne  traite  pas  ces  pauvres,  qui  sont  quel- 
que chose  enfin  ,  comme  je  traite  un  conseiller  au  parlement?  —  En  ciVet ,  vous  avez 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  •        333 

raison,  je  ne  vois  pas  cinq  livres  de  difïërence  entre  eux.  —  Vous  comprenez  ;  si  j'ai 
un  beau  poisson  je  le  paie  toujours  qnalre  ou  cinq  livres  ;  si  j'ai  un  bon  poulet,  il  me 
coûte  une  livre  et  demie.  J'engraisse  bien  des  élèves  de  basse-cour;  mais  il  me  faut 
acheter  le  grain,  et  vous  ne  pouvez  vous  imaginer  l'armée  de  rats  que  nous  avons  ici. 

—  Eh  bien  !  pourquoi  ne  pas  leur  opposer  une  demi-douzaine  de  chats?  —  Ah  1  bien 
oui,  des  chats,  ils  les  mangent;  j'ai  été  forcé  d'y  renoncer  ;  jugez  comme  ils  traitaient 
mon  grain.  Je  suis  forcé  d'avoir  des  terriers  que  je  fais  venir  d'Angleterre  pour  étran- 
gler les  rats.  Les  chiens  ont  un  appétit  féroce  ;  ils  mangent  autant  qu'un  prisonnier 
de  cinquième  ordre,  sans  com[itcr  qu'ils  m'étranglent  mes  lapins  et  mes  poules  quel- 
quefois. 

Aramis  écoutait-il,  n'écoutait-il  pas?  nul  n'eût  su  le  dire  :  ses  yeux  baissés  annon- 
çaient l'homme  attentif,  sa  main  inquiète  annonçait  l'homme  absorbé.  Aramis  médi- 
tait. —  Je  vous  disais  donc,  continua  Baisemeaux,  qu'une  volaille  passable  me  reve- 
nait à  une  livre  et  demie,  et  qu'un  bon  poisson  me  coûtait  quatre  ou  cinq  livres.  On 
fait  trois  repas  à  la  Bastille;  les  prisonniers  n'ayant  rien  à  faire  mangent  toujours;  un 
homme  de  dix  livres  me  coûte  sept  livres  et  dix  sous. —  Mais  vous  me  disiez  que  ceux 
de  dix  livres  vous  les  traiiiez  comme  ceux  de  quinze  livres?  —  Oui ,  certainement.  — 
Très-bien!  alors  vous  gagnez  sept  livres  dix  sous  sur  ceux  de  quinze  livres?  —  Il  faut 
bien  compenser,  dit  Baisemeaux,  qui  vit  qu'il  s'était  laissé  prendre.  —  Vous  avez  raison, 
cher  gouverneur;  mais  est-ce  que  vous  n'avez  pas  de  prisonniers  au-dessous  de  dix 
livres? —  Oh  !  que  si  fait;  nous  avons  le  bourgeois  cl  l'avocat.  —  A  la  bonne  heure. 
Taxés  à  combien?  —  A  cinq  livres.  —  Est-ce  qu'ils  mangent,  ceux-là?  —  Pardicu  ; 
seulement  vous  comprenez  qu'on  ne  leur  donne  pas  tous  les  jours  une  sole  ou  un 
poulet  dégraissé,  ni  des  vins  d'Espagne  à  tous  leurs  repas:  mais  enfin  ils  voient  encore 
trois  fois  la  semaine  un  bon  plat  à  leur  dîner.  —  Mais  c'est  de  la  pliilanthro|)ie,  cela? 
mon  cher  gouverneur,  et  vous  devez  vous  ruiner.  —  Non.  Comprenez  bien  :  quand 
le  quinze  livres  n'a  pas  achevé  sa  volaille  ou  que  le  dix  livres  a  laissé  un  bon  reste , 
je  l'envoie  au  cinq  livres;  c'est  une  ripaille  pour  le  pauvre  diable.  Que  voulez-vous?  il 
faut  être  charitable.  —  Et  qu'avez-vous  à  peu  près  sur  les  cinq  livres?  —  Trente  sous. 

—  Allons,  vous  êtes  un  honnête  honune,  Baisemeaux.  —  Merci.  —  Non ,  en  vérité,  je 
le  déclare.  —  Merci ,  merci,  monseigneur.  Mais  je  crois  que  vous  avez  raison,  main- 
tenant. Savez-vous  pour  qui  je  souffre?  —  Non.  —  Eh  bien!  c'est  pour  les  petits  bour- 
geois et  les  clercs  d'huissiers  taxés  à  trois  livres  Ceux-là  ne  voient  pas  souvent  des 
carpes  du  Rhin  ni  des  esturgeons  de  la  Manche.  —  Bon  !  Est-ce  que  les  cinq  livres 
ne  feraient  pas  de  restes ,  par  hasard?  —  Oh  I  monseigneur  !  ne  croyez  pas  que  je  sois 
ladre  à  ce  point,  et  je  comble  de  bonheur  le  petit  bourgeois  ou  le  clerc  d'huissier,  en  lui 
donnant  une  aile  de  perdrix  rouge,  un  filet  de  chevreuil,  une  tranche  de  pâté  aux 
truffes,  des  mets  qu'il  n'a  jamais  vus  qu'en  songe;  enfin  ce  sont  les  restes  des  vingt- 
quatre  hvres;  il  mange,  il  huit ,  au  dessert  il  crie  Vive  le  roi!  et  bénit  la  Bastille  ;  avec 
deux  bouteilles  d'un  joli  vin  de  Champagne  qui  me  revient  à  cinq  sous,  je  le  grise 
chaque  dimanche.  Oh  !  ceux-là  me  bénissent,  ceux-là  regrettent  la  prison  lorsqu'ils  le 
quittent.  Savez-vous  ce  que  j'ai  remarqué?  —  Non,  en  vérité.  —  Eh  bien!  j'ai  re- 
marqué... Savez-vous  que  c'est  un  honneur  pour  ma  maison?  Eh  bien  !  j'ai  remarqué 
que  certains  prisonniers  libérés  se  sont  fait  réincarcérer  presque  aussitôt.  Pourquoi 
serait-ce  faire,  sinon  pour  goûter  de  ma  cuisine?  Oh!  mais  c'est  à  la  lettre!  Aramis 
sourit  d'\m  air  de  doute.  —  Vous  souriez?  —  Oui.  —  Je  vous  dis  que  nous  avons  des 
noms  portés  trois  fois  dans  l'espace  de  deux  ans.  — Il  faudrait  que  je  le  visse  pour  la 
croire.  —  Oh!  l'on  peut  vous  montrer  cela,  (|uoiqu'il  soit  détendu  ilc  conununiquer 


.«'(.       »•  LES  MOUSQUETAIRES. 

les  registres  aux  étrangers.  —  Je  le  crois.  —  Mais  vous,  monseigueur,  si  vous  tenez 
à  voir  la  chose  de  vos  yeux.  .  —  J'en  serais  enchanté ,  je  l'avoue.  • —  Eh  bien  1  soil  ! 

Baisemeaux  alla  vers  une  armoire  et  en  tira  un  grand  registre. 

Araniis  le  suivait  ardemment  des  yeux 

Baisemeaux  revint ,  posa  le  registre  sur  la  table,  le  feuilleta  un  instant  et  s"arrèta  à 
la  lettre  M.  —  Tenez,  dit-il,  par  exemple  ,  vous  voyez  bien  ?  —  Quoi?  — Martinier, 
janvier  lCo9. — Martinier,  juin  1669. —  Martinier,  mars  1661,  pamphlets,  maza- 
rinadies,  etc.  Vous  comprenez  que  ce  n'est  qu'un  prétexte  :  on  n'était  pas  embastillé 
pour  des  mazarinades;  le  compère  allait  se  dénoncer  lui-même  pour  qu'on  l'euibas- 
lillàt.  Et  dans  quel  but,  Monsieur?  Dans  le  but  de  revenir  manger  de  ma  cuisine 
à  trois  livres.  — A  trois  livres!  le  malheureux  1  — Oui,  monseigneur;  le  poêle  est 
au  dernier  degré,  cuisine  du  petit  bourgeois  et  du  clerc  d'huissier;  mais  je  vous  le 
disais,  c'est  justement  à  ceu.x-là  que  je  fais  des  surprises. 

Et  Aramis,  machinalement,  tournait  les  feuillets  du  registre,  continuant  délire 
sans  paraître  seulement  s'intéresser  aux  noms  qu'il  lisait.  —  En  1661  ,  vous  voyez, 
dit  Baisemeaux,  quatre-vingts  écrous;  en  1659,  quatre-vingts.  — Ah  1  Seldon,dil 
Aramis;  je  connais  ce  nom,  ce  me  semble.  N'est-ce  pas  vous  qui  m'aviez  parlé  d'un 
jeune  homme?..  — Oui ,  oui ,  un  pauvre  diable  d'étudiant  qui  fil.,.  Comment  appelez- 
vous  ça,  deux  vers  latins  qui  se  louchent?  —  Un  distique.  —  Oui,  c'est  cela.  —  Le 
malheureux!  pour  un  distique?  —  Peste  1  conune  vous  y  allez  !  Savez-vous  qu'il  l'a 
l'ait  contre  les  jésuites,  ce  distique?  —  Ah!  ah!  c'est  égal,  la  punition  me  paraît  bien 
sévère.  —  Ne  le  plaignez  pas,  l'année  passée  vous  avez  paru  vous  intéresser  à  lui.  Eli 
bien!  comme  votre  intérêt  est  toul-puissant  ici,  monseigneur,  depuis  ce  jour  je  le 
l''ai(e  comme  un  quinze  livres.  —  Alors,  comme  celui-ci ,  dit  Aramis  qui  avait con- 
liimé  de  iéuilleter.  et  qui  s'était  arrêté  à  un  des  noms  qui  suivaient  celui  de  Martinier. 
—  Jnslemcnl,  comme  celui-ci.  — Est-ce  un  Italien  que  ce  Marcbiali'/  demanda  .Aramis 
en  montrant  du  bout  du  doigt  le  nom  qui  avait  attiré  son  attention.  —  l'.hut,  lit  Bai- 
semeaux. —  Conunent,  chut!  dit  Aramis  en  crispant  involontairement  sa  main 
blanche.  —  Je  croyais  vous  avoir  déjà  parlé  de  ce  Marcbiali  —  Non  ,  c'est  la  |)remièrc 
fois  que  j'entends  prononcer  son  nom.  —  C'est  possible,  je  vous  en  aurai  [tarlé  sans 
vous  le  nommer.  —  Et  c'est  un  vieux  pécheur  celui-là?  demanda  Aramis  en  essayanc 
de  sourire.  —  Non.  il  est  tout  jeune  ,  au  contraire.  —  Ah!  ah!  son  crime  est  donc 
bien  grand!  —  Impardonnable  !  —  Il  a  ass-issiné'/  —  Bah!  —  Incendié'/  —  Eli  !  non. 
C'est  celui  qui... 

Et  Baisemeaux  s'approcha  de  l'oreille  d'.Vramis  en  faisant  de  ses  deux  mains  un 
cornet  d'acoustique.  —  C'est  celui  qui  se  permet  de  ressembler  au. .  —  Ah  !  oui ,  oui, 
(lit  .\rauiis  Je  sais  en  efl'cl,  vous  m'en  aviez  déjà  parlé  l'an  dernier;  mais  le  crime 
m'avait  jiaru  si  léuer.  —  Léger!  —  Ou  plutôt  si  involontaire.  —  Monseigneur,  ce 
n'est  pas  involontairement  que  l'on  surprend  une  (lareille  ressemblance.  —  Enlhi  je 
l'avais  oublié,  voilà  le  fait.  Mais  tenez,  mon  cher  hôte,  dit  .\ramis  en  fermant  le  re- 
gistre, voilà ,  je  crois,  (|iie  l'on  nous  appelle.  Baisemeaux  prit  le  registre,  le  rej^orla 
vivement  vers  l'armoire,  qu'il  ferma  et  dont  il  mil  la  clef  dans  sa  |KKlie.  —  Vous 
plaîl-il  que  nous  déjeunions.  Monseigneur?  dil-il,  car  vous  nr  vous  trompez  pas,  on 
nous  nppclli'  pour  le  déjeuner.  —  A  voire  aise,  niondier  gou\erneur.  El  ils  pas!>ériMit 
dans  la  salle  à  mansrer. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  33j 


LE  DÉJEUNER   DE   M.   DE   BAISEMEAUX. 


Aramis  était  sobre  d'ordinaire,  mais  cette  fois,  tout  en  se  ménageant  fort  sur  le 
vin,  il  fit  honneur  au  déjeuner  de  Buisemeaux,  qui  d'ailleurs  était  excellent. 

Celui-ci ,  de  son  côté ,  s'animait  d'une  gaieté  folâtre  ;  l'aspect  des  cinq  mille  pistoles, 
sur  lesquelles  il  tournait  de  temps  en  temps  les  yeux,  épanouissait  son  cœur. 

Il  regardait  de  temps  en  temps  Aramis  avec  un  doux  attendrissement. 

Celui-ci  se  renversait  sur  sa  chaise  et  prenait  du  bout  des  lèvres  dans  son  verre 
quelques  gouttes  de  vin  qu'il  savourait  en  connaisseur.  —  Qu'on  ne  vienne  plus  me 
dire  du  mal  de  l'ordinaire  de  la  Bastille,  dit-il  en  clignant  les  yeux;  heureux  les  pri- 
sonniers qui  ont  par  jour  seulement  une  demi-bouteille  de  ce  bourgogne  !  —  Tous  les 
quinze  livres  en  boivent,  dit  Baisemeaux.  C'est  un  volnay  fort  vieux.  —  Ainsi  notre 
pauvre  écolier,  notre  pauvre  Seldon ,  en  a  de  cet  excellent  volnay? — Non  pas  !  non  pas  1 
—  Je  croyais  vous  avoir  entendu  dire  qu'il  était  à  quinze  livres.  —  Lui  1  jamais!  un 
homme  qui  fait  des  districts  ..  Comment  dites-vous  cela  '!  —  Des  distiques.  — A  quinze 
livres!  allons  donc!  C'est  son  voisin  qui  est  à  quinze  livres.  —  Lequel'.'  —  L'autre; 
le  deuxième  Bertaudière. — Mon  cher  gouverneur ,  excusez-moi,  mais  vous  parlez 
une  langue  pour  laquelle  il  faut  un  certain  apprentissage. — C'est  vrai ,  pardon  ; 
deuxième  Bertaudière,  voyez- vous,  veut  dire  celui  qui  occupe  le  deuxième  étage  de  la 
tom-  de  la  Bertaudière. 

—  Ainsi  la  Bertaunière  est  le  nom  d'une  des  tours  de  la  Bastille 'i'  J'ai,  en  ell'ei, 
entendu  dire  que  chaque  tour  avait  son  nom.  Et  où  est  cette  tour?  — Tenez,  venez,  dit 
Baisemeaux  en  allant  à  la  fenêtre.  C'est  cette  tour  à  gauche ,  la  deuxième.  —  Ti'ès- 
bien.  Ahl  c'est  là  qu'est  le  prisonnier  à  quinze  livres?  —  Oui.  —  Et  depuis  combien 
de  temps  yest-il'/ — Ahl  dame!  depuis  sept  ou  huit  ansàpeuprès. — Comment, àpeu 
près,  vous  ne  savez  pas  plus  sûrement  vos  dates?  —  Ce  n'était  pas  de  mon  temps, 
cher  monsieur  d'Herblay.  —  Mais  Louvière,  mais  Tremblay,  ils  me  semblent  qu'ils 
eussent  dû  vous  instruire.  —  Oh  !  les  secrets  de  la  Bastille  ne  se  transmettent  pis 
avec  les  clefs  du  gouvernement.  —  Ah  çà  !  c'est  donc  un  mystère  que  ce  prisormier, 
un  secret  d'Etat?  —  Oh  !  un  secret  d'Etat ,  non  ,  je  ne  crois  pas  ;  c'est  un  secret  comme 
tout  ce  qui  se  fait  à  la  Bastille.  —  Très-bien,  dit  Aramis,  mais  alors  poiM(|iioi  parlez- 
vous  plus  librement  de  Seldon  que  de... — Que  du  deuxième  Bertaudière '/  —  Oui. — 
Alais  parce  qu'à  mon  avis  le  crime  d'un  homme  qui  a  fait  un  distique  est  moins  grand 
que  celui  d'un  homme  qui  ressemble  au. ..  —  Oui ,  oui ,  je  vous  comprends ,  mais  les 
guichetiers...  Ils  causent  avec  vos  prisonniers?  —  Sans  doute. — Alors  vos  prison- 
niers doivent  leur  dire  qu'ils  ne  sont  pas  coupables.  —  Ils  ne  leur  disent  que  cela, 
c'est  la  formule  générale,  c'est  l'antienne  universelle.  —  Oui ,  mais  maintenant  celle 
ressemblance  dont  vous  parliez  tout  à  l'heure,  ne  peut-elle  pas  frapper  vos  guiche- 
liei-s?  —  Oh  !  mon  cher  monsieur  d'Herblay ,  il  faut  être  homme  de  cour  comme  vo\is 
pour  s'occuper  de  tous  ces  détails-là.  —  Vous  avez  mille  fois  raison ,  mon  cher  mon- 
sieur de  Baisemeaux.  Encore  une  goutte  de  ce  volnay ,  je  vous  prie.  —  Pas  une 
goutte,  un  verre.  —  Non ,  non.  Vous  êtes  resté  mousquetaire  jusqu'au  bout  des  ongles, 


336  LES  MOUSQUETAIRES. 

tandis  que  moi  je  suis  devenu  évèque.  Une  goiitte  pour  moi,  un  verre  pour  vous.  — 
Soit. 

L'évêque  et  le  gouverneur  trinqucrcnl.  —  Et  puis,  dit  Araniis  en  lixant  son  re- 
gard brillant  sur  le  rubis  en  fusion  élevç  par  sa  main  à  la  bauteur  de  son  œil ,  comme 
s'il  eût  voulu  jouir  par  tous  les  sens  à  la  fois:  et  puis  ce  que  vous  appelez  une  ressem- 
blance, vous,  un  autre  ne  la  remarquerait  peut-èlre  pas.  —  Obi  que  si,  tout  autre 
qui  connaîtrait,  enfin,  la  personne  à  laquelle  il  ressemble.  —  Je  crois,  cber mon- 
sieur de  Baisemeaux,  que  c'est  tout  simplement  im  jeu  de  votre  esprit.  —  Non  pas, 
sur  ma  parole. 

— Écoutez ,  continua  Aramis  :  j'ai  vu  beaucoup  de  gens  ressembler  à  celui  que  nous 
disons,  mais  par  respect  on  n'en  parlait  pas.  —  Sans  doute,  parce  qu'il  y  a  ressem- 
blance et  ressemblance  ,  celle-là  est  frappante  ,  et  si  vous  le  voyiez...  —  Eb  bien  !  — 
Vous  en  conviendriez  vous-même. — Si  je  le  voyais,  dit  Aramis  d'un  air  dégage; 
mais  je  ne  le  verrai  pas,  selon  toute  probabilité.  —  Et  pourquoi?  —  Parce  que  si  je 
mettais  seulement  le  pied  dans  une  de  ces  horribles  cbambres,  je  me  croirais  à  tout 
jamais  enterré.  —  Eh  non  !  l'habitation  est  bonne.  —  Nenni.  —  Comment,  nenni.  — 
Je  ne  vous  crois  pas  sur  parole ,  voilà  tout.  —  Permettez,  permettez,  ne  diies  pas  de 
mal  de  la  deuxième  Bertaudière.  Peste!  c'est  une  bonne  chambre,  meublée  fort  agréa- 
blement, ayant  un  tapis.  —  Diable  !  —  Oui!  oui!  il  n'a  pas  été  malheureux,  ce  gar- 
çon-là, le  meilleur  logement  de  la  Bastille  a  été  pour  lui. 

—  Allons,  allons,  dit  froidement  Aramis,  vous  ne  ferez  jamais  croire  qu'il  y  ait  de 
bonnes  chambres  à  la  Bastille,  et  quant  à  vos  tapis...  —  Quant  à  mes  lapis...  —  Eh 
bien!  ils  n'existent  que  dans  votre  imagination;  je  vois  des  araignées,  des  rats,  des 
crapa\ids  même. — Des  crapauds  ! — Dans  les  cachots. — Êles-vous  homme  à  vous  con- 
vaincre par  vos  yeux?  dit  Baisemeaux  avec  entraînement.  —  Non!  oh  !  pardien,  non! 

—  ]Mènie  pour  vous  assurer  de  cette  ressemblance,  que  vous  niez  connue  les  tapis.  — 
Quelque  spectre,  quelque  ombre,  un  malheureux  mourant.  —  Non  pas,  non  pas.  Un 
gaillardse  portant  commele Pont-Neuf. — Triste,  maussade. — Pas  du  tout,  folAlre. — 
Allons  donc! — C'est  le  mot.  Venez  avec  moi.  —  Quoi  faire? — Un  tour  deEiastille.  Vous 
verrez,  vous  verrez  par  vous-même ,  vous  verrez  de  vos  yeux.  —  Et  les  règlemens?  — 
Ohl  qu'à  cela  ne  tienne.  C'est  jour  de  sortie  de  mon  major;  le  lieutenant  est  en  ronde 
sur  les  bastions;  nous  sommes  maîtres  chez  nous.  —  Non  .  non  ,  cher  gouverneur;  rien 
que  de  penser  au  bruit  des  verrous  qu'il  nous  faudra  tirer,  j'en  ai  le  frisson.  — 
Allons  donc!  —  Vous  n'auriez  qu'à  m'oublier  dans  quelque  troisième  ou  quatrième 
Bertaudière...  Brouuii...  —  Vous  voulez  rire?  —  Non,  je  vous  parle  sérieusement. 

—  Vous  refusez  une  occasion  uniq\io.  Savez-vous  que ,  poiu"  obtenir  la  faveur  que  je 
vous  ])ropose  gratis,  certains  princes  du  sang  ont  offert  jusqu'à  cinquante  mille  livres. 

—  Décidément,  c'est  donc  bien  curieux? —  Le  fruit  détendu  !  monseigneur;  le  fruit 
défend\i!  vous  qui  êtes  d'église,  vous  devez  savoir  cela.  —  Non.  Si  j'avais  quelque 
curiosité,  moi,  ce  serait  pour  le  pauvre  écoliei'  du  disticpie  —  Eh  bien  !  voyons  celui- 
là;  il  habite  la   troisième  Hcrtaudièic  justement    —  j'uurquoi    (iit('s-vo\is  justeuieni? 

—  P.iice  que  inni ,  si  j'avais  un(>  curiosité,  ce  serait  pmu-  la  belle  chambre  tapissée 
et  pour  son  locataire.  Un  (piiu/e  li\res.  inonseiguenr .  un  quinze  livres,  c'est  tou- 
jours intéressant. 

—  Eh  !  justement,  j'onblais  de  vous  interroger  là-dessus.  Pourquoi  quiuzi"  livres  à 
celui-là  et  trois  livres  seulement  au  pauvre  SeMon? —  Ah!  voyez,  c'est  une  clioso 
chose  superbe  (|ue  cette  disliuclinu  .  mon  cher  monsieur,  et  voilà  où  l'on  voit  éclrtter 
la  boulé  ilu  roi,  du   cardinal  .  ji'   veux  dire;  ce  nialluMuiMiN  .  s'est  dit  M.  de  Mazarin  , 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  33? 

ce  malheureux  est  desliné  à  demeurer  toujours  eu  prison.  —  Pourquoi?  —  Dnuio  !  il 
me  seuilile  que  son  crime  est  éternel  et  que  par  conséquent  le  châtiment  doit  l'élie 
aussi.  — Eternel  !  — Sans  doute.  S'il  n'a  pas  le  honheur  d'avoir  la  petite  vérole, 
vous  comprenez  ;  et  cette  chance  même  lui  est  ditïîcile,  car  on  n'a  pas  de  mauvais  air 
à  la  Bastille. 

—  Votre  raisonnement  est  on  ne  peut  plus  ingénieux,  cher  monsieur  Baisemeaux. 

—  N'est-ce  pas?  —  Vous  voulez  donc  dire  que  ce  malheureux  devait  souffrir  sans 
trêve  et  sans  fin.  — Souffrir,  je  n'ai  pas  dit  cela,  monseigneur,  un  quinze  livres  ne 
souffre  pas.  —  Souffrir  la  prison  au  moins. — Sans  doute,  c'est  une  fatalité;  mais 
cette  souffrance,  on  la  lui  adoucit.  Enfin,  vous  en  conviendrez,  ce  gaillard-là  n'était 
pas  venu  au  monde  pour  manger  toutes  les  bonnes  choses  qu'il  mange.  Pardieu ,  vous 
allez  voir  :  nous  avons  ici  ce  pàté'intact ,  ces  écrevisses  auxquelles  nous  avons  à  peine 
touché,  des  écrevisses  de  Marne  grosses  comme  des  langoustes ,  voyez.  Eh  bien  !  tout 
cela  va  prendre  le  chemin  de  la  deuxième  Bertnudière  avec  une  bouteille  de  ce  volnay 
que  vous  trouvez  si  bon.  Ayant  vu,  vous  ne  douterez  plus,  j'espère.  — Non,  mon 
cher  gouverneur,  non;  mais  dans  tout  cela  vous  ne  pensez  qu'au  bienheureux  quinze 
livres  et  vous  oubliez  toujours  le  pauvre  Seldon  .  mon  protégé.  —  Soit!  à  votre  con- 
sidération, jour  de  fête  pour  lui  :  il  aura  des  biscuits  et  des  confitures  ,  avec  ce  flacon 
de  Porto.  —  Vous  êtes  un  brave  homme  ;  je  vous  l'ai  déjà  dit  et  je  vous  le  répète ,  mon 
cher  Baisemeaux. 

—  Partons,  partons,  dit  le  gouverneur  un  peu  étourdi  ;  moitié  étounli  par  le  vin 
qu'il  avilit  bu,  moilié  par  les  éloges  d'Aramis.  —  Ma  foi ,  c'est  pour  vous  obliger  ce 
que  j'en  fais,  dit  le  prélat.  —  Oh  !  vous  me  remercierez  en  rentrant.  —  Partons  donc. 

—  Attendez  que  je  prévienne  le  porte-clefs.  Baisemeaux  sonna  deux  coups  :  \m  homme 
parut.  —  Je  vais  aux  tours!  cria  le  gouverneur.  Pas  de  gardes,  pas  de  tambours,  pas 
de  bruit  enfin. 

Le  porte-clefs  précéda  le  gouverneur,  Aramis  prit  la  droite,  quelques  soldats  épars 
dans  la  cour  se  rangèrent  fermes  comme  des  pieux  sur  le  passage  du  gouverneur. 

Baisemeaux  fit  franchir  à  son  hiMe  plusieurs  marches  qui  menaient  à  une  espèce 
d'esplanade;  de  là  on  vint  au  pont-levis.  sur  lequel  les  factionnaires  reçurent  le  gou- 
verneur et  le  reconnurent. 

—  Monsieur,  dit  alors  le  gouverneiu-  en  se  retournant  du  côlé  d'Aramis  et  en  par- 
lant de  façon  à  ce  que  les  factionnaires  ne  perdissent  point  une  de  .ses  paroles.  Mon- 
sieur, vous  avez  bonne  mémoire,  n'est-ce  pas?  —  Pourquoi?  demanda  Aramis.  — 
Pour  vos  plans  et  pour  vos  mesures ,  car  vous  savez  qu'il  n'est  pas  permis,  même  aux 
architectes,  d'entrer  chez  les  prisonniers  avec  du  papier,  des  plumes  ou  du  crayon.  — 
Bon  !  se  dit  Aramis  à  lui-même,  il  parait  que  je  suisuu  archilecle.  N'est-ce  pas  encore 
là  une  plaisanterie  de  d'Artagnan  ,  qui  m'a  vu  ingénieur  de  Belle-lsle? 

Puis  tout  haut  :  —  Tranquillisez-vous,  monsieur  le  gouverneur;  dans  notre  état  le 
coup  d'œil  et  la  mémoire  suffisent.  —  Eh  bien  !  allons  d'abord  à  la  Berlaudière ,  dit 
Baisemeaux  toujours  avec  l'intention  d'être  entendu  des  factionnaires.  —  Allons,  ré- 
pondit Aramis. 

Puis  au  porte-clefs  :  —  Tu  profiteras  de  cela,  dit-il,  pour  porter  au  numéro  deux 
les  friandises  que  j'ai  désignées.  —  Le  numéro  trois,  cher  monsieur  de  Baisemeaux, 
le  numéro  trois,  vous  l'oubliez  toujours. 

Ils  montèrent. 

Ce  qu'il  y  avait  de  verrous ,  de  grilles  et  de  serrures  pour  celte  seule  cour  eût  suffi 
à  la  sûreté  d'une  ville  entière. 

T.  I.  jj 


338  LES  MOUSQUETAIRES. 

Aramis  n'était  ni  ua  rêveur,  ni  un  homme  sensible  ;  mais  lorsqu'il  posa  le  \^^ed  sur 
les  marches  de  pierre  usées  par  lesquelles  avaient  passé  tant  d'infortunes,  lorsqu'il  se 
sentit  imprégné  de  l'atmosphère  de  ces  sombres  voûtes  humides  de  larmes,  il  fut  sans 
nul  doute  attendri ,  car  son  front  se  baissa,  car  ses  jeux  se  troublèrent,  et  il  suivit 
Baisemeaux  sans  lui  adresser  une  parole. 


LE  DEUXIEME  DE  LA  BERTAUDIERE. 


Au  deuxième  étage,  soit  fatigue,  soit  émotion,  la  respiration  manqua  au  visiteur.  Il 
s'adossa  contre  le  mur. 

—  Voulez-vous  commencer  par  celui-ci?  dit  Baisemeaux.  Il  va  d'ailleurs  aussi  cer- 
taines réparations  à  faire  dans  cette  chambre ,  se  hàta-t-il  d'ajouter  à  l'intention  du 
guichetier  qui  se  tiouvait  à  la  portée  de  la  voix.  —  Non  1  non  !  s'oiria  vivement  Ara- 
mis; plus  haut,  plus  haut,  monsieur  le  gouverneur,  s'il  vous  plail;  le  haut  est  le  plus 
pressé. 

Ils  continuèrent  de  1.  onter.  —  Demandez  les  clefs  au  geôlier,  souffla  tout  bas  Aramis, 
—  Volontiers. 

Baisemeaux  prit  les  cufs  et  ouvrit  lui-même  la  porte  de  la  troisième  chambre.  Le 
porte-clefs  entra  le  premi-^r  et  déposa  sur  une  table  les  provisions  que  le  bon  gouver- 
neur appelait  des  friandises.  Puis  il  sortit. 

Le  prisonnier  n'avait  pas  fait  un  mouvement. 

Alors  Baisemeaux  entra  à  ton  tour,  tandis  qu'Aramis  se  tenait  sur  le  seuil. 

De  là  il  vit  un  jeune  homme,  un  enfant  de  dix-huit  ans  qui,  levant  la  tète  au  bruit 
inaccoutumé  ,  se  jeta  en  bas  de  son  lit  en  apercevant  le  gouverneur,  el  joignant  les 
mains  se  mil  à  crier  :  Ma  mère  1  ma  mère  ! 

L'accent  de  ce  jeune  homme  contenait  tant  de  douleur  qu'.4ramis  se  sentit  frisson- 
ner malgré  lui. 

—  Mon  cher  hôte!  lui  dit  Baisemeaux  en  essayant  de  sourire,  je  vous  apporte  à  la 
fois  une  distraction  et  un  extra.  La  distraction  pour  l'esprit,  l'extra  pour  le  corps,  Voilà 
Monsieur  qui  va  prendre  des  mesures  sur  vous,  el  voilà  des  confitures  pour  votre  des- 
sert.— Oh!  Monsieur  !  Monsieiu'l  dit  le  jeune  honnne,  laissez-moi  seul  pendant  un 
an,  nourrissez-moi  de  pain  cl  d'eau  pendant  im  an  ,  mais  dites-moi  (ju'.ui  boni  d'un 
an  je  sortirai  d'ici,  dites-moi  qu'au  bout  d'un  an  je  reverrai  ma  mère.  —  Mais,  mon 
cher  ami ,  dit  Baisemeaux ,  je  vous  ai  entendu  dire  à  vous-même  qu'elle  était  fort 
pauvre  votre  mère  ,  que  vous  étiez  fort  mal  logé  chez  elle  ,  tandis  qu  ici ,  peslcl  —  Si 
elle  était  pauvre.  Monsieur,  raison  de  plus  pourqn*o!i  lui  rende  son  soutien;  mal  loge 
chez  elle,  oh!  Monsieur,  on  est  toujours  bien  logé  ipiand  on  est  libre.  —  Enlin, 
puiscpie  vous  dites  vous-même  que  vous  n'avez  fait  que  ce  malheureux  distique  .. — 
El  sans  intention.  Monsieur,  sans  iiiteulion  aucune,  je  lisais  Martial  quand  ridOiMu'cu 
est  venue.  Oh!  Monsieur.  i|u'on  me  punisse,  moi ,  <|u'(in  me  coiiiie  la  main  avec  l.i- 
quelle  je  l'ai  écrit,  je  traxaillciai  de  l'aulre  ;  mais  qu'on  u\e  rende  manière.  —  Mon 
entant,  ilil  Itiiisemeaux,  vous  savez  (jiie  cela  ne  dcpoud  pas  de  moi  ;  je  ne  puis  que 
vous  augmenter  votre  ration,   vous  donner  un  petit  veire  de  l'orlo,  vous  glisser  uu 


I.K     l'IUSONMKIl     IIE     LA     BASTll.l.K 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  339 

biscuit  entre  deux  iissielles.  — U  mou  Diuu  !  mou  Dieu!  s'écria  le  jeune  homme  en  se 
renversant  en  arrière  et  en  se  roulant  sur  le  parquet. 

Aramis,  incapable  de  supporter  plus  longtemps  celte  scène,  se  retira  jusque  sur. le 
palier. — Le  malheureu.x!  murmurait-il  tout  bas. — Oh!  oui,  Monsieur,  il  est  bien 
malheureux;  mais  c'est  la  faute  desesparens.  —  Comment  cela? — Sans  doute...  Pour- 
quoi lui  faisait-on  apprendre  le  latin?...  Trop  de  science,  voyez-vous,  Monsieur,  ça 
nuit...  Moi ,  je  ne  sais  ni  lire  ni  écrire  :  aussi  je  ne  suis  pas  en  prison. 

Aramis  regarda  cet  homme,  q\ii  appelait  n'èlre  pas  en  prison  être  ge(Mier  à  la 
Bastille... 

Quant  à  Baisemeaux  ,  voyant  le  peu  d'elfet  de  ses  conseils  et  de  son  vin  de  Porto,  il 
sorti!  tout  troublé.  —  Eh  bien!  el  la  porte!  la  porte!  dit  le  geôlier;  vous  oubliez  de 
refermer  la  porte.  —  C'est  vrai,  dit  Baisemeaux.  Tiens,  voilà  les  clefs.  —  Je  deman- 
derai la  grâce  de  cet  enfant,  dit  Aramis.  —  Et  si  vous  ne  l'obtenez  pas,  dit  Baise- 
meaux, demandez  au  moins  qu'on  le  porte  à  dix  livres,  cela  fait  que  nous  y  gagne- 
rons tous  les  deux.  Si  l'autre  prisonnier  appelle  aussi  sa  mère  ,  lit  Aramis,  j'aime 
mieux  ne  pas  entrer,  je  prendrai  mesure  du  dehors.  — Oh  !  oh  1  dit  le  geôlier,  n'ayez 
pas  peur,  monsieur  l'architccle,  celui-l.'i  il  est  doux  comme  un  agneau;  pour  appeler 
sa  mère,  il  faudrait  qu'il  parlât,  et  il  ne  parle  jamais.  —  Alors  entrons,  dit  sourde- 
ment Aramis. — Oh!  Monsieur,  dit  le  porte-clefs,  vous  êtes  architecle  des  prisons  et 
vous  n'êtes  pas  plus  habilué  à  la  chose,  c'est  étonnant! 

Aramis  vit  que  pour  ne  pas  inspirer  de  soupçons  ,  il  lui  fallait  appeler  toute  sa  force 
à  son  secours. 

Baisemeaux  avait  les  clefs ,  il  ouvrit  la  porte.  —  Reste  dehors,  dit-il  au  porte-clefs, 
el  attends-nous  au  bas  du  degré. 

Le  porte-clefs  obéit  et  se  retira. 

Baisemeaux  passa  le  premier  et  ouvrit  hii-mèuie  la  deuxième  porte. 

Alors  on  vil  dans  le  carré  de  lumière  qui  tillrail  par  la  fenêtre  grillée  un  beau 
jeune  homme,  de  petite  taille,  aux  cheveux  courts,  à  la  barbe  déjà  croissante;  il  était 
assis  sur  un  escabeau  le  coude  dans  un  fauteuil  auquel  s'appuyait  tout  le  haut  de  sou 
corps. 

Son  habit,  jeté  sur  le  lit.  était  de  tin  velours  noir,  el  il  aspirait  l'aii'  frais  qui  venait 
s'engoulfrer  dans  sa  poitrine  par  une  chemise  de  la  plus  belle  batiste  que  l'on  ait  pu 
trouver. 

Lorsque  le  gouverneur  entra,  ce  jeune  honune  tourna  la  tête  avec  \m  niouvonient 
plein  de  nonchalance,  et,  coiume  il  reconnut  Baisemeaux,  il  se  leva  et  salua  courloi- 
seuieul. 

Mais  quand  ses  yeux  se  portèrent  sur  Aramis ,  demeuré  dans  l'ombre  ,  celui-ci  fris- 
sonna; il  pâlit,  et  son  chapeau  (pj'il  tenait  à  la  main  ,  lui  échappa  connue  si  tous  ses 
muscles  venaient  de  se  détendre  à  la  fois. 

Baisemeaux  pendant  ce  temps,  habitué  à  la  présence  de  son  prisonnier,  semblait 
ne  partager  aucune  des  sensations  qu'éprouvait  Aramis;  il  étalait  sur  la  table  son  pâté 
et  ses  écrevisses,  comme  eût  pu  faire  un  serviteur  plein  de  zèle.  Ainsi  occupé,  il  ne 
remarquait  point  le  trouble  de  sou  hoir. 

Mais  quand  il  eut  lini ,  adressant  la  parole  au  jeune  prisonnier  : 

— Vous  avez  bonne  mine,  dit-il,  cela  va  bien.  —  Très-bien, Monsieur,  merci,  ré- 
pondit le  jeune  homme. 

Cette  voix  failUt  renverser  Aramis.  Malgré  lui  il  lit  lui  pas  en  avant  les  jeux  dila- 
tés ,  les  lèvres  frémissantes. 


3i0  LES  MOUSQUETAIRES. 

Ce  mouvement  était  si  visible  qu'il  ne  put  échapper  à  Baisemeaux,  tout  préorcupé 
qu'il  fût. — Voici  un  architecte  qui  va  examiner  votre  cheminée,  dit  Baisemeaux  : 
fume-t-elle?  —  Jamais,  Monsieur. — Vous  disiez  qu'on  ne  pouvait  pas  être  heureux 
en  prison,  dit  le  gouverneur  en  se  frottant  les  mains;  voici  pourtant  un  prisouuierqui 
l'est.  Vous  ne  vous  plaignez  pas ,  j'espère?  —  Jamais.  —  Vous  ne  vous  ennuyez  pas? 
dit  Aramis.  —  Jamais. — Heinl  fit  tout  bas  Baisemeaux,  avais-je  raison  ! — Dame! 
que  voulez-vous,  mon  cher  gouverneur,  il  faut  bien  se  rendre  à  l'évidence.  Est-il 
permis  de  lui  faire  des  questions? — Tout  autant  qu'il  vous  plaira.  — Eh  bien!  faites- 
moi  donc  le  plaisir  de  lui  demander  s'il  sait  pourquoi  il  est  ici.  —  Monsieur  me  charge 
de  vous  demander,  dit  Baisemeaux,  si  vous  connaissez  la  cause  de  voire  détention. — 
Non,  Monsieur,  dit  simplement  le  jeune  homme,  je  ne  la  connais  pas. — Mais  c'est 
impossible  I  dit  Aramis  emporté  malgré  lui.  Si  vous  ignoriez  la  cause  de  votre  déten- 
tion,  vous  seriez  furieux. — Je  l'ai  été  peudaul  les  premiers  jours.  —  Pourquoi  ne 
l'ètes-vous  plus?  —  Parce  que  j'ai  réfléchi. 

—  C'est  étrange,  dit  Aramis.  — N'est-ce  pas  qu'il  est  étonnant?  fit  Baisemeaux. — 
Et  à  quoi  avez-vous  réfléchi,  demanda  Aramis,  peut-on  vous  le  demander,  Monsieur? 
—  J'ai  réfléchi  que  n'ayant  commis  aucun  crime  Dieu  ne  pouvait  me  châtier.  — Mais 
qu'est-ce  donc  que  la  prison,  demanda  Aramis,  si  ce  n'est  un  châtiment?  —  Hélas! 
dit  le  jeune  homme,  je  ne  sais.  — A  vous  entendre.  Monsieur,  à  voir  voire  résigna- 
tion, on  serait  tenté  de  croire  que  vous  aimez  la  prison. — Je  la  supporte.  —  C'est  dans 
la  certitude  d'être  libre  un  jour?  —  Je  n'ai  pas  de  certitude,  Monsieur,  de  l'espoir, 
voilà  tout;  et  cependant,  chaque  jour,  je  l'avoue,  cet  espoir  se  perd.  —  Mais  enfin , 
pourquoi  ne  seriez-vous  pas  libre,  puisque  vous  l'avez  déjà  été? — C'est  justement, 
répondit  le  jeune  homme,  la  raison  qui  m'empêche  d'attendre  la  liberté;  pounjuoi 
ni'eût-on  emprisonné,  si  l'on  avait  l'inleution  de  me  faire  libre  plus  tard?  —  Quel 
acre  avez-vous? — Je  ne  sais. — Comment  vous  nommez-vous? — J'ai  oublié  le  nom 
qu'on  me  donnait. — Vosparens?  —  Je  ne  les  ai  jamais  connus.  — Mais  ceux  qui  vous 
ont  élevé?  — Ne  m'appelaient  pas  leur  fils.  —  Aimiez-vous  quelqu'un  avant  de  venir 
ici?  —  J'aimais  ma  nourrice  et  mes  fleurs.  —  Est-ce  tout?  — J'aimais  aussi  mon  va- 
let. — Vous  regrettez  cette  nourrice  et  ce  valet? — J'ai  beaucoup  pleuré  quand  ils  sont 
morts.  —  Sont-ils  morts  depuis  que  vous  êtes  ici  ou  avant  que  vous  y  fussiez? —  Ils 
sont  morts  tous  deux  en  même  temps,  la  veille  du  jour  où  l'on  m'a  enlevé. —  Et  com- 
ment vous  enleva-t-on?  —  Un  homme  me  vint  chercher,  me  fit  monter  dans  un  car- 
rosse qui  se  trouva  fermé  avec  des  serrures  et  m'amena  ici.  —  Cet  homme,  le  recon- 
naîlriez-vous?  —  Il  avait  nu  mas(pie. 

N'est-ce  pas  que  cette  histoire  e>t  extradi'dinaire?  dit  ln\it  bas  Baisemeaux  à  Aramis. 

Aramis  pouvait  à  peine  respirer.  —  Oui.  extraordinaire,  uuiruiura-t-il.  —  Mais  ce 
qu'il  y  a  de  plus  exiranrdiuaire  encore,  c'est  que  jamais  il  ne  m'en  a  dit  autant  qu'il 
vient  de  vous  en  dire.  — reut-être  cela  lient-il  aussi  à  ce  que  vous  ne  l'avez  jamais 
questionné,  dit  Aramis.  —  C'est  possible ,  répondit  Baisemeaux  :  je  ne  suis  pas  curieux. 
An  reste,  vous  voyez  la  chambre  :  elle  est  belle,  n'est-ce  pas? — Fort  belle. — Un 
tapis... Superbe.  —  Je  gage  tpi'il  n'eu  avait  jioiut  de  pareil  avant  de  venir  ici. — Je 

le  crois. 

Puis,  se  relournanl  vers  le  jeune  hou ',  — Ni'  \ous  rappelez-vous  point  avoir  été 

jamais  visité  par  quelipie  étraugei'  mi  (pnliine  étrangère?  demanda  Aramis  an  jeune 
hdUiine.  — Oh!  si  fait,  liiiis  fois  par  une  femme. cpii  ibai|ue  fois  s'arrêta  en  voilinvà 
la  porte,  entra  couverte  d'un  voile  ipielie  ne  le\a  (pie  lorsque  nous  fûmes  enfermés 
et  seuls.  — Vous  vous  rappelez  eetle  femme? — Oui.  — (Jiie  vous  disait-elle? 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  'Ml 

Le  jeune  homme  sourit  tristement.  —  Elle  me  demandait  ce  que  vous  me  deman- 
dez, si  j'étais  heureux  et  si  je  m'ennuyais.  —  Et  lorsqu'elle  arrivait  on  parlait  Y  — 
Elle  me  pressai!  dans  ses  bras,  me  serrait  sur  son  cœur,  m'embrassait.  —  Vous  vous 
la  rappelez?  —  A  merveille. —  Je  vous  demande  si  vous  vous  rappelez  les  traits  de  son 
\  isai;e.  —  Oui.  —  Donc  vous  la  reconnaîtriez  si  le  hasard  l'ainenail  devant  vous  ou 
vous  conduisait  à  elle?  —  Oh  !  bien  certainement. 

Un  éclair  de  fugitive  satisfaction  passa  sur  le  visage  d'Aramis. 

En  ce  moment  Baisemeaux  entendit  le  porte-clefs  qui  remontait.  —  Voulez-vous 
que  nous  sortions?  dit-il  vivement  à  Araniis. 

Proliablenient  Arainis  savait  tout  ce  qu'il  voulait  savoir. —  Quand  il  vous  plaira,  dit-il. 

Le  jeune  homme  les  vit  se  disposer  à  partir  et  les  salua  poliment. 

Baisemeaux  répondit  |iar  une  simple  inclinaison  de  tète. 

Aramis,  rendu  respectueux  par  le  malheur  sans  doute,  salua  profondément  le  pri- 
sonnier. 

—  Eh  bien  !  fit  Baisemeaux  dans  l'escalier,  que  dites-vous  de  tout  cela'/  —  J'ai  dé- 
couvert le  secret,  mon  cher  gouverneur,  dit-il.  —  Bah  !  Et  quel  est  ce  secret?  —  Il  y 
a  eu  un  assassinat  commis  dans  celte  maison.  —  Allons  donc!  —  Comprenez-vous, 
le  valet  et  la  nourrice  morts  le  même  jour!  —  Eh  bien  !  —  Poison.  —  Ah  !  ah  !  — 
Qu'en  dites-vous?  —  Que  cela  pourrait  bien  être  vrai.  —  Quoil  ce  jeune  homme  serait 
un  assassin?  —  Eh  qui  vous  dit  cela?  Comment  voulez- vous  que  le  pauvre  enfant  soit 
un  assassin.  —  C'est  ce  que  je  me  disais.  —  Le  crime  a  été  couunis  dans  sa  maison  , 
c'est  assez;  peut-être  a-t-il  vu  les  criminels,  et  l'on  craint  qu'il  ne  parle.  —  Diable.... 
si  je  savais  cela...  Je  redoublerais  de  surveillance.  —  Oh  !  il  n'a  pas  l'air  d'avoir  envie 
de  se  sauver.  —  Ah  !  les  prisonniers,  vous  ne  les  connaissez  pas.  —  A-l-il  des  livres? 

—  Jamais;  défense  absolue  de  lui  en  donner.  —  Absolue?  —  De  la  main  même  de 
M.  de  Mazarin.  —  Et  vous  avez  cette  note?  —  Oui,  monseigneur  ;  la  voulez-vous  voir 
en  revenant  prendre  votre  manteau  ?  —  Je  le  veux  bien,  les  autographes  me  plaisent 
fort.  —  Celui-là  est  d'une  certitude  superbe  ;  il  n'y  a  qu'une  rature.  —  Ah  !  ah  !  et  à 
quel  propos  cette  rature?  —  A  propos  d'un  chiffre.  —  D'un  chiffre?  —  Oui.  Voilà  ce 
qu'il  y  avait  d'abord  :  Pension  à  cinquante  livres.  —  Comme  les  princes  du  sang, 
alors?  —  Mais  le  cardinal  aura  vu  qu'il  se  trompait,  vous  comprenez  bien  :  il  a  biffé 
le  zéro  et  a  ajouté  un  un  devant  le  cinq.  Mais  à  propos...  —  Quoi?  —  Vous  ne  parlez 
pas  de  la  ressemblance.  —  Je  n'en  parle  pas,  cher  monsieur  de  Baisemeaux,  par  une 
raison  bien  simple  :je  n'en  parle  pas  parce  qu'elle  n'exisie  pas.  — Oh  !  par  exemple! 

—  Ou  que  si  elle  existe,  c'est  dans  votre  imagination,  et  que  même  exislàt-elle 
ailleurs,  je  crois  que  vous  feriez  bien  de  n'en  point  parler.  —  Vraiment!  —  Le  roi 
Louis  XIV,  vous  le  comprenez  bien,  vous  eu  voudrait  mortellement  s'il  apprenait  que 
vous  contribuez  à  répandre  le  bruit  qu'un  de  ses  sujets  a  l'audace  de  lui  ressembler. — 
C'est  vrai,  c'est  vrai,  dit  Baisemeaux  tout  effrayé,  mais  je  n'ai  parlé  de  la  chose  qu'à 
vous,  et  vous  comprenez,  monseigneur,  que  je  compte  assez  sur  votre  discrétion.  — 
Oh!  soyez  tranquille.  —  Voulez-vous  toujours  voir  la  note?  dit  Baisemeaux  ébranlé. 
— Sans  doute. 

En  causant  ainsi  ils  étaient  rentrés;  Baisemeaux  tira  de  l'armoire  un  registre  parti- 
culier pareil  à  celui  qu'il  avait  déjà  montré  à  Aramis,  mais  fermé  par  une  serrure.  La 
clef  qui  ouvrait  cette  serrure  faisait  partie  d'un  petit  trousseau  que  Baisemeaux  portait 
toujours  sur  lui. 

Puis,  posant  le  hvre  sur  la  table,  il  l'ouvrit  à  la  lettre  M  et  montra  à  Aramis  cette 
note  à  la  colonne  des  observations  : 


342  LES  MOUSQUETAIRES. 

«  Jamais  nE  livres,  linge  de  la  plus  grande  finesse;  habits  recherchés;  pas  de  pro- 

«    MENADES,   PAS  PE  CHANGEMENT  DE  GEOLIER,  PAS  DE  COMMUNICATIONS. 

«  Instriiiiiens  de  musique:  toiile  licence  pour  le  bien-être;  quinze  livres  de  nour- 
(I  j'iture    M.  le  gouverneur  peut  réclamer  si  les  quinze  livres  ne  lui  suffisent  pas.  » 

—  Tiens,  au  fait,  dit  Baisemeaux  ,  j'y  songe  :  je  réclamerai.  Aramis  referma  le 
livre.  —  Oui ,  dit-il,  c'est  bien  de  la  main  de  M  de  Mazarin;  je  reconnais  son  écri- 
ture. Maintenant,  mon  cher  gouverneur,  conlinua-l-il,  comme  si  cette  dernière  com- 
nuiniration  avait  épuisé  son  intérêt,  jiassons,  si  vous  le  \oulez  bien,  à  nos  petits  ar- 
rangemens.  — Eh  bien!  quel  terme  voulez-vous  que  je  prenne  ?  Fixez  vous-même. 
—  Ne  prenez  pas  de  terme;  faites-moi  une  reconnaissance  pure  et  simple  de  ce:il 
cinquante  mille  livres.  —  Exigible?...  —  A  ma  volonté.  Jlais.  vous  comprenez,  je  ne 
voudrai  que  lorsque  vous  voudrez  vous-même. —  Oh  !  je  suis  bien  tranquille,  dit  Uai- 
semeaux  en  souriant,  mais  je  vous  ai  déjà  donné  deux  reçus.  —  Aussi,  vous  voyez,  je 
les  déchire.  Et  Aramis,  après  avoir  montré  les  deux  reçus  au  gouverneur,  les  déchira 
en  effet. 

Vaincu  par  une  pareille  marque  de  confiance,  Baisemeaux  souscrivit  sans  hési- 
tation une  obligation  de  cent  cinquante  mille  francs  remboursables  à  la  volonté  du 
prélat. 

Aramis,  qui  avait  suivi  la  plume  par-dessus  Tépaule  du  gouverneur,  mit  l'obliga- 
tion dans  sa  poche  sans  avoir  l'air  de  l'aNoirlue,  ce  qui  donna  toute  tranquillité  à 
Baisemeaux.  — Maintenant,  dit  Aramis,  vous  ne  m'en  voudrez  point,  n'est-ce  pas,  si 
je  vous  enlève  quelqui^  prisonnier.  —  Comment  cela?  —  Sans  doute,  en  obtenant  sa 
grâce.  Ne  vous  ai-je  pas  dit ,  par  exemple,  que  le  pauvre  Scldon  m'intéressait.  —  Ah! 
c'est  vrai!  — Eh  bien!  —  C'est  votre  affaire;  agissez  comme  vous  l'enlendrcz.  Je  vois 
que  vous  avez  le  bras  long  et  la  main  large.  —  Adieu  ,  adieu. 

Et  Aramis  partit  emportant  les  bénédictions  du  gouverneur. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


343 


LES  DEUX  AMIES. 


l'heure  où  M  de  Baisemeaux  montrait  à  Araniis  les  pri- 
siiiiiiiers  de  la  Bastille,  un  carrosse  s'arrêtait  devant  la 
porte  de  madame  deBellières,  et  à  cette  heure  encore 
malinalc  déposait  au  perron  unejeune  femme  enveloppée 
de  toiltés  de  soie. 

Lorsqu'on  annonça  madame  Vanel  à  madame  de  Bel- 
lières  ,  celle-ci  s'occupait  ou  plutôt  s'absorbait  à  lire  une 
lettre  qu'elle  cacha  précipitamment. 

Elle  achevait  à  peine  sa  loilelte  du  matin,  ses  l'emmes 
étaient  encore  dans  la  chambre  voisine. 
Au  nom,  au  pas  de  Marguerite  Vanel,  madame  deBellières  courut  à  sa  rencontre. 
Elle  crut  voir  dans  les  yeux  de  son  amie  un  éclat  qui  n'était  pas  celui  de  la  santé  ou 
de  la  joie. 

Marguerite  l'embrassa  ,  lui  serra  les  mains,  lui  laissa  à  peine  le  temps  de  parler. — 
Ma  chère ,  dit-elle ,  tu  m'oublies  donc  ?  Tu  es  donc  tout  entière  aux  plaisirs  de  la  cour? 

—  Je  n'ai  pas  vu  seulement  les  fêtes  du  mariage.  — Que  fais-tu  alors?  —  Je  me  pré- 
pare à  aller  à  Bellières.  —  Campagnarde  alors.  J'aime  à  le  voir  dans  ces  dispositions. 
Mais  tu  es  pâle.  —  Non  ,  je  me  porte  à  ravir.  — Tant  mieux,  j'étais  inquiète.  Tu  ne 
sais  pas  ce  qu'on  m'avait  dit?  —  On  dit  tant  de  choses.  —  Oh!  celle-là  est  extraordi- 
naire. —  Comme  tu  sais  faire  languir  ton  auditoire  ,  Marguerite. — M'y  voici.  C'est  que 
j'ai  peur  de  te  fâcher.  —  Oh!  jamais.  Tu  admires  toi-même  mon  égalité  d'humeur. 

—  Eh  bien  !  on  dit  que...  .\h  !  vraiment ,  je  ne  pourrai  jamais  t'avouer  cela. 

—  N'en  parlons  plus  alors,  fit  madame  de  Bellières,  qui  devinait  une  méchanceté 
sous  ces  préambules ,  mais  qui  cependant  se  sentait  dévorée  de  curiosité.  —  Eh  bien , 
ma  chère  marquise,  on  dit  que  depuis  quelque  temps,  tu  regrettes  beaucoup  moins 
M.  de  Bellières,  le  pauvre  honnne  ! — C'est  un  mauvais  bruit,  Marguerite,  je  regrette 
et  regretterai  toujoui-s  mon  mari.  Mais,  voilà  deux  ans  qu'il  est  mort.  Je  n'en  ai  que 
vingt-huit,  et  la  douleur  de  sa  perte  ne  doit  pas  dominer  toutes  les  actions,  toutes 
les  pensées  de  ma  vie.  Je  le  dirais,  que  toi,  Marguerite  .  la  fenuue  par  excellence,  tii 
ne  me  croirais  pas.  —  Pourquoi?  Tu  as  le  cœur  si  tendre  1  répliqua  méchamment  ma- 
dame Vanel. — Tu  l'as  aussi ,  Marguerite,  et  je  n'ai  pas  vu  que  tu  te  laissasses  abattre 
par  le  chagrin  quand  le  cœur  était  blessé. 

Ces  mots  étaient  une  allusion  directe  à  la  rupture  de  Marguerite  avec  le  surin- 
tendant. Ils  étaient  aussi  un  reproche  voilé,  mais  direct,  fait  au  cœur  de  la  jeune 
femme. 

Connue  si  eue  n'eût  attendu  que  ce  signal  pour  décocher  sa  flèche ,  Marguerite 


344  LES  MOUSQUETAIRES. 

s'écria  :  —  Eh  bien,  Élise,  on  dit  que  tu  es  amoureuse.  Et  elle  dévora  du  regard 
uiadame  de  Bellières  qui  rougit  sans  pouvoir  s'en  enqjècher.  —  On  ne  se  fait  jamais 
faute  de  calomnier  les  femmes,  répliqua  la  marquise  après  un  instant  de  silence. 

—  Oh  !  l'on  ne  te  calomnie  pas.  Élise. —  Comment!  l'on  dit  que  je  suis  amoureuse  , 
et  l'on  ne  me  calomnie  pas!  —  D'abord,  si  c'est  vrai,  il  n'y  a  pas  de  calomnie  , 
il  n'y  a  que  médisance.  Ensuite ,  car  tu  ne  me  laisses  pas  achever,  le  public  ne  dit 
pas  que  tu  t'abandonnes  à  cet  amour.  Il  le  peint  au  contraire  comme  une  vertueuse 
amante,  armée  de  griffes  et  de  dents,  te  renfermant  chez  toi  comme  dans  une  for- 
teresse, et  dans  une  forteresse  autrement  impénétrable  que  celle  de  Danaé ,  bien 
que  la  tour  de  Danaé  fût  faite  d'airain.  —  Tu  as  de  l'esprit,  Marguerite  ,  dit  madame 
de  Bellières  tremblante. — ,Tu  m'as  toujours  flattée.  Élise.  Bref,  on  ledit  incorruptible 
et  inaccessible.  Tu  vois  si  l'on  te  calomnie...  Mais  à  quoi  rêves-tu  pendant  que  je  te 
parle?  —  Moi?  —  Oui .  tu  es  toute  rouge  et  toute  muette.  —  Je  cherche  ,  dit  la  mar- 
quise ,  relevant  ses  beaux  yeux  brillans  d'un  commencement  de  colère,  je  cherche  à 
quoi  tu  as  pu  faire  allusion,  toi,  si  savante  dans  la  mythologie,  en  me  comparant  à 
Danaé.  —  Ah  !  ah  !  fit  Marguerite  en  riant ,  tu  cherches  cela  ?  —  Eh  bien!  on  ne  dit 
pas  que  je  sois  amoureuse  d'une  abstraction.  Il  y  a  bien  un  nom  dans  tout  ce  bruit'if 

—  Certes  oui ,  il  y  a  un  nom.  — Eh  bien,  ma  chère ,  il  n'est  pas  étonnant  que  je  doive 
chercher  ce  nom  puisque  tu  ne  me  le  dis  pas.  —  Ma  chère  marquise ,  en  te  voyant 
rougir  je  croyais  que  tu  ne  chercherais  pas  longtemps.  —  C'est  ton  mot  Danaé  qui  m'a 
surprise  (Jui  dil  Danaé  dit  pluie  d'or,  n'est-ce  pas?  —  C'est-à-dire  que  le  Jupiter  de 
Danaé  se  changea  pour  elle  en  pluie  d'or.  —  Mon  amant  alors...  celui  que  tu  me 
donnes...  —  Oh  !  pardon;  moi  je  suis  ton  amie  et  ne  te  donne  personne.  —  Soit  !.. 
mais  les  ennemis  —  Veux-tu  que  je  te  dise  le  nom  ?  —  Il  y  a  une  demi-heure  que  tu 
me  le  fais  attendre.  —  Tu  vas  l'entendre.  Ne  t'ed'arouche  pas,  c'est  un  homme  puis- 
sant. —  Bon! 

La  marquise  s'enfonçait  dans  les  mains  ses  ongles  effilés,  comme  le  patient  à  l'ap- 
proche du  fer.  —  C'est  un  houmie  très-riche,  continua  Marguerite;  le  plus  riche 
peut-être.  C'est  enfin...  La  marquise  ferma  un  instant  les  yeux.  —  C'est  le  duc  de 
Buckinghain,  dit  Marguerite  en  riant  aux  éclats. 

La  perfidie  avait  élé  calculée  avec  une  adresse  incroyable.  Ce  nom,  qui  tombait  à 
faux  à  la  place  du  nom  que  la  marquise  attendait ,  faisait  bien  l'effel  sur  la  pauvre 
femme  de  ces  haches  mal  aiguisées  qui  avaient  déchiqueté,  sans  les  tuer,  MM.  de 
Chalan  et  de  Thou  sur  leurs  érhafa\ids. 

Elle  se  remit  poui'tant. — J'avais  bien  raison,  dil-elle,  de  l'appeler  une  femme 
d'esprit;  tu  me  fais  passer  un  agréable  moment.  La  plaisanterie  est  chaiiuanle...  Je 
n'ai  i,iiM,ii>  \  u  M.  de  Buckinghain.  —  Jamais!  fit  Marguerite  en  contenant  ses  éclats. 

—  Je  n'ai  pas  mis  le  ])ied  hors  de  chez  moi  depuis  que  le  duc  est  ;'i  Paris.  —  Oh!  re- 
prit madame  Vanel  en  alluiigcanl  sui  pied  m'iliii  vers  un  papier  qui  frissonnait  près 
de  la  fenêtre  sur  un  taps.  On  |iiiil  ni'  pas  se  \iiir.  mais  on  s'écrit. 

La  marquise  frémit. 

Ce  papier  ('■lail  reiivcluppc  i\r  la  Icltrc  ((u'cllc  lisait  à  rarri\ée  île  son  amie.  Cette 
enveloppe  était  cachetée  aux  armes  du  surinlcndaMt. 

En  se  reculant  sur  son  sofa  ,  madanic  de  Bellicro  lit  rnnler  sur  ce  papier  les  plis  épais 
de  sa  large  robe  de  soie,  et  l'iiiMMlit  aiii>i.  —  X'ovdus.  dit-i'llc  alors,  voyons.  Mar- 
guerite, est-ce  pour  me  dire  toutes  ces  folies  (pie  tu  es  \enue  de  si  bon  matin?  — 
Non,  je  suis  venue  pour  te  \oir  d'abord  et  pom-  te  rappeler  nos  anciennes  habitudes, 
si  douces  et  si  bonnes,  tu  sais,  lorsque  nous  allions  nous  promener  ,"1  Vincennes.  — 


1,1-:  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  315 

Tu  me  proposes  une  prnuitMwde.  —  J'ai  mon  carrosse  et  trois  heures  de  liberté.  —  Je 
ne  suis  pas  vêtue,  Maryueiite...  et...  si  tu  veux  que  nous  causions,  sans  aller  au  bois 
de  Vincennes,  nous  trouverons  dans  le  jardin  de  l'hôtel  un  bel  arbre,  des  charmilles 
touffues,  un  gazon  semé  de  pâquerettes,  et  toute  cette  violette  qu'on  sent  d'ici. — Ma 
chère  marquise,  je  regrette  que  tu  me  refuses...  J'avais  besoin  d'épancher  mon  cœur 
dans  le  tien.  —  Je  te  le  répète ,  Marguerite  .  mon  cœur  est  à  toi ,  aussi  bien  dans  cette 
chambre.  —  Pour  moi,  ce  n'est  plus  la  même  chose...  En  me  rapprochant  de  Vin- 
cennes, marquise,  je  rapprochais  mes  soupirs  du  but  vers  lequel  ils  tendent  depuis 
quelques  jours. 

La  marquise  leva  tout  à  coup  la  tête.  —  Cela  félonne,  n'est-ce  pas...  que  je  pense 
encore  à  Saint-Mandé?  — A  Saint-Mandé!  s'écria  madame  de  Bellières.  Et  les  regards 
■des  deux  femmes  se  croisèrent  comme  deux  épées  inquiètes  au  premier  engagement 
du  combat.  —  Toi,  si  fière!...  dit  avec  dédain  la  marquise.  —  Moi...  si  fière...  ré- 
pliqua madame  Vanel.  Je  suis  ainsi  faite ■■■  Je  ne  pardonne  pas  l'oubli ,  je  ne  sup- 
porte pas  l'inlidélité.  Quand  je  quitte  et  qu'on  pleure,  je  suis  tentée  d'aimer  encore; 
mais  quand  on  me  quitte  et  qu'on  rit ,  j'aime  éperdument. 

Madame  de  Bellières  fit  un  mouvement  involontaire.  — Elle  est  jalouse,  se  dit  Mar- 
guerite. —  Alors  ,  dit  la  marquise,  tu  es  éperdument  éprise...  de  M  de  Buckingham... 
non,  je  me  trompe....  de  M.  Fouquet.  Et  tu  voulais  aller  à  Vincennes...  à  Saint- 
Mandé  même...  — Je  ne  sais  ce  que  je  voulais;  tu  m'eusses  conseillée  peut-être.  — 
(Certes  ce  n'eût  point  été  en  cette  occasion,  —  car  moi  je  ne  pardonne  pas  comme  toi. 

—  J'aime  moins,  peut-être,  mais  quand  mon  cœur  a  élé  froissé  c'est  pour  toujours. 
— Mais  M.  Fouquet  ne  t'a  pas  froissée,  dit  avec  une  naïveté  de  vierge  Marguerite  Vanel. 

—  Tu  comprends  parfaitement  ce  que  je  veux  te  dire.  —  M.  Fouquet  ne  m'a  pas 
froissée  ;  —  il  ne  m'est  connu  ni  par  faveur,  ni  par  injure ,  mais  tu  as  à  te  plaindre  de 
lui.  Tu  es  mon  amie,  je  ne  te  conseillerais  donc  pas  comme  tu  voudrais.  —  Ah  I  tu 
préjuges.  —  Les  soupirs  dont  tu  parlais  sont  plus  que  des  indices. 

—  Ah  !  mais  tu  m'accables ,  lit  tout  à  coup  la  jeune  femme  en  rassemblant  toutes 
ses  forces  comme  le  luttem- qui  s'apprête  à  porter  le  dernier  coup;  tu  ne  comptes 
qu'avec  mes  mauvaises  passions  et  mes  faiblesses.  Quant  à  ce  que  j'ai  de  sentimens 
purs  et  généreux,  tu  n'en  parles  point.  Si  je  me  sens  entraînée  en  ce  moment  vers 
M.  le  surintendant,  si  je  fais  même  un  pas  vers  lui,  ce  qui  est  probable,  je  te  le  con- 
fesse, c'est  que  le  sort  de  M.  Fouquet  me  touche  profondément,  c'est  qu'il  est,  selon 
moi,  un  des  hommes  les  plus  malheureux  qui  soient.  —  .Ui!  lit  la  marquise  en  ap- 
puyant une  main  sur  son  cœur,  il  y  a  donc  quelque  chose  de  nouveau?  —  Tu  ne  sais 
donc  pas?  —  Je  ne  sais  rien,  dit  madame  de  Bellières  avec  cette  palpitation  de  l'an- 
goisse qui  suspend  la  pensée  et  la  parole,  qui  suspend  jusqu'à  la  vie.  —  Ma  chère,  il 
y  a  d'abord  que  toute  la  faveur  du  roi  s'est  retirée  de  M.  Fouquet  pour  passer  à 
M.  Colbert.  —  Oui ,  on  le  dit.  —  C'est  tout  simple,  depuis  la  découverte  du  complot 
de  Belle-lsle.  —  On  m'avait  assuré  que  cette  découverte  de  fortifications  avait  tourné 
à  l'honneur  de  M.  Fouquet. 

Marguerite  se  mit  à  rire  d'une  façon  si  cruelle  que  madame  de  Bellières  lui  eût  en 
ce  moment  plongé  avec  joie  un  poignard  dans  le  cœur.  —  Ma  chère ,  continua  Mar- 
guerite, il  ne  s'agit  plus  même  de  l'honneur  de  M.  Fouquet;  il  s'agit  de  son  salut. 
Avant  trois  jours  la  ruine  du  surintendant  est  consommée.  —  Oh!  lit  la  marquise  en 
souriant  à  son  tour,  c'est  aller  un  peu  vite.  —  J'ai  dit  trois  jours  parce  que  j'aime  à 
me  leurrer  d'une  espérance.  Mais  très-certainement  la  catastrophe  ne  passera  pas 
vingt-quatre  heures.  —  Et  pourquoi?  —  Par  la  plus  humble  de  toutes  les  raisons  : 


.li.6  LES  MOUSQUETAIRES. 

M.  Fouquet  n"a  plus  d'argent.  —  Dans  la  finance,  ma  chère  Marguerile  ,  tel  n'a  pas 
d'argent  aujourd'hui  qui  demain  fait  rentrer  des  millions.  —  Il  est  bien  fâcheux  que 
tu  ne  sois  pas  l'Égérie  de  M.  Fouquet,  tu  lui  indiquerais  la  source  où  il  pourra  puiser 
des  millions  que  le  roi  lui  a  demandés  hier.  —  Des  millions!  fit  la  marquise  avec  effroi. 
—  Quatre...  c'est  un  nombre  pair.  —  Infâme!  murmura  madame  de  Bellières  torturée 
par  cette  féroce  joie.  M.  Fouquet  a  bien  quatre  millions,  je  pense,  répliqua-t-elle  cou- 
rageusement.— S'il  a  ceux  que  le  roi  lui  demande  aujourd'hui,  dit  Marguerite,  peut- 
être  n'am"a-t-il  pas  ceux  que  le  roi  lui  demandera  dans  un  niois.  —  Le  roi  lui  redeman- 
dera de  l'argent?  —  Sans  doute.  Par  orgueil ,  il  fournira  de  l'argent,  et  quand  il  n'en 

aura  plus  il  tombera.  — C'est  vrai ,  dit  la  marquise  en  frissonnant;  le  plan  est  fort 

Dis-moi,  M.  Colbert  hait  donc  bien  M.  Fouquet?  —  Je  crois  qu'il  ne  l'aime  pas...  Or, 
c'est  un  homme  puissant  que  M.  Colbert;  il  gagne  à  être  vu  de  près  :  des  conceptions 
gigantesques,  de  la  volonté,  de  la  discrétion  ;  il  ira  loin.  —  Il  sera  surintendant?  — 
C'est  probable...  Voilà  pourquoi ,  ma  bonne  marquise,  je  me  sentais  émue  en  faveur 
de  ce  pauvre  hqmme  qui  m'a  aimée, adorée  même;  voilà  pourquoi,  le  voyant  si  mal- 
heureux, je  me  pardonnais  son  infidélité...  dont  il  se  repenl.  j'ai  lieu  de  le  croire  : 
voilà  pourquoi  je  n'eusse  pas  été  éloignée  de  lui  porter  une  consolation,  un  lion  con- 
seil; il  aurait  compris  ma  démarche  et  m'en  aurait  su  gré.  C'est  doux  d'être  aimée, 
vois-tu.  Les  hommes  apprécient  fort  l'amour  quand  ils  ne  sont  plus  aveuglés  par  la 
puissance. 

La  marquise  étourdie,  écrasée  par  ces  atroces  attaques  calculées  avec  la  justesse  et 
la  précision  d'un  tir  d'artillerie,  ne  savait  plus  comment  répondre;  elle  ne  savait  plus 
coumient  penser. 

La  voix  de  la  perfide  avait  pris  les  intonations  les  plus  affectueuses;  elle  parlait 
comme  une  femme  et  cachait  les  instincts  d'une  panthère. 

Elle  se  leva  en  souriant  comme  pour  prendre  congé.  La  marquise  n'eut  pas  la  force 
de  l'imiter. 

Marguerile  fil  (piekpies  pas  pour  conliuner  à  jouir  de  l'iumiiliaule  douleur  où  sa 
rivale  était  plongée;  puis  soudain,  —  Tu  ne  me  reconduis  pas?  dit-elle. 

La  marquise  se  leva  pâle  et  froide  sans  s'iiupiiéterdavanlage  de  cette  enveloppe  qui 
l'avait  si  fort  préoccupée  au  commencemeut  de  la  conversation  et  que  son  premier 
|)as  laissa  à  découvert. 

Puis  elle  ouvrit  la  porte  de  son  oratoire ,  et  sans  même  retourner  la  tète  du  côté  de 
Marguerite  Vanel ,  elle  s'y  enferma. 

Mais  aussitôt  (pie  la  marquise  eut  <lis|iaru  ,  son  envieuse  enneuùo  ne  put  résister  a\i 
désir  de  s'assurer  (|iu'  ses  sduiicous  élaieul  fondés,  elle  s'allongea  comme  nue  |)aullière 
et  saisit  l'enveloppe.  —  Ah!  dil-elle  en  grinçant  les  dents  ,  c'était  bien  une  lettre  de 
lui  qu'elle  lisait  (juand  je  suis  arrivée  !  Et  elle  s'élança  à  son  tour  hors  de  la  chaudire. 

Pendant  ce  temps,  la  marquise,  arrivée  derrière  le  rempart  de  sa  porte,  sentait 
qu'elle  était  au  bout  de  ses  forces  ;  un  instant  elle  resta  raide ,  pâle  et  iuuuobile  ciuume 
nue  statue:  ]iuis  elle  chancela  el  lomiia  inaniiin'e  sur  le  tapis. 

Le  iiruil  lie  sa  clnile  retenlit  en  même  l<'iii|i^  ipie  retentissait  le  roulcmeul  il.'  la 
Miilure  de  Martrueriti-  sorlaul  de  l'In'iU  I. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  3i7 


L'ARGENTERIE   DE   MADAME   DE   RELLIERES. 


Le  coup  avait  été  d'autant  plus  douloureux  (\u'\\  était  inattendu  :  la  marquise  fut 
donc  quelque  temps  à  se  remettre,  —  mais,  une  fois  remise,  elle  se  prit  a\issitôt  à  ré- 
fléchir sur  les  évcnemens  tels  qu'ils  s'aunonçaienl. 

Alors  elle  reprit,  dût  sa  vie  se  briser  encore  en  chemin,  celle  liyne  d'idées  ipir  lui 
avait  fait  suivre  son  implacable  amie 

Trahison;  puis  noires  menaces  voilées  sous  un  sendilant  d'intérêt  public,  voilà 
pour  les  manœuvres  de  Colbert 

Joie  odieuse  d'une  chute  prochaine ,  efforts  incessans  pour  arriver  à  ce  but ,  séduc- 
tions non  moins  coupables  que  le  crime  lui-même ,  voilà  ce  que  Marguerite  mettait  en 
œuvre. 

La  marquise  vil  avec  tristesse  encore  plus  qu'avec  indignation,  que  le  roi  trempât 
dans  un  complot  qui  décelait  la  duplicité  de  Louis  XllI  déjà  vieux ,  et  l'avarice  de 
Mazarin,  lorsqu'il  n'avait  pas  encore  eu  le  temps  de  se  gorger  de  l'or  français. 

Mais  bientôt  l'esprit  de  cette  courageuse  femme  reprit  toute  son  énergie  et  cessa  de 
s'arrêter  aux  spéculations  rétrogrades  de  la  compassion. 

Elle  appuya  pendant  dix  minutes  à  peu  près  son  front  dans  ses  mains  glacées, 
puis,  relevant  le  front ,  elle  sonna  ses  femmes  d'une  main  ferme  et  avec  un  geste 
plein  d'énergie.  Sa  résolution  était  prise. — A-t-on  tout  préparé  pour  mon  départ? 
demanda-t-elle  à  une  de  ses  femmes  qui  enirail.  — Oui ,  Madame  ,  mais  ou  ne  coni])- 
tait  [)as  que  madame  la  marquise  dût  partir  pour  Bellières  avant  trois  jours.  —  (Ce- 
pendant tout  ce  qui  est  parures  et  valeurs  est  en  caisse?  —  Oui,  Madame  ,  mais  nous 
avons  l'habitude  de  laisser  tout  cela  à  Paris.  Madame,  ordinairement,  n'emporte  pas 
ses  pierreries  à  la  campagne.  —  Et  tout  cela  est  rangé ,  dites-vous?  —  Dans  le  cabinel 
de  Madame.  —  Et  l'orfèvrerie?  —  Dans  les  coffres.  —  Et  l'argenterie?  —  Dans  la 
grande  armoire  de  chêne. 

La  marquise  se  tut  ;  puis,  d'une  voix  tranquille  :  — (Tue  l'on  fasse  venir  mon  orfèvre, 
dit-elle. 

Cependant  la  marquise  était  entrée  dans  son  cabinet ,  et  avec  le  plus  grand  soin 
considérait  ses  énrins. 

Jamais  elle  n'avait  donné  pareille  attention  à  ces  richesses  qui  font  l'orgueil  d'une 
femme  ;  jamais  elle  n'avait  regardé  ces  parures  que  pour  les  choisir  selon  leurs  mon- 
tures ou  leurs  couleurs.  Aujourd'hui  elle  admirait  la  grosseur  des  rubis  et  la  limpidité 
des  diamans;  elle  se  désolait  d'une  tache,  d'un  défaut  ;  elle  trouvait  l'or  trop  faible  et 
les  pierres  misérables. 

Lorfévre  la  surprit  dans  celle  occupation  lorsqu'il  arriva. — Monsieur  Faucheux  , 
dit-elle,  vous  m'avez  fourni  mon  orfèvrerie ,  je  crois?  —  Oui ,  madame  la  marquise. 
—  Je  ne  me  souviens  plus  à  combien  se  montait  la  note.  —  De  la  nouvelle ,  Ma- 
dame, ou  de  celle  que  M.  de  Bellières  vous  donna  en  vous  épousant?  car  j'ai  fourni  les 
deux.  —  Eh  bien,  de  la  nouvelle  d'abord.  —  Madame,  les  aiguières,  les  gobelets  et 
les  plais  avec  leurs  étuis ,  le  surtout  cl  les  mortiers  à  glace ,  les  bassins  à  confitures 
et  les  fontaines  ont  coulé  à  madame  la  marquise  soixante  mille  livres.  —  Rien  que 


3i8  LES  MOUSQUETAIRES. 

cela ,  mon  Dieu?  —  Madame  trouva  ma  note  bien  chère.  —  C'est  vrai!  c'est  vrai  !  Je 
me  souviens  qu'en  effet  c'était  cher,  le  travail ,  n'est-ce  pas?  —  Oui ,  Madame,  gra- 
vures, ciseku'es,  form  s  nouvelles.  —  Le  travail  entre  pour  combien  dans  le  prix? 
N'hésitez  pas.  —  Un  tiers  de  la  valeur.  Madame.  Mais.,. — Nous  avons  encore  l'autre 
service,  le  vieux,  celui  do  mon  mari.  —  Oh  !  Madame,  il  est  moins  ouvré  que  celui 
dont  je  vous  parie.  11  ne  vaut  que  trente  mille  livres,  valeur  intrinsèque. 

—  Soixante-dix,  murmura  la  marquise.  Mais,  monsieur  Faucheux,  il  y  a  encore 
l'argenterie  de  ma  mère;  vous  savez  ,  tout  ce  massif  dont  je  n'ai  pas  voulu  me  défaire 
à  cause  du  souvenir?  —  Ah!  Madame,  par  exemple,  c'est  là  une  fameuse  ressource 
pour  des  gens  qui ,  comme  madame  la  marquise  ,  ne  seraient  pas  libres  de  garder  leur 
vaistelle.  En  ce  temps,  Madame,  on  ne  travaillai!  pas  léger  connue  aujourd'hui.  On 
travaillait  dans  des  lingots.  Mais  cette  vaisselle  n'est  plus  présentable  ;  seulement  elle 
pèse.  —  'Voilà  tout!  voilà  tout  ce  qu'il  faut.  Combien  pèse-t-elle? — Cinquante  inille 
livres,  au  moins.  Je  ne  parle  pas  des  énormes  vases  de  buffet,  qui  seuls  jjésent 
cinq  mille  livres  d'argent,  soit  dix  mille  francs  les  deux.  —  Ceiit  trente,  murumra  la 
marquise.  Vous  êtes  sûr  de  ces  chiffres,  monsieur  Faucheux.  —  Sûr,  Madame.  D'ail- 
leurs ce  n'est  pas  difficile  à  peser.  —  Les  quantités  sont  écrites  sur  mes  hvres.  — Oh  ! 
vous  êtes  une  femme  d'ordre ,  madame  la  marquise.  —  Passons  à  autre  chose,  dit  ma- 
dame de  Bellières.  Et  elle  ouvrit  un  écrin.  — Je  reconnais  ces  émeraudes  ,  dit  le  mar- 
chand ,  c'est  moi  qui  les  ai  l'ait  mouler  :  ce  ^ont  les  plus  belles  de  la  cour  ;  c'est-à-dire 
non  :  les  plus  belles  sont  à  madame  de  Chàtillon;  elles  lui  viennent  de  MM.  de  Guise  ; 
mais  les  vôtres,  Madame,  sont  les  secondes.  — Elles  valent?  — !Slontées?  —  Non: 
supposez  qu'on  voulût  les  vendre.  —  Je  sais  bien  qui  les  achèterait,  s'écria  M.  Fau- 
cheux — Voilà  précisément  ce  que  je  vous  demande.  On  les  achèterait  donc?...  — On 
achèterait  toutes  vos  pierreries ,  Madame  ;  on  sait  que  vous  avez  le  plus  bel  écrin  de 
Paris.  Vous  n'êtes  pas  de  ces  fenunes  qui  changent;  quand  vous  achetez,  c'est  du 
beau;  lorsque  vous  possédez,  vous  gardez.  —  Donc,  on  paierait  ces  émeraudes?  — 
Cent  trente  mille  livres.  La  marquise  écrivit  sur  des  tablettes  avec  un  crayon  le  chiifrc 
cité  par  l'orfèvre.  —  Ce  collier  de  rubis?  dit-elle.  —  Des  rubis  balais?  —  Les  voici.  — 
Ils  sont  beaux,  ils  sont  superbes.  Je  ne  vous  cunnaissais  pas  ce.,  pierres,  Madame. — 
Estimez.  —  Deux  cent  mille  hvres.  Celui  du  milieu  en  vaut  cent  à  lui  seul.  —  Oui, 
oui,  c'est  ce  que  je  pensais,  dit  la  marciuise.  Les  diamans ,  oh!  j'en  ai  beaucoup  : 
bagues,  chaînes,  pendans  et  girandoles,  agrafes,  ferrets!  Estimez,  monsieur  Fau- 
cheux, estimez. 

L'orfèvre  prit  sa  loupe,  ses  balances,  pesa,  lorgna,  et  tout  bas  faisant  son  addition, 
— Voilà  des  pierres,  dit-il ,  qui  coûtent  à  madame  la  marquise  quarante  mille  livres  de 
rente.  —  Vous  estimez  huit  cent  nûHe  livres?...  —  A  peu  près.  —  C'est  bien  ce  que 
je  pensais.  Mais  les  montures  sont  à  part.  —  Connue  toujours.  Madame.  El  si  j'étais 
appelé  à  vendre  ou  à  acheter,  je  me  contenterais  pom-  bénétice  de  l'or  scid  de  tes 
montures;  j'aurais  encore  vingt-cinq  bonnes  mille  livres. — C'est  joli!  —  Oui,  Madame, 
très-joli.  —  .\cceplez-vous  le  bénélice  ,  à  la  condition  de  faire  argent  comiitant  des 
[lierreries? —  Mais,  .Madame,  s'écria  l'orfèvre  ell'aré.  vous  ne  vendez  pas  vos  dia- 
m.ms,  je  suppose? 

—  Silence,  monsieur  Faucheux,  ne  vous  inquiétez  pas  de  cela,  rendez-moi  seule- 

n)ent  réponse.   Vous  êtes  honnête  lu le ,  founû.-seur  de  ma  maison  depuis  trente 

ans,  vous  a\ezcoiuiu  mon  père  et  ma  mère,  que  servaient  votre  père  et  votre  mère. 
Je  vous  parle  connue  à  un  ami;  acceptez-vous  l'or  des  montures  contre  une  sonune 
conq)tant  que  vous  verserez  entre  mes  mains? — Huit  cent  mille  livres!  mais  c'osi 


LE  VICOMTE  DE  BRAGËLOJSNE.  310 

énorme.  —  Je  le  sais.  —  Impossible  à  Irouvor.  —  Oh  !  que  non!  —  Mais,  Madaiiio  , 
songez  à  l't'fiel  que  ferait  dans  le  monde  le  bruit  d'tnie  vente  de  vos  pierreries!  —  Nul 
ne  le  saurait...  Vons  me  ferez  fabriquer  aulant  de  parures  fausses  semblables  aux 
fines.  Ne  répondez  rien  :je  le  veux.  Vendez  en  détail,  vendez  seulement  les  pierres. 

—  Comme  cela,  c'est  facile...  Monsieur  cherche  des  écrins,  des  pierres  nues, 
pour  la  toilette  de  Madame.  Il  y  a  concours.  Je  placerai  facilement  chez  Monsieur 
pour  six  cent  mille  livres.  Je  suis  sûr  que  les  vôtres  sont  les  plus  belles.  —  Quand  cela? 
—  Sous  trois  jours.  —  Eh  bien!  le  reste  vous  le  placerez  à  des  particuliers.  Pour  le 
présent,  faites-moi  un  contrat  de  vente  garanti  ..  Paiement  sous  quatre  jours.  —  Ma- 
dame ,  Madame,  réfléchissez,  je  vous  en  conjure...  Vous  perdrez  lacent  mille  livres, 
si  vous  vous  hâtez.  —  J'en  perdrai  deux  cents  ,  s'il  le  faut.  Je  veux  que  tout  soit  fait 
ce  soir.  Acceptez- vous  ?  -  J'accepte,  madame  la  marquise  ..  Je  ne  dissimule  pas  que 
je  gagnerai  à  cela  cinq  mille  pisfoles.  —  Tant  mieux.  Comment  aurai-je  l'argent?  — 
En  or  ou  en  billets  de  la  bau(|ue  de  Lyon  payables  chez  M.  Colberl.  —  J'accepte  ,  dit 
vivement  la  maïquisc;  retournez  chez  vous  et  apportez  vite  la  somme  en  billets,  en- 
tendez-vous? —  Oui,  Madame;  mais,  de  grâce...  —  Plus  un  mot,  monsieur  Fau- 
cheux. A  propos,  l'argenterie  que  j'oubliais...  Pour  combien  en  ai-je?  —  Cinquante 
mille  hvres.  Madame. — C'est  un  million,  se  dit  tout  bas  la  marquise.  MonsieurFau- 
cheux ,  vous  ferez  prendre  aussi  l'orfèvrerie  et  l'argenterie  avec  toute  la  vaisselle.  Je 
prétexte  une  refonte  pour  des  modèles  plus  à  mon  goût  ..  Fondez,  dis-je,  et  rendez- 
moi  la  valeur  en  or...  sur-le-champ.  —  Bien,  madame  la  marquise.  —  Vous  mettrez 
cet  or  dans  un  coffre;  vous  ferez  accompagner  cet  or  d'un  de  vos  commis ,  et  sans  que 
mes  gens  le  voient;  ce  commis  m'attendra  dans  un  carrosse.  — Celui  de  madame  Fau- 
cheux? dit  l'orfèvre.  —  Si  vous  le  voulez,  je  le  prendrai  chez  vous.  —  Oui ,  madame 
la  marquise.  —  Prenez  trois  de  mes  gens  pour  porter  chez  vous  l'argonterie.  —  Oui . 
Madame.  La  marquise  sonna.  —  Le  fourgon,  dit-elle,  à  la  disposition  de  M.  Fau- 
cheux. 

L'orfèvre  salua  et  sortit  en  commandant  que  le  fourgon  le  suivit  de  près  et  en 
annonçant  lui-même  que  la  marquise  faisait  fondre  sa  vaisselle  pour  en  avoir  de  plus 
nouvelle.  ! 

Trois  heures  après,  elle  se  rendait  chez  M.  Faucheux  et  recevait  de  lui  huit  cent 
mille  livres  en  billets  de  la  banque  de  Lyon  ,  deux  cent  cinquante  mille  livres  en  or 
renfermées  dans  un  coffre  que  portail  péniblement  un  commis  jusqu'à  la  voiture  de 
madame  Faucheux. 

Car  madame  Faucheux  avait  un  coche.  Fille  d'un  président  des  comptes,  elle  avait 
apporté  trente  mille  écus  à  son  mari ,  syndic  des  orfèvres.  Les  trente  mille  écus  avaient 
fructifié  depuis  vingt  ans.  L'orfèvre  était  millionnaire  et  modeste.  Pour  lui,  il  avait  fait 
l'empiète  d'un  vénérable  carrosse  fabriqué  en  16i8  ,  dix  années  après  la  naissance  du 
roi.  Ce  carrosse,  ou  plutôt  cette  maison  roulante,  faisait  l'admiration  du  quartier- 
elle  était  couverte  de  peintures  allégoriques  et  de  nuages  semés  d'étoiles  d'or  et  d'ar- 
gent doré. 

C'est  dans  cet  équipage,  un  peu  grotesque,  que  la  noble  femme  monta  ,  en  regard 
du  commis ,  qui  dissimulait  ses  genoux  ,  de  peur  d'effleurer  la  robe  de  la  marquise. 

C'est  ce  même  commis  qui  dit  au  cocher,  fier  de  conduire  une  marquise  :  —  Route 
de  Saint-Mandé. 


3o0  LES  MOUSQUETAIRES. 


LA  DOT. 


Les  chevaux  de  M.  Faucheux  étaient  d'honnêtes  chevaux  du  Perche  ayant  de  gros 
genoux  et  des  jaliibestaut  soit  peu  engorgées.  Conune  la  voiture,  ils  dataient  de  l'autre 
moitié  du  siècle. 

Ils  ne  couraient  donc  pas  connue  les  chevaux  anglais  de  M.  Fouquet. 

Aussi  mirent-ils  deux  heures  à  se  rendre  à  Saint-Mandé. 

On  peut  dire  qu'ils  marchaient  majestueusement. 

La  majesté  exclut  le  mouvement. 

La  marquise  s'arrêta  devant  une  porte  bien  connue ,  quoiqu'elle  ne  l'eût  vue  (pi'une 
fois,  et  on  se  le  rappelle,  dans  une  circonstance  non  moins  pénihlc  que  celle  qui 
l'amenait  cette  fois  encore. 

Elle  tira  de  sa  poche  une  clef,  l'introduisit  de  sa  petite  main  blanche  dans  la  ser- 
rure, poussa  la  porte  qui  céda  sans  bruit  et  donna  l'ordre  au  commis  do  monter  le 
coffret  au  premier  étage. 

Mais  le  poids  de  ce  cofl'ret  était  tel  que  le  connnis  fut  forcé  de  se  faire  aider  par  le 
cocher. 

Le  coffret  fut  déposé  dans  ce  petit  cabinet,  antichambre  ou  [ilutnt  boudoir  altenaul 
au  salon  où  nous  avons  vu  M.  Fouquet  aux  pieds  de  la  marquise. 

Madame  de  Bellières  douna  un  louis  au  cocher,  un  sourire  charmant  au  commis  et 
les  congédia  tous  deux. 

Derrière  eux  ,  elle  referma  la  porte  et  attendit  ainsi  seule  et  barricadée. 

Nul  domestique  n'apparaissait  à  l'intérieur. 

Mais  toute  chose  était  apprêtée  conune  si  un  génii!  invisible  eût  ile\  iné  les  besoins  et 
les  désirs  de  l'hôte,  ou  plutôt  de  l'hôtesse  qui  était  attendue. 

Le  feu  préparé,  les  bougies  aux  candélabres,  les  rafraichissemens  sur  l'étagère,  les 
livres  sur  les  tables ,  les  fleurs  fraîches  dans  les  vases  du  Japon. 

On  eût  dit  une  maison  enchantée. 

La  marquise  alluma  les  candélabres,  respira  le  iiarfum  des  Heurs,  s'assit  cl  lundia 
bientôt  dans  une  profcmde  rêverie. 

iMais  celte  rê\eric,  toute  luélancoiiijue,  était  imprégnée  d'une  certaine  doiireur. 

Elle  voyait  devant  elle  un  trésor  étalé  dans  celte  chambre.  Un  million  (ju'elle  a\,iit 
arraché  de  sa  fortune  comme  la  moissonneuse  arrache  un  bluet  de  sa  couronne. 

Elle  se  forgeait  les  plus  doux  songes. 

Elle  songeait  surtout  et  avant  tout  au  moyen  de  laisser  tout  cet  aigent  à  M.  l'uucpiet 
sans  qu'il  pût  savoir  d'où  venait  le  don.  Ce  moyeu  était  celui  qui  naturellement  s'était 
|)résenlé  le  premier  à  sou  esprit. 

Mais(pioi(]u"en  y  l'énéciiissanlla  rhose  lui  eût  paru  dlfliiile,  elle  ne  désespérait  point 
de  parvenir  à  ce  bul. 

Elle  dcxail  siHuier  pour  appeler  M.  Fouquet  ,  et  s'enfuir  plu^  heureux"  que  si ,  au 
lieu  de  doimer  un  million,  elle  trouvait  un  million  ('Ile-iuiMMi-. 

.Mais  depuis  ipi'elle  élail  ai'rl\ée  là,  de|iuis  (pi'elle  a\  ait  \  lire  iioudoir  si  loipiel  , 
(pi'nri  ■■ùl  ilil  I  pi' Il  ne  Ici  m  ne   de  rbaiiilire    \en.iil  d'eu  eiilev  er  jusipi 'au  dernier  ali  mu- 


;,^,f|îlgpf!|ii|ii 


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M. Ml  A  .Ml-:    or.    iii:i.  i.itiii:. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  3ol 

de  poussière;  quaud  elle  avait  vu  ce  salon  si  bien  tenu,  qu'on  eût  dit  qu'elle  en  a\ait 
chassé  les  fées  qui  l'habitaient,  elle  se  denianda  si  déjà  les  regards  de  ceux  qu'elle 
avait  fait  fuir ,  génies,  fées,  lulins  ou  créatures  humaines  ne  l'avaient  pas  reconnue. 

Alors  Fouquet  saurait  tout;  ce  qu'il  ne  saurait  pas,  il  le  devinerait;  Fouquet  refu- 
serait d'accepter  connue  don  ce  qu'il  eût  peut-être  accepté  à  titre  de  prêt,  et,  ainsi 
menée  ,  l'entreprise  manquerait  de  but  comme  de  résultat. 

11  fallait  donc  que  la  démarche  fût  faite  sérieusement  pour  réussir.  Il  fallait  que  le 
surintendant  conqirîl  toute  la  gravité  de  sa  position  pour  se  soumettre  au  caprice  gé- 
néreux d'une  femme;  il  fallait  enlin ,  pour  le  persuader,  tout  le  charme  d'une  élo- 
quente amitié,  et  si  ce  n'était  point  assez,  tout  l'enivrement  d'un  ardent  amonr  i]ue 
rien  ne  détournerait  dans  son  absolu  désir  de  convaincre. 

En  effet ,  le  surintendant  n'étiiit-il  pas  connu  pour  un  homme  plein  de  délicatesse 
et  de  dignité'?  Se  laisserait-il  charger  des  dépouilles  d'une  femme?  Non,  il  lulterail  ; 
et  si  une  voix  au  monde  pouvait  vaincre  sa  résistance ,  c'était  la  voix  de  la  fennne 
qu'il  aimait. 

Mainteuant  a\itre  doute ,  doute  cruel  qui  passait  dans  le  cœur  de  madame  de  Bel- 
lières  avec  la  douleur  et  le  froid  aigu  d'un  poignard. 

Aimait-il?  —  Eh  bien!  c'est  de  cela  qu'il  faut  que  je  m'éclaircisse,  c'est  sur  cela  qu'il 
faut  que  je  le  juge,  dit  la  marquise.  Qui  sait  si  ce  cœur  tant  convoité  n'est  pas  im 
cœur  vulgaire  et  plein  d'aUiage  ,  qui  sait  si  cet  esprh  ne  se  trouvera  pas  être,  quand  j'y 
apphquerai  la  pierre  de  touche  ,  d'une  nature  triviale  et  inférieure. 
■     — Allons!  allonsl  s'écria-t-elle,  c'est  trop  de  doute,  trop  d'hésitation,  l'épreuve? 

Elle  regarda  la  pendule.  —  Voilà  sept  heures,  il  doit  être  arrivé  ;  c'est  l'heure  des 
signatures.  Allonsl 

Et,  se  levant  avec  une  fébrile  impatience ,  elle  marcha  vers  la  glace ,  dans  laquelle 
elle  se  souriait  avec  l'énergique  sourire  du  dévouement;  elle  ht  jouer  le  ressort  et  tira 
le  bouton  de  la  sonnette. 

Puis,  connue  épuisée  à  l'avance  par  la  lutte  qu'elle  venait  d'engager,  elle  alla  s';i- 
genouiUer  éperdue  devant  un  \aste  fauteuil,  où  sa  tête  s'ensevelit  dans  ses  mains 
tremblantes. 

Dix  minutes  après,  elle  entendit  grincer  le  ressort  de  la  porte. 

La  porte  roula  sur  ses  gonds  invisible.s . 

Fouquet  parut. 

Il  était  pâle;  il  était  courbé  sous  le  poids  d'ime  pensée  amère. 

11  n'accourait  pas  ;  il  venait ,  voilà  tout. 

Il  fallait  que  sa  préoccupation  fût  bien  puissante  pour  que  cet  honune  de  [jlaisir, 
pour  qui  le  plaisir  était  tout,  vînt  si  lentement  à  un  semblable  appel. 

En  ellét ,  la  nuit  féconde  en  rêves  douloureux,  avait  amaigri  ses  traits  d'oidinaire 
si  noblement  insoucieux,  avait  tracé  autour  de  ses  yeux  des  orbites  de  bistre. 

Il  était  toujours  beau ,  toujours  noble ,  et  l'expression  mélancolique  de  sa  bouche  , 
expression  si  rare  chez  cet  honnne,  <ioimail  à  sa  physionomie  im  caractère  nouveau 
qui  la  rajeunissait. 

Vêtu  de  noir,  la  poitrine  toute  gonQée  de  dentelles  ravagées  par  sa  main  inquiète,  le 
surintendant  s'arrètji  l'œil  plein  de  rêverie  au  seuil  de  cette  chambre  où  tant  de  fois 
il  était  veau  chercher  le  bonheur  attendu. 

Cette  douceur  morne,  cette  tristesse  souriante  remplaçait  l'exaltation  de  la  joie, 
tirent  sur  madame  de  Bellicres  qui  le  regardait  de  loin,  un  ellet  indicible. 

L'œil  d'une  femme  sait  lire  tout  orgueil  ou  toute  souffrance  «ur  les  traits  de  l'bouniie 


352  .  LES  MOUSQUETAIRES. 

qu'elle  aime;  on  dirait  quV'u  raison  de  leur  faiblesse,  Dieu  a  voulu  accoi-,lcr  aux 
femmes  plus  qu'il  n'accorde  aux  antres  créatures. 

Elles  peuvent  cacher  leurs  sentimens  à  l'homme;  l'homme  ne  peut  leur  cacher  les 
siens. 

La  marquise  devina  d'un  seul  coup  d'œil  tout  le  malheur  du  surintendant. 

Elle  devina  une  nuit  passée  sans  sommeil , 

Un  jour  passé  en  déceptions. 

Elle  se  releva,  et  s'approchant  de  lui  :  — Vous  m'écriviez  ce  matin,  dit-elle,  que 
vous  commenciez  à  m'oublier,  et  que  moi,  que  vous  n'aviez  pas  revue,  j'avais  sans 
doute  Uni  de  penser  à  vous.  Je  viens  vous  démentir.  Monsieur,  et  cela  d'autant  plus 
sijrement  que  je  hs  dans  vos  yeux  une  chose.  —  Laquelle  ,  Madame  ?  demanda  Voa- 
quet  étonné.  — C'est  que  vous  ne  m'avez  jamais  tant  aimé  qu'à  celte  heure  ;  de  même 
que  vous  devez  lire  dans  ma  démarche  à  moi ,  que  je  ne  vous  ai  point  oublié.  —  Oh  ! 
vous,  marquise,  dit  Fouquet,dont  un  éclair  de  joie  illumina  un  instant  la  noble  tiLTure, 
vous,  vous  êtes  un  ange,  et  les  hommes  n'ont  pas  le  droit  de  douter  de  vous!  Ils  n'ont 
donc  qu'à  s'humilier  et  à  demander  grâce  !  —  Grâce  vous  soit  donc  accordée  alors! 

Fouquet  voulut  se  mettre  à  genoux.  —  Non,  dit-elle,  à  côté  de  moi,  asseyez-vous. 
Ah  !  voilà  une  pensée  mauvaise  qui  passe  dans  votre  esprit!  —  Et  à  quoi  voyez-vous 
cela,  Madame?  —  A  voire  sourire  qui  vient  de  gâter  toute  votre  physionomie.  Voyons, 
à  quoi  songez-vous?  Dites,  soyez  franc,  pas  de  secrets  entre  amis'?  —  Eh  bien!  Ma- 
dame, dites-moi  alors  pourquoi  celte  rigueur  de  trois  ou  quatre  mois.  — Cette  ri- 
gueur? —  Oui  ;  ne  m"avez-vous  pas  défendu  de  vous  visiter  1  —  Hélas  1  mon  ami,  dit 
madame  de  Bellières  avec  un  profond  soupir,  parce  que  votre  visite  chez  moi  vous  a 
causé  un  grand  malheur,  parce  que  l'on  veille  sur  ma  maison,  parce  que  les  mêmes 
yeux  qui  vous  ont  vu  pourraient  vous  voir  encore ,  parce  que  je  trouve  moins  dan- 
gereux pour  vous  ,  à  moi  de  venir  ici ,  qu'à  vous  de  venir  chez  moi ,  entin ,  parce 
que  je  vous  trouve  assez  malheureux  pour  ne  pas  vouloir  augmenter  encore  votre 
malheur. 

Fouquet  tressaillit. 

Ces  mots  venaient  de  le  rappeler  aux  soucis  de  la  surintendance  ,  lui  qui  pondant 
quelques  minutes  ne  se  souvenait  plus  que  de  l'espérance  de  l'amant.  —  Malheureux, 
moi?  dit-il  en  essayant  un  sourire;  mais  en  vérité,  marquise,  vous  me  le  feriez  croire 
avec  votre  tristesse.  Ces  beaux  yeux  ne  sont-ils  donc  levés  sur  moi  que  poiu-  me  plaindre; 
oh  I  j'attends  d'eux  un  autre  sentiment,  —  Ce  n'est  pas  moi  qui  suis  triste.  Monsieur, 
regardez  dans  cette  glace  ;  c'est  vous.  -  Marquise ,  je  suis  im  peu  pâle,  c'est  vrai , 
mais  c'est  l'excès  du  li'avail;  le  roi  m'a  demandé  hier  de  l'argent. — Oui!  quatre  mil- 
lions ;  je  sais  cela.  —  Vous  le  savez  !  s'écria  Fouquet  surpris.  Et  connnent  le  savez- 
vous?  c'est  au  jeu  seulement ,  après  le  départ  des  reines  et  en  présence  d'une  seule 
personne  que  le  roi...  — Vous  voyez  que  je  le  sais,  cela  suflit ,  n'est-ce  pas?  Eh  bien  ! 
continuez,  mon  ami,  cet  argent  (pie  le  roi  vous  a  demandé....  —  Eh  bien  !  vous  com- 
prenez, marq\iisc,  il  a  fallu  se  le  procurer,  puis  le  faire  compter,  puis  le  faire  enre- 
gistrer, c'est  long.  De|)uis  la  mort  de  M.  de  iMazarin  ,  Il  y  m  un  jumi  de  fatigue  et 
d'riiiliarras  dans  le  service  des  linances.  Mon  administralion  se  trouve  surchargée  , 
voilà  pouripuii  j'ai  veillé  celte  luiil.  — De  snrie  que  vous  avez  la  somme?  demanda  la 
marquise  inquiète. — 11  ferait  beau  voir,  manjuise,  répliqua  gaiement  Fouquet. qu'un 
surintendant  des  tinanccs  i\'oM  p.is  (piaire  millions  dans  ses  coffres, —  Oni.je  croisque 
vous  lis  avez  ou  (|ue  vous  les  aiu'ez.  —  ("(imiiieul.  que  je  les  aurai  !  —  Il  n'y  a  pas  loiig- 
Icnqis  qu'il  vous  en  avait  déjà  fait  demander  deux.  —  Il  me  scinlili'  au  conlrain'  (pi  il 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  35.} 

V  a  un  siècle,  marquise;  mais  ne  parlons  plus  argent,  s'il  vous  plaît.  —  Au  conlniirc, 
p.u'lons-en,  mon  ami.  —  Oh  !  —  Ecoulez,  je  ne  suis  venue  que  pour  cela.  —  Mais 
que  voulez- vous  donc  dire?  demanda  le  surintendant  dont  les  yeux  exprimèrent  une 
inquiète  curiosité.  —  Monsieur,  est-ce  une  charge  inamovible  que  la  surintendance? 

—  Marquise!  —  Vous  voyez  que  je  vous  réponds,  et  franchement  même.  — Mar- 
quise ,  vous  me  surprenez,  vous  me  parlez  comme  un  commanditaire.  —  C'est  tout 
simple:  je  veux  placer  de  l'argent  chez  vous,  et,  naturellement,  je  désire  savoir  si 
vous  êtes  sûr?  —  En  vérité,  marquise  ,  je  m'y  perds  et  ne  sais  plus  où  vous  en  voulez 
venir.  —  Sérieusement ,  mon  cher  monsieur  Fouquet,  j'ai  quelques  fonds  qui  m'em- 
barrassent. Je  suis  lasse  d'acheter  des  terres  et  désire  charger  un  ami  de  faire  valoir 
mon  argent. — Mais  cela  ne  presse  pas,  j'imagine?  dit  Fouquet.  —  Au  contraire, 
cela  presse  et  beaucoup.  —  Eh  bien!  nous  en  causerons  plus  tard.  —  Non,  pas  plus 
tard,  car  mon  argent  est  là. 

La  marquise  montra  le  coffret  au  surintendant,  et  l'ouvrant,  lui  lit  voir  des  liasses 
de  billets  et  une  masse  d'or.  Fouquet  s'était  levé  en  même  temps  que  madame  de 
Bellières.  11  demeura  un  instant  pensif:  puis,  tout  à  coup  se  reculant,  il  pâlit  et  tomba 
sur  une  chaise  en  cachant  son  visage  dans  ses  mains.  —  Oh  1  marquise  !  marquise  ! 
murmura-t-il;  quelle  opinion  avez-vous  donc  de  moi  pour  me  faire  une  pareille  olfre? 

—  Mais  que  pensez-vous  donc  vous-même,  voyons?  —  Cet  argent,  vous  me  l'appor- 
tez pour  moi;  vous  me  l'apportez  parce  que  vous  me  savez  embarrassé.  Oh!  ne  niez 
pas.  Je  devine.  Est-ce  que  je  ne  connais  pas  votre  cœur?  —  Eh  bien  !  si  vous  con- 
naissez mon  cœur,  vous  voyez  que  c'est  mon  cœur  que  je  vous  offre.  — J'ai  donc 
deviné!  s'écria  Fouquet.  Oh  !  Madame,  en  vérité,  je  ne  vous  ai  jamais  donné  le  droit 
de  m'insulter  ainsi.  —  Vous  insulter  !  dit-elle  en  pâlissant.  Étrange  délicatesse  hu- 
maine! Vous  m'aimez,  m'avez-vous  dit?  Vous  m'avez  demandé  au  nom  de  cet  amour 
ma  réputation,  mon  honneur?  Et  quand  je  vous  offre  mon  argent,  vous  me  refusez. 

—  Marquise,  marquise,  vous  avez  été  libre  de  garder  ce  que  vous  appelez  votre 
réputation  et  votre  honneur.  Laissez-moi  la  liberté  de  garder  les  miens.  Laissez-moi 
me  ruiner,  laissez-moi  succomber  sous  le  fardeau  des  haines  qui  m'environnent,  sous 
le  fardeau  des  fautes  que  j'ai  commises,  sous  le  fardeau  de  mes  remords  même;  mais, 
au  nom  du  ciel ,  marquise,  ne  m'écrasez  pas  sous  ce  dernier  coup.  — Vous  avez  man- 
qué tout  à  l'heure  d'esprit,  monsieur  Fouquet ,  dit-elle,  et  maintenant  voilà  que  vous 
manquez  de  cœur. 

Fouquet  comprima  de  sa  main  crispée  sa  poitrine  haletante.  — .\ccablez-nioi ,  dit-il, 
Madame ,  je  n'ai  rien  à  répondre.  —  Je  vous  ai  offert  mon  amitié,  monsieur  Fouquet. 

—  Oui,  Madame  ,  mais  vous  vous  êtes  bornée  là.  —  Ce  que  je  fais  est-il  d'une  amie? 

—  Sans  doute.  —  Et  vous  refusez  cette  preuve  de  mon  amitié?  —  Je  la  refuse.  — 
Regardez-moi,  monsieur  Fouquet. 

Les  yeux  de  la  marquise  étincelaient.  —  Je  vous  offre  mon  amour.  —  Oh  !  Ma- 
dame, dit  Fouquet.  —  Je  vous  aime,  entendez-vous,  depuis  louglenq)s,  les  femmes 
ont  comme  les  hommes  leur  fausse  délicatesse.  Depuis  longtemps  je  vous  aime,  mais 
je  ne  voulais  pas  vous  le  dire.  —  Ohl  lit  Fouquet  enjoignant  les  mains.  —  Eh  bien  ! 
je  vous  le  dis.  Vous  m'avez  demandé  cet  amour  à  genoux ,  je  vous  l'ai  refusé  ;  j'étais 
aveude  comme  vous  l'étiez  tout  à  l'heure.  Mon  amour,  je  vous  l'offre.  —  Oui,  votre 
amour,  mais  votre  amour  seulement.  —  Mon  amour,  ma  personne,  ma  viel  Tout, 
tout,  tout!  —  Oh  !  mon  Dieu!  s'écria  Fouquet  ébloui.  Oh!  mais  vous  m'accablez  sous 
le  poids  de  mon  l>onheur!  — Serez-vous  heiu'eu.i,  dites,  dites...  si  je  suis  à  vous, 
tout  entière  à  vous?  —  C'est  la  félicité  suprême  I  —  Mais  si  je  vous  fais  le  saciilice  d'un 

T.  I.  23 


Jj4  LES  MOUSQUETAIRES. 

piéjiigé,  faites-moi  celui  d'un  scrupule.  —  Madame.  Madame  ,  ne  me  tentez  pas  — 
Mon  ami,  mon  ami,  ne  me  refusez  pas.  —  Oh  !  faites  attention  à  ce  que  vous  me  pro- 
posez! —  Fouquet,  un  mot...  Non...  et  j'ouvre  cette  porte. 

Elle  montra  celle  qui  conduisait  à  la  rue.  —  Et  vous  ne  me  verrez  plus.  Un  autre 
mot...  Oui,  et  je  vous  suis  où  vous  voudrez  les  yeux  fermés,  sans  défense,  sans  refus, 
sans  remords.  —  Élise...  Élise  ..  mai,;  ce  coffret.  —  C'est  ma  dot.  —  C'est  votre  ruine  1 
s'écria  Fouquet  en  bouleversant  l'or  et  les  papiers;  il  y  a  là  un  million...  —  Juste  .. 
Mes  pierreries  qui  ne  me  serviront  plus  si  vous  ne  m'aimez  pas  ;  qui  ne  me  sei-viront 
plus  si  vous  m  aimez  comme  je  vous  aime!  — Oh!  c'en  est  trop!  c'en  est  trop!  s'écria 
Fouquet;  je  cède,  je  cède,  ne  fût-ce  que  pour  consacrer  un  pareil  dévouement. 


LE  TERRAIN   DE   DIEU. 


Pendant  ce  temps  Buckingham  et  de  Wardes  faisaient  en  bons  compagnons  el  en 
harmonie  parfaite  la  route  de  Paris  à  Calais. 

Buckingham  s'était  hâté  de  faire  ses  adieux,  de  sorte  ([u'il  en  avait  brusqué  la  meil- 
leure partie. 

Les  visites  à  Monsieur  et  à  Madame ,  à  la  jeune  reine  et  à  la  reine  douairière  avaient 
été  collectives. 

Prévoyance  de  la  reine-mère  qui  lui  épargnait  la  douleur  de  causer  encore  en  par- 
ticulier avec  Monsieur,  qui  lui  épargnait  le  danger  de  revoir  Madame. 

Les  fourgons  avaient  déjà  pris  les  devans  ;  il  partit  le  soir  eu  carrosse  avec  toute  sa 
maison. 

De  NVardes  lit  son  porte-manteau,  prit  deux  chevaux,  et  suivi  dim  seul  bKjii.iis, 
s'achemina  vers  la  barrière  où  le  carrosse  de  Buckingham  le  devait  prendre. 

Le  duc  reçut  son  adversaire  comme  il  eût  fait  de  la  plus  aimable  ronnnissaiwc.  se 
rangea  pour  le  faire  asseoir,  lui  olfrit  des  sucreries,  étendit  sur  lui  le  manteau  de 
marte  zibeline,  jeté  sur  le  siège  de  devant.  Puis  on  causa. 

Aussi  le  voyage  ,  qui  se  faisait  à  petites  journées,  fiit-il  charmant. 

Le  duc  ressendilail  un  peu  à  ce  beau  lleuve  de  Seine,  qui  embrasse  mille  lois  la 
France  dans  ses  méandres  amoureux  avant  de  se  décider  à  gagner  rOcéan. 

Miiisen  quittant  la  France,  c'était  surtout  la  Française  nouvelle  qu  il  a\ail  amenée 
à  Paris  que  Buckingham  regrettait,  [)as  une  de  ses  pensées  qui  ne  tïil  un  sdinenir  el 
par  ciMisétiucut  un  regret. 

Aussi  ([uand,  parfois,  malgré  sa  force  sur  lui-uièuK'.  il  s'aliiniail  daus  ses  pensée*, 
de  Wardes  le  laissait-il  tout  entier  a  ses  rôverien. 

Ciïtte  délicatesse  eût  eertain<'ment  louché  Huckingham  et  changé  ses  dispositions  à 
l'égard  de  de  Wardes,  si  celui-ci,  tout  en  gardant  le  sili-noe .  eût  eu  l'd'il  nioiiis  mé- 
cliant  el  le  sourire  moins  taux. 

Après  avoir  épuisé  toutes  les  dislradions  (pie  pré.senlail  la  route,  on  arriva,  connue 
nous  l'avons  dil,  à  Calais. 

C'était  vers  la  lin  du  sixième  j<iur. 

Des  la  veille,  les  gens  du  duc  avaient  pris  les  dovaiis  el  axaieul  l'rélé  une  barque. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  355 

Celte  barque  était  destinée  à  aller  joindre  le  petit  yacht  qui  courait  des  bordées  en  vue, 
ou  s'embossait,  lorsqu'il  sentait  ses  ailes  blanches  fatiguées,  à  deux  ou  trois  portées 
du  canon  de  la  jetée 

Cette  barque  allant  et  venant  devait  porter  à  bord  tous  les  équipages  du  duc 

Les  chevaux  avaient  été  eiubarqiiés,  on  les  hissait  de  la  barque  sur  le  pont  du  bâ- 
timent dans  des  paniers  faits  exprès  et  ouatés  de  telle  façon  que  leurs  membres ,  dans 
les  plus  violentes  crises  même  de  terreur  ou  d'impatience,  ne  quiltaient  pas  l'appui 
moelleux  des  parois  et  que  leur  poil  n'était  pas  même  rebroussé. 

Huit  de  ces  paniers  juxta-posés  emplissaient  la  cale.  On  sait  que  pendant  les  courtes 
traversées  ,  les  chevaux  Irendilans  ne  mangent  point  et  frissonnent  en  présence  des 
meilleurs  alimens  qu'ils  eussent  convoités  sur  lerre 

Peu  à  peu  l'équipage  entier  du  duc  fut  transporté  à  bord  du  yacht,  et  alors  ses  gens 
revinrent  lui  annoncer  que  tout  était  prêt  et  que  lorsqu'il  voudrait  s'embarquer  avec 
le  gentilhomme  français  on  n'attendait  plus  qu'eux. 

Car  nul  ne  supposait  que  le  genlilbomme  français  pûl  avoir  à  régler  avec  milord- 
duc  autre  chose  que  des  comptes  d'amitié. 

Buckingham  fit  répondre  au  patron  du  yacht  qu'il  eût  à  se  tenir  prêt,  mais  que  la 
mer  étant  belle,  que  la  journée  promettant  un  coucher  de  soleil  magnifique,  il  comp- 
tait ne  s'embarquer  que  la  imit  et  prolitcr  de  la  soirée  pour  faire  une  promenade  sur 
la  grève. 

En  disant  cela  il  montra  aux  gens  qui  l'entouraient  le  magnifique  spectacle  du  ciel 
empourpré  à  l'horizon  et  d'im  amphithéâtre  de  nuages  floconneux  qui  montaient  du 
disque  du  soleil  jusqu'au  zénith ,  en  affectant  les  formes  d'une  chaîne  de  montagnes 
aux  sommets  entassés  les  uns  sur  les  autres. 

Tout  cet  amphilhéàlre  était  teint  à  sa  base  d'une  espèce  de  mousse  sanglante ,  se 
fondant  dans  des  teintes  d'opale  et  de  nacre  au  fur  et  à  mesure  que  le  regard  montait 
de  la  base  au  sommet.  La  mer,  de  son  côté,  se  teignait  de  ce  même  reflet,  et  sur 
chaque  cime  de  vague  bleue  dansait  un  point  lumineux  comme  un  rubis  exposé  au 
reflet  d'une  lampe. 

Tiède  soii'ée ,  parfums  salins  chers  aux  rêveuses  imaginations ,  vent  d'est  épais  et 
soufflant  en  harmonieuses  rafales  ,  puis  au  loin  le  yacht  se  prolilanl  en  noir  avec  ses 
agrès  à  jour,  sur  le  fond  empourpré  du  ciel ,  et  çà  et  là  sur  l'horizon  les  voiles  latines 
courbées  sous  l'azur  comme  l'aile  d'une  mouette  qui  plonge* 

Le  spectacle,  en  effet,  valait  bien  qu'on  l'admirât. 

La  foule  des  curieux  suivit  les  valets  dorés,  parmi  lesquels  voyant  l'intendant  et  le 
secrétaire ,  elle  croyait  voir  le  maître  et  son  ami. 

Quant  à  Buckingham,  simplement  vêtu  d'une  veste  de  satin  gris  et  d'un  pourpoint 
de  petit  velours  violet ,  le  chapeau  sur  les  yeux  ,  sans  ordres  ni  broderies  ,  il  ne  fut  pas 
plus  remarqué  que  de  Wardes,  velu  de  noir  comme  un  procureur. 

Les  gens  du  duc  avaient  reçu  l'ordre  de  tenir  une  barque  prête  au  môle  et  de  sur- 
vedler  l'embarquement  de  leur  maître,  sans  venir  à  lui  avant  que  lui  ou  son  ami 
appelât.  —  Quelques  choses  qu'ils  vissent,  avait-il  ajouté  en  appuyant  sur  ces  mots 
de  façon  à  ce  qu'ils  fussent  compris. 

Après  quelques  pas  faits  sur  la  plage  ,  — ■  Je  crois ,  Monsieur,  dit  Buckingham  à  de 
Wardes,  je  crois  qu'il  va  falloir  nous  faire  nos  adieux.  Vous  le  voyez,  la  mer  monte; 
dans  dix  minutes  elle  aura  tellement  imbibé  le  sable  où  nous  marchons  que  nous  se- 
rons hors  d'état  de  sentir  le  sol.  —  Milord  ,  je  suis  à  vos  ordres  ,  mais...  —  Mais  nous 
sommes  encore  sur  le  terrain  du  roi ,  n'est-ce  pas?  — Sans  doute. 


356  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Eh  bien  !  venez;  il  y  a  là-bas ,  comme  vous  le  voyez  ,  une  espèce  d'île  entourée 
par  une  grande  flaque  circulaire;  la  flaque  va  s'augmentant  et  l'île  disparaissant  de 
minute  en  minute.  Cette  île  est  bien  à  Dieu  ,  car  elle  est  entre  deux  mers,  et  le  roi  ne 
l'a  point  sur  ses  cartes.  La  voyez-vous?  — Je  la  vois.  Nous  ne  pouvons  même  guère 
l'atteindre  maintenant  sans  nous  mouiller  les  pieds.  — Oui,  mais  remarquez  qu'elle 
forme  une  éminence  assez  élevée,  et  que  la  mer  monte  de  chaque  côlé  en  épargnant 
sa  cime.  Il  en  résulte  que  nous  serons  à  merveille  sur  ce  petit  Ibéâlre.  Que  vous  en 
semble?  —  Je  serai  bien  partout  où  mon  épée  aura  l'honneur  de  rencontrer  la  vôtre , 
milord.  —  Eh  bien  !  allons  donc.  Je  suis  désespéré  de  vous  faire  mouiller  les  pieds, 
monsieur  de  Wardes;  mais  il  est  nécessaire,  je  crois,  que  vous  puissiez  dire  au  roi: 
Sire  ,  je  ne  me  suis  point  battu  sur  la  terre  de  Voire  Majesté.  C'est  peut-être  un  peu 
bien  subtil,  mais  depuis  Port-Royal  vous  nagez  dans  les  subtihtés.  Oh!  ne  nous  en 
plaignons  pas,  cela  vous  donne  un  fortcharmant  esprit,  et  qui  n'appartient  qu'à  vous 
autres.  Si  vous  voulez  bien,  nous  nous  hâterons  ,  monsieur  de  Wardes  ,  car  voici  la 
mer  qui  monte  et  la  nuit  qui  vient.  —  Si  je  ne  marchais  pas  plus  vile  ,  milord ,  c'était 
pour  ne  point  passer  devant  Votre  Grâce.  Ètes-vous  à  pied  sec  ,  monsieur  le  duc?  — 
Oui,  jusqu'à  présent.  Regardez  donc  là-bas  :  voici  mes  drôles  qui  ont  peur  de  nous 
voir  nous  noyer  et  qui  viennent  faire  une  croisière  avec  le  canot.  Voyez  donc  comme 
ils  dansent  sur  la  pointe  des  lames,  c'est  curieux  ;  mais  cela  me  donne  le  mal  de  mer. 
Voudrez-vous  me  permettre  de  leur  tourner  le  dos  ?  —  Vous  remarquerez  qu'en  leur 
tournant  le  dos  vous  aurez  le  soleil  en  face ,  milord.  —  Oh  !  il  est  bien  faible  à  cette 
heure  et  aura  bien  vite  disparu  ;  ne  vous  inquiétez  donc  point  de  cela.  — Comme  vous 
voudrez,  milord:  ce  ([iie  j'en  disais  c'était  par  déhcatesse.  — Je  le  sais,  monsieur  de 
Wardes,  et  j'apprécie  votre  observation.  Voulez-vous  ôlernos  pourjwints? — Décidez, 
milord. — C'est  plus  commode. — Alors,  je  suis  tout  prêt.  —  Dites-moi.  là,  sans 
façon,  monsieur  de  Wardes,  si  vous  vous  sentez  mal  sur  le  sable  mouillé  ,  ou  si  vous 
vous  croyez  encore  un  peu  trop  sur  le  territoire  français?  Nous  nous  battrons  en  An- 
gleterre ou  sur  mon  yacht. 

—  Nous  sommes  fort  bien  ici,  milord;  seulement  j'aurai  l'iionneur  de  vous  l'aire 
observer  que  conmie  la  mer  monte,  nous  avons  à  peine  le  tenqjs... 

Buckingliam  lit  un  signe  d'assentiment,  ôta  vivement  son  pourpoint  et  le  jeta  sur 
le  sable. 

De  Wardes  en  lit  autant. 

Les  deux  roi'|)s,  blancs  comme  deux  fantômes  poiu'  ceux  qui  les  regardaient  du  ri- 
vage, se  dessinaient  sur  l'ombre  d'un  rouge  violet  qui  descendait  du  ciel.  —  Ma  foi, 
monsieur  le  duc,  nous  ne  pouvons  guère  rompre  ,  dit  de  Wardes.  Sentez-vous  connue 
nos  i)ieds  tiennent  dans  le  sable?  — J'y  suis  enfoncé  jusqu'à  la  cheville,  dit  Ruckin- 
gliaiu  ,  sans  compter  que  voil'i  l'eau  qui  nous  gagne. —  Elle  m'a  gagné  déjà...  Quand 
vous  voudrez,  monsieur  le  duc 

De  Wardes  mit  l'épée  à  la  main.  Le  duc  l'imita.  —  Monsieni'  de  Wardes,  dit  alors 
Buckingham  ;  un  dernier  mot,  s'il  vous  plait...  Je  me  bats  contre  vous  parce  que  je 
ne  vous  aime  pas  ,  parce  que  vous  m'avez  déchiré  le  cu'ur  en  raillant  certaine  passion 
que  j'ai ,  que  j'avoue  en  ce  mniiiciil .  et  pour  bupielle  je  serais  très-heureux  de  mourir. 
Vous  êtes  un  méchant  honuiie  ,  numsieurde  Wardes,  et  je  veiTX  faire  tous  mes  ell'orls 
pour  vous  tuer:  car,  ji'  le  sens,  si  vous  ne  mourez  pas  de  ce  coup,  vous  ferez  dans 
l'avenir  beaucnnp  ilr  m. il  à  mes  amis.  \'oil:i  ce  (pie  j'a\  ais  à  \  ous  dire  .  monsieur  de 
Wardes. 

Et  Ruckingliaiii  >abia.  — I'".l  moi,  iiiilnid.  vnjij  ic  ipie  j'ai  à  vous  répondre  :  Je  ne 


lilfi'V 


II 

■Il 


I.E  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  T,- 

vous  haïssais  pas,  mais  maintenant  que  vous  m'avez  deviné,  je  vous  hais,  el  vais  Taire 
tout  ce  que  je  pourrai  pour  vous  tuer. 

Kt  de  Wardes  salua  Bucluûgham. 

Au  même  instant  les  fers  se  croisèrent;  deux  éclairs  se  joignirent  dans  la  nuit. 

Les  épées  se  cherchaient ,  se  devinaient,  se  louchaient. 

Tous  deux  étaient  habiles  tireurs;  les  premières  passes  n'eurent  aucun  résultat. 

La  nuit  s'était  avancée  rapidement;  la  nuit  était  si  sombre  qu'on  attaquait  et  se  dé- 
fendait d'instinct. 

Tout  à  coup  de  Wardes  sentit  son  fer  arrêté  ;  il  venait  de  piquer  l'épaule  de  Buc- 
kingbam. 

L'épée  du  duc  s'abaissa  avec  son  bras.  —  Oh  !  tit-il.  —  Touché,  n'est-ce  pas  ,  mi- 
lord?  dit  de  Wardes  en  reculant  de  deux  pas.  —  Oui ,  Monsieur,  mais  légèrement.  — 
Cependant,  vous  avez  quitté  la  garde.  — C'est  le  premier  effet  du  frnid  du  fer,  mais 
je  suis  remis.  Recommençons  ,  s'il  vous  plaît ,  Monsieur. 

El  dégageant,  avec  un  sinistre  froissement  de  lame,  le  duc  déchira  la  poitrine  du 
marquis.  — Touché  aussi ,  dit-il  —  Non,  dit  de  Wardes  ,  restant  ferme  à  sa  place. 
—  Pardon,  mais  voyant  votre  chemise  foule  rouge...  dit  Buckingham  —  Alors  ,  dit 
de  Wardes  furieux  ,  alors...  à  vous. 

Et  se  fendant  à  fond,  il  traversa  l'avant-bras  de  Buckingham.  L'épée  passa  entre 
les  deux  os. 

Buckingham  sentit  son  bras  droit  paralysé  ,  il  avança  le  bras  gauche  ,  saisit  son 
épée  prête  à  tomber  de  sa  main  inerte,  et  avant  que  de  Wardes  ne  se  fût  remis  en 
garde,  il  lui  traversa  la  poitrine. 

De  Wardes  chancela  ,  ses  genoux  phèrent,  et  laissant  son  épée  engagée  encore  dans 
le  bras  du  duc;  il  tomba  dans  l'eau  ,  qui  se  rougit  d'un  reflet  plus  réel  que  celui  que 
lui  envoyaient  les  nuages. 

De  Wardes  n'était  pas  mort.  Il  sentit  le  danger  elfroyable  dont  il  était  menacé ,  la 
mer  montait. 

Le  duc  sentit  le  danger  aussi.  Avec  un  elforf  et  un  cri  de  doideur,  il  arracha  le  fer 
demeuré  dans  son  bras,  puis  se  retournant  vers  de  Wardes  :  —  Est-ce  que  vous  êles 
mort,  marquis?  dit-il. — Non,  répliqua  de  Wardes  d'une  voix  étouffée  par  le  sang 
qui  montait  de  ses  poumons  à  sa  gorge ,  mais  peu  s'en  faut.  —  Eh  bien,  qu'y  a-t-il  à 
faire?  Voyons,  pouvez-vous  marcher?  Buckingham  le  souleva  sur  un  genou.  —  Im- 
possible .  dit-il.  Puis  retombant,  —  Appelez  vos  gens,  fit-il ,  ou  je  me  noie.  —  Holà  ! 
cria  Buckingham,  holà  de  la  barque,  nagez  vivement,  nagez... 

La  barque  lit  force  de  rames. Mais  lamermonfaitplusvite  que  la  barque  ne  marchait. 

Bucldngham  vit  de  Wardes  prêt  à  être  recouvert  par  une  vague,  de  sou  bras 
gauche,  sain  et  sans  blessures ,  il  lui  fit  ime  ceinture  et  l'enleva. 

La  vague  monta  jusqu'à  mi-corps,  mais  ne  put  l'ébranler. 

Le  duc  se  mit  aussitôt  à  marcher  vers  la  terre. 

Mais  à  peine  eut-il  fait  dix  pas  ,  qu'une  seconde  vague,  accourant  plus  haute,  plus 
menaçante,  plus  furieuse  que  la  première,  viul  le  frappera  la  hauteur  de  la  poitrine, 
le  renversa,  l'ensevelit. 

Puis  le  reflux  l'emportant,  elle  laissa  un  instant  à  découvert  le  duc  et  de  W^ardes 
couchés  sur  le  sable. 

De  Wardes  était  évanoui. 

En  ce  moment  quatre  matelots  du  duc,  qui  comprirent  le  danger,  se  jetèrent  à  la 
mer  et  en  une  seconde  furent  prés  du  duc. 


358 


LES  MOUSQUETAIRES. 


Leur  terreur  fui  grande  lorsqu'ils  virent  leur  maître  se  couvrir  de  sang  à  mesure 
que  l'eau  dont  il  était  imprégné  coulait  vers  les  genoux  et  les  pieds. 

Ils  voulurent  l'emporter.  —  Non,  non  !  dit  le  duc  ;  ù  terre,  à  terre  !  le  marquis  !  — 
A  mort!  à  mort  le  Français  1  crièrent  sourdement  les  Anglais.  —  Misérables  drôles! 
s'écria  le  duc,  se  dressant  avec  un  geste  superbe  qui  les  arrosa  de  sang,  obéissez. 
M.  de  Wardes  à  terre ,  M.  de  Wardes  en  sûreté  avant  toutes  choses ,  ou  je  vous  fais 
pendre  ! 

La  barque  s'était  approchée  pendant  ce  tem|)s.  I.o  secrétaire  et  l'inteudanl  sautèrent 
à  leur  tour  à  la  mer  et  s'approchèrent  du  maïquis. 

Il  ne  donnait  plus  signe  de  vie.  —  Je  vous  recommande  cet  homme  sur  votre  tète, 
dit  le  duc.  Au  rivage,  M.  de  Wardes,  au  rivaee. 

On  le  prit  à  bras  et  on  le  porta  jusqu'au  sable  sec  oîi  la  mer  ne  moule  jamais. 

Quelques  curieux  et  cinq  ou  six  pêcheurs  s'étaient  groupés  sur  le  rivage  ,  attirés  par 
le  singulier  spectacle  de  deux  hommes  se  battant  avec  de  l'eau  jusqu'aux  genoux. 

Les  pécheurs  voyant  vi'uir  à  eux  un  groupe  d'honnnes  portant  un  blessé,  entrèrent 
de  leur  côté  jusqu'à  mi-janibc  dans  la  mer. 

Les  Anglais  leur  remirent  le  blessé  au  moment  où  celui-ci  commençait  à  rouvrir 
les  yeux. 

L'eau  salée  de  la  mer  et  le  sable  lin  s'étaient  introduits  dans  ses  blessures,  et  lui 
causaient  d'inexprimables  souffrances. 

Le  secrétaire  du  duc  tira  de  sa  poche  une  bourse  pleine  et  la  remit  à  celui  cpii  pa- 
raissait le  plus  considérable  d'entre  les  assistans.  —  De  la  part  de  mon  maiire ,  milord^ 
d\ic  de  Buckingham.  dit-il .  pour  que  l'on  prenne  de  M.  le  marqui.i  de  Wardes  tous 
les  soins  imaginables. 

Et  il  s'en  retourna  suivi  des  siens  jusqu'au  canot  que  Buckingham  avait  regagné  à 
grand'peine  ;  mais  seulement  lorsqu'il  a\ait  vu  de  Wardes  hors  de  danger. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


:C)9 


TRIPLE   AMOUR. 


r^  W^\ r*^Af?^!^^i\C^^    FPius  le  dépari  de  Biickingham  ,  Giiiche  se  figurait  que 
C<   i-     .-     -  ~AW\V^    la  terre  lui  appartenait  sans  partage. 

Monsieur,  qui  n'avaitplus  le  moindre  sujet  de  jaloiisie, 
et  qui  d'ailleurs  se  laissait  accaparer  par  le  chevalier  de 
Lorraine,  accordait  dans  sa  maison  autant  de  liliertéque 
fâ  les  plus  exigeans  pouvaient  en  souhaiter. 
^'^  De  son  côlé .  le  roi .  qui  avait  pris  çroût  à  la  société  de 
Madame,  imaginait  plaisirs  sur  plaisirs  pour  égayer  le 
séjour  de  Paris,  en  sorte  qu'il  ne  se  passait  pas  un  jour 
sans  une  fèteau  Palais-Royal  ou  une  réception  chez  Mon- 
sieur. Le  roi  faisait  disposer  Fontainehleau  poiu- y  recevoir  la  cour,  et  tout  le  monde 
s'employait  pour  être  du  voyage.  Madame  menait  la  vie  la  plus  occupée.  Sa  voix,  sa 
plume  ne  s'arrêtaient  pas  un  moment. 

Les  conversations  avec  Guiche  prenaient  peu  à  peu  l'intérêt  auquel  on  ne  peut  mé- 
connaître les  préludes  des  grandes  passions. 

Lorsque  les  yeux  languissent  à  propos  d'une  discussion  sur  des  couleurs  d'étoffes, 
lorsque  l'on  passe  une  heure  à  analyser  les  mérites  et  le  parfum  d'un  sachet  ou  d'une 
fleur,  il  y  a  dans  ce  genre  de  conversation  des  mots  que  tout  le  monde  peut  entendre  ; 
mais  il  y  a  des  gestes  ou  des  soupirs  que  tout  le  monde  ne  peut  voir. 

Huand  Madame  avait  hien  causé  avec  M.  de  Guiche,  elle  causait  avec  le  roi  qui  lui 
rendait  visite  régulièrement  chaque  jour.  On  jouait ,  on  faisait  des  vers ,  on  clioisis- 
sait  des  devises  et  des  emblèmes;  ce  printemps  n'était  pas  seulement  le  printemps  de 
la  nature,  c'était  la  jeunesse  de  tout  un  peuple  dont  cette  cour  formait  la  tète. 

Le  roi  était  beau,  jeune,  galant  plus  que  tout  le  monde.  Il  aimait  amoureusement 
toutes  les  femmes,  même  la  reine  ,  sa  femme. 

Seulement  le  grand  roi  était  le  plus  timide  ou  le  plus  réservé  de  son  royaume  ,  tant 
qu'il  ne  s'était  pas  avoué  à  lui-même  ses  sentimens. 

Cette  timidité  le  retenait  dans  les  limites  de  la  simple  pohtesse,  et  nulle  femme  ne 
pouvait  se  vanter  d'avoir  la  préférence  sur  une  autre. 

On  pouvait  pressentir  que  le  jour  où  il  se  déclarerait  serait  l'aurore  d'une  souverai- 
nelé  nouvelle  ;  mais  il  ne  se  déclarait  pas. 

M.  de  Guiche  en  prolitait  pour  être  le  roi  de  toute  la  cour  amoiu'euse. 
On  l'avait  dit  au  mieux  avec  mademcûselle  de  Montalais ,  on  Tavait  dit  assidu  près 
de  mademoiselle  de  Châtillon  :  maintenant  il  n'était  plus  môme  civil  avec  aticune 
femme  de  la  cour.  Il  n'avait  d'yeux,  d'oreilles  que  pour  une  seule. 


3fi0  LES  MOUSQUETAIRES. 

Aussi  prenait-il  insensiblement  sa  place  chez  Monsieur,  qui  l'aimait  et  le  retenait 
le  plus  possible  clans  sa  maison. 

Naturellement  sauvage,  il  s'éloignait  trop  avant  l'arrivée  de  Madame;  une  fois  que 
Madame  était  arrivée  il  ne  s'éloignait  plus  assez. 

Ce  qui,  remarqué  de  tout  le  monde,  le  fut  particulièrement  du  mauvais  génie  de  la 
maison,  le  chevalier  de  Lorraine,  à  qui  Monsieur  témoignait  un  vif  allachement, 
parce  qu'il  avait  l'humeur  joyeuse,  même  dans  ses  méchancetés,  et  qu'il  ne  manquait 
jamais  d'idée  pour  employer  le  temps. 

Le  chevalier  de  Lorraine,  disons-nous,  voyant  que  Guiche  menaçait  de  le  supplan- 
ter, eut  recours  au  grand  moyen.  Il  disparut  laissant  Monsieur  bien  empêché. 

Le  premier  jour  de  sa  disparition ,  Monsieur  ne  le  chercha  presque  pas ,  car  de 
Guiche  était  là,  et  sauf  les  enlretiens  avec  Madame,  il  consacrait  bravement  les 
heures  du  jour  et  de  la  nuit  au  prince. 

^lais  le  second  jour  Monsieur  ne  trouvant  personne  sous  sa  main,  demanda  où  était 
le  chevalier. 

11  lui  fut  répondu  que  l'on  ne  savait  pas. 

Monsieur,  ne  sachant  plus  oh  porter  son  ennui,  s'en  alla  en  robe  de  chambre  et 
coiffé  liiez  Madame. 

Il  y  avait  là  grand  cercle  de  gens  qui  riaieilt  et  chuchotaient  à  tous  les  coins  :  ici 
un  groupe  de  femmes  autour  d'un  homme  et  des  éclats  étouffés;  là  Manicanip  et 
Malicorne  pillés  par  Montalais,  mademoiselle  de  Tonnay-Charenle  et  deux  autres 
rieuses. 

Plus  loin  Madame,  assise  sur  des  coussins,  et  de  Guiche  éparpillant,  à  genoux  près 
d'elle,  une  poignée  de  perles  et  de  pierres  dans  lesquelles  le  doigt  fin  et  blanc  de  la 
princesse  désignait  celles  qui  lui  plaisaient  le  plus. 

Dans  un  autre  coin,  un  joueur  de  guitare  qui  chantonnait  des  séguedillas  espagnoles 
dont  Madame  raffolait  depuis  qu'elle  les  avait  entendu  chanter  à  la  jeune  reine  avec 
ime  certaine  mélancolie  :  seulement  ce  que  l'Espagnole  avait  chanté  avec  des  larmes 
dans  la  paupière,  l'Anglaise  les  fredonnait  avec  un  sourire  qui  laissait  voir  ses  dents 
de  nacre. 

Ce  cabine!  ainsi  habité  présentait  la  plus  riante  image  du  plaisir. 

En  entrant.  Monsieur  fut  frappé  de  voir  tant  de  gens  qui  se  divertissaient  sans  lui. 
Il  en  fut  tellement  jaloux  qu'il  ne  put  s'empêcher  de  dire  comme  un  enfant  :  —  Eh 
quoi!  vous  vous  amusez  ici,  et  moi  je  m'emuiie  tout  seul. 

Sa  voix  fut  comme  le  coup  de  tonnerre  (jui  iiiterrom|)t  le  gazouillement  d'oiseaux 
sous  le  feuillage  ,  il  se  fil  un  grand  silence. 

Guiche  fut  debout  en  un  miimeut. 

Malicorne  se  fit  i>etit  derrière  les  jupes  de  Montalais. 

Manicamp  se  redressa  et  prit  ses  grands  airs  de  cérémonies 

Le  guitarero  fourra  sa  guitare  sous  une  table  el  tira  le  tapis  pour  la  dissinmler  aux 
yeux  du  prince. 

Madame  seul(.'  ne  bnugea  poiiil ,  et  souri/ml  à  son  époux,  lui  répondit: — Est-ce 
que  ce  n'est  pas  l'iieiu-e  de  votre  toilette?  —  Que  l'on  choisit  pour  se  divertir,  grom- 
mela le  ])rince. 

Ge  mot  maleucdulreux  l'ut  le  si'.'ual  de  la  (b'-roiilc  ;  les  l'i'uunes  s'eul'uiicnt  comme 
une  volée  d'oiseaux  ell'rayés;  le  joueur  de  guitare  s'évanouit  comuic  une  ond>re;  Ma- 
licorne, toujours  protégé  |)ar  Montalais  (pii  élargissait  sa  robe,  se  glissa  derrière  une 
tapisserie.  Pour  Manicamp,  il  vint  en   aide  à  de  Guiche,   qui  naturellement  restait 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  301 

auprès  de  Madame ,   et  lous  deux  soutinrent  bravement  le  choc   avec  la  princesse. 

Le  comte  était  trop  heureux  pour  en  vouloir  an  mari:  mais  Monsieur  en  voulait  à 
sa  feniP-ie. 

Il  lui  fallait  un  motif  de  querelle  ;  il  le  cherchait,  et  le  départ  précipité  de  cette  foule 
si  joyeuse  avant  son  arrivée  et  si  troublée  par  sa  présence  lui  servit  de  prétexte. — 
Pourquoi  donc  prend-on  la  fuite  à  mon  aspect?  dil-il  d'un  ton  rogue. 

Madame  répliqua  froidement  que  toutes  les  fois  que  le  maître  paraissait  la  famille  se 
tenait  à  l'écart  par  respect. 

Et  en  disant  ces  mots,  elle  fit  une  mine  si  drôle  et  si  plaisante  que  Guiche  et  Mani- 
camp  ne  purent  se  relenir.  Ils  éclatèrent  de  rire.  Madame  les  imita,  l'accès  gaj^na 
Monsieur  lui-même,  qui  fut  forcé  de  s'asseoir  parce  qu'en  riant  il  perdait  trop  do  sa 
gravité. 

Enfin  il  cessa ,  mais  sa  colère  s'était  augmentée.  Il  était  encore  plus  furieux  de  s'être 
laissé  aller  à  rire  qu'il  ne  l'avait  été  de  voir  rire  les  autres. 

Il  regardait  Manicamp  avec  de  gros  yeux,  n'osant  pas  montrer  sa  colère  au  comte 
de  Guiche. 

Mais,  sur  un  signe  qu'il  fit  avec  trop  de  dépit,  Manicamp  et  de  Guiche  Surfirent. 

En  sorte  que  Madame  ,  demeurée  seule  ,  se  mit  à  ramasser  tristement  ses  perles ,  ne 
rit  plus  du  tout  et  parla  encore  moins.  —  Je  suis  bien  aise  de  voir,  dit  le  duc,  que 
l'on  me  traite  comme  un  étranger  chez  vous.  Madame.  Et  il  sortit  exaspéré. 

En  chemin  ,  il  rencontra  Montalais  qui  veillait  dans  l'antichambre.  —  Il  fait  beau 
venir  vous  voir,  dit-il,  mais  à  la  porte.  Montalais  fit  la  révérence  la  plus  profonde. — 
Je  ne  comprends  pas  bien,  dit-elle  ,  ce  que  Votre  Altesse  Royale  me  fait  l'honneur  de 
me  dire.  —  Je  dis.  Mademoiselle,  que  quand  vous  riez  tous  ensemble  ,  dans  l'appar- 
tement de  Madame,  est  mal  venu  celui  qui  ne  reste  pas  dehors. — Votre  Altesse  Royale 
ne  pense  pas  et  ne  parle  pas  ainsi  pour  elle,  sans  doute?  —  Au  contraire,  Mademoi- 
selle ,  c'est  pour  moi  que  je  parle,  c'est  à  moi  que  je  pense.  Certes,  je  n'ai  pas  lieu 
de  m'applaudir  des  réceptions  qui  me  sont  faites  ici.  Comment  !  pour  un  jour  qu'il  y  a 
chez  Madame,  chez  moi ,  musique  et  assemblée,  pour  un  jour  que  je  compte  me  di- 
vertir un  peu  à  mon  tour,  on  s'éloigne!...  Ah  çàl  craignait-on  donc  de  me  voir,  que 
tout  le  monde  a  pris  la  fuite  en  me  voyant?...  On  fait  donc  mal...  quand  je. suis 
absent?  —  Mais,  repartit  Montalais,  on  ne  fait  pas  aujourd'hui,  monseigneur,  autre 
chose  que  l'on  ne  fasse  les  autres  jours.  —  Quoi  !  tous  les  jours  on  rit  comme  cela?  — 
Mais  oui ,  monseigneur.  — Tous  les  jours  ce  sont  des  groupes  comme  ceux  que  je  viens 
de  voir?  —  Absolument  pareils,  monseigneur.  —  Et  enfin  tous  les  jours  on  racle  le 
boyau.  —  Monseigneur,  la  guitare  est  d'aujourd'hui  :  mais  quand  nous  n'avons  pas 
de  guitare,  nous  avons  les  violons  et  les  flûtes;  des  femmes  s'ennuient  sans  musique. 
—  Peste!  et  les  hommes?  —  Quels  hommes,  monseigneur?  —  M.  de  Guiche,  M.  de 
Manicamp  et  les  autres,  Monsieur...  —  Tous  de  la  maison  de  monseigneur.  —  Oui, 
oui ,  vous  avez  raison  ,  Mademoiselle. 

Et  le  prince  rentra  dans  ses  appartemens  ;  il  était  tout  rêveur.  Tl  se  précipita  dans 
le  plus  profond  de  ses  fauteuils,  sans  se  regarder  au  miroir.  —  Où  peut-être  le  che- 
valier? dit-il. 

Il  y  avait  un  serviteur  auprès  du  prince.  Sa  question  fut  entendue.  —  On  ne  sait, 
monseigneur.  —  Encore  cette  réponse  !...  Le  premier  qui  me  répondra  :  «  Je  ne  sais,  » 
je  le  chasse. 

Tout  le  monde ,  à  cette  parole  ,  s'enfuit  de  chez  Monsieur  comme  on  s'était  enfui  de 
chez  Madame. 


362  F,ES  MOUSQUETAIRES. 

Alors  le  prince  entra  dans  une  colère  inexprimable.  Il  donna  du  pied  dans  un  cliil'- 
fonnier,  qui  roula  sur  le  parquet  brisé  eu  trente  morceaux. 

Puis ,  du  plus  grand  sang-froid ,  il  alla  aux  galeries ,  et  renversa  l'un  sur  l'autre  un 
vase  d'émail ,  une  aiguière  de  porphyre  et  un  candélabre  de  bronze.  Le  tout  fit  un 
fracas  effroyable.  Tout  le  monde  parut  aux  portes.  —  Que  veut  monseigneur?  se  ha- 
sarda de  dire  timidement  le  capitaine  des  gardes.  —  Je  me  donne  la  musique,  répli- 
qua Monsieur  en  grinçant  des  dents. 

Le  capitaine  des  gardes  envoya  chercher  le  médecin  de  Son  Altesse  Royale. 

Mais,  avant  le  médecin ,  arriva  Malicorne  qui  dit  au  prince  :  —  Monseigneur,  M,  le 
chevalier  de  Lorraine  me  suit. 

Le  duc  regarda  Malicorne  et  lui  sourit. 

Le  chevalier  entra  en  effet. 


LA   JALOUSIE   DE   M,    DE   LORRAINE, 


Le  duc  d'Orléans  poussa  un  cri  de  satisfaction  on  apercevant  le  chevalier  d<'  Lor- 
raine. —"Ah!  c'est  heureux,  dit-il.  par  quel  hasard  vous  voit-on?  N'élieZ'VOiis  pas 
disparu  comme  on  le  disait'/  —  JMais.  oui,  monseigneur.  —  Un  caprice'?  —  Un  ca- 
price! moi,  avoir  des  caprices  avec  Votre  Altesse!  Le  respect...  —  Laisse  là  le  respect, 
auquel  tu  manques  tous  les  jours.  Je  l'absous.  Pourquoi  étais-tu  parti'?  —  Parce  que 
j'étais  parfaitement  inutile  à  monseigneur.  ---Explique-toi'?  — -  Monseigneur  a  près  de 
lui  des  gens  plus  diverlissans  que  je  ne  le  serai  jamais.  Je  ne  me  sens  pas  de  force  ù 
lutter,  moi  ;  je  me  suis  retiré.  —  Toute  cette  réserve  n'a  pas  le  sens  connnuii.  QucIh 
sont  ces  gens  contre  qui  lu  ne  veux  [las  liittei'V  (juiche'?  — Je  ne  nomme  persomie. — 
Guiche  te  gène'!*  -—  Je  no  dis  pas  cela,  monseigneur;  ne  me  faites  pas  parler  :  vous 
savez  bien  que  Ciuichc  est  de  nos  bous  amis.  —  Qui  alors'/  —  De  grâce ,  monseigneur, 
brisons  là:  je  vous  en  sup[ilic. 

Le  chevalier  .savait  bien  que  l'on  irrite  la  curiosité  comme  la  soif  eu  éloignant  le 
breuvage  ou  l'explication.  —  Non,  je  veux  savoir  pourquoi  tu  as  dispar\i? —  Eli 
bien,  je  vais  vous  le  dire;  mais  tie  le  prenez  pas  en  mauvaise  part.  Je  me  suis 
aperçu  que  je  gênais.  —  Qui?  —  Madame.  —  ('.iMiuncnl  cela?  dit  le  duc  étonné.  — 
C'est  tout  sim|)le  :  Madame  est  peut-être  jalouse  de  l'altaibcmi'ul  (jue  vous  voulez  bien 
avoir  pour  moi.  —  Elle  te  le  témoigne.  —  Monseigneur.  Madame  ne  in'.idresse  jamais 
la  parole,  surtout  dc|)uis  un  certain  temps.  —  Depuis  (picl  temps?  —  Depuis  que  .M.  de 
(iuiclic  lui  ayant  |iln  mieux  (jue  moi ,  elle  le  rcç'oit  à  toute  heure. 

Le  duc  rougit.  —  A  tonte  heure...  Qu'est-ce  que  ce  mot-là,  chevalier?  dit-il  sévè- 
remenl.  — le  no  dirai  pins  rien  ,  fit  le  chevalier  uvec  un  salut  plein  de  cérémonie.  — 
Au  contraire  ,  j'entends  rpie  vous  parliez.  Si  vous  vous  êtes  retiré  pour  cela,  vous  lîles 
donc  bien  jaloux?  —  Il  laul  être  jaloux  quand  on  aime.  mousi'iLMienr;  est-ce  que  \  olre 
Allesse  n'est  pas  jalouse  de  Madame?  est-ce  ipie  Votre  .Ulosso,  si  elle  voyait  toujours 
quelqu'un  près  de  Madame,  cl  quclipinn  liaité  l'a\(irablemeul .  ne  prendrait  pas  de 
l'ombraue?  Ou  aime  ses  amis  comme  ses  amours.  —  Oui ,  oui ,  mais  voilà  encore  un 
mol   équi\o(pic;  chevalier,   vous  avez  la  conversation  maibem'euse.  Vous  avez  ilil  "• 


I.K  VICOMTE  DE  lill AGELONNE.  ;3f.:i 

Traite  fdvornhhment...  Qu'enlendez-vous  par  ce  favornhlementj'  •- —  Rien  que  (11-  tort 
simplo .  moiiseignenr,  dit  le  cliovalier  avec  une  grande  Ijonboniio.  Ainsi ,  par  exemple  , 
quand  un  mari  voit  sa  femme  appeler  de  préférence  tel  ou  tel  lioiume  près  d'elle; 
quand  cet  homme  se  trouve  toujours  à  la  tête  de  son  lit  ou  bien  à  la  portière  de  son 
carrosse  ;  lorsqu'il  y  a  toujours  une  petite  place  pour  le  pied  de  cet  homme  dans  la 
circonférence  des  robes  de  la  femme  ;  lorsque  les  gens  se  rencontrent  hors  des  appels 
de  la  conversation  ;  lorsque  le  bouquet  de  celle-ci  est  de  la  couleur  des  rubans  de  ce- 
lui-là ;  lorsque  les  musiques  sont  dans  l'appartement,  les  soupers  dans  les  ruelles; 
lorsque,  le  mari  paraissant,  tout  se  lait  chez  la  femnje...  — Alors,  achève,  —Alors,  je 
dis,  monseigneur,  qu'on  est  peut-être  jaloux. 

Le  duc  s'agitait  et  se  combattait  évideuuneut. — Vous  ne  nie  dites  pas,  tlnit-ilpar  dire, 
pourquoi  vous  vous  éloignâtes  ;  tout  à  l'heure  vous  disiez  que  c'était  dans  la  crainte  de 
gêner,  vous  ajoutiez  même  que  vous  aviez  remarqué  de  la  part  de  Madame  un  pen- 
chantà  fréquenter  M.  de  (juiclie.  —  Ah!  monseigneur,  je  n'ai  pas  dit  cela.  —  Si  fait. 

—  Mais  si  je  l'ai  dit,  je  ne  voyais  rien  que  d'innocent.  —  Entin  ,  vous  voyiez  quelque 
chose? — Monseigneur  m'embairasse. — Qu'importe?  parlez.  Si  vous  dites  la  vérité, 
pourquoi  vous  embarrasser? — Je  dis  toujours  la  vérité,  monseigneur,  mais  j'hésite 
toujours  aussi  quand  il  s'agit  de  répéter  ce  que  disent  les  autres.  —  Ah  !  vous  répétez... 
Il  paraît  qu'on  a  dit  alors?  —  J'avoue  qu'on  m'a  parlé.  —  Qui? 

Le  chevalier  prit  un  air  presque  courroucé. —  Monseigneur,  dit-il,  vous  me  soumet- 
tez à  une  question,  vous  me  trailez  comme  un  accusé  sur  la  sellette...  et  les  bruits  qui 
effleurent  en  passant  l'oreille  d'un  genlilhonmie  n'y  séjournent  pas.  Votre  Altesse 
veut  que  je  grandisse  le  bruit  à  la  hauteur  d'im  événement. — Enfin,  s'écria  le  duc 
avec  dépit,  un  fait  constant  c'est  que  vous  vous  êtes  relire  à  cause  de  ce  bruit. — Je 
dois  dire  la  vérité:  on  m'a  parlé  des  assiduités  de  M,  de  Guiche  près  de  Madame,  rien 
de  plus,  plaisir  innocent,  je  le  répète,  et,  de  plus,  permis;  mais,  monseigneur,  ne 
soyez  pas  injuste  et  ne  poussez  pas  les  choses  a  l'excès.  Cela  ne  vous  regarde  pas.  — 
Il  ne  me  regardé  pas  qu'on  parle  des  assiduités  de  Guiche  chez  Madame?..  —Non, 
monseigneur,  non;  et  ce  que  je  vous  dis,  je  le  dirais  à  Guiche  lui-même,  tant  je  vois 
en  bea\i  la  cour  qu'il  fait  à  Madame  ;  je  le  lui  dirais  à  elle-même.  Seulement  vous  com- 
prenez ce  que  je  crains?  je  crains  de  passer  pour  un  jaloux  de  faveur,  quand  je  ne  suis 
qu'un  jaloux  d'amitié  Je  connais  votre  faible ,  je  sais  que  quand  vous  aimez,  vous  êtes 
exclusif.  Or,  vous  aimez  Madame,  et  d'ailleurs  qui  ne  l'aimerait  pas?  Suivez  bien  le 
cercle  où  je  vous  promène  :  Mailame  a  distinguo  dans  vos  amis  le  plus  beau  et  le  plus 
attrayant:  elle  va  vous  influencer  de  telle  façon  au  sujet  de  celui-là  que  vous  négli- 
gerez les  autres  Un  dédain  de  vous  me  ferait  mourir;  c'est  assez  déjà  de  supporter 
Ceux  de  Madame.  J'ai  donc  pris  mon  ]iarti,  monseigneur,  de  céder  la  place  au  favori 
dont  j'envie  le  bonheur, tout  enprofessant  pourlui  amilié sincère  et  sincère  admiralion. 
Voj'ons,  avez- vous  quelque  chose  contre  ce  raisonnement?  Est-il  d'un  galant  houune? 
La  conduite  est-elle  d'un  brave  ami?  Répondez  au  moins,  vous  qui  m'avez  si  lude- 
nient  interrogé. 

Leduc  s'était  assis,  il  tenait  sa  tête  à  deux  mains  et  ravageait  sa  coiffure. 

Après  un  silence  assez  long  pour  que  le  chevalier  eût  pu  apprécier  tout  l'effet  de 
ses  combinaisons  oratoires,  monseigneur  se  releva.  — Voyons,  dit-il,  et  sois  franc.  — 
Comme  toujours.  —  Bon.  Tu  sais  que  nous  avons  déjà  remarqué  quelque  chose  au 
sujet  de  cet  extravagant  de  Buckingbam.  — Oh  !  monseigneur,  n'accusez  pas  Madame, 
ou  je  prends  congé  de  vous.  Quoi!  vous  allez  à  ces  systèmes?  quoi!  vous  soupçonnez? 

—  Non,  non, chevalier!  je  ne  soupçonne  pas  Madame.  Mais,  enfin...  je  vois...  je  com- 


364  LES  MOUSQUETAIRES. 

pare...  — Buckingham  était  un  fou  !  —  Un  fou  sur  lequel  tu  m'as  parfaitement  ou- 
vert les  yeux.  —  Non  I  non!  dit  vivement  le  chevalier,  ce  n'est  pas  moi  qui  vous  ai  ou- 
vert les  yeux  :  c'est  Guiche.  Oh  !  ne  confondons  pas.  Et  il  se  mit  à  rire  de  ce  rire  stri- 
dent qui  ressemble  au  siftlet  d'une  couleuvre.  —  Oui ,  oui ,  en  effet...  tu  dis  quelques 
mots,  niais  Guiche  se  montra  le  plus  jaloux. — Je  crois  bien,  continua  le  chevalier  sur 
le  même  ton;  il  combattait  pour  l'autel  et  le  foyer.  —  Plaît-il?  fit  impérieusement  le 
duc  révolté  de  cette  plaisanterie  perfide.  —  Sans  doute,  M.  de  Guiche  n'est-il  pas 
premier  gentilhomme  de  votre  maison  ? 

—  Enfin,  répliqua  le  duc  un  peu  phis  calme,  cette  passion  de  Buckingham  avait 
été  remarquée?  —  Certes!  — Eh  bien!  dit-on  que  celle  de  M.  de  Guiche  soit  re- 
marquée autant?  —  Mais,  monseigneur,  vous  retombez  encore ,  on  ne  dit  pas  que 
M.  de  Guiche  ait  de  passion.  —  C'est  bien!  c'est  bien!  — Vous  vovez,  monseigneur, 
qu'il  valait  mieux,  cent  fois  mieux  me  laisser  dans  ma  retraite  que  d'aller  vous  forger 
avec  mes  scrupules  des  soupçons  que  Madame  regardera  comme  des  crimes,  et  elle 
aura  raison.  —  Que  ferais-tu  .toi  ?  —  Une  chose  raisonnable.  —  Laquelle?  —  Je  ne 
ferais  plus  la  moindre  attention  à  la  société  de  ces  épicuriens  nouveaux ,  et  de  cette 
façon  les  bruits  tomberont.  —  Je  verrai,  je  me  consulterai. 

Mais  l'heure  du  dîner  étant  arrivée,  monseigneur  envoya  prévenir  Madame.  Il  fut 
répondu  que  Madame  ne  pouvait  assister  au  grand  couvert  et  qu'elle  dînerait  chez 
elle.  —  Cela  n'est  pas  ma  faute,  dit  le  duc;  ce  matin,  tombant  au  milieu  de  toutes 
leurs  musiques,  j'ai  fait  le  jaloux  et  on  me  boude.  —  Nous  dînerons  seuls,  dit  le 
chevalier  avec  un  soupir  ;  je  regrette  Guiche.  —  <Jh!  Guiche  ne  boudera  pas  long- 
temps, c'est  un  bon  naturel.  —  Monseigneur,  dit  tout  à  coup  le  chevalier,  il  me  vient 
une  bonne  idée  :  tantôt,  dans  notre  conversation  ,  j'ai  pu  aigrir  Votre  Altesse  et  donner 
sur  lui  des  ombrages.  Il  convient  que  je  sois  le  médiateur,..  Je  vais  aller  à  la  recherche 
du  comte  et  je  le  ramènerai.  —  Ah  1  chevalier ,  tu  es  une  bonne  âme.  — Votre  Altesse 
veut  bien  me  faire  la  grâce  d'attendre  ici  quelques  inomens.  — Volontiers,  va...  J'es- 
saierai mes  habits  de  Fontainebleau. 

Le  chevalier  parli,  il  appela  ses  gens  avec  un  grand  soin,  connue  s'il  leur  donnait 
divers  ordres. 

Tous  partirent  dans  différentes  directions.  Mais  il  retint  son  valet  de  chambre.  — 
Sache,  dit-il,  et  sache  tout  de  suite  si  M.  de  Guiche  n'est  pas  chez  Madame.  Vois 
comment  savoir  cela? — Facilement,  monsieur  le  chevalier  ;  je  le  demanderai  à  Ma- 
licornc,  qui  le  saura  de  mademoiselle  de  Montalais. 

Dix  minutes  ne  s'étaient  pas  écoulées  que  le  valet  de  cbandire  re\inl.  1!  attira  uiys- 
térieusemeni  son  maître  dans  un  escalier  de  service  et  le  lit  entrer  dans  ime  petite 
chambre  dont  la  fenêtre  donnait  sur  le  jardin.  — Qu'y  a-t-il?dit  le  chevalier:  pour- 
quoi tant  de  précautions? —  Regardez,  Monsieur,  dit  le  valet  de  chambre,  sous  le 
niairoimier.  en  bas.  —  Bien...  Ab  I  mon  Dieu!  je  vois  Manicanip  qui  attend  :  (]iral- 
teii(l-il?  —  Vdus  allez  voir  si  mhis  prenez  |)ati('nce...  Là,  voyez-vous,  maiMtcnaul? 
—  Je  vois  MM,  lieux,  qMalri' uMisicieus  avec  leurs  insIrMiMrns  .  et  derrière  eux ,  les 
poussant,  (juiche  en  piu'soniie.  Mais  (pie  fail-illà?  — Il  atlend  (lu'on  lui  ouvre  la 
pelite  porte  de  l'escalier  des  dames  d'honuiMir:  il  montera  par  là  clic/.  Madame,  où 
l'on  va  faire  entendre  une  nouvelle  musiipie  pendant  le  dîner.  —  C'est  superbe  ci'  (pie 
lu  dis  là.  — N'est-ce  pas,  Monsieur? — Et  c'est  M.  Malicorne ,  qui  t'a  dit  cela? — Lui- 
même.  —  Il  t'aime  donc?  —  H  aime  Monsieur.  — Pourquoi?  —  Parce  qu'il  veut  ^tre 
de  sa  tiiaisdu.  —  Mordiou  !  il  en  sera.  —  Voyez-vous,  la  petite  porte  s'ouvre,  une  femme 
l'ail  entrer  les  musiciens...  — C'est  la  Monlfilais?  — Toulbeau,  Monsieur,  ne  criez  pas 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  305 

ce  nom;  q\ii  dit  Montalais  dit  Malicome.  Si  vous  vous  brouillez  avec  l'un,  vous  serez 
mal  avec  l'autre.  —  Bien ,  je  n'ai  rien  vu. 

Le  chevalier  ayant  la  certitude  que  Guiche  était  entré ,  revint  chez  Monsieur  qu'il 
trouva  splendidement  vêtu  et  rayonnant  de  joie  comme  de  beauté.  —  Et  Guiche?  tît 
le  duc.  —  Introuvable.  Il  a  fui,  il  a  évaporé.  Votre  algarade  du  matin  l'a  effarouché. 
On  ne  l'a  pas  trouvé  chez  lui.  —  Bah  !  il  est  capable ,  ce  cerveau  fêlé ,  d'avoir  pris  la 
poste  pour  aller  dans  ses  terres.  Pauvre  garçon,  nous  le  rappellerons,  va.  Dînons.  — 
Monfeignenr,  c'est  le  jour  des  idées  ;  j'en  ai  encore  une.  —  Laquelle  ?  —  Monseigneur, 
Madame  vous  boude ,  et  elle  a  raison.  Vous  lui  devez  une  revanche  ;  allez  dîner  avec 
elle.  —  Oh  !  c'est  d'un  mari  faible.  — C'est  d'un  bon  mari.  La  princesse  s'ennuie  :  elle 
va  pleurer  dans  son  assiette ,  elle  aura  les  yeux  rouges.  Voyons ,  voyons ,  monsei- 
gneur, nous  serons  tristes  ;  j'aurai  le  cœur  gros  de  savoir  que  Madame  est  seule  :  vous, 
tout  féroce  que  vous  voudrez  être ,  vous  soupirerez.  Emmenez-moi  au  dîner  de  Ma- 
dame ,  et  ce  sera  une  charmante  surprise.  Je  gage  que  nous  nous  divertirons.  — Che- 
valier, chevalier!  tu  me  conseilles  mal.  —  .Je  vous  conseille  bien ,  vous  êtes  dans  vos 
avantages  :  votre  habit  pensée,  brodé  d'or,  vous  va  divinement.  Madame  sera  encore 
plus  subjuguée  par  l'homme  que  par  le  procédé.  Voyons,  monseigneur.  —  Tu  me  dé- 
cides, partons. 

Le  duc  sortit,  avec  le  chevalier,  de  son  appartement  et  se  dirigea  vers  celui  de 
Madame. 

Le  chevalier  glissa  ces  mots  à  l'oreille  de  son  valet  :  —  Du  monde  devant  la  petite 
porte!  Que  nul  ne  puisse  s'échapper  par  là!  cours. 

Et  derrière  le  duc  il  parvint  aux  antichambres  de  Madame.  Les  huissiers  allaient 
annoncer.  —  Que  nul  ne  bouge ,  dit  le  chevalier  en  riant ,  monseigneur  veut  faire  une 
surprise. 


MONSIEUR   EST  JALOUX   DE    GUICHE. 


Monsieur  entra  brusquement  comme  les  gens  qui  ont  une  bonne  intention  et  qui 
croient  faire  plaisir,  ou  comme  ceux  qui  espèrent  surprendre  quelque  secret,  triste 
aubaine  des  jaloux. 

^ladanie,  enivrée  par  les  premières  mesures  de  la  musique,  dansait  comme  une 
folle  ,  laissant  là  son  dîner  commencé. 

Son  danseur  était  M.  de  Guiche ,  les  bras  en  l'air,  les  yeux  à  demi  fermés,  le  genou 
en  terre,  connue  ces  danseurs  espagnols,  aux  regards  voluptueux,  au  geste  ca- 
ressant. 

La  princesse  tournait  autour  de  lui  avec  le  même  sourire  et  la  même  séduction 
provocante. 

Montalais  admirait.  La  Vallière  ,  assise  dans  un  coin ,  regardait  toute  rêveuse. 

Il  est  impossible  d'exprimer  l'effet  que  produisit  sur  ces  gens  heureux  la  présence 
de  Monsieur.  Il  serait  tout  aussi  impossible  d'cx|3rimer  l'effet  que  produisit  sur  Phi- 
lippe la  vue  de  ces  gens  heureux. 

Le  comte  de  Guiche  n'eut  pas  la  force  de  se  relever.  Madame  demeura  au  milieu  de 
son  pas  et  de  son  attitude  sans  pouvoir  articuler  un  mot. 


366  LES  MOUSQUETAIRES 

Le  chevalier  de  Lorraine,  adossé- au  chambranle  de  la  jwrte,  souriail  comme  un 
homme  plongé  dans  la  plus  naïve  admiration. 

La  pâleur  du  prince,  le  tremblement  convulsif  de  ses  mains  et  de  ses  jambes  fut  lo 
premier  symptôme  qui  frappa  les  assistans.  Un  profond  silence  succéda  au  bruit  de  la 
danse. 

Le  chevalier  de  Lorraine  profita  de  cet  intervalle  pour  venir  saluer  respectueuse- 
ment Madame  et  Guiche,  en  afl'eetant  de  les  confondre  dans  ses  révérences,  conune 
les  deux  maîtres  de  la  maison 

Monsieur  s'approcbant  à  son  tour  ,  —  Je  suis  enchanté,  dit-il  d'une  voix  rauque: 
j'arrivais  ici  croyant  vous  trouver  malade  et  triste,  je  vous  vois  livrée  à  de  nou- 
veaux plaisirs;  en  vérité,  c'est  heureux  I  ma  maison  est  la  plus  joyeuse  de  l'u- 
nivers . 

Se  retournant  vers  Guiche, — Comte,  dit-il,  je  ne  vous  savais  pas  un  si  brave 
danseur. 

Puis  revenant  à  sa  femme,  — Soyez  meilleiu'e  pour  moi,  dit-il  avec  une  amertume 
qui  voilait  sa  colère;  chaque  fois  qu'on  se  réjouira  chez  vous,  invitez-moi...  Je  suis  im 
prince  fort  abandonné. 

Guiche  avait  repris  toute  son  assurance,  et  une  fierté  naturelle  qui  lui  allait  i)ien. 
—  jMonsciiïiieur.  dit-il,  sait  bien  que  toute  ma  vie  est  à  son  service  ;  quand  il  s'agira 
de  la  donner,  je  suis  prêt  :  pdur  aujoui'd'bui ,  il  ne  s'agit  que  de  danser,  je  danse.  — 
Et  vous  avez  raison,  dit  froidement  le  prince.  Et  puis,  Madame,  continua-t-il,  vous 
ne  remarquez  point  que  vos  dames  m'enlèvent  mes  amis  :  M._  de  Guiche  n'est  pas  u 
vous,  Madame,  mais  à  moi.  Si  vous  voulez  dîner  sans  moi,  vous  avez  vos  dames. 
Quand  je  dine  seul,  j'ai  mes  gentilsboumies  ;  ne  me  dépouillez  pas  tout  à  lait. 

Madame  sentit  le  reproche  et  la  leçon. 

La  rougeur  monta  soudain  jusqu'à  ses  yeux.  —  Monsieur,  rcpliqua-t-elle ,  j'igno- 
rais en  venant  à  la  cour  de  France  que  les  princesses  de  mon  rang  dussent  être  consi- 
dérées comme  les  feumies  de  Turquie.  J'ignorais  qu'il  fût  détendu  de  voir  des  houuni's; 
mais  puisque  telle  est  votre  volonté,  je  m'y  conformerai;  de  plus,  ne  vous  gène/,  point 
si  vous  voulez  faire  griller  mes  fenêtres. 

Cette  riposte  ,  qui  lit  sourire  Montalais  et  Guiche,  ramena  dans  le  co'ur  du  prince  la 
colère,  dont  une  bonne  i)aitie  venait  de  s'évaporer  en  paroles.  —  Très-bien,  dit-il 
d'un  ton  concentré ,  voilà  comme  on  me  respecte  chez  moi!  —  Monseigneur!  monsei- 
gneur! murnmra  le  chevalier  à  l'oreille  de  Monsieur,  de  faom  à  ce  que  tout  le  monde 
rcniarcpiàt  bien  qu'il  le  modérait.  —  Venez!  r(''pii(pia  le  duc  pour  toute  réponse,  en 
l'entraînant  et  en  piroiictl.iiil  [i.ir  nu  rnouM'uimt  bi'usipie.  au  risque  île  luMuier 
Madame. 

Le  chevalier  suivit  son  rii.iili'e  jusque  dans  ra|i|iartemi'iit .  où  le  princi'  ne  lui  pas 
plutôt  assis,  qu'il  donna  un  libie  cours  à  sa  fiu-eur. 

Le  cbevaliei'  le\.iit  les  yu\  an  ciel ,  joignait  les  mains  et  nedisait  mot.  —  Ton  axis! 
s'écria  Monsieur,  sur  tout  ce  (pii  se  passe  ici'?  —  Oh!  monseigneur,  c'est  gra\e.  — 
C'est  oïliclix!  —  Vojcz  connue  c'est  maltieuicux  ,dit  lechevalier,  nous  espérions  avoir 
la  traïKiuillilé  après  le  départ  de  ce  fou  île  lluikinyltam.  —  l-^l  c'est  pire!  —  ,]f  ne  dis 
pas  cela  ,  monseigneur.  —  Oui  ,  mais  je  le  dis,  moi.  car  Ihlckingliani  n  rùl  jamais  osé 
faire  le  quart  de  ce  ipie  nous  avons  vu.  Se  cacher  poiu'  danser,  feindre  ime  itidispo- 
siliiiu  pour  dîner  en  lète-à-lète.  —  Oh  I  mouseignenr.  oh  !  non  !  non  !  —  Si  !  si!  cria  le 
iirince  en  s'excilant  lui-même  cotiune  les  eufaiis  \oloiilaires  ;  mais  je  n'enibnenil  p  !■- 
I)lu8  longtemps,  il  faut  (pTon  sache  ce  (pii  se  passe.  —  Monseigneur,  un  éclat...  — 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  ;jti7 

Pardieu  !  dois-je  nie  gêner  quand  on  se  gêne  si  peu  avec  moi.  Attends-moi  ici .  che- 
valier, attends-moi  ! 

Le  prince  disparut  dans  la  chambre  voisine,  et  s'informa  de  l'huissier  si  la  reine- 
mère  était  revenue  de  In  chnpelle. 

Anne  d'Autriche  était  riiez  elle.  Tout  à  coup  le  duc  d'Orléans  entra.  —  Ma  mère 
s'écria-t-il  en  fermant  vivement  les  portières,  les  choses  ne  peuvent  subsister  ainsi. 

Aune  d'Autriche   leva  sur  lui  ses  beaux  yeux,  et  avec  une  inaltérable  douceur, 

—  De  quelles  choses  voulez-vous  parler?  dit-elle.  —  Je  veux  parler  de  Madame.  — 
Votre  femme?  —  0\ii,  ma  mère  —  Je  gage  que  ce  fou  de  Buckingham  lui  aura  éci'il 
quelque  lettre  d'adieu.  —  Ah  !  bien  oui ,  ma  mère ,  est-ce  qu'il  s'agit  de  Buckingham  ! 

—  Et  de  quoi  donc  alors?  —  Ma  mère,  Madame  a  déjà  remplacé  M.,de  Buckingham. 

—  Philippe  ,  que  dites-vous?  vous  prononcez  là  des  paroles  légères.  —  Non  pas,  non 
pas.  Madame  a  si  bienfait,  que  je  suis  encore  jaloux.  —  Et  de  qui,  bon  Dieu?  — 
Vous  n'avez  pas  vu  que  M.  de  Guiche  est  toujours  chez  elle,  toujours  avec  elle. 

La  reine  frappa  ses  deux  mains  l'une  contre  l'autre  et  se  mit  à  rire.  —  Philippe , 
dit-elle,  ce  n'est  pas  un  défaut  que  vous  avez  là,  c'est  une  maladie.  —  Allons,  voilà 
que  vous  allez  recommencer  pour  celui-ci  ce  que  vous  disiez  pour  celui-là.  Et  si  je 
cite  des  faits,  dit-il,  croirez- vous?  — Mon  lils,  pour  toute  autre  chose  que  la  jalousie, 
je  vous  croirais  sans  l'allégation  des  faits,  mais  pour  la  jalousie  je  ne  vous  promets 
rien.  —  Alors  c'est  comme  si  Votre  Majesté  m'ordonnait  de  me  taire  et  me  renvoyait 
hors  de  cause. — Nullement;  vous  êtes  mou  (Ils  ,  je  vous  dois  toute  l'indulgence  d'ime 
mère,  mais  n'exagérez  pas,  Philippe,  et  prenez  garde  de  me  représenter  votre  femme 
comme  un  esprit  dépravé...  —  Mais  les  faits  !  —  J'écoute. 

—  Ce  matin  on  faisait  de  la  musique  chez  Madame,  à  dix  heures.  -^  C'est  inno- 
cent. —  M.  de  Guiche  causait  seul  avec  elle...  Ah  1  j'oublie  de  vous  dire  que  depuis 
huit  jours  il  ne  la  quitte  pas  plus  que  sou  ombre.  —  Mon  ami ,  s'ils  faisaient  mal  ils 
se  cacheraient.  —  Bon ,  s'écria  le  duc;  je  vous  attendais  là.  Retenez  bien  ce  que  vous 
venez  dédire.  Ce  matin,  dis-je ,  je  les  surpris,  et  témoignai  vivement  mon  méconten- 
tement. —  Soyez  sur  que  cela  suftira  ,  c'est  peut-être  même  trop.  Ces  jeunes  feimnes 
sont  ombrageuses.  Leur  reprocher  le  mal  qu'elles  n'ont  pas  fait,  c'est  parfois  leur, dire 
qu'elles  pourraient  le  faire.  —  Bien,  bien,  attendez.  Retenez  aussi  ce  que  vous  venez 
de  dire,  Madame.  Or,  tantôt,  me  repentant  de  cette  vivacité  du  matin  et  sachant  que 
Guiche  boudait  chez  lui,  j'allai  chez  Madame.  Devinez  ce  que  j'y  tiouvai.  D'autres 
musiques,  des  dauses ,  et  Guiche;  on  l'y  cachait. 

Anne  d'Autriche  fronça  le  sourcil.  —  C'est  imprudent,  dit-elle.  Qu'a  dit  Madame? 

—  Rien.  —  Et  Guiche? —  De  même...  Si  fait...  il  a  balbutié  quelques  imprrtineuu  s. 

—  Que  concluez-vous,  Philippe?  —  Que  j'étais  joué,  que  Buckingham  n'était  qu'iui 
prétexte  ,  et  que  le  vrai  coupable  c'est  Guiche. 

Anne  haussa  les  épaides.  — Après?  —  Je  veux  que  Guiche  sorte  de  chez  moi  comme 
Buckingham,  et  je  le  demanderai  au  roi ,  à  moins  que...  —  A  moins  que?  —  Vous  ne 
fassiez  vous-même,  Madame,  vous  qui  êtes  si  spirituelle  et  si  bomie  ,   la  comraissioji. 

—  Je  ne  la  ferai  point.  — Bien ,  je  sais  ce  que  je  ferai ,  moi ,  dit  le  prince  impétueu- 
sement. 

Anne  le  regarda  inquiète. — Et  que  ferez-vous?  dit-elle.  — Je  le  ferai  noyer  dans 
mou  bassin  la  première  fois  que  je  le  trouverai  chez  moi. 

Et  celte  menace  lancée,  le  prince  en  attendit  l'effet.  La  reine  fut  inqiassiblc. — 
Faites,  dit-elle. 

Philippe  était  faible  comme  une  feunne,  il   se  mit  à  hurler.  — J'irai  au  roi.  — 


368  LES  MOUSQUETAIRES. 

J'allais  vous  le  proposer.  J'attends  Sa  Majesté  ici,  c'est  Theure  de  sa  visite;  expli- 
quez-vous. 

Elle  n'avait  pas  fini,  que  Philippe  entendit  la  porte  de  l'antichambre  s'ouvrir 
bruyamment. 

La  peur  le  prit.  On  distinguait  le  pas  du  roi ,  dont  les  semelles  craqiiaient  sur 
les  tapis. 

Le  duc  s'enfuit  parune  petite  porte,  laissant  la  reine  aux  prises. 

Anne  d'Autriche  se  mit  à  rire ,  et  riait  encore  lorsque  le  roi  entra. 

Il  venait  très-affectueusement  savoir  des  nouvelles  de  la  santé  déjà  chancelante  de 
la  reine-mère.  Il  venait  lui  annoncer  aussi  que  tous  les  préparatifs  pour  le  voyage  de 
Fontainebleau  étaient  terminés. 

La  voyant  rire ,  il  sentit  diminuer  son  inquiétude  et  l'interrogea  lui-même  en  riant. 

Anne  d'Autriche  lui  prit  la  main,  et  d'ime  voix  pleine  d'enjouement  :  — Savez- 
vous,  dit-elle,  que  je  suis  tière  d'être  Espagnole.  —  Pourquoi,  Madame?  —  Parce  que 
les  Espagnoles  valent  mieux  au  moins  que  les  Anglaises.  —  Ex|)liquez-vous.  — Depuis 
que  vous  êtes  marié,  vous  n'avez  pas  eu  un  seul  reproche  à  faire  à  la  reine.  —  Non, 
certes — Et  voilà  im  certain  temps  que  vous  êtes  marié.  Votre  frère,  an  contraire, 
est  marié  depuis  quinze  jours,  il  se  plaint  de  Madame  pour  la  seconde  fois. — Quoi! 
encore  Buckingham? — Non,  un  autre.  Guiche. — Ahçà,  mais  c'est  donc  une  coquette 
que  Madame?  —  Je  le  crains.  —  jSlon  pauvre  frère  !  dit  le  roi  en  riant.  —  Vous  excu- 
sez la  coquetterie ,  à  ce  que  je  vois? —  Chez  Madame ,  oui.  Madame  n'est  pas  coquette 
au  fond. — Soit,  mais  votre  frère  en  perdra  la  tête. — Que  demande-t-il?  —  Il  veut 
faire  noyer  Guiche.  —  C'est  violent.  — Ne  riez  pas,  il  est  exaspéré.  Avisez  à  quelques 
moyens. — Pour  sauver  Guiche,  volontiers. 

—  Oh!  si  votre  frère  vous  entendait,  il  conspirerait  contre  vous  comme  faisait  votre 
oncle.  Monsieur,  contre  le  roi  votre  père.  — Non,  Phih'ppe  m'aime  trop,  et  je  l'aime 
trop  de  mon  côté,  nous  Vivrons  bons  amis.  Le  résumé  de  la  requête? — C'est  que  vous 
empêchiez  Madame  d'être  coquette  et  Guiche  d'être  aimable.  —  Rien  que  cela;  mon 
frère  se  fait  une  bien  haute  idée  du  pouvoir  royal.  Corriger  une  femme!  Passe  encore 
povu'  un  homme.  —  Comment  vous  y  prendrez-vous?  —  Avec  un  mot  dit  à  Guiche  , 
qui  est  un  garçon  d'esprit,  je  le  persuaderai.  —Mais  Madame?  —  C'est  plus  difficile  ; 
un  mot  ne  suffira  pas;  je  composerai  une  homélie  ,  je  la  prêcherai.  —  Cela  presse.  — 
Oh!  j'y  mettrai  toute  la  diligence  possible.  Nous  avons répétilion  de  ballet  cette  après- 
dînée.  —  Vous  prêcherez  en  dansant?  —  Oui ,  Madame.  —  Vous  promettez  de  conver- 
tir?— J'extirperai  l'hérésie  par  la  conviction  ou  par  le  feu.  — A  la  bonne  heure!  TJe 
me  mêlez  point  dans  tout  cela ,  Madame  ne  me  le  pardonnerait  de  sa  vie.  Et  belle- 
liière,  je  dois  bien  vivre  avec  ma  bru. — Madame,  ce  sera  le  roi  qui  prendra  tout  sur 
lui.  Voyons,  je  réiléibis.  —  A  quoi?  —  Il  serait  iicut-êtrc  mieux  que  j'allasse  trouver 
Madame  chez  elle.  —  C'est  un  |icu  solennel. — Oui,  mais  la  solennité  ne  messicd  pas 
aux  prédicateurs,  et  puis  le  violon  du  ballet  mangerait  la  moitié  de  mes  argumens.  En 
outre,  il  s'agit  d'empêcher  quelque  violence  de  mon  frère...  Madame  est-elle  chezelle? 

—  Je  le  crois. 

—  L'exposition  des  griefs,  s'il  vous  plaît?  —  En  deux  mots.  Voici  :  Musique  perpé- 
tuelle... assiduité  de  Guiche...  soupçons  de  cacholleries  elde  complots.  — Les  preuves? 

—  Aucune.  —  Rien  ;  je  me  remis  clioz  Madame.  Kt  le  roi  se  |>rit  à  regarder  dans  les 
glaces  sa  toilette  (|ui  était  riihc  et  son  visage  (jui  rosplemlissail  conuue  ses  diamans.  — 
On  éloigne  bien  un  peu  Monï-ii'iir?  dit-il.  — (Ui!  l'eau  et  le  feu  ne  se  fiiienl  pas  avec 
plus  d'acharnement.  —  Il  ^iitlil.  M.i  nièrc,  je  vous  baise  les  mains...  les  plus  belles 


r.E  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  360 

mains  de  France.  —  Réussissez,  sire...  Soyez  le  paciticateiir  du  ménage.  —  Je  n'em- 
ploie pas  d'ambassadeur,  répliqua  Louis.  C'est  vous  dire  que  je  réussirai. 
n  sortit  en  riant,  et s'épousseta  soigneusement  tout  le  long  du  chemin. 


LE   MEDIATEUR. 


Quand  le  roi  parut  chez  Madame,  tous  les  courtisans  que  la  nouvelle  d'une  scène 
conjugale  avait  disséminés  autour  des  appartemens,  commencèrent  à  concevoir  les 
plus  graves  inquiétudes. 

Il  se  formait  >m  orage  dont  le  chevalier  de  Lorraine,  au  milieu  des  groupes,  analy- 
sait avec  joie  tous  les  clémens,  grossissant  les  plus  faibles  et  relevant  les  plus  forts, 
afin  de  produire  les  plus  méchans  effets  possibles. 

Ainsi  que  l'avait  annoncé  Aime  d'Autriche,  la  présence  du  roi  donna  un  caractère 
solennel  à  l'événement. 

Ce  n'élait  pas  une  petite  atfaire ,  en  1 602,  que  le  mécontentement  de  Monsieur 
contre  Madame,  et  l'intervention  du  roi  dans  les  affaires  privées  de  Monsieur. 

Aussi  vit-on  les  plus  hardis  qui  entouraieni  le  comte  de  Guiche,  dès  le  |)remier 
moment,  s'éloigner  de  lui  avec  une  sorte  d'épouvante,  et  le  comte  lui-même,  gagné 
par  la  panique  générale ,  se  retirer  chez  lui  tout  seul. 

Le  roi  entra  chez  Madame  en  saluant,  comme  il  avait  toujours  l'habitude  de  le 
faire.  Les  dames  d'honneur  étaient  rangées  en  fde  sur  son  passage,  dans  la  galerie. 

Si  fort  préoccupée  que  îùi  Sa  Majesté,  elle  donna  un  coup  d'œil  de  maître  à  ces 
deux  rangs  de  jeimes  et  charmantes  femmes  qui  baissaient  modestement  les  yeux. 

Toutes  étaient  rouges  de  sentir  sur  elles  le  regard  du  roi.  Une  seule,  dont  les  longs 
cheveux  se  roulaient  en  boucles  soyeuses  sur  la  plus  belle  peau  du  monde,  une  seule 
était  pâle  et  se  soutenait  à  peine,  malgré  les  coups  de  coude  de  sa  compagne. 

C'était  la  Vallière ,  que  Montalais  élayait  de  la  sorte  en  lui  soufllanl  tout  bas  le  cou- 
rage dont  elle-même  était  si  abondamment  pourvue. 

Le  roi  ne  put  s'empêcher  de  se  retourner.  Tous  les  fronts ,  qui  déjà  s'étaient  relevés , 
se  baissèrent  de  nouveau  ,  mais  la  seule  tête  blonde  demeura  immobile,  comme  si  elle 
eût  épuisé  tout  ce  qui  lui  restait  de  force  et  d'intelligence. 

En  entrant  chez  Madame,  Louis  trouva  sa  belle-sœur  à  demi  couchée  sur  les  cous- 
sins de  son  cabinet.  Elle  se  souleva  et  fit  une  révérence  profonde  en  balbutiant 
quelques  remercimens  sur  l'honneur  qu'elle  recevait. 

Puis  elle  se  rassit  vaincue  par  une  faiblesse  affectée  sans  doute ,  car  un  coloris 
charmant  animait  ses  joues,  et  ses  yeux  encore  rouges  de  quelques  larmes  répandues 
récemment,  n'avaient  que  plus  de  feu. 

Quand  le  roi  fut  assis  et  qu'il  eut  remarqué  ,  avec  celle  sûreté  d'observation  qui  le 
caractérisait,  le  désordre  de  la  chambre  et  celui  non  moins  grand  du  visage  de  Ma- 
dame ,  il  prit  un  air  enjoué.  —  Ma  sœur,  dit-il,  à  quelle  heure  vous  plaît-il  que  nous 
répétions  le  ballet  d'aujourd'hui? 

Madame  secouant  lentement  et  languissamment  sa  tête  charmante  ;  —  Ah!  sire, 
T.  I.  u 


370  LES  MOUSQUETAIRES. 

ilil-t'lle,  \euillez  m'excuser  pour  cette  répétition  ;  j'allais  faire  prévenir  Votre  Majesté 
que  je  ne  saurais  aujourd'hui.  — CommenI ,  dit  le  roi  avec  une  surprise  modérée  ;  ma 
sœur,  seriez-vous  indisposée?  —  Oui,  sire.  —  Je  vais  faire  appeler  vos  médecins, 
alors.  —  Non,  car  les  médecins  ne  peuvent  rien  à  mon  mal.  —  Vous  m'effrayez!  — 
Sire,  je  veux  demander  à  Votre  Majesté  la  permission  de  m'en  retourner  en  An- 
gleterre. 

Le  roi  lit  un  mouvement.  —  En  Angleterre!  Dites-vous  bien  ce  que  vous  voulez 
dire,  Madame?  — Je  le  dis  à  contre-cœur,  sire,  répliqua  la  petite-fille  de  Henri  IV 
avec  résolution,  et  elle  fit  élinceler  ses  beaux  yeux  noirs.  Oui ,  je  regrette  de  faire  à 
Votre  Majesté  des  contidences  de  ce  genre;  mais  je  me  trouve  trop  malheureuse  à  la 
cour  de  Votre  Majesté;  je  veux  retourner  dans  ma  famille.  —  Madame!  Madame  I 

Et  le  roi  s'approcha.  —  Écoulez-moi,  sire,  continua  la  jeune  femme  en  prenant 
peu  à  peu  sur  son  interlocuteur  l'ascendant  que  lui  donnaient  sa  beauté ,  sa  nerveuse 
nature,  je  suis  accoutumée  à  souffrir.  Jeune  encore,  j'ai  été  humiliée ,  j'ai  été  dédai- 
gnée. Oh!  ne  me  démentez  pas,  sire,  dit-elle  avec  un  sourire.  Le  roi  rougit.  —  Alors, 
dis-je,  j'ai  pu  croire  que  Dieu  m'avait  fait  naître  pour  cela,  moi,  fille  d'un  roi  puis- 
sant ;  mais  puisqu'il  avait  frappé  la  vie  dans  mon  pà-e ,  il  pouvait  bien  frapper  en  moi 
l'orgiieil.  J'ai  bien  souffert  ;  j'ai  bien  fait  souffrir  ma  mère  ,  mais  j'ai  juré  que  si  jamais 
Dieu  me  rendait  une  position  indépendante ,  fût-ce  celle  de  l'ouvrière  du  peuple  qui 
gagne  son  pain  avec  son  travail ,  je  ne  souffrirais  plus  la  moindre  humiliation.  Ce  jour 
est  arrivé  ,  j'ai  recouvré  la  fortune  due  à  mon  rang,  à  ma  naissance:  j'ai  remonté 
jusqu'aux  degrés  du  trône,  j'ai  cru  que  m'alliant  à  un  prince  français  je  trouverais 
en  lui  un  parent,  un  ami,  un  égal;  mais  je  m'aperçois  que  je  n'ai  trouvé  qu'un 
maître,  et  je  me  révolte,  sire.  Ma  mère  n'en  saura  rien.  Vous  que  je  respecte  et  que... 
j'aime... 

Le  roi  tressaillit;  nulle  voix  n'avait  ainsi  chatouillé  son  oreille.  —  Vous,  dis-je, 
sire,  qui  savez  tout,  puisque  vous  venez  ici,  vous  me  comprendrez  peut-être.  Si  vous 
ne  fussiez  pas  venu,  j'allais  à  vous.  C'est  l'autorisation  de  partir  librement  que  je  veux. 
J'abandonne  à  votre  délicatesse,  à  vous  l'homme  par  expérience,  de  me  disculper  et 
de  me  protéger. 

—  Ma  sœur  !  ma  sœur  !  balbutia  le  roi  courbé  par  cette  rude  attaque ,  avez- vous 
bien  réfléchi  à  l'énorme  difficulté  du  projet  que  vous  formez?  —  Sire ,  je  ne  réfléchis 
pas ,  je  sens.  —  Mais  que  vous  a-t-on  fait ,  voyons? 

La  princesse  venait,  on  le  voit,  par  celte  manœuvre  parlicuUère  aux  femmes , 
d'éviter  tout  reproche  et  d'en  formuler  un  plus  grave  :  d'accusée  elle  devenait  accu- 
satrice. 

Le  roi  ne  s'aperçut  pas  qu'il  était  venu  chez  elle  pour  lui  dire  :  —  H'i'i'vez-vons 
fait  à  mon  frère?  Et  qu'il  se  réduisait  à  dire  ;  —  Que  vous  a-t-on  fait?  —  Ce  qu'on 
m'a  fait?  répliqua  Madame;  oh!  il  faut  être  l'enune  pour  le  comprendre,  sire,  on  m'a 
fait  plciH'cr.  Et  d'un  doigt  (]ui  n'avait  pas  son  égal  en  finesse  et  en  blanciienr  nacrée, 
elle  montrait  des  yeux  brillaiis   noyés  dans  le  Ihiide  et   elle  rccounncniail   à   pleurer. 

Ma  sœur,  je  vous  en  supplie,  dit  le  roi  eu  s'avançanl  pour  lui  prendre  une  maiu 

q\i'(llc  lui  abandonna  moite  et  palpitante.  —  Sire,  on  m'a  tout  d'abord  privée  de  la 
l)réseiic(' d'un  ami  de  inon  frère.  .Milmil  duc  de  Ituckiughaiii  était  pour  moi  un  luMe 
agréable,  enjoué,  un  compatriote  qui  cunnaissait  mes  habitudes.  Je  dirai  presque  un 
compagnon,  tant  nous  avons  passé  de  jours  ensemble  avec  nos  autres  amis  sur  mes 
belles  eaux  de  Saint-James.  —  Mais,  ma  mimu-,  Villiers  était  amoureux  de  vous?  — 
Prétexte  I  Que  l'ail  cela,  dit-elle  sérieusement,  que  M.  de  IJuckingham  ail  été  ou  non 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  37i 

amoureux  de  moi.  Est-ce  donc  danirereux  pour  moi,  un  homme  amoureux.;.  Ah  !  sire, 
il  ne  suflit  pas  qu'un  homme  vous  aime. 

El  elle  sourit  si  tendrement,  si  finement,  que  le  roi  sentit  son  cœur  battre  et  dé- 
faillir dans  sa  poitrine.  — Enfin,  si  mon  frère  était  jaloux,  interrompit  le  roi.  —  Bi(;M, 

voilà  une  raison,  et  l'on  a  chassé  M.   de  Buckinsham... — Chassé! oh!  non. — 

Expulsé,  évincé,  congédié,  si  vous  aimez  mieux,  sire;  un  des  premiers  gentils- 
hommes de  l'Europe  s'est  vu  forcé  de  quitter  la  cour  du  roi  de  France,  de  Louis  XiV, 
comme  un  manant,  à  propos  d'une  œillade  ou  d'un  bouquet.  C'est  peu  dio-ne  de  la 
cour  la  plus  galante...  Pardon,  sire,  j'oubliais  qu'en  parlant  ainsi  j'attentais  à  votre 
souverain  pouvoir.  — Ma  foi  non,  ma  sœur,  ce  n'est  pas  moi  qui  ai  congédié  M.  de 
Buckingham...  11  m&  plaisait  fort.  —  Ce  n'est  pas  vous?  dit  habilement  Madame  ;  ah  ! 
tant  mieux! 

Il  y  eut  un  silence  de  quelques  minutes. 

Elle  reprit  :  —  M.  de  Buckingham  parti...  je  sais  à  présent  pourquoi  et  par  qui... 
je  croyais  avoir  recouvré  la  tranquillité...  Point...  Voilà  que  Monsieur  trouve  un  autre 
prétexte;  voilà  que...  — Voilà  que,  dit  le  roi  avec  enjouement ,  un  autre  se  présente. 
Et  c'est  naturel;  vous  êtes  belle.  Madame;  on  vous  aimera  toujours.  — Alors,  s'écria 
la  princesse,  je  ferai  la  solitude  autour  de  moi.  Uh  !  c'est  bien  ce  qu'on  veut,  c'est 
bien  ce  qu'on  me  prépare  ;  mais,  non ,  je  préfère  retourner  à  Londres.  Là  on  me  con- 
naît ,  on  m'apprécie.  J'aurai  mes  amis  sans  craindre  que  l'on  ose  les  nommer  mes 
amans.  Fi!  c'est  un  indigne  soupçon  ,  et  de  la  part  d'un  gentilhomme.  Oh!  Monsieur 
atout  perdu  dans  mou  esprit  depuis  que  je  le  vois,  depuis  qu'il  s'est  révélé  à  moi 
comme  le  tyran  d'une  femme. 

—  Là!  là!  Mon  frère  n'est  coupable  que  devons  aimer.  —  M'ainier!  Monsieur 
m'aimerl  Ah!  sire... 

Et  elle  rit  aux  éclats.  — Monsieur  n'aimera  jamais  une  fenune,  dit-elle;  Monsieur 
s'aime  trop  lui-même;  non,  malheureusement  pour  moi ,  Monsieur  est  delà  pire 
espèce  des  jaloux  :  jaloux  sans  amour.  — Avouez  cependant,  dit  le  roi  qui  commen- 
çait à  s'animer  dans  cet  entretien  brûlant,  avouez  que  Guiche  vous  aime. —  Ah  !  sire, 
je  n'en  sais  rien.  —  Vous  devez  le  voir  Lu  homme  qui  aime  se  trahit. — Monsieur  de 
Guiche  ne  s'est  pas  trahi.  —  Ma  sœur,  ma  su'ur,  vous  défendez  M.  de  Guiche.  —  Moi! 
par  exemple  ;  moi  !  Oh  !  sire,  il  ne  manquerait  plus  à  mon  infortune  qu'un  soupçon  de 
vous. — Non,  Madame,  non,  reprit  vivement  le  roi.  Ne  vous  affligez  pas.  Oh  !  vous 
pleurez.  Je  vous  en  conjure  ,  calmez-vous. 

Elle  pleurait  cependant,  de  grosses  larmes  coulaient  sur  ses  mains.  Le  roi  prit  une 
de  ses  mains  et  but  une  de  ses  larmes. 

Elle  le  regarda  si  tri.stement  et  si  tendrement  qu'il  en  fut  frappé  au  cœur.  —  Vous 
n'avez  rien  pour  Guiche'î  dit-il  plus  inquiet  qu'il  ne  convenait  à  son  rôle  de  média- 
teur.—  Mais  rien,  rien.  —  Alors  je  puis  rassurer  mon  frère.  —  Eh!  sire,  rien  ne  le 
rassurera.  Ne  croyez  donc  pas  qu'il  soit  jaloux.  Monsieur  a  reçu  de  mauvais  conseils, 
el  Monsieur  est  d'un  caractère  inquiet.  — On  peut  l'être  lorsqu'il  s'agit  de  vous. 

Madame  baissa  les  yeux  et  se  tut.  Le  roi  lit  comriie  elle.  11  lui  tenait  toujours  la  main. 

Ce  silence  d'une  minute  dura  un  siècle. 

Madame  retira  doucement  sa  main.  Elle  étaitsùre  désormais  du  triomphe.  Le  champ 
de  bataille  était  à  elle. —  Monsieur  ee  plaint,  dit  timidement  le  roi,  que  vous  préférez 
à  son  entretien,  à  sa  société,  des  sociétés  particulières.  —  Sire,  Monsieur  passe  sa  vie 
à  regarder  sa  figure  dans  un  miroir  et  à  comploter  des  méchancetés  contre  les  femmes 
avec  M.  le  chevalier  de  Lorraine.  —  Oh  I  vous  allez  un  peu  loin.  —  Je  dis  ce  qui  est. 


372  LES  MOUSQUETAIRES. 

Observez,  vous  verrez ,  sire,  si  j'ai  raison.  — J'observerai.  Mais,  en  attendant,  quelle 
satisfaction  donnera  mon  frère?  —  Mon  départ.  — Vous  répétez  ce  mot!  s'écria  im- 
prudemment le  roi,  comme  si  depuis  dix  minutes  un  cbangement  tel  eût  élé  produit 
que  Madame  en  eût  eu  toutes  ses  idées  retournées. —  Sire,  je  ne  puis  plus  être  lieureusc 
ici,  dit-elle.  M.deGuiche  gène  Monsieur.  Le  fera-t-on  partir  aussi? — S'il  le  faut,  pour- 
quoi pas?  répondit  en  souriant  Louis  XIV.  — Eh  bien  !  après  M.  de  Guiche?..  que  je 
regretlerai  du  reste,  je  vous  en  préviens,  sire.  —  Ah!  vous  le  regretterez? — Sans 
doute;  il  est  aimable,  il  a  pour  moi  de  l'amilié,  il  me  distrait. — Ah!  si  ^Monsieur 
vous  entendait!  fit  le  roi  piqué.  Savez-vous  que  je  ne  me  chargerais  point  de  vous 
raccommoder,  et  que  je  ne  le  tenterais  même  pas.  —  Sire,  à  l'heure  qu'il  est,  pou- 
vez-vous  empêcher  Monsieur  d'être  jaloux  du  premier  venu?  Je  sais  bien  que  I\I.  de 
Guiche  n'est  pas  le  premier  venu. — Encore  :  je  vous  préviens  qu'en  bon  frère  je 
vais  prendre  M.  de  Guiche  en  horreur.  —  Ah!  sire,  dit  Madame,  ne  prenez,  je  vous 
en  supplie,  ni  les  sympathies  ni  les  haines  de  Monsieur.  Restez  le  roi  ;  mieux  vaudra 
pour  vous  et  pour  tout  le  monde. 

Vous  êtes  une  adorable  railleuse ,  Madame ,  et  je  comprends  que  ceux  même  que 
vous  raillez  vous  adorent.  — Et  voilà  pourquoi,  vous,  sire,  que  j'eusse  pris  pour 
mon  défenseur,  vous  allez  vous  joindre  à  ceux  qui  me  persécutent,  dit  ^Madame.  — 
Moi,  votre  persécuteur!  L>ieu  m'en  garde!  —  Alors,  contiuua-t-elle  languissanunent, 
accordez-moi  ma  demande.  — Que  demandez-vous?  —  A  retourner  eu  Angleterre. — 
Oh!  cela,  jamais!  jamais!  s'écria  Louis  XIV.  —  Je  suis  donc  prisonnière?  —  En 
France,  oui.  —  Que  faut-il  que  je  fasse  alors?  —  Eh  bien  !  ma  sœur,  je  vais  vous  le 
dji-e.  —  J'écoule  Votre  Majesté  en  humble  servante.  —  Au  lieu  de  vous  livrer  à  des 
intimités  un  peu  inconséquentes,  au  lieu  de  nous  alarmer  par  votre  isolement,  mon- 
trez-vous à  nous  toujours,  ne  nous  quittez  pas,  vivons  en  famille.  Certes,  M.  de 
Guiche  est  aimable  ;  mais,  enfin  ,  si  nous  n'avons  pas  sou  esprit...  —  Oh!  sire,  vous 
savez  bien  que  vous  faites  le  modeste. —  Non,  je  vous  jure.  On  peut  être  roi  et  sentir 
soi-même  que  l'on  a  moins  de  chance  de  plaire  que  tel  ou  tel  gentilhomme.  — Je  jure 
bien  que  vous  ne  croyez  pas  un  seul  mot  de  ce  que  vous  dites  là,  sire. 

Le  roi  regarda  Madame  tendrement.  —  Voulez- vous  me  promettre  une  chose?  dit-il. 

Laquelle?  —  C'est  de  ne  plus  perdre  dans  voire  cabinet  avec  des  étrangers  le  Icuqis 

que  vous  nous  devez.  Voulez-vous  que  nous  fassions  contre  l'ennemi  conuuun  une 
alliance  offensive  et  défensive?  —  Une  alliance  avec  vous,  sire?  — Pourquoi  pas? 
N'êles-vous  ])as  imc  puissance?  —  Mais  vous,  sire,  ètcs-vous  un  allié  bien  tblèle?  — 
Vous  verrez.  Madame.  —  Et  de  (juel  jour  datera  cette  alliance?  —  D'aujourd'hui.  — 
Je  rédigerai  le  traité.  —  Très-bien!  —  El  vous  le  signerez.  —  Aveuglément.  —  Oh! 
alors,  sire ,  je  vous  promets  merveille,  vous  êtes  l'astre  de  la  cour,  quand  vous  |)araî- 
ti.e7_  ..  —  Eh  bien!  —  Tout  resplendira.  —  Oh!  Madame,  Madame,  dil  Louis  XtV, 
vous  savez  bien  que  toute  lumière  vient  de  vous  ,  el  que  si  je  prends  le  soleil  pour  de- 
vise, ce  n'est  qu'un  emblème. 

Sire  ,  vous  flattez  votre  alliée,  donc  vous  voulez  la  tromper,  dit  Madame  eri  me- 
naçant le  roi  de  son  doigt  nuilin.  — Couuuent,  vous  croyez  (]ue  je  vous  trompe  lorscpic 
je  vous  assure  de  mon  affection  !  —  Oui.  —  Et  qui  vous  fait  douter?  —  Une  chose.  — 
Laquelle?  Je  serai  bien  malheureux  si  je  ne  triomphe  pas  d'une  seule  chose.  —  Cette 
chose  n'est  point  en  \olre  j'ouvoir,  sire  ,  pas  même  au  pou\oir  de  Dieu.  —  Et  quelle 
est  celte  chose? —  Le  passé.  —  Madame,  je  ne  comprends  jias,  dil  le  roi.  jusicineni 
parce  qu'il  avait  trop  bien  conqiris. 

La  princesse  lui  prit  la  main.  —  Sire,  dit-elle  ,  j'ai  eu  le  lu.ilbeur  de  vous  déplairo 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  373 

si  longtemps,  que  j'ai  presque  le  droit  de  me  demander  aujourd'hui  comment  vous 
avez  pu  m'accepter  comme  belle-sœur.  — Me  déplaire!  vous  m'avez  déplu  !  — Allons, 
ne  le  niez  pas.  — Permettez...  —  Non,  non,  je  me  rappelle.  — Notre  alliance  date 
d'aujourd'hui ,  s'écria  le  roi  avec  une  chaleur  qui  n'était  pas  feinle  ;  vous  ne  vous  sou- 
venez donc  plus  du  passé.  Ni  moi  non  plus  ,  mais  je  me  souviens  du  présent.  Je  l'ai 
sous  les  yeux ,  le  voici  ;  regardez. 

El  il  mena  la  princesse  devant  une  glace  où  elle  se  vit  rougissante  et  belle  à  faire 
succomber  un  saint.  —  C'est  égal,  mm-mura-t-elle ,  ce  ne  sera  pas  là  une  bien  vail- 
lante alliance.  —  Faut-il  jurer?  demanda  le  roi,  enivré  par  la  tournure  voluptueuse 
qu'avait  prise  tout  cet  entretien.  —  Oh  !  je  ne  refuse  pas  un  bon  serment ,  dit  Madame. 
C'est  toujours  un  semblant  de  sûreté. 

Le  roi  s'agenouilla  sur  un  carreau  et  prit  la  main  de  Madame. 

Elle,  avec  un  sourire  qu'un  peintre  ne  rendrait  point  et  qu'un  poëte  ne  pourrait 
qu'imaginer,  lui  donna  ses  deux  mains  dans  lesquelles  il  cacha  son  front  brûlant. 

Ni  l'un  ni  l'autre  ne  put  trouver  une  parole. 

Le  roi  sentit  que  Madame  retirait  ses  mains  en  lui  effleurant  les  joues. 

Il  se  releva  aussitôt  et  sortit  de  l'appartement. 

Les  courtisans  remarquèrent  sa  rougeur  et  en  conclurent  que  la  scène  avait  été 
orageuse. 

Mais  le  chevalier  de  Lorraine  se  hâta  de  dire  :  —  Oh  !  non ,  Messieurs ,  rassurez- 
vous.  Quand  Sa  Majesté  est  en  colère,  elle  est  pâle. 


LES  CONSEILLEURS. 


Le  roi  quitta  Madame  dans  un  élat  d'agitation  qu'il  eût  eu  peine  à  s'expliquer  lui- 
même. 

Il  est  impossible,  en  effet,  d'expliquer  le  jeu  secret  de  ces  sympathies  étranges  qui 
s'allument  subitement  el  sans  cause  après  de  nombreuses  années  passées  dans  le  plus 
grand  calme,  dans  la  plus  grande  indifférence  de  deux  cœurs  destinés  à  s'aimer. 

Pourquoi  Louis  avait-il  autrefois  dédaigné,  presque  haï  Madame'/  Pourquoi  main- 
tenant trouvait-il  cette  même  femme  si  belle ,  si  désirable ,  et  pourquoi  non-seulement 
s'occupait-il,  mais  encore  était-il  si  occupé  d'elle? 

Il  ne  faut  pas  croire  que  Louis  se  proposât  à  lui-même  un  plan  de  séduction;  le  lien 
qui  unissait  Madame  à  son  frère  était ,  ou  du  moins  lui  semblait  une  barrière  infran- 
chissable; il  était  même  encore  trop  loin  de  cette  barrière  pour  s'apercevoir  qu'elle 
existât.  Mais  sur  la  pente  de  ces  passions  dont  le  cœur  se  réjouit ,  vers  lesquelles  la 
jeunesse  nous  pousse,  nul  ne  peut  dire  où  il  s'arrêtera,  pas  môn\e  celui  qui,  d'avance, 
a  calculé  toutes  les  chances  de  succès  ou  de  chute. 

Quant  à  Madame,  on  expliquera  facilement  son  penchant  pour  le  roi  :  elle  était 
jeune,  coquette  et  passionnée  pour  inspirer  de  l'admiration. 

C'était  une  de  ces  natures  à  élans  impétueux  qui ,  sur  un  théâtre  ,  franc  iraient  de 
brasiers  ardens  pour  arracher  un  cri  d'applaudissement  aux  spectateurs. 


374  LES  MOUSQUETAIRES. 

Il  n'était  donc  pas  surprenant  que ,  progression  gardée ,  après  avoir  été  adorée  de 
Buckinfrham  ,  de  Guiche ,  qui  était  supérieur  à  Buckinghaiii ,  ne  fût-ce  que  par  ce 
grand  mérite  si  bien  apprécié  des  femmes ,  la  nouveauté  ;  il  n'était  donc  pas  étonnant, 
disons-nous,  que  la  princesse  élevât  son  ambition  jusqu'à  être  admirée  par  le  roi,  qui 
était  non-seulement  le  premier  du  royaume  ,  mais  un  des  plus  beaux  et  des  plus 
spirituels. 

Quant  à  la  soudaine  passion  de  Louis  pour  sa  belle-sreur,  la  physiologie  en  donne- 
rait l'explication  par  des  banalités ,  et  la  nature  par  quelques-unes  de  ses  affinités  mys- 
térieuses. Madame  avait  les  plus  beaux  yeux  noirs ,  Louis  les  plus  beaux  yeux  bleus 
du  monde. 

Madame  était  rieuse  et  expansive ,  Louis  mélancolique  et  discret.  Appelés  à  se 
rencontrer  pour  la  première  fois  sur  le  terrain  d'un  intérêt  et  d'une  curiosité  com- 
mune, ces  deux  natures  opposées  s'étaient  enflammées  par  le  contact  de  leurs  aspérités 
réciproques. 

Louis  donc,  de  retour  chez  lui,  s'aperçut  que  Madame  était  la  femme  la  plus  sé- 
duisante de  la  cour. 

Madame,  demeurée  seule,  songea  toute  joyeuse  qu'elle  avait  produit  sur  le  roi  une 
vive  impression. 

Mais  ce  sentiment  chez  elle  devait  être  passif,  tandis  que  chez  le  roi  il  ne  pouvait 
manquer  d'agir  avec  toute  la  véhémence  naturelle  à  l'esprit  inflammable  d'un  jeune 
liomme,  d'un  jeune  homme  qui  n'a  (jn'à  vouloir  pour  voir  ses  volontés  exécutées. 

Le  roi  annonça  d'abord  à  Monsieiu-  que  tout  était  pacilié:  que  Madame  avait  pour 
lui  le  plus  grand  respect,  la  plus  sincère  affection  ;  mais  que  c'était  un  caractère  altier, 
ombrageux  même,  et  dont  il  fallait  soigneusement  ménager  les  susceptibilités. 

Monsieur  répliqua  sur  le  ton  aigre-doux  qu'il  prenait  d'ordinaire  avec  son  fi'ère, 
qu'il  ne  s'expliquait  pas  bien  les  susce|)tibilités  d'une  femme  dont  la  conduite  pouvait, 
à  son  avis,  donner  prise  à  quelque  censure,  et  que  si  quelqu'un  avait  droit  d'être  blessé, 
c'était  à  lui ,  Monsieur,  que  ce  droit  appartenait  sans  conteste. 

Mais  alors  le  roi  répondit  d'un  ton  assez  vif  et  qui  prou\  ait  tout  l'intérêt  (pi'il  pre- 
nait à  sa  belle-so^ur  :  —  Madame  est  au-dessus  des  censures,  Dieu  merci.  —  Des 
autres,  oui ,  j'en  conviens ,  dit  Monsieur,  mais  pas  des  miennes,  je  présume.  —  Eh 
bien  !  dit  le  roi,  à  vous,  mon  frère,  je  dirai  que  la  conduite  de  Madame  ne  niéi'ite  pas 
vos  censures.  Oui,  c'est  sans  doute  une  jeune  fenune  tort  distraite  et  fort  étrange, 
mais  qui  fait  profession  des  meilleurs  .scntimens.  Le  caractère  anglais  n'est  pas  tou- 
jours bien  conqjris  en  France,  mon  frère ,  et  la  liberté  des  uiieurs  anglaises  étonne 
parfois  ceux  qui  ne  savent  point  conibien  cette  liberté  est  rehaussée  d'innocence.  — 
Ah!  dit  Monsieur  de  plus  en  plus  piqué,  dès  que  Votre  Majesté  absout  ma  t'i'inme  que 
j'accuse,  Mia  fcnuiie  n'est  pas  couijalile,  et  je  n'ai  plus  rii.'U  à  dire.  —  Mon  frère,  re- 
partit le  roi ,  (pjj  sentait  la  voix  de  la  conscience  murnnu'er  tout  bas  à  son  cœur  que 
;Monsieui'  n'avait  pas  tout  à  fait  tort  ;  iwm  frère  ,  ce  que  j'en  dis  et  >urtoMt  ce  que  j'en 
fais,  c'est  poui'  votre  boubeiu'.  .l'ai  appiis  (pie  vous  vous  étiez  plaint  il'un  mautiue  de 
confiance  ou  d'égards  de  la  part  de  Madame,  et  je  n'ai  point  voulu  que  votre  inquié- 
tude se  prolongeât  plus  longtenq)s.  Il  entre  dans  mon  devoir  de  surveiller  \otre  mai- 
son. J'ai  ilonc  vu  avec  le  plus  grand  plaisir  que  vos  alarmes  n'avaient  aucun  fonde- 
ment.—  El,  continua  MoiisiiMU' d'un  ton  interrogateur  et  en  fixant  les  yeux  sur  son 
frère,  ce  ipje  Votie  Majesté  a  reconnu  pour  Madame,  et  je  m'incline  devant  votre  sa- 
gesse royale ,  l'avez-vous  aussi  vérifié  pour  ceux  qui  ont  été  la  cause  du  scandale  dont 
je  me  plains.  —  Vous  avez  raison  ,  mou  frère  ,  dit  le  mi  ;  j'aviserai. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  375 

Ces  mots  renfermaient  un  ordre  en  même  temps  qu'une  consolation.  Le  prince  le 
sentit  et  se  retira. 

Quant  à  Louis,  il  alla  retrouver  sa  mère;  il  sentait  qu'il  avait  besoin  d'une  abso- 
lution plus  complète  que  celle  qu'il  venait  de  recevoir  de  son  frère. 

Anne  d'Autriche  n'avait  pas  pour  M.  de  Guiche  les  mêmes  raisons  d'indulgence 
qu'elle  avait  eues  pour  Buckingham. 

Elle  vit,  aux  premiers  mots ,  que  Louis  n'était  pas  disposé  à  être  sévère,  elle  le  fut. 

C'était  une  des  ruses  habituelles  de  la  bonne  reine  pour  arriver  à  connaître  la 
vérité. 

Mais  Louis  n'en  était  plus  à  son  apprentissage  :  depuis  près  d'un  an  déjà  il  était  roi. 
Pendant  cette  année  il  avait  eu  le  temps  d'apprendre  à  dissimuler. 

Écoutant  Anne  d'Autriche  afin  de  la  laisser  dévoiler  toute  sa  pensée,  l'approuvant 
seulement  du  regard  et  du  geste,  il  se  convainquit  à  certains  coups  d'œil  profonds,  à 
certaines  insinuations  habiles,  que  la  reine,  si  perspicace  en  malière  de  galanterie, 
avait  sinon  deviné,  du  moins  soupçonné  sa  faiblesse  pour  Madame. 

De  toutes  ses  auxiliaires,  Anne  d'Autriche  devait  être  la  plus  importante  :  de  toutes 
ses  ennemies  Anne  d'Autriche  eût  été  la  plus  dangereuse. 

Louis  changea  donc  de  manœuvre. 

Il  chargea  Madame ,  approuva  Monsieur,  écouta  ce  que  sa  mère  disait  de  Guiche 
comme  il  avait  écouté  ce  qu'elle  avait  dit  de  Buckingham. 

Puis,  quand  il  vil  qu'elle  croyait  avoir  remporté  sur  lui  une  victoire  complète  ,  il 
la  quitta. 

Toute  la  cour,  c'est-à-dire  tous  les  favoris  et  les  familiers,  et  ils  étaient  nombreux, 
puisque  l'on  comptait  déjà  cinq  maîtres ,  se  réunirent  au  soir  pour  la  répétition  du 
ballet. 

i]et  intervalle  avait  été  rempli  pour  le  pauvre  Guiche  par  quelques  visites  qu'il 
avait  reçues. 

Au  nombre  de  ces  visites,  il  en  élait  une  qu'il  espérait  et  craignait  presque  d'un  égal 
sentiment. 

C'était  celle  du  chevalier  de  Lorraine. 

Vers  les  trois  heures  de  l'après-midi  le  chevalier  de  Lorraine  entra  chez  Guiche. 

Son  aspect  était  des  plus  rassurans. —  Monsieur,  dit- il  à  Guiche,  était  de  charmante 
humeur,  et  l'on  u'eût  pas  dit  que  le  moindre  nuage  eût  passé  sur  le  ciel  conjugal. 

D'ailleurs,  Monsieur  avait  si  peu  de  rancune. 

Depuis  très-longtemps  à  la  cour,  le  chevalier  de  Lorraine  avait  établi  que  ,  des  deux 
lils  de  Louis  XIII,  Monsieur  était  celui  qui  avait  [iris  le  caractère  paternel,  le  carac- 
tère flottant,  irrésolu  ;  bon  par  élans,  mauvais  au  fond  ;  mais  certainement  nul  pour 
ses  amis. 

Il  avait  surtout  ranimé  Guiche  en  lui  démontrant  que  Madame  arriverait  avant  peu 
à  mener  son  mari,  et  que,  par  conséquent,  celui-là  gouvernerait  Monsieur  qui  par- 
viendrait à  gouverner  Madame. 

Ce  à  quoi  Guiche,  plein  de  défiance  et  de  présence  d'esprit ,  avait  répondu  :  — Oui , 
chevalier  ;  mais  je  crois  Madame  fort  dangereuse.  —  Et  en  quoi?  —  En  ce  qu'elle  a 
vu  que  Monsieur  n'était  pas  d'un  caractère  très-passionné  pour  les  femmes.  —  C'est 
vrai,  dit  en  riant  le  chevalier  de  Lorraine.  —  Et  alors...  —  Eh  bien?  —  Eh  bien! 
Madame  choisit  le  premier  venu  pour  en  faire  l'objet  de  ses  préférences  et  ramener 
son  mari  par  la  jalousie.  —  Profond!  profond!  s'écria  le  chevalier.  —  Vrai!  répondit 
Guiche- 


376  LES  MOUSQUETAIRES. 

Et  ni  l'un  ni  l'autre  ne  disait  sa  pensée. 

Guiche ,  au  moment  où  il  attaquait  ainsi  le  caractère  de  Madame ,  lui  en  demandait 
mentalement  pardon  du  fond  du  cœur. 

Le  chevalier,  en  admirant  la  profondeur  de  vue  de  Guiche,  le  conduisait  les  yeux 
fermés  au  précipice. 

Guiche  alors  l'interrogea  plus  directement  sur  l'effet  produit  parla  scène  du  matin, 
sur  l'effet  plus  sérieux  encore  produit  par  la  scène  du  dîner. 

—  Mais  je  vous  ai  déjà  dit  qu'on  en  riait,  répondit  le  chevalier  de  Lorraine,  et 
Monsieur  tout  le  premier.  —  Cependant,  hasarda  Guiche,  on  m'a  parlé  d'une  visite 
du  roi  à  Madame.  —  Eh  bien  !  précisément  :  Madame  était  la  seule  qui  ne  rît  pas,  et 
le  roi  est  passé  chez  elle  pour  la  faire  rire.  —  En  sorte  que'/...  — ■  En  sorte  que  rien 
n'est  changé  aux  dispositions  de  la  journée.  — Et  l'on  répèle  le  ballet  ce  soir?  —  Cer- 
tainement. —  Vous  en  êtes  sûr?  —  Très-sûr.  En  ce  moment  de  la  conversation  des 
deux  jeunes  gens,  Raoul  entra  le  front  soucieux.  En  l'apercevant,  le  chevalier  qui 
avait  pour  lui,  comme  pour  tout  noble  caractère,  \me  haine  secrète,  le  chevalier  se 
leva.  —  Vous  me  conseillez  donc,  alors...  demanda  Guiche  au  chevalier.  —  Je  vous 
conseille  de  dormir  tranquille,  mon  cher  comte.  —  Et  moi,  Guiche,  dit  Raoul,  je 
vous  donnerai  un  conseil  tout  contraire.  —  Lequel,  ami?  —  Celui  de  monter  à  che- 
val ,  et  de  partir  pour  une  de  vos  terres  ;  arrivé  là  ,  si  vous  voulez  suivre  le  conseil  du 
chevalier,  vous  y  dormirez  aussi  longtemps  et  aussi  tranquillement  que  la  chose  pourra 
vous  être  agréable.  —  Comment  !  partir,  s'écria  le  chevalier  en  jouant  la  surprise,  et 
pourquoi  Guiche  partirait-il'/  —  Parce  que,  et  vous  ne  devez  pas  l'ignorer,  vous, 
surtout,  parce  que  tout  le  monde  parle  déjà  d'une  scène  qui  se  serait  passée  ici  entre 
Monsieur  et  Guiche.  Guiche  pàlil.  —  Nullement,  répondit  le  chevalier,  nullement,  et 
vous  avez  été  mal  instruit,  monsieur  de  Bragelonne.  — J'ai  été  parlaitement  instruit, 
au  contraire.  Monsieur,  répondit  Raoul,  et  le  conseil  que  je  doinie  à  Guiche  est  un 
conseil  d'ami. 

Pendant  ce  débat,  Guiche ,  un  peu  altéré,  regardait  alternativement  l'un  et  l'autre 
de  ses  deux  conseillers. 

Il  sentait  en  lui-même  qu'un  jeu  important  pour  le  reste  de  sa  vie  se  jouait  à  ce 
moment-là.  —N'est-ce  pas,  dit  le  chevalier  interpellant  le  comte  lui-même  .  n'est-ce 
pas,  Guiche,  que  la  scène  n'a  pas  été  aussi  orageuse  que  semble  le  penser  M.  le 
vicomte  de  Brageloime  ,  qui ,  d'ailleurs,  n'était  pas  là?  —  Monsieur,  insista  Raoul, 
orageuse  on  non,  ce  n'est  pas  précisément  de  la  scène  elle-même  que  je  parle,  mais 
des  suites  (|u'ellc  peut  avoir.  Je  sais  que  .Monsieur  a  menace:  je  sais  que  Madame  a 
pleiu'é.  —  Madame  a  pleuré!  s'écria  imprudemment  Guiche  en  joignant  les  mains. — 
\b  !  par  e.veinple  ,  dit  eu  riant  le  chevalier,  voilà  un  détail  (|ue  j'igliorais.  Vous  êtes 
ili'cidéineiil  mieux  insti'uil  que  moi ,  monsieur  de  Itragclomic.  — Et  c'est  aussi  coniine 
êiaiil  mieux  instruit  que  vous,  chevalier,  (|ue  j'insiste  pour  que  Guiche  s'éloigne. — 
Mais  non,  non.  encore  une  fois,  je  regrette  de  vous  contredire,  monsieur  le  vicomte, 
mais  ce  dé|)art  est  inutile.  —  Il  est  urgent.  — Mais  poiu'qnoi  s'éloiguerait-il ,  voyons? 
—  Mais  le  roi;  le  roi!  — Le  roi  1  s'écria  de  Guiche.  —  l'^li  !  oui,  te  dis-je.le  roi  prend 
l'ad'aire  à  cœur.  —  Bah!  dit  le  chevalier,  le  roi  aime  Guiche  ,  et  surtout  son  père; 
songez  que  si  le  comte  parlait,  ce  serait  avouer  qu'il  a  fait  ipiclque  ciiose  de  répré- 
bcnsible.  — Comment  cela? — Sans  doute,  qii.iud  on  fuil,  c'est  qu'on  est  coupable 
ou  qu'on  a  peur.  —  <lul)ien(|ue  l'on  boude,  connue  un  lionuue  accusé  à  tori,  dit 
Bragelonne  ;  donnons  à  son  départ  le  caractère  de  la  bouderie  ,  rien  n'est  plus  facile  ; 
nous  dirons  que   nous  avons  fait  tous  deux  ce  (]ue  nous  avons  pu  pour  le  retenir,  et 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  377 

voiis  au  moins  vous  ne  nienlirez  pus.  Allons!  allons!  Guiche  ,  vous  êtes  innoceni,  ol 
comme  innoceni,  la  scène  d'aujourd'hui  a  dû  vous  blesser.  Parlez  ,  parlez,  Guiche. 
—  Eli!  non,  Guiche,  rcsiez,  dit  lechevalicr,  reslez,  justement,  comme  le  disait  M. de 
Bragelonne,  parce  que  vous  êtes  innoceni.  Pardon,  encore  une  fois,  vicouile:  mais 
je  suis  d'un  avis  tout  opposé  au  vôtre.  —  Libre  à  vous,  Monsieur;  mais  remarquez 
bien  que  l'exil  que  Guiche  s'imposera  lui-même  sera  un  exil  de  courle  durée.  Il  le 
fera  cesser  lorsqu'il  voudra,  et,  revenant  d'un  exil  volontaire,  il  trouvera  le  sourire 
sur  toutes  les  bouches;  tandis  qu'au  contraire  une  mau^ai^e  humeur  du  roi  peut  ame- 
ner un  orage  dont  personne  n'oserait  prévoir  le  terme. 

Le  chevalier  sourit.  —  C'est  pardieu  bien  ce  que  je  veux,  murmura-t-il  tout  bas , 
et  pour  lui-même. 

Et,  en  même  temps,  il  haussait  les  épaules. 

Ce  mouvement  n'échappa  pas  au  comte;  il  craignit,  s'il  quittai!  la  cour,  de  paraître 
céder  à  un  sentiment  de  crainte.  —  Non,  non!  s'écria-t-il  :  c'est  décidé.  Je  reste, 
Bragelonne.  —  Prophète  je  suis,  dit  tristement  Raoul.  Malheur  à  toi,  Guiche, 
malheur!  —  Moi  aussi  je  suis  prophète, — mais  pas  prophète  de  malheur; — au 
contraire,  comte,  et  je  vous  dis,  reslez,  restez.  —  Le  ballet  se  répète  toujours,  de- 
manda Guiche ,  vous  en  êtes  sûr?  —  Parfaitement  sûr.  — Eh  bien!  tu  le  vois,  Raoul, 
reprit  Guiche  en  s'efforçant  de  sourire,  tu  le  vois,  ce  n'est  pas  une  cour  bien  sombre 
et  bien  préparée  aux  guerres  intestines  qu'une  cour  où  l'on  danse  avec  une  telle  assi- 
duité. —  Voyons,  avoue  cela,  Raoul? 

Raoul  secoua  la  tête.  — Je  n'ai  plus  rien  à  dire,  répliqua-t-il.  —  Mais  enfin,  de- 
manda le  chevalier  curieux  de  savoir  à  quel  source  Raoul  avait  puisé  des  renseigne- 
mens  dont  il  élait  forcé  de  reconnaitre  intérieurement  l'exaclitude,  —  vous  vous  dites 
bien  informé,  monsieur  le  vicomte  ;  comment  le  seriez-vous  mieux  que  moi  qui  suis 
des  plus  intimes  du  prince?  —  Monsieur,  répondit  Raoul ,  devant  une  pareille  décla- 
ration, je  m'incline.  Oui,  vous  devez  être  parfaitement  informé,  je  le  reconnais  ,  et 
fournie  un  homme  d'honneur  est  incapable  de  dire  autre  chose  que  ce  qu'il  suit,  de 
parler  autrement  qu'il  ne  le  pense,  je  me  tais,  me  reconnais  vaincu  ,  et  vous  laisse  le 
champ  de  bataille. 

El  effectivement,  Raoul,  en  honmie  qui  paraît  ne  désirer  que  le  repos,  s'enfonça 
dans  un  vaste  fauteuil,   tandis  que  le  comte  appelait  ses  gens  pour  se  faire  habiller. 

Le  chevalier  sentait  l'heure  s'écouler  et  désirait  partir;  mais  il  craignait  aussi  que 
Raoul,  demeuré  seul  avec  Guiche,  ne  le  décidât  à  rompre  la  partie. 

Il  usa  donc  de  sa  dernière  ressource.  —  Madame  sera  resplendissante,  dit-il;  elle 
essaie  aujourd'hui  son  costume  de  Pomone.  —  Ah!  c'esl  vrai,  s'écria  le  comte.  —  Oui, 
oui ,  continua  le  chevalier;  elle  vient  de  donner  ses  ordres  en  conséquence.  Vous  sa- 
vez, monsieur  de  Bragelonne,  que  c'est  le  roi  qui  fait  le  Printemps? — Ce  sera  admi- 
rable ,  dit  Guiche ,  et  voilà  une  raison  meilleure  que  toutes  celles  que  vous  m'avez  don- 
nées pour  rester;  c'est  que  comme  c'est  moi  qui  fais  Vertunme  et  qui  danse  le  pas  avec 
Madame,  je  ne  puis  m'en  aller  sans  un  ordre  du  roi,  attendu  que  mon  départ  désor- 
ganiserait le  ballet.  —  Et  moi,  dil  le  chevalier,  je  fais  un  simple  Égypan:  il  est  vrai 
que  je  suis  un  mauvais  danseur,  et  que  j'ai  la  jambe  mal  faite.  Messieurs,  au  revoir. 
N'oubliez  pas  la  corbeille  de  fruits  que  vous  devez  offrir  à  Pomone,  comle.  — Oh  !  je 
n'oublierai  rien ,  soyez  tranquille  ,  dit  Guiche  transporté.  —  Oh  !  je  suis  bien  siir  qu'il 
ne  partira  plus,  maintenant,  murmura  en  sortant  le  chevalier  de  Lorraine. 

Raoul,  une  fois  le  chevalier  parti,   n'essaya  pas  même  de  dissuader  son  ami  ;   il 
sentait  que  c'eût  été  peine  perdue. 


378  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Comie,  lui  dit-il  seulement  de  sa  voix  triste  et  mélodieuse,  comte,  vous  vous 
embarquez  dans  une  passion  terrible.  Je  vous  tonnais;  vous  êtes  extrême  en  tout: 
celle  que  vous  aimez  l'est  aussi...  Eb  bien  !  j'admets  pour  un  instant  qu'elle  vienne  à 
vous  aimer...  —  Oh  !  jamais!  s'écria  Guiche.  —  Pourquoi  dites- vous  jamais? —  Parce 
que  L-e  serait  un  grand  malheur  pour  tous  deux.  —  Alors,  cher  ami,  au  lieu  de  vous 
regarder  comme  un  imprudent ,  pormeltez-moi  de  vous  regarder  comme  un  Ibu.  — 
Pourquoi?  —  Étes-vous  bien  assuré  ,  voyons,  répondez  franchement,  de  ne  rien  dési- 
rer de  celle  que  vous  aimez?  —  Oh  I  oui ,  bien  sur.  —  Alors  aimez-la  de  loin.  —  Com- 
ment, de  loin.  — Sans  doute;  que  vous  importe  la  présence  ou  l'absence,  puisque 
vous  ne  désirez  rien  d'elle.  Aimez  un  porlrail,  aimez  un  souvenir.  — Raoul!  — Aimez 
une  ombre,  une  illusion  ,  une  chimère;  aimez  l'amour,  en  metlant  un  nom  sur  votre 
idéalité  Ahl  vous  détournez  la  tête,  vos  valets  arrivent.  Je  ne  dis  plus  rien.  Dans  la 
bonne  ou  dans  la  mauvaise  fortune,  comptez  sur  moi,  Guiche.  —  Pardieu  !  si  j'y 
compte.  —  Eh  bien  !  voilà  tout  ce  que  j'avais  à  vous  dire.  Failes-^ous  beau,  Guiche, 
faites- vous  très-beau.  Adieu.  — Vous  ne  viendrez  pas  à  la  ré|,ctiliondu  ballet,  vicomte  '( 
—  Non,  j'ai  une  visite  à  faire  en  ville.  Embrassez-moi ,  Guiche.  Adieu. 

La  réunion  avait  lieu  chez  le  roi. 

Les  reines  d'abord,  puis  Madame,  quelques  dames  d'honneur  choisies.  Bon  nombre 
de  courtisans  choisis  également  préludaient  aux  exercices  de  la  danse  par  des  conver- 
sations comme  on  savait  en  faire  dans  ce  temps-là. 

Nulle  des  dames  invitées  n'avait  revêtu  le  costume  de  fête,  mais  on  causait  beau- 
coup des  ajusiemens  riches  et  ingénieux  dessinés  par  différens  peintres  pour  le  ballet 
des  Demi -Dieux.  Ainsi  appelait-on  les  rois  et  les  reines  dont  Fontainebleau  allait  être 
le  Panthéon. 

Monsieur  arriva  tenant  à  la  main  le  dessin  qui  représentait  son  personnage;  il  avait 
le  front  encore  un  peu  soucieux;  son  salut  à  la  jeune  reine  et  à  sa  mère  fut  plein  de 
courtoisie  et  d'affection.  Il  salua  presque  cavalièrement  Madame  ,  et  pirouetta  sur  ses 
talons.  —  Ce  geste  et  cette  froideur  furent  remarqués. 

M.  de  Guiche  dédommagea  la  princesse  parson  regard  plein  de  flammes,  et  Madame, 
il  faut  le  dire,  en  relevant  les  paupières,  le  lui  rendit  avec  usure. 

Il  faut  le  dire  aussi,  jamais  Guiche  n'avait  été  si  beau;  le  regard  de  Madame  a\ail 
en  quelque  sorte  illuminé  le  visage  du  lils  du  maréchal  de  Grammonl.  La  belle-sœur 
ilii  roi  sentait  un  orage  gronder  au-dessus  de  sa  tête,  elle  seulail  aussi  que  pendant 
cette  journée ,  si  féconde  en  évcnemens  futurs,  elle  avait  envers  celui  qui  l'aimait 
avec  tant  d'ardeur  et  de  passion  commis  une  injustice  sinon  une  grave  trahison. 

Le  moment  lui  semblait  venu  de  rendre  compte  au  pauvre  sacrifié  de  celte  injustice 
de  la  [iialinée.  Le  cnnir  île  Madame  parlait  alors,  et  parlait  au  nom  de  Guiche.  Le 
comte  était  sincèrement  plaint,  le  comte  l'emporlail  donc' sur  tous. 

Il  n'était  plus  question  de  Monsieur,  du  roi,  de  milunl  de  Duckingham.  Guiche  à 
ce  momiMil  régnait  sans  |)ailage. 

Cependant  .Monsieur  était  aiis>,i  bien  beau  ;  mais  il  ilail  impossible  de  le  comparer 
au  comte.  On  le  sait,  toutes  les  femmes  le  disent,  il  y  a  toujours  une  diflérence 
énorme  entre  la  beauté  de  l'amant  et  celle  d'un  mari. 

Or,  dans  la  situation  présente,  après  la  sortie  de  Monsieur,  après  celle  saluta- 
tion courloise  et  alVcclueuse  à  la  jeune  reine  et  à  la  reine-mère,  après  ce  salut  leste 
et  ca\ aller  l'ait  a  Madame,  et  dont  tous  les  courtisans  avaient  fait  la  ren)arque,  tous 
ces  motifs,  disons-nous,  dans  cette  réunion,  donnaient  l'avantage  à  l'anianl  sur 
l'époux. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  379 

Monsieur  était  trop  grand  seigneur  pour  remarquer  ce  détail.  Il  n'est  rien  d'efticace 
comme  l'idée  bien  arrêtée  de  la  supériorité  pour  assurer  l'infériorité  de  l'Iioinme  qui 
garde  telte  opinion  de  lui-même. 

Le  roi  arriva.  Tout  le  monde  chercha  les  événemens  dans  le  coup  d'œil  qui  com- 
mençait à  remuer  le  monde  comme  le  sourcil  de  Jupiter  tonnant. 

Louis  n'avait  rien  de  la  tristesse  de  son  frère;  il  rayonnait. 

Ayant  examiné  la  plupart  des  dessins  qu'on  lui  montrait  de  tous  côtés,  il  donna  ses 
conseils  ou  ses  critiques  et  lit  des  heureux  et  des  infortunés  avec  un  seul  mot. 

Tout  à  coup,  son  œil,  qui  souriait  obliquement  vers  Madame,  remarqua  la  muette 
correspondance  établie  entre  la  princesse  et  le  comte. 

La  lèvre  royale  se  pinça,  et  lorsqu'elle  fut  rouverte  une  fois  encore  pour  donner 
passage  à  quelques  phrases  banales  : 

—  Mesdames,  dit  le  roi  en  «'avançant  vers  les  reines,  je  reçois  la  nouvelle  que 
tout  est  préparé  selon   mes  ordres  à  Fontainebleau. 

Un  murmure  de  satisfaction  partit  des  groupes.  Le  roi  lut  sur  tous  les  visages  le 
désir  violent  de  recevoir  une  invitation  pour  les  fêtes. — Je  partirai  dès  demain, 
ajoula-t-il. 

Silence  profond  dans  l'assemblée. — Etj'engage,  termina  le  roi,  les  personnes  qui 
m'entourent  à  se  préparer  pour  m'accompagner. 

Le  sourire  illuminait  toutes  les  physionomies.  Celle  de  Monsieur  seule  garda  son 
caractère  de  mauvaise  humeur. 

Alors  on  vit  successivement  défder  devant  le  roi  et  les  dames  les  seigneurs  qui  se 
hâtaient  de  remercier  Sa  Majesté  du  grand  honneur  de  l'invitation. 

Quand  ce  fut  au  lourde  Guiche  :  — Ahl  Monsieur,  lui  dit  le  roi,  je  ne  vous  avais 
pas  vu. 

Le  comte  salua ,  Madame  pâlit. 

De  Guiche  allait  ouvrir  la  bouche  pour  formuler  son  remercîment.  —  Comte,  dit 
le  roi ,  voici  le  temps  des  secondes  semailles.  Je  suis  sûr  que  vos  fermiers  de  Nor- 
mandie vous  verront  avec  plaisir. 

Et  le  roi  tourna  le  dos  au  malheureux  après  cette  brutale  attaque. 

Ce  fut  au  tour  de  Guiche  à  pâlir  ;  il  lit  deux  pas  vers  le  roi,  oubliant  qu'on  ne  parle 
jamais  à  Sa  Majesté  sans  avoir  été  interrogé.  — J'ai  mal  compris,  peut-être,  balbu- 
tia-t-il. 

Le  roi  tourna  légèrement  la  tête  ,  et  de  ce  regard  froid  et  triste  qui  plongeait  comme 
une  épée  inflexible  dans  le  cœur  des  disgraciés.  — J'ai  dit  vos  terres  ,  répéta-t-il  len- 
tement en  laissant  tomber  ses  paroles  une  à  une. 

Une  sueur  froide  monta  au  front  du  comte,  se.'*  mains  s'ouvrirent  et  laissèrent  tom- 
ber le  chapeau  qu'il  tenait  entre  ses  doigts  tremblans. 

Louisvhercha  le  regard  de  sa  mère,  comme  pour  lui  montrer  qu'il  était  le  maître. 
11  chercha  le  regard  triomphant  de  son  frère,  comme  pour  lui  demander  si  la  ven- 
geance était  de  son  goût.  Enlîn  il  arrêta  les  yeux  sur  Madame. 

La  princesse  souriait  et  causait  avec  madame  de  Noailles. 

Elle  n'avait  rien  entendu  ou  plutôt  avait  feint  de  ne  rien  entendre. 

Le  chevalier  de  Lorraine  regardait  aussi  avec  une  de  ces  instances  ennemies  qui 
semblent  donner  au  regard  d'un  homme  la  puissance  du  levier  lorsqu'il  soulève, 
arrache  et  fait  jaillir  au  loin  l'obstacle. 

M.  de  Guiche  demeura  seul  dans  le  cabinet  du  roi;  tout  le  monde  s'était  évaporé. 
Devant  les  yeux  du  malheureux  dansaient  des  ombres. 


380  LES  MOUSQUETAIRES. 

Soudain  il  s'arracha  au  fixe  désespoir  qui  le  dominait ,  et  courut  d"nn  Irait  s'enfer- 
mer chez  lui  où  l'attendait  encore  Raoul,  tourmenté  dans  ses  sombres  pressentimens. 

—  Eh  bien ,  murmura  celui-ci  en  voyant  son  ami  entrer  tète  nue ,  l'œil  égaré  ,  la  dé- 
marche chancelante.  —  On  m'exile!... 

Et  Guiche  n'en  put  dire  davantage  ,  et  tomba  épuisé  sur  les  coussins.  —  Et  elle... 
demanda  Raoul.  —  Elle  !  s'écria  l'infortuné  en  levant  vers  le  ciel  nn  poing  crispé  par 
la  colère.  Elle!...  —  Que  dit-elle'/ —  Elle  dit  que  sa  robe  lui  va  bien.  —  Que  fait-elle? 

—  Elle  rit. 

Et  un  accès  de  rire  extravagant  fit  bondir  tous  les  nerfs  du  pauvre  exilé.  Il  tomba 
bientôt  à  la  renverse  ;  il  était  anéanti. 


"^^"mm^Wf^^ 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


381 


FONTAINEBLEAU. 


EPiis  qiia(re  jours ,  lou?  les  enchanlemens  réunis  dans  les 
nirtixiiifiiiucs  jardins  de  Fontainebleau  faisaient  de  ce  sé- 

'(    ■---   t'^^^'l^^  I  Ï5\^     J°^"'  ""  '''^^  '^^  délices. 

^  ?  Kct^*^A  "^Slt\  M  Colbert  se  multipliait...  Le  malin,  compte  des  dé- 
penses de  la  nuit;  le  jour,  programmes,  essais,  enrôle- 
nienS;  paiemens. 

M.  Colbert  avait  ses  quatre  millions,  et  les  disposait 
avec  une  savante  économie. 

11  s'épouvantait  des  frais  auxquels  conduit  la  mytho- 
logie... Tout  Sylvain,  toute  dryade,  ne  coulait  pas  moins 
de  cent  livres  par  jour.  Le  costume  revenait  à  trois  cents  livres. 

Ce  qui  se  brûlait  de  poudre  et  de  soufre  en  feu\  d'arlitice  montait  chaque  nuit  à 
cent  mille  livres.  11  y  avait  en  outre  des  illuminations  sur  les  bords  de  la  pièce  d'eau 
pour  trente  mille  livres  par  soii-ée. 

Ces  fêtes  avaient  paru  magnifiques.  Colbert  ne  se  possédait  plus  de  joie. 
Il  voyait  à  tous  momens  Madame  et  le  roi  sortir  pour  des  chasses  ou  pour  des  ré- 
ceptions de  personnages  fantastiques  ,  solennités  qu'on  improvisait  depuis  quinze  jours 
et  qui  faisaient  briller  l'esprit  de  Madame  et  la  munificence  du  roi. 

Car,  Madame,  héroïne  de  la  fètn ,  répondait  aux  harangues  de  ces  dépulations  de 
peuples  inconnus,  qui  semblaient  sortir  déterre  pour  venir  la  féliciter,  et  à  chaque 
représentant  de  ces  peuples  le  roi  donnait  quelque  diamant  on  quelque  meuble  de 
valeur. 

Alors  les  députés  comparaient,  en  vers  plus  ou  moins  grotesques,  le  roi  au  Soleil, 
Madame  à  Phœbé  sa  sœur,  et  l'on  ne  parlait  pas  plus  des  reines  ou  de  Monsieur, 
que  si  le  roi  eût  épousé  Madame  Henriette  d'Angleterre  et  non  Marie-Thérèse 
d'Autriche. 

Le  couple  heureux,  se  tenant  les  mains,  se  serrant  imperceptiblement  les  doigts, 
buvait  à  longues  goigées  ce  breuvage  si  doux  de  l'adulation ,  que  rehaussent  la  jeu- 
nesse, la  beauté,  la  puissance  et  l'amour. 

Chacun  s'élonnait  à  Fontainebleau  du  degré  d'influence  que  Madame  avait  si  rapi- 
dement acquis  sur  le  roi. 

Chacun  se  disait  tout  bas  que  Madame  était  véritablement  la  reine. 
Et,  en  effet,  le  roi  proclamait  cette  étrange  vérité  par  chacune  de  ses  pensées,  par 
chacune  de  ses  paroles  et  par  chacun  de  ses  regards. 


385  LES  MOUSQUETAIRES. 

Il  puisail  ses  volontés,  il  cherchail  ses  inspirations  dans  les  yeux  de  Madame  ;  cl  il 
s'euivrait  de  sa  joie  lorsque  Madame  daignait  sourire. 

Madame,  de  son  côté,  s'enivrait-elle  de  son  pouvoir  en  voyant  tout  le  monde  à  ses 
pieds  ? 

Elle  ne  pouvait  le  dire  elle-même;  mais  ce  qu'elle  savait,  c'esl  qu'elle  ne  formait 
aucun  désir,  c'est  qu'elle  se  trouvait  parfaitement  heureuse. 

Il  résultait  de  toutes  ces  transpositions,  dont  la  source  était  dans  la  volonté  royale, 
que  Monsieur,  au  lieu  d'être  le  second  personnage  du  royaume ,  en  était  réellement 
devenu  le  troisième. 

C'était  bien  pis  que  du  temps  où  Guiche  faisait  sonner  ses  guitares  chez  Madame. 
Alors,  Monsieur  avait  au  moins  la  satisfaction  de  faire  peur  à  celui  qui  le  gênait. 

Mais  depuis  le  départ  de  l'ennemi  chassé  par  son  alliance  avec  le  roi ,  Monsieur 
avait  sur  les  épaules  un  joug  bien  autrement  lourd  qu'auparavant. 

Chaque  soir  Madame  rentrait  excédée. 

Le  cheval ,  les  spectacles ,  les  diners  sous  les  feuilles ,  les  bals  au  bord  du  grand  ca- 
nal, les  concerts,  c'eût  été  assez  pour  tuer,  non  pas  une  femme  mince  et  frêle,  mais 
le  plus  robuste  suisse  du  château. 

Il  est  vrai  qu'en  fait  de  danses  ,  de  concerts  ,  de  promenades,  une  femme  est  bien 
autrement  forie  que  le  plus  vigoureux  enfant  des  treize  cantons. 

Quant  à  Monsieur,  il  n'avait  pas  même  la  satisfaction  de  voir  Madame  abdiquer  sa 
royauté  le  soir. 

Le  soir,  Madame  habitait  au  pavillon  Royal  avec  la  jeune  reine  et  la  reine-mère. 

Il  va  sans  dire  que  M.  le  chevalier  de  Lorraine  ne  quittait  pas  Monsieur  cl  veuail 
verser  sa  goutte  de  fiel  sur  chaque  blessure  qu'il  recevait. 

Il  eu  résult;iqu(!  Monsieur,  qui  s'était  trouvé  d'abord  tout  hilare  depuis  le  départ  de 
Guiche,  retomba  dans  la  mélancolie  trois  jours  après  riustallation  de  la  cour  à  Fon- 
tainebleau. 

Ur,  il  arriva  qu'un  jour,  vers  deux  heures ,  Monsieur  qui  s'était  levé  tard  ,  qui  avait 
mis  plus  de  soin  encore  que  d'habitude  à  sa  toilette  ;  il  arriva  que  Monsieur,  qui 
n'avait  entendu  parler  de  rien  pour  la  journée  ,  forma  le  projet  do  réiuiir  sa  cour  à 
lui  et  d'emmener  Madame  souper  à  Moret,  où  il  avait  une  belle  maison  de  campagne. 

Il  s'achemina  donc  vers  le  pavillon  des  reines,  et  entia  .  fort  étonné  de  ne  trouver 
là  aucun  homme  du  service  royal. 

Il  entra  tout  seul  dans  l'appartement. 

Une  porte  ouvrait  à  gauche  sur  le  logis  de  Madame,  une  à  droite  sur  celui  de  la 
jeune  reine. 

Monsieur  apprit  chez  sa  femme,  d'une  lingère  (pu  travaillait,  que  tout  le  moiiili> 
était  [larli  à  onze  heures  pour  s'aller  baigner  à  la  Seine,  qu'on  avait  fait  de  oello 
partie  une  grande  tète,  (pic  toutes  les  calèches  avaient  été  disposées  a>ix  portes  du 
parc,  et  que  le  départ  s'était  effectué  depuis  plus  d'une  lieiire.  —  liiiu  ,  se  dit  Mon- 
sieur, l'idée  est  hciuTuse  ;  il  fait  une  chaleur  loiirde  ,  —  je  me  baignerai  volontiers. 

Et  il  appela  ses  gens...  Personne  ne  vint. 

Il  apjjcla  elle/.  Madame  ,  tout  le  monde  était  sorti. 

Il  d(!scendit  aux  remises. 

Lu  palefr(Mii('r  lui  ap|>rit  (pi'il  n'y  avait  plus  de  ralèi  lies  ni  de  carrosses. 

Alors ,  il  coMimauila  ([u'on  lui  sellAt  deux  chevaux ,  un  jinur  lui  ,  un  pour  son  valet 
de  chambre. 

Le  palefreniei-  lui  ic  ponilil  poliment  qu'il  n'y  avait  plus  de  chevaux. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  383 

Monsieur,  pâle  de  colère,  remonta  chez  les  reines. 

Il  entra  jusque  dans  l'oraloire  d'Anne  d'Autriche. 

De  l'oraloire  ,  à  travers  une  tapisserie  entr'ouverte ,  il  aperçut  sa  jeune  belle-sœur 
agenouillée  devant  la  reine-mère ,  et  qui  paraissait  tout  en  larmes. 

Il  n'avait  été  ni  vu  ni  entendu. 

Il  s'approcha  doucement  de  l'ouverture  et  écouta  ;  le  spectacle  de  cette  douleur  pi- 
quait sa  curiosité. 

Non-seuleraent  la  jeune  reine  pleurait,  mais  elle  se  plaignait.  —  Oui,  disait-elle, 
le  roi  me  néglige  ,  le  roi  ne  s'occupe  plus  que  de  plaisirs,  et  de  plaisirs  auxquels  je 
ne  participe  point.  —  Patience,  patience,  ma  tille,  répliquait  Anne  d'Autriche  eu 
espagnol. 

Puis .  en  espagnol  encore ,  elle  ajoutait  des  conseils  que  Monsieur  ne  compre- 
nait pas. 

La  reine  y  répondait  par  des  accusations  mêlées  de  soupirs  et  de  larmes,  parmi  les- 
quelles Monsieur  distinguait  souvent  le  mot  banos  ,  que  Marie-Thérèse  accentuait 
avec  le  dépit  de  la  colère. 

— Les  bains,  se  disait  Monsieur,  les  bains.  Il  paraît  que  c'est  aux  bains  qu'elle  en  a. 

Monsieur  craignait  détre  surpris  écoutant  à  la  porte  ,  il  prit  le  parti  de  tousser. 

Les  deux  reines  se  retournèrent  au  bruit. 

A  la  vue  du  prince  ,  la  jeune  reine  se  releva  précipitamment  et  essuya  ses  veux. 

Monsieur  savait  trop  bien  son  monde  pour  questionner,  et  savait  trop  bien  la  poli- 
tesse pour  rester  muet ,  il  salua  donc. 

La  reine-mère  lui  sourit  agréablement.  —  Que  voulez-vous,  mon  fils?  dit-elle.  — 
Moi...  rieu...  balbutia  Monsieur,  je  cherchais...  — Qui? —  Ma  mère,  je  cherchais 
Madame.  —  Madame  est  aux  bains.  —  Et  le  roi?  dit  Monsieur  d'un  ton  qui  fit  trem- 
bler la  reine.  —  Le  roi  aussi ,  toute  la  cour  aussi ,  répliqua  Anne  d'Autriche.  —  Hors 
vous ,  Madame?  dit  Monsieur.  —  Oh  I  moi ,  fil  la  jeune  reine ,  je  suis  l'effroi  de  tous 
ceux  qui  se  divertissent.  —  El  moi  aussi ,  à  ce  qu'il  parait,  reprit  Monsieur. 

Anne  d'A\itriche  fil  un  signe  muet  à  sa  bru,  qui  se  retira  en  fondant  en  larmes. 

Monsieur  fronça  le  sourcil.  —  Voilà  une  triste  maison  ,  dit-il.  Qu'en  |iensez-vous, 
ma  mère?  —  Mais...  non...  non...  foui  le  monde  ici  cherche  son  plaisir.  —  C'est  par- 
dieu  bien  ce  qui  attriste  tous  ceux  que  ce  plaisir  gène  —  Expliquez-vous ,  qu'y  a-t-il? 
—  Mais  demandez  à  ma  belle-sœur  qui  tout  à  l'heure  vous  contait  ses  peines.  Oui, 
j'écoutais:  par  hasard ,  je  l'avoue  ,  mais  enfin  j'écoutais...  Eh  bien  1  j'ai  trop  entendu 
ma  sœur  se  plaindre  des  fameux  bains  de  Madame.  —  .\h!  folie...  —  Je  vous  répète, 
mon  fils,  dit  Anne  d'Autriche  ,  que  votre  belle-sœur  est  d'une  jalousie  puérile.  —  En 
ce  cas,  Madame,  répondit  le  prince,  je  m'accuse  bien  humblement  d'avoir  le  même 
défaut  qu'elle.  —  Vous  aussi  vous  êtes  jaloux  de  ces  bains  ?  —  Comment  !  le  roi  va  se 
baiguer  avec  ma  femme  et  n'emmène  pas  la  reine.  Comment  !  Madame  va  se  baigner 
avec  le  roi  et  l'on  ne  me  fait  pas  l'honneur  de  me  prévenir!  Et  vous  voulez  que  ma 
belle-sœur  soit  contente ,  et  vous  voulez  que  je  sois  coulent  ! 

—  Mais ,  mon  cher  Philippe  ,  dit  Anne  d'Autriche  ,  vous  extravaguez;  vous  avez 
fait  chasser  M.  de  Buckingham,  vous  avez  fait  exiler  M.  de  Guiche;  ne  voulez-vous 
pas  maintenant  renvoyer  le  roi  de  Fontainebleau  ?  —  Oh  !  telle  n'est  point  ma  préten- 
tion, Madame,  dit  aigrement  Monsieur.  Mais  je  puis  bien  me  retirer,  moi,  et  je  me 
retirerai.  —  Jaloux  du  roi  1  jaloux  de  votre  frère!  —  Jaloux  de  mon  frère  !  du  roi!  oui, 
Madame  ,  jaloux!  jaloux  I  jaloux! — Ma  foi.  Monsieur,  s'écria  Anne  d'Autriche  en 
jouant  l'indignation  et  la  colère,  je  commence  à  vous  croire  fou  et  ennemi  juré  de 


381  LES  MOUSQUETAIRES. 

mon  repos,  et  vous  quille  hi  place  n'ayaiU  pas  de  défense  contre  de  pareilles  iniagi- 
nalions. 

Elle  dit .  leva  le  siège  el  laissa  Monsieur  en  proie  au  plus  furieux  emportement. 

Monsieur  resta  un  instant  tout  étourdi  ;  puis ,  revenant  à  lui .  pour  retrouver  toutes 
ses  forces,  il  descendit  de  nouveau  à  Técnrie,  retrouva  le  palefrenier ,  lui  redemanda 
un  carrosse,  lui  redemanda  un  cheval:  el  sur  sa  double  réponse  qu'il  n'y  avait  ni 
cheval  ni  carrosse.  Monsieur  arracha  une  chambrière  aux  mains  d'un  valet  d'écurie 
et  se  mit  à  poursuivre  le  pauvre  diable  à  grands  coups  de  fouet  tout  autour  de  la  cour 
des  communs,  malgré  ses  cris  et  ses  excuses  ;  puis ,  essoufflé ,  hors  d'haleine  ,  ruisse- 
lant de  sueur,  tremblant  de  tous  ses  membres,  il  remonta  chez  lui,  mit  en  pièces  ses 
plus  charmantes  porcelaines,  puis  se  coucha,  tout  boité,  tout  éperonné  dans  son  lit, 
en  criant  au  secours  1 


LE   BAIN. 


A  Vahins,  sous  des  voùles  impénétrables  d'osiers  fleuris,  de  saules  qui,  inclinant 
leurs  tètes  vertes,  trempaient  les  exirémilés  de  leur  feuillage  dans  l'onde  bleue,  une 
barque ,  longue  et  plate  avec  des  échelles  couvertes  de  longs  rideaux  bleus  ,  servait  de 
refuge  aux  Dianes  baigneuses  que  guettaient  à  leur  sortie  de  l'eau  vingt  Actéons  em- 
panachés qui  galopaient,  ardens  et  pleins  de  convoitise,  sur  le  bord  moussu  et  par- 
fumé de  la  rivière. 

Mais  Diane,  même  la  Diane  pudique,  vêtue  de  la  longue  chlamyde,  était  moins 
chaste,  moins  impénétrable  que  Madame  ,  jeune  et  belle  comme  la  déesse. (^ar  malgré 
la  fine  tunique  de  la  chasseresse,  on  voyait  son  genou  rond  cl  blanc:  malgré  le  car- 
quois sonore  ,  on  apercevait  ses  brunes  épaules  ;  tandis  qu'un  long  voile  cent  fois  roulé 
enveloppait  Madame,  alors  qu'elle  se  remettait  aux  bras  de  ses  femmes,  et  la  rendait 
inabordable  aux  plus  iudiscrels  comme  aux  plus  pénélrans  regards. 

Lorsqu'elle  remonta  l'escalier,  les  poêles  présens,  et  tous  étaient  poètes  quand  il 
s'agissait  de  Madame,  les  vingt  |ioëtes  galopant  s'arrêlèrcnt ,  et  d'une  voix  commune 
s'écrièrent  que  ce  n'était  pas  des  gouttes  d'eau ,  mais  bien  des  |ierles  qui  tombaieul  du 
corps  de  Madame  et  s'allaient  perdre  dans  l'beurcuse  rivière. 

Le  roi,  centre  de  ces  poésies  el  de  ces  bonunages,  imposa  silence  aux  amplifica- 
teurs dont  la  verve  n'eût  pas  tari,  v.l  tourna  bride  de  peur  d'oiïenscr  même  sous  les 
rideaux  de  soie  la  modestie  de  la  fcuune  et  la  dignité  de  la  |irincesse. 

Il  se  fit  doue  un  grand  ville  dans  la  scène  et  un  grand  silence  dans  la  barque.  .\ux 
inouvcmens,  au  jeu  des  plis,  aux  ondulations  des  rideaux,  on  devinait  les  allées  el 
venues  des  femmes  empressées  pour  leur  service. 

Le  roi  écoulait  eu  souriant  les  propos  de  ses  genlilslioiuiues  ,  mais  Vo»  pouvait  de- 
viner en  le  regardant  rpie  son  attention  n'était  point  à  leurs  discoiu's. 

En  eflel,  à  peine  le  briiil  des  anneaux  glissant  sur  les  tringles  eul-il  amioucé  que 
Ma<lamc  était  vêtue  el  que  la  déesse  allait  paraître  ,  que  le  roi  se  rclournaul  sur-le- 
cbamp  et  ciinranl  au  |ilns  près  du  rivage,  donna  le  signal  à  Ions  ceux  que  leur  service 
ou  leur  plaisir  appelaient  auprès  de  .Madame. 


-^  ^-> 


MMiAMF     IlEXniFTTK     li    A  N  0  L  ET  K  H  n  E. 


T.E  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  385 

On  vil  les  pages  se  précipiter,  umeiwiit  avec  eux  les  clievaux  de  main  ;  on  vit  les 
calcclies,  restées  à  couvert  sous  les  branches,  s'avancer  auprès  de  la  lente,  puis  celle 
nuée  de  valais  ,  de  porteurs,  de  femmes  qui .  pendant  le  hain  des  maîlres,  avaient 
échangé  à  l'écart  leurs  observations  ,  leurs  critiques.  Tout  ce  monde  encombrant  les 
bords  de  la  rivière,  sans  compter  une  foule  de  paysans  atliiés  par  le  désir  de  voirie 
roi  et  la  princesse  ,  tout  ce  monde  fut,  pendant  huit  ou  dix  minutes,  le  plus  désor- 
donné, le  plus  agréable  péle-mcle  qu'on  pût  imaginer. 

Le  roi  avait  mis  pied  à  terre;  tous  les  courtisans  l'avaient  imité,  il  avait  offert  la 
main  à  Madame,  dont  un  riche  habit  de  cheval  développiit  la  taille  élégante,  qui 
ressortait  sous  ce  vêtement  de  line  laine  brochée  d'argent. 

Ses  cheveux  ,  humides  encore  ,  mouillaient  son  col  si  blanc  et  si  pur.  La  joie  et 
la  santé  brillaient  dans  ses  beaux  yeux  ,  elle  était  reposée  ,  nerveuse  ,  elle  as|)irait  l'air 
à  longs  traits  sous  le  parasol  brodé  que  lui  portait  un  page. 

Rien  de  plus  tendre,  de  plus  gracieux  ,  de  plus  poélique  que  ces  deux  figures  noyées 
sous  l'ombre  rose  du  parasol  :  le  roi,  dont  les  dents  blanches  éclataient  dans  un  con- 
tinuel sourire,  Madame  ,  dont  les  yeux  noirs  brillaient  comme  deux  escarboucles  nu 
rcdel  micacé  de  la  soie  changeante. 

Quand  Madame  fut  arrivée  à  son  cheval,  maguilique  haquenée  andalousc,  d'un 
blanc  sans  tache,  un  peu  lourde  peut-être,  mais  à  la  tête  intelligente  et  fine,  dans 
laquelle  on  retrouvait  le  mélange  de  sang  arabe  si  heureusement  uni  au  sang  esjia- 
gnol,  et  à  la  longue  queue  balayant  la  terre,  comme  la  princesse  se  faisait  paresseuse 
pour  atteindre  i'élrier,  le  roi  la  prit  dans  ses  br.is|de  telle  façon  ,  que  le  bras  de  Madame 
se  Ironva  comme  un  cercle  de  feu  au  cou  du  roi. 

Louis,  en  se  retirant,  effleura  involontairement  de  ses  lèvres  ce  bras  qui  ne  s'éloi- 
gnait pas.  Puis,  la  princesse  ayant  remercié  son  royal  écuyer,  tout  le  monde  fut  en 
selle  au  même  instant. 

Le  roi  et  Madame  se  rangèrent  pour  laisser  passer  les  calèches,  les  piqueurs  ,  les 
courriers. 

Bon  nombre  de  cavaliers,  affranchis  du  joug  de  l'éliquelle,  rendirent  la  main  à 
leurs  chevaux  et  s'élancèrent  après  les  carrosses  qui  emportaient  les  filles  d'honneur, 
fraîches  comme  autant  d'Orcades  autour  de  Diane  ,  et  les  tourbiliops,  riant,  jasant, 
bruissant,  s'envolèrent. 

Le  roi  et  Madame  maintinrent  leurs  chevaux  au  pas. 

Derrière  Sa  Majesté  et  la  princesse  sa  belle-sœur,  mais  à  une  respectueuse  distance, 
les  courtisans  ,  graves  ou  désireux  de  se  tenir  à  la  portée  et  sous  les  regards  du  roi , 
suivirent,  retenant  leurs  chevaux  impatiens,  réglant  leur  allure  sur  celle  du  coursier 
du  roi  et  de  Madame ,  et  se  livrèrent  à  tout  ce  que  présente  de  douceur  et  d'agrément 
le  commerce  des  gens  d'esprit  qui  débitent  avec  courtoisie  mille  atroces  noirceurs  sur 
le  comple  du  prochain. 

Dans  les  petits  rires  étouffés,  dans  les  rélicences  de  cette  hilarité  sardonique  ,  Mon- 
sieur, ce  pauvre  absent,  ne  fut  pas  ménagé. 

Maison  s'apitoya,  on  gémit  sur  le  sort  de  deGuiche,et ,  il  faut  l'avouer,  la  compas- 
sion n'était  pas  là  déplacée. 

Cependant  le  roi  et  .Madame  ayant  mis  leurs  chevaux  en  baleine,  prirent  le  petit 
galop  de  chasse  ,  et  alors  on  entendit  résonner  sous  le  poids  de  cette  cavalerie  les  allées 
profondes  de  la  forêt. 

Aux  entretiens  à  voix  basse  ,  aux  discours  en  forme  de  confidences,  aux  paroles 
échangées  avec  une  sorte  de  mystère,  succédèrent  les  bruyans  éclats j  depuis  les  pi- 
T.  I.  "  m 


■38B  ."        LES-MOUSQUETAIRES.    "" 

•iHieirrsiusqu'.tiix  princes  ,  la  gaieté  s'épandit.  Tout  le  inonde  se  mit  à  rire  et  à  s'écrier. 
■()\\  vit' les  pies  et  les  geais  s'enfuir  avec  leurs  cris  gutturaux  sous  les  voûtes  ondoyantes 
des  clièues,  le  coucou  interrompit  sa  monotone  plainte  au  fond  des  bois ,  les  pinsons 
el  les  mésanges  s'envolèrent  en  nuées,  pendant  que  les  daims,  les  chevreuils  et  les 
biches  bondissaient  effarés  au  milieu  des  halliers. 

.  Cette  foulé,  répandant  connue  entraînée,  la  joie,  le  bruit  et  la  lumière  sur  son 
passage,  fut  précédée,  pour  ainsi  dire,  au  château  ,  par  son  propre  relenlissement. 

Le  roi  et  Madame  entrèrent  dans  la  ville  ,  salués  tous  deux  par  les  acclamallons  uni- 
verselles de  la  foule.  '  : 

Madame  se  hâta  d'aller  trouver  Monsieur.  Elle  comprenait  instinctivement  qu'il  était 
resté  trop  longtemps  en  dehors  do  cette  joie. 

Le  roi  alla  rejoindre  les  reines;  il  savait  leur  devoir,  à  une  surtout,  un  dédomma- 
gement de  sa  longue  absence. 

-  Mais  Madame  rte  fut  pas  reçue  chez  Monsieur.  Il  lui  fut  répondu  que  Monsieur 
dormait. 

Le  rui,  au  lieu  de  rencontrer  Marie-Thérèse  souriante  comme  toujours .  trouva  dans 
la  galerie  Aune  d'Autriche  qui  guettait  son  arrivée,  s'avança  au-dcv.uit  de  lui,  le  prit 
par  lu  main  et  l'emmena  chez  elle. 

Ce  qu'ils  se  dirent,  ou  plutôt  ce  que  la  rëine-mère  dit  à  Louis  XIV,  nul  ne  la  ja- 
mais su,  mais  on  aurait  pu  liieu  certainement  le  devinera  la  ligure  contrariée  du  roi 
à  la  sortie  de  Cet  entretien. 


LA  CHASSE  AUX   PAPILLONS. 


Le  roi,  en  rentrant  chez  lui  pour  donner  quelques  ordres  et  pour  asseoir  ses  idées, 
.trouva  sur  sa  toilette  un  petit  billet  dont  l'écriture  semblait  déguisée. 

Il  l'ouvrit  et  lut  :  «  Venez  vite,  j'ai  mille  choses  à  vous  dire.  » 

11  n'y  avait  pas  assez  longti'ui|)s  que  le  roi  et  .Madame  s'étaient  quittés  pour  que  ces 
, mille  choses  fussent  la  suite  des  troi^  mille  (|ue  l'on  s'était  dites  peiidaut  la  route  qui 
jjcpare  Vàlvins  de  Fontainebleau.  i 

Aussi  la  confusion  du  billet  et  sa   précipitation  donnèrent-ils  beaucoup  à   peu^cv 

au  roi. 
■     Il  s'occupa  quclqiii'  peu  de  sa  toilette  et  partit  pour  aller  rendre  visite  à  .Madame.' 

I,a  prinresse  ,  cpii  n'avait  pas  voulu  pai-aitrc  raltcudre  .  était  descendue  aux  jardins 
avec  toutes  ses  dauies. 

(  Miand  le  roi  eut  appris  que  Madame  avait  (piitiéses  a|)parlcuieus  poiM'  se  rendre  à 
lu  promenade,  il  recueillit  tous  les  gentilshonunes  qu'il  put  tn'uv.r  sous  sa  main  el 
les  convia  à  le  suivre  aux  jardins. 

Madame  faisait  l.i  chasse  aux  papilbms  sur  ime  iiraudc  pclonso  honlcc  d'héliotropes 
et  de  genêts. 

l'allé  rcardail  inurir  b'>  plus  intrépides  el  li'>  plu-  jeunes  de  ses  dames,  et  .  le  dos 
tourné  a  la  chai'mille,  atleud.iil  l'nl  I  iiM|)alieiiiiHelll  l'.irrivéé  <lu  roi  .  ,iu.pi<'l  elle  av.ii! 
a>signé  {■('  rendez-vou>. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONiNE.  387 

Le  craqnenieul  ilc  [)liisieui's  pas  sur  le  sable  la  fit  retourner.  Lo\iis  XIV  était  iiii- 
lête  :  il  avait  abattu  de  sa  canne  un  papillon  petit-paon  que  M.  de  Saint-Aignau  avail 
ramassé  tout  éloni-di  sur  l'iierbe.  — A'ous  voyez,  Madame,  dil  le  roi,  que  moi  aussi 
Je  I  basse  pour  vous.  Et  il  s"ap|irocha.  —  Messieurs,  dit-il  en  se  tournant  vers  les  gen- 
tilshommes qui  formaient  sa  suite,  rapportez-en  chacun  autant  k  ces  dames.  C'était  con-' 
gédier  tout  le  monde. 

On  \\l  alors  un  spectacle  assez  curieux:  les  vieux  courtisans,  les  courtisans  obèses, 
coururent  après  les  papillons  en  perdant  leurs  chapeaux  et  en  chargeant  canne  levée 
les  myrtes  el  les  genêts  comme  ils  eussent  fait  les  Espagnols. 

Le  roi  offrit  la  main  à  Madame,  choisit  avec  elle,  pour  centre  d'observation,  un 
banc  couvert  d'une  toiture  de  mousse,  sorte  de  chalet  ébauché  par  le  génie  timide  de 
quelque  jardinier  qui  avail  inauguré  le  pittoresque  et  la  fantaisie  dans  le  style  sévère 
du  jardinage  d'alors. 

Cet  auvent  garni  de  capucines  et  de  rosiers  grimpans  recouvrait  un  banc  sans  dos- 
sier, de  manière  que  les  spectateurs,  isolés  au  milieu  de  la  pelouse ,  voyaient  et  étaient 
vus  de  tous  côtés ,  mais  ne  pouvaient  être  entendus ,  sans  voir  eux-mêmes  ceux  qui  se 
fussent  approchés  pour  entendre. 

De  ce  siège  sur  lequel  les  deux  intéressés  se  placèrent ,  le  roi  fit  un  signe  d'encou- 
ragement aux  chasseurs:  puis,  comme  s'il  eiit  disserté  avec  Madame  sur  le  papillon 
traversé  d'une  épingle  d'or  et  tixé  à  son  chapeau  :  —  Ne  sommes-nous  pas  bien  ici 
pour  causer?  dit-il. — Oui,  sire,  car  j'avais  besoin  d'être  entendue  de  vous  seul  et 
vue  de  tout  le  monde.  —  Et  moi  aussi,  dit  Louis.  —  Mon  billet  vous  a  surpris?  — 
Épouvanté.  Mais  ce  que  j'ai  à  vous  dire  est  plus  important.  -  Oh!  non  pas.  Savez- 
vousque  Monsieur  m'a  fermé  sa  porte?  —  A  vous!  et  pourquoi? — Ne  le  devinez-vous 
pas?  —  Ah!  Madame  1  mais  alors  nous  avions  tous  les  deux  la  même  chose  à  nous  dire. 
—  Que  vous  est-il  donc  arrivé,  à  vous?  —  Vous  voulez  que  je  commence?  —  Oui; 
moi,  j"ai  tout  dit.  —  A  mon  tour,  alors.  Sachez  qu'en  arrivant  j'ai  trouvé  ma  mère 
qui  m'a  entiainé  chez  elle.  —  Oh  !  la  reine-mère,  ht  Madame  avec  inquiétude;  c'est 
sérieux.  —  Je  le  crois  bien.  Voici  ce  qu'elle  m'a  dit...  Mais  d'abord,  permettez-moi 
un  préambule.  —  Parlez,  sire.  — Est-ce  que  Monsieur  vous  a  parlé  de  sa  jalousie? — 
Oh  I  souvent.  — A  mon  égard?  —  Non  pas,  usais  à  l'égard... — Oui,  je  sais,  de  Buc- 
kingham,  de  Guiclie. —  Précisément.  —  Eh  bien!  Madame,  voilà  que  Monsieur 
s'avise  à  présent  d'être  jaloux  de  moi.  —  Voyez!  répliqua  en  souriant  malicieusement 
la  princesse,  —  Enfin  ,  ce  me  semble  ,  nous  n'avons  jamais  donné  lieu...  —  Jamais  ! 
moi,  du  moins...  Mais  comment  a\ez-vous  su  la  jalousie  de  Monsieur?  —  51a  mère 
m'a  représenté  que  Monsieur  était  entré  chez  elle  connue  un  fuiieux,  (pi'il  avait  exhalé 
mille  plaintes  contre  votre...  Pardonnez-moi...  —  Dites,  dites.  — Sur  votre  coquet- 
terie. 11  paraît  que  Monsieur  se  mêle  aussi  d'injustice.  —  Vous  êtes  bien  bon  ,  sire.  — 
Ma  mère  l'a  rassuré,  mais  il  a  prétendu  qu'on  le  rassurait  trop  souvent ,  et  qu'il  ne 
voulait  plus  l'être.  —  N'eùt-il  pas  mieux  fait  de  ne  pas  s'inquiéter  du  tout?  —  (Testée 
que  j'ai  dit.  —  Avouez,  sire,  que  le  monde  est  bien  méchant.  Quoi!  un  frère,  une 
sœurne  peuvent  causer  ensemble,  se  plaire  dans  la  société  l'un  de  l'autre,  sans 
donner  lieu  à  des  commentaires ,  à  des  soupçons?  Car  enfin,  sire ,  nous  ne  faisons  pas 
de  mal,  nous  n'avons  nulle  envie  de  faire  mal. 

Et  elle  regardait  le  roi  de  cet  œil  fier  et  provocateur  qui  allume  les  flammes  du  désir 
chez  les  plus  froids  et  les  plus  sages.  —  Non ,  c'est  vrai ,  soupira  Louis.  —  Savez- vous 
bien,  sire,  que  si  cela  continuait,  je  serais  forcée  de  faire  un  éclat.  Voyons,  jugez 
notre  conduite  :  est-elle  ou  u'est-elle  pas  régulière!  —  Oh  !  certes,  elle  est  régulière. 


388  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  ^euls  souvent,  car  nous  nous  plaisons  aux  mêmes  choses,  nous  pourrions  nous 
égarer  aux  mauvaises  :  l'avons-nous  fait?...  Pour  moi ,  vous  êtes  un  frère .  rien  fie  plus. 

Le  roi  fronça  le  sourcil.  Elle  continua  :  —  Votre  main,  qui  rencontre  souvent  la 
mienne,  ne  nie  produit  pas  ces  tressailleniens ,  cette  émotion  ....  que  des  amans,  par 
exemple...  — Oh!  assez,  assez,  je  vous  en  conjure!  dit  le  roi  au  supplice.  Vous 
êtes  impitoyable,  et  vous  me  ferez  mourir.  —  Quoi  donc'/  —  Entiii ,  vous  dites  clai- 
rement que  vous  n'éprouvez  rien  auprès  de  moi.  —  Oh!  sire  ..  je  ne  dis  pas  cela... 
mon  alfeclion. ..  —  Henriette...  assez...  je  vous  le  demande  encore...  Si  vous  me  croyez 
de  marbre  comme  vous,  détrompez-vous.  —  Je  ne  vous  comprends  pas. —  C'est 
bien,  soupira  le  roi  en  baissant  les  yeux...  Ainsi,  nos  rencontres,  nos  serremens  de 

mains,  nos  regards  échangés Pardon,  pardon Oui,  vous  avez  raison .  et  je  sais 

ce  que  vous  voulez  dire. 

Il  cacha  sa  tête  dans  ses  mains.  —  Prenez  garde,  sire,  dit  vivement  Madame,  voici 
que  M.  de  Saint-Aignan  vous  regarde.  —  C'est  vrai!  s'écria  Louis  en  fureur;  jamais 
l'ombre  de  la  liberté  1  jamais  de  sincérité  dans  les  relations!...  On  croit  trouver  un 
ami,  l'on  n'a  qu'un  espion une  amie,  l'on  n'a  qu'une sreur. 

Madame  se  tut;  elle  baissa  les  yeux.  —  Monsieur  est  jaloux ,  niurniura-lelle  avec 
un  accent  dont  rien  ne  saurait  rendre  la  douceur  et  le  charme.  —  Oh!  s'écria  soudain 
le  roi ,  vous  avez  raison  1  —  Vous,  fit-elle  en  le  resardant  de  manière  à  lui  brûler  le 
cœur,  vous  êtes  libre  ,  on  ne  vous  soupçonne  pas ,  on  n'empoisonne  pas  toute  la  joie  de 
votre  maison.  —  Hélas!  vous  ne  savez  encore  rien,  c'est  que  la  reine  est  jalouse.  — 
Marie-Thérèse!  —  Jusqu'à  la  folie.  Cette  jalousie  de  Monsieur  est  née  de  la  sienne; 
elle  pleurait ,  elle  se  plaignait  à  ma  mère,  elle  nous  reprochait  ces  parties  de  bains  si 
douces  pour  moi.  —  Pour  moi ,  Ht  le  regard  de  Madame.  —  Tout  à  coup  Monsieur  aux 
écoutes,  surprit  le  mol  banns  que  prononçait  la  reine  avec  amertume;  cela  l'édaira, 
il  entra  eftaré ,  se  mêla  aux  entreliens  et  querella  ma  mère  si  àprement  qu'elle  dut  fuir 
sa  présence,  en  sorte  que  vous  avez  affaire  à  un  mari  jaloux  ,  et  que  je  vais  voir  se 
dresser  devant  moi  perpétuellement,  inexorablement  le  spectre  de  la  jalousie  au\  yeux 
gonflés,  aux  joues  amaigries  ,  à  la  bouche  sinistre.  —  Pauvre  roi  !  murnnua  Madame 
en  laissant  sa  main  efllcurer  celle  de  Louis. 

Il  retint  celte  main,  et  pour  la  serrer  sans  donner  d'ombrage  aux  spectateurs  qui  ne 
cherchaient  pas  si  bien  les  papillons  qu  ils  ne  cherchassent  aussi  les  nouvelles,  et  à 
comprendre  ([uelquc  mystère  dans  l'entretien  du  roi  et  de  Madame,  Louis  rapprocha 
de  sa  belle-sœur  le  papillon  expirant ,  tous  deux  se  penchèrent  comme  pour  compter 
les  mille  yeux  de  ses  ailes  ou  les  grains  de  leur  poussière  d'or. 

Seulement  ni  l'un  ni  l'autre  ne  parla  ;  leurs  cheveux  se  louchaient,  leur  haleine  i 
mêlait,  leurs  mains  brûlaient  l'une  dans  l'autre. 

Cinq  minutes  s'écoulèrent  ainsi. 


M  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  389 


CE   QUE  l'on  prend  EN   CHASSANT   AUX   PAPILLONS. 


Les  deux  jeunes  gens  restèrent  un  instant  la  tèle  inclinée,  sous  celte  double  pensée 
d'anfiour  naissant  qui  fait  naître  tant  de  fleurs  dans  les  imaginations  de  yingt  ans. 

Madame  Henriette  rciranlait  Louis  de  côté.  C'était  une  de  ces  natures  bien  oi-ganisées 
qui  savent  à  la  fois  regarder  en  elles-mêmes  et  dans  les  autres.  Elle  voyait  l'amour  au 
fond  du  cœur  de  Louis,  connue  uu  plongeur  habile  voit  une  perle  au  fond  de  la  mer. 

Elle  comprit  que  Louis  était  dans  l'hésitation,  sinon  dans  le  doute  el  qu'il  fallait 
pousser  en  avant  ce  cœur  paresseux  ou  timide.  — Ainsi?...  dit-elle,  interrogeant  en 
même  temps  qu'elle  rompait  le  silence.  —  Que  voulez-vous  dire?  demanda  Louis, 
après  avoir  attendu  un  instant.  —  Je  veux  dire  qu'il  me  faudra  revenir  à  la  résolution 
que  j'avais  prise,  le  jouroù  nous  nous  expliquâmes  à  propos  des  jalousies  de  Monsieur. 

—  Que  me  disiez- vous  donc  ce  jour-là?  demanda  Louis  inquiet.  —  Vous  ne  vous  en 
souvenez  plus ,  sire? — Hélas  !  si  c'est  un  malheur  encore  ,  je  m'en  souviendrai  toujours 
assez  tôti — Oh  !  ce  n'est  un  malheur  que  pour  moi,  sire,  répondit  Madame  Henriette  ; 
mais  c'est  un  malheur  nécessaire.  —  .Mon  Dieu  !  — Et  je  le  subirai.  L'absence  !  —  Oh  ! 
encore  cette  méchante  résolution  ! —  Sire,  croyez  que  je  ne  l'ai  point  prise  sans  lutter 
violenuuent  contre  moi-même Sire,  il  me  faut,  croyez-moi,  retourner  en  An- 
gleterre. —  Oh!  jamais,  jamais  je  ne  permettrai  que  vous  quittiez  la  France!  s'écria 
le  roi. 

—  El  cependant ,  dit  Madame ,  en  affectant  une  douce  et  triste  fermeté  ,  ce|iendant, 
sire,  rien  n'est  plus  urgent:  et  il  y  a  plus,  je  suis  persuadée  que  telle  est  la  volonté 
de  votre  mère.  —  La  volonté!  s'écria  le  roi.  Oh,  oh  I  chère  sœur,  vous  avez  dit  là  un 
singulier  mol  devant  moi.  —  Mais,  répondit  en  souriant  Madame  Henriette,  n'ètes- 
vous  pas  heureux  de  subir  les  volontés  d'une  bonne  mère?  —  Assez,  je  vous  eu  con- 
jure ,  vous  me  déchirez  le  cœur.  —  Moi!  — Sans  doute  ,  vous  parlez  de  ce  départ  avec 
tranquillité. 

—  Je  ne  suis  pas  née  pour  être  heureuse,  sire,  répondit  mélancoli([uemenl  la  prin- 
cesse, et  j'ai  pris  toute  jeune  l'habitude  de  voir  mes  plus  chères  pensées  contrariées. 

—  Dites-vous  vrai?  et  votre  départ  contrarierait-il  une  pensée  qui  vous  soit  chère'.''  — 
Si  je  vous  répondais  oui ,  n'est-il  pas  vrai,  sire,  que  vous  prendriez  déjà  votre  mal  en 
patience?  —  Cruelle.  —  Prenez  garde ,  sire,  on  se  rapproche  de  nous. 

Le  roi  regarda  autour  de  lui.  —  Non  ,  dit-il. 

Puis  revenant  à  Madame,  —  Voyons,  Henriette,  au  lieu  de  chercher  à  combattre 
la  jalousie  de  Monsieur  par  un  départ  qui  me  tuerait... 

Henriette  haussa  légèrement  les  épaules,  eu  femme  qui  doute.  —  Oui,  qui  me  tue- 
rait, répéta  Louis.  Voyons,  au  lieu  de  vous  arrêtera  ce  départ,  est-ce  que  votre  ima- 
gination... ou  plutôt  est-ce  que  votre  cœur  ne  vous  suggérerait  rien?  —  Et  que  vou- 
lez-vous que  mon  cœur  :ne  suggère,  mou  Dieu?  —  Mais  enlin,  dites,  comment 
prouve-t-on  à  quelqu'un  qu'il  a  tort  d'être  jaloux'/  —  D'abord,  sire,  en  ne  lui  donnant 
aucun  motif  de  jalousie,  c'est-à-dire  eu  n'aimant  que  lui.  —  Oli  !  j'attendais  mieux. 

—  Qu'attendiez-vous'/  —  Que  vous  répondriez  tout  simplement  qu'on  tranquillise  les 


390  LES  MOUSQUETAIRES.  . 

jaloux  en  dissimulant  l'aftection  que  l'on  porte  à  l'objet  de  leur  jalousie. —  Dissimuler 
est  diflicile  ,  sire.  —  C'est  pourtant  par  les  diliicullés  vaincues  qu'on  arrive  à  tout  bon- 
heur. Quant  à  moi ,  je  vous  jure  que  je  démentirai  mes  jaloux,  s'il  le  faut,  en  affec- 
tant de  vous  traitcrcomnie  toutes  les  autres  femmes.  —  Mauvais  moyen,  faible  moven. 
dit  la  jeime  femme  en  secouant  sa  charmante  tète. 

—  Vous  trouvez  tout  mauvais,  chère  Henriette,  dit  Louis  mécontent.  Vous  détruisez 
tout  ce  que  je  propose.  Mettez  donc  au  moins  quelque  chose  à  la  place.  Voyons,  cher- 
chez. Je  nie  fie  beaucoup  aux  inventions  des  femmes.  —  Eh  bien!  je  trouve  ceci. 
Écoulez-vous ,  sire?  —  Vous  le  demandez!  Vous  parlez  de  ma  vie  ou  de  ma  mort  et 
vous  me  demandez  si  j'écoute  !  —  Eh  bien  !  j'en  juge  par  moi-même.  S'il  s'agissait  de 
me  donner  le  change  sur  les  intentions  de  mon  mari  à  l'égard  d'une  autre  femme,  mie 
chose  me  rassuierait  par-dessus  tout.  —  Laquelle?  —  Ce  serait  de  voir  d'abord  qu'il 
ne  s'occupe  pas  de  cette  femme.  —  Eh  bien  !  vnUà  précisément  ce  que  je  vous  disais 
tout  .-1  l'beure.  —  Suit.  Mais  je  voudrais,  pour  être  pleinement  rassurée,  le  voir  s'oc- 
cuper d'une  autre. 

—  Ah  !  je  vous  comprends,  répondit  Louis  en  souriant.  Mais,  dites-moi,  chère  Hen- 
riet'e...  —  Quoi?  —  Si  le  moyen  est  ingénieux,  il  n'est  guère  charitable.  —  Pour- 
quoi? —  En  guérissant  l'appréhension  de  la  blessure  dans  l'esprit  du  jaloux,  vous  lui 
en  faites  une  au  cœur.  Il  n'a  plus  la  peur,  c'est  vrai,  mais  il  a  le  mal.  ce  qui  me 
semble  bien  pis.  — D'accord,  mais  au  moins  il  ne  surprend  pas.  il  no  soupçonne  pas 
l'ennemi  réel  ;  il  concentre  toutes  ses  forces  du  côté  où  ses  forces  ne  feront  tort  à  rien 
ni  à  personne.  En  un  mol,  sire,  mon  système,  que  je  m'étonne  de  vous  voir  com- 
lialtre.  je  l'avoue,  fait  du  mal  aux  jaloux,  c'est  vrai ,  mais  tait  du  bien  aux  amans, 
(•r,  je  vous  le  demande,  sire,  excepté  vous  peut-être,  qui  a  jamais  songé  à  plaindre 
les  jaloux?  Ne  sont-ce  pas  des  bêtes  mélancoliques  toujours  aussi  malheureuses  sans 
sujet  qu'avec  sujet;  ôtez  le  sujet,  vous  ne  détruire/,  pas  leur  affliction.  Cette  maladie 
gît  dans  l'imagination,  et ,  comme  toutes  les  maladies  imaginaires,  elle  est  incurable, 
'l'eiie/, .  il  me  souvient  à  ce  propos,  très-cher  sire,  d'un  aphorisme  de  mon  pa\nre 
médecin  Hawley,  savant  et  spirituel  docteur,  que,  sans  mon  frère,  qui  ne  peut  se 
passer  île  lui,  j'aurais  maintenant  près  de  moi;  lorsque  vous  soufl'rirez  de  deux  aft'ec- 
tions,  me  disait-il,  choisissez  celle  qui  vous  gène  le  moins,  je  vous  laisseiai  celle-là  : 
car,  par  Dieu!  disait-il.  relle-là  m'est  souvei'ainement  utile  pour  que'j'ari'ive  à  vous 
extirper  l'autre.  —  Hien  dil,  bien  jugé  ,  chère  Henriette,  répondit  le  roi  en  souriant. 
—  Oh  !  nous  avons  d'habiles  gens  h  Londres ,  sire.  —  Et  ces  habiles  gens  font  d'ado- 
rables élèves:  ce  Dawlev,  eli  bien  !  je  lui  ferai  une  pension  dès  demain  pour  son  apho- 
risme :  vous,  Henriette,  lonunencez .  je  vous  prie,  par  choisir  le  moindre  de  vos 
maux.  Vous  ne  répondez  pas,  vous  souriez,  je  devine;  le  moindre  de  vos  maux,  u'esl- 
ce  pas,  c'est  votre  séjour  en  France?  .le  vous  laisserai  ce  mal-là,  et  pour  débuter  dans 
la  (  ure  de  l'aulre,  je  veux  chercher  dès  aujourd'hui  un  sujet  de  divagalion  pour  les  ja- 
loux de  tout  sexr'  (pii  nous  persécutent.  —  Chut ,  cette  lois-ii  on  vient  bien  réellement, 
dit  MadaiiR'. 

El  elle  se  baissa  |)oin'  cueillir  une  pervenche  dans  le  gazon  loull'u. 

On  venait  en  ell'et ,  car  soudain  se  précipilèreul  par  le  sommet  <lu  monticule  ime 
foule  de  jeunes  fenunes  que  suivaient  les  cavaliers;  la  cause  de  toute  celte  irruption 
élail  un  magniliipie  sphinx  des  vignes  aux  ailes  supérieures  semblables  au  |)lumage 
ilu  chal-lmant,  aux  ailes  inlërieures  pareilles  à  des  feuilles  de  rose. 

Celle  proie  opime  était  tombée  dans  les  tilels  de  mademoiselb'  de  'l'onnay-Chareiili' 
(pii  le  montrait  avec  fierté  à  ses  rivales  moius  lionnes  cherciieuses  qu'elle. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  391 

■  La  reine  de  la  chasse  s'assit  à  vingt  pas  à  peu  près  du  banc  où  se  tenaient  Louis  et 
Madame  Henrielte,  s'adossa  à  un  magnifique  chêne  enlacé  de  lierres  et  piqua  le  pa- 
pillon sur  le  jonc  de  sa  longue  canne. 

Mademoiselle  de  Tonnay-Charente  était  fort  belle,  aussi  les  hommes  désertèrent-ils 
les  antres  femmes  pour  venir,  sons  prétexte  de  lui  faire  compliment  sur  son  adresse, 
se  presser  en  cercle  autour  d'elle. 

Le  roi  et  la  princesse  regardaient  sournoisement  cette  scène,  comme  les  spectateurs 
d'un  autre  âge  regardent  les  jeux  des  petits  enfans.  —  On  s'amuse  là -bas ,  dit  le  roi.  ' 
—  Beaucoup,  sire  ;  j'ai  toujours  remarqué  qu'on  s'amusait  là  où  était  la  jeunesse  et  la 
beauté. —  Que  dites-vous  de  mademoiselle  de  Tonnay-Charente,  Henriette?  de- 
manda le  roi.  —  Je  dis  qu'elle  est  un  peu  blonde  ,  répondit  Madame  ,  tombant  du 
premier  coup  sur  le  seul  défaut  que  l'on  pût  trouver  à  la  beauté  presque  parfaite  de 
la  future  madame  de  Montespan.  —  Un  peu  blonde ,  soit  :  mais  belle  ,  ce  me  semble  , 
maigre  cela.  —  Est-ce  voire  avis,  sire?  —  Mais  oui  —  Eh  bien!  alors  c'est  le  mien 
aussi.  —  Et  recherchée,  vous  voyez.  — Oh!  pour  cela  oui,  les  amans  volligent.  Si 
nous  faisions  la  chasse  aux  amans  au  lieu  de  faire  la  chasse  aux  papillons,  voyez  donc 
la  belle  capture  que  nous  ferions  autour  d'elle.  —  Voyons,  Henriette,  que  dirait-on 
si  le  roi  se  tnèlail  à  tous  ces  amans  et  laissait  tomber  son  regard  de  ce  côté?  Serait-on 
encore  jaloux  là-bas?  —  Oh  !  sire  ,  luadeuioiselle  de  Tounay-Churcnte  est  un  remède 
bien  efficace,  dit  Madame  avec  un  soupir:  elle  guérirait  le  jaloux,  c'est  vrai,  mais 
elle  pourrait  bien  faire  une  jalouse.  —  Henrielte!  Henrielte!  s'écria  Louis,  vous 
m'emplissez  le  cœur  de  joie!  Oui,  oui,  vous  avez  raison,  mademoiselle  de  Tonnay- 
Charente  est  trop  belle  pour  servir  de  manteau.  —  Manteau  de  roi,  dit  en  souriant 
Madame  Henriette,  manteau  de  roi  doit  élre  beau. — Me  le  conseillez-vous?  de- 
manda Louis.  —  Oh  I  moi,  que  vous  dirais-je,  sire,  sinon  que  donner  un  pareil  con- 
seil serait  donner  des  armes  contre  moi.  Ce  serait  folie  ou  orgueil  que  vous  conseiller 
de  prendre  pour  héroïne  d'un  faux  amour  une  femme  plus  belle  que  celle  pour  la- 
quelle vous  prétendez  éprouver  un  amour  vrai. 

Le  roi  chercha  la  main  de  Madame  avec  la  n)ain  ,  les  yeux  avec  les  yeux,  puis  il 
balbutia  quelques  mots  si  tendres ,  mai>  en  même  temps  prononcés  si  bas  ,  que  l'his- 
torien ,  qui  doi(  tout  entendre,  ne  les  entenflit  point. 

Puis  tout  haut,  —  Eh  bieni  dit-il,  choisissez-m.oi  vous-même  celle  qui  pourra 
guérir  nos  jaloux.  A  celle-là  tous  mes  soins,  toutes  mes  attenlions,  tout  le  temps  que 
je  vole  aux  affaires:  à  celle-là,  Henrielte,  la  Meur  que  je  cueillerai  pour  vous,  les 
pensées  de  tendresse  que  vous  ferez  naître  en  moi  :  à  celle-là  le  regard  que  je  n'oserai 
TOUS  adresser  et  qui  devrait  aller  vous  éveiller  dans  votre  insouciance.  Mais  choisis- 
sez-la bien,  de  peur  qu'en  essayant  de  la  regarder,  de  peur  qu'en  voulant  songer  à 
elle,  de  peur  qu'en  lui  offraiit.la  rose  détachée  par  mes  doigts,  je  ne  me  Irouve  vaincu 
par  vous-même  ,  et  que  l'œil,  la  main,  les  lèvres  ne  retournent  sur-le-cliauip  à  vous, 
dût  l'univers  tout  entier  deviner  mon  secret. 

Pendant  que  ces  ])aroles  s'échappaient  de  la  bouche  du  roi ,  comme  un  flot  d'amour, 
Madame  rougissait,  palpitait,  heureuse,  iière,  enivrée  ;  elle  ne  trouva  rien  à  répondre, 
son  orgueil  et  sa  soif  des  hommages  étaient  satisfaits.  —  J'échouerai,  iht-elle,  en  re- 
levant ses  beaux  yeux,  mais  non  pas  comme  vous  m'en  priez,  car  tout  cet  encens  que 
vous  voulez  brûler  «nr  l'autel  d'une  autre  déesse,  ah!  sire,  j'en  suis  jalouse  aussi  et 
je  veux  qu'il  me  revienne  ,  et  je  ne  veux  pas  qu'il  s'en  égare  un  atome  en  chemin. 
Donc,  sire,  je  choisirai,  avec  votre  royale  permission,  ce  qui  me  paraîtra  le  moins  ca- 
pable de  vous  distraire,  et  qui  laissera  mon  image  bien  intacte  dans  votre  àme. — 


392  LES  MOUSQUETAIRES. 

Heureusement,  dit  le  roi.  que  votre  cour  u'e>t  point  mal  composée,  sans  cela  je 
tréniirais  de  la  menace  que  vous  me  laites:  lieureiiscmenl  autour  de  vous,  comme  au- 
tour de  moi,  il  serait  difficile  de  rencontrer  un  fâcheux  visage. 

Pendant  que  le  roi  parlait  ainsi.  Madame  s'était  levée,  avait  parcouru  des  yeux 
tdute  la  pelouse,  et  après  un  examen  délaillé  et  silencieux,  appelant  à  elle  le 
roi  :  —  Tenez,  sire ,  dit-elle  ,  voyez-vous,  sur  le  penchant  de  la  colline,  près  de  ce 
massif  de  boules  de  neiges  cette  belle  arriérée  qui  va  seule,  tête  baissée,  bras  pen- 
dans,  cherchant  dans  les  fleurs  qu'elle  foule  aux  pieds,  comme  ceux  qui  ont  perdu 
leur  pensée.  —  Mademoiselle  de  la  VallièreV  lit  le  roi.  —  Oui.  —  Oh!  — Ne  vous 
convient-elle  pas ,  sire?  —  Mais  voyez  donc  la  pauvre  enfant ,  elle  est  maigre ,  presque 
décharnée.  —  Bon!  suis-je  grasse,  moi?  — Mais  elle  est  triste  à  mourir.  —  Cela  fera 
contraste  avec  moi,  que  l'on  accuse  d'être  trop  gaie.  —  Mais  elle  boile.  —  Vous 
croyez?  —  Sans  doute.  Voyez  donc,  elle  a  laissé  passer  tout  le  monde  de  peur  que 
sa  disgrâce  ne  fût  remarquée.  —  Eh  bien!  elle  courra  moins  vite  que  Daphné  et  ne 
pourra  pas  fuir  Apollon. 

—  Henriette!  Henriclle!  til  le  roi  tout  maussade,  vous  avez  été  justement  me  cher- 
cher la  plus  défectueuse  de  vos  filles  d'honneur.  —  Oui,  mais  c'est  une  de  mes  tilles 
d'honneur,  notez  cela. — Sans  doute.  Que  voulez-vous  dire?  —  Je  veux  dire  que 
pour  visiter  cette  divinité  nouvelle,  vous  ne  pourrez  vous  dispenser  de  venir  chez 
moi,  et  que  la  décence  interdisant  à  voire  tlamme  d'entrelenir  parliiulièromenl  la 
déesse,  vous  serez  coniraint  de  la  voir  à  mon  cercle,  de  me  parler  en  lui  parlant.  Je 
veux  dire ,  entin,  que  les  jaloux  auront  tort  s'ils  croient  que  vous  venez  chez  moi 
pour  moi,  puisque  vous  y  viendrez  pour  mademoiselle  de  la  Vallière.  —  Qui  boile. 
—  A  peine.  —  Qui  n'ouvre  jamais  la  bouche. — Mais  qui ,  quand  elle  l'ouvre,  inonîre 
des  dents  charmantes.  —  Henriette  !  — Enfin,  vous  m'avez  laissée  maiircsse  !  —  Hélas  ! 
oui.  — Eh  bien  !  c'est  mon  choix;  je  vous  l'impose,  subissez-lc.  — Oh!  je  subirais 
une  des  furies  si  vous  me  l'imposiez. 

—  La  Vallière  est  douce  comme  un  agneau  ;  ne  craignez  pas  qu'elle  vous  contre- 
dise jamais  quand  vous  lui  direz  que  vous  l'aimez. 

Et  Madame  se  mil  à  rire. 

—  Oh!  vous  n'avez  pas  peur  que  je  lui  dise  trop,  n'esl-ce  pas!  —  Celait  dans  mon 
droit.  —  Soit.  —  C'est  donc  un  traité  l'ail?  —  Signé.  —  Vous  me  conserverez  ime 
amitié  de  frère ,  une  assiduité  de  frère,  une  galanlerie  de  roi,  n'esl-ce  pas?  —  Je 
vous  conserverai  un  cœur  qui  n'a  déjà  plus  l'habitude  de  ballre  qu'à  votre  comman- 
dement. —  Eh  bien,  voyez-vous  l'avenirassuré  de  celle  façon?  —  Je  l'e-père.  —  Votre 
mère  cessera-l-elle  de  me  regarder  en  ennemie?  —  Oui.  —  Marie-Thérèse  cessera-t-elle 
de  parler  espagnol  devant  Monsieur,  qui  a  horreur  de  colloques  laits  en  langues  étran- 
gères ,  parce  qu'il  croit  toujours  qu'on  l'y  maltraite?  — Hélas!  a-t-il  tort?  nmrnuira 
le  roi  lendrcmenl.  — El  pour  lerminor,  fil  la  princesse,  accuscra-t-on  encore  le  roi  de 
songer  à  des  all'ections  illégitimes,  quand  il  est  vrai  que  nous  n"éprou\ons  rien  l'un 
pour  l'autre,  si  ce  n'est  des  sympathies  pures  de  tonte  arrière-pensée?  —  Oui,  oui , 
balbulia  le  roi.  Mais  on  dira  encore  autre  chose.  —  lit  ipie  dira-t-on,  sire?  en  vérité  , 
nous  ne  serons  donc  jamais  en  repos?  —  On  dira,  continua  le  roi,  que  j'ai  bien  mau- 
vais goût,  mais  qn'csi-cc  que  mon  amour-propre  auprès  de  voire  tranquillité?  —  De 
mon  honneur,  sire,  cl  de  celui  de  noire  t'amille,  voulez-vous  dire.  D'ailleurs,  croyez- 
moi,  ne  vous  bâtez  point  ainsi  de  vous  pi(iucr  contre  la  Vallière:  ellt!  boile,  c'est 
vrai ,  mais  elle  ne  manque  pas  d'un  certain  charme.  Tout  ce  que  le  roi  louciie  d'ail- 
leurs se  convertit  en  or. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  393 

—  Enfin,  Madame,  soyez  certaine  d'une  chose,  c'est  que  je  vous  suis  encore  re- 
connaissant ;  vous  pouviez  me  faire  payer  plus  cher  encore  votre  séjour  en  France. — 
Sire ,  on  vient  à  nous.  —  Un  dernier  mot.  —  Lequel?  —  Vous  êtes  prudent  et  sage , 
sire,  mais  c'est  ici  qu'il  faudra  appeler  à  voire  secours  toute  votre  prudence,  toute 
votre  sagesse.  —  Oh!  s'écria  Louis  on  riant ,  je  commence  dès  ce  soir  à  jouer  mon 
rôle ,  et  vous  verrez  si  j'ai  delà  vocation  pour  représenter  les  bergers.  Nous  avons 
grande  promenade  dans  la  forêt  après  le  goûter,  puis  nous  avons  souper  et  ballet  à 
dix  heures.  Or,  ma  flamme  va  ce  soir  même  éclater  plus  haut  que  les  feux  d'artitlcc , 
biiller  plus  claircjnent  que  les  lampions  de  noire  ami  Colbert.  —  Prenez  garde,  sire, 
prenez  garde.  Voilà  que  je  vais  retirer  mes  complimens  de  tout  à  l'heure  ..  Vous , 
prudent!  vous  sage!  ai-je  dit...  Mais  vous  débutez  par  d'abominables  folies!  Est-ce 
qu'une  passion  s'allume  ain>i,  comme  une  torche,  en  une  seconde?  est-ce  que,  sans 
préparation  aucune,  un  roi ,  fait  comme  vous,  tombe  aux  pieds  d'une  tille  comme 
la  Vallière!  —  Oh  !  Henriette!  Henriette!  Henriette  !  je  vous  y  prends!  ..  Nous  n'a- 
vons pas  encore  commencé  la  campagne,  et  vous  me  pillez!  —  Non,  mais  je  vous 
rappelle  aux  idées  saines.  Allumez  progressivement  votre  flamme,  au  lieu  de  la  faire 
éclater  ainsi  tout  à  coup.  Jupiter  tonne  et  fait  briller  l'éclair  avant  d'incendier  les 
palais.  Toute  chose  a  son  prélude.  Si  vous  vous  échauffez  ainsi,  nul  ne  vous  croira 
épris,  et  tout  le  monde  vous  croira  fou.  A  moins  toutefois  qu'on  ne  vous  devine.  Les 
gens  sont  moins  sots  parfois  qu'ils  n'en  ont  l'air. 

Le  roi  fut  obligé  de  convenir  que  Madame  était  un  auge  de  savoir  et  un  diable 
d'esprit.  11  s'inclina.  —  Eh  bien  !  soit,  dit-il ,  je  ruminerai  mou  plan  d'attaque;  les 
généraux,  mon  cousin  de  Coudé,  par  exemple,  pâlissent  sur  leurs  cai'tes  siratégiques 
avant  de  faire  mouvoir  un  seul  de  ces  pions  qu'on  appelle  des  corps  d'armée  ;  moi  je 
veux  dresser  tout  un  plan  d'attaque  ,  vous  savez  que  le  Tendre  est  subdivisé  en  toutes 
sortes  de  circonscriptions.  Eh  bien!  je  m'arrêterai  au  village  de  Petits-Soins,  au 
hameau  de  Billets-Doux,  avant  de  prendre  la  route  de  Visible-Amour;  —  le  chemin 
est  tout  tracé,  vous  le  savez,  —  et  cette  pauvre  mademoiselle  de  Scudéry  ne  me 
pardonnerait  point  de  brûler  les  étapes.  —  Nous  voilà  revenus  en  de  bons  chemins, 
sire.  Maintenant,  vous  plail-il  que  nous  nous  séparions?  —  Hélas!  il  le  faut  bien; 
car,  tenez,  on  nous  sé[)are.  — Ah!  oui,  dit  Madame  Henriette,  en  effet,  voilà  qu'on 
nous  apporte  le  sphinx  de  mademoiselle  de  Tonnay-Charente  ,  avec  les  sous  détrompe 
en  usage  chez  les  grands-veneurs.  J'aborderai  donc  ce  soir  la  Vallière  au  milieu  de 
ses  compagnes  et  lancerai  le  premier  trait.  — Soyez  adroit,  dit  Madame  en  riant,  ne 
manquez  pas  le  cœur. 

Et  la  princesse  prit  congé  du  roi  pour  aller  au-devant  de  la  troupe  joyeuse. 


394 


LES  MOUSQUETAIRES. 


LE   BALLET  DES   SAISONS. 


XV',  i-^^x       PRÈS  la  collation  qui  piil  lien  vers  cinq  heures  ,  le  roi  entra 
clans  son  cabinet  oii  l'altenJaienl  les  taillenrs. 

Il  s'agissait  d'essayer  enlîn  ce  fameux  haliit  ilu  Prin- 
temps qui  avait  coûté  tant  d'imagination ,  tant  d'eflorls 
de  pensée  aux  dessinateurs  et  aux  ornementistes  de  la  cour. 
Quant  au  ballet  lui-même  ,  tout  le  ninndc  savait  son 
'^^    pas  et  pouvait  figurer.  Le  roi  avait  résolu  d'eu  l'aire  l'oli- 
''       jet  d'une  surprise. 

Aussi  à  peine  eut-il  terminé  sa  conférence  et  fut-il 
rentré  chez  lui  qu'il  manda  ses  deux  maîtres  de  céré- 
monie, Villeroy  el  Sainl-Aiguan.  Tous  deux  lui  répondirent  qu'on  n'attendait  que  son 
ordre,  cl  qu'on  était  prêt  à  commencer,  mais  cet  ordre,  pour  qu'il  le  donnAl,  il  fallait 
du  beau  temps  et  une  nuit  propice. 

Le  roi  ouvrit  sa  fenêtre,  la  poudre  il'oi'dnsoir  tombait  à  l'hori/.on  par  les  déchirures 
du  bois,  blanche  comme  une  neige  ,  la  lune  se  dessinait  déjà  au  ciel. 

Pas  un  pli  sur  la  surface  des  eaux  vertes,  les  cygnes  eux-mêmes  reposant  sur  leurs 
ailes  fermées  comme  des  navires  à  l'ancre,  semblaient  se  pénétrer  de  la  chaleur  de 
l'air,  de  la  fraîcheiM-  de  l'eau  et  du  silence  d'une  admirable  soirée. 

Le  roi  avant  vu  toutes  ces  choses,  contemplé  ce  niaguiliiiue  table.iu.  donna  l'ordi'e 
que  demandaient  MM.  de  Villeroy  et  de  Saint-Aignan. 

Pour  que  cet  ordre  lût  exécuté  royalemeul ,  nue  dernière  (picsliou  ('Mail  nécessaire, 
Louis  XIV  la  posa  à  ses  deux  gciililshonuues. 

La  question  avait  quatre  mots  :  —  Avez-vous  de  l'argent'/  —  Sire,  répondit  Saint- 
Aiguan,  nous  nous  sommes  enteudus  avec  M.  Colbcrl.  — Ab  !  fort  liien.  — Oui, 
sire,  el  M.  Colbert  a  dil  qu'il  serait  aiqircs  de  Votre  Majesté  aussitôt  que  Votre  Majesté 
manifesterait  rintciilinu  de  donner  suite  au,\  l'èlcs  donl  elle  a  d<imi(''  le  programme. 
—  Qu'il  viemie  alois. 

Comme  si  ColbeiM  eût  écouté  aux  jimiMcs  pour  m'  maiiileuii'  au  coinanl  de  la  conver- 
sation, il  entra  dès  ipie  le  mi  eut   piononcé  son  nom  devant  les  deux  courtisans.  — 
Ab!  fort  bien,  monsieur  (Gilbert,  dil  Sa  Majolé.  A  vus  postes  donc ,  Messieurs! 
Saint-Aignan  et  Villeroy  prirent  <  ongé. 

Le  loi  s'assit  dans  un  fauteuil  pi  es  de  la  fenêtre.  —  .le  danse  ce  soir  mon  ballet, 
monsieui'  Oolbert,  dil-il.  —  Alors,  sire,  c'est  <lemain  (pie  je  paie  les  notes.  — Com- 
ment cela';'  —  .l'ai  promis  aux  fourni.iseurs  de  solder  leurs  com|)tes  le  lendemain  du 
jour  iii'i  le  ballot  aurait  eu  lieu.  —  Soit ,  monsieur  Colbert ,  vous  avez  promis,  payez. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE  39") 

—  Très-hion.  sire:  mais  ]mhii-  payer,  conimo  disait  M.  de  Lesdignières,  il  faut  de 
l'argent.  —  Quoi!  les  quatre  millions  promis  par  M.  Fouquet  n'ont-ils  donc  pas  été 
remis?  J'avais  oublié  de  vous  en  demander  compte. —  Sire,  ils  étaient  chez  Votre 
Majesté  à  l'heure  dite.  —  Eh  hien?  —  Eh  bien  !  siie  .  les  verres  de  coulem-s,  les  feux 
d'artitice,  les  violons  et  les  cuisiniers  ont  mangé  quatre  millions  eu  huit  jours  —  En- 
tièrement?—  Jusqu'au  dernier  sou.  Chaque  fois  que  Votre  Majesté  a  ordonné  d'illu- 
miner les  bords  du  grand  canal ,  cela  a  brîilé  autant  d'huile  qu'il  y  a  d'eau  dans  les 
bassins.  —  Bien,  bien,  monsieur  Colbert.  Enfin  vous  n'avez  plus  d'arsent?  —  Oh! 
je  n'en  ai  plus ,  sire ,  mais  M.  Fouquet  en  a. 

Et  le  visage  de  Colbert  s'éclaira  dune  joie  sinistre.  —  Que  voulez-vous  dire?  de- 
manda Louis.  —  Sire  .  nous  avons  déjà  fait  donner  six  millions  à  M.  Fouquet.  Il  les 
a  donnés  de  trop  bonne  grâce  pour  n'en  pas  donner  encore  d'autres  si  besoin  était. 
Besoin  est  aujourd'hui.  Donc,  il  faut  qu'il  s'exécute. 

F.e  roi  fronça  le  sourcil.  —  Monsieur  Colbert,  dit-il  en  accenttiant  le  nom  du  finan- 
cier, ce  n'est  point  ainsi  que  je  l'entends:  je  ne  veux  pas  employer  contre  un  de  mes 
serviteurs  des  moyens  de  pression  qui  le  gênent  et  qui  entravent  son  service.  M.  Fou- 
quet a  donné  six  millions  en  huit  jours,  c'est  une  somme, 

C.olliert  pâlit. — (lependant,  lit-il,  Votre  Majesté  ne  parlait  pas  ce  langage  il  y  a 
quelque  temps:  lorsque  les  nouvelles  de  Belle-Isle  arrivèrent  par  exemple.  —  Vous 
avez  raison  ,  n)onsieur  Colbert.  —  Rien  n'est  changé  depuis  cependant,  bien  a\i  con- 
traire.—  Dais  ma  pensée,  Monsieur,  tout  est  changé. — Comment,  sire.  Votre 
Majesté  ne  croit  plus  aux  tentatives? —  Mes  affaires  me  regardent,  monsieur  le  sous- 
intendant,  et  je  vous  ai  déjà  dit  que  je  les  faisais  moi-même.  —  Alors  je  vois  que  j'ai 
eu  le  malheur,  dit  Colbert  en  tremblant  de  rage  et  de  peur,  de  toiidier  dans  la  dis- 
grâce de  Votre  Majesté.  —  Nullement  ;  vous  m'êtes  au  contraire  fort  agréable.  — 
Eh!  sire,  dit  le  ministre  avec  cette  brusquerie  affectée  si  habile  quand  il  s'agissait 
de  flatter l'amour-propre  de  Louis,  à  quoi  bon  être  agréable  à  Votre  Majesté  si  on  ne 
lui  est  plus  utile  ?  —  Je  réserve  vos  services  pour  une  occasion  meilleure,  et ,  croyez- 
moi,  ils  n'en  vaudi:ont  que  mieux.  Vous  avez  besoin  d'argent,  monsieur  Colbert?  — 
De  sept  cent  mille  livres,  sire.  —  Vous  les  prendrez  dans  mon  trésor  particulier. 

Colbert  s'inclina.  —  Et,  ajouta  Louis,  comme  il  me  paraît  difficile  que,  malgré  votre 
économie,  vous  satisfassiez  avec  ime  somme  aussi  exiguë  aux  dépenses  que  je  veux 
faire  ,  je  vais  vous  signer  une  cédule  de  ti'ois  millions. 

Le  roi  prit  une  plume  et  signa  aussitôt.  Puis  remettant  le  papier  à  Colbert,  —  Soyez 
tranquille  ,  dit-il .  le  plan  que  j'ai  adopté  est  un  plan  de  roi ,  monsieur  Colbert. 

Et  sur  ces  mots  prononcés  avec  tonte  la  majesté  que  le  jeime  prince  savait  prendre 
dans  ces  circonstances,  il  congédia  Colbert,  pour  donner  audience  aux  tailleurs. 

L'ordre  donné  par  le  roi  était  connu  dans  tout  Fontainebleau  ;  on  savait  déjà  que  le 
roi  essayait  son  habit  et  que  le  ballet  serait  dansé  le  soir. 

Cette  nouvelle  courut  avec  la  rapidité  de  l'éclair,  et  sur  son  passage  elle  alluma 
tontes  les  coquetteries,  tous  les  désirs,  toutes  les  folles  ambitions. 

A  l'instant  même,  et  comme  par  encbanlemenl ,  tout  ce  qui  savait  tenir  une  aiguille, 
tout' ce  qui  savait  distinguer  un  pourpoint  d'avec  un  haut-de-chausses,  comme  dit  Mo- 
lière, fut  convoqué  pour  servir  d'auxiliaire  aux  élégans  et  aux  dames. 

Le  roi  eut  achevé  sa  toilette  à  neuf  heures  :  il  parut  dans  son  carrosse  découvert  et 
orné  de  feuillages  et  de  fleurs. 

Les  reines  avaient  pris  place  à  une  magnifique  estrade  disposée  ,  sur  les  bords  de 
l'étang,  dans  un  théâtre  d'une  merveilleuse  élégance. 


390  LES  MOUSQUETAFBES. 

Eu  cinq  heures  les  ouvriers  charpentiers  avaient  assennblé  toutes  les  pièces  de  rap- 
port (le  ce  théùlre ,  les  tapissiers  avaient  tendu  leurs  tapisseries  ,  dressé  leurs  sièges , 
et,  comnie  au  signal  d'une  baguette  d'enchanteur,  mille  liras  s'aidanl  les  uns  les 
autres  au  lieu  de  se  gêner,  avaicnl  consiruil  l'édifice  dans  ce  lieu,  au  son  des  musi- 
ques ,  pendant  que  déjà  les  artificiers  illuminaient  le  théâtre  et  les  bords  de  l'étang  par 
un  nombre  incalculable  de  bougies. 

Comme  le  ciel  s'éloilait  et  n'avait  pas  un  nuage,  connue  ou  n'entendait  pas  un  souffle 
d'air  dans  les  grands  bois,  comme  si  la  nature  elle-même  s'élail  accommodée  à  la  fan- 
taisie du  prince,  on  avait  laissé  ouvert  le  fond  de  ce  théâtre.  En  sorte  que  derrière  les 
premiers  plans  du  décor  on  apercevait  pour  fond  ce  beau  ciel  ruisselant  d'étoiles,  cette 
nappe  d'eau  embrasée  de  feux  qui  s'y  réfléchissaient  et  les  silhouettes  bleuâtres  des 
grandes  masses  de  bois  aux  cimes  arrondies. 

Quand  le  roi  parut ,  toute  la  salle  était  pleine  ,  et  présentait  un  groupe  élincelanl  Je 
pierreries  et  d'or,  dans  lequel  le  premier  regard  ne  pouvait  distinguer  aucune  phy- 
sionomie. 

Peu  à  peu,  quand  la  vue  s'accoutumait  à  tant  d'éclat,  les  plus  rares  beautés  appa- 
raissaient, comme  dans  le  ciel  du  soir  les  étoiles,  une  à  une,  pour  celui  qui  a  fermé 
ses  veux  et  qui  les  rouvre. 

Le  théâtre  représentait  un  bocage  ;  quelques  Faunes  levant  leurs  pieds  fourchus 
sautillaient  çà  et  là;  une  Dryade  apparaissant ,  les  excitait  à  la  poursuite;  d'autres  se 
joignaient  à  elle  pour  la  défendie  ,  et  l'on  se  querellait  en  dansant. 

Soudain  devaient  paraître,  pour  ramener  l'ordre  et  la  paix,  le  Printemps  et  toute  sa 
cour. 

Les  Élérnens,  les  puissances  subalternes  de  la  mythologie  avec  leurs  atti'ibuts  se 
précipitaient  sur  les  traces  de  leur  gracieux  souverain. 

Les  Saisons,  alliées  du  Printemps,  venaient  à  ses  côtés  former  un  quadrille,  qui  , 
sur  des  paroles  plus  ou  moins  flatteuses,  entamait  la  danse.  La  musique,  hautbois, 
flûtes  et  violes  ,  peignait  les  plaisirs  champêtres. 

Déjà  le  roi  entrait  au  milieu  d'un  tonnerre  d'applaudissemens. 

Il  était  vêtu  d'une  timiquc  de  fleurs,  qui  dégageait,  au  lien  de  l'alourdir,  sa  taille 
svelte  et  bien  prise.  Sa  jambe ,  une  des  plus  élégantes  de  la  cour,  paraissait  avec  avan- 
tage dans  un  bas  de  soie  couleur  chair,  soie  si  fine  el  si  transparente  que  l'ont  eût  dit 
la  chair  elle-même. 

Les  plus  cbarmans  souliers  de  salin  lilas  clair,  à  bouffcltes  de  fleurs  et  de  feuilles, 
emprisonnaient  son  petit  pied. 

Le  buste  était  en  harmonie  avec  cette  base  ,  de  beaux  cheveux  ondnyans,  un  air  de 
fraîcheur  rehaussé  par  l'éclat  de  beaux  yeux  bleus  qui  hrùlaicnl  doucemenl  les  cieiu's, 
une  bouche  aux  lèvres  appétissantes,  qui  daignait  s'ouvrir  pour  soiu'ire,  tel  était  le 
prince  de  l'année,  qu'on  eût,  et  ajuste  titre  ce  soir-là  notnnié  le  roi  de  tous  les 
amours. 

Il  y  avait  dans  sa  démanlu'  ipiclque  chose  de  l.i  lêgcre  majesté  d'un  dieu.  Il  ne 
dansait  pas,  il  planait. 

Cette  entrée  fil  donc  l'elli'l  ii'  plii>  luillaiil.  Soudain  .  (onniic  nous  l'avons  dit ,  on 
aperçut  le  comte  de  Sainl-Aii;uaii  (pii  cIumu  hait  à  s'appioclicr  du  roi  ou  de  Madame. 

La  princesse  ,  vêtue  d'une  rohe  longue  diaphane  el  légère  comme  les  plus  lin<'S  ré- 
silles que  tissent  les  savantes  Malinaises,  le  genou  parfois  dessiné  sous  les  plis  de  la 
timiqne,  son  petit  pied  chaussé  de  soie.  s'avan(;ait  radieuse  avec  son  corlége  de  Hac- 
chanles  et  louchait  déjà  la  place  qui  lui  était  assignée  |>onr  danser. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  397 

Les  applaudissemciis  durèrent  si  longtemps,  que  le  comle  eut  loul  le  loisir  de  joindre 
le  roi  arrêté  sur  une  pointe.  —  Qu'y  a-t-il,  Saint-Aiarnan?  fil  le  Printemps.  —  Mon 
Dieu!  sire,  répliqua  le  courtisan  tout  pâle  ,  il  y  a  que  Votre  Majesté  n'a  pas  songé  au 
pas  des  Fruits.  —  Si  fait:  il  est  supprimé.  — Non  par,  sire.  Votre  Majcsié  n'en  a  point 
donné  l'ordre  ,  et  la  musique  l'a  conserve.  — Voilà  qui  esl  fâcheux!  murmura  le  roi. 
Ce  pas  n'est  pas  exécutable  ,  puisque  M.  de  Guiche  est  absent.  11  faudra  le  supprimer. 

—  Oh!  sire ,  un  quart  d'heure  de  nuisique  sans  danses ,  ce  sera  froid  à  tuer  le  hallel. 

—  Mais,  coni'e,  alors...  —  Oh!  sire.  mais...  —  Mais  quoi?  —  C'est  que  M.  de  Guiche 
est  ici.  —  Ici?  répliqua  le  roi  en  fronçant  le  sourcil.  Ici  '?...  vous  êtes  sûr  ...  —  Tout 
habillé  pour  le  ballet,  sire. 

Le  roi  sentit  le  rouge  lui  monter  au  visage.  —  Vous  vous  serez  h-onipé  ,  dit-il.  —  Si 
peu,  sire,  que  Votre  Majesté  peut  regarder  à  sa  droite.  Le  comte  attend. 

Louis  se  tourna  vivement  de  ce  côté,  et,  en  effet,  à  sa  droite,  éclatant  de  beauté 
sous  son  habit  de  Vertumne ,  Guiche  attendait  que  le  rci  le  regardai  pour  lui  adres- 
ser la  parole . 

Dire  la  stupéfaction  du  roi,  celle  de  Monsieur,  qui  s'agita  dans  sa  loge,  dire  les  chu- 
chottemens,  l'oscillation  des  lêlesdansla  salle,  dire  l'étrange  saisissement  de  Madame 
à  la  vue  de  son  partner,  c'est  une  tâche  que  nous  laissons  à  de  plus  habiles. 

Le  roi  était  demeuré  bouche  béanleet  regardait  le  comle. 

Celui-ci  s'approcha,  respectueux ,  courbe. — Sire,  dit-il,  le  plus  humble  sujet  de 
Votre  Majesté  vient  lui  faire  service  en  ce  jour,  comme  il  a  fait  aux  jours  de  bataille. 
Le  roi,  en  manquant  ce  pas  des  Fruils'perdait  la  plus  belle  scène  de  son  ballet.  Je  n'ai 
pas  voulu  qu'un  semblable  dommage  résultat  par  moi,  pour  la  beauté,  l'adresse  cl  la 
bonne  grâce  du  roi;  j'ai  quille  mes  fermiers,  afin  de  venir  en  aide  à  mon  prince. 

Chacun  de  ces  mots  tombait ,  mesuré,  harmonieux,  cloquent,  dans  l'oreille  de 
Louis  XIV.  la  tlatlerie  lui  plut  autant  que  le  couiage  l'élonna.  Il  se  contenta  de  ré- 
pondre : —  Je  ne  vous  avais  pas  dit  de  revenir,  comle. — Assurément,  sire,  mais 
Votre  Majesté  ne  m'avait  pas  dit  de  rester. 

Le  roi  sentait  le  temps  courir.  La  scène,  en  se  prolongeant,  pouvait  tout  brouiller. 
Une  seule  ombre  à  ce  tableau  le  gâtait  sans  ressource. 

Le  roi  d'ailleurs  avait  le  cœur  tout  plein  de  bonnes  idées;  il  venait  de  puiser  dans 
les  yeux  si  é'oquens  de  Madame  une  iiispir.ition  nouvelle. 

Ce  regard  de  Henriette  lui  avait  dit  :  —  Puisqu'on  est  jaloux  de  vous,  divisez  les 
soupçons;  qui  se  délie  do  deux  rivaux  ne  se  délie  d'aucun. 

Madame,  avec  celte  habile  diverijon,  l'emporta. 

Le  roi  sourit  à  Guiche. 

Guiche  ne  comprit  pas  un  mot  au  langage  muet  de  Madame  Seulement,  il  vit  bien 
qu'elle  affectait  de  ne  le  point  regarder...  Sa  grâce  obtenue  il  l'attribua  au  cœur  du 
monarque.  Le  roi  en  sut  gré  à  tout  le  monde. 

Monsieur  seul  ne  conipril  pas. 

Le  ballet  commença;  il  fut  splendide. 

Quand  les  violons  enlevèrent  par  leurs  élans  ces  illustres  danseurs,  quand  la  pan- 
tomime naïve  de  celle  époque,  bien  plus  naïve  encore  par  le  jeu  fort  médiocre  des 
augustes  histrions,  fut  parvenue  à  son  point  culminant  de  Irioniphe,  la  salle  faillit 
croider  sous  les  applaudissemens. 

Guiche  brilla  connue  un  soleil ,  mais  comme  un  soleil  courtisan  qui  se  résigne  au 
deuxième  rôle. 

Dédaigneux  de  ce  succès,  dont  Madame  ne  lui  témoignait  aucune  reconnaissance, 


398  LES  MOUSQUETAIRES 

il  lie  sonfrea  pins  qu'à  recoii-]iii'rir  biMvoiiieiil  la  prérérence  oslcnsiblo  de  Va  princesse. 

Elle  ne  lui  donna  pas  un  seul  regard. 

Peu  ùpeu,  toute  sa  joie,  tout  son  brillant  s'éteignirent  dans  la  douleur  et  dans 
l'inquiétude,  en  sorte  que  ses  jambes  devinrent  molles,  ses  bras  lourds,  sa  tète  hébétée. 

Le  roi,  dès  ce  moment,  fut  réellement  le  premier  danseur  du  quadrille. 

Il  jeta  un  regard  de  côté  sur  son  rival  vaincu. 

Giiicbe  n'était  même  plus  courtisan:  il  dansait  mal  sans  adulation;  bicnlùt  il  ne 
dansa  plus  du  tout. 

Le  roi  et  Madame  triomphèrent. 


LES   NYMPHES   DU   PARC    DE    FONTAINEBLEAU. 

Le  roi  demeura  un  instant  à  jouir  de  son  triomphe  (pii,  nous  l'avons  dit,  était  aussi 
complet  que  possible. 

Puis  il  se  retourna  vers  Madame  pour  l'admirer  aussi  un  peu  à  son  tour. 

Louis  pensait  donc  à  Madame  :  mais  seulement  après  avoir  bien  pensée  à  lui-même, 
et  Madame  pensait  beaucoup  à  elle-même ,  peut-être  sans  penser  le  moins  du  monde 
au  roi. 

Mais  la  victime ,  au  milieu  de  tous  ces  amours  et  amours-propres  royau.v ,  c'était 
Guiche. 

Aussi,  tout  le  monde  put-il  remarquer,  à  la  l'ois,  l'agilalion  et  la  prostration  ilu 
pauvre  gentilhomme.  On  n'était  pas  d'ordinaire  inquiet  sur  son  compte  quand  il  s'a- 
gissait d'une  question  d'élégance  et  de  goût. 

Aussi  la  défaite  de  Guiche  fut-elle  attribuée  par  le  plus  givind  nombre  à  son  habi- 
leté de  courtisan. 

Mais  d'autres  aussi, — les  yeux  sont  clairvoyaus  à  la  cour, — mais  d'autres  aussi 
remarquèrent  sa  pâleur  et  son  atonie  ,  pâleur  et  alunie  qu'il  ne  poinait  ni  feindre  ni 
cacher,  et  ils  en  coiiclui'ent  avec  raison  que  Guiche  ne  jouait  pas  une  comédie  d'adu- 
lation. 

Ces  soull'rances,  ces  succès,  ces  commentaires  furent  enveloppés,  confondus,  per- 
dus dans  le  bruit'  des  applaudissemens. 

-■Mais  quand  les  reines  eurent  témoigné  leiu'  salisfattiou,  les  spectateurs  leur  enlhoii- 
siasme;  quand  le  roi  se  fut  rendu  à  sa  loge  pour  changer  de  cnslume,  tandis  (pie  .Mon- 
sieur, habillé  en  femme,  selon  son  habilude.  dansait  à  sontnur.  liiiiche,  rendu  a  lui- 
même,  s'approcha  de  Madame  qui,  assise  au  fond  du  théâtre,  attendait  la  deu.xième 
entrée  et  s'élail  fui!  une  Militude  au  milieu  île  la  foule  comme  pour  méditer  à  l'avance 
ses  effets  chorégraphiques. 

On  comprend  qu'absorbée  par  celle  grave  méditation,  elle  ne  \it  point  ou  lit  .sem- 
blant de  ne  pas  voir  ce  qui  se  passait  autour  d'elle. 

Deu-X  de  ses  demoiselles  d'hnniieur  \  élues  en  lianiadryadcs,  voyant  liuiclie  s'appro- 
cher, se  rccidèreiit  par  respect. 

Guiche  s'avança  donc  au  milieu  du  cercle  et  salua  Smi   Mli'-x'  llnjale. 

Mais  Son  Altesse  Royale,  qii'idir  rùl  nniaripn'  nu  ii<>ii  le  ■aliil.  ne  lnuriia  même 
point  la  têlc. 


.M  VDE.MOlSEI.Li:     DE    TO.N  N  A  V  -  Cil  A  11  E  \  i   K. 


M-:  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  :W<> 

Un  frisson  passa  dans  les  veines  du  nialhenroux  comte;  il  ne  s'attendait  point  h  une 
aussi  complète  indifférenee;  lui  qui  iva\ail  rien  vu ,  lui  qui  n'avait  rien  appris,  lui 
qui,  par  conséquent,  ne  pouvait  rien  deviner. 

Donc .  voyant  que  son  salut  n'obtenait  aucune  réponse,  il  fit  un  pas  de  plus  ,  et , 
d'une  voix  qu'il  s'elTorrail,  mais  inutilement,  de  rendre  calme  :  —  J'ai  l'honneur,  dit- 
il  ,  de  présenter  mes  bien  humbles  respects  à  Madame. 

Cette  fois  Son  Allesse  Royale  daigna  tourner  ses  yeuxlanguissaus. — Ah!  monsieur 
-de  Guiche ,  dit-elle ,  c'est  vous ,  bonjour  !  Et  elle  se  retourna. 

La  patience  faillit  manquer  au  comte. — Votre  Allesse  Royale  a  dansé  à  ravir  tout 
à  l'heure,  dit-il. — Vous  trouvez?  lit  négligemment  Madame.  — Oui,  le  persoimage 
est  tout  à  fait  celui  qui  convient  au  caractère  de  Son  Altesse  Royale. 

Madame  se  retourna  tout  à  fait,  et  regardant  Guiche  avec  son  œil  clair  et  fixe.  — 
Gomment  cela?  dit-elle.  —  Sans  doute.  —  Expliquez-vous.  —  Vous  représentez  une 
divinité  ,  belle  ,  dédaigneuse  et  légère ,  fit-il.  —  Vous  parlez  de  Pomone  ,  monsieur  le 
comte.  — Je  parle  delà  déesse  que  représente  Votre  Altesse  Royale. 

Madame  demeura  un  instant  les  lèvres  crispées.  —  Mais  vous-même  ,  Monsieur, 
dit-elle,  n'étes-vous  pas  aussi  un  danseur  parfait?  —  Oh!  moi.  Madame,  je  suis  de 
ceux  qu'on  ne  dislingue  point ,  et  qu'on  oulilie  si  par  hasard  on  les  a  distingués 

Et  sur  ces  paroles,  accompagnées  d'un  de  ces  soupirs  profonds  qui  font  tressaillir 
les  dernières  libres  de  l'être  ,  le  cœur  plein  d'angoisses  et  de  palpitations,  la  tête  en 
feu  ,  l'œil  vacillant ,  il  salua,  haletant ,  et  se  retira  derrière  le  buisson  de  toile. 

Madame  ,  pour  toute  réponse  ,  haussa  légèrement  les  épaules. 

Et  comme  ses  dames  d'honneur  s'étaient,  ainsi  que  nous  l'avons  dit ,  retirées  par 
discrétion  durant  le  colloque,  elle  les  rappela  du  regard. 

C'étaient  mesdemoiselles  de  Tonnay-Charente  et  de  Monlalais. 

Toutes  deux  s'approchèrent  avec  enq)rcssement.  —  Avez-vous  entendu,  IMesdemoi- 
selles'?  demanda  la  princesse.  —  Quoi"?  Madame.  —  Ce  que  M.  le  comte  de  Guiche  a 
dit.  —  Non.  —  En  vérité  c'est  une  chose  remarquable ,  continua  la  princesse  avec 
l'accent  de  la  compassion,  coudyien  l'exil  a  fatigué  l'esprit  de  ce  pauvre  M.  de 
Guiche  ! 

Et  plus  haut  encore,  de  peur  que  le  malheureux  perdit  une  parole:  —  Il  a  mal 
dansé  d'abord,  continua-t-elle  ;  puis  ensuite  il  n'a  dit  que  des  pauvretés. 

Puis  elle  se  leva,  fredoimant  l'air  sur  lequel  elle  allait  danser. 

Guiche  avait  tout  entendu.  Le  trait  pénétra  au  plus  profond  de  son  cœur  et  le 
déchira. 

Alors,  au  risque  d'inlorrompre  tout  l'ordre  de  la  fête  par  son  dépit ,  il  s'enfuit  met- 
tant son  bel  habit  de  Verlunme  en  laudieaux  et  semant  sur  son  chemin  les  pampres , 
les  mûres,  les  feuilles  d'amandier,  et  tous  les  petits  attributs  artificiels  de  sa  divinilé. 

Un  quart  d'heure  après  il  était  de  retour  sur  le  théâtre.  Mais  il  était  facile  de  com- 
prendre qu'il  n'y  avait  qu'un  puissant  effort  de  la  raison  sur  la  folie  qui  avait  pu  le 
ramener,  —  or.  peut-être,  le  cœur  csl  ainsi  fait,  —  l'impossibilité  même  de  rester  plus 
longtemps  éloigné  de  celle  qui  lui  brisait  le  cœur. 

Madame  achevait  son  pas. 

Elle  le  vil,  mais  ne  le  regarda  point,  et  lui,  irrité,  furieux,  lui  tourna  le  dos  à  son 
tour  lorsqu'elle  passa  escortée  de  ses  njmphes  et  suivie  de  cent  fiatteurs. 

Pendant  ce  temps ,  à  l'autre  bout  du  théâtre  ,  près  de  l'étang  ,  une  femme  était  as- 
sise, les  pux  fixés  sur  une  des  fenêtres  du  théâtre. 

De  cette  fenêtre  s'échappaient  des  flots  de  lumière. 


400  LES  MOUSQUETAIRES. 

Celle  fenêtre,  c'était  celle  de  la  loge  royale. 

Giiiclie ,  en  quittant  le  Ihéàtre,  Guiclie  en  allant  dieroher  l'air  dont  il  avait  si  grand 
besoin,  Gniche  passa  près  de  cette  femme  et  la  salua. 

Elle,  de  son  côté,  en  apercevant  le  jeune  homme,  s'était  levée  comme  une  fenune 
surprise  au  milieu  d'idées  qu'elle  voudrait  se  cacher  à  elle-même. 

Guiche  la  reconnut.  Il  s'arrêta.  —  Bonsoir,  Mademoiselle  ,  dit-il  vivement.  —  Bon- 
soir, monsieur  le  comte.  —  Ah  !  mademoiselle  de  la  Vallière,  continua  Guiche,  que 
je  suis  heureux  de  vous  rencontrer  !  —  El  moi  aussi ,  monsieur  le  comte,  je  suis  heu- 
reuse de  ce  hasard ,  dit  la  jeune  iillc  en  faisant  un  mouvement  pour  se  retirer.  —  Oh  ! 
non  !  non  I  ne  me  q\iittez  pas ,  dit  Guiche  en  étendant  la  main  vers  elle;  car  vous  dé- 
mentiriez ainsi  les  bonnes  paroles  que  vous  venez  de  dire.  Restez,  je  vous  en  supplie; 
il  fait  la  plus  belle  soirée  du  monde.  Vous  fuyez  le  bruit,  vous!  Vous  aimez  voire  so- 
ciété à  vous  seule,  vousl  Eh  bien!  oui ,  je  comprends  cela;  toutes  les  femmes  qui  ont 
du  cœur  sont  ainsi.  Jamais  on  n'en  verra  une  s'ennuyer  loin  du  tourbiÏÏon  de  tous  ces 
plaisirs  bruyans  !  Oh  !  Mademoiselle  !  Mailemoiselle  1  —  Mais  qu'avez-vous  donc,  mon- 
sieur le  comte?  demanda  la  Vallière  avec  un  certain  elfroi;  vous  semblez  agité.  — 
Moi.  Non  pas;  non.  — Alors,  monsieur  de  Guiche,  permettez-moi  de  vous  faire  ici  le 
remercîment  que  je  me  proposais  de  vous  faii'e  à  la  première  occasion.  C'est  à  votre 
protection  ,  je  le  sais,  que  je  dois  d'avoir  été  admise  parmi  les  filles  d'honneur  de  Ma- 
dame?—  .\h!  oui,  vraiment,  je  m'en  souviens  et  je  m'en  félicite,  Mademoiselle. 
Aimez- vous  quelqu'un ,  vous?  —  Moi  !  —  Oh  !  pardon ,  je  ne  sais  ce  que  je  dis  ;  pardon 
mille  fois:  Madame  avait  raison,  bien  raison;  cet  evil  brutal  a  complètement  boule- 
versé mon  esprit.  —  Mais  le  roi  vous  a  bien  reçu,  ce  me  semble,  monsieur  le  comte. 

—  Trouvez-vous?...  bien  reçu...  peut-être...  oui.  — Sans  doute,  bien  reçu,  car  enfin 
vous  revenez  sans  congé  de  lui.  —  C'est  vrai ,  et  jo  crois  que  vous  avez  raison  ,  Made- 
moiselle. Mais  n'avez-vous  point  vu  par  ici  M.  le  vicomte  de  Bragelonne'!'  La  Vallière 
tressaillit  à  ce  nom.  —  Pourquoi  cette  question'/  demanda-t-elle.  —  Oh  !  mon  Dieu  ! 
vous  blesserais-je  encore'/  fit  Guiche;  en  ce  cas  je  suis  bien  malheuren.x,  bien  à 
plaindre!  —  Oui  ,  bien  malheureux  ,  bien  à  plaindre.,  monsieur  de  Guiche,  car  vous 
paraissez  horriblement  souHrir.  —  Oh  !  Mademoiselle  ,  que  u'ai-je  une  sœur  dévouée, 
une  amie  véritable  !  —  Vous  avez  des  amis,  monsieur  de  Guiche,  et  M.  le  vicomte  de 
Bragelonne,  dont  vous  parliez  tout  à  l'heure,  est,  il  me  semble,  un  de  ces  bons  amis. 

—  Oui,  oui .  en  effet,  c'est  un  de  mes  bons  amis.  Adieu,  Mademoiselle,  adieu;  re- 
cevez tous  mes  respecis.  Et  il  s'enfuit  comme  un  fou  le  long  de  l'étang. 

Son  omliic  noire  glissait  grandissanic  paruii  les  ifs  lumineux  et  les  larges  moires 
resplendissantes  de  l'eau. 

La  Vallière  le  regarda  ipielque  temps  a\ec  compassion.  —  Oh!  oui.  oui.  dit-elle, 
il  soulfre,  et  je  connnence  à  comprendre  poui-quoi. 

Elle  achevait  à  peine ,  lorsque  ses  compagnes,  mesdemoiselles  de  Monlalais  el  do 
Tonnay-Charento,  accoiu'urent. 

Elles  axaient  fini  leur  service,  dépouillé  leurs  babils  de  nymphes,  el ,  joveiiscs  de 
Cette  belle  nuit,  du  succès  de  la  soirée,  elles  revenaient  trouver  leur  compagne.  — 
Eh  quoi ,  déjà!  lui  dirent-elles.  Nous  croyions  arriver  les  premières  au  rendez-vous. 

—  J'y  suis  depuis  im  quart  d'henre .  répondit  la  Vallière.  —  b'.st-ce  (]ue  la  danse  ne 
vous  a  point  amusée?  —  Non.  —  Et  tout  le  spectacle?  —  Non  plus.  Eu  fait  de  spec- 
tacle, j'aime  bien  inieux  celui  de  ces  bois  noirs  au  fond  desquels  brille  ç."i  et  \h  une 
lumière  ipii  passe  comme  un  (ril  muge,  lanlôl  ouvert ,  lanlôl  feimé.  —  Elle  est  poêle, 
celle  lu  Vallière,  dil  Totmay-Cbarcnic.  —  <Tesf-à-dire   insuppoii.ilile,  lit  Monlalais, 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  401 

Toules  les  fois  qu'il  s'agit  de  rire  un  peu  ou  de  s'amuser  de  quelque  chose ,  la  Val- 
lière  pleure;  toutes  les  fois  qu'il  s'agit  de  pleurer,  pour  nous  autres  femmes .  chif- 
fons perdus,  amour-propre  piqué,  parure  sans  effet,  la  Vallière  rit.  —  Oh  1  quant  à 
moi ,  je  ne  puis  être  de  ce  caractère ,  dit  mademoiselle  de  Tonnay-Charente.  Je  suis 
femme  et  femme  comme  on  ne  l'est  pas;  qui  m'aime  me  flatte,  qui  me  flatte  me 
plail  par  sa  flatterie,  et  qui  me  plaît...  —  Eh  bien,  tu  n'achèves  pas,  dit  Monlalais. 

—  C'est  trop  difficile,  répliqua  mademoiselle  de  Ïonnay-Charente  en  riant  aux  éclats. 
Achève  [wur  moi,  toi  qui  as  tant  d'esprit. 

— Et  vous ,  Louise ,  dit  Monlalais ,  vous  plaît-on?  —  Cela  ne  regarde  personne ,  dit 
la  jeune  fille  en  se  levant  d>i  banc  de  mousse  où  elle  était  restée  étendue  pendant  tout 
le  temps  qu'avait  duré  le  ballet.  JMaiiileuant,  Mesdemoiselles,  nous  avons  formé  le 
projet  de  nous  divertir  cette  nuit  sans  surveillans  et  sans  escorte.  Nous  sommes  trois, 
il  fait  un  temps  superbe;  regardez  là-bas,  voyez  la  lune  qui  monte  doucement  au 
ciel  et  argenté  les  cimes  des  marronniers  et  des  chênes.  Oh  !  la  belle  promenade  !  oh  I 
la  belle  liberté  1  la  belle  herbe  fine  des  bois,  prenons-nous  par  le  bras  et  gagnons  les 
grands  arbres.  Ils  sont  tous  en  ce  moment  attablés  et  actifs  là-bas?  occupés  à  se  parer 
pour  une  promenade  d'apparat;  on  selle  les  chevaux,  on  atlèle  les  voilures;  les 
mules  de  la  reine  ou  les  quatre  cavales  blanches  de  Madame.  Nous,  gagnons  vite  un 
endroit  où  nul  œil  ne  nous  devine,  où  nul  pas  ne  marche  dans  notre  pas.  Vous  rap- 
pelez-vous, Monlalais,  les  bois  deCheveriiy  et  de  Chambord,  les  peupliers  sans  fin 
de  Blois?  Nous  avons  échangé  là-bas  bien  des  espérances!  —  Bien  des  confidences 
aussi. — Oui.  —  Moi ,  dit  niademoiseUe  de  Tonnay-Charente,  je  pense  beaucoup 
aussi  ;  mais,  prenez  garde...  —  Elle  ne  dit  rien,  fit  Montalais,  de  sorte  que  ce  que 
pense  mademoiselle  de  Tonnay-Charente  ,  Athénais  seule  le  sait. 

—  Chut!  s'écria  mademoiselle  de  la  Vallière  ,  j'entends  des  pas  qui  viennent  de  ce 
côté  — Eh!  vitel  vite!  dans  les  roseaux,  dit  Montalais:  baissez- vous,  Athénais,  vous 
qui  êtes  si  grande. 

Mademoiselle  de  Tonnay-Charente  se  baissa. 

Presque  aussitôt  on  vit  en  effet  deux  gentilshommes  s'avancer,  la  tête  inclinée,  les 
bras  entrelacés,  et  marchant  sur  le  sable  fin  de  l'allée  parallèle  au  rivage. 

Les  femmes  se  firent  petites,  imperceptibles.  — C'e^t  M.  de  Guiche,  dit  Montalais 
à  l'oreille  de  mademoiselle  de  Tonnay-Charente.  —  C'est  M.  de  Bragelonne,  dit 
celle-ci  à  l'oreille  de  la  Vallière. 

Les  deux  jeunes  gens  continuaient  de  s'approcher  en  causant  d'une  voix  animée. 

—  C'est  par  ici  qu'elle  était  tout  à  l'heure,  dit  le  comte.  Si  je  n'avais  fait  que  la  voir, 
je  dirais  que  c'est  une  apparition;  mais  je  lui  ai  parlé.  —  Ainsi,  vous  êtes  sur. — 
Oui,  mais  peut-être  aussi  lui  ai-je  fait  peur.  —  Comment  cela?  —  Eh  !  mon  Dieu  , 
j'étais  encore  fou  de  ce  que  vous  savez,  de  sorte  qu'elle  n'aura  rien  compris  à  mon 
fiévreux  monologue  et  à  mes  gestes.  — Oh!  dit  Bragelonne,  ne  vous  inquiétez  pas, 
mon  ami.  Elle  est  bonne,  elle  excusera;  elle  a  de  l'esprit,  elle  comprendra.  —  Oui. 
Mais  si  elle  a  compris,  et  qu'elle  parle  ?  —  Oh  1  vous  ne  connaissez  pas  Louise ,  comte, 
dit  Raoul.  Louise  a  toutes  les  vertus,  et  n'a  pas  un  seul  défaut. 

Et  les  jeunes  gens  passèrent  là-dessus ,  et  comme  ils  s'éloignaient  leurs  voix  se  per- 
dirent peu  à  peu. 

—  Conuncut,  la  Vallière,  dit  mademoiselle  de  Tonnay-Charente  ,  M.  le  vicomte 
de  Bragelonne  a  dit  Louise  en  parlant  de  vous.  Comment  cela  se  fait-il?  —  Nous 
avons  été  élevés  ensendile,  répondit  mademoiselle  de  la  Vallière,  tout  enfans  nous 
nous  connaissions.  —  Et  puis  M,  de  Bragelonne  est  ton  fiancé,  chacim  sait  cela,  — 

T.  I.  î« 


402  LES  MOUSQUETAIRES. 

Oh  !  je  ne  le  savais  pas,  moi.  Est-ce  vrai,  Mademoiselle'? — C'est-à-dire,  répondit 
Louise  en  rougissant ,  c'est-à-dire  que  M.  de  Bragelonne  m'a  fait  l'honneur  de  me  de- 
mander ma  main...  Mais...  —  Mais  quoi?  —  Mais  il  paraît  que  le  roi...  —  Eh  bien! 
—  Que  le  roi  ne  veut  pas  consentir  à  ce  mariage.  —  Eli  !  pourquoi  le  roi  !  et  qu'est-ce 
que  le  roi?  s'écria  Aure  avec  aigreur;  le  roi  a-t-il  donc  le  droit  de  se  mêler  de  ces 
choses-là,  bon  Dieu  !...  La  poulitique  est  la  iioulitique ,  comme  disait  M.  Mazariu; 
ma  l'amor,  il  est  l'amor.  Si  donc  tu  aimes  M.  de  Bragelonne,  et  s'il  t'aime,  épou- 
sez-vous. Je  vous  donne  mon  consentement,  moi. 

Athénaïs  se  mit  à  sourire.  —  Oh  !  je  parle  sérieusement,  répondit  Monlalais,  et 
mon  avis  en  ce  cas  vaut  bien  l'avis  du  roi ,  je  suppose ,  n'est-ce  pas,  Louise'? 

—  Voyons,  voyons,  ces  messieurs  sont  passés,  dit  la  Vallière;  profitons  donc  de 
la  solitude  pour  traverser  la  prairie  et  nous  jeter  dans  le  bois.  —  D'autant  mieux ,  dit 
Alhénaïs  ,  que  voilà  des  lumières  qui  partent  du  château  et  du  théâtre,  et  qui  me  font 
l'efliet  de  précéder  quelque  illustre  compagnie. — (Courons,  dirent-elles  toutes  trois. 

Et  relevant  gracieusement  les  longs  plis  de  leurs  robes  de  soie  .  elles  francliirenl 
lestement  l'espace  qui  s'étendait  entre  l'élang  et  la  partie  la  plus  ombragée  du  parc. 
Montalais ,  légère  comme  une  biche ,  Athénaïs ,  ardente  comme  une  jeune  louve ,  bon- 
dissaient dans  'l'herbe  sèche ,  et  parfois  un  Actéon  téméraire  eiit  pu  apercevoir  dans 
la  pénombre  leur  jambe  pure  et  hardie  se  dessinant  sous  l'épais  contour  des  jupes  de 
satin. 

La  Vallière ,  plus  délicate  et  plus  pudique ,  laissait  flotter  ses  robes  ;  retardée  aussi 
par  la  faiblesse  de  son  pied ,  elle  ne  tarda  point  à  demander  grâce. 

Et  demeurée  en  arrière  elle  força  ses  deux  compagnes  à  l'attendre. 

En  ce  moment,  un  homme  caché  dans  un  fossé  plein  do  jeunes  pousses  de  saules 
remonta  vivgment  sur  le  talus  de  ce  fossé  et  se  mit  à  courir  dans  la  direction  <lu 
château. 

Les  trois  femmes,  de  leur  coté,  atteignirent  les  lisières  du  parc,  dont  toutes  les 
allées  leur  étaient  connues. 

De  grandes  haies  fleuries  s'élevaient  autour  des  fossés  ;  des  barrières  fermées  pro- 
tégeaient de  ce  côté  les  promeneurs  contre  l'envahissement  des  chevaux  et  des 
calèches. 

En  effet,  on  entendait  rouler  dans  le  lointain ,  sur  le  soi  ferme  des  chemins  les  car- 
rosses des  reines  et  de  Madame.  Plusiem-s  cavaUers  les  suivaient  avec  le  bruit  si  bien 
imité  pai-  les  vers  cadencés  de  Virgile. 

QueUjues  musiques  lointaines  répondaient  au  bruit .  et  quand  les  harmonies  ces- 
saient, le  rossignol,  chanteur  plein  d'orgueil,  envoyait  à  la  compagnie  qu'il  sentait 
rassemblée  sous  les  ombrages  les  chants  les  plus  conqiliqiiés.  les  plus  suaves  et  les  phis 
savans. 

Autour  du  chanteur,  brillaient  dans  le  fond  noir  des  gros  arbres ,  les  yeux  de  quelque 
chat-huaut  sensible  à  l'iiarmonie. 

De  sorte  que  celle  fêle  de  toute  la  cour  était  aussi  la  fêle  des  hôtes  myslérieux  dos 
bois;  car  assurément  la  biche  écoutait  dans  sa  fougère,  le  faisan  sur  sa  bnuirbc  .  le 
renard  dans  son  terrier. 

On  devinait  la  vie  de  ioulc  celle  population  nocturne  et  invisible  a\ix  brusque.^  mo>i- 
vcmens  qui  s'o|)éraienl  tout  à  coup  dans  les  feuilles. 

Alors  les  nvmphcs  des  bois  po^^saioul  nu  polilcri;  puis ,  rassurées  à  l'instant  même, 
riaient  et  reprenaient  leur  niaivlio. 

Elles   arrivèrent   aiii-^i  .lu   cliriic    in\;il.    \éiiéral)lo    reste  d'im  i-hêno  (jni .  ilnus  sa 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  403 

jouiict.si;,  avait  ciiteiulu  le.,  .suu[iirs  de  Henri  11  [Jour  la  belle  Uianede  Poitiers,  et  plus 
tard  ceux  de  Henri  IV  pour  la  belle  Gabrielle  d'EsIrées. 

Suus  ce  diène ,  lesjardiniers  avaient  accunuiléla  mousse  et  le  gazon  de  telle  snrie, 
que  jamais  siège  circulaire  n'avait  mieux  reposé  les  membres  fatigués  d'un  roi. 

Le  tronc  de  l'arbre  loriuail  un  dossier  nit,Mieux ,  mais  suftisamiïient  large  pour  (piatre 
personnes. 

Sous  les  rameaux  qui  obliquaient  vers  le  troue,  les  voix  se  perdaient  en  filtrant  vers 
les  cieux. 


CE   QUI    Si:   KISAIÏ   SOUS    LK   CIIÈNE    ROY.\L. 


Il  y  avait  dans  la  douceur  de  l'air,  dans  le  silence  du  feuillage,  un  muet  engage- 
ment pour  ces  jeimes  femmes  à  cbanger  tout  de  suite  la  conversation  badine  en, une 
conversation  plus  sérieuse. 

Celle  mêiiie  dont  le  caractère  était  le  plus  enjoué,  Monlalais,  par  exemple,  y  pen- 
chait la  première. 

Elle  débuta  par  im  gros  soupir.  —  Quelle  joie  ,  dit-elle,  de  nous  sentir  ici,  libres, 
seules,  et  en  droit  d'être  franches,  surtout  envers  nous-mêmes.  — ■  Oui,  dit  mademoi- 
selle Tounay-Charenle  ,  car  la  cour,  si  brillante  q\rclle  soit,  cache  toujours  un  men- 
songe sous  les  plis  de  velours  ou  sous  les  feux  de  diamans.  — Moi ,  répliqua  la  Vallière, 
je  ne  mens  jamais;  quand  je  ne  puis  dire  la  véiilé,  je  me  tais.  —  Vous  ne  serez  pas 
longtemps  en  faveur,  ma  chère,  dit  Moulalais;  ce  nest  point  ici  comme  à  Blois,  où 
nous  disions  à  la  vieille  Madame  tous  nos  dépits  et  toutes  nos  envies.  Madame  avait  ses 
jours  où  elle  se  souvenait  d'avoir  été  jeune.  Ces  jours-là  quiconque  causait  avec  Ma- 
dame, trouvait  une  amie  sincère.  Madame  nous  contait  ses  amours  avec  Monsieur,  et 
nous,  nous  lui  contions  ses  amours  avec  d'autres,  ou  du  moins  les  bruits  qu'on  avait 
fait  courir  sur  ses  galanteries.  Pauvre  femme  !  Si  innocente!  elle  en  riait,  nous  aussi, 
où  est-elle  à  présenti  —  Ah!  Montalais,  rieuse  Montalais,  s'écria  la  Vallière,  voilà 
que  lu  soupires  encore;  les  bois  t'inspirent,  et  tu  es  presque  raisonnable  ce  soir. 

—  Mesdemoiselles,  ditAihénaïs,  vous  ne  devez  pas  tellement  regretter  la  cour  de 
Blois,  que  vous  ne  vous  trouviez  heureuses  chez  nous.  Une  cour,  c'est  l'endroit  où 
viennent  les  hommes  et  les  femmes  pour  causer  de  choses  que  les  mères  et  les  tuteurs 
que  les  confesseurs  surtout  défendent  avec  sévérité.  A  la  cour,  on  se  dit  ces  choses 
sous  privilège  du  roi  et  des  reines,  n'est-ce  pas  agréable?  —  Oh  !  Athénaïs,  dit  Louise 
en  rougissant. — Athénaïs  est   franche  ce  soir,  dit   Monlalais,  protitons-en. — Oui 

prolitons-en,  car  on   m'arracherait  ce  soir  les  plus  intimes  secrets  de  mon  cœur. 

Ah!  si  M.  de  Montespan  était  là!  dit  Monlalais.  —  Vous  croyez  que  j'aime  M.  de 
Montespan?  nun-mura  la  belle  jeune  lille.  —  Il  est  beau,  je  suppose.  —  Oui,  et 
ce  n'est  pas  un  mince  avantage  à  mes  yeux.  — Vous  voyez  bien  — Je  dirai  plus, 
il  est,  de  tous  les  hommes  qu'on  voit  ici,  le  plus  beau  et  le  [)lns...  —  Ou'eu- 
tend-on  là?  dit  la  Vallière  en  faisant  sur  le  banc  de  mousse  un  brusque  moiivemonl. 
—  Quelque  daim  qui  fuit  dans  les  branches.  —  Je  n'ai  que  peur  des  honnnes  dit 
Athénaïs.  —  Quand  ils  ne  ressemblent  pas  à  M.  de  Montespan.  —  Finissez  cette  rail- 
lerie... M.  de  Montespan  est  aux  soins  pour  moi  ;  mais  cela  n'engage  à  rien.  N'avons- 


404  LES  MOUSQUETAIRES. 

nous  pas  ici  INI.  de  Giiicbc  qui  e,-l  ;ui\  soins  pour  Madame?  —  Pauvre ,  pauvre  garçon  ! 
dit  la  Vallière.  —  Pourquoi  pauvre?...  Madame  est  assez  belle  et  assez  grande  dame , 
je  suppose. 

La  Vallière  secoua  douloureusement  la  tète.  —  Quand  on  aime,  dit-elle,  ce  n'est 
ni  la  belle  ni  la  grande  dame;  mes  clières  amies,  quand  on  aime  .  ce  doit  être  le  cœur 
et  les  yeux  seuls  de  celui  ou  de  celle  qu'on  aime. 

Montalais  se  mit  à  rire  bruyamment.  —  Cœur,  yeux,  oh!  sucrerie,  dit-elle. — 
Je  parle  pour  moi ,  répliqua  la  Vallière.  —  Nobles  sentimens  !  dit  Atbénaïs  d'un  air 
protecteur,  mais  froid.  —  Ne  les  avez-vous  pas,  Mademoiselle?  lit  Louise.  —  Par- 
faitement, Mademoiselle;  mais  je  continue  :  comment  peut-on  plaindre  un  homme 
qui  rend  des  soins  à  une  femme  comme  Madame?  S'il  y  a  disproportion,  c'est  du  côté 
du  comte.  —  Oh!  non,  non.  lit  la  Vallière;  c'est  du  côté  de  Madame.  —  Expliquez- 
vous.  —  Je  m'explique.  Madame  n'a  pas  même  le  désir  de  savoir  ce  que  c'est  que  l'a- 
mour. Elle  joue  avec  ce  sentiment,  comme  les  enfans  avec  les  artifices  dont  une  étin- 
celle embraserait  un  palais.  Cela  brille .  voilà  tout  ce  qu'il  lui  faut.  Or,  joie  et  amour, 
est  le  tissu  dont  elle  veut  que  soit  tramée  sa  vie.  M.  de  Guiche  aimera  cette  dame 
illustre;  elle  ne  l'aimera  jamais 

Atbénaïs  partit  d'un  éclat  de  rire  dédaigneux.  —  Est-ce  qu'on  aime?  dit-elle  :  où  sont 
vos  nobles  sentimens  de  tout  à  l'heure?  La  vertu  d'une  femme  n'est-elle  point  dans  le 
courageux  refus  de  toute  intrigue  à  conséquence.  Une  femme  bien  organisée  et  douée 
d'un  cœur  généreux  doit  regarder  les  honunes,  s'en  faire  aimer,  adorer  nième,  et 
dire  une  fois  au  plus  dans  sa  vie  :  Tiens  !  il  me  semble  que  si  je  n'eusse  pas  été  ce 
que  je  suis,  j'eusse  moins  détesté  celui-là  (pie  les  antres.  —  Alors  ,  s'écria  la  Vallière 
en  joignant  les  mains  ,  voilà  ce  que  vous  ])roinettez  à  M.  de  Montespan  !  —  Eh  !  certes, 
à  lui  comme  à  tout  autre.  Quoi  !  je  vous  ai  dit  que  je  lui  reconnaissais  une  certaine 
supériorité  ,  et  cela  ne  suffirait  pas  !  Ma  chère  ,  on  est  femme,  c'est-à-dire  reine  dans 
tout  le  temps  que  nous  donne  la  nature  pour  occuper  cette  royauté,  de  quinze  à 
trente-cinq  ans  Libre  à  vous  d'avoir  du  coMir  après,  quand  vous  n'aurez  plus  que  cela. 

—  Oh  !  oh  !  murmura  la  Vallière.  —  Parfait  !  s'écria  Montalais;  voilà  une  maîtresse 
femme.  Atbénaïs,  vous  irez  loin!  —  Ne  m'approuvez-vous  point?  —  Oh  !  des  pieds 
et  des  mains  ,  dit  la  railleuse.  — Vous  plaisantez,  n'est-ce  pas.  Montalais?  dit  Louise. 

—  Non,  non  ,  j'approuve  tout  <-e  que  vient  de  dire  .\lhénaïs;  seulement... — Seu- 
lement quoi?  —  Eh  bienl  je  ne  puis  le  mellrc  en  action.  J'ai  les  plus  complets  prin- 
cipes ;  je  me  fais  des  résolutions  près  desquelles  les  projets  du  stalhouder  et  ceux  du 
roi  d'Espagne  sont  des  jeux  d'entant:  puis,  le  jour  de  la  mise  à  exécution,  rien.  — 
Vous  faiblissez?  dit  Atbénaïs  avec  dédain.  —  Indignement.  —  Malheureuse  nature, 
reprit  Atbénaïs.  Mais  au  moins  vous  choisissez?  —  Ma  foi...  ma  foi ,  non.  Le  sort  se 
plaît  à  me  contrarier  en  tout  :  je  rôvc  des  empereurs  et  je  trouve  des...  —  Aurel 
Aure!  s'écria  la  Vallière?  par  pitié  ne  sacrifiez  jias,  au  plaisir  de  dire  >ui  mol ,  ceux 
qui  vous  aitneni  ilnue  afleclion  si  dévouéi'.  —  (  ib  I  |>our  cela  je  m'en  embarrasse 
peu;  ceux  cpii  nraimrnt  sont  assez  heureux  qui'  je  ne  les  chasse  point,  ma  chère. 
Tant  pis  pnur  moi  si  j'ai  une  faiblesse,  mais  tant  pis  pour  eux  si  je  m'en  venge  sur 
eux.  Ma  f"i,  je  m'en  venge.  —  Ainx'!... 

— Vous  avez  raison ,  dit  Alhénaïs,  et  peut-être  aussi  arrivcrez-vous  au  mémo  but.  Cela 
s'appelle  (Mre  coquette  ,  voyez-vous  ,  Mesdemoiselles.  Les  hommes,  qui  son!  dos  sots 
eu  lieaucnup  de  choses,  le  sont  surtout  en  celle-ci  (|u'ils  confondent  sous  ee  mol  de 
coquetterie  la  fierté  d'une  femme  et  sa  variabilité.  Moi, je  suis  tière.  c'esl-à-dirc  im- 
prenable, je  rudoie  les  prétcndans,  mais  sans  aucune  espèce  de  prétention  à  les  relc- 


1.  K     C  11  È  N  K     n  O  V  À  I 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  405 

nir.  Les  hommes  disent  que  je  suis  coquette  parce  qu'ils  ont  l'amour-propie  de  croire 
que  je  les  désire.  D'autres  femmes  ,  Montalais,  par  exemple,  se  sont  laissé  entamer 
par  les  adulations;  elles  seraient  perdues  sans  le  bienheureux  ressort  de  l'instinct  qui 
les  pousse  à  changer  soudain  et  à  châtier  celui  dont  elles  acceptaient  naguère  l'hom- 
mage. —  Savante  dissertation,  dit  Montalais  d'im  ton  de  gourmet  qui  se  délecte.  — 
Odieuse!  murmura  Louise.  —  Grâce  à  cette  coquetterie,  car  voilà  la  véritable  coquet- 
terie, poursuivit  mademoiselle  de  Tonnay-Charcnte,  l'amant  bouffi  d'orgueil  il  y  a 
une  heure,  maigrit  en  une  minute  de  toute  l'enthire  de  son  amour-propre.  Il  prenait 
déjà  des  airs  vainqueurs,  il  recule;  il  allait  nous  proléger,  il  se  prosterne  de  nouveau. 
Il  en  résulte  qu'au  lieu  d'avoir  un  mari  jaloux,  incommode,  habitué,  nous  avons  un 
amant  toujours  tremblant ,  toujours  convoiteux ,  toujours  soumis ,  par  cette  seule  raison 
qu'il  trouve  .  lui ,  une  maîtresse  loujoiu's  nouvelle.  Voilà ,  et  soyez-en  persuadées ,  Mes- 
demoiselles, ce  que  veut  la  coquetterie.  C'est  avec  cela  qu'on  est  reine  entre  les  femmes, 
quand  on  n'a  pas  reçu  de  Dieu  la  faculté  si  précieuse  de  tenir  en  bride  son  cœur  et  son 
esprit.  —  Oh!  que  vous  êtes  habile!  dit  Monlalais,  et  que  vous  comprenez  bien  le 
devoir  des  femmes.  —  Je  m'arrange  un  bonheur  particulier,  dit  Athénaïs  avec  mo- 
destie; je  me  défends,  comme  tous  les  animaux  faibles,  contre  l'oppression  des  plus 
forts.  —  La  Vallière  ne  dit  pas  un  mot.  Est-ce  qu'elle  ne  nous  approuve  point?  — 
Moi  je  ne  comprends  seulement  pas ,  dit  Louise.  Vous  parlez  comme  des  êtres  qui  ne 
seraient  point  appelés  à  vivre  ailleurs  que  sur  cette  terre.  —  Elle  est  jolie ,  votre  terre, 
dit  Monlalais.  —  Une  terre,  reprit  Athénaïs,  où  l'homme  encense  la  femme  pour  la 
faire  tomber  élourdie,  où  il  l'insulle  quand  elle  est  tombée.  —  Qui  vous  parle  de 
tomber?  dit  Louise.  —  Ah!  voilà  une  théorie  nouvelle,  ma  chère;  indiquez-moi ,  s'il 
vous  plaît,  votre  moyen  pour  ne  pas  être  vaincue,  si  vous  vous  laissez  entraîner  par 
l'amour. 

—  Oh  !  s'écria  la  jeune  fille  en  levant  au  ciel  noir  ses  beaux  yeux  humides.  Ûh  !  si 
vous  saviez  ce  que  c'est  qu'un  cœur,  je  vous  expliquerais  et  je  vous  convaincrais  ; 
un  cœur  aimant  est  plus  fort  que  toute  votre  coquetterie  et  plus  que  toute  voire  fierté. 
Jamais  une  femme  n'est  aimée ,  je  le  crois ,  et  Dieu  m'entend  ;  jamais  un  homme 
n'aime  avec  idolâtrie  que  s'il  se  sent  aimé.  Laissez  aux  vieillards  de  la  comédie  de  se 
croire  adorés  par  des  coquettes.  Le  jeune  homme  s'y  connaît ,  lui ,  il  ne  s'abuse  point  ; 
s'il  a  pour  la  coquette  un  désir,  une  effervescence,  une  rage ,  vous  voyez  que  je  vous 
fais  le  champ  libre  et  vaste  ;  si ,  en  un  mot ,  la  coquette  peut  le  rendre  fou ,  jamais  elle 
ne  le  rend  amoureux.  L'amour,  voyez- vous,  telque  je  le  conçois,  c'est  un  sacrifice  inces- 
sant, absolu,  enfier;  mais  ce  n'est  pas  le  sacrifice  d'une  seule  des  deux  parties  unies. 
C'est  l'abnégation  complète  des  deux  âmes  qui  veulent  se  fondre  en  une  seule.  Si  j'aime 
jamais,  je  supplierai  mon  amant  de  me  laisser  libre  et  pure;  je  lui  dirai,  ce  qu'il  com- 
prendra, que  mon  âme  est  déchirée  par  le  refus  que  je  fais,  et  lui ,  lui,  qui  m'aimera, 
sentant  la  douloureuse  grandeur  de  mon  sacrifice,  à  son  tour  il  se  dévouera  conune 
moi ,  il  me  respectera ,  il  ne  cherchera  point  à  me  faire  tomber,  pour  m'insuller  quand 
je  serai  tombée,  ainsi  que  vous  le  disiez  tout  à  l'heure  eu  blasphémant  contre  l'amour. 
Voilà,  moi,  comment  j'aime.  Maintenant,  venez  me  dire  que  mon  amant  me  mé- 
prisera ;  je  l'en  défie  ,  à  moins  qu'il  ne  soit  le  plus  vil  des  hommes ,  et  mon  cœur  m'est 
garant  que  je  ne  choisirai  pas  ces  gens-là.  Mon  regard  lui  paiera  ses  sacrifices  ou  lui 
imposera  des  vertus  qu'il  n'eût  jamais  cru  avoir. 

—  Mais,  Louise  ,  s'écria  Montalais  ,  vous  nous  dites  cela,  et  vous  ne  le  prafiquez 
point.  —  Que  voulez- vous  dire  ';'  —  Vous  êtes  adorée  de  Raoul  de  Bragelonne ,  aimée 
à  deux  genoux.  Le  pauvre  garçon  est  victime  de  votre  vertu  comme  il  le  serait,  plus 


406  LES  MOUSQUETAIRES. 

qu'il  ne  le  serait  même  de  ma  coquetterie  o\i  de  la  fieiié  d'Aihénaïs.  —  Ceci  esl  tout 
siiiqiiement  une  siilidivision  de  la  coquetterie,  dit  Alhéiiaïs,  et  Mademoiselle,  à  ce 
que  je  vois,  la  pratique  sans  s"en  douter.  —  Oh  !  lit  la  Vallièrc.  -^  Oui ,  cela  s'appelle 
rinslinct,  parfaite  sensibilité,  exquise  recherche  de  sentiinens,  montre  perpétuelle 
d'élans  passionnés  qui  n'aboutissent  jamais.  Oh!  c"est  fort  habile  aussi  et  très-efficace. 
J'eusse  niêinc  ,  niainlenant  que  j'y  réfléchis,  préféré  cette  tacliqiie  à  ma  lierté  pour 
cond)allre  les  honnnes  parce  qu'elle  offre  l'avantage  de  faire  croire  |iarfois  à  la  con- 
viction: mais  dès  à  présent,  sans  passer  condamnation  tout  à  fait  pour  moi-même  ,  je 
la  déclare  supérieure  à  la  simple  coquellerie  de  Monlalaio. 

Les  deux  jeunes  tilles  se  mirent  à  rire. 

La  Vallière  garda  le  silence  et  secoua  la  tête. 

Puis  après  un  instant ,  —  Si  vous  me  disiez  ce  que  vous  venez  de  me  dire  devant  un 
homme,  fit-elle,  ou  même  que  je  fusse  persuadée  que  vous  le  pensez,  je  mourrais  de 
honte  et  de  douleur  sur  celte  place.  —  Eh  bien  1  mourez,  tendre  petite,  répondil  ma- 
demoiselle de  Tonnay-Cliarente  ;  car  s'il  n'y  a  pas  d'hommes  ici ,  il  y  a  au  moins  deux 
femmes  vos  amies  qui  vous  déclarent  atteinte  et  convaincue  d'être  une  coquette  d'in- 
stinct .  une  coqucltc  naïve  ;  c'est-à-dire  la  plus  dan2:ereuse  espèce  de  coquette  qui  existe 
au  monde. —  Oh  !  Mesdemoiselles!  répondit  la  Vallière  rougissante  et  prête  à  pleurer. 

Ses  deux  compagnes  éclatèrent  de  rire.  —  Eh  bien  ,  je  demanderai  des  renseigne- 
mcns  à  Bragelonne.  —  A  Bragelonne?  fit  Athénaïs.  —  Eh  oui!  à  ce  grand  garçon 
courageux  comme  César,  fin  et  spirituel  comme  M.  Fouquet,  à  ce  pauvre  garçon  qui 
depuis  douze  ans  te  connaît ,  t'aime ,  et  qui  cependant ,  s'il  faut  t'en  croire  ,  n'a  jamais 
baisé  le  bout  de  tes  doigts.  —  Expliquez-nous  cette  cruauté,  vous  la  fennne  de  cœur, 
dit  Athénaïs  à  la  Vallière.  —  Je  l'expliquerai  par  un  serd  mol  ;  la  vertu.  Nierez-voiis 
la  \erln  par  hasard?  —  Voyons  ,  Louise  ,  ne  mens  pas,  dit  .-Vure  en  lui  prenant  la 
main.  —  Mais  que  voulez-vous  donc  que  je  vous  dise  ?  s'écria  la  Vallière.  —  Ce  que 
vous  voudrez.  Mais  vous  aurez  beau  dire,  je  persiste  dans  mon  opinion  sur  vous.  Co- 
qiietle  d'instinct,  coquette  naïve  ,  c'est-à-dire  ,  je  l'ai  dit  et  je  le  redis,  la  plus  dange- 
reuse de  toutes  les  coquettes.  — Oh!  non,  non,  par  grâce,  ne  croyez  pas  cela.  — 
Comment,  douze  ans  de  rigueur  absolue.  —  Oh!  il  y  a  douze  ans.  j'en  avais  cinq. 
L'abandon  d'un  enfant  ne  peut  pas  être  compté  à  la  jeune  fille.  —  Eh  bien  1  vous  avez 
dix-sept  ans,  trois  ans  au  lieu  de  douze.  Depuis  trois  ans  vous  avez  été  constamment 
et  eutièi'euient  cruelle.  Quand  vous  aviez  contre  vous  les  muets  ombrages  de  Blois, 
les  rendez-vous  oii  l'on  compte  les  étoiles,  les  séances  nocturnes  sous  les  platanes, 
ses  vingt  ans  parlant  à  vos  quatorze  ans ,  le  feu  de  ses  yeux  vous  parlant  à  vous-même. 
—  Soit ,  soit ,  mais  il  en  est  ainsi.  —  Allons  donc ,  impossible  !  —  Mais  ,  mon  Dieu  ! 
pourcpioi  donc  imjjossible? — Dis-nous  des  choses  croyables,  ma  chère,  cl  nous  te 
croirons.  —  Mais  enlin  ,  supposez  une  chose.  —  Laquelle?  voyons.  —  .\chevez ,  ou 
nous  supposerons  bien  plus  que  vous  ne  voudrez.  —  Supposons  alors  :  supposons 
que  je  croyais  aimer,  el  (jue  je  n'aime  pas. — Connnent ,  tu  n'aimes  pas  ! — Que  vou- 
lez-vous, si  j'ai  été  autrement  (|ue  n('  sont  les  autres  ipiand  elles  aiment,  c'est  ipn'jf 
n'aime  i)as  ;  c'est  (pie  mon  heure  n'c'st  pas  encore  venue.  —  Louise  !  Louise  !  dit  .Mon- 
talais,  prends  garde,  je  vais  te  retourner  Ion  mot  de  (oui  à  l'hi'nrf.  liaoul  n'est  pas 
là  .  ne  l'accable  pas  en  son  absence  ;  sois  charilable  ,  el  si  en  y  reg;irdant  de  bien  près, 
tu  peiiM's  ne  i)as  l'ainicr,  dis-le-lui  à  lui-même,  l'auvre  garçon  I 

Kl  clic  se  mit  à  rire.  —  Mademoiselle  plaignait  tout  à  lhenri>  M.  de  (jiiichc  .  dii 
Athénaïs;  ne  pourrait-on  pas  trouver  l'explication  de  celle  indllférenre  pour  l'un  dans 
celle  i(iMi|>as;iion  pour  l'autre'/ —  .\ccabloz-nioi,  Mesdemoiselles,  lil  histenienl  la  Val- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  40T 

lière,  accahlez-nioi ,  puisque  vous  ne  me  comprenez  pas.  —  Oh!  oh  !  répondit  Mon- 
talais,  (le  l'humcui-,  du  chagrin,  des  larmes;  nous  rions,  Louise,  et  ne  sommes  pas, 
je  t'assure ,  tout  à  fait  les  monstres  que  tu  crois  ;  regarde  Athénaïs ,  la  flère  ,  comme 
on  rappelle  ,  elle  n'aime  pas  M.  de  Montespan,  c'est  vrai,  mais  elle  serait  au  déses^ 
poir  que  M.  de  Montespan  ne  l'aimât  pas...  Regarde-moi,  je  ris  de  M.  Malicorne, 
mais  ce  pauvre  Malicorne  dont  je  ris ,  sait  bien  quand  il  veut  faire  aller  ma  main  sur 
ses  lèvres.  Et  puis  la  plus  âgée  de  nous  n'a  pas  vingt  ans...  Quel  avenir! 

—  Folles  !  folles  que  vous  êtes,  murmura  Louise.  —  C'est  vrai ,  fit  Montalais ,  et 
toi  seule  as  dit  des  paroles  de  sagesse. — Certes  !  —  Accordé,  répondit  Athénaïs.  Ainsi, 
décidément,  vous  n'aimez  pas  ce  pauvre  M.  de  Bragelonne?  — Peut-être  !  dit  Mon- 
talais; elle  n'en  est  pas  encore  bieasûre.  Mais,  en  tout  cas,  écoute,  Athénaïs  :  si 
M.  de  Bragelonne  devient  libre,  je  te  donne  un  conseil  d'amie  —  Lequel?  — C'est 
de  bien  le  regarder  avant  de  te  décider  pour  M.  de  Montespan.  —  Oh  !  si  vous  le  pre- 
nez par  là,  ma  chère,  M.  de  Bragelonne  n'est  pas  le  seul  que  l'on  puisse  trouver  du 
plaisir  à  regarder.  Et ,  par  exemple,  M.  de  Guiche  a  bien  son  prix. —  Il  n'a  pas  brillé 
ce  soir  ,  dit  Montalais,  et  je  sais  de  bonne  part  que  Madame  l'a  trouvé  odieux. —  Mais 
JI.  de  Saint-Aignan,  il  a  brillé,  lui,  et,  j'en  suis  certaine,  plus  d'une  de  celles  qui 
l'ont  vu  danser  ne  l'oublieront  pas  de  sitôt.  N'est-ce  pas,  la  Yallière? —  Pourquoi 
m'adressez-vous  celte  question,  à  moi?  Je  ne  l'ai  pas  vu,  je  ne  le  connais  pas. — 
Vous  n'avez  pas  vu  M.  de  Saint-Aignan?  Vous  ne  le  connaissez  pas?  —  Non.  — 
Voyons,  voyons,  n'affectez  pas  cette  vcitn  plus  farouche  que  nos  fiertés;  vous  avez 
des  yeux,  n'est-ce  pas?  — Excellens.  — Alors  vous  avez  vu  tous  nos  danseurs  ce  soir. 

—  Oui  !  à  peu  près.  —  Voilà  un  à  peu  près  bien  impertinent  pour  eux.  Eh  bien, 
voyons  ,  parmi  tous  ces  gentilshommes  que  vous  avez  à  pe)i  près  vus.  lequel  préférez- 
vous?  —  Oui ,  dit  Montalais ,  oui ,  de  M.  de  Saint-Aignan  ,  de  M.  de  Guiche ,  de  M... 

—  Je  ne  préfère  personne.  Mesdemoiselles,  je  les  trouve  également  bien.  —  Alors 
dans  toute  cette  brillante  assemblée,  au  milieu  de  cette  cour,  la  première  du  monde, 
personne  ne  vous  a  plu?  — Je  ne  dis  pas  cela.  —  Parlez  donc  alors,  voyons,  faites- 
nous  part  de  votre  idéal.  —  Ce  n'est  pas  un  idéal.  —  Alors  cela  existe,  -r  En  vérité , 
Mesdemoiselles,  s'écria  la  Vallière  poussée  à  bout,  je  n'y  comprends  rien.  Quoi, 
comme  moi  vous  avez  un  cœur,  comme  moi  vous  avez  des  yeux  ,  et  vous  parlez  de 
M.  de  Guiibe,  de  M.  de  Saint-Aignan,  de  M...  qui  sais-je,  quand  le  roi  était  là! 

Ces  mots ,  jetés  avec  précipitation  par  une  voix  troublée ,  ardente  ,  firent  à  l'instant 
même  éclater  aux  deux  côtés  de  la  jeune  fille  une  exclamation  dont  elle  eut  peur.  — 
Le  roi  !  s'écrièrent  à  la  fois  Montalais  et  Athénaïs. 

La  Vallière  lai.ssa  tomlier  sa  tête  dans  ses  deux  mains.  —  Oh  !  oui ,  le  roi  !  le  roi  ! 
murmura-t-elle;  avez-vous  donc  jamais  vu  quelque  chose  de  pareil  au  roi? — Vous 
aviez  raison  de  dire  tout  à  l'heure  que  vous  aviez  des  yeux  excellens.  Mademoiselle, 
car  vous  voyez  loin ,  trop  loin.  Hélas  !  le  roi  n'est  pas  de  ceux  sur  lesquels  nos  pauvres 
yeux ,  à  nous  ,  ont  le  droit  de  se  fixer.  — Oh  !  c'est  vrai ,  c'est  vrai  !  s'écria  la  VaUière  ; 
il  n'est  pas  donné  à  tous  les  yeux  de  regarder  en  face  le  soleil  :  mais  je  le  regarde  , 
moi,  dussé-je  en  être  aveuglée! 

En  ce  moment,  et  comme  s'il  eût  été  causé  par  les  paroles  qui  venaient  de  s'é- 
chapper de  h  bouche  de  la  Vallière ,  un  bruit  de  feuilles  et  de  froissemens  soyeux 
retentit  derrière  le  buisson  voisin. 

Les  jeunes  filles  se  levèrent  effrayées.  Elles  virent  distinctement  remuer  les  feuilles, 
mais  sans  voir  l'objet  qui  les  faisait  remuer.  —  Oh!  un  loup  ou  im  sanglier!  s'écria 
Montalais;  fuyons,  Mesdemoiselles,  fuyons. 


408 


LES  MOUSQUETAIRES. 


Et  les  trois  jeunes  tilles  se  levèrent  en  proie  à  une  terreur  indicible,  s'enfuirent  par 
la  première  allée  qui  s'offrit  à  elles,  et  ne  s'arrêtèrent  qu'à  la  lisière  du  bois. 

Là,  hors  d'haleine,  appuyées  les  unes  aux  autres,  sentant  mutuellement  palpiter 
leurs  cœurs,  elles  essayèrent  de  se  remettre,  mais  elles  n'y  réussirent  qu'au  bout  de 
quelques  inslans. 

Enfin,  apercevant  des  lumières  du  côté  du  château  ,  elles  se  décidèrent  à  marcher 
vers  les  lumières. 

La  Vallière  était  épuisée  de  fatigue.  Aure  et  Athéna'is  la  soutenaient.  — Oh!  nous 
l'avons  échappé  belle,  dit  Monlalais.  —  Mesdemoiselles!  Mesdemoiselles  !  dit  la  Val- 
lière, j'ai  bien  peur  que  ce  ne  soit  pis  qu'un  loup.  Quant  à  moi,  je  le  dis  comme  je 
le  pense,  j'aimerais  mieux  avoir  couru  le  risque  d'être  dévorée  toute  vive  par  un  ani- 
mal féroce  que  d'avoir  été  écoutée  et  entendue.  Oh  !  folle  !  folle  que  je  suis  !  Comment 
ai-je  pu  penser,  comment  ai-je  pu  dire  de  pareilles  choses! 

El  là-dessus  son  front  plia  comme  la  tête  d'un  roseau:  elle  sentit  ses  jambes  fléchir, 
et  toutes  ses  forces  l'abandonnant,  elle  glissa  presque  inanimée  des  bi'as  de  ses  com- 
pagnes sur  l'herbe  de  l'allée. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


409 


L  INQUIÉTUDE    DU   ROT. 


AissoNs  la  pauvre  la  Vallière  à  nioilié  évanouie  entre  ses 
deux  compagnes,  et  revenons  aux  environs  du  chêne 
royal. 

Les  tiois  jeunes  tilles  n'avaient  pas  fait  vingt  pas  en 
t'iivant,  que  le  bruit  qui  les  avait  si  fort  épouvanices  re- 
doubla dans  le  feuillage. 

La  forme  se  dessina  plus  distincte,  et  écartant  les  bran- 
ches du  massif,  apparut  sur  la  lisière  du  bois,  et,  voyant 
la  place  vide  ,  partit  d'un  éclat  de  rire. 

il  est  inutile  de  dire  que  celte  forme  était  celle  d'un 
jeune  et  beau  gentilhomme ,  lequel  incontinent  fit  signe  à  un  autre  qui  parut  à 
son  tour. 

—  Eh  bien,  sire,  dit  la  seconde  forme  en  s'avançant  avec  timidité,  est-ce  que  Votre 
Majesté  aurait  fait  fuir  nos  jeunes  amoureuses?  —  Eh!  mou  Dieu,  oui,  dit  le  roi,  tu 
peux  te  montrer  en  toute  liberté,  Saint-Aignan.  —  Voilà  une  rencontre  heureuse, 
sire  ,  et  si  j'osais  donner  un  conseil  à  Votre  .Majesté ,  nous  devrions  les  poursuivre.  — 
Elles  sont  loin.  — Bah  !  elles  se  laisseraient  facilement  rejoindre  ,  surlout  si  elles  sa- 
vaient quels  sont  ceux  qui  les  poursuivent.  — Comment  cela ,  monsieur  le  fat?  —  Dame  ! 
il  y  en  a  une  qui  me  trouve  de  son  goût  et  l'autre  qui  vous  a  comparé  au  soleil.  — 
Raison  de  plus  pour  que  nous  demeurions  cachés,  Saint-Aignan.  Le  soleil  ne  se 
montre  pas  la  nuit.  —  Par  ma  foi,  sire.  Votre  Majesté  n'est  pas  curieuse.  A  sa  place, 
moi ,  je  voudrais  connaître  quelles  sont  les  deux  nymphes ,  les  deux  dryades ,  les  deux 
hamadryades  qui  ont  si  bonne  opinion  de  nous.  — Oh  !  je  les  reconnaîtrai  bien  sans 
courir  après  elles,  je  t'en  réponds.  —  Et  comment  cela?  —  Parbleu,  à  la  voix!  Elles 
sont  de  la  cour;  et  celle  qui  parlait  de  moi  avait  une  voix  charmante.  —  Ah  !  voilà 
Votre  Majesté  qui  se  laisse  ihfluencer  par  la  flatterie.  —  On  ne  dira  pas  que  c'est  le 
moyen  que  tu  emploies,  toi.  —  Oh!  pardon,  sire,  je  suis  un  niais.  —  Voyons,  viens  , 
et  cherchons  où  je  t'ai  dit.  —  Et  cette  passion  dont  vous  m'aviez  fait  confidence,  sire, 
est-elle  donc  déjà  oubliée?  —  Oh  !  par  exemple,  non.  (Comment  veux-tu  qu'on  oublie 
des  yeux  comme  ceux  de  mademoiselle  de  la  Vallière?  —  Oh  !  l'autre  a  une  si  char- 
mante voix.  —  Laquelle  ?  —  Celle  qui  aime  le  soleil.  —  Monsieur  de  Saint-Aignan  ! 
—  Pardon ,  sire. 

—  D'ailleurs,  je  ne  suis  pas  fâché  que  tu  croies  que  j'aime  autant  les  douces  voix 
que  les  beaux  yeux.  Je  te  connais,  tu  es  un  affreux  bavard,  et  demain  je  paierai  cher 
la  confiance  que  j'ai  eue  en  toi.— Gomment  cela? —  Je  disque  demain  tout  le  monde 


410  LES  MOUSQUETAIRES. 

saura  que  j'ai  dos  idées  sur  nette  pelile  la  Vallière  ;  mais  prends  garde,  Saint-Aignan. 
je  n'ai  confié  mon  secret  qu'à  toi,  et  si  une  seule  personne  m'en  parle,  je  saurai  qui  a 
trahi  mon  seerel  —  Oh!  ([nclle  chaleur,  sire.  —  Non,  mais  tu  comprends,  je  ne  veux 
pas  compromettre  cette  pauvre  tille.  —  Sire,  ne  craignez  rien.  — Tu  me  promets'?  — 
Sire,  je  vous  engage  ma  parole. 

—  Bon,  pensa  le  roi,  riant  en  lui-même,  tout  le  monde  saura  demain  que  j'ai  couru 
celte  nuit  après  la  Vallière. 

Puis  essayant  de  s'orienter,  —  Ah  çà,  mais  nous  sommes  perdus,  dit-il.  — Oh  I  pas 
bien  dangereusement.  —  Oîi  va-t-on  par  cette  pente  ?  —  Au  grand  Rond-Point,  sire. 
—  Où  nous  nous  rendions  quand  nous  avons  entendu  des  voix  de  femmes.  ■ —  Oui, 
sire,  et  cette  lin  de  conversation  où  j'ai  eu  l'honneur  d'entendre  prononcer  mon  nom 
à  côté  du  nom  de  Votre  Majesté. —  Tu  reviens  Lieu  souvent  là-dessus,  Saint-Aignan. — 
Que  Votre  Majesté  me  pardonne,  mais  je  suis  enchanté  de  savoir  qu'il  y  a  une  femme 
occupée  de  moi,  sans  que  je  le  sache  et  sans  que  j'aie  rien  fait  pour  cela.  Votre  ^la- 
jesté  ne  conqirend  pas  cette  salisfaclion,  elle  dont  le  rang  et  le  mérite  attirent  l'alten- 
tion  et  forcent  l'amour.  —  Eh  bien  !  non.  Saint-Aignan,  tu  me  croiras  si  tu  veux,  dit 
le  roi ,  s'appuyant  familièrement  sur  le  bras  de  Saint-Aignan,  et  prenant  le  chemin 
qu'il  croyait  devoir  conduire  du  côté  du  château,  mais  celle  naïve  confidence,  cette 
préférence  toute  désintéressée  d'une  femme  qui  peut-être  n'attirera  jamais  mes  yeux... 
en  un  mot,  le  mystère  de  cette  aventure  me  pique  ,  et  en  vérité,  si  je  n'étais  pas  si 
occupé  de  la  Vallière. . .  —  Oh  1  que  cela  n'arrcle  point  Voire  Majesté,  elle  a  du  temps 
devant  elle. —  Comment  cela!  —  On  dit  la  Vallière  fort  rigoureuse. —  Tu  mcpiques, 
Saint-Aignan  ,  et  il  me  tarde  de  la  retrouver.  Allons,  allons. 

Le  roi  mentait  ;  rien  au  contraire  ne  lui  tardait  moins ,  mais  il  avait  un  rôle  à  jouer. 

Et  il  se  mit  à  marcher  vivement.  Sainl-Aignan  le  suivit  en  conservant  une  légère 
distance. 

Tout  à  coup,  le  roi  s'arrêtant ,  le  courtisan  imita  son  exemple.  —  Sainl-Aignan, 
dit-il ,  n'enicnds-tu  pas  des  soupirs?  —  Moi?  — Oui ,  écoute.  —  En  effet ,  et  même  des 
cris,  ce  me  semble.  —  C'est  de  ce  côté,  dit  le  roi  en  indiquant  une  direction.  —  On 
dirait  des  larmes,  des  sanglots  de  femme,  fit  M.  de  Saint-Aignan.  —  Courons! 

Et  le  roi  et  le  favori  prenant  un  petit  chemin  de  traverse  coururent  dans  l'herbe. 

A  mesure  qu'ils  avançaient  les  cris  devenaient  plus  distincts.  —  Au  secours!  au  se- 
cours! disaient  deux  voix. 

Les  deux  jeunes  gens  redoublèrent  de  vitesse.  Au  fur  et  à  mesure  qu'ilsapprochaient, 
les  soupirs  devenaient  des  cris.  —  Au  secours  !  au  secours  !  répétait-on. 

Et  ces  cris  doublaient  la  rapidité  de  la  course  du  roi  et  de  son  compagnon. 

Tout  à  coup ,  au  revers  d'im  lossé ,  sous  des  saules  aux  branches  échevelécs ,  ils 
aperçurent  une  femme  à  genoux  tenant  une  aulre  femme  évanouie. 

A  quelques  pas  do  là,  une  troisième  appelait  au  sccoflrs  au  milieu  du  chemin.  En 
apercevant  les  deux  genlilshommes  dont  elle  ignorait  la  qualité,  les  cris  de  la  fcnune 
(|ui  appelait  du  secoiu'S  redonblèrenl. 

Le  roi  devança  son  com|iagnon  ,  franchit  le  fossé  el  se  trouva  auprès  du  groupe  au 
moment  où ,  par  l'cxtrcmilé  de  l'allée  qui  donnait  du  côté  du  château ,  s'avançaient 
une  douzaine  de  personnes  atlirées  par  les  mêmes  cris  qui  avaient  attiré  le  roi  et 
I\L  de  S.linl-Aiguan.  — Qu'y  a-l-il  donc.  Mesdemoiselles?  demanda  Louis. — Le  roi! 
s'écria  mademoiselle  de  Montalais  en  abandonnant  dans  son  élonnemenl  la  tête  de  la 
Vallière  qui  loniba  eulièremcnt  couchée  sur  le  gazon. — ((ni .  le  l'oi.  Mais  ce  n'esl  pas 
une  raison  pour  abandonner  votre  compagne.  Qui  esl-cUe?  —  C'est  mademoiselle  de 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  411 

la  Valliorc,  sire.  — ÎMaJeiiioiselle  do  la  Vallière  !  —  Qui  vient  de  s'évanouir!...  — 
Ah  !  mon  Dieu  ,  dit  le  roi ,  pauvre  entant  !  El  vite  ,  vite ,  un  chirurgien  ! 

Mais  avec  quelque  empressement  que  le  roi  eût  prononcé  ces  paroles,  il  n'avait  pas 
.>-i  bien  veillé  sur  lui-inènic  qu'elles  ne  d'issent  paraîlre,  ainsi  que  le  geste  qui  les 
accouipagnait ,  un  peu  froides  à  M.  de  Sainl-Aiguan  qui  avait  reçu  la  coulidence  de 
ce  grand  amour  dont  le  roi  était  atteint.  —  Saint-Aignan,  continua  le  roi,  veillez  sur 
mademoiselle  de  la  Vallière,  je  vous  prie.  Appelez  un  chirurgien.  Moi,  je  cours  pré- 
venir Madame  de  l'accident  qui  vient  d'arriver  à  sa  demoiselle  d'honneur. 

En  efl'el ,  tandis  que  Ï\I.  de  Saint-Aignan  s'occupait  de  faire  transporter  mademoiselle 
de  la  Vallière  au  chàleau  ,  le  roi  s'élançait  en  avant,  heureux  de  trouver  cette  occa- 
sion de  .se  rapprocher  de  Madame  et  d'avoir  à  lui  parler  sous  un  prétexte  spécieux. 

Heureusement  un  carrosse  passait  ;  on  fit  arrêter  le  cocher,  et  les  personnes  qui  le 
montaient  avant  appris  l'accent,  s'empressèrent  de  céder  la  place  à  mademoiselle  de 
la  Vallière. 

Le  courant  d'air  provoqué  par  la  rapidité  de  la  course  rappela  proniptement  la  ma- 
lade à  l'existence. 

Arrivée  au  château  ,  elle  put ,  quoique  Irès-faihlc  ,  descendre  du  carrosse ,  et  gagner, 
avec  l'aide  d'Athénaïs  et  de  Montalais,  l'intérieur  des  appartemens. 

On  la  fil  asseoir  dans  une  chambre  attenant  aux  salons  du  rez-de-chaussée. 

Ensuite,  comme  cet  accident  n'avait  pas  produit  beaucoup  d'effet  sur  les  prome- 
neurs, la  |iromenade  fut  reprise 

Pendant  ce  temps,  le  roi  avait  retrouvé  Madame  sous  un  quinconce  ;  il  s'était  assis 
près  d'elle ,  el  son  pied  cherchait  doucement  celui  de  la  princesse  sous  la  chaise  de 
celle-ci. —  Prenez  garde,  sire,  lui  dit  Henriette  tout  bas,  vous  ne  paraissez  pas  un 
homme  iudiiférenl.  —  Hélas!  répondit  Louis  XIV  sur  le  même  diapason,  j'ai  bien  peur 
que  nous  n'ayons  fait  une  convention  au-dessus  d(^  nos  forces. 

Puis  ,  tout  haut  :  — Vous  savez  l'accident,  dit-il'?  —  Quel  accident?  —  Oh  !  ?non  Dieu, 
en  vous  voyant  j'oubliais  que  j'étais  venu  tout  exprès  pour  vous  le  raconter.  .J'en  suis 
pourtant  all'ecté  douloureusement  ;  une  de  vos  demoiselles  d'honneur,  la  pauvre  la 
Vallière,  vient  de  perdre  connaissance.  —  Ah!  pauvre  enfant,  dit  Irauquillemenl  la 
princesse ,  et  à  quel  propos'?  Puis ,  tout  bas  :  —  Mais  vous  n'y  pensez  pas  ,  sire  ,  vous 
prétendez  faire  croire  à  une  passion  pour  celle  fille ,  et  vous  demeurez  ici  quand 
elle  se  meurt  là-bas.  —  Ah!  Madame,  Madame,  dit  en  soupirant  le  roi.  que  vous 
êles  bien  mieux  que  moi  dans  \otrc  rôle,  el  comme  vous  pensez  à  tout.  Et  il  se  leva. 

—  Madame,  dit-il  assez  haut  pour  que  tout  le  monde  l'entendît,  permettez  que  je 
vous  quille;  mon  inquiétude  est  grande,  et  je  veux  m'assurer  par  moi-même  si  les 
soins  ont  été  donnés  convenablement. 

Et  le  roi  partit  pour  se  rendre  de  nouveau  près  de  la  Vallière,  lan<lis  que  tous  les 
assislans  couunentaient  ce  mol  du  roi  :  —  Mon  inquiétude  est  grande. 


412  LES  MOUSQUETAIRES. 


LE   SECRET  DU  ROI. 


En  cheniia  Louis  rencontra  le  comte  de  Saint-Aignan.  —  Eh  bien  ,  Saint-Aignan  , 
demanda-t-il  avec  affectation,  comment  se  trouve  la  malade?  —  Mais,  sire,  balbutia 
Saint-Aignan  ,  j'avoue  à  ma  honte  que  je  l'ignore.  —  Comment ,  vous  l'ignorez  !  tll  le 
roi  feignant  de  prendre  au  sérieux  ce  manque  d'égards  pour  l'objet  de  sa  prédilection. 

—  Sire  ,  pardonnez-moi  :  mais  je  venais  de  rencontrer  une  de  nos  trois  causeuses,  et 
j'avoue  que  cela  m'a  distrait.  —  Ah  !  vous  avez  trouvé  ?  ^1  vivement  le  roi. 

—  Celle  qui  daignait  parler  si  avantageusement  de  mo^et  ayant  trouvé  la  mienne 
je  cherchais  la  vôtre,  sire,  lorsque  j'ai  eu  le  bonheur  de  rencontrer  Votre  Majesté. 

—  C'est  bien  ;  mais  avant  tout  mademoiselle  de  la  Vallière ,  dit  le  roi  fidèle  à  son  rôle. 

—  Oh  !  que  voilà  une  belle  intéressante,  dit  Saint-Aignan  ,  et  comme  son  évanouis- 
sement était  de  luxe,  puisque  Votre  Majesté  s'occupait  d'elle  avant  cela.  —  Et  le  nom 
de  votre  belle,  avons,  Saint-Aignan;  est-ce  un  secret?  —  Sire,  ce  devrait  être  un 
secret,  et  un  Irès-grand  même;  mais  pour  vous,  Votre  Majesté  sait  bien  qu'il  n'existe 
pas  de  secrets.  —  Son  nom  alors?  ■^—  C'est  mademoiselle  de  Tonuay-Charente.  —  Elle 
est  belle.  —  Par-dessus  tout,  oui ,  sire  ,  et  j'ai  reconnu  la  voix  qui  disait  d  tendrement 
mon  nom.  Alors  je  l'ai  abordée,  questionnée  autant  que  j'ai  pu  le  faire  an  milieu  de 
la  foule ,  et  elle  m'a  dit ,  sans  se  douter  de  rien ,  que  tout  à  l'heure  elle  était  au  Grand- 
Chêne  avec  deu.x  amies,  lorsque  l'apparition  d'un  loup  ou  d'un  voleur  les  avait  épou- 
vantées et  mises  en  fuite.  —  Mais,  demanda  vivement  le  roi,  le  nom  de  ces  deux 
amies? —  Sire,  dit  Saint-Aignan,  que  Votre  Majesté  me  fasse  mettre  à  la  Hastille. — 
Pourquoi  cela?  —  Parce  que  je  suis  un  égo'istc  et  un  sot.  Ma  surprise  était  si  grande 
d'une  pareille  conquête  et  d'une  si  heureuse  découverte  que  j'en  suis  resté  là.  D'ail- 
leurs je  n'ai  pas  cru  que  ,  préoccupée  connue  elle  l'était  de  mademoiselle  de  la  Vallière, 
Votre  Majesté  attachât  une  grande  importance  à  ce  qu'elle  avait  entendu  ;  puis  made- 
moiselle de  Tonnay-Charente  m"a  quitte  précipitamment  pour  retourner  près  de  ma- 
demoiselle de  la  Vallière.  — Allons,  espérons  (pie  j'aurai  une  chance  égale  à  la  tienne. 
Viens  ,  Saint-Aignan.  — Mon  roi  a  de  rand)ilion,  à  ce  que  je  vois,  et  il  ne  veut  per- 
mettre à  aucune  conquête  de  lui  échapper.  Eh  bien!  je  lui  promets  que  je  vais  cher- 
cher consciencieusement ,  et  d'ailleurs,  par  l'une  des  trois  tiràces  on  saura  le  nom  des 
autres  ,  et  jiar  le  nom  le  secret.  —  (»b  !  moi  aussi ,  dit  le  roi  ;  je  n'ai  besoin  que  d'en- 
tendre sa  voix  pour  la  reconnaître.  Allons,  brisons  là-dessus  et  conduis-moi  près  de 
cette  pauvre  la  Vallière. 

—  Eh!  mais,  pensa  Saint-Aignan,  voilà  en  vérité  une  passion  qui  se  dessine;  et 
pour  cette  pelitc  lille,  c'est  extraordinaire  ;  je  ne  l'eusse  jamais  cru. 

Et  conjtne  en  pensant  cela  il  avait  montré  au  roi  la  salle  dans  laquelle  ou  avait  con- 
duit hi  Vallièic  ,  le  roi  était  entré.  Saint-Aignan  le  suivit. 

Dans  une  salle  basse,  auprès  d'une  grande  fcnêlre  ilonnant  sur  les  parterres,  la 
Vallière,  placée  dans  mi  vaste  faulcnil ,  aspirait  à  longs  traits  l'air  end)aumé  de  la  nuit. 

De  sa  poitrine  ilesserrée  les  dentelles  londiaient  froissées  parmi  les  boucles  de  ses 
l)caux  cheveux  blonds  épars  siu"  ses  blanches  épaules. 

L'ieil  languissant ,  cliargé  de  feux  mal  éleinls,  noyé  dans  de  grosses  larmes .  elle  ne 


LE  VICOMTE  UE  BRiTGELONNE.  il3 

vivait  plus  que  comme  ces  helles  visions  de  nos  n'ves  qui  passcnl  tontes  pâles  et  toutes 
poétiques  devant  les  yeux  l'ernics  du  dormeur,  cntr'ouvrant  leurs  ailes  sans  les  mou- 
voir, leurs  lèvres  sans. faire  entendre  un  son. 

Celte  pAleur  nacrée  de  la  Vallière  avait  un  cliarnie  que  rien  ne  saurait  rendre  ;  la 
sonll'rance  de  l'esprit  cl  du  corps  avait  fait  à  cette  douce  physionomie  nue  harmonie  de 
nohie  douleur;  l'inertie  absolue  de  ses  bras  et  de  sou  buste  la  rendait  plus  semblable  à 
une  trépassée  qu'à  un  être  vivant;  elle  semblait  n'entendre  ni  les  chuchotemenls  do 
ses  compagnes,  ni  le  bruit  lointain  qui  montait  des  environs.  Elle  s'entretenait  avec 
elle-même  ,  et  ses  belles  mains  longues  et  fines  tressaillaient  de  temps  en  lemj)s  conmie 
au  contact  d'invisibles  pressions. 

Le  roi  entra  sans  qu'elle  s'aperçût  de  son  arrivée,  tant  elle  était  accablée  dans  sa  rêverie. 

Il  vit  de  loin  cette  tignrc  adorable  sur  laquelle  la  lune  ardente  versait  la  pure  lu- 
mière de  sa  lampe  d'argent,  —  Mou  Dieu  !  s'écria-t-il  avec  un  involontaire  efl'roi ,  elle 
est  morte!  —  Non,  non,  sire,  dit  tout  bas  Montalais,  elle  va  mieux,  an  contraire. 
N'est-ce  pas,  Louise,  que  tu  vas  mieux?  La  Vallière  ne  répondit  point.  — Loin'se, 
continua  Montalais,  c'est  le  roi  qui  daigne  s'inquiéter  de  la  santé. 

—  Le  roi  !  s'écria  Louise  en  se  redressant  soudain,  comme  si  une  source  de  flamme 
eût  remonté  des  extrémités  à  son  cœur:  le  roi  s'inquiète  de  ma  santé? — Oui,  ditMou- 
talais.  —  Le  roi  est  donc  ici?  dit  la  Vallière  sans  oser  regarder  autour  d'elle.  —  Cette 
voix  !  cette  voi.x  !  dit  vivement  Louis  à  l'oreille  de  Saiul-.\ignan.  — Eh  !  mais  ,  répliqua 
Saint-Aignan  ,  Votre  Majesté  a  raison ,  c'est  l'amoureuse  du  soleil.  —  Chut  !  dit  le  roi. 

Puis  s'approchant  de  la  Vallière  :  —  Vous  êtes  indisposée.  Mademoiselle?  Tout  à 
l'heure,  dans  le  parc,  je  vous  ai  même  vue  évanouie.  Gomment  cela  vous  a-t-il  pris? 

—  Sire ,  balbutia  la  pauvre  enfant  tremblante  et  sans  couleur,  en  vérité ,  je  ne  saurais 
le  dire.  —  Vous  aurez  trop  marché,  dit  le  roi ,  et  peut-être  la  fatigue...  —  Non ,  sire, 
répliqua  vivement  Montalais,  i-époudaut  pour  son  amie,  ce  ne  peut  être  la  fatigue, 
car  nous  avons  passé  une  partie  delà  soirée  assises  sous  le  chêne  royal.  — Sous  le  chêne 
royal ,  reprit  le  roi  en  tressaillant.  ,Ie  ne  m'étais  pas  trompé,  et  c'est  bien  cela.  Et  il 
adressa  au  comte  un  coup  d'œil  d'intelligence.  —  Ah  !  oui  ,  dit  Saint-Aignan,  sous  le 
chêne  royal,  avec  mademoiselle  de  Tonnay-Charenle.  —  Comment  savez-vous  cela? 
demanda  Montalais.  —  Mais  je  le  sais  d'une  façon  bien  simple  ;  mademoisellede  Ton- 
nay-Charente  me  l'a  dit.  —  Alors  elle  vous  a  dû  apprendre  aussi  la  cause  de  l'éva- 
nouissoment  de  la  Vallière'.'  —  Dame!  elle  m'a  parlé  d'un  lou|)  ou  d'un  voleu'%  je  ne 
sais  plus  trop. 

La  Vallière  écoulait  les  yeux  fixes,  la  poitrine  haletante,  comme  si  elle  eût  pressenti 
une  partie  de  la  vérité,  grâce  à  un  redoublement  d'intelligence. 

Louis  prit  cette  attitude  et  cette  agitation  pour  la  suite  d'un  effroi  mal  éteint.  —  Ne 
craignez  rien.  Mademoiselle,  dit-il  avec  un  commencement  d'émotion  qu'il  ne  pouvait 
cacher  ;  ce  loup  qui  vous  a  fait  si  grand'peur  était  tout  simplement  un  loup  à  deux  pieds. 

—  C'était  un  homme!  c'était  un  homme  !  s'éccia  Louise;  il  y  avait  là  un  honnne  aux 
écoules.  —  Eh  bien.  Mademoiselle,  quel  grand  mal  voyez-vous  donc  à  avoirété  écou- 
tée; auriez-vous  dit,  selon  vous,  des  choses  qui  ne  pouvaient  être  entendues? 

La  Vallière  frappa  ses  deux  mains  l'une  contre  l'autre  et  les  porta  vivement  à  son 
front  dont  elle  essaya  de  cacher  ainsi  la  rougeur.  —  Oh  !  demanda-t-elle,  au  nom  du 
ciel,  qui  donc  était  caché,  qui  doue  a  entendu'i*  Le  roi  s'avança  pour  prendre  une  de 
ses  mains.  —  C'était  moi,  Mademoiselle,  dit-il  en  s'iiiclinaut  avec  un  doux  res|)ecl  ; 
vous  ferais-je  peur,  par  hasard'/ 

La  Vallière  poussa  un  grand  cri ,  pour  la  seconde  fois,  ses  forces  l'abandonnèrent, 


414  LES  MOUSQUETAIRES. 

el  l'i'oide ,  gémissante,  désespérée,  elle  retomba  loul  d'une  pièce  dans  son  faulenii. 

Le  roi  eut  le  temps  d'étendre  le  bras,  de  sorte  qu'elle  se  trouva  à  moitié  soutenue 
par  lui. 

A  deux  (las  du  roi  et  de  la  Vallière,  mesdeuioisellos  de  Tounay-Chareiite  el  Monta- 
lais,  immobiles  et  comme  pétrifiées  au  souvenir  de  leur  couversation  avec  la  Vallière. 
ne  songeaient  même  pas  à  lui  porter  secours  ,  reteuues  qu'elles  étaient  par  la  présence 
du  roi,  qui,  un  iienou  en  terre  ,  tenait  la  Vallière  à  bras  le  corps. — Vous  avez  entendu, 
sire?  murmura  Athénaïs. 

Mais  le  roi  ne  répondit  pas ,  il  avait  les  yeux  fixes  sur  les  yeux  à  moitié  fermés  de  la 
Vallière,  il  tenait  sa  main  pendante  dans  sa  rnaiu.  — l'arblcu  I  répliqua  Saint-Aignan, 
qui ,  espérant  de  son  côté  l'évanouissement  de  mademoiselle  Ïonnay-Cbarente ,  s'avan- 
çait les  bras  ouverts ,  nous  n'en  avons  même  pas  perdu  un  mot.  Mais  la  lière  Aihéuaïs 
n'était  pas  femme  à  s'évanouir  ainsi,  elle  lança  un  regard  terrible  à  Saint-Aignan  et 
s'enfuit. 

JMoutalais,  plus  courageuse,  s'avança  vivement  vers  Louise,  et  la  reçut  des  mains 
du  roi ,  qui  déjà  perdait  la  tète  en  se  sentant  le  visage  inondé  des  cheveux  parfumés  de 
la  mourante.  — A  la  bonne  heure,  dit  Saint-Aignan,  voilà  une  aventure,  et  si  je  ne 
suis  pas  le  premier  à  la  raconter,  j'aurai  du  malheur.  —  Le  roi  s'approcha  de  lui ,  la 
voi.\  tremblante,  la  niaiu  furieuse.  — Comte,  dit-il,  pas  un  mot. 

Le  pauvre  roi  oubliait  qu'une  heure  auparavant  il  faisait  au  même  homme  la  même 
recommandation  avec  le  désir  tout  opposé,  c'est-à-dire  que  cet  liomme  fût  indiscret. 

Aussi  cette  recommandation  fut-elle  tout  au^si  superflue  que  la  première. 

Une  demi-heure  a|irès  tout  Fontainebleau  savait  que  mademoiselle  de  la  Vallière 
avait  eu  sous  le  chêne  royal  une  conversation  avec  Montalais  et  Tonnay-tJharenle  ,  et 
que  dans  celte  conversation  elle  avait  avoué  sou  amour  pour  le  rdi. 

On  savait  aussi  que  le  roi,  après  avoir  manifesté  toute  l'iuquiétude  que  lui  ius|iirait 
l'état  de  mademoiselle  de  la  Vallière,  avait  pâli  et  tremblé  en  recevant  dans  ses  bras  la 
belle  évanouie  ;  de  sorte  qu'il  fut  bien  arrêté  chez  tous  les  courtisans  que  le  plus  grand 
événement  de  l'époque  venait  de  se  révéler  :  que  Sa  Majesté  aimait  mademoiselle  de 
la  Vallière  et  que  par  coiisé(iuent  Monsieur  pouvait  dormir  parfaitement  tran()iiille. 

C'est  au  reste  ce  que  la  reine-mère,  aussi  surprise  que  les  autres  de  ce  brusque  re- 
virement, se  hâta  de  déclarer  à  la  jeune  reine  et  à  Philippe  d'Orléans. 

Seulement  elle  o|)éra  d'une  façon  différente  en  s'attaquaut  à  ces  deux  intérêts.  A  sa 
bru, — Voyez,  Thérèse,  dit-elle,  si  vous  n'aviez  pas  graudeuicut  tort  d'accuser  le 
riii  :  voilà  qu'on  lui  donne  aujourd'hui  nue  nouvelle  maîtresse  :  pourquoi  celle  d'an- 
jourd  bui  serait-elle  plus  vraie  que  celle  d'hier,  et  celle  d'hier  que  celle  d'aujourd'hui? 

Et  à  Monsieur,  en  lui  racontant  l'aventure  du  chêne  royal  :  —  l-ltes-vons  absurde 
dans  vos  jalousies,  mon  cher  Philippe  !  11  est  avéré  que  le  roi  perd  la  tête  pour  celte 
petite  la  Vallière.  N'allez  pas  en  parler  à  votre  feuuue  :  la  rciui;  le  saurait  tout  de  suite. 

Cette  dernière  confidence  eut  son  ricochet  innnédiat. 

Monsieur,  lasséréné.  triouqihant ,  vint  retrouver  sa  l'omuie,  el  comme  il  n'était 
|)as  encore  minuit  et  que  la  fiHe  devait  durer  juscpi'à  deux  heiu'es  du  matin  ,  il  lui 
offrit  la  main  |iniir  la  pidnii'uaili'. 

Mais  au  bout  de  (pielipies  pas,  la  prcmièi'c  chose  qu'il  fit  fut  de  désobéir  à  sa  mère, 
—  N'allez  jias  dire  à  la  reine  au  moius  tout  ce  que  l'un  ranmte  du  roi,  lit-il  my.slé- 
rieusrment.  —  Et  que  raconte-t-on?  demanda  Madame.  —  Que  mon  frère  s'est  é|)ris 
tout  à  coup  d'une  passion  étrange.  —  Pour  qui'/ —  Pour  cette  petite  la  Vallière.  Il 
faisait  iniit,  Madame  put  sourire  à  son  aise.  —  Ah  1  dil-elle  ,  el  depuis  ipiaud  cela  le 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  445 

denl-il?  —  Depuis  (indiques  jours ,  ;i  ce  qivil  parait.  Mais  ce  ii'élail  ([lu- ruinée,  et 
c'est  seiileincnt  ce  soir  que  la  flamme  s'est  révélée.  —  Le  roi  a  bon  goût ,  dit  MaJanie, 
et  à  mon  avis  la  petite  est  charmante.  —  Vous  m'avez  bien  l'air  de  vous  moquer,  ma 
toute  chère.  —  ÎVIoi  !  et  comment  cela?  —  En  tous  cas,  cette  passion  fera  toujours  le 
bonheur  de  quehpr un,  ne  fût-ce  que  celui  de  la  Vallière. — JMais ,  reprit  la  prin- 
cesse, en  vérité,  vous  parlez,  Monsieur,  comme  si  vous  aviez  lu  au  fond  de  l'âme  de 
ma  fille  d'honneur.  Qui  vous  dit  qu'elle  consent  à  répondre  à  la  passion  du  roi?  —  Et 
qui  vous  dit  à  vous  qu'elle  n'y  répondra  pas?  —  Elle  aime  le  vicomte  de  Bragelonne. 
— Ah!  vous  croyez?  —  Elle  est  rnèine  sa  liaiicée.  —  Elle  l'était.  —  (Jonunent  cela? 

—  Mais  quand  on  osl  venu  demander  au  roi  la  permission  de  conclure  le  mariage  ,  il 
a  refusé  celle  permission .  —  Refusé  !  —  Oui ,  quoique  ce  fût  au  comte  de  la  Fère  lui- 
même  .  que  le  roi  honore ,  vous  le  savez ,  d'une  prande  estime  pour  le  rôle  qu'il  a  joué 
dans  la  restauration  de  votre  frère  et  dans  ipiclques  autres  événemeus  encore  arrivés 
depuis  longtemps.  —  Eh  bien  !  les  pauvres  amoureux  attendront  qu'il  plaise  au  roi 
de  changer  d'avis  :  ils  sont  jeunes,  ils  ont  le  temps. 

—  .Ah  !  ma  mie,  dit  Philippe  en  riant  à  son  tour,  je  vols  que  vous  ne  savez  pas  le 
plus  beau  de  l'allaire.  —  Non.  —  Ce  qui  a  le  plus  profondément  touché  le  roi.  —  Le 
roi  a  été  profondément  touché?  —  Au  cœur.  —  Mais  de  quoi?  dites  vite,  voyons! 

—  Dune  aventure  on  ne  peut  plus  romanesque.  —  Vous  savez  combien  j'aime  ces 
aventures-là,  et  vous  me  faites  attendre,  dit  la  princesse  avec  impatience.  —  Eh 
bien  !  voilà...  Et  Monsieur  tît  une  pause.  —  J'écoute.  —  Sous  le  chêne  royal...  Vous 
savez  où  est  le  chêne  royal?  —  Peu  importe  !  sous  le  chêne  royal,  dites-vous?  —  Eh 
bien!  mademoiselle  de  la  Vallière  se  croyant  seule  avec  deux  amies,  leur  a  fait  con- 
fidence de  sa  passion  pour  le  roi.  —  Ah  !...  fit  ÎMadame  avec  un  commencement  d'in- 
quiétude ,  de  sa  passion  pour  le  roi  !  —  Oui.  —  Et  quand  cela?  —  Il  y  a  une  heure. 
Madame  tressaillit.  —  Et  cette  passion,  personne  ne  la  connaissait?  -^  Personne.  — 
Pas  même  Sa  .Majesté?  — Pas  même  sa  Majesté.  La  petite  personne  gardait  son  secret 
entre  cuir  et  chair,  quand  tout  à  coup  son  secret  a  été  plus  fort  qu'elle  et  lui  a  échappé. 

—  Et  de  qui  tenez-vous  cette  absurdité?, —  Mais,  comme  tout  le  monde,  de  la  Vallière 
elle-même  ,  qui  avouait  cet  amour  à  Montalais  et  à  Tonnay-Charente,  ses  compagnes. 

Madame  s'arrêta,  et  par  un  bruscpie  mouvement  lAcha  la  main  de  son  mari.  —  Il 
y  a  une  heure  qu'elle  faisait  cet  aveu?  demanda-l-elle.  —  A  peu  près.  —  Et  le  roi 
en  a-t-il  eu  connaissance?  —  Mais  voilà  où  est  justement  le  romanesque  de  la  chose, 
c'est  que  le  roi  était  avec  Saint-Aignan  derrière  le  chêne  royal,  et  qu'il  a  entendu 
toute  cette  intéressante  conveusation  sans  en  perdre  un  seul  mot. 

Madame  se  senlil  frappée  d'un  coup  au  cœur.  —  Mais  j'ai  vu  le  roi  depuis,  dit-elle 
élourdiuienl,  et  il  ne  m'a  pas  dit  un  mol  de  tout  cela. — Parbleu!  dit  Monsieur,  naïf 
comme  un  mari  qui  triomphe,  il  n'avait  garde  de  vous  en  parler  lui-uième,  puisqu'il 
recommandait  à  tout  le  monde  de  ne  pas  vous  en  parler.  —  Plait-il!  s'écria  Madame 
irritée.  — Je  dis  qu'on  voulait  vous  escamoter  la  chose.  — Et  pourquoi  donc  se  ca- 
cherait-on de  moi? —  Dans  la  crainte  que  voire  amitié  ne  vous  enirainàl  à  révéler 
quelque  chose  à  la  jeune  reine ,  voilà  tout. 

Madame  baissa  la  tête  ;  elle  était  blessée  mortellement. 

Alors  elle  n'eut  plus  de  repos  qu'elle  n'eût  rencontré  le  roi. 

Connue  un  roi  est  tout  naturellement  le  dernier  du  royaume  qui  sache  ce  que  l'on 
dit  de  lui ,  comme  un  amant  est  le  seul  qui  ne  sache  point  ce  que  l'on  dit  de  sa  maî- 
tresse, quand  le  roi  aperçut  Madame  qui  le  cherchait,  il  vint  à  elle  un  peu  troublé, 
mais  toujours  empressé  et  gracieux. 


416  LES  MOUSQUETAfRES. 

Madame  alleiulit  qirili)arlàt  le  premier  de  la  Yallicrc. 

Puis  comme  il  n'en  parlait  pas, — El  celle  petite?  Jemanda-l-cllo.  — Quelle  pclile? 
fil  le  roi.  —  La  Vallière —  ne  m'avez-voiis  pas  dit.  sire,  qu'elle  avait  perdu  lounaif- 
sance?  — Et  elle  esl  toujours  forl  mal .  dit  le  roi  en  alfeclaiit  la  plus  grande  indilTérence. 
—  Biais  voilà  qui  va  nuire  au  bruit  que  vous  deviez  répandre,  sire. — A  quelbruil? 
— Que  vous  vous  occupiez  d'elle.  — Oh  !  j'espère  qu'il  se  répandra  la  même  chose, 
répondit  le  roi  distraitement. 

Madame  attendit  encore:  elle  voulait  savoir  si  le  roi  lui  ])arlerait  de  l'aventure  du 
chêne  royal. 

Mais  le  roi  n'en  dit  pas  un  mot. 

Madame ,  de  son  côté,  n'ouvrit  pas  la  liouche  de  l'avenUire.  de  sorte  que  le  roi  prit 
congé  d'elle  sans  lui  avoir  lait  la  moindre  contidcnce. 

A  peine  eut-elle  \u  le  roi  s'éloigner  qu'elle  chercha  Saint-Aignan.  Sainl-Aignan 
était  facile  à  trouver,  il  était  comme  les  bàtiinens  de  suite  qui  marchent  toujours  de 
conserve  avec  les  gros  vaisseaux. 

Saint-Aignan  était  bien  l'homme  qu'il  fallait  à  Madame  dans  la  disposition  d'esprit 
où  Madame  se  trouvait. 

Il  ne  cherchait  qu'une  oreille  un  peu  plus  digne  que  les  autres  pour  y  raconter  l'é- 
vénement dans  tous  ses  détails. 

Aussi  ne  lit-il  pas  grâce  à  .Aladame  d'un  seul  mot.  Puis  quand  il  eut  tini  :  —  Avouez, 
dit  Madame  ,  que  voilà  un  charmant  conte.  — Conte  ,  non  ;  histoire  .  oui.  —  Avouez , 
conte  ou  histoire  ,  qu'on  vous  l'a  dit  conune  vous  me  le  dites  à  moi ,  mais  que  vous 
n'y  étiez  pas.  —  Madame  ,  sur  l'honneur  j'y  étais.  —  Et  vouscrovcz  que  ces  aveux 
auraient  fait  impression  sur  le  roi? — Comme  ceux  de  mademoiselle  de  Tonnay-Cha- 
renle  sur  moi,  répliqua  Saint-Aignan;  écoutez  donc.  Madame,  mademoiselle  la  Val- 
lière a  comparé'le  roi  au  soleil,  c'est  flatteur  !  —  Le  roi  ne  se  laisse  pas  prendre  à  de 
pareilles  flatteries.  — Madame  ,  le  roi  est  au  moins  autant  homme  que  soleil .  l't  je  l'ai 
bien  vu  tout  à  l'heure  quand  la  Vallière  est  toml)ée  dans  ses  bras. —  La  Vallière  est 
tombée  dans  les  bras  du  roi?  —  Oh!  c'était  un  tableau  des  plus  gracieux;  iniagiuez- 
vous  que  la  Vallière  était  renversée  et  que...  —  Eh  bien  !  (pi'avcz-vous  vu'?  dites,  par- 
lez.—  J'ai  vu  ce  que  dix  autres  personnes  ont  vu  en  même  temps  que  moi,  j'ai  \uque 
lorsque  la  Vallière  est  tombée  dans  ses  bras,  le  roi  a  failli  s'évanouir. 

Madame  poussa  un  petit  cri,  seul  indice  de  sa  sourde  colère.  —  Merci,  dit-elle  en 
riant  convulsivement,  vous  êtes  un  charmant  couleur,  monsieur  de  Saint-Aignan. 
El  elle  s'enfuit  seule  et  étouffant  vers  le  chàleau. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


417 


COURSES   DE   NUIT. 


o>siiu:i\  avait  quille  la  princesse  de  la  plus  belle  humeur 
du  inonde,  o(  coniriie  il  avait  beaucoup  fatiy^né  dans  la 
journée,  il  était  rentré  chez  lui,  laissanl  chacun  achever 
la  nuit  connue  il  lui  plairait. 

En  renirani,  ilonsieur  s'était  mis  à  sa  loiklte  de  nuil 
avec  un  sniu  (pii  redoublait  encore  dans  ses  paroxysmes 
de  satisfaction. 

Aussi  chanta-t-il  [lendant  tout  le  travail  de  ses  valeîs 
de  chambre  les  princi|iaux  airs  dii  ballet  que  les  violons 
avaient  joué  et  que  le  roi  avait  dansé. 
Puis  il  appela  ses  tailleurs,  se  lit  montrer  ses  habits  du  lendemain,  et  comme  il 
était  très-satisfait  d'eux,  il  leur  distribua  quelques  gratiiications. 

Enfin,  connue  le  chevalier  de  Lorraine,  l'ayant  vu  rentrer,  rentrait  à  son  tnur, 
Monsieur  combla  d'amitiés  le  chevalier  de  Lorraine. 

Celui-ci,  après  avoir  salué  le  prince,  garda  un  instant  le  silence,  comme  un  chi'f 
de  tirailleurs  qui  étudie  pour  savoir  sur  quel  point  il  commencera  le  feu;  puis,  pa- 
raissant se  décider  : 

—  .\vez-vous  remarqué  une  clnse  singulière,  monseigneur?  dit-il.  —  Non,  la- 
quelle?—  C'est  la  mauvaise  réception  que  Sa  Majesté  a  faite  en  apparence  au  comte 
de  Guiclie. — En  apparence?  —  Oui,  sans  doute,  puisqu'on  réalité  il  lui  a  rendu  sa  fa- 
veur. —  Mais  je  n'ai  pas  vu  cela,  moi,  dit  le  prince.  —  Comment ,  vous  n'avez  pas 
vu  qu'au  lieu  de  le  renvoyer  dans  son  exil,  comme  cela  était  naturel,  il  l'a  auto- 
risé dans  son  étrange  résistance  en  lui  permettant  de  reprendre  sa  place  au  ballet?  — 
Et  vous  trouvez  que  le  roi  a  eu  tort,  chevalier?  demanda  Monsieur.  —  N'étes-vous 
point  de  mon  avis ,  prince?  —  Pas  tout  a  fait ,  mon  cher  chevalier,  et  j'approuve  le  roi 
de  n'avoir  point  fait  rage  contre  un  malheureux  plus  fou  que  malintentionné.  —  Ma 
foi,  dit  le  chevalier,  quant  à  moi,  j'avoue  que  cette  magnanimité  m'étonne  au  plus 
haut  point.  —  Et  pourquoi  cela?  demanda  Philippe.  —  Parce  que  j'eusse  cru  le  roi 
plus  jaloux ,  répliqua  méchamment  le  chevalier. 

Depuis  quelques  in.-tans  Monsie;n-  seniait  quelque  chose  d'irritant  remuer  sous  les 
paroles  de  son  favori;  ce  dernier  mot  mit  le  feu  aux  poudres.— Jaloux!  s'écria  le  prince. 
Jaloux  !  que  veut  dire  ce  mot-là?  jaloux  de  quoi ,  s'il  vous  plait ,  ou  jaloux  de  qui? 

Le  chevalier  s'aperçut  qu'il  venait  de  laisser  échapper  un  de  ces  mots  méchants 
comme  parfois  il  les  faisail.  11  essaya  donc  do  le  rattraper  tandis  qu'il  était  encore  à 
portée  de  sa  m:iin.  — Jalniiv  de  <oi)  au  t(  ni  té    dit -il  a  ver  uni'  naïveté  affectée  ;  de  quoi 


418  LES  MOUSQUETAIRES. 

voulez-vous  que  le  roi  soit  jaloux?  —  Ali  !  fit  luonsoigneur.  très-bien. — Est-ce  que  . 
cuiilinua  le  chevalier,  Votre  Altesse  Royale  aurait  demandé  la  grâce  de  ce  cher  comte 
de  Guiche.  — Ma  foi  non ,  dit  ^lonsieur.  Guiche  est  un  garçon  d'esprit  et  de  courage  , 
mais  il  a  été  léger  avec  Madame  et  je  ne  lui  veux  ni  mal  ni  bien. 

Le  chevalier  allait  envenimer  sur  Guiche  comme  il  avait  essayé  d'envenimer  sur  le 
roi,  mais  il  crut  s'apercevoir  que  le  temps  était  à  l'indulgence  ,  et  même  à  l'indillé- 
rence  la  plus  absolue.,  et  que  pour  éclairer  la  question,  force  lui  serait  de  mettre  la 
lampe  sous  le  nez  même  du  mari. 

Avec  ce  jeu  on  brûle  quelquefois  les  autres,  mais  souvent  l'on  se  brûle  soi-même. 
—  C'est  bien,  c'est  bieu,  se  dit  eu  lui-même  le  chevalier,  j'attendrai  de  Wardes;  il 
fera  plus  en  un  jour  que  moi  en  tin  mois;  car  je  crois.  Dieu  me  pardonne  !  ou  plutôt, 
Dieu  lui  pardonne  !  qu'il  est  encore  plus  jaloux  que  je  ne  le  suis. 

Et  puis  ce  n'est  pas  de  Wardes  qui  m'est  nécessaire,  c'est  un  événement,  et  dans 
tout  cela  je  n'en  vois  point. 

Que  Guiche  soit  revenu  lorsqu'on  l'avait  chassé,  certes ,  cela  est  grave;  mais  toute 
gravité  disparaît  quand  on  réfléchit  que  Guiche  est  revenu  au  moment  où  Madame  ne 
s'occupe  plus  de  lui 

En  effet ,  Madame  s'occupe  du  roi  :  c'est  clair. 

Mais  outre  que  mes  dents  ne  sauraient  mordre  et  n'ont  pas  besoin  de  mordre  sur  le 
roi,  voilà  que  Madame  ne  pourra  plus  longtemps  s'occuper  du  roi  si,  comme  on  le 
dit,  le  roi  ne  s'occupe  plus  de  Madame. 

11  résulte  de  toirt-  ceci  que  nous  devons  demeurer  tranquille  et  attendre  la  venue 
d'un  nouveau  caprice ,  celui-là  déterminera  le  résultat. 

Et  là-dessus  le  chevaUer  s'étendit  avec  résignation  dans  le  fauteuil  où  Monsieur  lui 
permettait  de  s'asseoir  en  sa  présence,  et  n'ayant  plus  de  méchancetés  à  dire  lise 
trouva  que  le  chevalier  de  Lorraine  u'e\it  plus  d'esprit. 

Fort  heureusement ,  Monsieur  avait  sa  provision  de  bonne  humeur,  comme  nous 
avons  dit,  et  il  en  eut  pour  deux  jusqu'au  uiouient  où,  congédiant  valets  et  oflîciers, 
il  passa  dans  sa  chambre  à"couchcr. 

En  se  retirant,  il  chargea  le  chevalier  de  faire  ses  complimens  à  Madame  et  de  lui 
dire  que  la  lune  étant  fraîche,  Monsieur,  qui  craignait  pour  ses  dents,  ne  descendrait 
plus  dans  le  parc  de  tout  le  reste  de  la  nuit. 

Le  chevalier  entra  précisément  chez  la  princesse  au  moment  où  celle-ci  rentrait 
elle-même. 

Il  s'acquitta  de  sa  couunission  eu  fidèle  messager,  et  remarqua  tout  d'abord  l'indif- 
férence, le  trouble  même  avec  Icstpicis  Madame  acc\ieillit  la  communication  de  sou 
époux. 

Cela  lui  parut  renferiiHT  quelcpic  nouveauté. 

Si  Madame  fût  sortie  de  clu'/,  elle  avec  cet  air  étrange,  il  l'eût  suivie. 

M.iis  Madame  reulrait,  rien  donc  à  faire.  Puis  il  pirouetta  sur  ses  talons  couiuu-  un 
héron  désœuvré,  interrogea  l'air,  la  terre  et  l'eau  ,  secoua  la  tète  et  s'orieutu  machi- 
iialeuient  de  manière  à  se  diriger  vers  les  parterres. 

Il  u  riit  |)oiut  fait  cent  pas  (pi'il  rencontra  deux  jeiuu's  gens  qui  se  tenaient  par  le 
bras  et  ipii  marchaient  tête  baissée  en  crossani  du  pied  les  petits  cailloux  qui  se  trou- 
vaient de\aul  eux  et  <pii  de  ce  vagiU'  anui>euieut  accomp.ignaicnl  leurs  pensées. 

C'étaient  .MM.  de  Ciuirlicel  de  Brageloiuie. 

Leur  vue  opéra  cciiumi'  toujours  siu'  le  cliexalier  de  I.orraiui'  un  clfel  d'instinctive 
répulhiun. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  419 

Il  ne  leur  en  lit  pas  moins  un  grand  salut  (jni  lui  fut  rendu  avec  les  intérêts. 

Puis,  voyant  ([ue  le  parc  se  dépeuplait,  que  les  illuniinalions  cnnnnençaient  à  s'é- 
teindre, que  la  bise  du  matin  connnençait  à  souffler ,  il  prit  à  gauche  et  reutra  au 
château  par  la  petite  cour. 

Eux  tirèrent  à  droite  et  continuèrent  leur  chemin  vers  le  grand  parc. 

Au  moment  où  le  chevalier  montait  le  petit  escalier  qui  conduisait  à  l'entrée  di'ro- 
hée,  il  vit  une  fennne  suivie  d'une  autre  femme,  apparaître  sous  l'arcade  qui  donnait 
passage  de  la  petite  dans  la  grande  cour. 

Ces  deux  femmes  accéléraient  leur  marche  que  le  froissement  de  leur  rohe  de  soie 
trahissait  dans  l'obscurité  de  la  nuit. 

Cette  foime  de  mantclet  ,  cette  taille  élégante,  cette  allure  mystérieuse  et  hautaine 
à  la  fois  qui  distinguaient  ces  deux  femmes,  et  surtout  celle  qui  marchait  la  première, 
frappèrent  le  chevalier.  —  Voilà  deux  femmes  que  je  connais  certainement,  se  dit-il 
en  s'arrêtant  sur  la  dernière  marche  du  petit  perron. 

Puis,  comme  avec  son  instinct  de  limier  il  sapprètait  à  les  suivre,  un  de  ses  laquais 
qui  courait  après  lui  depuis  quelques  instaus,  l'arrêta.  —  Monsieur,  dit-il,  le  courrier 
est  arrivé.  —  Bon  1  bon  !  fit  le  chevalier.  Nous  avons  le  temps  ;  à  demain.  —  C'est 
qu'il  y  a  des  lettres  pressées  que  monsieur  le  chevalier  sera  peut-être  bien  aise  de 
lire. —  Ah!  tit  le  chevalier,  et  d'oîi  viennent-elles? — Une  vient  d'Angleterre,  et 
l'autre  de  Calais;  cette  dernière  arrive  par  estafette,  et  paraît  être  fort  importante.  — 
De  Calais  !  Et  qui  diable  m'écrit  de  Calais?  —  J'ai  cru  reconnaître  l'écriture  de  votre 
ami  M.  le  comte  de  Wardes.  —  Oh  !  je  monte,  en  ce  cas ,  s'écria  le  chevalier  oubliant 
son  projet  d'espionnage  à  l'instant  même. 

Et  il  monta  en  effet,  tandis  que  les  deux  dames  inconnues  disparaissaient  à  l'extré- 
mité de  la  cour  opposée  à  celle  par  laquelle  elles  venaient  d'entrer. 

Ce  sont  elles  que  nous  suivrons  laissant  le  chevalier  tout  entier  à  sa  correspondance. 

Arrivées  au  quinconce,  la  première  s'arrêta  un  peu  essoufflée  et  relevant  avec  pré- 
caution sa  coiffe  :  —  Sommes-nous  encore  loin  de  cet  arbre?  dit-elle.  — Oh!  oui, 
Madame,  à  plus  de  cin([  cents  pas;  mais ,  que  Madame  s'arrête  un  instant  :  elle  ne 
pourrait  marcher  longtemps  de  ce  pas.  —  Vous  avez  raison.  Et  la  princesse  ,  car  c'était 
elle,  s'appuya  contre  un  arbre.  —  Voyons,  Mademoiselle,  r('[irit-elle  après  avoir 
soufflé  un  instant,  ne  me  cachez  rien,  dites-moi  la  vérité.  • — tJh!  Madame,  vous 
voilà  déjà  sévère,  dit  la  jeune  fille  d'une  voix  émue.  — Non,  ma  chère  Athénaïs; 
rassiu'ez-vous  donc  ,  car  je  ne  vous  en  veux  nullement.  Ce  ne  sont  point  mes  affaires , 
après  tout.  Vous  êtes  inquiète  de  ce  que  vous  avez  pu  dire  sous  ce  chêne;  vous  craignez 
d'avoir  blessé  le  roi ,  et  je  veux  vous  tranquilliser  en  m'assurant  par  moi-même  si  vous 
pouvez  avoir  été  entendue.  —  Oh  I  oui ,  Madame ,  le  roi  était  si  près  de  nous.  —  Mais 
enfin,  vous  ne  parliez  pas  tellement  haut  (jue  quelques  paroles  n'aient  pu  se  perdre? 
—  Madame  ,  nous  nous  croyions  absolument  seules.  —  El  vous  étiez  (rois?  —  Oui ,  la 
Valhère ,  Montalais  et  moi.  —  De  sorte  que  vous  avez,  vous  personnellement,  parlé 
légèrement  du  roi?  —  J'en  ai  peur.  Mais,  en  ce  cas.  Votre  Altesse  aurait  la  bonté  de 
de  faire  ma  paix  avec  Sa  Majesté,  n'est-ce  pas  .  Madame?  —  Si  besoin  est,  je  vous  le 
promets.  Cependant ,  comme  je  vous  le  disais,  mieux  vaut  ne  pas  aller  au-devant  du 
mal  et  se  bien  assurer  surtout  si  le  mal  a  été  fait.  11  fait  nuit  sombre,  et  plus  sombre 
encore  sous  ces  grands  bois.  Vous  n'aurez  pas  été  reconnue  du  roi  Le  prévenir  eu  par- 
lant la  première ,  c'est  vous  dénoncer  vous-même.  —  Oh  !  Madame  !  Madame  !  Si  l'oa 
a  reconnu  mademoiselle  de  la  Vallière,  on  m'aura  reconnue  aussi.  D'ailleur>,  M.  de 
Saint-Aignan  ne  m'a  point  laissé  de  doute  à  ce  sujet.  —  Mais  enfin ,  vous  disiez  donc 


420  LES  MOUSQUETAIRES. 

(les  choses  bien  désobligeantes  pinii-  le  roi.  —  Nullement,  Madame  ,  nullement.  C'est 
une  autre  qui  disait  des  choses  trop  obligeantes ,  et  alors  mes  paroles  auront  fait  con- 
traste avec  les  siennes.  —  Cette  Montalais  est  si  folle ,  dit  Madame  —  Oh!  ce  n'est  pas 
Monlaliiis.  Montalais  n'a  rien  dil,  elle,  c'est  la  Vallière. 

Madame  Iressaillil  comme  si  elle  ne  l'eût  pas  déjà  su  parfaitement.  —  Oh!  non, 
non,  dil-elle  ,  le  roi  n'aura  pas  entendu.  D'ailleurs  nous  allons  faire  l'épreuve  pour 
laquelle  nous  sommes  sorties.  Montrez-moi  le  chêne.  El  Madame  se  remit  en  marche. 

—  Savez-vous  où  il  est?  conlinua-t-elle.  —  Hélas  !  oui ,  Madame.  Je  le  trouverais  les 
\eux  fermés.  —  Alors  c'est  à  merveille  ,  vous  vousasscoierez  sur  le  banc  où  vous  étiez, 
où  était  la  Vallière  ,  et  vous  parlerez  du  même  ton  et  dans  le  même  sens;  moi,  je  me 
cacherai  dans  le  buisson,  et  si  l'on  entend  ,  je  vous  le  dU-aihien.  — Oui,  Madame.  — 
11  s'ensuit  que  si  vous  avez  effectivement  parlé  assez  haut  pour  que  le  roi  vous  ait  en- 
tendue, eh  bien...  Athénaïs  parut  attendre  avec  anxiété  la  lui  de  la  phrase  commencée. 

—  Eh  bien!  dit  Madame  d'une  voix  étouffée  sans  doute  par  la  rapidité  de  sa  course; 
eh  bien!  je  vous  défendrai... 

El  Madame  doubla  encore  le  pas.  Tout  à  coup  elle  s'arrêta.  —  Il  me  vient  une 
idée!  dit-elle.  — Oh!  une  bonne  idée,  assurément,  répondit  mademoiselle  de  Ton- 
nav-Charente.  —  Montalais  doit  être  aussi  embarrassée  que  vous  deux.  —  Moins;  car 
elle  est  moins  compromise,  ayant  moins  dit.  —  N'importe,  elle  vous  aidera  bien  par 
un  petit  mensonge.  — Oh  !  surtout  si  elle  sait  que  Madame  veut  bien  s'intéressera 
jiioi.  —  Bien  !  j'ai ,  je  crois ,  trouvé  ce  qu'il  nous  faut ,  mon  enfant  —  Quel  bonheur  ! 

—  Vous  direz  que  vous  saviez  parfaitement  toutes  trois  la  présence  du  roi  derrière  cet 
arbre ,  ainsi  (pie  celle  de  M.  de  Saint-.Aignan.  —  Oui ,  Madame.  —  Car,  ne  vous  le 
dissimulez  pas,  Athénaïs,  Sainl-Aiguan  prend  avantage  do  quelques  mots  très-flatleurs 
pour  lui  que  vous  auriez  prononcés.  —  Eh!  Madame!  vous  vovez  bien  qu'on  (^ntend , 
s'écria  Athénaïs,  puisque  M.  de  Saint-^Vignan  a  entendu. 

Madame  avaiulit  une  légèreté,  elle  se  mordit  les  lèvres.  — Oh!  vous  savez  bien  comme 
est  Saint-Aiiinan  !  dit-elle,  la  faveur  du  roi  le  rend  fou ,  et  il  parle  à  tort  et  à  travers  ; 
souvent  même  il  invente.  Là  d'ailleurs  n'est  point  la  question  :  F>e  roi  a-t-il  entendu 
ou  n'a-t-il  pas  entendu?  Voilà  le  fait.  — Eli  bien!  oui,  Madame!  il  a  entendu!  fit 
Athénaïs  désespérée.  —  Alors,  laites  ce  que  je  disais,  soulenez  hardiment  (pie  vous 
connaissiez  toutes  trois,  entendez- vous ,  toutes  irois.  car  si  l'on  doute  jiour  l'une  on 
doutera  pour  les  autres.  Soulenez,  dis-je .  que  vous  connaissiez  toutes  trois  la  pré- 
sence du  roi  et  de  M.  de  Saint-AiL'nan,  et  cpic-  vous  avez  voulu  vous  divertir  aux  dé- 
pens des  écouteurs.  —  Oh  !  Madame  ,  aux  dépens  du  roi  ;  jamais  nous  n'(iserons  dire 
cela!  —  Mais,  plaisanterie,  plaisanterie  pure:  raillerie  innoreute  et  bien  permise  à 
des  femmes  que  des  hommes  veulent  surprendre.  De  cette  fa(;on  tout  s'e.xplique.  Ce 
que  Montalais  a  dil  de  Malicorne,  raillerie  ;  ce  que  vous  avez  dit  de  M.  de  Saint-Ai- 
gnan  ,  raillerie:  ce  que  la  Vallière  a  pu  dire...  — Et  i]u"clle  vo\idrait  bien  rattraper. 

—  Enèles-vous  sùre'i'  —  Oh!  oui.  j'en  réjionds.  —  l^h  liien  !  raison  de  plus,  raillerie 
que  tout  cela.  M.  de  Saint-Aignan  sera  confondu,  on  riia  de  lui  au  lieu  de  rire  de 
vous.  Enfin,  le  roi  sera  puni  de  sa  curiosité  |)eu  digne  de  son  rang.  Que  rmi  rii-  un 
pr\i  du  roi  en  celte  circonslance ,  el  je  ne  crois  pas  (pi'il  s'en  plaigne. 

— .\h  !  Madame,  vous  êtes  en  vérilé  un  ange  de  boulé  el  d'esprit.  —  C'est  mon  intérêt. 

—  Coumirnt  cela'/ — V'ous  me  demandez  comment  c'est  mon  inli-rêt  d'épargner  à  mes 
demoiselles  d'honneur' des  ipiolilicls.  des  désagrément,  des  calonmies  peul-èlre.  Hélas! 
vous  le  savez,  mon  enfant .  la  cour  n'a  pa>  irindulgcuci»  pour  ces  sorties  de  pecca- 
dilles. Mais  voilà  déjà  lonj;tenqi-^  qui"  nous   marchons,  ne  .•iommes-uous  donc  point 


LE     (,0M  TK     llli    l.  l   :i.  III. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  A<H 

hienlôt  arrivées?  —  Encore  cinquante  on  soixante  pas.  Tournons  à  ganche ,  Madame, 
s'il  vous  plaît.  —  Ainsi,  vous  êtes  sùi-e  de  Montalais?  dit  Madauie.  Elle  fera  tout  ce 
que  vous  voudrez?  —  Tout.  Elle  sera  enchantée.  — Quant  à  la  Vallière...  hasarda  la 
princesse.  —  Oh!  pour  elle,  ce  sera  plus  diflicile  ,  Madame,  elle  ré|nigne  à  nienlir. 
—  Mais  cependant  lorsqu'elle  y  trouvera  son  intérêt.. .  —  J'ai  peur  que  cela  ne  change 
ahsolumenl  rien  à  ses  idées.  — Oui  ,  oui,  dit  Madame,  on  m'avait  déjà  prévenue  de 
cela  ;  c'est  une  de  ces  nu'jaurées  qui  niellent  Dieu  en  avant  pour  se  cacher  derrière 
lui.  Mais  si  elle  ne  veut  pas  mentir,  connue  elle  s'exposera  aux  railleries  de  toute  la 
cour,  comme  elle  aura  provoqué  le  roi  par  un  aveu  aussi  ridicule  iprindécent,  made- 
moiselle la  Baume  le  Blanc  de  la  Vallière  trouvera  hon  que  je  la  renvoie  à  ses  pigeons, 
afin  que  là-bas,  en  Tonraine,  ou  dans  le  Blaisois,  je  ne  sais  où ,  elle  puisse  tout  à  son 
aise  faire  du  sentiment  et  de  la  bergerie. 

Ces  paroles  furent  diles  avec  une  véhémence  et  ime  dureté  qui  etfraya  mademoi- 
selle de  Tonnay-Charente. 

En  conséquence,  elle  se  promit  quant  à  elle  de  mentir  autant  qu'il  le  faudrait. 
Ce  fut  dans  ces  bonnes  dispositions  que  Madame  et  sa  compagne  arrivèrent  aux  en- 
virons du  chêne  royal.  —  Nous  y  voilà ,  dit  Montalais.  —  Nous  allons  bien  voir  si  l'on 
entend  ,  répondit  Madame.  —  Chut!  fil  la  jeune  lille  en  retenant  Madame  avec  une 
rapidité  assez  oublieuse  de  l'étiquette.  Madame  s'arrêta.  —  Voyez- vous  que  l'on  en- 
tend .  dit  Athénaïs.  —  Comment  cela  ?  —  Ecoutez. 

Madame  retint  son  souffle,  et  l'on  entendit  en  effet  ces  mots  prononcés  par  une  voix 
suave  et  triste  flotter  dans  l'air  : 

«  Oh!  je  te  dis,  vicomte,  je  te  dis  que  je  l'aime  éperdument;  je  te  dis  que  je  l'aime 
à  en  niouiir.  » 

A  cette  voix,  Madame  tressaillit,  et  sous  sa  mante  un  rayon  joyeux  illumina  son 
visage. 

Elle  arrêta  sa  compagne  à  son  tour,  et  d'un  pas  léger  la  reconduisant  à  vingt  pas  en 
arrière,  c'est-à-dire  hors  de  la  portée  de  la  voix.  —  Demeurez  là,  lui  dit-elle,  ma 
chère  .Athénaïs,  et  que  nul  ne  puisse  nous  surprendre.  Je  pense  qu'il  est  question  de 
vous  dans  cet  entretien.  —  De  moi?  Madame.  —  De  vous,  oui...  ou  plutôt  de  votre 
aventure.  Je  vais  écouter  :à  deux  nous  serions  découvertes.  Allez  chercher  Montalais 
et  revenez  m'altendre  avec  elle  sur  la  lisière  du  bois. 

Puis,  comme  Athénaïs  hésitait ,  —  .Allez!  dit  la  princesse  d'une  voix  qui  n'admettait 
pas  d'observations. 

Elle  rangea  donc  ses  jupes  bruyantes  ,  et ,  par  un  sentier  qui  coupait  le  massif,  elle 
regagna  le  parterre. 

Quant  à  Madame,  elle  se  blottit  dans  le  buisson,  adossée  à  un  gigantesque  chàtai- 
_^gnier,  dont  une  des  tiges  avait  été  coupée  à  la  hauteur  d'un  siège. 

Et  là  ,  pleine  d'anxiété  et  de  crainte ,  —  Voyons  ,  dit-elle ,  voyons ,  puisque  l'on  en- 
tend d'ici,  écoutons  ce  que  va  dire  de  moi  à  M.  de  Bragelonne  cet  autre  fou  amou- 
reux qu'on  appelle  le  comte  de  Guiche. 


422  LES  MOUSQUETAIRES. 


OU   MADAME   ACQUIERT   LV    PREUVE    QUE   L'ON   PEUT   EN   ÉCOUTANT 
ENTENDRE   CE   QUI   SE  DIT. 


11  se  fit  un  instant  de  silence  comme  si  tous  les  bruits  mystérieux  de  la  nuit  s'étaient 
lus  pour  écouter  en  même  temps  que  Madame  celte  juvénile  et  amoureuse  coulidence. 

C'était  à  Raoul  de  parler. 

Il  s'appuya  paresseusement  au  troiw  du  grand  chêne  et  répondit  de  sa  voix  douce  et 
harmonieuse  :  —  Hélas  1  mon  cher  Guiche ,  c'est  un  grand  malheur.  —  Oh  !  oui , 
s'écria  celui-ci,  bien  grand.  —  Vous  ne  m'eulcndez  pas.  Guiche,  ou  plul(M  vous  ne 
me  comprenez  pas.  Je  dis  qu'il  vous  arrive  un  grand  malheur,  non  pas  d'aimer,  mais 
lie  ne  savoir  point  cacher  votre  amour.  —  Conmient  cela?  s'écria  Guiche.  —  Oui , 
vous  ne  vous  apercevez  point  d'une  chose ,  c'est  cpie  maintenant  ce  n'est  plus  à  votre 
seul  ami,  c'est-à-dire  à  un  honuue  qui  se  ferait  tuer  plutôt  que  de  vous  trahir,  vmis 
ou  vous  apercevez  point,  dis-je,  que  c'est  à  votre  seul  ami  que  vous  faites  confidence 
de  vos  amours,  mais  au  premier  venu.  —  Au  premier  venu  !  s'écria  Guiche,  ètes- 
vous  fou,  Bragelonne,  de  me  dire  de  pareilles  choses'/  Comment  et  de  quelle  façon 
serais-je  donc  devenu  indiscret  à  ce  poiut?  —  Je  veux  dire,  mon  ami ,  que  vos  yeux  , 
vos  gestes,  vos  soupirs  parlent  malgré  vous;  que  toute  passion  exagérée  conduit  et  en- 
traîne l'houune  hors  de  lui-même.  Alors  cet  homme  ne  s'appartient  plus  ;  il  est  en 
proie  à  une  folie  qui  lui  fait  raconter  sa  peine  aux  arbres,  aux  chevaux,  à  l'air,  du 
moment  où  il  n'a  aucun  être  intelligent  à  la  portée  de  sa  voix.  Or,  mon  pauvre  ami, 
rappelez-vous  ceci  :  qu'il  es|  bien  rare  qu'il  n'y  ait  pas  toujours  là  quchpiun  pour  en- 
tendre particulièrement  les  choses  qui  ne  doivent  pas  être  entendues. 

Guiche  poussa  un  profond  soupir.  —  Tenez,  continua  Bragelonne,  en  ce  mouicnl 
vous  me  faites  peine;  depuis  votre  retour  ici  vous  avez  cent  fois  et  de  cent  manières 
différentes  raconté  votre  amour  pour  elle;  et  cependant ,  n'eussiez-vous  rien  dit,  votre 
retoiu-  seul  était  déjà  une  indiscrétion  terrible.  J'en  reviens  donc  à  conclure  ceci  :  que 
si  vous  no  vous  observez  mieux  que  vous  ne  le  faites,  un  jour  ou  l'autre  arrivera  q\ii 
amènera  une  (■x|)l<i>iou.  Oui  vous  sauvera  aioisï  dites.  lépondez-moi.  Qui  la  sauvera 
elle-même'.'  ('..u',  toute  inuod'ute  qu'elle  sera  de  votre  amoin-,  votre  amour  sera  au.v 
mains  do  ses  <MUiemis  une  ace  usatiou  ci)[itr<'  elle.  —  Hélas!  mon  Dieu!  murmura 
Guiciie.  Et  un  profond  soupir  aciiunpagiia  ces  paroles.  —  Ce  n'est  point  ré|n)n(lre. 
cela,  Gniilie.  —  Si  fait.  —  l'^li  bien  1  voyons,  que  répondez-vous"?  —  Je  réponds  que 
ce  jour-là  ,  mon  ami .  je  m;  serai  pas  plus  murl  ipie  je  ne  le  suis  aujourd'biii.  —  Je 
ne  coiiqireuds  pas. 

—  Oui  !  lanl  d'alleiiiatives  m'ont  u>é.  Aujuuid'hui,  je  ne  suis  pi\is  un  être  pensant, 
agissant;  aujourd'hui ,  je  ne  vaux  plus  un  lidunne.  si  méilioire  qu'il  soit;  aussi, 
vois-tu,  aujourd'hui  mes  dernières  forces  se  sont  éleiules,  mes  dernières  résolutions 
se  sont  évanouies,  et  je  renonce  à  luller.  Quand  un  est  au  camp,  connue  nous  y  avdns 
été  eusendile ,  el  (]u'on  part  seul  pour  escarmoucber,  parfois  on  rencontre  un  parti  de 
cinq  on  six  fourrageurs  ,  et, quoique  seul ,  on  se  défend  :  aloi-s,  il  en  survient  six  autres; 
on  s'irrite  et  l'on  persévère;  mais  s'il  en  arrive  encore  six.  huit.  di\  autres  à  la  tra- 
verse, on  se  met  à  jiicjuer  son  cheval;  si  l'on  a  encore  un  che\al.  ou  bien  ou  si-  fait 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  423 

tuer  pour  ne  pas  fuir.  Eh  bien  !  j'en  suis  là,  j'ai  d'abord  lui  té  contre  inoi-rnême;  puis, 
contre  Buckingham  ;  maintenant,  le  roi  est  venu,  je  ne  lutterai  pas  contre  le  roi,  ni 
même  ,  je  me  hâte  de  te  le  dire  ,  !e  roi  se  retiràt-il ,  ni  même  contre  le  caractère  tout 
seul  de  cette  femme.  Oh  1  je  ne  m'abuse  point,  entré  au  service  de  cet  amour,  je  m'y 
ferai  tuer.  — Ce  n'est  point  à  elle  qu'il  fautfaire  des  reproches,  répondit  Raoul,  c'est 
;r  toi.  —  Pourquoi  cela?  —  Comment ,  tu  connais  la  princesse  !  un  peu  légère,  fort 
éprise  de  nouveautés,  sensible  à  la  louange,  dût  la  louange  lui  venir  d'un  aveugle  ou 
d'un  enfant ,  et  tu  prends  feu  au  point  de  te  consumer  toi-même.  Regarde  la  femme , 
aime-la ,  car  quiconque  n'a  pas  le  cœur  pris  ailleurs ,  ne  peut  la  voir  sans  l'aimer. 
Mais,  tout  en  l'aimant,  respecte  en  elle  d'abord  le  rang  de  son  mari,  puis  lui-même, 
puis  enfin  ta  propre  sûreté.  —  Merci ,  Raoul.  —  Et  de  quoi?  —  De  ce  que  voyant  que 
je  souffre  par  celte  femme  ,  lu  me  consoles,  de  ce  que  tu  me  dis  d'elle  tout  le  bien  que 
tu  en  penses,  et  peut-être  même  celui  que  tu  ne  penses  pas.  —  Oh!  fît  Raoul,  tu  le 
trompes,  Guiche,  ce  que  je  pense  je  ne  le  dis  pas  toujours,  mais  alors  je  ne  dis  rien; 
mnis  quand  je  parle,  qui  m'écoute  peut  me  croire. 

Pendant  ce  temps ,  Madame  ,  le  cou  tendu,  l'oreille  avide,  l'œil  dilaté  et  cherchant 
à  voir  dans  l'obscurité ,  pendant  ce  temps  Madame  aspirait  avidement  jusqu'au 
moindre  souffle  qui  bruissait  dans  les  branches.  — Oh!  je  la  connais  mieux  que  loi, 
alors!  s'écria  Guicbc.  Elle  n'est  pas  légère,  elle  est  frivole;  elle  n'est  pas  éprise  de 
nouveautés,  elle  est  sans  mémoire  et  sans  foi  ;  elle  n'est  pas  purement  et  simplement 
sensible  aux  louanges,  mais  elle  est  coquette  avec  raffinement  et  cruauté.  Mortelle- 
ment coquette!  oh!  oui,  je  le  sais.  Tiens,  crois-moi,  Bragelonne,  je  souffre  tous  les 
tourmens  de  l'enfer;  brave,  aimant  passionnément  le  danger,  je  trouve  un  danger 
plus  grand  que  ma  force  et  mon  courage.  Mais,  vois-tu,  Raoul .  je  me  réserve  une 
victoire  qui  lui  coûtera  bien  des  larmes. 

Raoul  regarda  son  ami,  et  comme  celui-ci,  presque  étouffé  par  l'émotion,  ren- 
versait sa  fête  contre  le  tronc  du  chêne  :  —  Une  victoire  ,  demanda-t-il ,  et  laquelle? 

—  Un  jour,  je  l'aborderai,  un  jour  je  lui  dirai  :  J'étais  jeune  ,  j'étais  fou  d'amour; 
j'avais  poiu'fanf  assez  de  respect  pour  tomber  à  vos  pieds  et  y  demeurer  le  front  dans 
la  poussière  si  vos  regards  ne  m'eussent  relevé  jusqu'à  votre  main.  Je  crus  comprendre 
vos  regards,  je  me  relevai ,  et  alors,  sans  que  je  vous  eusse  rien  fait  que  vous  aimer 
plus  encore,  si  c'était  possible,  alors  vous  m'avez  de  gaieté  de  cœur  terrassé  par  un 
caprice,  femme  sans  cœur,  femme  sans  foi,  femme  sans  amour.  Vous  n'êtes  pas 
digne,  toute  princesse  de  sang  royal  que  vous  êtes,  vous  n'êtes  pas  digne  de  l'amour 
d'un  honnête  bonune  ;  et  je  me  punis  de  mort  pour  vous  avoir  trop  aimée,  et  je 
meurs  en  vous  haïssant.  —  Oh!  s'écria  Raoul  épouvanté  de  l'accent  de  profonde  vé- 
rité qui  perçait  dans  les  paroles  du  jeune  homme,  oh  !  je  te  l'avais  bien  dit,  Guiche, 
((ue  tu  étais  fou.  —  Oui ,  oui,  s'écria  Guiche  poursuivant  son  idée  ,  puisque  nous  n'a- 
vons plus  de  guerres  ici,  j'irai  là-bas,  dans  le  Nord,  demander  du  service  à  l'Em- 
pire, et  quelque  Hongrois,  quelque  Croate  ,  quelque  Turc  me  fera  bien  la  charité  d'une 
balle. 

Guiche  paraissait  absorbé  dans  sa  sombre  pensée  ;  mais  un  bruit  le  fit  tressaillir  qui 
mil  Raoul  sur  pied  au  même  moment.  Quant  à  Guiche  ,  il  resta  assis  la  tête  comprimée 
entre  ses  deux  mains  Les  buissons  s'ouvrirent,  et  une  femme  apparut  devant  les  deux 
jeunes  gens,  pâle,  en  désordre.  D'une  main  elle  écartait  les  branches  qui  eussent 
fouetté  son  visage  ,  et  de  l'autre  elle  relevait  le  capuchon  delà  mante  dont  ses  épaulés 
étaient  couvertes.  A  cet  œil  humide  et  flamboyant,  à  cette  démarche  royale,  à  la 
hauteur  de  ce  geste  souverain  ,  et  bien  plus  encore  qu'à  tout  cela,  au  battement  de 


42.i  LES  MOUSQUETAIRES. 

son  cœur.  Guiche  reronniit  Madame  ,  et  poussant  un  rri ,  il  ramena  ses  mains  de  ses 
tempes  sur  ses  yeux. 

Raoul,  tremblant,  décontenancé,  roulait  son  chapeau  dans  ses  doigts,  balbutianl 
quelques  vagues  formules  de  respect.  —  Monsieur  de  Bragelonne,  dit  la  princesse, 
veuillez,  je  vous  prie,  voir  si  mes  fenuiies  ne  sont  point  quelque  pari  là-bas  dans  les 
allées  ou  dans  les  quinconces;  et  vous,  monsieur  le  comte,  demeurez:  je  suis  lasse, 
vous  me  donnerez  votre  bras. 

La  foudre  tombant  aux  pieds  du  malheureux  jeune  homme  Feùt  moins  épouvanlé 
que  cette  froide  et  sévère  parole. 

Néanmoins,  comme,  ainsi  qu'il  venait  de  le  dire,  il  était  bi'ave  ;  connue  il  venait 
au  fond-du  cœur  de  prendre  toutes  ses  résolutions,  Guiche  se  redressa,  et  voyant  l'hé- 
sitation de  Bragelonne,  lui  adressa  un  coup  d'œil  plein  de  résignation  et  de  suprêmes 
remercîmens. 

Au  lieu  de  répondre  à  l'instant  même  à  Madame,  il  fit  même  un  pas  vers  le  vi- 
comte, et  lui  tendant  la  main  que  la  princesse  lui  avait  demandée,  il  serra  la  main 
toute  loyale  de  son  ami  avec  un  soupir,  dans  lequel  il  semblait  donner  à  l'amitié  lent 
ce  qui  restait  de  vie  au  fond  de  son  cœur. 

Madame  attendit,  elle  sifière,  elle  qui  ne  savait  pas  attendre,  Madame  attendit  que 
ce  colloque  muet  fût  achevé. 

Sa  main,  sa  royale  main,  demeura  suspendue  en  l'air,  et  quand  Raoul  fut  parti 
retomba  sans  colère  ,  mais  non  sans  émotion  dans  celle  de  Guiche. 

Ils  étaient  seuls  au  milieu  de  la  forêt  sombre  et  muette,  et  l'on  n'entendait  plus  que 
le  pas  de  Raoul  s'éloignant  avec  précipitation  par  les  sentiers  ombreux. 

Sur  leur  tète  s'étendait  la  voûte  épaisse  et  odorante  du  feuillage  de  la  forêt  par  les 
déchirures  duquel  on  voyait  briller  cà  et  là  quelque  étoile. 

Madame  entraîna  doucement  Guiche  à  une  centaine  de  pas  de  cet  arbre  indiscret 
qui  avait  entendu  et  laissé  entendre  tant  de  choses  dans  cette  soirée,  et  le  conduisant 
à  une  clairière  voisine  qui  permeKait  de  voir  à  une  certaine  distance  autour  de  soi  :  — 
Je  vous  amène  ici,  dit-elle  toute  frémissante,  parce  que  là-bas  où  nous  élions,  toute 
parole  s'entend.  —  Toute  parole  s'entend  ,  diles-vous,  Madame,  répéta  machinale- 
ment le  jeune  homme.  —  Oui.  —  Ce  qui  veut  dire .  nun-mura  Guiche.  —  Ce  qui  veut 
dire  que  j'ai  entendu  toutes  vos  paroles.  —  Oh  !  mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  il  me  man- 
quait encore  cela,  balbulia  (juiciic.  Et  il  baissa  la  télé  conune  fait  le  nageur  fatigué 
sous  le  flot  <pù  l'engloutil.  — Ainsi,  dit  Madame,  vous  me  jugez  comme  vous 
avez  dit'/ 

Guiche  pâlit,  détourna  la  lèle  et  ne  répondit  rien;  il  se  senlait  prêt  à  s'évanoin'r.  — 
C'est  fort  bien,  continua  la  princesse  d'un  son  de  voix  plein  de  doiiceiu-,  j'aime  mieux 
cette  franchise  qui  doit  me  blesser,  (ju'une  ilatterie  qui  me  tromperait.  Soit!  selon 
vous,  monsieur  de  Guiche,  je  suis  donc  coquette  et  vile.  —  Vile!  s'écria  le  jeune 
homme,  vile,  vous!  oh!  je  n'ai  certes  pas  dit,  je  n'ai  certes  pas  pu  dire  que  ce  qu'il 
V  a  au  monde  de  jilus  précieux  pour  moi  fi^l  une  chose  vile  ;  non  ,  non,  je  n'ai  pas  dit 
^ela.  —  Une  fenune  ipii  voit  périr  un  houune  consumé  du  feu  qu'elle  a  allumé  et  qui 
n'éteint  pas  celt(!  flanuue,  est,  à  mon  avis,  une  femme  vile.  —  Oh  1  que  vous  im- 
porte ce  (pic  j'ai  (lit,  reprit  le  couile.  Que  suis-je,  mon  Dieu!  près  de  vous,  et  com- 
ment vous  inquiétez-vous  iiièrne  si  j'existe  ou  si  je  n'existe  pas'/ —  Monsieur  de 
Guiche,  vous  êtes  un  liduiiue  comme  je  suis  une  femme,  et  vous  connaissant  ainsi 
que  je  vous  connais,  je  ne  veux  point  vous  exposer  h  mourir;  je  change  avec  vous  de 
conduite  et  de  caractère.  Je  serai ,  non  pas  franche .  je  le  suis  toujours ,  mais  vraie.  Je 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  425 

vous  supplie  donc  ,  monsioui-  le  comte ,  de  ne  plus  m'ainier  et  d"oul)lier  toiil  à  fait  que 
je  vous  aie  jiiinais  adressé  une  parole  ou  nn  regard. 

Guiche  se  retourna ,  couvrant  Madame  d'un  regard  passionné.  —  Vous  ,  dit-il ,  vous 
vous  excusez  ,  vous  me  suppliez  ,  vous!  —  Oui,  sans  doute,  puisque  j'ai  fait  le  mal , 
je  dois  réparer  le  mal.  Ainsi,  monsieur  le  comte ,  voilà  qui  est  convenu.  Vous  me 
pardonnerez  ma  frivolité,  ma  coquetterie.  Ne  m'interrompez  pas.  Je  vous  pardon- 
nerai, moi,  d'avoir  dit  que  j'étais  frivole  el  coquetle  .  quelque  chose  de  pis  peut-èlre  , 
et  vous  renoncerez  à  votre  idée  de  mort,  et  vous  conserverez  à  votre  famille,  au  roi 
el  aux  dames,  un  cavalier  que  lout  le  monde  esliine  el  que  beaucoup  chérissent. 

Et  Madame  prononça  ce  dernier  mot  avec  un  tel  accent  de  fianchise  el  même  de 
tendresse  ,  que  le  cœur  du  jeune  homme  sembla  prêt  à  s'élancer  de  sa  poitrine.  — 
Ohl  Madame,  Madame...  balbutia-t-il.  —  Écoulez  encore,  continua-t-elle.  Quand 
vous  aurez  renoncé  à  moi  par  nécessité  d'abord  ,  puis  pour  vous  rendre  à  ma  prière , 
alors  vous  me  jugerez  mieux,  et,  j'en  suis  sur,  vous  remplacerez  cet  auKJur,  pardon, 
celle  folie ,  par  une  sincère  amitié  que  vous  viendrez  ni'oflVir ,  el  qui ,  je  vous  le  jure, 
sera  cordialement  acceptée. 

Guidie,  la  sueur  au  front,  la  mort  au  cœur,  le  frisson  dans  les  veines,  se  mordait 
les  lèvres,  frappait  du  pied,  dévorait  eu  un  mot  toutes  ses  douleurs. — Madame,  dit- 
il,  ce  que  vous  m'oflrcz  là  est  impossible,  el  je  n'accepte  point  tui  pareil  marché.  — 
Eh  quoi  !  dit  Madame,  vous  refusez  mon  amiliéï  —  Non!  non!  pas  d'amitié,  .Madame, 
j'aime  mieux  mourir  d'amour  que  vivre  d'amitié. — Monsieur  le  comte! — Oh!  Ma- 
dame, s'écria  Guiche  ,  j'en  suis  arrivé  à  ce  moment  suprême  où  il  n'y  a  plus  d'autre 
considération,  d'autre  respect  que  le  respect  et  la  considération  d'un  hounêlc  lionune 
envers  une  femme  adorée.  Chassez-moi,  maudissez-moi,  dénoncez-moi,  vous  serez 
juste;  je  me  suis  plaint  de  vous,  mais  je  ne  m'en  suis  plaint  si  amèrement  que  parce 
que  je  vous  aime  ;  je  vous  ai  dit  que  je  mourrais,  je  mourrai  ;  vivani ,  vous  m'oublie- 
rez; mort,  vous  ne  m'oublierez  point,  j'en  suis  sûr. 

Et  cependant,  elle,  qui  se  sentait  debout  et  toute  rêveuse  et  aussi  agitée  que  le 
jeune  homme,  détourna  un  moment  la  tête,  comme  un  instant  auparavant  il  venait 
de  la  détourner  lui-même. 

Puis,  après  un  silence  :  — Vous  m'aimez  donc  bien?  demanda-t-elie.  —  Oh  !  folle- 
ment. Au  point  d'en  mourir,  comme  vous  le  disiez.  Au  point  d'en  mourir,  soit  que 
vous  me  chassiez,  soit  que  vousm'écoutiez  encore. — Alors, c'est  un  mal  sans  espoir, 
dit-elle  d'un  air  enjoué:  un  mal  qu'il  convient  de  traiter  par  les  adoucissans.  Çà,  don- 
nez-moi voire  main,,.  Elle  est  glacée. 

Guiche  s'agenouilla,  collant  sa  bouche,  non  pas  sur  l'une,  mais  sur  les  deux  mains 
brûlantes  de  Madame.  —  Allons,  aimez-moi  donc,  dit  la  princesse,  puisqu'il  n'en  sau- 
rait être  aulrcmenl.  Et  elle  lui  serra  les  doigts  presque  impercepliblement,  le  relevant 
ainsi ,  moitié  comme  eût  fait  une  reine ,  et  nioilié  comme  eût  fait  une  amante. 

De  Guiche  frissonna  par  tout  le  corps. 

Madame  sentit  courir  ce  frisson  dans  les  veines  du  jeune  homme,  et  comprit  que 
celui-là  aimait  véritablement.  — Votre  bras,  comte,  dit-elle  ,  el  rentrons.  — .\h  !  Ma- 
dame, lui  dit-il  chancelant,  ébloui,  un  nuage  de  flamme  sur  les  yeux.  Ah  !  vous  avez 
trouvé  un  autre  moyen  de  me  tuer. —  Heureusement  que  c'est  le  plus  long  ,  n'est-ce 
pas?  rcpliqua-t-elle. 

El  elle  l'enlraîna  vers  le  quinconce. 


426 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


LA   CORRESPONDANCE   D'ARAMIS. 


gy^ 


ANDis  que  les  affaires  de  Guiche,  raccommodées  ainsi 
tout  à  coup  sans  qu'il  put  deviner  la  cause  de  cette  amé- 
lioraliou ,  prenaient  celte  tournure  inespérée  que  nous 
leur  avons  vu  jirendre  .  Raoul,  ayant  conqiris  l'invila- 
tion  de  Madame,  s'était  éloigné  pour  ne  pas  troulilercette 
explication  doiit  il  était  loin  de  deviner  les  résultats,  et 
il  avait  rejoint  les  dames  d'honneur  éparses  dans  le  par- 
terre. 

Pendant  ce  temps,  le  chevalier  de  Lorraine,  remonté 
dans  sa  chambre,  lisait  avec  surprise  la  lettre  de  Wardes, 
laquelle  lui  racontait  ou  plutôt  lui  faisait  raconter  par  la  main  de  son  valet  de  chambre 
le  coup  d'épée  reçu  à  Calais  et  tous  les  détails  de  celte  aventure,  avec  invitation  d'en 
communiquer  à  Guiche  et  à  Monsieur  ce  qui ,  daus  cet  événement ,  pouvait  être  par- 
ticulièrement désagréable  à  chacun  d'eux. 

De  Wardes  s'attachait  surtout  à  démontrer  au  chevalier  la  violence  de  cet  amour 
de  Bnckingham  pour  Madame  et  il  leruiinait  sa  lettre  en  annonçant  qu'il  croyait  celte 
passion  payée  de  retour. 

A  la  lecture  de  ce  dernier  paragraphe,  le  chevalier  haussa  les  épaules;  en  effet, 
de  Wardes  était  fort  arriéré ,  comme  ou  a  pu  le  voir. 
De  Wardes  n'en  était  encore  qu'à  Ruckincham. 

Le  chevalier  jeta  par-dessus  son  épaule  le  papier  sur  une  table  voisine,  et  d'un  ton 
dédaigneux  : 

—  En  vérité,  dit-il,  c'est  incroyable;  ce  ]iauvre  de  Wardes  est  pourtant  un  gar- 
çon d'es])rit ,  mais,  en  vérité,  il  n'y  parait  pas,  tant  ou  s'encroûte  vile  eu  province. 
Que  le  diiiilc  cuiiinile  ce  benêt  qui  devait  lu'écrire  des  choses  importantes,  et  qui 
m'écrit  de  pareilles  niaiseries.  Au  lieu  de  cette  pauvreté  de  lettre  qui  ne  signilie  rien, 
j'eusse  li'ouvé  là-bas  dans  les  (piiuconces  ime  biiune  petite  intrigue  qui  eût  couqiro- 
mis  une  femme,  valu  pi'ul-("lr('  un  cniip  d'épee  à  un  liinume  cl  diverli  Monsieur  peu- 
dant  trois  jours. 

Il  regarda  sa  inoiilri'.  • — Miiintru.iiil  ,  lil-ii.  il  est  trop  i,ii'd.  1  mi'  liciu-e  du  malin, 
tout  le  monde  doit  élre  rentré  cliey.  le  roi  où  l'on  ailiévc  la  miil  :  allons,  c'est  uni'  piste 
perdue,  et  à  m(iiii>  de  ciiauci'  extraordinaire... 

El,  l'ti  disant  ers  mois,  comnie  pdur  eu  appeler  à  sa  lionne  étoile  ,  le  rhevalicr 
s  approcha  a\ec  dé'pil  de  la  fenêtre  ipii  dnnn.iil  sur  mmc  purlion  assez  soldaire  du 
janlin. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  427 

Aussitôt,  et  corame  si  un  mauvais  génie  eût  été  à  ses  ordres,  il  aperçut,  revenant 
vers  le  ihàtean  en  compagnie  d'un  lionune  .  ime  mante  de  soie  de  couleur  sombre  et 
reconnut  cette  tournure  qui  l'avait  frappé  une  ilemi-hcuie  auparavant. — Eh  !  mon 
Dleul  pensa-t-ilen  frappant  des  mains,  Dieu  me  danme  !  comme  dit  notre  ami  Buc- 
kingbara,  voici  mon  mystère.  ^ 

Et  il  s'élança  précipitamment  à  travers  les  degrés  dans  l'espérance  d'arriver  à  temps 
dans  la  cour  pom-  reconnaître  la  femme  à  la  mante  et  son  compagnon. 

Mais  en  arrivant  à  la  porte  de  la  petite  cour,  il  se  heurta  presque  avec  Madame, 
dont  le  visage  radieux  apparaissait  plein  de  révélations  charmantes  sous  celte  mante 
qui  l'aljritait  sans  le  cachei'. 

Malheureusement  Madame  était  seule. 

Le  chevalier  comprit  que  puisqu'il  l'avait  vue,  il  n'y  avait  pas  cinq  minutes,  avec 
un  gentilhomme ,  le  gentilhomme  ne  devait  pas  être  bien  loin. 

En  conséquence,  il  prit  à  peine  le  temps  de  saluer  la  princesse,  tout  en  se  rangeant 
pour  la  laisser  passer;  puis,  lorsqu'elle  eut  fait  quelques  pas  avec  la  rapidité  d'une 
femme  qui  craint  d'être  reconnue,  lorsque  le  chevalier  vil  qu'elle  était  trop  préoc- 
cupée d'elle-même  pour  s'inquiéter  de  lui ,  il  s'élança  dans  le  jardin  ,  regardant  ra- 
pidement de  tous  côtés  et  embrassant  le  plus  d'horizon  qu'il  pouvait  dans  son  regard. 

Il  arrivait  à  temps,  le  gentilhomme  qui  avait  accompagné  Madame  était  encore  à 
portée  (le  vue  ;  seulement ,  il  s'avançait  rapidement  vers  une  des  ailes  du  château 
derrière  laquelle  il  allait  disparaître. 

Il  n'y  avait  plus  une  minute  à  perdre  ,  le  chevalier  s'élança  à  sa  poursuite  ,  quitte  à 
ralentir  le  pas  en  s'approchani  de  l'inconnu  ,  mais  quelque  diligence  qu'il  fit,  l'in- 
connu avait  tourné  le  perron  avant  lui. 

Cependant,  il  était  évident  que  comme  comme  celui  que  le  chevalier  poursuivait 
marchai!  iloucement ,  une  fois  l'angle  tourné  ,  à  moins  qu'il  ne  fût  entré  par  quelque 
porte,  le  chevalier  ne  pouvait  manquer  de  le  rejoindre. 

C'est  ce  qui  fût  cerkiincment  arrivé  si ,  au  moment  où  il  tournait  cet  angle  ,  le  che- 
valier ne  se  fût  jeté  dans  deux  personnes  qui  le  tournaient  elles-mêmes  dans  le  sens 
opposé. 

Le  chevalier  était  tout  prêta  faire  un  assez  mauvais  parti  à  ces  deux  fâcheux,  lors- 
qu'en  relevant  la  tête  il  reconnut  ^I.  le  surintendant. 

Fouquet  était  accompagné  d'une  personne  que  le  chevalier  voyait  pour  la  pre- 
mière fois. 

Celte  personne,  c'était  Sa  Grandeur  l'évêque  de  Vannes. 

Arrêté  par  l'importance  du  personnage,  et  forcé  par  les  convenances  à  faire  des 
excuses  là  où  il  s'attendait  à  en  recevoir,  le  chevalier  fit  un  pas  en  arrière  ;  et  comme 
M.  Fouquet  avait  sinon  l'amitié  ,  du  moins  les  rcs|iecls  de  tout  le  monde:  comme  le 
roi  lui-même,  quoiqu'il  fût  plutôt  son  ennemi  que  sou  ami,  trailait  M.  Fouquet  en 
homme  considérable,  le  chevalier  lit  ce  que  le  roi  eût  fait,  il  salua  M.  Fouquet  qui  le 
saluait  avec  une  bienveillante  politesse,  voyant  que  ce  gentilhomme  l'avait  heurté  par 
mégarde  et  sans  mauvaise  Intention  aucune. 

Puis,  presque  aussitôt  ,  ayant  reconnu  le  chevalier  de  Lorraine,  il  lui  fit  quelques 
complimens  auxquels  force  fut  au  chevalier  de  répondre. 

Si  court  que  fut  le  dialogue,  le  chevalier  de  Lorraine  vit  peu  à  peu  avec  Un  déplai- 
sir mortel  «on  inconnu  diminuer  et  s'effacer  dans  l'ombre. 

Le  chevalier  se  résigna,  et  une  fois  résigné  revint  complètement  à  Fouquet.  —  Ah  ! 
Monsieur,  dit-il,  vous  arriveï  bien  lard.  On  s'est  fort  occupé  ici  de  Votre  absence,  el 


i-28  LES  MOUSQUETAIRES. 

j'ai  ontendu  Monsieur  s'étonner  de  ce  qu'ayant  été  invité  par  le  roi,  vous  n'étiez  pas 
venu.  —  La  chose  m'a  été  impossible,  Monsieur,  et  aussitôt  libre  j'arrive.  —  Paris 
est  tranquille  ? —  Parfaitement.  Paris  a  fort  bien  reçu  sa  dernière  taxe.  —  Ah!  je 
comprends  que  vous  ayez  voulu  vous  assurer  de  ce  bon  vouloir  avant  de  venir  prendre 
part  à  nos  fcMes.  —  Je  n'en  arrive  pas  moins  un  peu  tard.  Je  m'adresserai  donc  à 
vous,  Monsieur  .  pour  vous  demander  si  le  roi  est  dehors  ou  au  château,  si  je  pourrai 
le  voir  ce  soir  ou  si  je  dois  attendre  à  demain.  —  Nous  avons  perdu  le  roi  de  vue  de- 
puis une  demi-heure  à  peu  près,  dit  le  chevaUer.  —  Il  sera  peut-être  chez  Madame? 
demanda  Fouquet.  —  Chez  Madame  ,  je  ne  crois  pas,  car  je  viens  de  rencontrer  Ma- 
dame qui  rentrait  jiar  le  petit  escalier,  et  à  moins  que  ce  geutilhonune  que  vous  ve- 
nez de  croiser  tout  à  l'heure  ne  fût  le  roi  en  personne... 

Et  le  chevalier  attendit,  espérant  qu'il  saurait  ainsi  le  nom  de  celui  c[u'il  avait 
poursuivi . 

Mais  Fouquet,  qu'il  eût  reconnu  ou  non  Guiche,  se  contenta  de  répondre  :  — Non, 
Monsieur,  ce  n'était  pas  lui. 

Le  chevalier  désappointé  salua;  mais,  tout  en  saluant,  ayant  jeté  un  dernier  coup 
d'oeil  autour  de  lui  et  ayant  aperçu  M.  Colbert  au  milieu  d'un  groupe  :  —  Tenez, 
Monsieur,  dit-il  au  surintendant,  voici  là-bas  sous  les  arbres  quelqu'un  qui  vous  ren- 
seignera mieux  que  moi.  — Qui?  demanda  Fouquet,  dont  la  vue  faible  ne  |)erçait  pas 
les  ombres.  —  M.  Colbert,  répondit  le  chevalier.  —  .\h  !  fort  bien.  Cette  personne  qui 
parle  là-bas  à  ces  honmies  portant  des  torches,  c'est  M.  Colbert'/  —  Lui-même.  II 
donne  ses  ordres  pour  demain  aux  dresseurs  d'illuminntion.  — Merci,  Monsieur. 

Et  Fouquet  lit  un  mouvement  de  tète  qui  indiquait  qu'il  avait  appris  tout  ce  qu'il 
désirait  savoir. 

De  son  côté  le  chevalier,  qui ,  tout  au  contraire  ,  n'avait  rien  appris ,  se  retira  sur  un 
profond  salut. 

A  peine  fut-il  éloigné  que  Fouquet,  fronçant  le  sourcil,  tomba  dans  \me  muette 
rêverie. 

Aramis  le  regarda  un  instant  avec  une  espèce  de  compassion  pleine  de  tristesse.  — 
Eh  bien  !  lui  dit-il  ,  vous  voilà  énui  au  seul  nom  de  cet  homme.  Eh  quoi!  Irionqihant 
et  joyeux  tout  à  l'heure,  voilà  que  vous  vous  rembrimissez  à  ras[)ect  de  ce  méiliocre 
fantôme.  Voyons,  Monsieur,  croyez-vous  en  votre  fortune"?  —  Non!  répondit  Iriste- 
meiit  Fouquet.  —  Et  pourquoi?  —  Parce  que  je  suis  Irop  heureux  en  ce  moment, 
ri''|)li([ua-l-il  d'une  voix  InMuhlaute.  Ali  !  mon  cher  d  llerblay ,  vous  qui  êtes  si  savant, 
vous  devez  connaître  l'hisloire  d'un  certain  tyran  de  Samos.  Que  puis-je  jeter  à  la  mer 
qui  désarme  le  malheur  à  venir  !  Uh  I  je  vous  le  répète ,  mon  ami ,  je  suis  trop  heu- 
reux! si  heureux  que  je  ne  désire  plus  rien  au  delà  de  ce  que  j'ai...  Je  suis  monté  si 
haut...  Vous  savez  ma  devise  :  Quo  tion  asceiidam.  Je  suis  monté  si  haut  <pie  je  n'ai 
plus  qu'à  descendre.  Il  m'est  donc  iriqiossible  de  croire  au  progrès  d'une  fortune  qui 
est  déjà  plus  qu'huiiiaiuc. 

Aramis  sourit  en  lixant  sur  Fouquet  son  œil  si  cai'essaut  et  si  lin.  —  Si  je  connaissais 
voire  bonheur,  dit-il,  je  craindrais  |)eut-êlrc  votre  disgrâce;  mais  vous  me  jugez  en 
véritable  ami,  c'est-à-dire  (pie  vous  me  trouvez  bon  |)our  l'infortune,  voilà  tout.  C'est 
déjà  immense  et  précieux,  je  le  sais;  mais  en  vérité  j'ai  bien  le  droit  de  vous  de- 
mander de  me  confier  de  temps  en  temps  les  choses  heureuses  qui  vous  arrivent  et 
aM\(iuclli's  je  pn'iidi-ais  part,  vous  le  savez,  plus  (pi'à  celles  (pii  m'arriveraient  à 
irioi-uicme.  —  Mon  (lier  prélat,  dit  en  riant  l'diKjuet,  mes  se(  rets  sont  p:u'  trop 
profanes  pour  les  conlier  à  nu  évoque,  si  mondain  ipTil  soit.  —  Uali  !  en  confession. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  429 

—  Oh  !  je  rougirais  trop  si  vous  éliez  mon  confesseur.  Et  Fouquet  se  mil  à  soupirer. 

Araniis  le  regarda  encore  sans  autre  manifestation  de  sa  pensée  que  son  muet  sou- 
rire.—  Allons,  dit-il,  c'est  une  grande  vertu  que  la  discrétion. 

—  Silence ,  dit  Fouquet.  Voici  cette  venimeuse  bête  qui  m"a  reconnu  et  qui  s'ap- 
proche de  nous.  —  Colbert  ?  —  Oui  ;  écartez-vous ,  mon  cher  d'Herblay,  je  ne  veu.K 
pas  que  ce  cuistre  vous  voie  avec  moi,  il  vous  prendrait  en  aversion.  Aramislui  serra 
la  main.  — Qu"ai-je  besoin  de  sou  amitié?  dit-il,  n'ètes-vous  pas  là?  —  Oui,  mais 
peut-être  n'y  serai-je  pas  toujours  ,  répondit  mélancoliquement  Fouquet.  —  Ce  jour- 
là,  si  ce  jour-là  vient  jamais,  dit  tranquillement  Aramis,  nous  aviserons  à  nous  passer 
de  l'amitié  ou  à  braver  l'aNerbion  de  M.  C.cjlbert.  .\Liis  ,  dites-moi,  cher  monsieur  Fou- 
quet, au  lieu  de  vous  entretenir  avec  ce  cuistre,  counne  vous  lui  laites  l'honneur  de 
l'appeler,  conversation  dont  je  ne  sens  pas  l'ulililé,  que  ne  vohs  rendez-vous,  sinon 
auprès  du  roi,  du  moins  auprès  de  Madame?  —  De  Madame  !  lit  le  surintendant  dis- 
trait par  ses  souvenirs.  Oui,  sans  doute,  près  de  iladame.  — Vous  vous  ra])pelez, 
continua  .\ramis,  (|u'on  nous  a  ap[)ris  la  grande  faveur  dont  .Madame  jouit  depuisdeux 
ou  trois  jours.  Il  entre,  je  crois,  dans  votre  politique  et  dans  nos  plans  que  vous  fassiez 
assidûment  votre  cour  aux  amies  de  Sa  Majesté.  Ces!  le  moyen  de  balancer  l'autorité  nais- 
sante de  M.  Colbert.  Rendez-vous  donc  le  plus  tôt  possible  près  de  Madame  et  uîéna- 
gez-nous  celle  alliée.  —  Mais,  dit  Fouquet,  êtes-vous  bien  sûr  que  c'est  véritablement 
sur  elle  que  le  roi  a  les  yeux  fixés  en  ce  moment?  — Si  l'aiguille  avait  tourné  ,  ce  se- 
rait depuis  ce  matin.  Vous  savez  que  j'ai  ma  police.  —  Bien,  j'y  vais  de  ce  pas,  et  à 
tout  hasard  j'aurai  mon  moyen  d'introduction  :  c'est  une  magnifique  paire  de  camées 
antiques  enchâssés  dans  des  diamans.  — Je  l'ai  vue  ,  rien  de  plus  riche  et  de  plus  roval. 

Ils  furent  interrompus  en  ce  moment  par  un  laquais  conduisant  un  courrier.  — 
Pour  monsieur  le  surintendant,  dit  tout  haut  ce  courrier  en  présentant  à  Fouquet  une 
lettre.  —  Pour  monseigneur  l'évêque  de  Vannes,  dit  tout  bas  le  laquais  eu  remettant 
une  lettre  à  ,\ramis. 

Et  comme  le  laquais  portait  une  torche  ,  il  se  plaça  entre  le  surintendant  et  1  évèque, 
afin  que  tous  deux  pussent  lire  en  même  temps. 

A  l'aspçct  de  l'écriture  fine  et  serrée  de  l'enveloppe.  Fouquet  tressaillit  de  joie , 
ceux-là  seuls  qui  aiment  ou  qui  ont  aimé  comprendront  son  inquiétude  d'abord,  puis 
son  bonheur  ensuite. 

Il  décacheta  vivement  la  lettre  qui  ne  renfermait  que  ces  seids  mots  :  «  Il  y  a  une 
heure  que  je  t'ai  quitlé,  il  y  a  un  siècle  que  je  ne  t'ai  dit  je  t'aime.  »  C'était  tout. 

Madame  de  Bellicres avait,  en  effet,  quitté  Fouquet  depuis  une  heure  ,  après  avoir 
passé  deux  jours  avec  lui ,  et  de  peur  que  son  souvenir  ne  s'écartât  trop  longtemps  du 
cœur  qu'elle  regrettait,  elle  lui  envoyait  un  courrier  porteur  de  cette  importante  nus- 
sive.  Fouquet  baisa  la  lettre  et  la  paya  d'une  poignée  d'or. 

Quant  à  Aramis,  il  lisait,  connue  nous  avons  dit,  de  son  côté,  mais  avec  plus  de 
froideur  et  de  réfiexion ,  le  billet  suivant  : 

«  Le  roi  a  été  frappé  ce  soir  d'un  coup  étrange  :  une  femme  l'aime.  Il  l'a  su  i  ar 
hasard  en  écoutant  la  conversation  de  celte  jeune  fille  avec  ses  compagnes.  De  soi'te 
que  le  roi  est  tout  entier  à  ce  nouveau  caprice.  La  femme  s'appelle  mademoiselle  de  la 
Vallière  et  est  d'une  assez  médiocre  beauté  pour  que  ce  caprice  deviemie  une  grande 
passion.  Prenez  garde  à  mademoiselle  de  la  Vallière!  »  Pas  un  mot  de  Madame. 

Aramis  replia  lentement  le  billet  et  le  mit  dans  sa  poche. 

Quanlà  Fouquet.  il  savourait  toujours  les  parfums  de  sa  lettre  — Monsei'/neur,  ilit 
Aramis,  touchant  le  bras  de  Fouquet.  — Hein?  demanda  celui-ci,  —  Il  me  vient  une 


430  LES  MOUSQUETAIRES. 

idée.  Connaissez-vous  une  petite  fille  qu'on  appelle  la  Vallière?  —  Ma  foi ,  non.  — 
Cherchez  bien.  —  Ah  !  oui ,  je  crois,  une  des  tilles  d'honneur  de  Madame.  —  Ce  doit 
être  cela.  —  Eh  bien!  après?  —  Eh  bien!  monseJErneur,  c'est  à  cette  petite  tille  qu'il 
faut  que  vous  rendiez  une  visite  ce  soir.  —  Bah  !  et  comment?  —  Et  de  plus  c'est  à 
celte  pelile  fille  qu'il  faut  que  vous  donniez  vos  camées.  —  Allons  donc  !  —  Vous  sa- 
vez, monseignem-,  que  je  suis  de  bon  conseil.  —  Mais  cet  imprévu.  .  — C'est  mon 
affaire.  Vite  une  cour  en  règle  à  la  petite  la  Valiière ,  monseigneiu".  Je  me  ferai  garant 
près  de  madame  de  Bellières  que  c'est  une  cour  toute  politique.  — Que  dites-vous  là  I 
mon  ami ,  s'écria  vivement  Fouquet ,  et  quel  nom  avez- vous  prononcé?  —  Un  nom  qui 
doit  vous  pro\iver,  monsieur  le  surintendant,  que  bien  instruit  pour  vous,  je  puisèlrc 
aussi  bien  instruit  pour  les  autres.  Faites  la  cour  à  la  petite  la  Valiière.  —  Je  ferai  la 
cour  à  qui  vous  voudrez,  répondit  Fouquet  avec  le  paradis  dans  le  cœur.  —  Voyons , 
voyons,  redescendez  sur  la  terre,  voyageur  du  seplième  ciel ,  dit  Araniis,  voici  M.  de 
Colbert.  Oh  !  mais  il  a  recruté  tandis  que  nous  lisions  :  il  est  entouré  ,  loué  ,  congratulé  , 
décidément  c'est  une  puissance. 

En  effet ,  Colbert  s'avançait  escorté  de  tout  ce  qui  restait  de  courtisans  dans  les  jar- 
dins, et  chacun  lui  faisait  sur  l'ordonnance  delà  fêle  des  complimens  dont  il  s'enflait 
à  éclater.  —  Si  la  Fontaine  était  là,  dit  en  soudant  Fouquet ,  quelle  belle  occasion 
pour  lui  de  réciter  la  fable  de  sa  grenouille  qui  veut  se  faire  aussi  grosse  qu'un  bœuf. 

Colbert  arriva  dans  un  cercle  éblouissant  de  lumière,  Fouquet  l'attendit  impassible 
et  légèrement  railleur. 

Colbert,  lui,  souriait  aussi,  il  avait  vu  son  ennemi  déjà  depuis  près  d'un  quart 
d'heure  ,  il  s'approchait  tortueusement  aussi. 

Le  sourire  de  Colbert  présageait  quelque  hostilité.  —  Oh  !  oh  !  dit  Aramis  tout  bas 
au  surintendant,  le  coquin  va  vous  demander  encore  quelques  millions  pour  payer 
ses  artifices  et  ses  verres  de  couknu-. 

Colbert  salua  le  premier  d'un  air  qu'il  s'efforçait  de  rendre  respectueux. 

Fouquet  remua  la  tète  à  peine.  —  Eh  bien!  monseigneur,  demanda  Colbert ,  que 
disent  vos  yeux?  Avons-nous  eu  bon  goût?  —  Un  goût  parfait,  répondit  Fouquet, 
sans  qu'on  pût  renianiuer,  dans  ces  paroles,  la  moindre;  raillerie.  —  Oh!  dit  Colbert, 
méchamment,  vous  y  mettez  de  l'indulgence...  Nous  sommes  pauvres,  nous  autres 
gens  du  roi,  et  Fontainebleau  n'est  pas  un  séjour  comparable  à  Vaux.  —  C'est  vrai, 
répondit  flegmati(piemenl  Fouquet .  qui  dominail  tous  les  acteurs  de  cette  scène. — 
Que  voulez-vous,  moubeigneur.  continua  CoIIktI  .  nous  avons  agi  selon  nos  ])elites 
ressources. 

Fouquet  fit  un  geste  d'assenliment.  — Mais,  poursuivit  Colbert,  il  serait  digne  de 
voire  maguiiiceuce,  monseigneur,  d'oll'rir  à  Sa  Majeslé  une  léte  dans  vos  uierM'il- 
leu.x  jaiilins...  dans  ces  jardins  (pii  vous  ont  coûté  soixanle  millions  — Soixante- 
douze,  dit  Fouquel.  —  Raison  de  plus,  reprit  Colbert.  Voilà  qui  sérail  vrairueTil  ma- 
gnifique. 

—  Mais  croje/.-vous.  Monsieur,  dit  Fouquet,  que  Sa  Majesté  daignât  acicpler  mou 
invilalion.  —  (  Ih  !  je  n'eu  doule  |ias!  s'écria  viven)eut  Cnllicil,  et  ji- m'en  porterai 
caution.  — C'est  l'nrl  ^liniable  à  vous,  dit  Fou(iuet.  J'y  puis  donc  couiiiler'/  —  Oui, 
monseigneur,  oui,  certainement.  —  Alors  je  me  consulterai .  dil  Fouquel.  —  Accep- 
tez, acceptez,  dit  tout  bas  et  vivement  Aramis.  —  Vous  vous  considierez,  répéta 
Colbert..  —  Oui,  ré|)ondil  Fouipiet,  |)our  savoir  (picl  jour  je  poiu'rai  faire  mon  invi- 
lalioii  au  roi.  —  Ohl  dès  ce  soir,  monseigneur,  dès  ce  soii'.  — Accepté,  lit  le  siu'iu- 
tendant.  .Messieurs,  je  voudrais  vous  faire  mes  invitations,  mais  vous  savez  (|iic  par- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  431 

tout  où  va  le  roi,  le  roi  est  chez  lui;  c'est  doue  à  vous  de  vous  thire  inviter  par  Sa 
Majesté. 

Il  y  eut  une  rumeur  joyeuse  dans  la  foule. 

Fouquet  salua  et  partit. 

—  Misérable  orgueilleux  I  dit  Colbert,  tu  acceptes,  et  lu  .^ais  (|ue  cela  le  coûtera  dix 
millions.  —  Vous  m'avez  ruiné,  dit  tout  bas  Fouquet  h  Aramis.  —  Je  vous  ai  sauvé, 
répliqua  celui-ci,  tandis  que  Fouquet  montait  les  degrés  du  perron  et  faisait  demander 
au  roi  s'il  était  encore  visible. 


LE  COMMIS  D'ORDRE. 


Le  roi ,  pressé  de  se  retrouver  seul  avec  lui-niènie  pour  étudier  ce  qui  se  passait 
dans  sou  propre  cœur,  s'était  retiré  chez  lui  où  M.  de  Saint-AJgnan  élait  venu  le  re- 
trouver après  sa  conversation  avec  Madame. 

Nous  avons  rapporté  cette  conversation. 

Le  favori ,  lier  de  sa  doui)le  importance  et  sentant  que  depuis  deux  heures  il  était 
devenu  le  confident  du  roi,  commençait,  tout  respectueux  qu'il  fût,  à  traiter  d'un 
peu  haut  les  affaires  do  cour,  et  du  point  où  il  s'était  mis ,  ou  plutôt  où  le  hasard  l'a- 
vait placé,  il  ne  voyait  qu'amour  et  guirlandes  autour  de  lui. 

L'amour  du  roi  pour  Madame,  celui  de  Madame  pour  le  roi,  celui  de  Guiche  pour 
Madame,  celui  de  la  Vallière  pour  le  roi,  celui  de  Malicorne  pour  Montalais,  celui 
de  mademoiselle  de  Tonnay-Gharente  pour  lui  Saint-Aignan ,  n'était-ce  pas  véritable- 
ment plus  qu'il  n'en  fallait  pour  faire  tourner  une  tôle  de  courtisan. 

Or,  Saint-Aignan  était  le  modèle  des  courtisans  passés,  présens  et  futurs. 

Au  reste,  Saint-Aignan  se  montra  si  bon  narrateur  et  appréciateur  si  subtil,  que  le 
roi  l'écouta  en  marquant  beaucoup  d'intérêt,  surtout  lorsqu'il  conta  la  façon  passion- 
née avec  laquelle  Madame  avait  recherché  sa  conversation  à  propos  des  affaires  de 
mademoiselle  de  la  Vallière. 

Quand  le  roi  n'eût  phis  rien  ressenti  pour  Madame  Henriette  de  ce  qu'il  avait 
avait  éprouvé,  il  y  avait  dans  cet  ardeur  de  Madame  à  se  faire  donner  ces  renseigne- 
niens  une  satisfaction d'amoiu'-propre  qui  ne  pouvait  échapper  au  roi,  11  éprouva  donc 
cette  satisfaction,  mais  voilà  tout ,  et  son  cœur  ne  fut  |)oint  un  seul  instant  alarmé  de 
ce  que  Madame  pouvait  penser  ou  ne  point  penser  de  tonte  cette  aventure 

Seulement,  lorsque  Saint-,\ignan  eut  lini,  le  roi,  tout  en  se  préparant  à  sa  toilette 
de  nuit,  demanda  :  —  Maintenant,  Saiut-Aignan,  tu  sais  ce  que  c'est  que  mademoi- 
selle de  la  Vallière,  n'est-ce  pas?  —  Non-seulement  ce  qu'elle  est,  mais  ce  qu'elle 
sera.  —  Que  veux-tu  dire?  —  Je  veux  dire  qu'elle  est  tout  ce  qu'une  femme  peut 
désirer  d'être  ,  c'est-à-dire  aimée  de  Votre  Majesté;  je  veux  dire  qu'elle  sera  tout  ce 
que  Votre  Majesté  voudra  qu'elle  soit.  —  Ce  n'est  pas  cela  que  je  te  demande...  Je 
ne  veux  pas  savoir  ce  qu'elle  est  aujourd'hui  ni  ce  qu'elle  sera  demain  :  tu  l'as  dit, 
cela  me  regarde:  mais  ce  qu'elle  était  hier.  Répète-moi  donc  ce  qu'on  dit  d'elle.  — 
On  dit  qu'elle  est  sage.  — Oh!  fit  le  roi  en  souriant ,  c'est  un  bruit.  — Assez  rare  à 
la  cour,  sire,  pour  qu'il  soit  cru  quand  on  le  répand.  —  Vous  avez  peut-être  raison  , 
mon  cher...  Et  de  bonne  naissance?  —  Excellente;  tille  du  marquis  de  la  Vallière  et 


432  LES  MOUSQUETAIRES. 

Ijelle-fille  de  cet  excellent  M.  de  Saint- Remy. —  Ah!  oui,  le  majordome  de  nja 
tante...  Je  me  rappelle  cela,  et  je  nie  souviens  maintenant,  je  l'ai  vue  en  passant  à 
Blois.  Elle  a  été  présentée  aux  reines.  J'ai  même  à  me  reprocher,  à  cette  époque,  de 
n'avoir  pas  l'ait  à  elle  toute  l'attention  qu'elle  méritait.  —  Oh  !  sire,  je  m"eu  rapporte 
à  Votre  Majesté  pour  réparer  le  temps  pierdu.  —  Et  le  bruit  serait  donc,  dites-vous, 
que  mademoiselle  delà  Valliorc  n'aurait  pas  d'amant?  —  En  tout  cas  je  ne  crois  pas 
que  Votre  Majesté  s'effrayât  beaucoup  de  la  rivalité.  —  Attends  donc,  s'écria  tout  à 
coup  le  roi  avec  un  accent  des  plus  sérieux.  —  Plaît-il ,  sire?  —  Je  me  souviens.  — 
Ah!  —  Si  elle  n'a  pas  d'amant,  elle  a  un  liancé.  —  Un  fiancé!  —  Comment!  tu  ne 
sais  pas  cela,  comte?  loi,  l'homme  aux  nouvelles.  —  Votre  Majesté  m'excusera.  Et 
le  roi  connaît  ce  fiancé? — Pardieu  !  sou  père  est  venu  me  demander  de  signer  au 
contrat  :  c'est... 

Le  roi  allait  sans  doute  prononcer  le  nom  du  vicomte  de  Bragelonne,  quand  il 
s'arrêta  en  fronçant  le  sourcil.  —  C'est...  répéta  Saint-.Aiguau.  —  Je  ne  me  rappelle 
plus,  répondit  Louis  XIV  essavant  de  cacher  une  émotion  qu'il  dissiuuilait  avec  peine. 
—  Puis-je  mettre  Votre  Majesté  sur  la  voie?  demanda  le  comte  de  Saint-Aiguau.  — 
Non,  car  je  ne  sais  plus  moi-même  de  qui  je  voulais  parler;  non,  eu  vérité,  je  me 
rappelle  bien  vaguement  qu'une  des  filles  d'honneur  devait  épouser...  mais  le  nom 
ni"cclia])pc  —  l'ilait-ce  mademoiselle  de  Tonnay-Chareute  qu'il  devait  épouser,  de- 
manda Saiul-Aignau.  —  Peut-être,  lit  le  roi.  —  Alors  le  futur  était  M.  deMontespan; 
mais  mademoiselle  de  Tonnay-Charente  n'en  a  point  parlé ,  ce  me  semble  ,  de  ma- 
nière à  effrayer  les  prétendans.  —  Enfin,  dit  le  roi,  je  ne  sais  rien ,  ou  pi'esque  rien 
sur  mademoiselle  de  la  Vallière.  Saiut-.\iguan ,  je  te  charge  d'avoir  des  renseigneiuens 
sur  elle.  —  Oui,  sire,  cl  ([uand  aurai-je  l'honneur  de  revoir  Votre  Majesté  pour  les 
lui  fournir?  — Quand  tu  les  auras.  — Je  les  aurai  vite  ,  si  les  renseignemens  vont  aussi 
vite  que  mon  désir  de  revoir  le  roi.  —  Bien  parlé!  .\  propos,  est-ce  que  Madame  a 
témoigné  quelque  chose  contre  cette  pauvre  fille  ?  —  Rien  ,  sire.  —  Madame  ,  ne  s'est 
point  liichée? — Je  ne  sais,  seulement  elle  a  toujours  ri. — Très-bien,  mais  j'entends 
du  bruit  dans  les  antichambres,  ce  me  semble,  on  me  vient  sans  doute  annoncer 
quelque  courrier.  —  En  effet,  sire.  —  Informe-toi ,  Saint-.Mgnan. 

Le  comte  courut  à  la  porte  et  échangea  quelques  mots  avec  l'huissier.  —  Sire,  dit- 
il  en  revenant ,  c'est  M,  Fouquet  qui  arrive  à  l'instant  même  sur  un  ordre  du  roi ,  ;i  ce 
fpi'il  dit.  Il  s'est  présenté,  mais  l'heure  avancée  fait  qu'il  n'insiste  pas  même  pour  avoir 
audience  ce  soir,  il  se  contente  de  constater  sa  présence.  —  M.  Fouquet  !  Je  lui  ai  écrit 
à  trois  heures  en  l'invitant  à  être  à  Fontainebleau  le  lendemain  matin  ,  il  arrive  à  Fon- 
tainebleau à  deux  heures.  C'est  du  zèle!  s'écria  le  roi  radieux  de  se  voir  si  bien  obéi. 
Eli  bien  !  au  contraire,  M.  Fouquet  aura  son  audience.  Je  l'ai  mandé,  je  le  recevrai. 
Qu'on  l'introduise.  Toi,  comte,  aux  recherches  et  à  demiiiu.  Le  roi  mit  un  doigt  sur 
ses  lèvres  et  Sainl-Aigiian  s'esqui\  a  la  joie  dans  le  cœurcu  donnant  l'ordre  ;i  Ihuissier 
d'introduire  M.  Fouquet. 

Fouquet  fil  alors  sou  entrée  dans  la  chambre  royale.  Louis  XIV  se  leva  pour  le  re- 
cevoir. —  Bon.soir,  monsieur  Fouquet,  dit-il  avec  un  aimable  sourire  Je  vous  félicite 
de  voire  ponctualité;  mon  message  a  dû  vous  arriver  lard  cependant? — .\  neufhcures 
du  soir,  sire.  —  Vous  avez  beaucoup  travaillé  ces  jours-ci ,  monsieur  Fouquet,  car  on 
Ml  a  assuré  que  vous  n'aviez  pas  ipiitté  voire  cabinet  de  ."^aint-Mandé  depuis  trois  ou 
tpialre  jours  7— .le  uw.  suis  mi  ctl'l  enfermé  Iroisjours,  sire,  répli(pia  Fouipiel  eu  s'iu- 
cliuaul. 

—  Savez-vous,   monsiiui    l'duqinl  .   que  j'avais   beainnup  de  ibosi'^  .'1   \iius  dire? 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  ïr3 

continua  le  roi  de  son  air  le  plus  gracieux.  —  Voire  Majesté  me  comble,  et  puisqu'elle 
est  si  bonne  pour  moi ,  me  permet-elle  de  lui  rappeler  une  promesse  d'audience  qu'elle 
m'avait  faite?  —  Ab!  oui,  quelqu-un  d'église  qui  croit  avoir  à  me  remercier,  n'est-ce 
pai?  — Justement,  sire.  L'heure  est  peut-être  mal  choisie,  mais  le  temps  de  celui  que 
j'amène  est  précieux,  et  comme  Fonlainebleau  est  sur  la  route  de  son  diocèse...  — 
Qui  donc  déjà?  —  Le  dernier  évêqne  de  Vannes,  que  Votre  Majesté ,  à  ma  recomman- 
dation, a  daigné  investir  il  y  a  trois  mois.  —  C'est  possible  ,  dit  le  roi  qui  avait  signé 
sans  lire  ;  et  il  est  là?  —  Oui,  sire;  Vannes  est  un  diocèse  important  :  les  ouailles  Je 
ce  pasteur  ont  besoin  de  sa  parole  divine;  ce  sont  des  sauvages  qu'il  importe  de  tou- 
jours polir  en  les  instruisant,  et  M.  d'Herblay  n'a  pas  son  égal  pour  ces  sortes  de  mis- 
sions. —  M.  d'Herblay  !  dit  le  roi  en  cherchant  au  fond  de  ses  souvenirs ,  comme  si  ce 
nom,  entendu  depuis  longtemps,  ne  lui  était  cependant  pas  inconnu.  —  Oh  !  lit  vive- 
ment Fouquet,  Votre  Majesté  ne  connaît  pas  ce  nom  obscur  d'un  de  ses  plus  fidèles  et 
de  ses  plus  précieux  serviteurs.  —  Non  ,  je  l'avoue...  Et  il  veut  reiiartir!  —  C'est-à- 
dire  qu'il  a  reçu  aujourd'hui  des  lettres  qui  nécessiteront  peut-être  son  départ ,  de  sorte 
qu'avant  de  se  remettre  en  rouie  pour  le  pays  perdu  qu'on  appelle  la  Bretagne,  il  dé- 
sirait présenter  ses  respects  à  Votre  Majesté.  — Et  il  attend?  —  Il  est  là  ,  sire. — Faites- 
le  entrer. 

Fouquet  fit  un  signe  à  l'huissier  qui  attendait  derrière  la  tapisserie. 
La  porte  s'ouvrit ,  Aramis  entra. 

Le  roi  lui  laissa  dire  son  compliment  etattacha  un  long  regard  sur  cette  physionouue 
que  nul  ne  pouvait  oublier  après  l'avoir  vue.  —  Vannes!  dit-il  :  vous  êtesévêquc  de 
Vannes ,  Monsieur?  —  Oui  ,  sire.  —  Vannes  est  en  Bretagne?  Aramis  s'inclina.  — 
Près  de  la  mer?  Aramis  s'inclina  encore.  —  A  quelques  lieues  de  Belie-Isle?  —  Oui , 
sire,  répondit  Aramis...  à  six  lieues ,  je  crois.  — Six  lieues,  c'est  un  pas,  fit  Louis  XIV. 
—  Non  pas  pour  nous  autres,  pauvres  Bretons,  sire,  dit  Aramis;  six  lieues,  au  con- 
traire, c'est  une  dislance,  si  ce  sont  six  lieue-;  de  terre;  si  ce  sont  six  lieues  de  mer  , 
c'est  une  immensité.  Or,  j'ai  eu  l'honneur  de  le  dire  au  roi,  on  compte  six  lieues  de 
la  rivière  à  Belle-Isle.  —  On  dit  que  M.  Fouquet  a  là  une  fort  belle  maison  ?  demanda 
le  roi.  —  Oui,  on  le  dit,  répondit  Aramis  en  regardant  tranquillement  Fouquet.  — 
Comment,  on  le  dit?  s'écria  le  roi.  —  Oui ,  sire.  —  En  vérité,  monsieur  Fouquet, 
une  chose  m'étonne,  je  vous  l'avoue.  —  Laquelle?  —  Comment,  vous  avez  à  la  lète 
de  vos  paroisses  un  homme  tel  que  M  d'Herblay,  et  vous  ne  lui  avez  pas  montré 
Belle-Isle?  —  Oh  !  sire,  répliqua  l'évêque  sans  donner  à  Fouquet  le  tenqis  de  répondre, 
nous  autres,  pauvres  prélats  bretons,  nous  pratiquons  la  résidence.  —  Monsieur  de 
Vannes,  dit  le  roi,  je  punirai  M.  Fouquet  de  son  insouciance.  —  Et  comment  cela, 
sire?  —  Je  vous  changerai. 

Fouquet  se  mordit  la  lèvre,  Aramis  sourit.  —  Combien  rapporte  Vannes?  continua 
le  roi.  —  Six  mille  livres  ,  sire ,  dit  Aramis.  —  Ah  mon  Dieu  !  si  peu  de  chose  ;  mais 
vousavez  du  bien  ,  monsieur  de  Vannes? — Je  n'ai  rien,  sire,  seulement  M.  Fouquet 
me  compte  douze  cents  livres  par  an  pour  son  banc  d'oeuvres.  — Allons,  allons, 
monsieur  d'Herblay  ,  je  vous  promets  mieux  que  cela. — Sire.  . — Jcsongerai  à  vous. 
Aramis  s'inclina. 

De  son  côté,  le  roi  le  salua  presque  respectueusement,  comme  c'était  au  reste  son 
habitude  de  faire  avec  les  femmes  et  avec  les  gens  d'église. 

Aramis  comprit  que  son  audience  était  finie;  il  prit  congé  par  une  phrase  des  plus 
simples,  par  une  véritable  phrase  de  pasteur  campagnard  ,  et  disparut.  —  Voilà  une 
remarquable  ligure,  dit  le  roi  en  le  suivant  des  yeux  aussi  longtemps  qu'il  le  put  voir, 


434  LES  MOUSQUETAIRES. 

cl  même  en  quelque  sorte  lorsqu'il  ne  le  voyait  plus.  — Sire,  répondit  Fouquet ,  si  cet 
cvèque  avait  riiistruction  prenyère  ,  nul  prélat  en  ce  royaume  ne  mériterait  comme  lui 
les  premières  distinctions.  —  Il  n'est  pas  savant?^—  11  a  changé  l'épée  pour  la  clia- 
suble,  et  cela  mi  peu  tard.  Mais  n'importe,  si  Votre  Majesté  me  permet  de  lui  re- 
parler de  M.  de  Vannes  en  temps  et  lieux...  —  Je  vous  en  prie.  Mais  avant  de  parler 
de  lui ,  parlons  de  vous,  monsieur  Fouquet.  —  De  moi ,  sire?  —  Oui,  j'ai  ipille  com- 
pliments à  vous  faire.  —  Je  ne  saurais ,  en  vérité,  exprimer  .'i  Votre  Majesté  la  jnie 
que  je  ressens.  — Oui,  monsieur  Fouquet,  je  comprends.  Oui,  j'ai  eu  contre  vous 
des  préventions.  —  Alors,  j'étais  bien  malheureux ,  sire.  —  INlais  elles  sont  passées. 
Ne  vous  èles-vous  pas  aperçu...  -^  Si  l'ait ,  sire;  mais  j'attendais  avec  résignation  le 
jour  de  la  véiité.  11  paraît  que  ce  jour  est  venu.  —  Ah  !  vous  saviez  être  en  ma  dis- 
grâce. —  Hélas!  oui,  sire.  —  Et  savez-vous  pourquoi?  —  Parfaitement,  le  roi  me 
croyait  un  dilapidateur,  —  Oh!  non.  —  Ou  plutôt  un  administrateur  médiocre.  Enlin, 
Votre  Majesté  croyait  que  les  peuples  n'ayant  pas  d'argent,  le  roi  n'en  aurait  pas  non 
plus.  —  Oui,  je  l'ai  cru;  mais  je  suis  détrompé.  Fou(piet  s'inclina.  —  Et  pas  de  ré- 
bellions, pas  de  plaintes.  —  Et  de  l'argent,  dit  Fouquet.  —  Le  fait  est  que  vous  m'en 
avez  prodigué  le  mois  dernier.  — J'en  ai  encore, non-seulement  pour  tous  les  besoins, 
mais  pour  tous  les  caprices  de  Votre  Majesté. 

—  Dieu  merci,  monsieur  Fouquet,  répliqua  le  roi  sérieusement,  je  ne  vous  mettrai 
point  à  l'épreuve.  D'ici  à  deux  mois  je  ne  veux  rien  vous  demander.  — J'en  profilerai 
pour  amasser  au  roi  cinq  ou  six  millions  qui  lui  serviront  de  premiers  fonds  en  cas  de 
guerre.  — Cinq  ou  six  millions  !  —  Pour  sa  maison  seulement,  bien  entendu.  — Vous 
croyez  donc  à  la  guerre,  monsieur  Fouquet'^  —  Je  crois  que  si  Dieu  a  donné  à  l'aigle 
un  bec  et  des  serres,  c'est  pour  qu'il  s'en  serve  à  montrer  sa  royauté.  Le  roi  rougit  de 
plaisir. 

—  Nous  avons  beaucoup  dépensé  tous  ces  jours-ci,  monsieur  Fouquet,  ne  me  gron- 
derez-vous  pas?  —  Sire ,  Votre  Majesté  a  encore  vingt  ans  de  jeunesse  et  un  milliard 
à  dépenser  pendant  ces  vingt  ans.  —  Un  milliard  .  c'est  beaucoup,  monsieur  Foucpiet, 
dit  le  roi.  — J'économiserai,  sire.  D'ailleurs  Votre  INIajestéa  en  M.  Colbert  et  en  moi 
deux  hommes  précieux.  L'un  lui  fera  dépenser  son  argent ,  et  ce  sera  moi ,  si  toutefois 
inon  service  agrée  toujours  à  Sa  Majesté  ;  l'autre  le  lui  économisera  ,  et  ce  sera  M.  Col- 
bert. —  M.  Colbert'/  reprit  le  roi  étonné.  — Sans  doute,  sire  ,  M.  Colbert  compte  par- 
faitement bien. 

A  cet  éloge  l'ait  de  rennenii  par  Irunemi  lui-même ,  le  roi  se  seulit  pénétré  de  con- 
iiance  et  d'admiration. 

C'est  qu'en  ell'et  il  n'y  avait  ni  dans  la  \oi.\  ni  dans  le  regard  de  Fou(iuet  rien  qui 
déiruisil  nue  lettre  des  paroles  (pi'il  axait  prononcées:  il  ne  faisait  point  un  éloge  pour 
a\oir  le  droit  de  placer  deux  reproches. 

Le  loi  coiMi>rit,  el  rendant  les  armes  à  tant  de  générosité  ou  d'esprit  :  —  Vous  louer. 
M.  Colbert?  dit-il.  —  Oui,  sire,  je  le  loue:  car  outre  que  c'est  un  homme  de  mérite, 
je  le  crois  très-dévoué  aux  intérêts  de  Votre  Majesté.  —  Est-ce  parce  ipie  souvent  il  a 
heurté  vos  vues'f  dit  le  roi  eu  souriant.  —  Précisément ,  sire.  —  Expliquei-moi  cela. 
—  C'est  bien  simple.  iMni  je  suis  riiumnie  ipiil  faut  pour  faire  entrer  l'argenl,  lui 
l'hoMiiiie  tpi'il  faut  poiu'  l'enqiêrher  d(>  sortir.  —  .Mlons,  allons,  monsieur  le  surin- 
tendant, (pie  diilile!  vous  me  dire/  Itieu  (]uelque  (  bose  qui  loi'iige  toute  celte  bonne 
opinion? — Adminislralivenienl .  sire?  —  Oui.  — Pas  le  moins  du  monde,  sire. — 
VrainK'Ut,  — i^ur  rimiuieur.  j<'  ne  connais  pas  en  l'rance  un  iiieilleui-  loiiimis  que 
iM    t:ollieil. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


433 


"Ce  mot  commis  n'avait  pas,  en  4661  ,  la  signification  un  peu  subalterne  qu'on  lui 
donne  aujourd'hui  ;  mais  en  passant  par  la  bouche  de  Fouquetque  le  roi  venait  d'ap- 
peler M.  le  surintendant ,  il  prit  quelque  chose  d'humble  et  de  petit  qui  mettait  admi- 
rablement Fouquet  à  sa  place  et  Colbert  à  la  sienne.  — Eh  bien!  dit  Louis  XIV.  c"est 
cependant  lui  qui  ,  tout  économe  qu'il  soit,  a  ordonné  mes  fêles  de  Fontainebleau  ;  et 
je  vous  assure,  monsieur  Fouquet ,  qu'il  n'a  pas  du  tout  empêché  mon  argent  de  sortir. 
Fouquet  s'inclina,  mais  sans  répondre.  —  N'est-ce  pas  votre  avis?  dit  le  roi.  —  Je 
trouve,  sire,  répondit-il,  que  M.  Colhert  a  fait  les  choses  avec  iniiuimeut  d'ordre,  et 
mérite,  sous  ce  l'apporl,  toutes  les  louanges  de  Votre  Majesté. 

Ce  mot  ordre  fit  le  pendant  de  coituitis. 

Nulle  organisation,  plus  que  i  elle  du  roi,  n'avait  cette  vive  sensibilité,  cette  finesse 
de  tact  qui  perçoit  et  saisit  l'ombre  des  sensations  avant  les  sensations  mêmeg. 

Louis  XIV  comprit  donc  que  le  commis  avait  eu  pour  Fouquet  trop  d'ordre,  c'est- 
à-dire  que  les  fêtes  si  s])lendides  de  Fontainebleau  eussent  pu  être  plus  splendides 
encore. 

Le  roi  sentit,  en  conséquence  ,  que  quelqu'un  pouvait  reprocher  quelque  chose  à 
ses  divertisseraens;  il  éprouva  un  peu  du  dépit  de  ce  provincial  qui,  paré  des  plus 
sublimes  habits  de  sa  garde-robe,  arrive  à  Paris  ,  où  l'homme  élégant  le  regarde  trop 
ou  trop  peu. 

Cette  partie  de  la  conversation  si  sobre  ,  mais  si  fine  de  Fouquet,  donna  encore  au 
roi  plus  d'esfime  pour  le  caractère  de  l'homme  et  la  capacité  du  ministre. 

Fouquet  prit  congé  à  deux  heures  du  matin,  et  le  roi  se  mit  au  lit  un  peu  inquiet , 
un  peu  confus  de  la  leçon  voilée  qu'il  venait  de  recevoir,  et  deux  bons  quarts  d'heure 
furent  employés  par  lui  à  se  remémorer  les  broderies,  les  tapisseries,  les  menus  des 
collations ,  les  architectures  des  arcs  de  triomphe  ,  les  dispositions  d'illuminations  et 
d'arfifices  imaginés  par  l'ordre  du  commis  Colbert. 

11  en  résulta  que  le  roi  repassant  sur  tout  ce  qid  s'était  passé  depuis  huit  jours,  trouva 
quelques  taches  à  ses  fêtes. 

Mais  Fouquet  par  sa  politesse,  par  sa  bonne  grâce  et  par  sa  générosité  venait  d'en- 
tamer Colbert  plus  profondément  que  celui-ci  avec  sa  fourbe,  sa  méchanceté ,  sa  per- 
sévérante haine  n'avait  jamais  réussi  à  entamer  Fouquet. 


5^#fw^' 


436 


LES  MOUSQUETAIRES. 


FONTAINEBLEAU   A   DEUX   HEURES  DU  MATIN. 


OMMF.  nous  l'avons  vu ,  Saint-Aignan  avait  ijuitté  la 
chambre  du  roi  au  moment  où  le  surintendant  \  luisait 
son  entrée. 

Saint-Aignan  était  chargé  d'une  mission  pressée;  c'est 
dire  que  M.  de  Saint-Aignan  allait  faire  tout  son  possible 
pour  tirer  bon  parli  de  son  tenijis. 

C'était  un  bonnne  rare  que  celui  que  nous  avons  intro- 
duit comme  l'ami  du  roi:  un  de  ces  courtisans  précieux, 
donlla  vigilance  et  la  nette:é  d'intention  faisaient  dès  cette 
époque  ondiragc  à  tout  favori  passé  ou  futur,  et  balançait 
par  son  exactitude  la  servilité  de  Dangeau. 

Aussi  Dangeau  n'était-il  pas  le  favori ,  c'était  le  complaisant  du  roi. 
M.  de  Saint-Aignan  s'orienta  donc.  Il  pensa  que  les  premiers  renseignemens  qu'il 
avait  à  recevoir  lui  devaient  venir  de  Guichc.  Il  courut  donc  après  Guiche. 

Guiche  que  nous  avons  vu  disparaître  à  l'aile  du  château  et  qui  avait  tout  l'air  de 
rentrer  chez  lui,  Guiche  n'était  pas  rentré.  Saint-Aignan  se  mit  en  quête  de  Guiche. 
Après  avoir  bien  tourné,  viré,  cherché,  Saint-Aignan  aperçut  quelque  chose  comme 
une  forme  humaine  appuyée  à  un  arbre. 

Cette  forme  avait  l'immobilité  d'une  statue  et  paraissait  fort  occupée  à  regarder  une 
fenêtre,  quoique  les  rideaux  de  cette  fenêtre  fussent  hermétiquement  fermés. 

Couune  cette  fenêtre  était  celle  de  Madame,  Saint-Aignan  pensa  que  cctie  forme 
devait  être  celle  de  Guiche.  Il  s'approcha  doucement  et  vit  qu'il  ne  se  tronqiait  jioint. 
Guiche  avait  emporté  de  sou  entretien  avec  Madame  une  telle  charge  de  bonheur 
que  toute  sa  force  d'Ame  ne  pouvait  suflire  à  la  porter. 

De  son  côté,  Saint-Aignan  savait  que  Guichc  avait  été  pour  quclipie  cliose  dans  l'in- 
troduction de  la  Vallière  chez  Madame;  un  courtisan  sait  tout  et  se  souvient  de  tout. 
Seulement,  il  avait  toujours  ignoré  à  quel  titre  et  à  quelles  conditions  Guichc  avait 
accordé  sa  protection  à  la  Vallière.  Mais  connue  en  quesliomiant  beaucoup ,  il  est  rare 
que  l'on  n'a|)premie  point  lui  peu,  Saint-Aignan  com|it,iit  apprendre  \wu  ou  point, 
en  questionnant  (juiche  avec  toute  la  délicatesse,  et  en  même  tenqis  avec  toute  l'in- 
sistance dont  il  était  capable. 

Le  plan  de  Saint-Aignan  était  celui-ci  :  Si  les  renseignemens  étaient  bons,  dire 
avec  effusion  au  roi  (pi'il  avait  mis  la  main  sur  une  perle  .  et  réclamer  ii'  privilège 
d'enchâsser  cette  perle  dans  la  couronne  royale. 

Si  les  renseignemens  étaient  mauvais,  chose  possible  après  tout ,  examiner  à  quel 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  437 

point  le  roi  tenait  àlaValliôro  ,  et  ilirigerle  compte-rendu  de  façon  à  expulser  la  petite 
fille  pour  se  faire  un  mérite  de  cette  expulsion  près  de  toutes  les  femmes  qui  pouvaient 
avoirilesprétentionssurlecœurduroi,àcommencer  par  Madame  et  à  finir  par  lareine. 

Au  cas  où  le  roi  se  montrerait  tenace  dans  son  désir,  dissimuler  les  mauvaises  notes; 
faire  savoir  à  la  Vallière  que  ces  mauvaises  notes,  sans  aucune  exception ,  habitent  un 
tiroir  secret  de  Ja  mémoire  du  confident;  étaler  ainsi  de  la  générosité  aux  yeux  de  la 
malheureuse  fille,  et  la  tenir  perpétuellement  suspendue  par  la  reconnaissance  et  la 
crainte,  de  manière  à  s'en  faire  une  amie  de  cour,  intéressée  comme  une  complice  à 
faire  la  fortune  de  son  complice  tout  en  faisant  sa  propre  fortune. 

Quant  au  jour  où  la  bombe  du  passé  éclaterait,  en  supposant  que  cette  bombe  éclatât 
jamais  ,  Saint-Aignan  se  promettait  bien  d'avoir  pris  toutes  les  précautions  et  de  faire 
l'ignorant  près  du  roi. 

Auprès  de  la  Vallière,  ilaurait  encore  ce  jour-là  même  un  superbe  rôle  de  générosité. 

C'est  avec  toutes  ces  idées ,  écloses  en  une  demi-heure  au  feu  de  la  convoitise ,  que 
Saint-Aignan,  le  meilleur  fils  du  monde,  comme  eût  dit  la  Fontaine,  s'en  allait  avec 
l'intention  bien  arrêtée  de  faire  parler  Guiche,  c'est-à-dire  de  le  troubler  dans  son 
bonheur,  bonheurqu'au  reste  Saint-Aignan  ignorait. 

Il  était  une  heure  du  matin  quand  Saint-Aignan  aperçut  Guiche  debout,  immobile, 
appuyé  au  tronc  d'un  arbre  et  les  yeux  cloués  sur  celte  fenêtre  lumineuse. 

Une  heure  du  matin,  c'est-à-dire  l'heure  la  plus  douce  de  la  nuit,  celle  que  les 
peintres  couronnent  de  myrtes  et  de  pavots  naissans,  l'heure  aux  yeux  battus,  au 
cœur  palpitant ,  à  la  tète  alourdie ,  qui  jette  sur  le  jour  écoulé  un  regard  de  regret, 
qui  adresse  un  salut  amoureux  au  jour  nouveau. 

Pour  Guiche ,  c'était  l'aurore  d'un  inelfable  bonheur  :  il  eût  donné  un  trésor  au 
mendiant  dressé  sur  son  chemin  pour  obtenir  qu'il  ne  le  dérangeât  point  en  ses  rêves. 

Ce  fut  justement  à  cette  heure  que  Saint-Aignan ,  mal  conseillé,  l'égoïsme  conseille 
toujo\irs  mal,  vint  lui  frapper  sur  l'épaule  au  moment  où  il  murmurait  un  mot  ou 
plutôt  un  nom.  —  Ah  !  s'écria-t-il  lourdement ,  je  vous  cherchais.  —  Moi'!*  dit  Guiche 
tressaillant.  — Oui,  et  je  vous  trouve  rêvant  à  la  lune.  Seriez-vous  atteint,  par  hasard, 
du  mal  de  poésie,  mon  cher  comte,  et  feriez-vous  des  vers? 

Le  jeune  homme  força  sa  physionomie  à  sourire,  tandis  que  mille  et  mille  contra- 
dictions grondaient  contre  Saint-Aignan  au  plus  profond  de  son  cœur.  —  Peut-être, 
dit-il.  Mais  quel  heureux  hasard...  —  Ah!  voilà  qui  me  prouve  que  vous  m'avez  mal 
entendu.  —  Comment  cela?  —  Oui,  j'ai  débuté  par  vous  dire  que  je  vous  cherchais. 
—  Vous  me  cherchiez.  —  Oh  !  et  je  vous  y  prends.  —  A  quoi,  je  vous  prie?  —  Mais 
à  chanter  Pbilis.  —  C'est  vrai,  je  n'en  disconviens  pas,  dit  Guiche  en  riant;  oui,  mon 
cher  comte,  je  chante  Philis.  — Cela  vous  est  acquis. — ,\moi? — Sans  doute,  à  vous. 
A  vous,  l'intrépide  protecteur  de  toute  femme  belle  et  spirituelle  —  Que  diable  me 
venez-vous  conter  là?  —  Des  vérités  reconnues,  je  le  sais  bien.  Mais  attendez,  je  suis 
amoureux.  —  Vous?  —  Oui.  —  Tant  mieux,  cher  comte.  Venez  et  contez-moi  cela. 

Et  Guiche,  craignant  un  peu  tard  peut-être  que  Saint-Aignan  ne  remarquât  cette 
fenêtre  éclairée  ,  prit  le  bras  du  comte  et  essaya  de  l'entraîner.  —  Oh  !  dit  celui-ci  en 
résistant,  ne  me  menez  point  du  côté  de  ces  bois  noirs,  il  fait  trop  humide  par  là. 
Restons  à  la  lune,  voulez-vous? 

Et  tout  en  cédant  à  la  pression  du  bras  de  Guiche  ,  il  demeura  dans  les  parterres 
qui  avoisinaient  le  château.  —  Voyons,  dit  Guiche  résigné,  conduisez-moi  où  il  vous 
plaira ,  et  demandez-moi  ce  qui  vous  est  agréable.  —  On  n'est  pas  plus  charmant. 

Puis  après  une  seconde  de  silence ,  —  Cher  comte ,  continua  Saint-Aignan ,  je  vou- 


438  LES  MOUSQUETAIRES. 

(Irais  que  vous  me  disiez  deux  mots  sur  mie  certaine  personne  que  vous  avez  protégée. 
—  Et  que  vous  aimez?  —  Je  ne  dis  ni  oui  ni  non  ,  très-cher.  Vous  comprenez  qu'on 
ne  place  pas  ainsi  son  cœur  à  fonds  perdu,  et  qu'il  faut  bien  prendre  à  l'avance  ses 
sûretés.  — Vous  avez  raison,  ditGuicbe  avec  un  soupir,  c'est  précieux  ,  un  cœur.  — 
Le  mien  surtout  ,il  est  tendre,  et  je  vous  le  donne  comme  tel. — Oh!  vous  êtes  connu, 
comte.  Après.  —  Voici  :  il  s'agit  tout  simplement  de  mademoiselle  de  Tonnay-Cha- 
renle  —  Ah  çà,  mon  cher  Saint-Aignan  ,  vous  devenez  fou  ,  je  présume  !  —  Pour- 
quoi cela? — Je  n'ai  jamais  protégé  mademoiselle  de  Tonnay-Charente ,  moi  !  —  Bah  ! 
ce  n'est  pas  vous  qui  avez  fait  entrer  mademoiselle  de  Tonnay-Charente  chez  Ma- 
dame?—  Mademoiselle  de  Tonnay-Charente  ,  et  vous  devez  savoir  cela  mieux  que 
personne,  mon  cher  comte,  est  d'assez  bonne  maison  pour  qu'on  la  désire,  à  plus 
forte  raison  pour  qu'on  l'admette.  —  Vous  me  raillez.  —  Non  ,  sur  l'honneur,  je  ne 
sais  ce  que  vous  voulez  dire.  —  Ainsi ,  vous  n'êtes  pour  rien  dans  son  admission  '?  — 
Non.  —  Vous  ne  la  connaissiez  pas?  —  Je  l'ai  vue  pour  la  première  fois  le  jour  de  s.i 
présentation  à  Madame  Ainsi ,  comme  je  ne  l'ai  pas  protégée ,  comme  je  ne  la  connais 
pas ,  je  ne  saurais  vous  donner  siu-  elle,  mon  cher  comte ,  les  éclaircissemens  que 
vous  désirez. 

Et  Guiche  fit  un  mouvement  pour  quitter  son  interlocuteur. 

—  Là  !  là  !  dit  Saint-Aignan,  un  instant,  mon  cher  comte;  vous  ne  m'échapperez 
point  ainsi.  —  Pardon,  mais  il  me  semblait  qu'il  était  l'heure  de  rentrer  chez  soi.  — 
Vous  ne  rentriez  pas  cependant,  quand  je  vous  ai ,  non  pas  rencontré  ,  mais  trouvé 
— Aussi,  mon  cher  comte,  du  moment  oii  vous  avez  encore  quelque  chose  à  médire, 
je  me  mets  à  votre  disposition.  —  Eh  !  vous  faites  bien  ,  pardieu  !  une  demi-heure  de 
plus  ou  de  moins.  Vos  dentelles  n'en  seront  ni  plus  ni  moins  fripées.  Jurez-moi  que 
vous  n'aviez  pas  de  mauvais  rapports  à  me  faire  sur  son  compte,  et  que  ces  mauvais 
rapports  que  vous  eussiez  pu  me  faire  ne  sont  point  la  cause  de  votre  silence.  —  Oh  ! 
la  chère  enfant,  je  la  crois  pure  comme  un  crisial.  —  Vous  me  comblez  de  joie.  Ce- 
pendant je  ne  veux  pas  avoir  l'air  près  de  vous  d'un  homme  si  mal  renseigné  que  je 
parais.  11  est  certain  que  vous  avez  fourni  la  maison  de  la  princesse  de  dames  d'hon- 
neur. On  a  même  fait  une  chanson  sur  cette  fourniture.  — Vous  savez,  moucher 
ami ,  que  l'on  fait  des  chansons  sur  tout.  —  Vous  la  connaissez?  —  Non ,  mais  chan- 
tez-la-moi, je  ferai  sa  connaissance.  —  Je  ne  saurais  vous  dire  comment  elle  corri- 
inence,  mais  je  me  rappelle  comment  elle  finit.  —  Bon ,  c'est  déjà  quelque  chose. 

—  Dos  demoiselles  d'honueur, 
Giiicliu  est  noimiiè  fournisseur. 

—  L'idée  est  faible  et  la  rime  pauvic.  —  Ahl  ([uc  voulez-vous,  mon  cher,  ce  n'est 
ni  de  Bacine  ni  de  .Molière,  c'est  de  la  Fenillade,  et  un  grand  seigneur  ne  peut  pas 
rimer  rimune  un  croijuaut.  —  C'est  fâcheux  ,  en  vérité,  que  vous  ne  vous  souveniez 
que  de  la  lin.  —  Attendez,  attendez,  voilà  le  connnencement  du  second  couplet  qui 
me  revient.  — J'écoute. 

—  Il  il  rempli  l;i  vuliiîre. 
Moiituliils  et  .. 

—  Pardieii!  et  la  Vallière  !  s'écria  Cuiche  impatienté,  et  surtout  ignorant  conipléle- 
inenl  où  Saint-Aignan  en  voulait  venir.  —  Oui,  oui,  c'est  cela,  la  Vallière.  Vous 
avez  trouvé  la  rime,  mon  cher. —  Belle  trouvaille,  ma  foi!  —  Monlalais  el  la  Val- 
lière, c'est  cela.  Ce  sont  ces  deuv  petites  filles  que  vous  avez  prolégées.  El  .Saint- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  439 

Aignan  se  mit  à  rire.  —  Donc  vous  ne  trouvez  pas  dans  la  chanson  mademoiselle  de 
Tonnay-Charente?  dit  Guiclie.  —  Non  ,  ma  foi.  —  Vous  êtes  satisfait  alors.  —  Sans 
doute  ;  mais  j'y  trouve  Monlalais ,  dit  Saint-Aignan  en  riant  toujours.  —  Oh  !  vous  la 
trouverez  partout.  C'est  une  demoiselle  fort  remuante.  —  Vous  la  connaissez?' —  Par 
intermédiaire,  elle  était  protégée  par  un  certain  jMalicorne  que  protège  Manicamp; 
Manicamp  m'a  fait  demander  un  poste  de  demoiselle  d'honneur  pour  Monlalais  dans 
la  maison  de  Madame ,  et  une  place  d'officier  pour  Malicorne  dans  la  maison  de  Mon- 
sieur. J'ai  demandé,  vous  savez  bien  que  j'ai  un  faible  pour  ce  drôle  de  Manicamp. 
—  Et  vous  avez  obtenu.  —  Pour  Montalais,  oui;  pour  Malicorne ,  oui  et  non,  il  n'est 
encore  que  toléré  ;  est-ce  tout  ce  que  vous  voulez  savoir?  —  Reste  la  rime.  — Quelle 
rime?  —  La  rime  que  vous  avez  trouvée.  — '  La  Vallière.  —  Oui. 

Et  Saint-Aignan  reprit  son  rire  qui  agaçait  tant  de  Guiche. — Eh  bien,  dit  ce  der- 
nier, je  l'ai  fait  entrer  chez  Madame,  c'est  vrai.  —  Ah!  ah  !  ah  !  tit  Saint-Aignan. — 
Mais,  continua  Guiche  de  son  air  le  plus  froid,  vous  me  ferez  très-heureux ,  cher 
comte,  si  vous  ne  plaisantez  point  sur  ce  nom.  Mademoiselle  la  Baume  le  Blanc  de  la 
Vallière  est  une  personne  parfaitement  sage. — Parfaitement  sage? — Oui.  —  Mais 
vous  ne  savez  donc  pas  le  nouveau  bruit?  s'écria  Saint-Aignan.  —  Non,  et  même  vous 
me  rendrez  service,  mon  cher  comte,  en  gardant  ce  bruit  pour  vous  et  pour  ceux  qui 
le  font  courir. — Ah!  bah!  vous  prenez  la  chose  si  sérieusement. — Oui,  mademoi- 
selle de  la  Vallière  est  aimée  par  un  de  mes  bons  amis. 

Saint-Aignan  tressaillit.  —Oh  !  oh  !  Gt-il.  — Oui,  comte,  continua  Guiche.  Par  con- 
séquent, vous  comprenez,  vous  l'hounne  le  plus  poli  de  France ,  je  ne  puis  laisser 
faire  à  mon  ami  une  position  ridicule.  —  Oh  !  à  merveille. 

Et  Saint-Aignan  se  rongeait  les  doigts,  moitié  dépit,  moitié  curiosité  déçue. 

Guiche  lui  fit  un  beau  salut. — Vous  me  chassez,  dit  Saint-Aignan  qui  mourait  d'en- 
vie de  savoir  le  nom  de  l'ami.  —  Je  ne  vous  chasse  point,  très-cher...  J'acbève  mes 
vers  àPhilis.  —  Et  ces  vers...  — Sont  un  quatrain.  Vous  comprenez,  n'est-ce  pas,  un 
quatrain  c'est  sacré? — Ma  foi,  oui. — Et  comme,  sur  quatre  vers  dont  il  doit  natu- 
rellement se  composer,  il  me  reste  encore  trois  vers  et  un  hémistiche  à  faire,  j'ai  be- 
soin de  toute  ma  tête.  — Cela  se  comprend.  Adieu,  comte.  —  Adieu-  — A  propos...  — 
Quoi?  —  Avez-vous  delà  facilité?  —  Énormément. — Aurez-vous  bien  fini  vos  trois 
verset  demi  demain  matin? — Je  l'espère. — Eh  bien!  à  demain. — A  demain;adieu. 

Force  était  à  Saint-Aignan  d'accepter  le  congé;  il  l'accepta  et  disparut  derrière  la 
charmille. 

La  conversation  avait  entraîné  Guiche  et  Saint-Aignan  assez  loin  du  château. 

Tout  mathématicien,  tout  poëte  et  tout  rêveur  a  ses  distractions.  Sainl-.\ignan  se 
trouvait  donc,  quandle  quilta  Guiche,  au,\  limilesdu  quinconce,  àl'eudruitoù  les  com- 
muns comraencenl  et  où,  derrière  de  grands  bouquets  d'acacias  et  de  marronniers 
croisant  leurs  grappe^  sous  des  monceau.x  de  clématites  et  de  vignes  vierges,  s'élève 
le  mur  de  séparation  entre  les  bois  et  la  cour  des  communs. 

Saint-Aignan  laissé  seul  prit  le  chemin  de  ces  bàtinieus;  Guiche  tourna  en  sens  in- 
verse. L'un  revenait  donc  vers  les  parterres,  taudis  que  l'autre  allait  aux  murs. 

Saint-Aignan  marchait  sous  une  impénétrable  voûte  de  sorbiers ,  de  lilas  et  d'au- 
bépine gigantesque,  les  pieds  sur  un  sable  mou  ,  enfoui  dans  l'ombre,  étouffé  dans  la 
mousse. 

Il  ruminait  une  revanche  qui  lui  paraissait  difficile  à  prendre,  et  tout  déferré,  comme 
eût  dit  ïalleraand  desRéaux,  de  n'en  avoir  pasappris  davantage  sur  la  Vallière,  mal- 
gré l'ingénieux  détour  qu'il  avait  pris  pour  arriver  jusqu'à  elle. 


iiO  LES  MOUSQUETAIRES. 

Tout  à  coup  un  gazouillenientde  voix  humaines  parvint  à  son  oieille.  C'était  comme 
(les  chuchotemens,  comme  des  plaintes  féminines  mêlées  d'interpellalions;  c'étaient 
de  petits  rires,  des  soupirs,  des  cris  de  surprise  étouffés  ;  mais  par-dessus  tout  la 
voix  féminine  dominait. 

Saint-Aignan  s'arrêta  pour  s'orienler;  il  reconnut  avec  la  plus  vive  surprise  que  les 
voix  venaient ,  non  pas  de  la  terre,  mais  du  sommet  des  arbres. 

Il  leva  la  tête  en  se  glissant  sous  l'allée  et  aperçut  à  la  crête  du  mur  une  femme 
juchée  sur  une  échelle,  en  grande  communication  de  gestes  et  de  paroles  avec  un 
homme  perché  sur  un  arbre,  et  dont  on  ne  voyait  que  la  tète,  perdu  qu'était  le  corps 
dans  l'ombre  d'un  marronnier. 

La  femme  était  en  deçà  du  mur;  l'homme  au  delà. 


LE   LABYRINTHE. 


Saint-Aignan  ne  cherchait  que  des  renseignemens  et  trouvait  une  aventure. C'étail 
du  bonheur. 

Curieux  de  savoir  pourquoi  et  surtout  de  quoi  cet  homme  et  cette  femme  causaient 
à  une  pareille  heure  et  dans  une  si  singulière  situation,  Saint-Aignan  se  fit  tout  petit 
et  arriva  presque  sous  les  bâtons  de  l'échelle. 

Alors,  prenant  ses  mesures  pour  être  le  plus  confortablement  possible,  il  s'appuya 
contre  un  arbre  et  écouta. 

11  cnlcndii  le  dialogue  suivant.  C'était  la  fennne  qui  parlait. 

— En  véi'ilé,  monsieur  ^lanicamp,  disait-elle  d'une  voix  qui,  au   milieu  des  re- 
proches ,  conservait  un  singulier  accent  de  coquetterie,  en  vérité  ,  vous  êtes  de  la  plus 
dangereuse  indiscrétion.  Nous  ne  pouvons  causer  longtemps  ainsi  sans  être  surpris. — 
C'est  très-proliable  ,  interrompit  l'homme  du  ton  le  plus  flegmatique. — Eh  bien  alors, 
que  dira-t-on?  Oh!  si  quelqu'un  me  voyait,  je  vous  déchire  que  j'en  mourrais  de 
honte.  — Ûh  !  ce  serait  un  grand  enfantillage,  et  dont  je  vous  crois  incapable.  — Passe 
encore  s'il  y  avait  quelque  chose  entre  nous:  mais  se  faire  tort  gratuitement,  en  vérité 
je  suis  bien  solte.  Adieu,  monsieur  Manicaïup.  —  Hon  .  je  connais  Ihoinme:  à  présent 
je  vais  voir  la  femme,  dit  Saint-Aignan  guettant  aux  bâtons  de  l'échelle  l'extrémité  de 
deux  jambes  élégamment  chaussées  dans  des  souliers  de  satin  bleu  de  ciel  et  dans  des 
bas  coulc\ir  de  chair. — tlh  !  voyons,  voyons;  pari;ràce,  ma  chère  Montalais,  s'écria 
Manicamp,  ne  f'iiye/.  pas.  (|ue  diable!  j'ai  encore  des  choses  de  la  plus  haute  inqior- 
lance  à  vous  dire.  —  Montalais ,  pensa  tout   bas  Saint-Aignan  ;  et  de  trois.    Les   trois 
commères  ont  chacune  leur  aventure  ;  seulement,  il  m'avait  semblé  que  l'aventure  de 
celle-ci  s'apjielait  Malicorue  et  non  Manicanq). 

A  cet  appel  de  son  iulerloculour,  Montalais  s'arrêta  au  milieii  de  sa  descente. 
On  vil  alors  l'infortune  Manicamp  grimper  d'un  étage  dans  son  marronnier,  soil 
pour  s'avantager,  soit  i)our  combattre  la  lassitude  de  sa  mauvaise  position. — Voyons, 
(lil-il  ,  é(oulc/,-miii ,  \ons  sa\e/.  bien  .  je  l'espère,  (pie  je  n'ai  aucun  mauvais  dessein. 
—  Sans  doute.  Mais  enfin  j'ourquoi  cotte  lettre  que  vous  m'ét  rivez  ,  en  stimulant  ma 
reconnaissance?  l'ouniuoi  ce  rendez-vous  que  vous  me  demandez  à  une  pareille  heure 


-^^:. 


M,VDi;>IOI>EI.  LE     DE     M  ONT  A  LAI  S. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  441 

et  dans  un  pareil  lieu? — J'ai  stimulé  voire  rocoiinaissance  en  vous  rappelant  que 
c'était  moi  qui  vous  avais  fait  entrer  chez  Madame,  parce  que,  désirant  sivement 
l'entrevue  que  vous  avez  bien  voulu  m'accorder,  j'ai  employé  pour  l'obtenir  le  moyen 
qui  m'a  paru  le  plus  sûr.  Pourquoi  je  vous  l'ai  demandée  à  une  pareille  heure  et  dans 
un  pareil  lieu,  c'est  que  l'heure  m'a  paru  discrète  et  le  lieu  solitaire.  Or,  j'avais  à  vous 
demander  de  ces  choses  qui  réclament  à  la  fois  la  discrétion  et  la  solitude.  —  Monsieur 
Manicamp! — En  tout  bien  tout  honneur,  chère  demoiselle. — Monsieur  Manicamp, 
je  crois  qu'il  serait  plus  convenable  que  je  me  retire. 

—  Écoutez-moi ,  ou  je  saule  de  mon  nid  dans  le  vôtre  .  et  prenez  garde  de  me  dé- 
fier, car  il  y  ajuste  dans  ce  moment  \nie  branche  de  marronnier  qui  m'est  gênante  et 
qui  me  provoque  à  des  excès.  N'imitez  pas  cette  branche  et  écoutez-moi.  —  Je  vous 
écoute .  j'y  consens,  mais  soyez  bref,  car  si  vous  avez  une  branche  qui  vous  provoque , 
j'ai,  moi,  un  échelon  triangulaire  qui  s'introduit  dans  la  plante  de  mes  pieds.  Mes 
souliers  sont  minces ,  je  vous  en  préviens.  —  Faites-moi  l'amitié  de  me  donner  la 
main.  Mademoiselle.  —  Et  pourquoi?  —  Donnez  toujours.  — Voici  ma  main;  mais 
que  faites-vous  dancl  —  Je  vous  tire  à  moi. —  Dans  quel  but'/  Vous  ne  voulez  pas 
que  j'aille  vous  rejWidre  dans  votre  arbre  ,  j'espère  '.''  —  Non  ,  mais  je  désire  que  vous 
vous  asseyiez  sur  le  mur  ;  là  ,  bien  !  la  place  est  large  et  belle,  et  je  donnerais  beau- 
coup pour  que  vous  me  permissiez  de  m'y  asseoir  à  côté  de  vous.  —  Non  pas,  vous 
êtes  bien  où  vous  êtes;  ou  nous  verrait.  —  Croyez-vous?  demanda  Manicamp  d'une 
voix  insinuante.  —  J'en  suis  sure.  —  Soit!  je  reste  sur  mon  marronnier,  quoique  j'y 
sois  on  ne  peut  plus  mal. 

—  Monsieur  Manicamp!  monsieur  Manicamp!  nous  nous  éloignons  du  fait.  — 
C'est  juste.  —  Vous  m'avez  écrit?  —  Très  bien.  —  Mais,  pourquoi  m'avez-vous  écrit? 
—  Imaginez-vous  qu'aujourd'hui ,  à  deux  heures,  Guiche  est  parti.  Le  voyant  partir, 
je  t'ai  suivi,  comme  c'est  mon  habitude.  — Je  le  vois  bien ,  puisque  vous  voilà.  — 
Attendez  donc.  Vous  savez,  n'est-ce  pas,  que  ce  pauvre  Guiche  était  jusqu'au  cou  dans 
la  disgrâce?  C'était  donc  le  comble  de  l'imprudence  à  lui  de  venir  trouver  à  Fontaine- 
bleau ceux  qui  l'avaient  exilé  à  Paris ,  et  surtout  ceux  dont  on  l'éloignait.  —  Vous 
raisonnez  comme  feu  Pythagore,  monsieur  Manicamp.  —  Or,  Guiche  est  têtu  comme 
un  amoureux;  il  n'écouta  donc  aucune  de  mes  remontrances.  Je  le  priai,  je  le  suppliai, 
il  ne  voulut  entendre  à  rien.  Ah!  diable!  —  Qu'avez-vous?  —  Pardon,  Mademoiselle, 
mais  c'est  cette  maudite  branche  dont  j'ai  déjà  eu  l'honneur  de  vous  entretenir  et  qui 
vient  de  déchirer  mon  haut-de-chausses.  —  Il  fait  nuit,  répliqua  Moutalais  en  riant; 
continuons,  monsieur  Manicamp. 

—  Guiche  partit  donc  à  cheval  tout  courant ,  et  moi  je  le  suivis ,  mais  au  pas.  Vous 
com[)renez,  s'aller  jeter  à  l'eau  avec  un  ami  aussi  vile  qu'il  y  va  lui-même  ,  c'est  d'un 
sot  ou  d'un  insensé.  Je  laissai  donc  Guiche  prendre  les  devans  et  cheminai  avec  une 
sage  lenteur,  persuadé  que  j'étais  que  le  malheureux  ne  serait  pas  reçu,  ou  s'il  l'était 
tournerait  bride  au  premier  coup  de  boutoir  et  que  je  le  verrais  revenir  encore  plus 
vite  qu'il  n'était  allé,  sans  avoii'  été  plus  loin,  moi  ,  que  Ris  ou  Melun,  et  c'était  déjà 
trop  ,  vous  en  conviendrez,  que  onze  lieues  pour  aller  et  autant  pour  revenir. 

Montalais  haussa  les  épaules.  —  Riez  tant  qu'il  vous  plaira ,  Mademoiselle ,  mais  si 
au  lieu  d'être  carrément  assise  sur  la  tablette  d'un  mur  comme  vous  êtes ,  vous  vous 
trouviez  à  cheval  sur  la  branche  que  voici,  vous  seriez  comme  Auguste ,  vous  aspire- 
riez à  descendre.  —  Un  peu  de  patience  ,  mon  cher  monsieur  Manicamp,  un  instant 
est  bientôt  passé  :  vous  disiez  donc  que  vous  aviez  dépassé  Ris  et  Melun.  —  Oui ,  j'ai 
dépassé  Ris  et  Melun  ;  j'ai  donc  continué  de  marcher,  toujours  étonné  de  ne  point  le 


442  LES  MOUSQUETAIRES. 

voir  l'Gveiiii-;  onfin,  me  voici  à  Fonlainebleau,  je  m'informe,  je  m'enquiers  partoul 
de  (juiclie  .  personne  ne  l'a  vu ,  personne  ne  lui  a  parlé  dans  la  ville  ;  il  est  arrive  au 
grand  palop,  est  entré  dans  le  château  et  a  disparu.  Depuis  huit  heures  du  soir  je  suis 
à  Fontainebleau ,  demandantGuiche  à  tous  les  échos  d'alentour.  Je  meurs  d'inquiétude, 
vous  comprenez  que  je  n'ai  point  été  me  jeter  dans  la  gueule  du  loup,  en  entrant 
moi-même  au  château ,  comme  a  fait  mon  imprudent  ami;  je  suis  venu  droit  aux 
communs  et  je  vous  ai  fait  parvenir  une  lettie.  Maintenant ,  Mademoiselle,  au  nom 
du  ciel,  tirez-moi  d'inquiétude. 

—  Ce  ne  sera  pas  difficile  ,  mon  cher  monsieur  ilanicamp  :  votre  ami  Guiche  a  été 
reçu  adnurahlement.  —  Bah  !  —  Le  roi,  qui  l'avait  exilé,  lui  a  fait  iele.  ^iadarae  lui 
a  souri  ;  Monsieur  paraît  l'aimer  plus  que  devant.  —  Ah  !  ah  !  fit  Manicamp ,  cela 
m'explique  pourquoi  et  comment  il  est  resté.  Et  il  n'a  point  parlé  de  moi?  —  11  n'en 
a  pas  dit  un  mot.  —  C'est  mal  à  lui.  Que  fait-il  en  ce  moment'?  —  Selon  toute  pro- 
haliilité,  il  dort ,  ou  s'il  ne  dort  pas,  il  rêve.  —  Et  qu'a-t-on  fait  pendant  toute  la  soi- 
i-ée? —  On  a  dansé.  —  Le  fameux  ballet?  Comment  a  été  Guiche'/  —  Superbe.  —  Ce 
cher  ami.  Maintenant,  pardon.  Mademoiselle  ,  mais  il  me  reste  à  passer  de  chez  moi 
chez  vous.  —  Comment  cela  y  —  Vous  comprenez,  je  ne  présume^Bs  que  l'on  m'ouvre 
la  porte  du  château  à  cette  heure ,  et  quant  à  coucher  sur  cette  branche ,  je  le  vou- 
drais bien,  mais  je  déclare  la  chose  impossible  à  tout  autre  animal  qu'à  un  papegeai. 
—  Mais  moi,  monsieur  Manicamp,  je  ne  puis  pus  comme  cela  introduire  un  homme 
par-dessus  un  mur. 

—  Deux  ,  Mademoiselle,  dit  \me  seconde  voix  ,  mais  avec  un  accent  si  timide  que 
l'on  comprenait  que  son  propriétaire  sentait  toute  l'inconvenance  d'une  pareille  de- 
mande. —  Bon  Dieu!  s'écria  Montalais  essayant  de  plonger  son  regard  jusqu'au  pied 
du  marronnier  ;  qui  me  parle? — Moi ,  Mademoiselle.  Moi,  Malicorne  ,  votre  très- 
humble  ^erviteur.  Et  Malicorne,  tout  en  disant  ces  paroles,  se  bissa  de  la  terre  aux 
premières  branches,  et  des  premières  branches  à  la  hauteur  du  mur.  —  Monsieur 
Malicorne!  bonté  divine!  mais  vous  êtes  enragés  tous  les  deux!  —Comment  vous 
portez-vous.  Mademoiselle'/  demanda  Malicorne  avec  force  civilités.  —  Cebii-là  me 
manquait!  s'écria  Montalais  désespérée.  —  Ob!  Mademoiselle,  munnura  Malicorne, 
ne  me  soyez  pas  si  rude ,  je  vous  en  supplie  !  —  Enfin ,  Mademoiselle ,  dit  Manicamp , 
nous  sommes  vos  amis,  et  l'on  ne  peut  désirer  la  mort  de  ses  amis.  Or,  nous  laisser 
passer  la  nuit  où  nous  sommes,  c'est  nous  condamner  à  mort.  —  Oh!  fil  Montalais, 
.M.  Malicorne  est  robuste,  et  il  ne  mourra  pas  pour  une  nuit  passée  à  la  belle  étoile. 
Ce  sera  une  juste  punition  de  son  escapade. — Soit!  que  Malicorne  s'arrange  donc 
coiiuue  il  voudra  avec  vous;  moi  je  passe,  dit  Manicamp. 

El  couibaut  cette  fameuse  branche  contre  bupiclle  il  .nail  porté  des  plaintes  si 
ambres,  il  finil,  en  s'aidant  de  ses  mains  et  de  ses  pieds,  par  s'asseoir  côte  i\  cote  de 
Miinlal.iis. 

Montal.iis  voulut  repousser  Manicamp,  Manicamp  cberciia  à  se  maintenir. 

Ce  conflit,  qui  dura  quelques  secondes,  eut  son  côté  pitlorescpie,  côté  auquel  l'cril 
de  M.  de  Saint-.\ignan  trouva  certainement  son  compte. 

Mais  Manicamp  l'emporta.  Maître  de  l'échcile,  il  y  posa  le  pied,  puis  il  offrit  pa- 
lanuuenl  la  main  à  s(Mi  ennemie. 

Pendant  ce  tenq)s  Malicorne  s'in-l.illail  dans  le  marronnier,;!  la  place  qu'avait 
occupée  Manicamp,  se  proniellaiit  en  lui-même  de  lui  succéder  en  celle  qu'il  occupait. 

Manicamp  et  Montalais  ilescendircul  ipielcpies  échelons,  Manicamp  insistant,  Mon- 
talais riant  et  se  défen<lant. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  U3 

On  enicnilit  alors  la  voix  d^Malicorne  ([iii  suppliait.  —  Mademoiselle,  disait  Mali- 
corne  ,  ne  m'abandonnez  pas,  je  vous  en  siijjplie.  Ma  position  est  fausse  et  je  ne  puis 
sans  accident  parvenir  seul  de  l'autre  côté  du  mur;  que  Manicamp  déchire  ses  habits, 
très-bien  :  il  a  ceux  de  M.  de  Guiche  ;  mais  moi ,  je  n'aurai  pas  même  ceux  de  Mani- 
camp, puisqu'ils  seront  déchirés.  — M'est  avis,  dit  Manicamp  ,  sans  s'occuper  des  la- 
mentations de  Malicorne,  m'est  avis  que  le  mieux  est  que  j'aille  trotiver  Guiche  à 
l'instant  même.  Plus  tard  peut-éire  ne  pourrais-je  plus  pénétrer  chez  lui. — C'est 
mon  avis  aussi,  répliqua  Montalais;  allez  donc,  monsieur  Manicamp.  —  Mille  grâces. 
Au  revoir.  Mademoiselle  ,  dit  Manicamp  en  sautant  à  terre ,  on  n'est  pas  plus  aimable 
que  vous. 

—  Monsieur  de  Manicamp ,  votre  servante ,  je  vais  maintenant  nie  débarrasser  de 
M.  Malicorne. 

Malicorne  poussa  un  soupir.  —  Allez,  allez,  continua  Montalais. 

Manicani]!  fit  quelques  pas  ;  p\iis,  revenant  au  pied  de  l'échelle,  —  A  propos  ,  Ma- 
demoiselle, dit-il,  par  où  va-t-on  chez  M.  de  Guiche? —  Ah  !  c'est  vrai...  rien  de  plus 
simple.  Vous  suivez  la  charniilie...  —  Oh  !  très-bien.  —  Vous  arrivez  au  carrefour 
vert...  —  Bon.  —  Vous  y  trouvez  quatre  allées.  .  —  A  merveille.  —  Vous  eu  prenez 
ime...  —  Laquelle?  —  Celle  de  droite.  —  Celle  de  droite?  —  Non ,  celle  de  gauche. 

—  Ah  !  diable.  —  Non,  non...  attendez  donc...  —  Vous  ne  paraissez  pas  très-sûre... 
Remémorez-vous,  je  vous  prie,  Mademoiselle.  —  Celle  du  milieu.  —  Il  y  en  a  quatre. 

—  C'est  vrai.  Tout  ce  que  je  sais,  c'est  que  sur  les  quatre  il  y  en  a  une  qui  mène  droit 
chez  Madame  :  celle-là,  je  la  connais  —  Mais  M.  de  Guiche  n'est  point  chez  Madame, 
n'est-ce  pas?  -r  Dieu  merci,  non,  —  Celle  qui  mène  chez  Madame  m'est  donc  inu- 
tile ,  et  je  désirerais  la  troquer  contre  celle  qui  mène  chez  M.  de  Guiche.  —  Oui,  cer- 
tainement :  mais  quant  à  l'indiquer  d'ici  la  chose  me  paraît  impossible.  —  Mais,  enfin, 
Mademoiselle,  supposons  que  j'aie  trouvé  cette  bienheureuse  allée. — Alors  ,  vous 
êtes  arrivé.  —  Bien.  —  Oui,  vous  n'avez  plus  à  traverser  que  le  labyrinthe.  —  Plus 
que  cela.  Diable!  il  y  a  encore  un  labyrinthe?  —  Assez  compliqué,  oui;  le  jour 
même,  on  s'y  trompe  parfois;  ce  sont  des  tours  et  des  détours  sans  fin;  il  faut  d'abord 
faire  trois  tours  à  droite  ,  puis  deux  tours  à  gauche,  puis  un  tour...  est-ce  un  tour 
ou  deux  tours ,  attendez  donc  ;  enfin,  en  sortant  du  labyrinthe,  vous  trouvez  une 
allée  de  sycomores,  et  cette  allée  de  sycomores  vous  conduit  tout  droit  au  pavillon 
qu'habite  M.  de  Guiche. 

—  Mademoiselle,  dit  Manicamp,  voici  une  admirable  indication,  et  je  ne  doute  pas 
que  guidé  par  elle  je  ne  nie  perde  à  l'instant  même.  .J'ai  en  conséquence  un  petit  ser- 
vice à  vous  demander.  • —  Lequel?  —  C'est  de  ni'oft'rir  votre  bras  et  de  me  guider 
vous-même  comme  une  autre...  Je  savais  cependant  ma  mythologie,  Mademoiselle, 
mais  la  gravité  des  événemens  me  l'a  fait  oublier;  venez  donc,  je  vous  en  supplie  — 
Et  moi ,  s'écria  Malicorne  ,  et  moi  l'on  uiabaudonne  donc?  —  Eh  !  Monsieur,  impos- 
sible !  dit  Montalais  à  Manicamp,  on  peut  me  voir  avec  vous  à  une  pareille  heure ,  et 
jugez  donc  ce  que  l'on  dira.  —  Vous  aurez  votre  conscience  pour  vous,  Mademoiselle , 
dit  senlencie\iseinent  Manicamp. —  Impossible,  Monsieur,  impossible. —  Alors,  laissez- 
moi  aider  Malicorne  à  descendre  ;  c'est  un  garçon  très-intelligent  et  qui  a  beaucoup  de 
flair  ;  il  me  guidera ,  et  si  nous  nous  perdons ,  nous  nous  perdrons  à  deux  et  nous 
nous  sauverons  l'un  et  l'autre.  A  deux,  si  nous  sommes  rencontrés,  nous  aurons  l'air 
de  quelque  chose ,  tandis  que  sevd  j'aurai  l'air  d'un  amant  ou  d'un  voleur.  Venez, 
Malicorne,  voici  l'échelle.  — Monsieur  Malicorne,  s'écria  Montalais  ,  je  vous  défends 
de  quitter  votre  arbre  ,  et  cela  sous  peine  d'encourir  toute  ma  colère. 


444  LES  MOUSQUETAIRES. 

Malicorne  avait  déjà  allongé  vers  le  faîle  du  mnr  une  jambe  qu'il  retira  tristement. 

—  Chut!  dit  tout  bas  Manicamp.  —  Qu'y  a-t-il?  demanda  Montalais.  — J'entends 
des  pas.  —  Oh  !  mon  Dieu  ! 

En  effet,  les  pas  soupçonnés  devinrent  un  lii-uit  manifeste;  le  feuillage  s'ouvrit  et 
Saint-Aignan  parut ,  l'œil  riant  et  la  main  étendue,  surprenant  chacun  dans  la  posi- 
tion où  il  était  :  c'est-à-dire  Malicorne  sur  son  arbre  et  le  cou  tendu  ,  Montalais  sur 
son  échelon  et  collée  à  l'échelle,  Manicamp  à  terre  et  le  pied  en  avant  prêt  à  se  mettre 
en  route. 

—  Eh  !  bonsoir,  Manicamp,  dit  le  comte  ;  soyez  le  bien  venu  cher  ami,  vous  nous 
manquiez  ce  soir,  et  l'on  vous  demandait;  mademoiselle  de  Montalais,  votre  très- 
humble  serviteur.  Montalais  rougit. —  Ah!  mon  Dieu!  balbutia-1-elle  en  cachant  sa  tête 
dans  ses  deux  mains.  —  Mademoiselle,  dit  Saint-Aignan,  rassurez- vous;  je  connais 
toute  votre  innocence  et  j'en  rendrai  bon  compte.  Manicamp,  suivez-moi.  Charmille, 
carrefour  et  labyrinthe  me  connaissent;  je  serai  votre  Ariane.  Hein?  Voici  votre  nom 
mythologique  retrouvé.  —  C'est  ma  foi  vrai,  comte,  merci.  —  Mais  par  la  même  oc- 
casion, comte,  dit  Montalais  ,  ennnenez  aussi  M.  ^lalicorne.  —  Non  pas,  non  pas,  dit 
Malicorne.  M.  Manicamp  a  causé  avec  vous  tant  qu'il  a  voulu;  à  mon  tour,  s'il  vous 
plaît.  Mademoiselle,  j'ai  de  mon  côté  une  multitude  de  choses  à  vous  dire  concernant 
notre  avenir.  —  Vous  entendez,  dit  le  comte  en  riant;  demeurez  avec  lui,  Mademoi- 
selle. Ne  savez-vous  pas  que  cette  nuit  est  la  nuit  aux  secrets. 

Et  prenant  le  bras  de  Manicamp,  le  comte  l'enuiiena  d'un  pas  rapide  dans  la  direc- 
tion du  chemin  que  Montalais  connaissait  si  bien  et  indiquait  si  mal. 
Montalais  les  suivit  des  yeux  aussi  longtemps  qu'elle  put  les  apercevoir. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


44r> 


COMMENT   MALICORNE    AVAIT   ETE   DÉLOGÉ   DE   L'HOTEL 
DU   BEAU-PAON. 


KNBANT  que  Montalais  suivait  des  yeux  le  coin  le  et  Ma- 
nicamp,  Malicorne  avait  profité  de  la  di>tr;iilion  de  la 
jeune  tille  pour  se  faire  une  position  plus  tolérable. 

En  se  retournant,  cette  différence  qui  s'était  faite  dans 
la  position  de  Malicorne  frappa  donc  imméiliateuienl  ses 
yeux. 

Malicorne,  était  assis  comme  une  manière  de  singe, 
le  derrière  sur  le  mur ,  les  pieds  sur  le  premier 
échelon. 

Les  pampres  sauvages  et  les  chèvrefeuilles  le  coiffaient 
comme  un  faune ,  les  torsades  de  la  vigne  vierge  llguraient  assez  bien  ses  pieds  de 
bouc. 

Quant  à  Montalais  ,  rien  ne  lui  manquait  pour  qu'on  pût  la  prendre  pour  une  dryade 
accomplie.  —  Çà  ,  dit-elle  en  romonlant  un  échelon,  me  rendez-vous  malheureuse, 
me  persécutez-vous  assez,  tyran  que  vous  êtes  !  —  Moi ,  fit  Malicorne,  moi,  un  tyran  ! 

—  Oui,  vous  me  compromettez  sans  cesse,  monsieur  Malicorne,  vous  êtes  un  monstre 
de  méchanceté.  —  Moi  1  —  Qu'aviez-vous  à  faire  à  Fontainebleau  ,  dites?  esl-ce  que 
votre  domicile  n'est  point  à  Orléans?  —  Ce  que  j'ai  à  faire  ici,  demandez-vous?  mais 
j'ai  affaire  de  vous  voir.  —  Ah!  la  belle  nécessité.  —  Pas  pour  vous,  peut-être.  Ma- 
demoiselle, mais  bien  certainement  pour  moi.  Quant  à  mon  domicile,  vous  savez  bien 
que  je  l'ai  abandonné,  et  que  je  n'ai  plus  dans  l'avenir  d'autre  domicile  que  celui  que 
vous  avez  vous-même.  Donc  votre  domicile  étant  pour  le  moment  à  Fontainebleau,  à 
Fontainebleau  je  suis  venu. 

Montalais  haussa  les  épaules  —  Vous  vouliez  me  voir,  n'est-ce  pas?  —  Sans  doule. 

—  Eh  bien,  vous  m'avez  vue,  vous  êtes  content,  partez.  —  Oh!  non,  fil  Malicorne. 

—  Comment  !  oh  non  !  —  Je  ne  suis  pas  venu  seulement  pour  vous  voir;  je  suis  venu 
pour  causer  avec  vous.  — Eh  bien!  nous  causerons  plus  lard  et  dans  un  autre  en- 
droit. —  Plus  tard!  Dieu  sait  si  je  vous  rencontrerai  plus  tard,  dans  un  autre  endroit  ! 
Nous  n'en  trouverons  jamais  de  plus  favorable  que  celui-ci.  —  Mais  je  ne  puis  ce  soir, 
je  ne  puis  en  ce  moment.  —  Pourquoi  cela?  —  Parce  qu'il  est  arrivé  cette  nuit  mille 
choses.  —  Eh  bien!  ma  chose,  à  moi,  fera  mille  et  une.  —  Non,  non,  mademoiselle 
de  Tounay-Charente  m'attend  dans  noire  chambre  pour  une  communicalinn  de  la 
plus  haute  importance.  —  Depuis  longtenqw?  —  Depuis  une  heure  au  moins.  — 
Alors,  dit  tranquillement  Malicorne,  elle  attendra  quelques  minutes  de  plus.  —  iMon- 


446  LES  MOUSQUETAIRES. 

sieur  Malicorne,  dit  Montalais,  vous  tous  oubliez.  — C'est-à-dire  que  vous  m'oubliez, 
Mademoiselle,  et  que  moi  je  m'impatiente  du  rôle  que  vous  me  faites  jouer  ici,  mor- 
dieu  !  Mademoiselle  ,  depuis  hiiil  jours  que  je  rôde  parmi  vous  toutes,  sans  que  vous 
ayez  daigné  une  seule  fois  vous  apercevoir  que  j'étais  là.  —  Vous  rôdez  ici ,  vous,  de- 
puis huit  jours.  —  Comme  un  loup-garou  ;  briàlé  ici  par  les  feux  d'arlitice  qui  m'onl 
roussi  deux  perruques,  noyé  là  dans  les  osiers  par  l'humidité  du  soir  ou  la  vapeur  des 
jets  d'eau,  toujours  affamé,  toujours  échiné,  avec  la  perspective  d'un  mur  ou  la  néces- 
sité d'une  escalade.  Morbleu!  ce  n'est  pas  un  sort  ceci ,  Madeuioisellc,  pour  une  créa- 
ture qui  n'csi  ni  écureuil ,  ni  salamandre  ,  ni  loutre  ;  mais  puisque  vous  poussez  l'in- 
humanité jusqu'à  vouloir  me  faire  renier  ma  condition  d'homme,  je  l'arbore.  Homme 
je  suis,  mnrdieu!  et  homme  je  resterai,  à  moins  d'ordres  supérieurs. 

—  Eh  bieu!  voyons,  que  désirez-vous,  que  voulez-vous,  qu'exigez-vous?  dit  Mon- 
tais soumise.  —  N'allez-vous  pas  me  dire  que  vous  ignoriez  que  j'étais  à  Fontaine- 
bleau? —  Je...  —  Soyez  franche.  — Je  m'en  doutais.  —  Eh  bieni  depuis  huit  jours, 
ne  pouviez-vous  pas  me  voir  une  fois  par  jour  au  moins?  — J'ai  toujours  été  empê- 
chée, monsieur  Malicorne.  —  Tarare  !  —  Demandez  à  ces  demoiselles  si  vous  ne  me 
croyez  pas.  —  Je  ne  demande  jamais  d'explication  sur  les  choses  que  je  sais  mieux 
que  personne.  —  Calmez-vous,  monsieur  ^lalicorne,  cela  changera. — 11  le  fau- 
dra bien. — Vous  savez  ,  qu'on  vous  voie  ou  qu'on  ne  vous  voie  point,  vous  savez  que 
Ion  pense  à  vous,  dit  Montalais  avec  son  air  câlin.  —  Oh  !  l'on  pense  à  moi...  —  Pa- 
role d'honneur.  —  Et  rien  de  nouveau  sur  ma  charge  dans  la  maison  de  Monsieur? 
—  Ah!  mon  cher  monsieur  Malicorne,  on  n'abordait  pas  Son  Altesse  Royale  pen- 
dant ces  jours  passés.  —  Et  maintenant?  —  Maintenant,  c'est  autre  chose  :  depuis 
hier  il  n'est  plus  jaloux.  —  Bah  !  Et  comment  la  jalousie  lui  est-elle  passée  ?  —  U  y  a 
eu  diversion.  —  Contez-moi  cela. 

— Ou  a  répandu  le  bruit  que  le  roi  avait  jeté  les  yeux  sur  une  autre  femme ,  et  Mon- 
sieur s'en  est  trouvé  calmé  tout  d'un  coup. 

Montalais  baissa  la  voix.  — -  Entiv  nous,  dit-elle,  je  crois  que  Madame  elle  roi 
s'entendent.  —  Ah!  ah!  lit  MaUcorne,  c'était  le  seul  moyen.  Mais  M.  de  Guiclio,  le 
pauvre  soupirant"?  —  Oh  !  celui-là  ,  il  est  tout  à  fait  délogé.  —  S'est-on  écrit?  —  Mon 
Dieu  non ,  je  ne  leur  ai  pas  vu  tenir  une  plume  aux  uns  ni  aux  autres  depuis  huit 
jours.  —  Comment  êtcs-vous  avec  Madame')'  —  Au  mieux.  —  Et  avec  le  roi?  —  Le 
roi  me  fait  des  sourires  quand  je  passe.  —  Bien!  sur  quelle  femme  les  deux  amans 
ont-ils  jeté  leur  dévolu  pour  leur  servir  de  paravent?  —  Siu-  la  Vallière. —  Oh  1  oh  I 
pauvre  lille  !  mais  il  faudrait  empêcher  cela,  ma  nue. — Pour(pioi  ? — Parce  que  M.  Raoul 
de  Bragelonne  la  tuera  ou  se  tuera  s'il  a  un  soupçon .  —  Raoul  !  ce  bon  Raoul  !  vous 
croyez?  —  Les  feiiuncs  ont  la  préteiitiou  de  se  connaître  en  passions,  dit  Malicorne, 
et  les  femmes  ne  savent  pas  seulement  lire  elles-mêmes  ce  (pi'elles  pensent  dans  leurs 
propres  yeux  ou  ilans  lem-  propre  cceur.  Eh  bien  !  je  vous  dis,  moi,  que  M.  de  Bra- 
gelonne aime  la  Vallière  à  tel  point  (jue,  t.i  elle  fait  mine  de  le  tromper,  il  se  tuera  ou 
la  tuera.  —  Le  roi  est  là  pour  la  défendre,  dit  Mnutalais  —  Le  roil  s'écria  Malicorne. 
Eh!  Raoul  tuera  le  roi  comme  un  reilre!  —  Bonté  divine  1  lit  Montalais,  mais  vous 
devenez  fou  ,  monsieiu" Malicorne?  —  Non  pas,  tout  ce  que  je  vous  dis  est,  au  cou- 
li  aire  ,  du  plus  grand  sérieux ,  ma  uiic ,  et  pour  mon  compte ,  je  sais  une  chose  ;  c'est 
(lue  je  préviendrai  tout  dduieiiienl  Ranul  de  la  plaisautcrii". 

—  (>liul  !  uiiilheureux  ,  lit  Montalais  eu  remontant  encore  un  échelon  pour  se  rap- 
procher d'aulanl  de  Malicorne,  n'ouvrez  point  la  bouche  à  ce  pauvre  Bragelonne.  — 
l'nur(piiii  nia?        l'iiKe  (pie  \(ius  ne  s,i\c7.  rii-n  en- oi<'    —  Qu'y  a-t-il  donc? —  Il  y 


MADKM  OISELLK     D  K     MONTA  LAIS. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  447 

a  que  ce  soir...  Personne  ne  nous  écoule?  —  Non.  —  H  y  a  que  ce  soir,  sous  le  chOne 
royal ,  hi  Vallière  a  dit  tout  haut  et  tout  naïvement  ces  paroles  :  «  Je  ne  conçois  pas  que 
lorsqu'on  a  vu  le  roi  on  puisse  jamais  aimer  nn  autre  homme.  « 

Malicorne  tît  im  hond  sur  son  mur.  —  Ahl  mpn  Dieu?  dit-il,  elle  a  dit  cela,  la 
malheureuse?  —  ÏMot  pour  mot.  —  Et  elle  le  pense?  —  La  Vallière  pense  toujours 
ce  qu'elle  dit. — Mais  cela  crie  vengeance!  mais  les  femmes  sont  des  serpens,  dit 
Malicorne.  —  Calmez-vous,  mon  cher  Malicorne,  calmez-vous. — Non  pas;  coupons  le 
mal  dans  sa  racine,  au  contraire.  Pi'évenons  Raoul,  il  est  temps.  —  Maladroit,  c'est 
qu'au  contraire  il  n'est  plus  temps,  répondit  Montalais.  —  Comment  cela?  —  Ce  mot 
de  la  Vallière...  —  Oui.  —  Ce  mol  à  l'adresse  du  roi...  — Eh  hien?  —  Eh  hien  !  il  est 
arrivé  à  son  adresse.  —  Le  roi  le  coimaîl'i'  Il  a  été  rapporté  au  roi?  —  Le  roi  l'a  en- 
tendu. —  Ohimèl  comme  disait  M.  le  cardinal.  —  Le  roi  était  précisément  caché  dans 
le  massif  le  plus  voisin  du  chêne  royal.  —  Il  eu  résulte,  dit  Mahcorne,  que  doréna- 
vant le  plan  du  roi  et  de  Madame  va  marcher  sur  des  roulettes,  en  passant  sur  le 
corps  du  pauvre  Bragelonne.  —  Vous  l'avez  dit. — C'est  affreux. — C'est  comme  cela. 

—  Ma  foi,  dit  Malicorne  après  une  minute  de  silence  donnée  à  la  méditalion,  entre 
un  gros  chêne  et  un  grand  roi ,  ne  mettons  pas  notre  pauvre  personne  ,  nous  y  serions 
broyés,  ma  mie.  —  C'est  ce  que  je  voulais  vous  dire.  —  Songeons  à  nous.  —  C'est  ce 
que  je  pensais.  —  Ouvrez  donc  vos  jolis  yeu.x.  —  Et  vous,  vos  grandes  oreilles.  — 
Approchez  votre  petite  bouche  poiu"  un  bon  gros  baiser.  —  Voici,  dit  Montalais,  qui 
paya  sur-le-champ  en  espèces  sonnantes.  —  Maintenant,  voyons.  Voilà  M.  deGiiiclie 
qui  aime  Madame  ;  voilà  la  Vallière  qui  aime  le  roi;  voilà  le  roi  qui  aime  Madame  et 
la  Vallière;  voilà  Monsieur  qui  n'aime  personne  que  lui.  Entre  tous  ces  amours,  un 
imbécile  ferait  sa  fortune,  à  plus  forte  raison  des  personnes  de  sens  comme  nous.  — 
Vous  voilà  encore  avec  vos  rêves.  —  C'est-à-dire  avec  mes  réalités;  laissez-vous  con- 
duire par  moi ,  ma  mie  ,  vous  ne  vous  en  êtes  pas  trop  mal  trouvée  jusqu'à  présent, 
n'est-ce  pas?  —  Non. — Eh  bien  1  l'avenir  vous  répond  du  passé,  seulement  puis- 
que chacun  pense  à  soi  ici,  pensons  à  nous.  — C'est  trop  juste.  —  Mais  à  nous  seuls. 

—  Soit  !  —  Alliance  offensive  et  délèn.nvc  1  —  Je  suis  prêt  à  la  jurer.  —  Étendez  la 
main  :  c'est  cela  :  Tout  pour  Malicorne! —  Tout  pour  Malicorne!  —  Tout  pour  Mon- 
talais !  répondit  Malicorne  en  étendant  la  main  à  son  tour.  —  Maintenant  que  faut-il 
faire?  —  Avoir  incessanunenl  les  yeux  ouverts ,  les  oreilles  ouvertes,  amasser  des 
armes  contre  les  autres,  n'en  jamais  laisser  traîner  qui  puissent  servir  contre  nous- 
mêmes.  —  Convenu.  —  Arrêté.  —  Juré.  El  maintenant  que  le  pacte  est  fait,  adieu. 

—  Comment,  adieu!  —  Sans  doute.  Retournez  à  votre  auberge.  —  A  mon  auberge! 

—  Oui.  N'êtes-vous  pas  logé  au  Beau-Paon? 

—  Montalais,  Montalais,  vous  le  voyez  bien  que  vous  connaissiez  ma  présence  à 
Fontainebleau  !  —  Qu'est-ce  que  cela  prouve?  Qu'on  s'occupe  de  vous  au  delà  de  vos 
mérites,  ingrat?  —  Hum  !  —  Retournez  donc  au  Beau-Paon.  — ■  Eh  bien  ,  voilà  jus- 
tement... C'est  devenu  chose  impossible.  —  N'aviez-vous  point  une  chambre?  —  Oui, 
mais  je  ne  l'ai  plus.  — Vous  ne  l'avez  plus?  et  qui  vous  l'a  prise?  —  Attendez.  Tantôt 
je  revenais  de  courir  après  vous  ,  j'arrivais  tout  essoufQé  à  l'hôtel ,  lorsque  j'aperçois 
une  civière  sur  laquelle  quatre  paysans  apportaient  un  moine  malade.  —  Un  moine  ? 

—  Oui ,  un  vieux  franciscain  à  barbe  grise.  Conime  je  regardais  ce  moine  malade ,  on 
l'entre  dans  l'auberge.  Connue  on  lui  faisail  monter  f'escalier,  je  le  suis,  et  comme 
j'arrive  au  haut  de  l'escalier,  je  m'aperçois  qu'on  le  fait  entrer  dans  ma  chambre.  — 
Dans  votre  chambre?  — Oui,  dans  ma  propre  chambre.  Je  crois  que  c'est  une  erreur, 
j'interpelle  l'hôte  ,  l'hôte  me  déclare  que  la  chambre  louée  par  moi  depuis  huit  jours 


448  LES  MOUSQUETAIRES. 

était  louée  à  ce  franciscain  pour  le  neuvième.  —  Oh  !  oh  !  —  C'est  justement  ce  que  Je 
fis.  Je  fis  même  plus  encore,  je  voulus  me  fâcher.  Je  remonlai.  Je  m'adressai  au  fran- 
ciscain lui-même.  Je  voulus  lui  remontrer  l'inconvenance  de  son  procédé,  mais  ce 
moine,  tout  moribond  qu"il  paraissait  être,  se  souleva  sur  son  coude,  fixa  sur  moi 
deux  yeux  flamboyans,  et  d'une  voix  qui  eîit  avantageusement  commandé  une  charge 
de  cavalerie  :  —  «  Jetez-moi  ce  drôle  à  la  porte ,  »  dil-il. 

Ce  qui  fut  à  l'instant  même  exécuté  par  l'hôte  et  par  les  quatre  porteurs  qui  me  firent 
descendre  l'escalier  un  peu  plus  vile  qu'il  n'était  convenable.  Voilà  comment  il  se  fait , 
ma  mie  ,  que  je  n'ai  plus  de  gite.  —  Mais  qu'est-ce  que  c'est  que  ce  franciscain?  de- 
manda Montalais.  C'est  donc  un  général?  —  Justement,  il  me  semble  que  c'est  là  le 
titre  qu'un  des  porteurs  lui  a  donné  en  lui  parlant  à  demi-voix.  — De  sorte  que...  dit 
jMontalais.  — De  sorte  que  je  n'ai  plus  de  chambre  ,  plus  d'auberge,  plus  de  gîte,  et 
que  je  suis  aussi  décidé  que  Tétait  tout  à  l'heure  mon  ami  Manicamp,  à  ne  pas  coucher 
dehors.  —  Comment  faire?  s'écria  Montalais.  —  Voilà  1  dit  Malicorne. 

—  Mais  rien  de  plus  simple,  dit  une  troisième  voix.  Montalais  et  Malicorne  pous- 
sèrent un  cri  simultané. 

Saint- Aignan  parut.  —  Cher  monsieur  Malicorne,  dit  Saint-Aignan ,  un  heureux 
hasard  me  ramène  ici  pour  vous  tirer  d'embarras...  Venez,  je  vous  offre  une  chambre 
chez  moi,  et  celle-là ,  je  vous  le  jure,  personne  ne  vous  l'ôtera.  Quanta  vous,  ma 
chère  demoiselle,  rassurez-vous,  j'ai  déjà  le  secret  de  mademoiselle  de  la  Vallière, 
celui  de  mademoiselle  de  Tonnay-Charenle  ;  vous  venez  d'avoir  la  bonté  de  me  confier 
le  vôtre ,  merci  :  j'en  garderai  aussi  bien  trois  qu'un  seul. 

Malicorne  et  Montalais  se  regardèrent  comme  deux  écoliers  pris  en  maraude  ;  mais 
comme  au  bout  du  compte  Malicorne  voyait  un  grand  avantage  dans  la  proposition 
qui  lui  était  faite,  il  fit  à  Montalais  un  s'gne  de  résignation  que  celle-ci  lui  rendit. 

Puis  Malicorne  descendit  l'échelle  échelon  à  échelon ,  réfléchissant  à  chaque  degré 
au  moyen  d'arracher  bribe  par  bribe  à  M.  de  Sainl-Aignan  tout  ce  qu'il  pourrait  savoir 
siu'  le  fameux  secret. 

Montalais  était  déjà  partie  légère  comme  une  biche,  et  ni  carrefour  ni  labyrinthe 
n'eurent  le  pouvoir  de  la  tromper. 

Quant  à  Saint-Aignan,  il  ramena  en  effet  Malicorne  chez  lui,  en  lui  faisant  mille 
pohtesses,  enchanté  qu'il  était  de  tenir  sous  sa  main  les  deux  hommes  qui,  en  suppo- 
sanl  que  G\iiche  restât  muet,  pouvaient  le  mieux  renseigner  sur  le  compte  des  filles 
d'honneur. 


CE  QUI   S'ÉTAIT  PASSK   A  L'AUBERGE   DU   BEAU-PAON. 


D'abiird  ,  (loniKiiis  à  nos  In  leurs  quelques  détails  sur  l'auberge  du  Beau-Paon,  puis 
iiniis  lasserons  a\i  sigualcnicnl  des  voyageurs  qui  l'habitaient. 

1/aulierge  du  lîcau-i'aon,  cimmuic  toute  auberge,  devait  son  nom  à  son  enseigne. 

(À'Ite  enseigne  repiésentail  un  \)Mm  faisant  la  roue. 

Sculeuient ,  à  l'instar  de  quelques  peintres  qui  ont  donné  la  figure  d'un  joli  ganvin 
au  scr|i(iit  (|ul  Irnlc  Kve  ,  le  peintre  de  j'enseigne  avait  ilomié  au  l>eau  paon  une  ligure 
de  femnir. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  449 

Cotte  anhergo  ,  épigiMinine  vivante  contre  celte  moitié  du  ijeiire  hiiiiiain  qui  fail  le 
clianiie  de  la  vie,  dit  M.  Legouvé,  s'élevait  à  Fontainebleau  dans  la  premièie  nie  la- 
térale de  gauche  qui  coupait  en  venant  de  Paris  cette  grande  artère  qui  forme  à  elle 
seule  la  ville  tout  entière  de  Fontainebleau. 

La  rue  latérale  s'appelait  alors  la  rue  de  Lyon,  sans  doute  parce  que  géograpbi- 
quement  elle  s'avançait  dans  la  direction  de  la  seconde  capitale  du  royaume. 

Cette  rue  se  composait  de  deux  maisons  habitées  par  des  bourgeois,  maisons  sépa- 
rées l'une  de  l'autre  par  deux  grands  jardins  bordés  de  haies. 

En  apparence  il  semblait  y  avoir  cependant  trois  maisons  dans  la  rue.  Expliquons 
comment  malgré  ce  semblant  il  n'y  en  avait  que  deux. 

L'auberge  du  Beau-Paon  avait  sa  façade  principale  sur  la  grande  rue ,  mais  en  re- 
tour sur  la  rue  de  Lyon  deux  corps  de  bàtimens,  divisés  par  des  cours ,  renfermaient 
de  grands  logemens  propres  à  recevoir  tous  voyageurs  soit  à  pied  soit  à  cheval,  soit 
même  en  carrosses,  et  à  fournir  non-seulement  logis  et  table  ,  mais  encore  promenade 
et  solitude  aux  plus  riches  courtisans,  lorsque,  après  un  échec  à  la  cour,  ils  désire- 
raient se  renfermer  avec  eux-mêmes  pour  dévorer  l'allront  ou  méditer  la  vengeance. 

Dos  fenêtres  de  ce  corps  de  bâtiment  en  retour  les  voyageurs  apercevaient  la  rue 
d'abord ,  avec  son  herbe  croissant  entre  les  pavés  qu'elle  disjoignait  peu  à  peu. 

Ensuite  les  belles  haies  de  sureau  et  d'aubépine,  qui  enfermaient  comme  entre 
deux  bras  verts  et  fleuris  ces  maisons  bourgeoises  dont  nous  avons  parlé. 

Puis,  dans  les  intervalles  de  ces  maisons,  formant  fond  de  tableau  et  se  dessinant 
comme  un  horizon  infranchissable,  une  ligne  de  bois  touffus,  plantureux,  premières 
sentinelles  de  la  vaste  forêt  qui  se  déroule  en  avant  de  Fontainebleau. 

On  pouvait  donc  ,  pour  peu  qu'on  eût  un  appartement  faisant  angle,  par  la  grande 
rue  de  Paris,  ])articiper  à  la  vue  et  au  liruit  des  passans  et  des  fêtes,  e(,  [lar  la  rue 
de  Lyon,  à  la  vue  et  au  calme  de  la  campagne. 

Sans  compter  qu'en  cas  d'urgence,  au  moment  où  l'on  frapiiait  à  la  grande  porte 
de  la  rue  de  Paris,  on  pouvait  s'esquiver  par  la  potilo  porle  ilo  la  rue  do  Lvon,  et, 
longennt  les  jardins  des  maisons  bourgeoises,  gagner  les  premiers  taillis  de  la  forêt. 

Malicorne  qui,  le  premier,  on  se  le  rappelle ,  nous  a  parlé  de  cette  auberge  du 
Beau-Paon  pour  en  déplorer  son  expulsion,  Malicorne,  préoccupé  de  ses  propres  af- 
faires, était  bien  loin  d'avoir  dit  à  Montalais  tout  ce  qu'il  y  avait  à  dire  sur  cette  cu- 
rieuse auberge. 

Nous  allons  essayer  de  remplir  cette  fâcheuse  lacune  laissée  par  Malicorne. 

Malicorne  avait  oublié  de  dire,  par  exemple,  de  quelle  façon  il  était  entré  dans  l'au- 
berge du  Beau-Paon. 

En  outre,  à  part  le  franciscain  dont  il  avait  dit  un  mot,  il  n'avait  donné  aucun  ren- 
seignement sur  les  voyageurs  qui  haliitaient  cette  auberge. 

La  façon  dont  ils  étaient  entrés,  la  façon  dont  ils  vivaient ,  la  difficulté  qu'il  y  avait 
pour  toute  autre  personne  que  les  voyageurs  privilégiés  d'entrer  dans  l'hôtel  sans  mot 
d'ordre,  et  d'y  séjourner  sans  certaines  précautions  préparatoires,  avaient  cependant 
dû  frapper,  et  avaient  même,  nous  oserions  en  répondre,  frappé  certainement 
Malicorne. 

Mais,  comme  nous  l'avons  dit,  Malicorne  avait  des  préoccupalions  personnelles  qui 
l'empêchaient  de  remarquer  bien  des  choses. 

En  effet,  tous  les  appartemens  de  l'hôtel  du  Beau-Paon  étaient  occupés  et  retenus 
par  des  étrangers  sédentaires  et  d'un  commerce  fort  calme,  porteurs  de  visages  préve- 
nans,  dont  aucun  n'était  connu  de  Malicorne. 

T.  I.  j9 


450  LE|S  MOUSQUETAIRES. 

Tous  ces  voyageurs  étaient  arrivés  à  l'hôtel  depuis  qu'il  y  était  arrivé  lui-même, 
chacun  y  était  eniré  avec  une  espèce  de  mol  durdrc,  qui  avait  d'ahonl  préoccupé  Ma- 
licorne  ;  mais  il  s'était  informé  indirectement  et  il  avait  su  que  l'hôte  donnait  pour 
raison  de  celle  espèce  de  surveillance  que  la  ville  pleine,  comme  elle  l'était .  de  riches 
seigneurs,  devait  l'être  aussi  d'adroits  et  d'ardens  filous. 

Il  allait  donc  de  la  réputation  d'une  maison  homiête  comme  celle  du  Beau-Paon  de 
ne  pas  laisser  voler  les  voyageurs. 

Aussi,  MaUcorne  se  demandait-il  parfois  lorsqu'il  rentrait  en  lui-même  et  sondaitsa 
position;»  l'hôtellerie  du  Beau-Paon,  comment  on  l'avait  laissé  entrer  dans  celte  hôlel- 
lerie ,  tandis  que  depuis  qu'il  y  élait  entré  il  avait  vu  refuser  la  porle  à  tant  d'aulres. 

11  se  demandait  surtout  conniient  Manicamp,  qui,  selon  lui ,  devait  être  un  seigneur 
en  vénération  à  tout  le  monde,  ayant  voulu  faire  manger  son  cheval  au  Beau-Paon 
dès  son  arrivée,  cheval  et  cavalier  avaient  été  éconduils  avec  un  nescio  vos  des  plus 
intraitables. 

C'était  donc  pour  MaUcorne  un  problème,  que  du  reste,  occupé  comme  il  l'était 
d'intrigue  amoureuse  et  ambitieuse ,  il  ne  s'était  point  appliqué  a  approfondir. 

L'eùt-il  voulu  que,  malgré  l'intelUgence  que  nous  lui  connaissons,  nous  n'oserions 
dire  qu'il  eût  réussi. 

Quelques  mots  prouveront  au  lecteur  qu'il  n'oùl  fallu  rien  moins  qu'Œdipe  en  per- 
sonne pour  résoudre  une  pareille  énigme. 

Depuis  huit  jours  étaient  entrés  dans  cette  hôlellerie  sept  voyageurs  ,  tous  arrivés  le 
lendemain  du  bienheureux  joiu'  où  Malicorne  avait  jeté  son  dévolu  sur  le  Beau-Paon. 

Ces  sept  personnages,  venus  avec  un  train  raisonnable,  étaient  : 

D'abord,  im  brigadier  des  armées  allemandes,  sou  secrétaire ,  son  médecin,  trois 
laquais  elsept  chevaux. 

Ce  brigadier  se  nommait  le  comte  de  Wostput. 

Un  cardinal  espagnol  avec  deux  neveux,  deux  secrétaires ,  un  otlicier  de  sa  maison 
et  douze  chevaux. 

Ce  cardinal  se  nonnuait  monseigneur  Herrebia. 

Un  riche  négociant  de  Brème  avec  son  laquais  et  deux  chevaux. 

Ce  négociant  se  nommait  meinheer  Bonstett. 

Un  sénateur  vénitien  avec  sa  femme  et  sa  tille,  toutes  deux  d'une  parfaite  beauté. 

Ce  sénateur  se  nommait  il  >ii,'nor  Mariiii. 

Un  laird  d'Ecosse  avec  sept  montagnards  de  son  clan  ;  tous  à  pied. 

Le  laird  se  nommait  MacCumnor, 

Un  Autrichien  de  Vienne,  sans  lilrc  ni  blason,  venu  en  carrosse;  il  avait  beaucoup 
du  prêtre,  un  peuilu  soldat. 

On  l'appelait  le  conseiller. 

Enliu  une  dame  llamande,  avec  un  laquais,  une  femme  de  chambre  el  une  demoi- 
selle deconqiaguie.  (iraïul  train,  grande  mine,  giands  chevaux. 

On  l'appelait  la  dame  llamande. 

Tous  ces  voyageiu's  étaient  arrivés  le  même  jour,  comme  nous  avons  dit;  et  cepen- 
dant loin'  arrivée  n'avait  causé  aucun  embarras  dans  l'auberge,  aucun  encombrement 
dans  la  rue,  leurs  logemens  ayant  été  manjuéLs  d'avance  sur  la  demande  île  leurs 
coiîri'iers  ou  de  leurs  secrétaires ,  arrivés  la  veille  ou  li'  malin  même. 

Malicorue,  arrivé  un  jour  avant  eux  et  voyageant  nue  \m  maigre  cheval  chargé 
d'une  mince  valise,  s'élait  amioucéà  l'iiôlel  du  Beau-Paon  comme  l'ami  d'un  seigneur 
curieux  de  voir  les  fêles,  et  ciui  lui,  à  soi)  tour,  devait  arrivei'  iuccsibamuicnt. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  451 

L'iiôle,  à  ces  paroles,  avail  souri  conwiic  s'il  (oiinuissait  beaucoup  soit  Malicoruc, 
soil  le  seigneui'  son  ami,  el  il  lui  avail  dit  :  —Choisissez,  Monsieur,  tel  appartement 
qui  vous  conviendra,  puisque  vous  arrivez  le  premier. 

Et  cela  avec  cette  obséquiosité  si  sigiiiluative  chez  les  aubergistes,  et  qui  veut  dire  : 
Soyez  tranquille,  Monsieur,  on  sait  à  ([ui  l'on  a  affaire,  et  l'on  vous  traitera  en  con- 
séqueuce. 

Ces  mots  et  le  geste  qui  les  acconqiagnait  avaient  paru  bienveillans,  mais  peu 
clairs  à  Malicorne.  Or,  comme  il  ne  voulait  pas  faire  une  grosse  dépense  ,  et  que  de- 
mandant une  petite  chandire  il  eût  sans  doute  été  refusé  à  cause  de  son  peu  d'impor- 
tance même,  il  se  hâta  de  ram;issei-  au  bond  les  paroles  de  l'aubei'giste,  et  de  le  duper 
avec  sa  propre  finesse. 

Aussi,  souriant  en  homme  pour  lequel  on  ne  fait  qu'absolument  ce  que  l'on  doit 
faire  : — Mon  cher  hùlc,  dit-il  ,  je  prendrai  rappartemeut  le  meilleur  et  le  plus  o-ai. 

—  Avec  écuries?  —  Avec  écuries.  —  l'oiu-  quel  jourV  — Pour  tout  de  suite,  si  c'est  pos- 
sible.—  A  merveille.  —  Seulement,  se  hâta  d'ajouter  Malicorne;  je  n'occuperai  pas 
incontinent  le  grand  appartement.  — Bon,  lit  I'IkMc  avec  un  air  d'inlelliitence. Cer- 
taines raisons,  que  vous  comprendrez  plus  lard,  me  forcent  de  ne  mettre  à  mon 
compte  que  cette  petite  chambre.  Mon  ami,  quand  il  viendra,  prendra  le  trrand  ap- 
partement,  et  naturellement,  comme  ce  grand  appartement  sera  sien,  il  réglera  di- 
rectement. —  Très-bien,  fit  l'hôte,  très-bien,  c'était  convenu  ainsi  — Celait  convenu 
ainsi?  —  Mot  pour  mot.  — C'est  extraordinaire,  murmura  Malicorne.  Ainsi,  vous  com- 
prenez?—  Oui  — C'est  tout  ce  qu'il  faut.  Maintenantque  vous  comprenez...  car  vous 
comprenez  bien,  n'est-ce  pas?  — Parfaitement. — Eh  bien!  vous  allez  me  conduire  à 
ma  chambre. 

L'bôlc  du  Beau-Paon  marcha  devant  Malicorne  son  bonnet  à  la  main. 

Malicorne  s'installa  dans  sa  chambre  et  \  demeura  tout  surpris  de  voir  l'hôte  à 
chaque  ascension  ou  à  chaque  descente,  lui  faire  de  ces  petits  cligncmeus  d'yenx  qui 
indiquent  la  meilleure  intelligence  entre  deux  correspondans.  —  Il  y  a  quelque  mé- 
prise là-dessous,  se  disait  Malicorne  ,  mais  en  attendant  qu'elle  s'éclaircisse,  j'en  pro- 
fite, et  c'est  ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  taire. 

Et  de  sa  chambre  il  s'élançait  comme  un  chien  de  chasse  à  la  piste  des  nouvelles 
et  des  curiosités  de  la  cour,  se  faisant  rôtir  ici  et  noyer  là ,  comme  il  avait  dit  à  made- 
moiselle de  Montalais. 

Le  lendemain  de  son  installation,  il  avait  vu  arriver  successivement  les  sept  voya- 
geurs qui  remplissaient  toute  l'hôtellerie. 

A  l'aspect  de  tout  ce  monde,  de  tous  ces  équipages ,  de  tout  ce  train,  .Alalicorne  se 
frotta  les  mains  ,  en  songeant  que,  faute  d'un  jour,  il  n'eût  pas  trouvé  un  nid  pour  se 
reposer  au  retour  de  ses  explorations. 

Après  que  tous  les  étrangers  se  furent  casés,  l'hôte  entra  dans  sa  chambre,  et  avec 
sa  gracieuseté  habituelle  :  —  Mon  cher  monsieur,  lui  dit-il,  il  vous  reste  le  grand  ap- 
partement du  troisième  corps  de  logis,  vous  savez  cela? — Sans  doute  ,  je  le  sais.  —  Et 
c'est  un  véritable  cadeau  que  je  vous  fais.  — Merci.  —  De  sorte  que  lorsque  votre  ami 
viendra  il  sera  content  de  moi ,  ou ,  dans  le  cas  contraire,  c'est  qu'il  sera  bien  difficile. 

—  Pardon  1  voulez-vous  me  permettre  de  dire  quelques  mots  à  propos  de  mon  ami? 

—  Dites,  pardieu!  vous  êtes  bien  le  maître. — Il  devait  venir,  comme  vous  savez. — 
El  il  le  doit  toujours. — (^'est  qu'il  pourrait  avoir  changé  d'avis. — Non,  non. — Vous 
en  èles  sûr'.' — J'en  suis  sûr.  —  C'est  que  dans  le  cas  où  vous  auriez  quelque  doute,  je 
vous  dirais,  moi,  je  ne  vous  réponds  pas  qu'il  vienne.  — Mais  il  vous  a  dit  cependant.., 


45-2  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  ijCi'tainemcnt  il  m'a  flil,  iiiuis  vous  savez,  l'homme  propose  et  Dieu  dispose,  vcrha 
volant,  scripta  manciU  — Ce  qui  veiil  dire? — Les  mois  s'envolent  les  ccrils  restent; 
et  comme  il  ne  m'a  pas  écrit,  qu'il  s'est  contente  de  me  dire,  je  vous  autoriserai  donc, 
sans  cependant  vous  y  inviter;  vous  sentez,  c'est  fort  embarrassant.  —  A  quoi  m'au- 
torisez-vous?—  Dame!  à  louer  sou  appartement  si  vous  en  trouvez  un  bon  prix. — 
Moi,  jamais,  Monsieur,  jamais  je  ne  ferai  une  pareille  chose,  s'il  ne  vous  a  pas  écrit, 
à  vous'MI  m'a  écrit  à  moi  — Ah! — Oui. — Et  dans  quels  termes?  Voyons  si  saletlrc 
s'accorde  avec  ses  paroles  — En  voici  à  peu  près  le  texte  :  «  A  Monsieur  le  proprié- 
taire de  l'hôtel  du  Boan-Paon.  Vous  devez  être  prévenu  du  rendez-vous  pris  dans 
voire  hôtellerie  par  quelques  personnages  d'importance;  je  fais  partie  de  la  société  qui 
se  réunit  à  Fontainebleau.  Retenez  donc  à  la  fois  et  une  petite  chambre  pour  un  ami 
qui  arrivera  avant  moi  ou  après  moi... 

—  C'est  vous  cet  ami ,  n'est-ce  pas?  fît  en  s'interrompant  l'hôte  du  Beau-Paon.  ,Ma- 
licorne  s'inclina  modestement. 

L'hôte  reprit  ;  «Et  un  grand  appartement  pour  moi.  Le  grand  appartement  me  re- 
garde, mais  je  désire  que  le  prix  de  la  chambre  soit  modique,  cette  chambre  étant 
destinée  à  un  pauvre  diable.  »  — C'est  toujours  bien  vous,  n'est-ce  pas?  dit  l'hôte. — 
Oui ,  certes,*  dit  Malicorne.  —  Alors,  nous  sonunes  d'accord  :  votre  ami  soldera  le  prix 
de  son  appartement  et  vous  le  prix  du  vôtre. 

—  Je  veux  être  roué  vif,  se  dit  en  lui-même  Malicorne ,  si  je  comprends  quelque 
chose  à  ce  qui  m'arrive! 

Puis  tout  haut,  —  El,  dites-moi,  vous  avez  été  content  ilu  nom...  du  nom  qui  ter- 
minait la  lettre?  11  vous  a  présenté  toute  garantie?  —  J'allais  vous  le  demander,  dit 
l'hôte.  —  Comment  !  la  lettre  n'était  pas  signée?  —  Non  ,  fil  l'hôte  en  ouvrant  des 
veux  pleins  de  mystère  et  de  ciu'iosité.  —  .Mors,  répliqua  Malicoiuc  ,  imitant  ce  gcsie 
et  ce  uivstère,  s'il  no  s'est  pas  nommé,  vous  comprendrez  qu'il  doit  a\oir  ses  raisons 
pour  cola.  — Sans  doute. — Et  que  jen'iraipas,moi,son  ami,  moi, son  conlidcnl,  Irahir 
son  incognito.  — C'est  juste,  Monsieur,  répondit  l'hôte  ;  aussi  je  n'insiste  pas.  — J'ap- 
précie cette  délicatesse.  Quanta  moi,  connue  l'a  dit  mon  ami.  ma  cliaudirc  esta  part. 
Convenons-en  bien.  —  ^Monsieur,  c'est  tout  convenu.  — Vous  comprenez,  les  bons 
comptes  font  les  bons  amis.  Comptons  donc.  —  Ce  n'est  pas  |ire#sé.  — Comptons  tou- 
jours. Chambre  ,  nourriture  po\n- moi,  place  à  la  mangeoire  et  nourriture  de  mon 
cheval.  Combien  par  jour?  —  Quatre  livres,  Monsieur.  — Cela  fait  donc  douze  livres 
pour  les  trois  jours  écoulés?  —  Douze  livres:  oui,  Monsieur.  —  Voici  vos  douze 
livres. 

—  Eh  !  ^Monsieur,  à  quoi  bon  payer  tout  de  suite?  —  Parce  (]ue  ,  dit  Malicorne  en 
baissant  la  voix  et  eu  recourant  au  mystérieux,  puisqu'il  voyait  le  mysiérieux  réussir, 
parce  que  si  l'on  avait  à  partir  soudain,  à  décamper  d'iui  moment  à  l'autre,  ce  serait 
tout  compte  l'ait.  —  Monsieur,  vous  avez  raison.  —  Donc  ,  je  suis  chez  moi.  —  Vous 
êtes  chez  vous.  — Kh  bien!  à  la  boime  heure!  Adieu. 

L'hôte  se  retira. 

Resté  seul,  .Malicorne  se  lit  le  raisonnement  suivant  :  —  Il  n'y  a  que  M.  de  Guiche 
et  Manicamp  capables  d'avoir  écrit  à  mon  hôte:  M.  de  Guiche,  parce  qu'il  veut  se  mé- 
nager un  logement  hors  de  coiu'.  en  cas  de  succès  nu  d'insuccès;  Manicamp,  parce 
qu'il  aura  été  chargé  de  cette  connni>sion  jiar  M.  de  Cuicbe. 

Voici  donc  ce  que  M.  de  Guiclu'  un  M.uiic  imp  .iiiroul  imagim-  :  Le  grand  apparte- 
ment pour  recevoir  d'une  facnu  rouvcnablc  (pielipjc  dame  épais  voilée,  avec  réserve 
[loirr  la  susdite  iliune  d'une  double  ^(>rtie  sur  une  rue  à  peu  |irès  déserte  el  aboutissant 


I.K  VinOMTl':  DE  liKACKLONNE.  453 

à  la  forêt.  La  chamlirc  pour  aluiter  iiionienl.Dicmcnl  soit  Maniratiip ,  conli  lent  de 
M.  de  Guiclie  et  vigilant  gardien  de  la  porte,  soil  M.  de  Guiche  lui-même,  jouant  à  la 
fois  pour  plus  de  sûreté  le  rôle  de  maître  et  celui  de  coiilident.  Mais  cette  réunion  qui 
doit  a\oir  lieu,  qui  a  eu  ellbelivcment  lieu  dans  riKMel?  Ce  sont  sans  doule  gens 
qui  doivent  être  ()résentés  au  roi.  Mais  ce  pauvie  dialile  à  q\ii  la  chamlire  est  destinée? 
Ruse  pour  mieux  cacher  Guiche  ou  Manicamp.  S'il  en  est  ainsi,  connue  c'est  chose 
probable ,  il  n'y  a  que  demi-mal  ;  de  Manicamp  à  M.  de  Guiche ,  il  n'y  a  que  la  main, 
et  de  Manicamp  à  Malicorne  ,  il  n'y  a  que  la  bourse. 

Depuis  ce  raisonnement,  Malicorne  avait  dormi  sur  les  deux  oreilles,  laissant  les 
sept  étrangers  occuper  et  arpenter  en  tous  sens  les  sept  logemens  de  l'iKMellerie  du 
Beau-Paon. 

Lorsque  rien  ne  l'inquiétait  à  la  cour,  lorsqu'il  était  las  d'excursions  et  d'inquisi- 
tions, lasd'écrire  des  billets  que  jamais  il  n'avait  l'occasion  de  remettre  à  leur  adresse, 
alors  il  rentrait  dans  sa  bienheureuse  petite  chambre,  et,  accoudé  sur  le  balcon  garni 
de  capucines  et  d'œillets  ])alissés,  il  s'occupait  de  ces  étranges  voyageurs  pour  qui 
Fontainebleau  semblait  n'axoir  ni  lumières,  ni  joies,  ni  fêtes. 

Cela  dura  ainsi  jusqu'au  septième  jour,  jour  que  nous  avons  détiiillé  longuement 
avec  sa  nuit  dans  les  précédens  chapitres. 

Cette  nuit-là,  Malicorne  prenait  le  fraisa  sa  fenêtre  vers  une  heuie  ilu  malin, 
quand  Manicamp  parut  à  cheval,  le  nez  an  veni  ,  l'air  soucieux  et  ennuyé.  —  Bon, 
se  dit  Malicorne  en  le  reconnaissant  du  premier  coup,  voilà  mon  homme  qui  vient 
réclamer  son  appartement,  c'est-à-dire  ma  chambre.  Et  il  appela  Manicamp. 

Manicamp  leva  la  tête.  —  Ah  !  pardieu  !  dit  celui-ci  en  se  déridant ,  soyez  le  bien 
venu  ,  Malicorne.  Je  rôde  dans  Fontainebleau  cherchant  trois  choses  ([ue  je  ne  puis 
trouver  :  Guiche,  une  chambre  et  une  écurie.  —  Quant  à  M.  de  Guiche,  je  ne  puis 
vous  en  donner  ni  bonnes  ni  mauvaises  nouvelles  ,  car  je  ne  l'ai  point  vu  ;  mais  quant 
à  votre  chambre  et  à  une  écurie,  c'est  autre  chose.  —  Ah!  —  Oui;  c'est  ici  qu'elles 
ont  été  retenues.  —  Retenues .  et  par  qui?  —  Par  vous ,  ce  me  semble.  —  Par  moi? 

—  N'avez- vous  donc  point  retenu  un  logement?  — Pas  le  moins  du  monde. 
L'hôtp,  en  ce  moment,  parut  sur  le  seuil.  —  Une  chambre,  demanda  Manicamp. 

—  L'avez-vous  retenue,  Monsieur?  —  Non.  —  Alors,  pas  de  chambre.  — S'il  en  est 
ainsi,  j'ai  retenu  une  chambre  ,  dit  Manicamp.  —  Une  chambre  ou  un  logement?  — 
Tout  ce  que  vous  voudrez.  —  Par  letlre?  demanda  riiôte.  Malicorne  lit  de  la  lête  un 
signe  afiirmalif  à  Manicanqj  —  Eh  !  sans  doute  ,  lil  Manicamp.  N'avez-vous  pas  reçu 
une  lellre  de  moi?  —  En  date  de  quel  jour?  demanda  l'hôle,  à  qui  les  hésitations  de 
Manicamp  donnaient  du  soupçon. 

Manicamp  se  gratta  l'oreille  et  regarda  à  la  fenèlre  de  Malicorne;  mais  Malicorne 
avait  quitté  sa  fenêtre  et  descendait  l'escalier  pour  venir  en  aide  à  son  ami. 

Juste  au  même  moment  un  voyageur,  enveloppé  dans  une  longue  cape  à  l'espagnole, 
apparaissait  sous  le  porche ,  à  portée  d'entendre  le  colloque.  —  Je  vous  demande  à 
quelle  date  vous  m'avez  écrit  celle  lettre  poiu'  retenir  un  logement  chez  moi?  répéta 
l'hôte  en  insistant.  —  A  la  date  de  mercredi  dernier,  dit  d'une  voix  douce  et  polie  l'é- 
tranger mystérieux  en  touchant  l'épaule  de  l'hôte. 

Manicamp  se  recula,  et  Malicorne,  qui  apparaissait  sur  le  'seuil,  se  gratta  l'oreille 
à  son  tour. 

L'hôte  salua  le  nouveau  veau  en  homme  qui  reconnaît  son  véritable  voyageur.  — 
Monsieur,  lui  dit-il  civilement ,  voire  appartement  vous  attend,  ainsi  que  vos  écuries. 
Seulement... 


454  LES  MOUSQUETAIRES. 

Il  iTgai'da  autour  de  lui.  —  Vos  chevanx  ?  ilemanda-t-il.  —  Mes  chevaux  nrrivornnl 
ou  n'ainveroat  pas.  La  chose  vous  importe  peu ,  n'est-ce  pas,  pourvu  qu'on  vous 
paie  ce  qui  a  été  retenu? 

L'h(Mc  s;dua  pkis  bas. — Vous  m'avez,  en  outre,  continua  le  voyageur  inconnu  , 
gardé  la  pelile  chambre  que  je  vous  ai  demandée? — Aie!  tlt  Malicorne  en  essayant  de 
se  dissimuler. — Monsieur,  voire  ami  l'occupe  depuis  huit  jours,  dit  Thôte  en  mon- 
trant Malicorne  qui  se  faisait  le  plus  petit  qu'il  lui  était  possible. 

Le  voyageur  en  ramenant  son  mauleau  jusqu'à  la  hauteur  de  son  nez.  jeta  un  cnup 
d'oeil  rapide  sur  Malicorne.  —  Monsieur  n'est  pas  mon  ami.  dit-il. 

L'hôte  fil  un  bond.  — Je  ne  connais  pas  Monsieur,  continua  le  voyageur.  —  (^.om- 
ment,  s'écria  l'aubergiste  s'adressant  à  Malicorne,  comment,  vous  n'êtes  pas  l'ami  de 
Monsieui'V  —  Que  vous  importe,  pourvu  que  l'on  vous  paie,  dit  Malicorne,  paroiliant 
miijestiieusement  l'étranger. — 11  ni'im[}orle  si  bien,  dit  l'hôte  qui  commençait  à  s'aper- 
c.'voir  qu'il  y  avait  substitution  de  personnage,  que  je  vous  prie.  Monsieur,  de  vider 
des  lieux  relenus  d'avance  et  par  un  autre  que  par  vous. — Maisenfin  ,  dit  Malicorne, 
Monsieur  n'a  pas  besoin  tout  à  la  fois  d'une  chambre  au  premier  et  d'un  appartement 
an  second...  Si  Monsieur  prend  la  chambre,  je  prends,  moi,  l'appartement;  si  Mon- 
sieur choisit  l'appartement ,  je  garde  la  chambre. — Je  suis  désespéré.  Monsieur,  dit 
la  voyageur  de  sa  voix  douce;  mais  j'ai  besoin  à  la  fois  de  la  chambre  et  de  l'appar- 
twuent. — Mais  enfin,  pour  qui?  demanda  Malicorne.  —  De  rappartcnienl ,  pour  moi. 
— Soit,  mais  de  la  cluuidjreV —  Regardez,  dit  le  voyageur  en  étendant  la  main  vers 
une  espèce  de  corlége  qui  s'avançait. 

Malicorne  suivit  du  regard  la  direction  indiquée  et  vit  arriver  sur  une  civière  un 
franciscain,  dont  il  avait,  avec  quelques  détails  ajoutés  par  lui,  raconté  à  Montalais 
l'installation  dans  sa  chambre ,  et  qu'il  avait  si  inutilement  essayé  de  convertir  à  de 
plus  humbles  vues. 

Le  résultat  de  l'arrivée  du  voyageur  incoiuui  ol  du  franciscain  malade  fut  l'expul- 
sion de  JMalicorue,  maintemi  sans  aucun  égard  hors  de  l'auberge  du  licau-l'aon  par 
l'hôte  et  les  paysans  qui  servaient  de  porteurs  au  franciscain. 

Il  a  été  donné  connaissance  au  lecteur  des  suites  de  cette  expulsion  ,  de  la  conver- 
sation de  Maiiicampavcc  Montalais,  que  Mauicanqi,  pins  adroit  que  Malicorne,  avait 
su  trouver' pour  avoir  des  nouvelles  do  de  (Juiclie,  de  la  conversation  sidiséquenlc  de 
Montalais  avec  Malicorne,  enfin  du  double  billet  de  logement  louiiii  à  Manicamp  et  à 
Malicoi'ue  par  le  comte  de  Saiut-Aignan. 

Il   nous  reste  à  apprc^xlre  à  nos  lecteurs  ce   qu'étaient  le  voyageur  au  manteau, 
principal  locataire  du  double  appaitement  dont  Malicorne  avait  occupé  une  pcirlion, 
•  et  le  franciscain  ,  tout  aussi  mystérieux,  dont   l'arrivée  combinée  avec  celle  du  voya- 
geur au  manteau,  avait  eu  le  malheur  de  déranger  les  combinaisons  des  deux  anus. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  455 


UN   JÉSUITE  DE   LA    ONZIÈME  ANNÉE. 


Le  voyage\ir  au  iiianleau  rabattu  sur  le  nez  n'était  autre  qu'Aramis  qui ,  après 
avoir  quitté  Fouquet  et  tiré  d'un  porle-nianteau  ouvert  par  son  laquais  un  costume 
complet  de  cavalier,  était  sorti  du  château  et  s'était  rendu  à  rhôlellerie  du  Beau-Paon, 
où  |)ar  lettre,  dejiuis  sept  jours,  il  avait  bien,  ainsi  que  l'avait  annoncé  l'hôte,  com- 
mandé une  chambre  et  un  appartement. 

Aramis,  aussitôt  l'expulsion  de  Malicornc  et  de  Manicamp,  s'approcha  du  francis- 
cain ,  et  lui  demanda  lequel  il  préférait  de  l'apparleuient  ou  de  la  chambre. 

Le  franciscain  demanda  oii  étaient  placés  l'un  et  l'autre. 

On  lui  répondit  que  la  chambre  était  an  premier  et  l'appartement  au  second. — 
Alors  la  chambre,  dit-il. 

Aramis  n'insista  point,  et  avec  une  entière  soumission  :  —  La  chambre,  dit-il  à 
rhôte.  Et  saluant  avec  respect ,  il  se  relira  dans  l'appartement. 

Le  franciscain  fut  aussitôt  porté  dans  la  chambre. 

Maintenant  n'est-ce  pas  une  chose  étonnante  que  ce  respect  d'un  prélat  pour  un 
simple  moine,  et  pour  un  moine  d'un  ordre  mendiant ,  auquel  on  donnait  ainsi,  sans 
même  qu'il  l'eût  demandé,  une  chand)re  qui  t'aisail  l'andiition  de  tant  de  voyafreurs. 
Comment  expliquer  aussi  cette  arrivée  inattendue  d'.\ramis  à  l'hôtel  du  Beau-Paon  , 
lui  qui,  entré  avec  M.  Fouquet  au  château,  pouvait  loger  au  château  avec  M.  Fouquet. 

Le  franciscain  supporta  le  transport  dans  l'escalier  sans  pousser  une  plainte,  quoi- 
que l'on  vît  que  sa  soufl'rauce  élail  grande  et  qu'à  chaque  heurt  de  la  civière  contre 
la  muraille  ou  contre  la  rampe  de  l'escalier  il  éprouvait  par  tout  son  corps  une  secousse 
terrible. 

Enfin,  lorsqu'il  fut  arrivé  dans  la  chambre  ,  —  Aidez-moi  à  me  mettre  sur  ce  fau- 
teuil ,  dit-il  aux  porteurs. 

Ceux-ci  déposèrent  la  civière  sur  le  sol,  et  soulevant  le  plus  doucement  qu'il  leur 
fut  possible  le  malade  ,  ils  le  déposèrent  sur  le  fauteuil  qu'il  avait  désigné  et  qui  était 
placé  à  la  tète  du  lit.  —  ^lainlenanl ,  ajouta-t-il  avec  une  grande  douceur  de  geste  et 
de  paroles,  faites-moi  monter  l'hôte.  Ils  obéirent. 

Cinq  minutes  après,  l'hôte  du  Bean-Paon  apparaissait  sur  le  seuil  de  la  porte.  — 
Mon  ami ,  lui  dit  le  franciscain ,  congédiez ,  je  vous  prie  ,  ces  braves  gens  ;  ce  sont  des 
vassaux  de  la  vicomte  de  Melun.  Ils  m'ont  trouvé  évanoui  de  chaleur  sur  la  route,  et, 
sans  se  demander  si  leur  peine  serait  payée  ,  ils  m'ont  voulu  porter  chez  eux.  Mais  je 
sais  ce  que  coûte  aux  pauvres  l'hospitalité  qu'ils  donnent  à  un  malade ,  et  j'ai  préféré 
l'hôtellerie  ,  où  d'ailleurs  j'étais  attendu. 

L'hôte  regarda  le  franciscain  avec  élonnement. 

Le  franciscain  lit  avec  son  pouce  et  d'une  certaine  façon  le  signe  de  la  croix  sur  sa 
poitrine. 

L'hôte  répondit  en  faisant  le  même  signe  sur  son  épaule  gauche.  — Oui,  c'est  vrai, 
dit-il ,  vous  étiez  attendu ,  mou  père  ;  mais  nous  espérions  que  vous  arriveriez  en  meil- 
leur état. 


■430  LES  MOUSQUETAIRES. 

El  comme  les  paysans  regardaient  avec  étonnement  cet  hôlelier  si  fier,  devenu  tout 
à  coup  respectueux  en  présence  d'un  pauvre  moine  ,  le  franciscain  tira  de  sa  lon}:ue 
poche  deux  ou  trois  pièces  d'or  qu'il  montra.  —Voilà  ,  mes  amis  ,  dit-il,  de  quoi  payer 
les  soins  qu'on  me  donnera.  Ainsi  tranquillisez-vous  et  ne  craignez  pas  de  me  laisser 
ici.  Ma  compagnie,  pour  laquelle  je  voyage,  ne  veut  pas  que  je  mendie;  seulement, 
comme  les  soins  qui  m'ont  élé  donnés  par  vous  méritent  aussi  récompense,  prenez 
ces  deux  louis  et  relirez-vous  en  paix. 

Les  paysans  n'osaient  accepter;  l'hôlc  prit  les  deux  louis  de  la  main  du  muine,  et 
les  mit  dans  celle  d'un  paysan. 

Les  quatre  porteurs  se  retirèrent  en  ouvrant  des  yeux  plus  grands  que  jamais. 

La  porte  refermée  et  tandis  que  l'hôte  se  tenait  respectueusement  dohout  près  de 
celte  porte  ,  le  franciscain  se  recueillit  un  instant. 

Puis  il  passa  sur  son  front  jauni  une  main  sèche  de  fièvre,  et  de  ses  doigts  crispés 
frotta  en  Ireinblanl  les  boucles  grisonnantes  de  sa  barbe. 

Ses  grands  yeux  creusés  parla  maladie  et  l'agitation  semblaient  suivre  dans  le  vague 
une  idée  douloureuse  et  inflexible.  —  Quels  médecins  avez-vous  à  Fontainebleau? 
demanda-t-il  enfin.  —  Nous  en  avons  trois,  mon  père.  —  Comment  les  nommez-vous? 

—  Luiniguet  d  abord.  —  Ensuite.  —  Puis  un  frère  carme  nommé  frère  Hubert.  — 
Ensuite.  —  Ensuite  un  séculier  nommé  Grisart.  —  Ah  !  Grisarl  ?  nnu-muia  le  moine. 
Appelez  vile  M.  Grisart.  Lhôle  lit  un  mouvement  d'obéissance  empressée.  — A  pro- 
pos, quels  prêtres  a-l-on  sous  la  main  ici?  —  Quels  prêtres?  — Oui,  de  quels  ordres? 

—  Il  y  a  des  jésuiles,  des  angusiins  et  descordeliers  ;  mais,  mon  père  ,  les  jésuites  sont 
les  plus  près  d'ici.  J'appellerai  donc  un  confesseur  jésuite,  n'est-ce  pas? —  Oui,  allez. 

L'hôte  sortit. 

On  devine  qu'au  signe  de  croix  échangé  entre  eux ,  l'hôte  et  le  malade  s'étaient  re- 
connus pour  deux  affiliés  de  la  redoutable  compagnie  de  Jésus. 

Resté  seul,  le  franciscain  tira  de  sa  poche  une  liasse  de  papiers  dont  il  parcourut 
quelques-uns  avec  une  attention  scrupuleuse.  Cependant  la  force  du  mal  vainquit  son 
co\H-ao-e:  ses  yeux  tournèrent;  une  sueur  froide  coula  de  son  front,  et  il  se  laissa 
allei'.  prescjue  évanoui,  la  tète  renversée  en  arrière,  les  bras  pendans  aux  deux  côtés 
de  son  fauteuil. 

Il  rtail  depuis  cinq  minutes  sans  mouvemens  aucuns,  lorsque  l'hôte  rentra  condui- 
sant le  médecin  auquel  il  avait  à  peine  donné  le  temps  de  s'habiller. 

Le  bruit  de  leur  enirée ,  le  courant  d'air  qu'oceasiomia  l'ouverture  de  la  porte  ré- 
veillèrent les  sens  an  malade.  Il  saisit  à  la  hâte  ses  papiers  épars  ,  et  de  sa  main  longue 
et  déiharnée  les  cacha  sous  les  coussins  du  fauteuil. 

L'hôle  sortit,  laissant  cnsembb;  le  malade  elle  médecin.  — Voyons,  dil  K' fian- 
ciscain  a\i  docteur,  voyons,  monsieur  Grisarl .  approchez-vous  ,  car  il  n'y  a  pas  de 
temps  à  perdre  ;  palpez,  auscultez,  jugez  et  prononcez  la  sentence.  — Notre  hôle, 
répondit  le  médecin,  m'a  assuré  que  j'avais  le  bdulii'nr  de  dmincr  mes  soins  à  un 

affilié. .\  un  affilié,  oui,   i-épondil  le  framiscain.  Dites-moi  donc  la  \<'Milé;  je  me 

sens  bien  mal:  il  u\o  semble  que  je  \  ais  mourir. 

Le  iiii'ilei  iu  iiril  l.i  main  du  mnine  et  lui  tAta  le  pouls.  —  Oh  !  oh  !  dit-il ,  lièvre 
dan"ereu>e.  —  Qu'a|)pelez-\iius  une  fièvre  dangereuse?  demanda  le  malade  avec  mi 
regard  impérieux.  —  A  un  ai'lilié  de  la  [iremière  ou  de  la  seconde  année  ,  répondit  le 
médecin  en  interrogeant  le  moini'  ile>  yeu.\  ,  je  dirais  fièvre  curable.  —  Mais  à  moi, 
dil  te  franciscain. 

Le  médecin  hésita.  —  Regardez  mon  poil  gris  et  mou  Iront  bourre  d.'  pensées,  con- 


LR  VICOMTE  ItE  [{RAGELONNE.  457 

linii.i-t-il,  regardez  les  rides  par  lesquelles  je  compte  mes  épreuves  ,  je  suis  un  jésuite 
de  la  onzième  année,  inonsiLMU-  Grisart. 

Le  médecin  tressaillit 

En  effet,  un  jésuite  de  la  onzième  année,  c'était  un  de  ces  hommes  initiés  à  tous  les 
secrets  de  l'ordre,  un  de  ces  hommes  pour  lesquels  la  science  n'a  plus  de  secrels,  la 
soriélé  n'a  plus  de  barrières,  l'obéissance  temporelle  plus  de  liens.  —  Ainsi,  dit  Gri- 
sart en  saluant  avec  respect,  je  me  trouve  eu  face  d'un  inaiire?  —  Oui,  at^isscz  donc 
en  conséquence.  —  Et  vous  voulez  savoir...  —  JNla  situation  réelle.  —  Eh  bien!  dit 
le  médecin  ,  c'est  une  fièvre  cérébrale,  aulremcnt  dit  une  méningite  aiguë,  arrivée  à 
son  plus  haut  point  d'intensilé.  —  .^lors,  il  n'y  a  pas  d'espoir,  n'est-ce  pas?  demanda 
le  franciscain  d'un  ton  bi'cf.  —  Je  ne  dis  pas  cela ,  répondit  le  docteur  ;  cependant ,  eu 
égard  au  désordre  du  cerveau,  à  la  brièveté  du  souffle,  à  la  précipitation  du  pouls, 
à  l'incandescence  de  la  terrible  lièvre  qui  vous  dévore..  —  Et  qui  m'a  terrassé  trois 
fois  depuis  ce  matin ,  dit  le  frère.  —  Aussi  lappellai-je  terrible.  Mais  counnent 
n'êtes-vous  pas  demciaé  en  roule?  —  J'étais  attendu  ici,  il  fallait  que  j'arrivasse.  — 
Dnssiez-vous  mourir?  —  Diissé-je  mourir.  —  Eh  bien,  eu  égard  à  tous  ces  symptômes, 
je  vous  dirai  que  la  situation  est  presque  désespérée. 

Le  franciscain  sourit  d'une  façon  étrange.  —  Ce  que  vous  me  dites  là  est  peut-être 
assez  pour  ce  qu'on  doit  à  un  aftilié,  même  de  la  onzième  année  ,  mais  pour  ce  qu'on 
me  doit,  à  moi,  maître  Grisart,  c'est  trop  peu,  et  j'ai  le  droit  d'exiger  davantage. 
Voyons  ,  soyons  encore  plus  vrai  que  cela  ,  soyons  franc ,  comme  s'il  s'agissait  de  parler 
à  Dieu.  D'ailleurs,  j'ai  déjà  fait  appeler  un  confesseur. — Oh  !  j'espère  cependant, 
balbutia  le  docteur.  —  Répondez,  dit  le  malade  en  montrant  avec  un  geste  de  dignité 
un  anneau  d'or  dont  le  chaton  avait  jusque-là  été  tourné  en  dedans ,  et  qui  portait 
gravé  le  signe  représentatif  de  la  société  de  Jésus. 

Grisart  poussa  une  exclamation.  —  Le  général!  s'écria-t-il.  — Silence,  dit  le  fran- 
ciscain, vous  comprenez  qu'il  s'agit  d'être  vrai. —  Seigneur,  seigneur,  appelez  le 
confesseur,  murmura  Grisart ,  car  dans  deux  heures,  au  premier  redoublement ,  vous 
serez  pris  du  délire,  et  vous  passerez  dans  la  crise.  —  A  la  bonne  heure,  dit  le  ma- 
lade dont  les  sourcils  se  froncèrent  un  moment,  j'ai  donc  deux  heures?  —  Oui ,  surtout 
si  vous  prenez  la  potion  que  je  vais  vous  envoyer.  — Et  elle  me  donnera  deux  heures? 
—  Deu.x  heures.  —  Je  la  prendrai,  fùt-elle  du  poison,  car  ces  deux  heures  sont  né- 
cessaires non-seulement  à  moi,  mais  à  la  gloire  de  l'ordre.  —  Oh!  quelle  perte  ! 
murmura  le  médecin,  quelle  catastrophe  pour  nous!  —  C'est  la  perte  d'un  homme, 
voilà  tout,  répondit  le  franciscain,  et  Dieu  pourvoira  à  ce  que  le  pauvre  moine  qui  vous 
quitte  trouve  un  digne  successeur.  Adieu,  monsieur  Grisart;  c'est  déjà  une  permission 
du  Seigneur  que  je  vous  aie  rencontré.  Un  médecin  qui  n'eiÀt  point  été  aftilié  à  notre 
sainte  congrégation  m'eût  laissé  ignorer  mon  étal,  et  comptant  encore  sur  des  jours 
d'existence,  je  n'eusse  pu  prendre  les  précautions  nécessaires.  Vous  êtes  savant, 
monsieur  Grisart,  cela  nous  fait  honneur  à  lous  :  il  m'ei^it  répugné  de  voir  un  des 
nôtres  médiocre  dans  sa  profession.  Adieu ,  maître  Grisart,  adieu,  et  envoyez-moi 
vite  votre  cordial.  —  Bénissez-moi,  du  moins,  seigneur.  —  D'esprit,  oui...  allez... 
d'esprit,  vous  dis-je...  Aninw,  maître  Grisart...  viribus  impossibile. 

Et  il  retomba  sur  son  fauteuil,  presque  évanoui  de  nouveau. 

Maître  Grisart  balança  pour  savoir  s'il  lui  porterait  un  secours  momentané  ,  ou  s'il 
courrait  lui  préparer  le  cordial  promis.  Sans  doute  se  décida-t-il  en  faveur  du  cordial , 
car  il  s'élança  hors  de  la  chambre  et  disparut  dans  l'escalier. 


4S8  LES  MOUSQUETAIRES. 


LE   SECRET  DE   L'ÉTAT. 


Quelques  momens  après  la  sortie  du  docteur  Grisart,  le  confesseur  arriva. 

A  peine  eut-il  dépassé  le  seuil  de  la  porle  que  le  franciscain  attacha  sur  lui  son  re- 
gard profond. 

Puis  secouant  sa  tête  pâle  :  —  Voilà  un  pauvre  esprit,  ninrnuira-1-il  ,  et  j'espère 
que  Dieu  me  pardonnera  de  mourir  sans  le  secours  de  cette  inlirmité  vivante. 

Le  contesseur,  de  son  côté ,  regardait  avec  étonnement ,  presque  avec  terreur  le 
moribond.  11  n'avait  jamais  vu  yeux  si  ardens  au  moment  de  se  fermer,  regards  si  ter- 
ribles au  moment  de  s'éteindre. 

Le  franciscain  fit  de  la  main  un  signe  rapide  et  impératif.  —  Asseyez-vous  là,  mon 
père,  dit-il,  el  m'écoutez. 

Le  confesseur  jésuite ,  bon  prêtre,  simple  et  naïf  initié,  qui  des  mystères  de  l'ordre 
n'avait  vu  que  l'initiation  ,  obéit  à  la  supériorité  du  pénitent.  —  H  y  a  dans  celte  hôtel- 
lerie plusieurs  personnes,  continua  le  franciscain.  —  iMais,  demanda  le  jésuite,  je 
croyais  être  venu  |)our  une  confession.  Est-ce  une  confession  que  vous  me  faites  là? 

—  Pourquoi  cette  question?  —  Pour  savoir  si  je  dois  garder  secrètes  vos  paroles.  — 
Mes  paroles  sont  termes  de  confession  ;  je  les  fie  à  votre  devoir  de  confesseur.  —  Très- 
bien  ,  dit  le  prêtre  s'installant  dans  le  fauteuil  que  le  franciscain  \enait  de  quitter  à 
grand'peine  pour  s'étendre  sur  le  lit. 

Le  franciscain  continua.  —  H  y  a,  vous  disais-je,  plusieurs  personnes  dans  cette 
hôtellerie.  —  Je  l'ai  entendu  dire. —  Ces  personnes  doivent  être  au  nombre  de  huit  .Le 
jésuite  lit  sij,'ne  qu'il  comprenait.  —  La  première  à  laquelle  je  veux  |)arler,  dit  le  mo- 
ribond ,  est  un  Allemand  de  Vienne,  et  s'appelle  le  baron  de  NVostpur.  Vous  me  ferez 
le  plaisir  de  l'aller  trouver,  et  de  lui  dire  que  celui  qu'il  attendait  est  arrivé. 

Le  confesseur,  étonné,  regarda  sou  pénitent  ;  la  confession  lui  paraissait  singulière. 

—  Obéissez,  dit  le  franciscain  avec  le  Ion  irrésistible  du  counuauilemenl. 
Le  bon  jésuite,  entièrement  subjugué,  se  leva  et  quitta  la  chambre. 

Une  fois  le  jésuite  sorti ,  le  franciscain  reprit  les  papiers  qu'une  crise  de  fièvre  l'avait 
forcé  déjà  de  quitter  une  première  lois.  —  Le  baron  de  Wostpur!  Bon!  dit-il  :  am- 
bitieux, sot,  étroit. 

Il  replia  les  papiers  qu'il  poussa  sous  son  tiavei'sin. 

Des  pas  rapides  se  faisaient  entendre  an  bnut  du  lorridor. 

Le  confesseur  rentra  suivi  du  biu'on  de  \Vo.sl|inr,  lequel  luai'diait  tête  levée,  connne 
s'il  se  fût  agi  de  crever  le  plafond  avec  son  plinurl. 

Aussi  ,  à  l'aspect  de  ce  franc  isciin  au  regard  -ombre,  et  de  cette  simplicité  de  la 
chambre,  —  Qui  m'appelle  '.'  demanda  l'Alleuiand.  —  .Moi ,  tit  le  franciscain.  Puis  se 
tournant  vers  le  confesseur;  —  lion  père,  lui  dil-il,  laissez-nous  un  instant  seuls; 
quand  Monsieur  sortira  ,  vous  rentrerez. 

Le  jésuite  sortit ,  el  sans  doute  iirolita  île  cetc.xil  momentané  de  la  chambre  de  son 
morilmud  pour  demander  à  l'hôte  (piebpies  explications  sur  cet  étrange  pénilenl  .  qui 
traitait  son  confesseur  comme  on  traite  un  valel  de  chambre 

Le  baron  s'approcha  du  lit  cl  voulut  parler,  mais  <le  la  main  le  tranciscaiu  lui  im- 


LE  VICOMTE   UE  BRAGELONNE.  450 

posa  silence.  —  Les  momens  sonl  précieux,  dit  ce  dernier  à  la  hâte.  Vous  êtes  venu 
ici  pour  le  concours,  n'est-ce  pas?  —  Oui,  mon  père.  — Vous  espérez  élre  élu  gé- 
néral? —  Je  l'espère.  —  Vous  savez  à  quelles  conditions  seulement  on  peut  parvenir 
à  ce  haut  grade  ,  qui  fait  un  homme  le  maître  des  rois  ,  l'égal  des  papes?  — Qui  êles- 
vous ,  demanda  le  baron,  pour  me  faire  subir  cet  interrogatoire?  —  Je  suis  celui  que 
vous  attendez  —  L'électeur  général?  —  Je  suis  l'élu.  — Vous  êtes... 

Le  franciscain  ne  lui  donna  point  le  temps  d'achever:  il  étendit  sa  main  amaigrie, 
à  sa  main  brillait  l'anneau  du  généralal. 

Le  baron  recula  de  surprise;  puis  ,  tout  aussitôt,  s'inclinant  avec  un  profond  res- 
pect ,  —  Quoi  !  s'écria-t-il ,  vous  ici ,  monsdgneur,  vous  dans  celle  pauvre  chambre  , 
vous  sur  ce  misérable  lit,  vous  cherchant  et  choisissant  le  général  futur,  c'est-à-dire 
votre  successeur  !  — Ne  vous  inquiétez  point  de  cela,  Monsieur,  remplissez  vile  la 
condition  principale  qui  est  de  fournir  à  l'ordre  un  secret  d'une  importance  telle  que 
l'une  des  plus  grandes  cours  de  l'Europe  soit  par  votre  entremise  ,  à  jamais  inféodée  à 
l'ordre.  Eh  bien,  avez-vous  ce  secret  comme  vous  avez  promis  de  l'avoir  dans  votre 
demande  adressée  au  grand  conseil?  —  Monseigneur... 

—  Mais  procédons  par  ordre.  Vous  êtes  bien  le  baron  de  Woslpur?  —  Oui  monsei- 
gneur. —  Cette  lettre  est  bien  de  vous? 

Le  général  des  jésuites  tira  un  papier  de  sa  liasse  et  le  présenta  au  baron. 

Le  baron  y  jela  les  yeux  et  avec  un  signe  affirmatif ,  —  Oui  ,  monseigneur,  cette 
lettre  est  bien  de  moi ,  dit-il.  —  Et  vous  pouvez  me  montrer  la  réponse  faite  par  le 
secrétaire  du  grand  conseil?  —  La  voici ,  monseigneur. 

Le  baron  lendit  au  franciscain  une  lettre  portant  cette  simple  adresse:  «  A  Son 
Excellence  le  baron  de  Wostpur.  »  Et  contenant  cette  seule  phrase  :  «Du  15  au  ii  mai, 
Fontainebleau  ,  hôtel  du  Beau-Paon.  [A.  M.  D.  G.]  *  — Bien  ,  dit  le  franciscain  ,  nous 
voici  en  présence,  parlez.  — J'ai  un  corps  de  troupes  composé  de  cinquante  mille 
hommes  :  tous  les  officiers  en  sont  gagnés.  Je  campe  sur  le  Danube.  Je  puis  en  quatre 
jours  renverser  l'empereur,  opposé,  comme  vous  le  savez,  au  progrès  de  notre  ordre, 
et  le  remplacer  par  celui  des  princes  de  sa  famille  que  l'ordre  nous  désignera. 

Le  franciscain  écoutait  .sans  donner  signe  d'existence.  —  C'est  tout?  dit-il.  —  Il  y  a 
une  révolution  européenne  dans  mon  plan,  dit  le  baron.  —  C'est  bien,  moiisieui'  de 
Woslpur,  vous  recevrez  la  réponse  ;  rentrez  chez  vous ,  et  soyez  parti  de  Fontaine- 
bleau dans  un  quart  d'heure. 

Le  baron  sortit  à  reculons  et  aussi  obséquieux  que  s'il  eût  pris  congé  de  cet  empe- 
reur qu'il  allait  trahir.  — Ce  n'est  pas  là  un  secret ,  murmura  le  franciscain,  c'est  ini 
complot.  —  D'ailleurs,  ajoiita-t-il  après  un  moment  de  réflexion,  l'avenir  de  l'Eu- 
rope n'est  plus  aujourd'hui  dans  la  maison  d'A\itriche. 

Et  d'un  crayon  rouge  qu'il  tenait  à  la  main  il  raya  sur  la  liste  le  nom  du  baron  de 
Wostpur.  —  Au  cardinal ,  maintenant,  dit-il  ;  du  côlé  de  l'Espagne  nous  devons  avoir 
quelque  chose  de  plus  sérieux. 

Levant  alors  les  yeux,  il  aperçut  le  confesseur  qui  attendait  ses  ordres,  soumis 
comme  un  écolier.  —  Ah!  ah  1  dit-il,  remarquant  celle  soiunission,  vous  avez  parlé 
à  l'hôte.  —  Oui,  monseigneur,  et  au  médecin.  —  AGrisart?  —  Oui.  —  Il  est  donc 
là?—  Il  attend,  avec  la  potion  promise. — C'est  bien!  si  besoin  est ,  j'appellerai; 
maintenant,  vous  comprenez  toute  l'importance  de  ma  confession  ,  n'est-ce  pas?  — 
-Oui,  monseigneur.  —  Alors,  allez  me  quérir  le  cardinal  espagnol  Herrebia.  Hâtez-* 

*  Ad  majorem  Dei  gloriam. 


460  LES  MOUSQUETAIRES. 

vous;  cette  fois  seulement,  roinme  vous  savez  ce  donl  il  ^"agit,  vous  resterez  près  de 
moi,  car  j'éprouve  des  Jcfaillances.  — Faul-il  appeler  le  médecin?  —  Pas  encore, 
pas  encore...  Le  cardinal  espagnol,  voilà  lout...  Allez. 

Cinq  minutes  après,  le  cardinal  entrait,  pâle  et  inquiet,  dans  la  petite   chambre. 

—  J'apprends,  monseigneur..,  balbutia  le  cardinal.  — Au  lait,  dit  le  franciscain  d'une 
voix  éteinte. 

El  il  montra  au  cardinal  une  lettre  écrite  par  ce  dernier  au  grand  conseil.  —  Est- 
ce  votre  écriture?  demanda-t-il.  —  Oui,  mais...  —  Et  votre  convocation? 

Le  cardinal  hésilail  à  répondre  Sa  pourpre  se  révoltait  contre  la  bure  du  pauvre 
franciscain 

Le  moribond  étendit  la  main  et  montra  l'anneau. 

L'anneau  fit  son  elfet,  pbis  grand  à  mesure  que  grandissait  le  p.^rsonnage  sur  le- 
quel le  franciscain  s'exerçait.  —  Lesecret,  le  secret,  vite!  demanda  le  malade  ens'ap- 
puyant  sur  son  confesseur.  —  Coram  isfî.'' demanda  le  cardinal  inquiet.  — Parlez 
espagnol,  dit  le  franciscain  en  prêtant  la  plus  vive  attention. 

—  Vous  savez  ,  monseigneur,  dit  le  cardinal ,  continuant  la  conversation  en  cas- 
tillan, que  la  condition  du  mariage  de  l'infante  avec  le  roi  de  France  est  une  renon- 
ciation absolue  des  droits  de  ladite  infante;  comme  aussi  du  roi  Louis  à  tout  apanage 
de  la  couronne  d'Espagne. 

Le  franciscain  lit  un  signe  afiirmatif.  —  11  en  résulte,  contiinia  le  cardinal,  que 
la  paix  et  l'alliance  entre  les  deux  royaumes  dépendent  de  l'observation  de  cette  clause 
du  contrat. 

Même  signe  du  franciscain.  —  Non-seulement  la  France  et  l'Espagne .  dit  le  cardinal, 
mais  encore  l'Europe  tout  entière  seraient  ébranlées  par  l'inlidélité  d'une  des  parties. 

Nouveau  mouvement  de  tête  du  malade.  —  Il  en  résulte,  continua  l'orateur,  que 
celui  qui  pouri'aif  prévoir  les  événeinens  et  donner  comme  certain  ce  qui  n'est  jamais 
qu'un  nuage  dans  l'esprit  de  l'homme,  c'est-à-dire  l'idée  du  bien  ou  du  mal  à  venir, 
préserverait  le  monde  d'une  immense  catastrophe,  ou  ferait  tourner  au  profit  de 
l'ordre  l'événement  deviné  dans  le  cerveau  même  de  celui  qui  le  prépare.  —  Pronio, 
pronto!  murmura  le  franciscain  qui  pâlit  et  se  pencha  sur  le  prêtre. 

Le  cardinal  s'approcha  de  l'oreille  du  moribond.  —  Eh  bien!  monseigneur,  dit-il, 
je  sais  que  le  roi  de  France  a  décidé  qu'au  premier  prétexte ,  une  mort,  par  exemple, 
soit  celle  du  roi  d'Espagne,  soit  celle  d'un  frère  de  l'infante,  la  France  revendiquera, 
les  armes  à  la  main,  l'héritage,  et  je  liens  tout  préparé  le  |)lan  politique  arrêté  par 
Louis  XlV'à  cette  occasion.  —  Ce  [)lan?  ilit  le  framiscaiu. —  Le\oici,  dit  le  cardinal. 

—  De  quelle  main  csl-il  écrit'!'  —  De  la  mienne.  —  iN'avcz-vous  rien  de  pins  à  me 
dii-e?  — Jecrois  avoir  dit  heaucou[) ,  monseigneur,  répondit  le  cardinal.  —  C'est  vrai, 
vous  avez  rendu  un  grand  service  à  l'ordre.  Mais  conunenl  vous  êles-vous  procuré 
les  détails  à  l'aide  descpiels  vous  avez  bàli  ce  plan? — .l'ai  à  ma  solde  les  bas  va- 
lets du  roi  de  France  et  je  tiens  d'eux  tous  les  papiers  d'usage  rebutant  que  la  chemi- 
née a  épargnés. —  C'est  ingénieux,  nnumura  le  franclsciiin  eu  essayant  de  sourire; 
monsieur  le  cai'dinal ,  vous  parlirczde  cette  hôtellerie  dans  un  ipiart  d'heure:  ré|)onse 
vous  sera  laite,  allez!  Le  caidinal  se  relira.  —  A[)pelez-moi  (iiisart,  et  allez  me 
chercher  le  Vénitien  Mariiii ,  ilit  le  malade. 

Pendant  (pie  le  confesseur- oiiéiss.iit,  le  franciscain,  au  lieu  de  biffer  le  nom  du  car- 

■(liual  COI e  il  avait  l'ait  de  eelui  ilii  liaron,  traça  mu-  croix  à  côté  de  ce  nom. 

Puis,  épuisé  par  l'elVort  ,  il  tdinb.i  >.ur  mhi  lit  en  iiiniiiuiianl  le  nom  du  liocleiir 
Grisarl, 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  'ifil 

Quand  il  revint  à  lui .  il  avait  bu  moitié  d'une  potion  dont  le  resle  atlendait  dans  un 
verre ,  et  il  était  soutenu  par  le  médecin ,  tandis  que  le  Vénitien  et  le  confesseur  se 
tenaient  près  de  la  |  oite. 

Le  Vénitien  passa  par  les  mêmes  formalités  que  ses  deux  concurrens,  hésita  comme 
eux  à  la  vue  des  deux  étrangers ,  et ,  rassuré  par  l'ordre  du  général ,  révéla  que  le  pape , 
etfravé  de  la  ]nnssancc  de  l'ordre,  ourdissait  un  plan  d'expulsion  générale  des  jésuites, 
cl  pratiquait  les  cours  de  l'Europe  à  l'effel  d'obtenir  leur  aide.  Il  indiqua  les  auxiliaires 
du  pontife,  se;  moyens  d'action,  et  désigna  l'endroit  de  l'Archipel  où  ,  par  un  coup  de 
main ,  deux  cardinaux  adeptes  de  la  onzième  année,  et  par  conséquent  cliefs  supérieurs, 
devaient  être  déportés  avec  Irenle-deux  des  principaux  affiliés  de  Rome. 

Le  franciscain  remercia  le  signor  ^larini.  Ce  n'était  pas  un  nn'nce  service  remhi  à  la 
société  que  la  dénonciation  de  ce  projet  pontilical 

Après  quoi  le  Vénitien  reçut  l'ordre  de  partir  dans  un  quart  d'heure ,  et  partit  ra- 
dieux ,  comme  s'il  tenait  déjà  l'anneau,  insigne  du  commandement  de  la  société. 

Mais  tandis  qu'il  s'éloignait,  le  franciscain  murnnirail  sur  son  lit  : — Tous  ces  hommes 
sont  des  espions  ou  des  sbires ,  pas  un  n'est  un  général  ;  tous  ont  découvert  un  couq)lot, 
pas  un  n'a  un  secret.  Ce  n'est  point  avec  la  ruine,  avec  la  guerre,  avec  la  force  que 
doit  gouverner  la  société  de  Jésus,  c'est  avec  l'influence  mystérieuse  que  donne  une 
supériorité  morale.  Non,  l'honnne  n'est  pas  lro\ivé,  et  pour  comble  de  malheur  Dieu 
me  frappe ,  et  je  meurs.  Oh  !  faudra-t-il  que  la  société  ton]bc  avec  moi  faute  d'une  co- 
lonne ;  faut-il  que  la  mort  qui  m'attend  dévore  avec  moi  l'avenir  de  l'ordre?  Cet  avenir 
que  dix  ans  de  ma  vie  eussent  éternisé,  car  il  s'ouvre  radieux  et  splendide,  cet  avenir, 
avec  le  règne  du  nouveau  roi. 

Ces  mots  à  demi  pensés,  à  demi  prononcés,  le  bon  jésuite  les  écoutait  avec  épou- 
vante comme  on  écoute  les  divagations  d'un  fiévreux  ,  tandis  que  Grisarl ,  esprit  plus 
élevé,  les  dévorait  comme  les  révélations  d'un  monde  inconnu  où  son  regard  plongeait 
sans  que  sa  main  put  y  atteindre.  Soudain  le  franciscain  se  releva.  — Terim'nons , 
dit-il,  la  mort  me  gagne.  Oh  !  tout  à  Ibeure  ,  je  mourais  tranquille  .  j'espérais...  main- 
tenant, je  tombe  désespéré,  à  moins  que  dans  ceux  qui  restent...  Grisart!  Grisart! 
faites-moi  vivre  une  heure  encore! 

Grisart  s'approcha  du  moribond  et  lui  tit  avaler  quel(]ues  gouttes,  non  pas  de  la  po- 
tion qui  était  dans  le  verre,  mais  du  contenu  d'un  flacon  qu'il  portail  sur  lui.  —  Ap- 
pelez l'Écossais!  s'écria  le  franciscain;  appelez  le  marchand  de  chrême  !  Appelez  ! 
appelez!  Jésus  !  je  me  meurs  !  Jésus!  j'éloufle. 

Le  confesseur  s'élança  pour  aller  chercher  du  secours,  connue  s'il  y  eût  eu  une 
force  humaine  qui  put  soulever  le  doigt  de  la  mort  qui  s'appesantissait  sur  le  malade; 
mais  sur  le  seuil  de  la  porte  il  trouva  Araniis,  qui,  un  doigt  sur  les  lèvres,  comme  la 
statue  d'Harpocrate,  dieu  du  silence,  le  repoussa  du  regard  jusqu'au  fond  de  la  chambre. 

Le  médecin  et  le  confesseur  tirent  cependant  un  mouvement,  après  s'être  consultés 
des  yeux  ,  pour  écarter  Aramis.  iMais  celui-ci ,  avec  deux  signes  de  croix  faits  chacun 
d'une  façon  différente,  les  cloua  tous  deux  à  leur  place.  —  Un  chef,  murmurèrenl-ils 
tous  deux. 

Aramis  pénétra  lentement  dans  la  chambre  où  le  moribond  luttait  contre  les  pre- 
mières atteintes  de  l'agonie. 

Quant  au  franciscain  ,  soit  que  l'elixir  fit  son  effet ,  soit  que  celte  apparition  d'Araniis 
lui  rendit  des  forces ,  il  fit  un  mouvement  et  l'œil  ardent ,  la  bouche  entr'ouverte,  les 
cheveux  humides  de  sueur,  il  se  dressa  sur  le  lit. 

Aramis  sentit  que  l'air  de  cette  chambre  était  étouffant  ;  toutes  les  fenêtres  étaient 


462  LES  MOUSQUETAIRES. 

closes ,  du  feu  hrùlait  dans  l'àtre  ,  deux  boupies  de  die  jaune  se  répandaient  en  nappe 
sur  les  cliandeliers  de  cuivre  el  tbauiraient  encore  l'alniosphère  de  leur  vapeur  éjjaisse. 

Araniis  ouvrit  la  fenêtre  ,  et  lixant  sur  le  moribond  un  regard  plein  d'intelligence  et 
de  respect.  — Monseigneur,  lui  dit-il.  je  vous  demande  pardon  d'arriver  ainsi  sans 
que  vous  m'ayez  mandé ,  mais  votre  état  ni'ell'raie  .  et  j'ai  pensé  que  vous  pouviez  être 
mort  avant  de  m'avoir  vu  ,  car  je  ne  venais  que  le  sixième  sur  votre  liste. 

Le  moribond  tressaillit  et  regarda  sa  liste.  —  Vous  êtes  donc  celui  qu'on  a  appelé 
autrefois  Aramis  et  depiiis  le  chevalier  d'Herblay?  Vous  êtes  donc  l'évêque  de  Vannes? 

—  Oui ,  monseigneur.  —  Je  vous  connais,  je  vous  ai  vu.  —  Au  jubilé  dernier,  nous 
nous  sommes  trouvés  ensemble  chez  le  saint  père.  —  Ah!  oui  !  c'est  vrai,  je  me  rap- 
pelle; el  vous  vous  mettez  sur  les  rangs?  — Monseigneur,  j'ai  ouï  dire  que  l'ordre 
avait  besoin  de  posséder  un  grand  secret  d'Elal .  et  sachant  que  par  modestie  vous  aviez 
résigné  d'avance  vos  fonctions  en  faveur  de  celui  qui  apporterait  ce  secret,  j'ai  éci'it 
que  j'étais  prêt  à  concourir,  possédant  seul  un  secret  que  je  crois  inq)ortant.  — Parlez, 
dit  le  franciscain,  je  suis  prêt  à  vous  entendre  et  à  jugei'  de  l'importance  de  ce  secret. 

—  Monseigneur,  un  secret  de  la  valeur  de  cehii  que  je  vais  avoir  l'bouneur  de  vous 
coutier  ne  se  dit  point  avec  la  parole.  Toute  idée  qui  est  sortie  une  fois  des  limbes  de 
la  pensée  el  s'esl  vulgarisée  par  une  manifestation  quelconque,  n'appartient  plus  même 
à  celui  qui  l'a  enfantée.  La  parole  peut  être  récollée  par  une  oreille  attentive  et  en- 
nemie ;  il  ne  faut  donc  point  la  semer  au  hasard,  car  alors  le  secret  ne  s'appelle  plus 
un  secret.  —  Conunent  dune  alors  comptez-vous  uie  transmettre  votre  secret?  dcuianda 
le  moribond. 

Aramis  tit  d'une  main  signe  au  médecin  el  au  confesseur  de  s'éloigner,  et  de  l'autre 
il  tendit  au  franciscain  un  papier  qu'une  double  enveloppe  recouvrait.  —  Et  l'écriture, 
demanda  le  franciscain,  n'est-elle  pas  [)lus  dangereuse  encore  que  la  parole,  dites? — 
Non,  monseigneur,  dit  Aramis,  car  vous  trouverez  dans  celte  enveloppe  des  caractères 
que  vous  seul  et  moi  pouvons  comprendre. 

Le  franciscain  regardait  Aramis  avec  un  étonnement  toujours  croissant.  — C'est, 
continua  celui-ci,  le  chill're  que  vous  aviez  en  1655,  et  que  votre  secrétaire  seul, 
Juau  Jujan,  qui  est  mort,  pourrait  seul  déchillrer  s'il  revenait  au  monde.  —  Vous 
connaissiez  donc  ce  chill're  ,  vous?  —  C'est  moi  qui  le  lui  avais  donné. 

Et  Aramis,  s'indinant  avec  une  grâce  pleine  de  respect,  s'avança  vers  la  porte 
comme  poui'  sortir. 

Mais  un  geste  ilu  franciscain,  acconqiagné  d'un  cri  d'appel  .  le  retint. — .lésus,  dit- 
il,  cccc  homo' 

Puis,  relisant  une  seconde  fois  le  jiapier,  —  Venez  vite,  dit-il  ,  xenez. 

Aramis  se  rapprocha  du  fraui'iscaiu  avec  le  mèuie  visage  calme  et  le  même  ail'  res- 
pectueux. 

Le  franciscain,  le  bras  étendu,  brûlait  à  la  luiUL;i("  le  papier  (pic  lui  axait  remis 
Aramis. 

Alors,  prenant  la  main  d'Ara  mis  et  l'alliraut  à  lui, — i  Minuiiriil  et  par  qui  axez- 
vous  pu  savoir  un  p.n-eil  m'cicI'.'  ilemaiida-t-il.  —  l'ar  uiadaiiir  de  Chevreusc  ,  l'amie 
intime ,  la  eonlidenle  de  la  reine.  —  Et  madame  de  tlhe\  relise...  —  lOlle  (>st  morte.— 
El  d'aulres,  d'autres  savaient-ils?... —  l'n  boiiime  el  une  feiiimo  du  [leiiple  seule- 
1)1,., II.  —  Quels  élaient-ils'?  —  Ceux  qui  lavaient  élevé.  — Que  sonl-iis  devenus?  — 
Morts  aussi...  Ce  secret  bri'ile  comme  le  feu.  —  El  vous  avez  sin-vccu?  —  Tout  in 
monde  ignore  que  je  le  connaisse.  — -  Depuis  combien  de  temps  avez-vous  ee  secret? 

—  hepuis  ipuir/.e  ans.  —  El   xous  l'avez  gardé?  — .ii'  viiulii>  \i\re.  —  l!l   miiis  le 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  .463 

donnez  à  l'ordre  ,  sans  ambition ,  sans  relotir?  —  Je  le  donne  à  l'ordre  ;ivec  amliitinn 
et  avec  retour,  dit  Araniis,  car  si  vous  vivez ,  ntonseigneur,  vous  ferez  de  moi ,  ni.iiii- 
tenant  que  vous  me  connaissez,  ce  que  je  puis,  ce  que  je  dois  èlre.  —  El  coninie  je 
meurs,  s'écria  le  franciscain  ,  je  fais  de  toi  mon  successeur...  Tiens!  El  arrachant  la 
bague ,  il  la  passa  au  doigt  d'Aramis. 

Puis  se  retournant  vers  les  deux  spectateurs  de  cette  scène, — Soyez  témoins ,  dit-il, 
et  attestez  dans  l'occasion  que,  malade  de  corps,  mais  sain  d'esprit,  j'ai  librement  et 
volontairement  remis  cet  anneau,  marque  de  la  toute-puissance,  à  monsei^'iieur 
d'Herblay,  évèque  de  Vannes,  que  je  nomme  mon  successeur,  et  devant  lequel  moi, 
hnnible  pécheur,  prêt  à  paraître  devant  Dieu ,  je  m'incline  le  premier,  pour  donner 
l'exenqde  à  tous 

Et  le  franciscain  s'inclina  effectivement,  tandis  que  le  jésuite  et  le  médecin  tom- 
baient à  genoux. 

Aramis,  tout  en  devenant  plus  pâle  que  le  moribond  lui-même,  étendit  successive- 
ment son  regard  sur  tous  les  acteurs  de  celle  scène. 

L'ambition  satisfaite  affluait  avec  le  sang  vers  son  cœur.  —  Hàtons-nous ,  dit  le  fran- 
ciscain; ce  que  j'avais  à  faire  ici  me  presse!  me  dévore  !  Je  n'y  parviendrai  jamais. 
—  Je  le  ferai,  moi,  dit  Aramis.  —  C'est  bien ,  dit  le  franciscain.  Puis  s'adressant 
au  jésuite  et  au  médecin  :  —  Laissez-nous  seuls,  dit-il.  Tous  deu.x  obéirent.  — Avec 
ce  signe,  dit-il,  vous  êtes  l'honmie  qu'il  faut  pour  remuer  la  terre;  avec  ce  signe 
vous  renversez;  avec  ce  signe  vous  éditiez  :  In  hoc  signo  vinces!  Fermez  la  porte, 
dit  le  franciscain  à  Aramis. 

Aramis  poussa  les  verrous  et  revint  près  du  franciscain.  — Le  pape  a  conspiré  contre 
l'ordre  ,  dit  le  franciscain  ,  le  pape  doit  mourir.  —  Il  mourra ,  dit  tranquillement  Ara- 
mis. —  Il  est  dû  sept  cent  mille  livres  à  un  marchand,  à  Brème,  nommé  Donstett, 
qui  venait  ici  chercher  la  garantie  de  ma  signature.  —  Il  sera  payé,  dit  Aramis.  — 
Six  chevaliers  de  Malte,  dont  voici  les  noms,  ont  découvert,  par  l'indiscrétion  d'un 
afiilié  de  onzième  année,  les  troisièmes  mystères:  il  faut  savoir  ce  que  ces  hommes  ont 
fait  du  secret,  le  reprendre  et  l'éteindre.  —  Cela  sera  fait  — Trois  aftiliês  dangereux 
doivent  être  renvoyés  dans  le  Tliibcl  pour  y  périr  :  ils  sont  condamnés.  Voici  leurs 
noms.  — Je  ferai  exécuter  la  sentence.  -  Enliu,  il  y  a  une  dame  d'Anvers,  petite 
nièce  de  Ravaillac;  elle  a  certains  papiers  qui  compiomettent  l'ordre  entre  ses  mains. 
Il  y  a  dans  la  famille  depuis  cinquante-un  ans  une  pension  du  cinquante  mille  li\  res. 
La  pension  est  loUrde;  l'ordre  n'est  pas  riche...  Racheter  les  papiers  pour  une  somme 
d'argent  une  fois  donnée,  ou  ,  en  cas  de  refus  ,  supprimer  la  pension...  sans  risque.  — 
J'aviserai ,  iht  Aramis.  —  L'n  navire  venant  de  Lima  a  du  entrer  la  semaine  dernière 
dans  le  port  de  Lisbonne;  il  est  chargé  ostensiblement  de  chocolat,  en  réalité  d'or. 
Chaque  lingot  est  caché  sous  une  couche  de  chocolat.  Ce  navire  est  à  l'ordre;  il  vaut 
dix-sept  millions  de  livres.  Vous  le  ferez  réclamer  :  voici  les  lettres  de  charge.  — 
Dans  quel  port  le  ferai-je  venir'i'  —  A  Rayonne.  —  Sauf  vents  contraires,  avant  trois 
semaines  il  y  sera.  Est-ce  tout? 

Le  franciscain  fil  de  la  tète  un  signe  affirmatif ,  car  il  ne  pouvait  plus  parler,  le  sang 
envahissait  sa  gorge  et  sa  tête ,  et  jaillit  par  la  bouche ,  par  les  narines  el  par  les  ye\ix. 
Le  malheureux  n'eut  que  le  temps  de  presser  la  main  d'Aramis  el  tomba  tout  crispé 
de  son  lit  sur  le  plancher. 

Aramis  lui  mit  la  main  sur  le  cœur,  le  cœur  avait  cessé  de  battre. 

En  se  baissant,  Aramis  remarqua  qu'un  fragment  du  papier  qu'il  avait  remis  au 
franciscain  avait  échappé  aux  flammes . 


Ui 


LES  MOUSQUETAIRES. 


Il  le  ramassa  et  le  brûla  jusqu'au  dernier  atonie. 

Puis,  rappelant  le  confesseur  et  le  médecin.  —  Voire  pénitent  est  avec  Dieu,  dit- 
il  au  confesseur  ;  il  n'a  plus  besoin  que  des  prières  et  de  la  sépulture  des  morts.  Allez 
tout  préparer  pour  un  enterrement  simple ,  et  tel  qu'il  convient  de  le  faire  à  un  pauvre 
moine...  Allez.  Le  jésuite  sortit. 

Alors  se  tournant  vers  le  médecin,  et  voyant  sa  ligure  pâle  et  anxieuse  :  —  Mon- 
sieur Grisnrt,  dit-il  tout  bas,  videz  ce  verre  et  le  nettoyez  :  il  y  reste  trop  de  ce  que  le 
grand  conseil  vous  avait  connuandé  d'y  mettre. 

Grisarl,  étourdi,  atlerré,  écrasé,  failiil  tomber  à  la  renverse. 

Araniis  baussa  les  épaules  en  signe  de  pitié,  prit  le  verre,  et  en  vida  le  conlenu  dans 
les  cendres  du  foyer.  Puis  il  sortit,  emportant  les  papiers  du  mort. 


LE  VICOMTE  DE  BKAGELONNE. 


46S 


MISSION. 


E  lendemain  ou  plutôt  le  jour  même,  car  les  cvénemens 
que  nous  venons  de  raconter  avaient  pris  fin  à  trois 
heures  du  malin  seulement,  avant  le  déjeuner,  et  comme 
le  roi  partait  pour  la  messe  avec  les  deux  reines,  comme 
Monsieur,  avec  le  chevalier  de  Lorraine  el  quelques 
autres  familiers,  montait  à  cheval  pour  se  rendre  à  ta  ri- 
vière afin  d'y  prendre  un  de  ces  fameux  bains  dont  les 
dames  étaient  folles,  comme  il  ne  restait  enfin  au  château 
que  Madame,  qui,  sous  prétexie  d'indisposition,  ne  vou- 
lut pas  sortir,  on  vit  ou  plutôt  on  ne  vit  pas  Monlalais  se 
glisser  hors  de  la  chambre  des  filles  d'honneur,  attirant  après  elle  la  Vallière  qui  se 
cachait  le  plus  possible,  et  toutes  deux  s'esquivant  par  les  janfins,  parvinrent,  tout  en 
regardant  autour  d'elles,  à  gagner  les  quinconces. 

Le  temps  était  nuageux  ,  un  vent  de  flammes  courbait  les  Heurs  et  les  arbustes;  la 
poussière  brûlante  arrachée  aux  chemins  montait  par  tourbillons  sur  les  arbres.  Mon- 
talais,  qui  pendant  toute  la  marche  avait  rempli  les  fonctions  d'un  éclaireur  habile , 
Montalais  fit  quelques  pas  encore,  et,  se  retournant  pour  être  sûre  que  personne  n'é- 
coutait ni  ne  venait  :  —  Allons ,  dit-elle,  Dieu  merci  !  nous  sommes  bien  seules.  De- 
puis hier  tout  le  monde  nous  espionne  ici,  el  l'on  forme  un  cercle  autour  de  nous 
comme  si  vraiment  nous  étions  pestiférées.  La  Vallière  baissa  la  tête  et  poussa  un 
soupir.  —  Enfin  ,  c'est  inouï,  continua  Montalais,  depuis  M.  Malicorne  jusqu'à  M.  de 
Saint-Aignan  ,  toni  le  monde  en  veut  à  notre  secret.  Voyons,  Louise,  rccordons-nous 
un  peu  ,  que  je  sache  à  quoi  m'en  tenir. 

La  Vallière  leva  sur  sa  compagne  ses  beaux  yeux  purs  et  profonds  comme  l'azur 
d'un  ciel  de  printemps.  —  Et  moi,  dit-elle,  je  te  demanderai  pourquoi  nous  avons 
été  appelées  chez  Madame,  pourquoi  nous  avons  couché  chez  elle  au  lieu  de  coucher 
comme  d'habitude  chez  nous;  pourquoi  tu  es  rentrée  si  tard, et  d'où  viennent  les  riie- 
sures  de  surveillance  qui  ont  été  prises  ce  matin  à  notre  égard.  —  Ma  chère  Louise,  tu 
réponds  à  ma  question  par  une  question  ou  plutôt  par  dix  questions,  ce  qui  n'est  pas 
répondre.  Je  te  dirai  cela  plus  lard,  et  comme  ce  sont  des  choses  de  secondaire  im- 
portance, lu  peux  attendre  Ce  que  je  te  demande,  car  tout  découlera  de  là,  c'est  s'il 
y  a  ou  s'il  n'y  a  pas  secret.  — le  ne  sais  s'il  y  a  secret,  dit  la  Vallière,  mais  ce  que  je 
sais,  de  ma  part,  du  moins,  c'est  qu'il  y  a  eu  imprudence  depuis  ma  solte  parole  et  mon 
plus  sot  évanouissement  d'hier  ;  chacun  ici  fait  des  commentaires  sur  nous.  —  Parle 
pour  toi,  ma  chère,  dit  Montalais  en  riant ,  pour  toi  et  pour  Tonnay-Ghareute,  qui 
T.  l.  ^n 


466  LES  MOUSQUETAIRES. 

avez  fait  chacune  hier  vos  déclarations  aux  nuages,  déclarations  qui  malheureusement 
ont  été  interceptées. 

La  Vallière  baissa  la  tête.  —  En  vérité,  dit-elle,  tu  m'accables. —  Moi?  —  Oui,  ces 
plaisanteries  me  fout  mourir.  —  Écoute,  écoute,  Louise.  Ce  ne  sont  point  des  plaisan- 
teries, et  rien  n'est  plus  sérieux,  au  contraire.  Je  ne  t'ai  pas  arrachée  au  château,  je 
n'ai  pas  manqué  la  messe ,  je  n'ai  pas  feint  une  migraine  comme  Madame ,  migraine 
que  Madame  n'avait  pas  plus  que  moi,  je  n'ai  pas  enfin  déployé  dix  fois  plus  de  diplo- 
matie que  il.  Colbert  n'en  a  hérité  de  M.  de  Mazarin  et  n'en  pratique  vis-à-vis  de 
M.  Fouquet ,  pour  parvenir  à  te  conlier  mes  quatre  douleurs,  à  cette  seule  fin  que 
lorsque  cous  sommes  seules,  que  personne  ne  nous  écoute,  tu  viennes  jouer  au  lin  avec 
moi.  Non,  non,  crois-le  bien,  quand  je  t'interroge,  ce  n'est  pas  seulement  par  curiosité, 
c'est  parce  que  en  vérité  la  situation  est  critique.  Ou  sait  ce  que  tuas  dit  hier;  on  jase  sur 
ce  texte.  Chacun  brode  de  son  mieux  et  des  fleurs  de  sa  fantaisie  ;  tu  as  eu  l'honneur 
cette  nuit,  et  tu  as  encore  l'honneur  ce  matin  d'occuper  toute  la  cour,  ma  chère,  et 
le  noml)re  de  choses  tendres  et  spirituelles  qu'on  te  prête  ferait  crever  de  dépit  made- 
moiselle Scudéry  et  son  frère  ,  si  elles  leur  étaieut  fidèlement  rapportées.  —  Eh  !  ma 
bonne  Montalais,  dit  la  pauvre  enfant,  tu  sais  mieux  que  personne  ce  que  j'ai  dit, 
puisque  c'est  devant  toi  que  je  le  disais.  —  Oui,  je  le  sais.  Mon  Dieu!  la  question 
n'est  pas  là.  Je  n'ai  même  pas  oublié  une  seule  des  paroles  que  lu  as  dites  ;  mais  pen- 
sais-lu  ce  que  tu  disais? 

Louise  se  troubla.  — Encore  des  questions!  s'écria-t-elle.  Mon  Dieu!  quand  je  don- 
nerais tout  au  monde  pour  oublier  ce  que  j'ai  dit...  comment  se  fait-il  donc  que  cha- 
cun se  donne  le  mot  pour  m'en  faire  souvenir.  Oh!  voilà  une  chose  affreuse.  —  La- 
quelle, voyons?  —  C'est  d'avoir  une  amie  qui  me  devrait  épargner,  qui  pourrait  me 
conseiller,  m'aider  à  me  sauver,  et  qui  me  tue ,  qui  m'assassine  !  —  Là  !  là  !  fit  Mon- 
talais ,  voilà  qu'après  avoir  dit  trop  peu  ,  tu  dis  trop  maintenant.  Personne  ne  songe  à 
te  tuer,  pas  même  à  te  voler,  même  ton  secret  :  on  veut  l'avoir  de  bonne  volonté,  et 
non  pas  autrement;  car  ce  n'est  pas  seulement  de  tes  affaires  qu'il  s'agit,  c'est  des 
nôtres;  et  Tonnay-Charente  te  le  dirait  comme  moi  si  elle  était  là.  Car  enfin, hier  soir 
elle  m'avait  demandé  un  entretien  dans  notre  chambre,  et  je  m'y  rendais  après  les 
colloques  manicampiens  et  malicorniens  ,  quauil  j'apprends  à  mon  retour,  un  peu 
attardé,  c'est  vrai,  que  Madame  a  séquestré  les  filles  d'honneur,  et  (pie  nous  couchons 
chez  elle  au  lieu  de  coucher  chez  nous.  Or,  Madame  a  séquestré  les  filles  d'honneur 
pour  qu'elles  n'aient  pas  le  temps  de  se  recorder,  et ,  ce  matin  ,  elle  s'est  enfermée 
avec  Tonnay-Charente  dans  ce  même  but.  Dis-moi  donc,  chère  amie,  quel  fonds 
Aihénaïs  et  moi  pouvons  faire  sur  toi ,  comme  nous  te  dirons  quel  fonds  tu  peux  faire 
sur  nous.  —  Je  ne  comiironds  pas  bien  la  question  que  tu  me  fais,  dit  Fauiise  Irès- 
agitce.  —  Hum  1  tu  m'as  l'air  au  contraire  de  très-bien  com]M'('ndre.  Mais  je  veux  pré- 
ciser mes  questions  afin  que  lu  n'aies  pas  la  ressource  du  niuiudre  faux-fiiyanl.  Écoute 
donc  :  Aimes-tu  M.  de  Itragclonne?  C'est  clair,  cela,  hein? 

Acollc  (pieslion  (pii  toinba  roiiinie  le  premier  projectile  d'une  armée  assiégeante  dans 
nue  ])lacf  assiégée,  Louise  fit  un  uiouveinent.  —  Si  j'aime  Raoul!  s'écria-l-elle ,  mon 
ami  d'rul'ance  ,  mon  frère!  —  Eli  !  imhi  ,  nnii .  non  !  Voilà  encore  que  tu  m'échappes  , 
ou  ipii'  pliitnl  lu  veux  m'érhaiipcr.  Je  lu^  le  demande  pas  si  lu  aimes  Raoul,  ton  ami 
d'eiirauce  e1  ton  frère;  je  le  demande  si  tu  aimes  M.  le  vicomte  de  Urageloiuie  .  ton 
fiancé.  — Oh!  mon  Dieu!  ma  chère,  dit  Louise,  quelle  sévérité  dans  la  parole.  — 
Pas  de  rémission:  je  ne  suis  ni  plus  ni  moins  sévère  que  de  coulume.  Je  l'adresse  une 
question  ;  réponds  à- celle  question.  —  Assurément,  dit  Louise  d'une  \oix  étranglée, 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  467 

tu  ne  me  parles  pas  en  amie,  mais  je  te  répondrai,  moi,  en  amie  sincère.  —  Repentis. 

—  Eh  bien  !  je  porte  im  cœur  plein  de  scrupules  et  de  ridicules  fiertés  à  l'endroit 
de  tout  ce  qu'une  femme  doit  garder  secret .  et  n\il  n'a  jamais  lu  sous  ce  rapport  jus- 
qu'au fond  de  mon  àme.  —  Je  le  sais  bien.  Si  j'y  avais  lu  ,  je  ne  t'interrogerais  pas  , 
je  le  dirais  simplement  :  Ma  bonne  Louise,  tu  as  le  bonheur  de  connaître  M.  de  Bra- 
gelonne, qui  est  un  gentil  garçon  et  un  parti  avanlageux  pour  une  tille  sans  fortune. 
M.  de  la  Fère  laissera  quelque  chose  comme  quinze  mille  livres  de  rentes  à  son  fils. 
Tu  auras  donc  un  jour  quinze  mille  livres  de  rentes  comme  la  femme  de  ce  fds  :  c'est 
admirable.  Ne  va  donc  nia  droite  ni  à  gauche,  va  franchement  à  M.  de  Bragelonne  , 
c'est-à-dire  à  l'autel  où  il  doit  le  conduire.  Après,  eh  bien  I  après,  selon  son  caractère, 
tu  seras  ou  émancipée  ou  esclave ,  c'est-à-dire  que  tu  auras  le  droit  de  faire  toutes  les 
folies  que  font  les  gens  Irop  libres  ou  trop  esclaves.  Voilà  donc,  ma  chère  Louise,  ce 
que  je  te  dirais  d'abord  si  j'avais  lu  au  fond  de  ton  cœur.  —  Et  je  te  remercierais, 
balbutia  Louise,  quoique  le  conseil  ne  me  paraisse  pas  complètement  bon.  —  Attends, 
attends...  Mais  tout  de  suite  après  te  l'avoir  donné,  j'ajoiUcrais  :  Louise,  il  est  dan- 
gereux de  passer  des  journées  entières  la  tète  inclinée  sur  son  sein,  les  mains  inertes, 
l'œil  vague  ;  il  est  dangereux  de  chercher  les  allées  sombres  et  de  ne  plus  sourire  aux 
divertissemens.qui  épanouissent  tous  les  cœurs  de  jeunes  filles;  il  est  dangereux, 
Louise,  d'écrire  avec  le  bout  du  pied,  comme  lu  le  fais,  sur  le  sable,  des  lettres  que 
lu  as  beau  effacer,  mais  qui  paraissent  encore  sous  le  talon ,  surtout  quand  ces  lettres 
ressemblent  plus  à  des  L  qu'à  des  B;  il  est  dangereux  entin  de  se  mettre  dans  l'esprit 
mille  imaginations  bizarres,  fruits  de  la  sohiude  et  de  la  migraine,  ces  imaginations 
creusent  les  joues  d'ime  pauvre  tille  en  même  temps  qu'elles  creusent  sa  cervelle  :  de 
sorte  qu'il  n'est  point  rare,  en  ces  occasions,  de  voir  la  plus  agréable  personne  du 
monde  en  devenir  la  plus  maussade,  de  voir  la  plus  spirituelle  en  devenir  la  plus 
niaise. 

—  Merci,  mon  Aure  chérie,  répondit  doucement  la  Vallière,  il  est  dans  Ion  carac- 
tère de  me  parler  ainsi ,  et  je  le  remercie  de  me  parler  selon  ton  caractère.  —  Et  c'est 
pour  les  songe-creux  que  je  parle ,  ne  prends  donc  de  mes  paroles  que  ce  que  lu 
croiras  devoir  en  prendre  :  tiens,  je  ne  sais  plus  quel  conte  me  revient  à  la  mémoire 
d'une  fille  vaporeuse  ou  mélancolique,  car  M.  Dangeau  m'expliquait  l'autre  jour  que 
mélancolie  devait  grammaticalement  s'écrire  mélancholie,  avec  un  li,  attendu  que  le 
mol  français  est  formé  de  deux  mots  grecs  ,  dont  l'un  veut  dire  noir  et  l'autre  bile.  Je 
rêvais  donc  à  cette  jeune  personne  qui  mourut  de  bile  noire  pour  s'être  imaginée  que 
le  prince ,  que  le  roi ,  ou  que  l'empereur. . .  ma  foi ,  n'importe  lequel ,  s'en  allait  l'ado- 
rant, tandis  que  le  prince,  le  roi  ou  l'empereur...  comme  tu  voudras,  aimait  visible- 
ment ailleurs,  et,  chose  singulière,  chose  dont  elle  ne  s'apercevait  pas,  taudis  que 
tout  le  monde  s'en  apercevait  autour  d'elle,  la  prenait  pour  paravent  d'amour.  Tu 
ris,  comme  moi,  de  cette  pauvre  folle,  n'est-ce  pas,  la  Vallière?  — Je  ris,  balbutia 
Louise  pâle  comme  une  morte ,  oui ,  certainement  je  ris.  —  Et  lu  as  raison ,  car  la 
chose  est  divertissante.  L'histoire  ou  le  conte,  comme  tu  voudras,  m'a  plu  ;  voilà  pour- 
quoi je  l'ai  retenu  et  je  te  le  raconte.  Te  figures-tu  ,  ma  bonne  Louise,  le  ravage  que 
ferait  dans  la  cervelle ,  par  exemple ,  imc  mélancolie  de  celte  espèce-là?  Quant  à  moi, 
j'ai  résolu  de  te  raconter  la  chose  ;  car,  si  la  chose  arrivait  à  l'une  de  nous,  il  faudrait 
qu'elle  fût  bien  convaincue  de  cette  vérité  :  aujourd'hui  c'est  un  leurre;  demain,  ce 
sera  une  risée;  après-demain  ,  ce  sera  la  mort. 

La  Vallière  tressaillit  et  pâlit  encore,  si  c'était  possible. — Quand  un  roi  s'occupe  de 
nous ,  continua  Montalais ,  il  nous   le  fait  bien  voir,  el  si  nous  sommes  le  bien  qu'il 


468  LES  MOUSQUETAIRES. 

convoite,  il  sait  se  ménager  son  l)ion.  Tu  vois  donc,  Louise,  qu'en  pareilles  circon- 
stances, entre  jeunes  filles  exposées  à  un  semblable  dan^jer,  il  faut  se  faire  toute  con- 
fidence, afin  que  les  cœurs  non  mélancoliques  surveillent  les  cœurs  qui  le  peuvent 
devenir.  —  Silence!  silence!  s'écria  la  Vallière,  on  vient.  — On  vient,  en  effet,  dit 
Montalais,  mais  qui  peut  venir?  tout  le  monde  est  à  la  messe  avec  le  roi  ou  au  bain 
avec  ilonsieur. 

Au  bout  de  l'allée,  les  jeunes  filles  aperçurent  presque  aussitôt  sous  l'arcade  ver- 
doyante la  démarche  gracie\ise  et  la  riche  stature  d'un  jeune  homme  qui ,  son  épéc 
sous  le  brasef  un  manteau  dessus,  tout  botté  et  tout  éperonné,  les  saluait  de  loin  avec 
un  doux  sourire.  —  Raoul!  s'écria  Montalais.  —  AL  de  Bragelonne!  murmura  Louise. 

—  C'est  un  juge  tout  naturel  qui  nous  vient  pour  notre  différend,  dit  Montalais.  — 
Oh!  Montalais!  Montalais!  par  pitié!  s'écria  la  Vallière,  après  avoir  été  cruelle,  ne 
sois  point  inexorable. 

Ces  mots,  prononcés  avec  toute  l'ardeur  d'une  prière,  effacèrent  du  visage,  sinon 
du  cœur  de  Montalais  toute  trace  d'ironie.  —  Oh  !  que  vous  voilà  beau  comme  Amadis, 
monsieur  de  Bragelonne  !  cria-t-elle  à  Raoul ,  et  tout  armé  ,  tout  botlé  comme  lui.  — 
Mille  respects.  Mesdemoiselles,  répondit  Bragelonne  en  s'inclinant.  —  Mais  enfin  , 
pourquoi  ces  bottes?  répéta  Montalais,  tandis  que  la  Vallière,  tout  en  regardant  Raoul 
avec  un  étnunement  pareil  à  celui  de  sa  compagne ,  gardait  néanmoins  le  silence.  — 
Pourquoi?  demanda  Raoul.  —  Oui,  hasarda  la  Vallière  à  son  tour.  —  Farce  que  je 
pars,  dit  Bragelonne  en  regardant  Louise. 

La  jeune  fille  se  sentit  frappée  d'une  superstitieuse  terreur  et  chancela. — Vous  partez, 
Raoul,  s'écria-t-elle,  et  où  donc  allez-vous?  —  Ma  chère  Louise,  dit  le  jeune  homme 
avec  cette  |ilacidilé  qui  lui  était  naturelle,  je  vais  en  Angleterre.  —  Et  qu'allez-vous 
faire  en  Angleterre?  —  Le  roi  m'y  envoie.  —  Le  roi!  exclamèi'cnt  à  la  fois  Louise  et 
Aure ,  qui  involontairenient  échangèrent  un  coup  d'œil,  se  rappelant  l'ime  et  l'autre 
l'entretien  qui  venait  d'être  interrompu. 

Ce  coup  d'œil ,  Raoul  l'intercepta  ,  mais  il  ne  pouvait  le  comprendre. 

Il  l'attribua  donc  tout  naturellement  à  l'intérêt  que  lui  iiortaient  les  deux  jeunes 
filles.  —  ija  Majesté ,  dit-il ,  a  bien  voulu  se  souvenir  que  M.  le  comte  de  la  Père  est 
bien  vu  du  roi  Charles  IL  C-e  matin  donc ,  au  départ  pour  la  messe  ,  le  roi,  me  voyant 
sur  son  cbemin  ,  m'a  fait  un  signe  de  tète.  Alors  ,  je  me  suis  approché.  —  «  Monsieur 
de  Bragelonne  ,  m'a-t-il  dit,  vous  passerez  chez  M.  Fouquet,  qui  a  reçu  de  moi  des 
lettres  pour  le  roi  de  la  Grande-Bretagne  ;  ces  lettres,  vous  les  porterez.  »  Je  m'inclinai. 

—  Ah  !  avant  que  de  partir,  ajouta-t-il,  vous  voudrez  bien  prendre  les  commissions  de 
Madame  poiu'  le  roi  son  frère.  »  —  -Mou  Dieu  !  murmura  Ironise  toute  nerveuse  et 
toute  pensive  à  la  fois.  —  Si  vite!  On  vous  ordonne  de  partir  si  vite  !  dit  Montalais 
paralvsée  jiar  cet  événement  étrange.  —  l'our  bien  obéir  à  ceux  qu'on  respecte  ,  dit 
Raoul ,  il  faut  obéir  vite.  iJix  minutes  après  l'ordre  reçu,  j'étais  prêt.  Madame,  pré- 
venue, écrit  la  lettre  dont  elle  veut  me  faire  l'honneur  de  me  charger.  Pendant  ce 
temps,  sachant  de  mademoiselle  de  Tonnay-t^barente  (|ue  vous  <leviez  être  du  côté  des 
quinconces,  j'y  suis  venu  ,  et  je  vous  trouve  toutes  deu.x.  —  Et  toutes  deux  assez 
soud'ranles  .  comme  vous  voyez,  dit  Montalais  pour  venir  en  aide  à  Louise,  dont  la 
physionomie  s'altérait  visiblement.  —  Soudrautcs!  répéta  Raoul  en  pressant  avec  une 
tendre  curiosité  la  main  de  Louise  de  la  Vallière.  Oli  !  en  effet,  votre  main  est  glacée. 

—  Ce  n'est  rien.  —  Ce  froid  ne  va  pas  jusqu'au  cœur,  n'est-ce  pas  Louise'/  demanda  le 
jeune  homme  avec  un  doux  sourire. 

Louise  releva  vivement  la  tête,  comme  si  cette  question  eftt  été  inspirée  par  un  soup- 


LE  VICOMTE  1>E  HP.AG  ELONNE.  469 

ton  et  eût  provoqué  un  remords.  —  Oli  !  vous  savez,  dit-elle  avec  oflbrt,  que  jamais 
mon  cœur  ne  sera  froid  pour  un  ami  tel  que  vous,  monsieur  de  Brai;elonne.  —  Merci, 
Louise.. le  connais  et  votre  cœur  et  voire  âme,  et  ce  n'est  point  au  contact  de  la  main, je 
le  sais,  que  l'on  juge  une  tendresse  comme  la  vôtre.  Louise,  vous  savez  combien  je 
vous  aime,  avec  quelle  confiance  et  quel  abandon  je  vous  ai  donné  ma  vie  ,  vous  me 
pardonnerez  donc ,  n'est-ce  pas,  de  vous  parler  un  peu  en  enlant?  —  Parlez,  mon- 
sieur Raoul,  dit  Louise  toute  tremblante ,  je  vous  écoule.  — Je  ne  puis  m'éioigner 
de  vous  en  emportant  un  tourment  absurde,  je  le  sais,  mais  qui  cependant  me  dé- 
chire. —  'Vous  éloignez- vous  donc  pour  longtemps?  demanda  la  Vallière  d'une  voix 
oppressée,  tandis  ([ue  Montalais  détournait  la  léte.  —  Xon,  et  je  ne  serai  probablement 
pas  même  quinze  jours  absent. 

La  Vallière  appuya  une  main  sur  son  cœur  qui  se  brisait. 

—  C'est  étrange,  poursuivit  Raoul  en  regardant  mélancoliquement  la  jeune  fille; 
souvent  je  vous  ai  quittée  pour  aller  en  des  rencontres  périlleuses.  Je  partais  joyeux 
alors,  le  cœur  libre,  l'esprit  tout  enivré  de  joies  à  venir,  de  futures  espérances,  et  ce- 
pendant alors  il  s'agissait  pour  moi  d'ijlfronter  les  balles  des  Espagnols  ou  les  dures 
hallebardes  des  Wallons.  Aujourd'hui,  je  vais  sans  nul  danger,  sans  nulle  inquiétude, 
chercher  par  le  plus  facile  chemin  du  monde  une  belle  récompense  que  nie  promet  celle 
faveur  du  roi,  je  vais  vous  conquérir  peut-être;  car  quelle  autre  faveur  plus  précieuse 
que  vous-même  le  roi  pourrait-il  m'accorder!  eh  bien  !  Louise  ,  je  ne  sais  en  vérité 
comment  cela  se  fait,  mais  tout  ce  bonheur,  tout  cet  avenir  fuit  devant  mes  yeux 
comme  une  vaine  fumée  ,  comme  un  rêve  chimérique ,  et  j'ai  là  ,  j'ai  là  au  fond  du 
cœur,  voyez-vous,  un  grand  chagrin,  un  inexprimable  abattement,  quelque  chose  de 
morne,  d'inerte  et  de  mort  ,  comme  un  cadavre.  Oh!  je  sais  bien  |)ourquoi,  Louise  ; 
c'est  parce  que  je  ne  vous  ai  jamais  tant  aimée  que  je  le  fais  en  ce  moment.  Oh  !  mon 
Dieu  ! 

A  celte  dernière  exclamation  sortie  d'un  cœur  biisé,  Louise  fondit  en  larmes  et  se 
renversa  dans  les  bras  de  Montalais. 

Celle-ci ,  qui  cependant  n'était  pas  des  plus  tendres,  sentit  ses  yeux  se  mouiller  et 
son  cœur  se  serrer  dans  un  cercle  de  fer. 

Raoul  vit  les  pleurs  de  sa  fiancée.  Son  regard  ne  pénétra  point,  ne  chercha  pas  même 
à  pénétrer  au  delà  de  ses  pleurs.  Il  fléchit  un  genou  devant  elle  et  luibaisa  tendrement 
la  main.  On  voyait  que  dans  ce  baiser  il  meltail  tout  son  cœur.  —  Relevez-vous, 
relevez-vous,  lui  dit  Montalais ,  prête  à  pleurer  elle-même,  car  voici  Athénaïs  qui 
nous  arrive. 

Raoul  essuya  son  genou  du  revers  de  sa  manche,  sourit  encore  une  fois  à  Louise 
qui  ne  le  regardait  plus ,  et  ayant  serré  la  main  de  Montalais  avec  effusion,  il  se  re- 
tourna pour  saluer  mademoiselle  de  Tonnay-Charente,  dont  on  commençait  à  entendre 
la  robe  soyeuse  effleurant  le  sable  des  allées.  —  Madame  a-t-elle  achevé  sa  lettre?  lui 
demanda-t-il ,  lorsque  la  jeune  tille  fut  à  la  portée  de  sa  voix.  —  Oui,  monsieur  le 
vicomte,  la  lettre  est  achevée,  cachelée,  et  Son  Altesse  Royale  vous  attend. 

Raoul,  à  ce  mot,  prit  à  peine  le  temps  de  saluer  Athénaïs,  jeta  un  dernier  regard  à 
Louise,  fil  un  dernier  signe  à  Montalais  et  s'éloigna  dans  la  direction  du  château. 
Mais  tout  en  s'éloignant,  il  se  retournait  encore. 

Enfin,  au  détour  de  la  grande  allée,  il  eut  beau  se  retourner,  il  ne  vit  plus  rien. 
De  leur  côté,  les  trois  jeunes  filles,  avec  des  senlimens  bien  divers,  l'avaient  re- 
gardé disparaître.  — Enfin  ,  dit  Athénaïs,  rompant  la  première  le  silence  ,  enfin,  nous 
■voilà  seules,  libres  de  causer  de  la  gçande  affaire  d'hier,  et  de  nous  expliquer  sur  la 


i70  LES  MOUSQUETAIRES. 

conduite  qu'il  importe  que  nous  suivions.  Or,  si  vous  voulez  me  prêter  attention . 
continua-l-pUe  en  regardant  de  tous  côtés,  je  vais  vous  expliquer  le  plus  brièvement 
possible,  d'abonl  notre  devoir  comme  je  l'entends,  et  si  vous  ne  me  comprenez  pas  à 
demi-mot ,  la  volonté  de  Madame. 

Et  mademoiselle  de  Tonnay-Cbarcnte  appuya  sur  ces  derniers  mots  de  manière  à 
ne  pas  laisser  de  doule  à  ses  conipagues  sur  le  caractère  officiel  donl  elle  était  revêtue. 
—  La  volonté  de  JMadame  !  s'écrièrent  à  la  fois  Montalais  et  Louise.  — Ultimatum! 
répliqua  diplomatiquement  mademoiselle  de  Tonnay-Charente.  —  ^lais,  mon  Dieu, 
Mademoiselle,  murmura  la  Vallière...  Madame  sait  donc.  —  Madame  en  sait  plus 
que  nous  n'en  avons  dit,  articula  netlement  Atbénaïs.  Ainsi .  Mesdemoiselles,  tenons- 
nous  bien.  —  Oh!  oui,  fit  Montalais.  Aussi  j'écoute  de  toutes  mes  oreilles.  Parle, 
Alhénaïs.  —  Mon  Dieu!  mon  Dieti!  murmura  Louise  toute  tremblante ,  survivrai-jeà 
cetle  cruelle  soirée?  —  Ob  !  ne  vous  effarouchez  point  ainsi,  dit  Atbénaïs,  nous  avons 
le  remède. 

Et  s'asseyanl  au  milieu  de  ses  deux  compagnes,  à  qui  elle  prit  chacune  une  maiu 
qu'elle  réunit  dans  les  siennes,  elle  commença.  Sur  le  chuchotement  de  ses  premières 
pai'oles ,  on  eût  pu  entendre  le  bruit  d'un  cheval  qui  galopait  sur  le  pavé  de  la  grande 
route,  hors  des  grilles  du  château 


HEUREUX   COMME    UN   PRINCE. 


Au  moment  où  il  allait  rentrer  au  château  ,  Bragelonne  avait  rencontré  Guiche, 

Mais  avant  d'être  rencontré  par  Raoul,  Guiche  avait  rencontré  Manicamp,  lequel 
avait  rencontré  Malicorne. 

Gounnout  Malicorne  avail-il  reucouiré  Mauicauq)'/  Rien  de  j)lus  simple  :  il  l'avait 
attendu  à  son  retour  de  la  messe,  à  laquelle  il  avait  été  eu  compagnie  de  M.  de  Saint- 
Aignan. 

Réunis,  ils  s'étaient  félicités  sur  celte  bonne  fortune,  et  Manicamp  avait  profité  de 
la  cii'constancc  pour  demander  à  son  ami  si  ipiflipios  écus  n'étaient  pas  restés  au  fond 
de  sa  poche. 

Celui-ci ,  sans  s'étonner  de  la  question,  à  bKpudle  il  s'attendait  peut-être,  avait  ré- 
ponibi  (pie  toute  poche  dans  laquelle  on  puise  toujours  sans  jamais  y  rien  mettre 
ressemble  aux  |)nils  qui  fournissent  encore  de  l'eau  pendant  rbi\er,  mais  q\ie  les  jar- 
diniers finissent  pai'  épuiser  l'été;  (pie  sa  poche,  à  lui  Malicorne,  avait  ccriainenient 
de  la  in-ofondeur.  il  (pi'il  y  aurait  plaisir  à  y  puiser  eu  temps  d'abondance,  mais  que 
malheuieusemenl  l'abus  avait  amené  la  stérilité. 

(le  à  quoi  Manicamp,  tout  rêveur,  a\ait  lépliipié  :  — G'esl  ju^te.  —  11  s'agirait  donc 
(le  la  remplir,  avait  ajouté  Malicorne.  —  Sans  doute;  mais  comment?  —  Mais  rien 
de  plus  facile,  cher  monsieur  Manicamp.  —  Mon!  dites.  —  Un  office  chez  Monsieur, 
et  la  poche  est  pleine.  —  Gel  office,  vous  l'avez.  — G'esl-à-dire  (pie  j'ni  le  litre.  — 
Kh  bien? —  Oui.  mais  le  tilre  sans  l'ollicc,  c'est  la  bourse  sansTargent.  — G'csljiiste, 
.'ivail  répondu  une  seionde  fois  .Manicamp.  —  Poiirsui\ uns  donc  l'oflice,  avait  iiisiisté 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  471 

le  titulaire.  —  Cher,  très-cher,  soupira  Manicamp,  un  office  chez  Monsieur,  c'est 
une  des  graves  dlfficullés  de  notre  situation.  —  Oh  1  oh  1  —  Sans  doute ,  nous  ne  pou- 
vons rien  demander  à  Monsieur  en  ce  moment-ci.  —  Pourquoi  donc?  —  Parce  que 
nous  sommes  en  froid  avec  lui.  —  Chose  absurde,  articula  nettement  Malicorne.  — 
Bah!  et  si  nous  faisons  la  cour  à  Madame,  dit  Manicamp,  est-ce  que  franchement 
nous  pouvons  agréer  à  Monsieur  ?  —  Justement ,  si  nous  faisons  la  cour  à  Madame  et 
que  nous  soyons  adroits,  nous  devons  être  adorés  de  Monsieur.  —  Hum  !  —  Ou  nous 
sommes  des  sots  ;  dépèchez-vous  donc,  monsieur  Manicamp ,  vous  qui  êtes  im  grand 
politique,  de  raccommoder  M.  de  Guiche  avec  S.  A.  R.  —  Voyons,  que  vous  a  appris 
M.  de  Saint-Aignan,  à  vous,  Malicorne? —  A  moi,  rien;  il  m'a  questionné,  voilà 
tout.  —  Eh  bien!  il  a  été  moins  discret  avec  moi.  —  Il  vous  a  appris,  à  vous?  — 
Que  le  roi  est  amoureux  fou  de  mademoiselle  de  la  Vallière.  — Nous  savions  cela, 
pardieu  !  répliqua  ironiquement  Malicorne,  et  chacun  le  crie  assez  haut  pour  que, 
tous  le  sachent ,  mais  en  attendant,  faites,  je  vous  prie,  comme  je  vous  conseille  j 
parlez  à  M.  de  Guiche,  et  lâchez  d'obtenir  de  lui  qu'il  fasse  une  démarche  vers 
Monsieur.  Que  diable  I  il  doit  bien  cela  à  S.  A.  R.  — Mais  il  faudrait  voir  Guiche,  disait 
Manicamp.  — Il  me  semble  qu'il  n'y  a  point  là  une  grande  difliculté;  faites  pour 
le  voir,  vous,  ce  que  j'ai  fait  pour  vous  voir,  moi;  attendez-le,  vous  savez  qu'il  est 
promeneur  de  son  naturel.  —  Oui,  mais  où  se  promène-t-il?  —  La  belle  demande , 
par  ma  foi!  il  est  amoureux  de  Madame,  n'est-ce  pas?  —  On  le  dit.  —  Eh  bien!  il  se 
promène  du  côté  des  appartemens  de  Madame.  —  Eh  1  tenez,  mon  cher  Malicorne  , 
vous  ne  vous  trompiez  pas,  le  voici  qui  vient.  —  Et  pourquoi  voulez-vous  que  je  me 
trompe.  Avez-vous  remarqué  que  ce  soil  mon  habitude  ,  dites?  Voyons  ,  il  n'est  tel  que 
de  s'entendre,  vous  avez  besoin  d'argent?  —  Ah!  lit  lamentablement  Manicamp.  — 
Moi,  j'ai  besoin  de  mon  office.  Que  Malicorne  ait  l'office,  Manicamp  aura  de  l'argent. 
Ce  n'est  pas  pins  difficile  que  cela.  —  Eh  bien  !  alors,  soyez  tranquille.  Je  vais  faire 
de  mon  mieux.  —  Faites. 

Guiche  s'avançait,  Mahcorne  tira  de  son  côté,  Manicamp  happa  Guiche. 

Le  conile  était  rêveur  et  sombre.  —  Dites-moi  quelle  rime  vous  cherchez,  mon 
cher  comte,  dit  Manicamp.  J'en  liens  une  excellente  pour  faire  le  pendant  de  la 
vôtre ,  surtout  si  la  vôtre  est  en  âme. 

Guiche  secoua  la  tête ,  et  reconnaissant  un  ami ,  il  lui  prit  le  bras.  —  Mon  cher 
Manicamp,  dit-il,  je  cherche  autre  chose  qu'une  rime.  — Que  cherchez-vous? —  Et 
vous  allez  m'aider  à  trouver  ce  que  je  cherche,  continua  le  comte,  vous  qui  êtes  un 
paresseux,  c'est-à-dire  un  esprit  plein  d'ingéniosité.  —  J'apprête  mon  ingéniosité, 
cher  comte.  —  Voici  le  fait  :  Je  veux  me  rapprocher  d'une  maison  où  j'ai  affaire.  — 
Il  faut  aller  du  côté  de  celte  maison ,  dit  Manicamp.  —  Lion.  Mais  celte  maison  est  ha- 
bitée par  un  mari  jaloux.  —  Est-il  plus  jaloux  que  le  chien  Cerberus?  —  Non,  pas 
plus,  mais  autant.  —  A-t-il  trois  gueub;s,  comme  ce  désespérant  gardien  des  enfers? 
Oh  !  ne  haussez  pas  les  épaules ,  mon  cher  comte  ;  je  fais  cette  question  avec  une  raison 
parfaite,  attendu  que  les  poètes  prétendent  que  pour  fléchir  nions  Cerberus,  il  faut 
que  le  voyageur  apporte  un  gàleau.  Or,  moi  qui  vois  la  chose  du  côté  de  la  prose, 
c'est-à-dire  du  côté  de  la  réalité,  je  dis  :  Un  gâteau  c'est  bien  peu  pour  trois  gueules. 
Si  votre  jaloux  a  trois  gueules,  comte  ,  demandez  trois  gâteaux.  —  Manicamp,  des 
conseils  comme  celui-là,  j'en  irai  chercher  chez  M.  de  Beautru.  —  Pour  en  avoir  de 
meilleurs,  monsieur  le  comte  ,  dit  Manicamp  avec  un  sérieux  comique,  vous  adop- 
terez alors  une  formule  plus  nette  que  celle  que  vous  m'avez  exposée.  —  Ah  !  si  Raoul 
élait  là,  ilit  de  Guiche, il  me  comprendrait,  lui. — Je  le  crois, surtout  si  vousluidisiez  : 


47-2  LES  MOUSQUETAIRES. 

J'aimerais  fort  à  voir  Madame  de  plus  près,  mais  je  crains  Monsieur,  qiiiestjaloux. — 
!Maiiicamp  !  s'écrialecomteavec  colère  et  enessayantd'écraserlerailleur  sons  son  regard. 
Mais  le  railleur  ne  parut  pas  ressentir  la  plus  pelile  émolion.  —  Qu'y  a-t-il  donc, 
mon  cher  comte?  demanda  Manicamp.  —  Comment!  c'est  ainsi  que  vous  lilasphémez 
les  noms  les  plus  sacrés  !  s'écria  Guiche.  —  Quels  noms?  —  Monsieur  !  Madame!  les 
premiers  noms  du  royaume.  —  Mon  cher  comte,  vous  vous  trompez  élraiigement ,  et 
je  ne  vous  ai  pas  nommé  les  premiers  noms  du  royaume.  Je  vous  ai  répondu  à  propos 
d'un  mari  jaloux  que  vous  ne  me  nommiez  pas,  mais  qui  nécessairement  a  une  femme. 
Je  vous  ai,  dis-je,  répondu  :  «  Pour  voir  madame,  rapprochez-vous  de  monsieur...» 
—  Mauvais  plaisant,  dit  en  souriant  le  comte,  «st-ce  cela  que  lu  as  dit? —  Pas  autre 
chose.  —  Bien,  alors.  —  Maintenant,  ajouta  Manicamp,  voulez-vous  qu'il  s'agisse 
de  madame  la  duchesse. ..  et  de  M.  le  duc...  soit ,  je  vous  dirai  :  Rapprochons-nous  de 
cetle  maison  quelle  qu'elle  soit;  car  c'est  une  lactique  qui  dans  aucim  cas  ne  peut  èlre 
défavorahle  à  votre  amour.  —  Ah!  Manicamp,  un  préle.xie ,  un  hon  prétexte,  trou- 
vez-le-moi. —  Un  prétexte  ,  pardieu  !  cent  prétextes  ,  mille  prétextes  !  Si  Malicorne 
était  là,  c'est  lui  qui  vous  aurait  déjà  trouvé  cinquante  mille  prétextes  excellens!  — 
Qu'est-ce  que  Malicorne?  dit  duiche  en  clignant  des  yeux  comme  un  homme  qui 
cherche;  il  me  semhle  que  je  comiais  ce  nom-là... — Si  vous  le  connaissez!  je  crois 
bien;  \  eus  devez  trente  mille  écus  à  son  père.  —  Ah!  oui:  c'est  ce  digne  garçon 
d'Orléans.  .  —  A  qui  vous  avez  promis  un  office  chez  Monsieur:  pas  le  mari  jaloux  , 
l'autre. —  Eh  bien  !  puisqu'il  a  taut  d"esprit,  ton  ami  Malicorne,  qu'il  me  trouve  donc 
un  moyen  d'être  adoré  de  Monsieur,  qu'il  me  trouve  un  prétexte  pour  faire  ma  paix 
avec  lui.  Soit,  je  lui  en  parlerai.  —  Mais  qui  nous  arrive  là?  —  C'est  le  vicomte  de 
Bragelonne.  —  Raoul!  oui,  en  effet. 

Et  Guiche  marcha  rapidement  au-devant  du  jeune  houune.  —  C'est  vous,  mon  cher 
Raoul!  dit  Guiche.  —  Oui,  je  vous  cherchais  pour  vous  faire  mes  adieux,  cher  ami  ! 
répliqua  Raoul  en  serrant  la  main  du  comte.  Bonjour  ,  monsieur  Manicamp.  —  Com- 
ment !  lu  pars ,  vicomte'/  —  Oui ,  je  pars...  mission  du  roi.  —  Où  vas-tu  '!  —  Je  vais 
à  Londres.  De  ce  pas  je  vais  chez  Madame;  elle  doit  me  rcmetire  une  lettre  pour  Sa 
Jlajesic  le  roi  Charles  IL  —  Tu  la  trouveras  seule ,  car  Monsieur  est  sorti.  —  Pour 
aller...  —  Pour  aller  au  bain.  —  Alors,  cher  ami,  toi  qui  es  des  gentilshommes  de 
Monsieur,  charge-loi  de  lui  faire  mes  excuses.  Je  l'eusse  attendu  pour  prendre  ses 
ordres,  si  le  désir  de  mon  proinpl  départ  ne  m'avait  été  ninnifcslé  par  M.  Fonquet,  et 
de  la  part  de  Sa  Majesié. 

î^lanicamp  poussa  Guiche  du  coude.  —  Voilà  le  prétexte  ,  dit-il.  —  Lequel?  —  Les 
excuses  de  .M.  de  Bragelonne.  —  Faible  prétexte,  dit  Guiche.  —  Excellent,  si  .Mon- 
sieur ne  vous  en  veut  pas?  méchant  comme  tout  autre,  si  Monsieur  vous  en   veut. 

Vous  avez  raison,  Manicamp,  un  prétexte  quel  i^i'il  soit,  c'est  tout  ce  qu'il  me 

faut.  Ainsi  donc,  bon  voyage,  cher  Raoul. 

Et  là-dessus  les  deux  amis  s'embrassèrent. 

Cinq  minutes  après,  Raoul  eutrail  chez  Madame,  cnuune  l'y  avait  invité  mademoi- 
selle de  Monlalais. 

Madame  était  encore  à  la  liible  oii  elle  avait  écrit  sa  lettre.  Devant  elle  brûlait  la 
bnui;i('decire  rose  qui  lui  a\aitser\i  à  la  cacbi'ter.  Seuli'menl,  dans  sa  préoccupation, 
car  Madame  paraissait  l'nil  préoccupée,  elle  avait  oublié  de  snunK>r  celte  bougie. 

Braiielonne  était  alliiidu  ;  ou  lauunuça  aussitôt  qu'il  parut. 

Hr.ij;cliinne  élait  rélégancf,'  même  :  il  était  impossible  de  le  voir  une  fois  sans  se  le 
rappeler  toujours:  et  non-seulement  .Madame  l'avait  vu  une  fois,  mais  encore,  ou  se 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  473 

le  rappelle ,  c'était  un  des  premiers  qui  eût  été  au-devant  d'elle .  et  il  l'avait  accom- 
pagnée du  Havre  à  Paris. 

Madame  avait  donc  conservé  un  excellent  souvenir  de  Bragelonne.  —  Ali  !  lui  dit- 
elle,  vous  voilà  ,  Monsieur;  vous  allez  voir  mon  frère,  qui  sera  heureux  de  payer  au 
fils  une  portion  de  la  dette  de  reconnaissance  qu'il  a  contractée  envers  le  père.  — 
Le  comte  de  la  Fère,  Madame,  a  été  largement  récompensé  du  peu  qu'il  a  eu  le  bon- 
heur de  faire  pour  le  roi  par  les  bontés  que  le  roi  a  eues  pour  lui,  et  c'est  moi  qui 
vais  lui  porter  l'assurance  du  respect,  du  dévouement  et  de  la  reconnaissance  du  père 
et  du  fils. — Connaissez-vous  mon  frère,  monsieur  le  vicomte?  —  Non,  Votre  .altesse; 
c'est  la  première  fois  que  j'aurai  le  bonheur  de  voir  Sa  Majesté.  —  Vous  n'avez  pas 
besoin  d'élre  recommandé  près  de  lui.  Mais  enlin,  si  vous  doutiez  de  voire  valeur 
personnelle,  prenez-moi  hardiment  pour  votre  répondant,  je  ne  vous  démentirai 
point.  —  Oh  !  Votre  Altesse  est  trop  bonne  !  —  Non ,  'monsieur  de  Bragelonne.  Je  me 
souviens  que  nous  avons  fait  route  ensemble,  et  que  j'ai  remarqué  votre  grande  sa- 
gesse au  milieu  des  suprêmes  folies  que  faisaient,  à  votre  droite  et  à  votre  gauche, 
deux  des  plus  grands  fous  de  ce  monde,  MM.  de  Guiche  et  de  Buckingham.  Mais  ne 
parlons  pas  d'eux;  parlons  de  vous.  Allez-vous  en  Angleterre  pour  y  chercher  un 
établissement';'  Excusez  ma  question  :  ce  n'est  point  la  curiosité,  mais  le  désir  de  vous 
être  bonne  à  quelque  chose  qui  me  la  dicte.  —  Non  ,  Madame  ;  je  vais  en  Angleterre 
pour  remplir  une  mission  qu'a  bien  voulu  me  conûer  Sa  Majesté,  voilà  tout. — Et  vous 
comptez  revenir  en  France?  —  Aussitôt  celte  mission  remplie,  à  moins  que  Sa  Ma- 
jesté le  roi  Charles  II  ne  me  donne  d'autres  ordres.  —  Il  vous  fera  tout  au  moins  la 
prière,  j'en  suis  siîre,  de  rester  près  de  lui  le  plus  longtemps  possible.  — Alors, 
comme  je  ne  saurais  pas  refuser,  je  prierai  d'avance  Votre  Altesse  Royale  de  vouloir 
bien  rappeler  au  roi  de  France  qu'il  a  loin  de  lui  un  de  ses  serviteurs  les  plus  dévoués. 
—  Prenez  garde  que  lorsqu'il  vous  rappellera  vous  ne  regardiez  son  ordre  comme  un 
abus  de  pouvoir. —  Je  ne  comprends  pas  ,  Madame.  —  La  cour  de  France  est  incom- 
parable, je  le  sais  bien,  mais  nous  avons  quelques  jolies  femmes  aussi  à  la  cour  d'An- 
gleterre. 

Raoul  sourit.  —  Oh!  dit  Madame,  voilà  un  sourire  qui  ne  présage  rien  de  bon  à 
mes  compatriotes.  C'est  comme  si  vous  leur  disiez,  monsieur  de  Bragelonne  :  Je  viens 
à  vous,  mais  je  laisse  mon  cœur  de  l'autre  côté  du  détroit.  N'est-ce  point  cela  que  si- 
gnitiait  votre  sourire  'i  —  Votre  Allesse  a  le  don  de  lire  jusqu'au  plus  profond  des 
âmes;  elle  comprendra  donc  pourquoi  maintenant  tout  séjour  prolongé  à  la  cour 
d'Angleterre  serait  une  douleur  pour  moi.  —  Et  je  n'ai  pas  besoin  de  m'informer  si  un 
brave  cavaMer  est  payé  de  retour?  —  Madame ,  j'ai  été  élevé  avec  celle  que  j'aime,  et 
je  crois  qu'elle  a  pour  moi  les  mêmes  sentimens  que  j'ai  pour  elle.  —  Eh  bien!  par- 
tez vile,  monsieur  de  Bragelonne,  revenez  vite,  et  à  votre  retour  nous  verrons  deux 
heureux,  car  j'espère  qu'il  n'y  a  aucun  obstacle  à  votre  bonheur?  —  Il  y  en  a  un 
grand.  Madame.  —  Bah!  et  lequel?  —  La  volonté  du  roi.  —  La  volonté  du  roi...  Le 
roi  s'oppose  à  votre  mariage?  — Ou  du  moins  il  le  diffère.  J'ai  fait  demander  au  roi 
son  agrément  par  le  comte  de  la  Fère,  et,  sans  le  refuser  tout  à  fait ,  il  a  au  moins  dit 
positivement  qu'il  le  lui  térait  allendre. 

—  La  personne  que  vous  aimez  est-elle  donc  indigne  de  vous?  — Elle  est  digne  de 
l'amour  d'un  roi ,  Madame.  —  Je  veux  dire  :  Peut-être  n'est -elle  point  d'une  noblesse 
égale  à  la  vôtre? —  Elle  est  d'excellente  fomille.  —  Jeune,  belle'/  —  Dix-sept  ans,  et 
pour  moi  belle  à  ravir.  —  Est-elle  en  province  ou  à  Paris'?  —  Elle  est  à  Fontaine- 
bleau, Madame.  —  A  la  cour?  —  Oui.  —  Je  la  connais?  —  VAle  a  l'honneur  de  faire 


474  LES  MOUSQUETAIRES. 

partie  de  la  maison  de  Votre  Altesse  Royale.  —  Son  nom?  demanda  la  princesse  avec 
anxiété,  si  toutefois,  ajonta-t-clle  en  se  reprenant  vivement,  son  nom  n'est  pas  un 
secret.  —  Non,  Madame,  mon  amour  est  assez  pur  pour  que  je  n'en  tasse  de  secret 
pour  personne,  et  à  plus  forte  raison  à  Voire  Altesse,  si  parfaitement  bonne  pour  moi. 
C'est  mademoiselle  Louise  de  la  Vallière. 

Madame  ne  put  retenir  un  cri  dans  lequel  il  y  avait  plus  que  de  l'étonnement. — 
Ah!  dit-elle...  la  Vallière...  celle  qui  hier...  elle  s'arrêta  ;  s'est  trouvée  indisposée,  je 
crois,  continua-t-elle. — Oui,  Madame  ;  j'ai  appris  l'accident  qui  lui  était  arrivé  ce 
matin  seulement.  —  Et  vous  l'avez  vue  avant  que  de  venir  ici? — J'ai  eu  l'honneur  de 
lui  faire  mes  adieux. — Et  vous  dites,  fit  Madame  en  faisant  effort  sur  elle-même  , 
que  le  roi  a...  ajourné  votre  mariage  avec  celle  enfanl'!*  —  Oui ,  [Madame  ,  ajourné. — 
Et  a-t-il  donné  quelque  raison  à  cet  ajournement?  —  Aucune.  — H  y  a  longtemps  que 
le  comte  de  la  Fère  lui  a  fait  celte  demande? — Il  y  a  plus  d'un  mois,  Madame. — 
C'est  étrange,  fit  la  princesse.  Et  quelque  chose  comme  un  nuage  passa  sur  ses  yeux. 
—  Un  mois,  répéta-t-elle. — A  peu  près.  —  Vous  avez  raison,  monsieur  le  vicomte, 
dit  la  princesse  avec  un  sourire  dans  lequel  Bragelonne  eût  pu  remarquer  quelque 
contrainte,  il  ne  faut  pas  que  mon  frère  vous  garde  trop  longtemps  là-bas,  partez  donc 
vite ,  et  dans  la  première  lettre  que  j'écrirai  en  Angleterre,  je  vous  réclamerai  au  nom 
du  roi. 

El  Madame  se  leva  pour  remettre  sa  lettre  aux  mains  de  Bragelonne. 

Raoul  comprit  que  son  audience  était  finie  :  il  prit  la  lettre,  s'inclina  devant  la  prin- 
cesse et  sortit. —  Un  mois  !  murmura  la  princesse:  aurais-je  donc  èlé  aveugle  à  ce 
point,  et  l'aimerait-il  depuis  un  mois? 

Et  comme  Madame  n'avait  rien  à  faire ,  elle  se  mit  à  commencer  pour  son  frère  la 
lettre  dont  le  post-scriptum  devait  rappeler  Bragelonne. 

Le  comte  de  Guiche  avait,  comme  nous  l'avons  vu,  cédé  aux  instances  de  Mani- 
camp  et  s'était  laissé  entraîner  par  lui  jusqu'aux  écuries  où  ils  tirent  seller  leurs  che- 
vaux; après  quoi ,  par  la  petite  allée  dont  nous  avons  déjà  donné  la  description  à  nos 
lecteurs,  ils  s'avancèrent  au-devani  de  Monsieur  qui ,  sortant  du  bain,  s'en  revenait 
ton!  frais  vers  le  chiîteau ,  ayant  sur  le  visage  un  voile  de  femme  ,  atin  que  le  soleil 
déjà  (  haud  ne  hàlàt  pas  son  teint. 

Monsieur  était  dans  un  de  ces  accès  de  belle  huniciu'  que  lui  inspirait  parfois  l'ad- 
miration do  sa  propre  beauté.  Il  avait  dans  l'eau  pn  comparer  la  blancheur  de  son 
corps  à  celle  du  corjis  de  ses  courtisans,  et,  grâces  au  soin  que  Son  Allcsse  Royale 
prenait  d'elle-même,  nul  n'avait  pu,  même  le  chevalier  de  Lorraine,  soutenir  la  con- 
currence. 

Monsieur  avait  de  plus  nagé  avec  un  certain  succès,  et  tous  les  nerfs  tendus  dans 
une  sage  mesure  par  celle  salutaire  innncrsiou  de  l'eau  fraîche,  tenaient  son  corps  et 
son  esprit  dans  un  heureux  équilibre. 

Aussi ,  h  la  vue  de  Ouiche  qui  venait  au  pelil  galop  au-devant  de  lui  sur  (m  magni- 
fique cheval  blanc,  le  prince  ne  [inl-il  retenir  une  joyeuse  exclamalion. —  11  nie  semble 
que  cela  va  bien  ,  dit  Manic.imp  qui  crut  lire  celle  bienveillance  sur  l,i  physionomie 
de  Son  Altesse  Royale.  — Ab  1  bonj<un',  (Hiiche,  bonjour,  mon  pauvre  (îuiche!  s'écria 
le  prince.  — Saint  à  monseigneur!  répondit  Guiche  encouragé  par  le  Ion  do  voix  de 
Philippe,  snnié.joie,  boidicur  cl  prospérité  à  Voire  .Mtesse  ! — Sois  le  bienvenu, 
(juiilie,  cl  prends  ma  droite,  mais  tiens  Ion  cheval  en  bride,  car  je  veux  revenir  an 
pas  sous  ces  voûtes  fraîches.  —  A  vos  ordres,  monseignein-. 

El  Guiche   se  rangea  à  la   droite   du   prince  connue    il   venait  d'y  être  invité. — 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  475 

Voyons ,  mon  cher  Guiche ,  dit  le  prince ,  voyons,  donne-moi  un  peu  des  nouvelles  de 
ce  Guiche  que  j'ai  connu  autrefois  et  qui  faisait  la  cour  à  ma  femme? 

Guiche  rougit  jusqu'au  lilanc  des  yeux,  tandis  que  Monsieur  éclatait  de  rire  comme 
s'il  eût  fait  la  plus  spirituelle  plaisanterie  du  monde. 

Les  quelques  privilétriés  qui  entouraient  Monsieur  crurent  devoir  l'imiter,  quoi- 
qu'ils n'eussent  pas  entendu  ses  paroles,  cl  ils  poussèrent  un  bruyant  éclat  de  rire  qui 
prit  au  premier,  traversa  le  cortège  et  ne  s'éteignit  qu'au  dernier. 

Guiche,  tout  rougissant  qu'il  étuil,  fit  cependant  bonne  contenance  :  Manicamp  le 
regardait.  —  Ah!  monseigneur,  répondit  Guiche,  soyez  charitable  à  un  malheureux; 
ne  m'immolez  pas  à  M.  le  chevalier  de  Lorraine  !  -  Comment  cela?  —  S'il  vous  en- 
tend me  railler,  il  renchérira  sur  Votre  Altesse  et  me  raillera  sans  pilié.  —  Sur  ton 
amour,  sur  la  princesse?  —  Oh  !  monseigneur,  par  pitié!  —  Voyons ,  voyons,  Guiche, 
avoue  que  tu  as  fait  les  doux  yeux  à  Madame.  —  Jamais  je  n'avouerai  une  pareille 
chose,  monseigneur.  —  Par  respect  pour  nioi.  Eh  bien  ,  je  t'affranchis  du  l'especl, 
Guiche.  Avoue  comme  s'il  s'agissait  de  mademoiselle  de  Chalais  et  de  mademoiselle 
de  la  Vallière.  Puis  s'inlerrompaut  :  —  Allons,  bon  !  dit-il  en  recommençant  à  rire, 
voilàque  je  joue  avec  une  épée  à  deux  tranchans  ,  moi.  Je  frappe  sur  loi  et  je  frappe 
sur  mon  frère  ,  Chalais  et  la  Vallière  ,  la  fiancée  à  toi  et  sa  future  à  lui.  —  En  vérité  , 
monseigneur,  dit  le  comte,  vous  êtes  aujourd'hui  d'une  adorable  humeur.  —  Ma  foi 
oui,  je  me  sens  bien  ,  et  puis  ta  vue  me  fait  plaisir.  —  Merci,  monseigneur.  —  Tu 
m'en  voulais?  —  Moi,  monseigneur!  Et  de  quoi,  mon  Dieu?  — De  ce  que  j'avais 
interrompu  tes  sarabandes  et  tes  espagnoleries.  —  Oh  I  Votre  Allesse!  —  Voyons  ,  ne 
nie  point.  Tu  es  sorti  ce  jour-là  de  chez  la  princesse  avec  des  yeux  furibonds  ;  cela 
t'a  porté  malheur,  mon  cher,  et  tu  as  dansé  le  ballet  d'hier  d'une  pitoyable  façon.  Ne 
boude  pas,  Guiche,  cela  te  nuit  en  ce  que  tu  prends  l'air  d'un  ours.  Si  la  princesse 
t'a  bien  regardé  hier,  je  suis  sûr  d'une  chose.  —  De  laquelle,  monseigneur?  Voire 
Altesse  m'effraie.  —  Elle  t'aura  tout  à  fait  renié.  Et  le  prince  de  rire  de  plus  belle. — 
Décidément,  pensa  Manicamp,  le  rang  n'y  fait  rien  ,  et  ils  sont  tous  pareils. 

Le  prince  continua  :  —  Enfin  ,  le  voilà  revenu  ;  il  y  a  espoir  que  le  chevalier  rede- 
vienne aimable.  —  Comment  cela,  monseigneur,  et  par  quel  miracle  puis-je  avoir  cette 
influence  sur  M.  de  Lorraine?  —  C'est  tout  simple,  il  est  jaloux  de  loi.  —  Ah!  bah  I 
vraiment? —  C'est  comme  je  te  le  dis.  —  Il  me  fait  Irop  d'honneur. — Tu  comprends, 
quand  tu  es  là ,  il  me  caresse  ;  quand  tu  es  parti ,  il  me  martyrise.  Je  règne  par  bas- 
cule. Et  puis ,  tu  ne  sais  pas  l'idée  qui  m'est  venue?  —  Je  ne  m'en  doute  pas,  mon- 
seigneur.—  Eh  bien  !  quand  lu  élaisenexil,  car  tu  as  été  exilé,  mon  pauvre  Guiche... 
—  Pardieu!  monseigneur,  à  qui  la  faute?  dit  Guiche  en  affectant  un  air  bourru.  — 
Oh!  ce  n'est  certainement  pas  moi,  cher  comte,  répliqua  Son  Altesse  Royale.  Je  n'ai 
pas  demandé  au  roi  de  t'e.xiler.  foi  de  prince!  —  Non,  pas  vous,  monseigneur,  je  le 
sais  bien,  mais...  —  Mais,  Madame;  oh!  quant  à  cela,  je  ne  dis  pas  non.  One  diable 
lui  as-tu  donc  fait ,  à  Madame? —  En  vérité ,  monseigneur...  —  Les  femmes  ont  leurs 
rancunes,  je  le  sais  bien  ,  et  la  mienne  n'est  pas  exempte  de  ce  travers.  Mais  si  elle 
l'a  fait  exiler,  elle,  je  ne  t'en  veux  pas,  moi.  —  Alors,  monseigneur,  dit  Guiche,  je 
ne  suis  qu'à  moitié  malheureux. 

Manicamp,  qui  venait  derrière  Guiche  et  qui  ne  perdait  pas  une  parole  de  ce  que 
disait  le  prince ,  plia  les  épaules  jusque  .s\ir  le  cou  de  son  cheval  pour  cacher  le  rire 
qu'il  ne  pouvait  réprimer.  —  D'ailleurs,  ton  exil  m'a  fait  pousser  un  projet  dans  la 
tète.  —  Bon  !  —  Quand  le  chevalier,  ne  le  voyant  plus  là  et  sur  de  régner  seul,  me 
malmenait,  voyant,  au  contraire  de  ce  méchant  garçon,  ma  femme  si  aimable  et  si 


476  LES  MOUSQUETAIRES. 

bonne  pour  moi  qui  la  néglige,  j'eus  l'idée  de  me  faire  un  mari  modèle,  une  rarelé, 
une  curiosité  de  cour  ;  j'eus  l'idée  d'aimer  ma  femme. 

Guiche  regarda  le  prince  uvec  un  air  de  stupcfaclioii  qui  n'avait  rien  de  joué.  — 
(Jh  !  lialhulia  (juichc  IremblanI  :  celle  idée-là  ,  monseigneur,  elle  ne  vous  est  pas  venue 
sérieusement.  — Ma  foi,  si.  J'ai  du  bien  que  mon  frère  m"a  donné  au  moment  de 
mon  mariage  ;  elle  a  de  l'argent,  elle  ,  et  beaucoup,  puisqu'elle  en  lire  tout  à  la  fois 
de  son  frère  d'Angleterre  et  de  son  beau-frère  de  France.  Eb  bien!  nous  eussions 
quitté  la  cour.  Je  me  fusse  retiré  au  cbàleau  de  Villers-Golerels ,  qui  est  de  mon 
apanage,  au  milieu  d'une  forêt,  dans  laquelle  nous  eussions  filé  le  parfait  amour  aux 
mêmes  endroits  que  faisait  mon  grand-père  Henri  IV  avec  la  belle  Gabrielle.  .  Que 
dis-tu  de  celle  idée,  Guiclie?  —  Je  dis  que  c'est  à  faire  frémir,  monseigneur,  répondit 
Guicbe  qui  frémissait  réellement.  —  Ab  !  je  vois  que  tu  ne  supporterais  jias  d'être  exilé 
une  seconde  fois.  —  Moi,  monseigneur?  —  Je  ne  l'emmènerais  donc  pas  avec  nous 
comme  j'en  avais  eu  le  dessein  d'abord.  —  Gomment,  avec  vous,  monseigneur?  — 
Oui.  si  par  basard  l'idée  me  reprend  de  bouder  la  cour.  — Oh!  monseigneur,  qu'à 
cela  ne  tienne,  je  suivrai  Votre  .\ltesse  jusqu'au  bout  du  monde. 

—  Maladroit  que  vous  êtes!  grommela  Manicamp  en  poussant  son  cbeval  sur 
Guicbe,  de  façon  à  le  désarçonner. 

Puis,  en  passant  près  de  lui  comme  s'il  n'était  pas  maître  de  son  cbeval,  —  Mais 
pensez  donc  à  ce  que  vous  dites,  lui  glissa-t-il  tout  bas.  —  Alors,  dit  le  prince  ,  c'est 
convenu  ;  puisque  tu  m'es  si  dévoué,  je  t'emmène.  —  Partout,  monseigneur,  par- 
tout, répliqua  joyeusement  Guicbe;  partout,  à  l'instant  même.  Ltes-vous  prêt? 

Et  Guicbe  rendit  en  riant  la  main  ù  son  cbeval ,  qui  lit  deux  bonds  en  avant.  —  Un 
instant,  un  instant ,  dit  le  prince;  passons  par  le  cbàtean.  —  Pourquoi  faire'/  — Pour 
prendre  ma  femme,  parbleu!  — Comment?  demanda  Guiche.  —  Sans  doule.  puisque 
je  le  dis  que  c'est  un  projet  d'amour  conjugal  ;  il  faut  bien  que  j'emmène  ma  femme. 
—  Alors,  monseigneur,  répondit  le  comte,  j'en  suis  désespéré;  mais  pas  de  Guiche 
pour  vous.  — Bah!  —  Oui.  Pourquoi  emmenez-vous  Madame?  —  Tiens!  parce  que 
je  m'aperçois  que  je  l'aime. 

Guiche  pâlit  légèrement,  en  essayant  toutefois  de  conserver  son  apparente  gaieté.  — 
Si  vous  aimez  Madame,  monseigneur,  dit-il,  cet  amour  doit  vous  suffire,  et  vous 
n'avez  plus  besoin  de  vos  amis.  — Pas  mal,  pas  mal,  murmura  Manicamp. —  Allons, 
voilà  ta  peur  de  Madame  qui  te  reprend,  répliqua  le  prince.  — Écoutez  donc,  mon- 
seigneur, je  suis  payé  pour  cela;  une  femme  (|ui  m'a  fait  exiler.  —  Ob!  mon  Dieu  , 
le  vilain  caractère  que  tu  as,  Guiche;  comme  lu  es  rancunier,  mon  anii.  — Je  vou- 
drais bien  vous  y  voir,  vous,  monseigneur.  —  Décidément,  c'est  à  cause  de  cela  que 
lu  as  si  mal  dansé  hier;  tu  voulais  te  venger  en  faisant  faire  à  Madame  de  fausses 
figures;  abl  Guiche  ,  ceci  est  mesipiin,  et  je  le  dirai  à  Madame.  — Ùh  !  vous  pouvez 
lui  dire  tout  ce  que  vous  voudrez,  monseigneur.  Son  Altesse  ne  me  haïra  point  plus 
qu'elle  ne  le  fait.  —  Là  ,  là,  tu  exagères,  pour  quinze  pauvres  jours  de  campagne 
forcée  (|u'clle  t'a  imposés.  —  Monseigneur,  (piinzc  jours  sont  quiirze  jours,  cl  ipiaud 
on  les  passe  à  s'ennuyer,  (piinzt^  jnurs  sont  une  clernité.  —  De  sorte  (pie  tu  ne  lui 
pardonneras  pas'/ —  Jamais.  —  Allons  ,  allons  ,  Guicbe  ,  sois  meilleur  garçon  ,  je  veux 
faire  la  paix  avec  elle;  tu  reconnaîtras,  eu  la  fré([ucnlanl.  qu'elle  n'a  point  de  mé- 
chanceté cl  qu'elle  est  pleine  d'esprit.  — Monseigneur  ..  ^  Tu  verras  qu'elle  sait 
recevoir  comme  utu'  |)riniesse  et  rire  connue  une  boingcoise:  tu  verras  qu'elle  fait, 
quand  elle  le  veut,  (pie  les  heures  s'écoulent  comme  des  niiniue;..  Guiche,  mon  ami, 
il  l'.int  rpic  lu  i'o\ieiuies  sur  le  couqilc  de  ma  feuuiie. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  477 

—  Décidément,  se  dil  Manicamp,  voilà  un  mari  à  qui  le  nom  de  sa  femme  porlera 
malheur,  et  feu  le  roi  Candaule  était  un  véritable  tigre  auprès  de  monseigneur.  — 
Entin,  ajouta  le  prince  ,  tu  reviendras  sur  le  compte  de  ma  femme,  Guiche  ;  je  le  le 
garantis.  Seulement,  il  faut  que  je  te  montre  le  chemin.  Elle  n'est  point  banale,  et 
ne  parvient  pas  qui  veut  à  son  cœur. — Monseigneur... —  Pas  de  résistance,  Guiche,  ou 
nous  nous  fâcherons,  répliqua  le  prince.  —  Mais  puisqu'il  le  veut ,  murmura  Manicamp 
à  l'oreille  de  Guiche,  salisfailes-le  donc.  —  Monseigneur,  dit  le  comte,  j'obéirai.  — • 
Et  pour  commencer,  reprit  monseigneur,  on  joue  ce  soir  chez  Madame,  (n  dîneras 
avec  moi  et  je  le  conduirai  ch(>z  elle.  —  Oh  !  pour  cela  ,  monseigneur,  objecta  Guiche, 
vous  me  permettrez  de  résister.  —  Encore!  mais  c'est  de  la  rébellion.  —  Madame  m'a 
trop  mal  reçu  hier  devant  tout  le  monde.  —  Vraiment  !  dit  le  prince  en  riant.  —  A  ce 
point  qu'elle  ne  m'a  pas  même  répondu  (piand  je  lui  ai  parlé:  il  peut  être  bon  de 
n'avoir  pas  d'amour-propre  ,  mais  trop  peu  ,  c'est  trop  peu  ,  comme  on  dit. —  Comte, 
après  le  dîner  lu  iras  l'habiller  chez  toi  eî  tu  viendras  me  reprendre,  je  t'attendrai. — 
Puisque  Voire  Altesse  le  commande  absolument.  —  .absolument.  —  Il  n'en  démordra 
point,  se  dit  Manicamp,  et  ces  sortes  de  choses  sont  de  celles  qui  tieunenl  le  plus 
obstinément  à  la  tète  des  maris.  Ah  !  pourquoi  donc  M.  Molière  n'a-t-il  j)as  entendu 
celui-là  ,  il  l'aurait  mis  en  vers. 

Le  prince  et  sa  cour  ainsi  devisant  renirèrent  dans  les  plus  frais  apparlemens  du 
château. — A  propos,  dit  Guiche  sur  le  seuil  de  la  porte,  j'avais  une  commission  pour 
Votre  .Altesse  Royale.  —  Fais  ta  commission. — M.  de  Bragelonne  est  parti  pour 
Londres  avec  un  ordre  du  roi ,  et  il  m'a  chargé  de  tous  ses  respects  pour  monseigneur. 

—  Bien  ,  bon  voyage  au  vicomte  que  j'aime  fort.  Allons,  va  l'habiller,  Guiche,  et  re- 
viens-nous. Et  si  lu  ne  reviens  pas...  —  Qu'arrivei'a-t-il ,  monseigneur?  —  Il  arrivera 
que  je  te  fais  jeter  à  la  Bastille.  — Allons,  décidément,  dit  Guiche  en  riani.  Son  Allcsse 
Royale  Monsieur  est  la  contre-partie  de  Son  Altesse  Royale  Madame.  Madame  me  fait 
exiler  parce  qu'elle  ne  m'aime  pas  assez.  Monsieur  me  fait  emprisonner  parce  qu'il 
m'aime  trop.  Merci ,  Monsieur.  Merci ,  Madame. 

—  Allons,  allons,  dit  le  prince  ,  tu  es  un  charmant  ami ,  et  tu  sais  bien  que  je  ne 
puis  me  passer  de  toi.  Reviens  vile.  — Soit,  mais  il  me  plaît  de  faire  de  la  coquetterie 
à  mon  tour,  monseigneur.  —  Bah  ! — Aussi  je  ne  rentre  chez  Votre  Altesse  qu'à  une 
seule  condition.  — Laquelle?  —  J'ai  l'ami  d'un  de  mes  amis  à  obliger.  —  Tu  l'appelles? 

—  Malicorne.  —  Vilain   nom.  —  Très-bien  porté,  monseigneur. — Soit.  Eh  bien? 

Eh  bieni  je  dois  à  M.  Malicorne  une  place  chez  vous,  monseigneur.  — Une  place  de 
quoi? — Une  place  quelconque;  une  surveillance  .  par  exemple.  —  Parbleu  I  cela  se 
trouve  bien,  j'ai  congédié  hier  le  maître  des  apparlemens.  —  Va  pour  le  maître  des 
appartemens,  monseigneur.  Qu'a-t-il  à  faire?  —  Rien,  sinon  à  regarder  et  à  rappor- 
ter.—  Police  intérieure?  —  Justement. — Oh!  conuue  cela  va  bien  à  Malicorne,  se 
hasarda  de  dire  Manicamp.  —  Vous  connaissez  celui  dont  il  s'agit,  monsieur  Mani- 
camp? demanda  le  prince.  —  Intimement,  monseigneur.  C'est  moi  l'ami. — El  votre 
opinion  est?— Que  monseigneur  n'aura  jamais  un  maître  des  apparlemens  pareil  à 
celui-là. — Combien  rapporte  l'office?  demanda  le  comte  au  prince. —  Je  l'icînore  ; 
seulement  on  m'a  toujours  dit  qu'il  ne  pouvait  assez  se  payer  quand  il  élîiit  bien 
occupé.  —  Qu'appelez-vous  bien  occupé?  prince.  —  Cela  va  sans  dire  quand  le  fonc- 
tionnaire est  homme  d'esprit. — Alors,  je  crois  que  monseigneur  seraconleni,  car 
Malicorne  a  de  l'esprit  comme  un  diable.  — Bon,  l'oftice  me  coulera  cher  en  ce  cas 
répliqua  le  prince  en  riant.  Tu  me  fais  là  un  véritable  cadeau  ,  comîe. —  Je  le  crois 
monseigneur.  — Eh  bien!  va  donc  annoncera  (on monsieur  Mélicorne... — Malicorne 


478 


LES  MOUSQUETAIRES. 


monseigneur. — Je  ne  me  ferai  jamais  à  ce  nom-là. — Vous  dites  bien  Manicamp, 
monseigneur.  —  Oh!  je  dirais  très-bien  aussi  Malicorne.  L'habitude  in'aiderail.  — 
Dites,  dites,  monseigneur,  je  vous  promets  que  votre  inspecteur  des apparlemens  ne  se 
fàcliera  point;  il  est  du  plus  heureux  caractère  qui  se  puisse  voir. 

—  Eh  bien,  alors,  mon  cherGuiche,  annoncez-lui  sa  nomination...  Mais,  atten- 
dez... —  Quoi,  monseigneur?  —  Je  veux  le  voir  auparavant.  S'il  est  aussi  laid  que 
son  nom,  je  me  dédis.  —  Monseigneur  le  connaît.  —  Moi?  —  Sans  doute,  monsei- 
gneur l'a  déjà  vu  au  Palais-Royal,  à  telles  enseignes  que  c'est  même  moi  qui  le  lui  ai 
présenté.  —  Ah!  fort  bien,  je  me  rappelle...  c'est,  peste  !  un  charmanl  garçon!  —  Je 
savais  bien  que  monseigneur  avait  dû  le  remarquer.  —  Oui ,  oui ,  oui  !  Vois-tu ,  Guichc , 
je  ne  veux  pas  que  ma  femme  ni  moi  nous  ayons  des  laideurs  devant  les  yeux.  Ma 
feumie  prendra  pour  demoiselles  d'honneur,  toutes  liiles  jolies;  moi  tous  gentilshommes 
bien  faits.  De  cette  façon ,  vois-lu  ,  Guiche ,  si  je  fais  des  enfans ,  ils  seront  d'une  bonne 
inspiration ,  et  si  ma  femme  en  fait ,  elle  aura  vu  de  beaux  modèles.  —  C'est  puis- 
sanunent  raisonné,  monseigneur,  dit  Maniiamp,  approuvant  de  l'œil  et  de  la  voix  en 
même  temps.  Quant  à  Guiche,  sans  doute  ne  trouva-t-il  pas  le  raisoimemcnt  aussi 
heureux,  car  il  opina  seulement  du  geste,  et  encore  le  geste  garda-t-il  un  caractère 
marqué  d'indécision. 

Manicamp  s'en  alla  prévenir  Malicorne  de  la  bonne  nouvelle  qu'il  venait  d'ap- 
prendre. 

Guiche  parut  s'en  aller  à  contre-cœur  faire  sa  toilette  de  cour. 

Monsieur,  chantant,  rianlet  se  mirant,  alleignil  l'heure  du  dîner,  dans  des  disposi- 
tions qui  eussent  justilié  ce  proverbe  :  m  Heureux  comme  un  priiice.  » 


Ps 


)'»-<>.* 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


479 


HISTOIRE   D'UNE   DRYADE   ET  D'UNE   NAlADE. 


A-DALSER 


ouT  le  monde  avait  fait  collation  au  fliàlea\i ,  et  après  la 
collation  toilette  de  cour. 

La  collallon  avait  lieu  d'habitude  à  tinq  heures. 
jMettons  une  heure  de  collation  et  deux  heures  de  toi- 
lette. Chacun  était  donc  prêt  vers  les  huit  heures  du  soir. 
Anssi  vers  huit  heures  du  soir  cornmcnçait-on  à  se  pré- 
senter chez  Madame. 

Car,  ainsi  que  nous  l'avons  dit ,  c'était  Madame  qui  re- 
cevait ce  soir-là. 

Et  aux  soirées  de  Madame  nul  n'avait  garde  de  man- 
quer, car  les  soirées  passaient  chez  elle  avec  tout  le  charme  que  la  reine ,  cette  pieuse 
et  excellente  princesse ,  n'avait  pu .  elle  .  donner  à  ses  réunions.  Car  c'est  malheureu- 
sement un  des  avantages  de  la  bonté  d'amuser  moins  qu'un  méchant  esprit. 

Et  cependant ,  hàlons-nous  de  le  dire ,  méchant  esprit  n'était  pas  ime  épithète  que 
l'on  put  appliquer  à  Madame. 

Celte  nature  toute  d'élite  renfermait  trop  de  çrénérosité  véritable  ,  trop  d'élans  nobles 
et  de  réflexions  distinguées  pour  qu'on  (jùl  l'appeler  une  méchante  nature. 

Mais  Madame  avait  le  don  de  la  résistance ,  don  si  souvent  fatal  à  celui  qui  le  pos- 
sède, car  il  se  brise  où  un  autre  eût  plié  :  il  en  résultait  que  les  coups  ne  s'émoussaient 
point  sur  elle  conmie  sur  cette  conscience  ouatée  de  Marie-Thérèse. 

Son  cœur  rebondissait  à  chaque  attaque ,  et  pareille  aux  quintaines  agressives  des 
jeux  de  bague,  Madame  ,  si  on  ne  la  frappait  pas  de  manière  à  l'étourdir,  rendait  coup 
pour  coup  à  l'imprudent  quel  qu'il  fût  qui  osait  jouter  contre  elle. 

Était-ce  méchanceté,  était-ce  tout  simplement  malice?  Nous  eslimons  ,  nous,  que 
les  riches  et  puissantes  natures  sont  celles  qui ,  pareilles  à  l'arbre  de  la  science ,  pro- 
duisent à  la  fois  le  bien  et  le  mal,  double  rameau  toujours  fleuri,  toujours  fécond, 
dont  savent  distinguer  le  bon  fruit  ceux  qui  en  ont  faim,  dont  meurent  pour  avoir 
mangé  le  mauvais,  les  inutiles  et  les  parasites,  ce  qui  n'est  pas  un  mal. 

Donc  Madame,  qui  avait  son  plan  de  seconde  reine  ,  ou  même  de  première  reine, 
bien  arrêté  dans  son  esprit.  Madame,  disons-nous,  rendait  sa  maison  agréable  par  la 
conversation,  par  les  rencontres ,  par  la  liberté  parfaite  qu'elle  laisait  à  chacun  de 
placer  son  mot,  à  la  condition,  toutefois,  que  le  mot  fût  joli  ou  utile.  Et,  le  croira-t- 
on, par  cela  même  on  parlait  peut-être  moins  chez  Madame  qu'ailleurs. 
Madame  haïssait  les  bavards  et  se  vengeait  cruellement  d'eux. 
Elle  les  laissait  parler. 


480  LES  MOUSQUETAIRES. 

Elle  haïssait  aussi  la  prétention  et  ne  passait  pas  même  ce  défaut  au  roi. 

C'était  la  maladie  de  Monsieur,  et  la  princesse  avait  entrepris  cette  tâche  exorbi- 
tante de  l'en  guérir. 

Au  reste,  poètes,  hommes  d'esprit,  femmes  belles,  elle  accueillait  tout  en  mai- 
tresse  supérieure  à  ses  esclaves.  Assez  rêveuse  au  milieu  de  toutes  ses  espiègleries, 
poiu' faire  rêver  les  poêles;  assez  forte  de  ses  charmes  pour  briller  même  au  milieu 
des  plus  jolies;  assez  spirituelle  pour  que  les  plus  remarquables  l'écoutassent  avec 
plaisir. 

On  conçoit  ce  que  des  réunions  pareilles  à  celles  qui  se  tenaient  chez  Madame  de- 
vaient attirer  de  monde ,  la  jeunesse  y  affluait.  Quand  le  roi  est  jeune .  tout  est  jeune 
à  la  cour. 

Aussi  voyait-on  bouder  les  vieilles  dames,  têtes  fortes  de  la  régence  ou  du  dernier 
règne;  mais  on  répondait  à  leurs  bouderies  en  riant  de  ces  vénérables  personnes  qui 
avaient  poussé  l'esprit  de  domination  jusqu'à  commander  des  parties  de  soldats  dans 
la  guerre  de  la  fronde ,  afin ,  disait  Madame  .  de  ne  pas  perdre  tout  empire  sur  les 
hommes. 

A  huit  heures  sonnant.  Son  Altesse  Royale  entra  dans  le  grand  salon  avec  ses  dames 
d'honneur  et  trouva  plusieurs  courtisans  qui  attendaient  déjà  depuis  plus  dix  minutes. 

Parmi  tous  ces  précurseurs  de  l'heure  dite ,  elle  chercha  celui  qu'elle  croyait  devoir 
être  arrivé  le  premier  de  tous.  Mais  elle  ne  le  trouva  point. 

Mais  presque  au  même  instant  où  elle  achevait  cette  investigation ,  on  annonça 
Monsieur. 

Monsieur  était  splendide  à  voir.  Toutes  les  pierreries  du  cardinal  Mazarin,  celles 
bien  entendu  que  le  ministre  n'avait  pu  faire  autrement  que  de  laisser,  toutes  les  pier- 
reries de  la  reine-mère,  quelques-unes  même  de  sa  femme.  Monsieur  les  portait  ce 
jonr-là.  Aussi  Monsieur  brillait-il  comme  un  soleil. 

Derrière  lui,  à  pas  lents  et  avec  un  air  de  componction  parfaitement  joué,  venait 
Guiehe ,  vêtu  d'un  habit  de  velours  gris-perle,  brodé  d'argent  et  à  rubans  bleus. 

Guiche  portait  en  outre  des  malines  aussi  belles  dans  leur  genre  que  les  pierreries 
de  jNIonseigneur  l'étaient  dans  le  leur. 

La  plume  de  son  chapeau  était  rouge. 

Madame  avait  plusieurs  couleurs. 

Elle  aimait  le  rouge  en  tentures ,  le  gris  eu  vêtemcns,  le  bleu  en  llcurs. 

^I.  de  Quiche,  ainsi  vêtu,  était  d'une  beauté  que  tout  le  monde  pouvait  remarquer. 
Certaine  pâleur  intéressante ,  certaine  langueur  d'yeux  ,  des  mains  mates  de  blan- 
cheur sous  (le  grandes  dentelles,  la  Ijoucbe  mélancolique:  il  ne  fallait,  en  vérité  que 
voir  M.  de  Guiche  pour  avouer  que  peu  d'hommes  à  la  cour  de  France  valaient 
celui-là. 

11  en  résulta  que  Monsieur,  qui  eût  eu  la  prétention  d'éclipser  une  étoile  si  une 
étoile  se  fi'lt  mise  en  parallèle  avec  lui,  fut,  au  contraire,  com|>létemcnt  éclipsé  dans 
toutes  les  imaginations,  lesquelles  sont  des  juges  fort  .silencieux ,  certes,  mais  aussi 
fort  ailiers  dans  leur  jugement. 

Madame  avait  regardé'  vaguement  Guiche,  mais  si  vague  que  fut  ce  regard,  il 
amena  une  charmante  rougeur  sur  son  front. — Madame,  en  ell'ct,  avait  trouvé 
Guiche  si  beau  et  si  élégant  qu'elle  en  était  presque  à  ne  plus  rogrctter  la  conquête 
royale  qu'elle  sentait  être  sur  le  point  de  lui  échapper. 

Son  neur  laisNa  donc  malgré  lui  rellucr  tout  son  sang  jusqu'.'i  ses  joues. 

Monsieur  alors,  prenant  son  air  mntiii ,  s'approcha  d'elle.  Il  n'avait  pas  vu  la  rou- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  481 

peur  de  la  priiifcssc.  on  s'il  l'iWiiil  vue.  il  étiiit  Iiicn  loin  de  l'attribuer  à  sa  véritable 
c.iiiiie. 

—  .Madame,  dit-il  en  baisant  la  main  de  sa  femme,  il  y  a  ici  un  disgracie,  un 
niaUieurcux  exilé  que  je  prends  sur  moi  de  vous  recommander.  Faites  bien  attention, 
je  vous  prie,  qu'il  est  de  mes  meilleurs  amis,  et  que  votre  accueil  me  toiicbera  beau- 
coup. —  Quel  exilé?  quel  disgracié?  demanda  Madame  en  regardant  tout  autour  d'elle 
et  sans  plus  s'arrêter  au  comte  qu'aux  autres. 

C'était  le  moment  de  pousser  son  protégé.  Le  prince  s'effaça  el  laissa  passer  Guicbc. 
qui,  d'un  air  assez  maussade,  s'approcha  de  Madame  et  lui  l"it  sa  révérence.  —  Eh 
quoi?  demanda  Madame,  comme  si  elle  éprouvait  le  plus  vif  étonnement,  c'est  M.  le 
comte  de  Gm'che  qui  est  le  disgracié,  l'exilé? — Oui-da!  reprit  le  duc.  —  Eb  !  dit 
Madame,  on  ne  voit  que  lui  ici.  —  Ab!  Madame,  vous  êtes  injuste,  lit  le  priuri'.  — 
Moi?  —  Sans  doute.  Voyons,  pardonnez-lui  à  ce  pauvre  garçon.  —  Lui  pardonner 
quoi?  Qu'ai-je  donc  à  pardonner  à  M.  de  Guicbe,  moi?  —  Mais  au  fait,  explique- 
toi ,  Guicbe?  que  veux-tu  qu'on  te  pardonne?  demanda  le  prince. — Hélas!  Son 
Altesse  Royale  le  sait  bien  ,  répliqua  celui-ci  bypocrilement.  —  Allons,  allons,  dou- 
ncz-lui  voire  main,  Madame,  dit  Philippe. — Si  cela  vous  fait  plaisir,  Monsieur. 
Et  avec  un  indescriptible  mouvement  des  yeux  et  des  épaules,  Madame  lendit  sa 
belle  main  parfumée  au  jeune  bonuue  qui  y  appuya  ses  lèvres. 

Il  faut  croire  qu'il  les  appuya  longtemps  et  que  Madame  ne  retira  pas  trop  vile  sa 
main,  car  le  duc  ajouta  :  — Guicbe  n'est  point  méchant.  Madame,  et  il  ne  \ous 
mordra  certainement  pas. 

On  prit  prétexte,  dans  la  galerie,  de  ce  mot  qui  n'était  peut-être  [iis  forl  risiblc, 
pour  rire  à  l'excès. 

Enelfet.  la  situation  était  remanjuable,  el  quelques  bonnes  àrnos  l'avaient  re- 
marquée. 

Monsieur  jouissait  donc  encore  de  l'effet  de  son  mol  quand  on  annonça  le  roi. 
En  ce  moment,  l'aspect  du  salon  était  celui  que  nous  allons  e.-saycr  de  décrire. 
Au  centre,  devant  la  cheminée  encombrée  de  fleurs,  se  tenait  ibidame,  avec  ses 
demoiselles  d'honneur  formées  en  deux  ailes  sur  les  lignes  desquelles  voltigeaient  les 
papillons  de  cour. 

D'autres  groupes  occupaient  les  embrasures  des  fenêtres,  comme  font  dans  leurs 
.tours  réciproques  les  postes  d'une  même  garnison,  cl  de  leurs  places  re?pectives  jicr •■ 
cevaient  les  mots  partis  du  groupe  principal. 

De  l'un  de  ces  groupes ,  le  plus  rapproché  de  la  cheminée,  Malicorne ,  promu  ,  séance 
lenanic.  par  Manicamp  et  Guicbe  au  poste  de  maitre  des  apparlemens,  Malicorne, 
dont  l'habit  d'oflicier  élait  prêt  depuis  tantôt  deux  mois,  flamboyait  dans  ses  dorures 
et  rayonnait  sur  Monlalais,  extrême  gauche  de  Madame,  avec  tout  le  feu  de  ses  yenx 
et  tout  le  reflet  de  son  velours. 

Madame  causait  avec  mademoiselle  de  Chatillon  el  mademoiselle  de  Créquy,  ses 
deux  voisines,  et  renvoyait  quelques  paroles  à  Monsieur  qui  s'efl'aça  aussitôt  que"  cette 
annonce  fut  faite  :  —  Le  roi  I 

Mademoiselle  de  la  Vallière  élait,  comme  Monlalais  à  la  gauche  de  Madame,  c'est- 
à-dire  l'avaut-dernière  de  la  ligne;  à  sa  droite  ,  on  avait  placé  mademoiselle  de  Ton- 
nay-Charente.  Elle  se  trouvait  donc  dans  la  situation  de  ces  corps  de  troupe  dont  ou 
soupçonne  la  faiblesse,  et  que  l'on  ])lace  cnire  deux  forces  éprouvées. 

Ainsi  tlanquéc  de  ses  deux  compagnes  d'aventure,  la  Vallière,  soit  qu'elle  fût  cha- 
grine de  voir  partir  RaonI,  soit  ((u'clle  IVil  encore  émue  des  événemens  rérens  qui 


482  LES  MOUSQUETAIRES. 

commençaient  à  populariser  son  nom  dans  le  monde  des  courtisans ,  ia  Vallière ,  di- 
sons-nous, cachait  derrière  son  éventail  ses  yeux  un  peu  rougis  et  paraissait  prêter 
ime  grande  attention  aux  paroles  que  Montalais  et  Athénaïs  lui  glissaient  alternative- 
ment dans  l'une  et  l'autre  oreille. 
•  Lorsque  le  nom  du  roi  retentit,  un  grand  mouvement  se  fit  dans  le  salon. 

Madame,  comme  la  maîtresse  du  logis,  se  leva  pour  recevoir  le  royal  visiteur;  mais 
en  se  levant,  si  préoccupée  qu'elle  dût  être,  elle  lança  un  regard  à  sa  droite  et  ce 
regard ,  que  le  présomptueux  Guicbe  interpréta  comme  envoyé  à  son  adresse ,  s'arrêta 
pourtant  en  faisant  le  tour  du  cercle  sur  la  Vallière,  dont  il  put  remarquer  la  vive 
rougeur  et  l'inquiète  émotion. 

Le  roi  entra  au  milieu  du  groupe  devenu  général,  par  un  mouvement  qui  s'opéra 
naturellement  de  la  circonférence  au  centre. 

Tous  les  fronts  s'abaissaient  de\  anl  Sa  Majesté  ;  les  femmes  ployant  comme  de  frêles 
et  magnifiques  lys  devant  le  roi  Aquilo. 

Sa  Majesté  n'avait  rien  de  farouche ,  nous  pourrions  même  dire  rien  de  royal  ce 
soir-là,  n'étaient  cependant  sa  jeunesse  et  sa  beauté. 

Certain  air  de  joie  vive  et  de  bonne  disposition  mirent  en  éveil  toutes  les  cervelles; 
et  voilà  que  chacun  se  promit  une  charmante  soirée  rien  qu'à  voir  le  désir  qu'avait 
Sa  Majesté  de  s'amuser  chez  Madame. 

Si  quelqu'un  pouvait  par  sa  joie  et  sa  belle  humeur  balancer  le  roi,  c'était  M.  de 
Sainl-Aignan,  rose  d'habils,  de  figure  et  de  rubans,  rose  d'idées  surtout',  et  ce  soir-là 
M.  de  Sainl-Aignan  avait  beaucoup  d'idées. 

Ce  qui  avait  donné  une  floraison  nouvelle  à  toutes  ces  idées  qui  germaient  dans  son 
esprit  riant ,  c'est  qu'il  venait  de  s'apercevoir  que  mademoiselle  de  Toiinay-Charente 
était  comme  lui  vêtue  de  rose.  Nous  ne  voudrions  pas  dire  cependant  que  le  rusé  coiu- 
tisau  ne  sût  pas  d'avance  que  la  belle  Athénaïs  dût  revêtir  cette  couleur.  11  connaissait 
très-bien  l'art  de  faire  jaser  un  tailleur  ou  ime  femme  de  chambre  sur  les  projets  de 
sa  maîtresse. 

Il  envoya  tout  autant  d'o-'illades  assassines  à  mademoiselle  Athénaïs  qu'il  avait  de 
nœuds  de  rubans  aux  chausses  et  au  pourpoint,  c'est-à-dire  qu'il  en  décocha  une 
quantité  furieuse. 

Le  roi  ayant  fait  ses  complimens  à  Madame ,  et  Madame  ayant  été  invitée  à  s'asseoir, 
le  cercle  se  forma  aussitôt. 

Louis  demanda  à  Monsieur  des  nouvelles  du  bain:  il  raconta,  tout  en  regardant  les 
datni'>,  ([ue  des  poètes  s'occupaient  de  mettre  eu  versée  galant  divertissement  des 
bains  de  Valvins,  et  que  l'un  d'eux  surlout ,  M.  Lorct ,  semblait  avoir  reçu  les  conli- 
dences  d'une  nymphe  des  eaux  tant  il  a\ail  dit  de  vérités  dans  ses  rimes. 
Plus  d'une  dame  crut  devoir  rougir. 

Le  roi  prolita  de  ce  moment  pour  regarder  à  son  aise  ;  Montalais  seule  ne  rougis- 
sait pas  assez  pour  ne  pas  regarder  le  roi,  et  elle  le  vit  dévorer  du  regard  mademoi- 
selle de  la  Vallière. 

Cette  iiardie  fille  d'honneur,  que  l'on  nonmiait  la  Montalais.  lit  baisser  les  yeux  a»i 
roi  et  sauva  ainsi  Louise  de  la  Vallière  d'im  l'eu  synipathiipii'  qui  lui  fût  peut-être 
arrivé  i>ar  ce  regard. 

Louis  était  pris  par  Madame  qui  l'accablail  de  (lueslions,  et  uiillc  personne  aumoude 
ne  savail  (piesliouner  connue  elle. 

Mais  lui  chercliait  à  rendre  la  oonvursalioii  générale .  l'I.  pour  y  réus^ir.  il  rednulila 
d'esi>ril  et  (If  galaulrrie. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  483 

Madame  voulail  des  coinjdiiiien!;;  elle  se  résolut  à  eu  arracher  à  tout  prix ,  ets'adros- 
sant  au  roi  : 

—  Sire ,  dit-elle .  Votre  Majesté  .  qui  sait  (ont  ce  qui  se  passe  eu  sou  royaume ,  doit 
savoir  d'avance  les  vers  contés  à  M.  Loret  par  cette  nymphe;  Votre  Majesté  veut-elle 
bien  nous  en  faire  part? —  Madame,  répliqua  le  roi  avec  une  grâce  parfaite,  je 
n'ose...  il  est  certain  que  pour  vous,  personnellement,  il  y  aurait  de  la  confusion  à 
écouler  certains  détails...  mais  Saint-Aitrnau  coule  assez  bien  et  relient  parfaitement 
les  vers;  s'il  ne  les  retient  pas,  il  eu  improvise.  Je  vous  lecerlitie  poète  renforcé. 

Saint-Aignan ,  mis  en  scène,  fut  contraint  de  se  produire  le  moins  désavanlagcuse- 
ment  possible.  Malheureusement  pour  Madame,  il  ne  songea  qu'à  ses  affaires  particu- 
lières, c'esl-à-dire  qu'au  lieu  de  reudre  h  Madame  les  compliniens  dont  elle  se  faisait 
fête,  il  s'ingéra  de  se  prélasser  uu  peu  lui-même  dans  sa  bonne  fortune. 

Lançant  donc  un  centième  coup  d'œil  à  la  belle  Alhénaïs  qui  praliquait  tout  au  long 
sa  théorie  de  la  veille  .  c'esl-à-dire  qui  ne  daignait  pas  regarder  son  adorateur,  —  Sire , 
dit-il.  Voire  Majesté  me  pardonnera  sans  doute  d'avoir  Iro])  peu  reletui  les  vers  dictés 
à  Loret  par  la  nymphe  :  mais  où  le  roi  n'a  rien  retenu  ,  qu"eussé-je  fait,  moi  chélif? 

Madame  accueillit  avec  peu  de  faveur  cette  défaite  de  courtisan.  —  Ah  !  Madame, 
ajouta  Saint-.\ignan ,  c'est  qu'il  ne  s'agit  plus  aujourd'hui  de  ce  que  disent  les  nymphes 
d'eau  douce.  En  vérité,  on  serait  tenté  de  croire  qu'il  ne  se  fait  plus  rien  d'intéressant 
dans  les  royaumes  liquides.  C'est  sur  terre,  Madame,  que  les  grands  événemens  ar- 
rivent. Ah  !  sur  terre  ,  Madame  ,  que  de  récils  pleins  de. . .  —  Bon  ,  fit  .Madame .  ht  que 
se  passe-t-il  donc  sur  terre?  —  C'est  aux  dryades  qu'il  faut  le  demander,  répliqua  le 
comte  ;  les  dryades  habitent  les  bois,  comme  Votre  Altesse  Royale  le  sail.  —  Je  sais 
même  qu'elles  sont  naturellement  bavardes,  monsieiu'  de  Saint-Aignan.  —  C'est  vrai 
Madame;  mais  quand  elles  ne  rapportent  que  de  jolies  choses,  on  aurait  mauvaise 
grâce  à  les  accuser  de  bavardage.  — Elles  rapportent  donc  de  jolies  choses?  demanda 
nonchalamment  la  princesse.  En  vérité,  monsieur  de  Saint-Aignan  ,  vous  piqncz  ma 
curiosité,  et  si  j'étais  le  roi ,  je  vous  sommerais  sur-le-champ  de  nous  raconter  les  jo- 
lies choses  que  disent  mesdames  les  dryades,  puisque  vous  seul  ici  semblez  connaître 
leur  langage.  —  Oh  !  pour  cela,  Madame  ,  je  suis  bien  aux  ordres  de  Sa  Majesté 
répliqua  vivement  le  comte.  —  Il  comprend  le  langage  des  dryades?  dit  Monsieur. 
Est-il  heureux,  ce  Saint-Aignan! — Comme  le  français,  monseigneur.  — Contez  alors 
dit  Madame. 

Le  roi  se  sentit  embarrassé  ;  nul  doute  que  son  confident  ne  l'allât  embarquer  dans 
une  affaire  difficile. 

Il  le  senlait  bien  à  l'attention  universelle  excitée  par  le  préandiule  de  SainlAi'^nan 
e-xcitée  par  l'altitude  particulière  de  Madame.  Les  plus  discrets  sendjlaicnl  prêts  à  dé- 
vorer chaque  parole  que  le  comte  allait  prononcer. 

On  toussa,  on  se  rapprocha,  on  regai'da,  du  coin  de  l'œil,  certaines  daines  d'hon- 
neur qui  elles-mêmes  pour  souleuir  |ilns  déi  emment  ou  avec  plus  de  fermeté  ce  regard 
inquisiteur  si  pesant,  arrangèrent  leurs  éventails,  et  se  composèrent  un  maintien  de 
duçlliste  qui  va  essuyer  le  feu  de  son  adversaire. 

En  ce  temps  on  avait  lellomeiil  l'habitude  des  conversations  ingénieuses  et  des  ré- 
cits épineux  que  là  où  tout  uu  salon  moderne  flairerait  scandale,  éclat,  lra"édie,  et 
s'enfuirait  d'effroi,  le  salon  de  Madame  s'accommodait  à  ses  places,  afin  de  ne  pas 
perdre  un  mot,  un  geste  de  la  comédie  composée  à  son  profit  par  M.  de  Saint-Aignan, 
et  dont  le  dénoùmeni ,  quels  que  fussent  le  style  et  l'intrigue ,  devait  nécessairement 
être  parfait  de  calme  et  d'observation. 


484  LES  MOUSQUETAIRES. 

Le  comte  était  connu  pour  un  lioinme  poli  et  un  parfait  couleur.  Il  commença 
donc  bravement  an  milieu  d'un  silence  profond  et  parlant  redoutable  pour  tout  autre 
que  lui. 

—  «Madame,  le  roi  permelque  je  m'adresse  d'abord  à  Votre  Allessc  Royale,  pnis- 
qu'elle  se  proclame  la  plus  curieuse  de  son  cercle  :  j'aurai  donc  l'iionncur  de  dire  à 
Voire  Allesse  Royale  que  la  dryade  babile  plus  parliculièrement  le  creux  des  chênes, 
et  comme  les  dryades  sont  de  belles  créalures  mythologiques  ,  elles  habitent  de  Irès- 
beaux  arbres,  c'esl-à-dire  les  plus  gros  qu'elles  puissent  trouver.  » 

A  cet  exorde  qui  rappelait,  sous  nu  \oile  transparent  la  fameuse  histoire  du  chêne 
royal,  qui  avait  joué  un  si  grand  rôle  dans  la  dernière  soirée,  tant  de  cœurs  batlirenl 
de  joie  ou  d'inquiétude  que  si  Saint- Aitrnan  n'eût  pas  eu  la  voix  bonne  et  sonore,  ce 
ballenient  des  cœurs  eût  été  entendu  par-dessus  sa  voix.  — Il  doil  y  avoir  des  dryades 
à  Fonlainebleau  ,  dit  Madame  d'un  ton  parfailemenl  calme,  car  jamais  de  ma  vie  je 
n'ai  vu  de  plus  beaux  chênes  que  dans  le  parc  royal. 

Et  en  disant  ces  mois,  elle  envoya  droit  et  à  l'adresse  de  Guiche  un  regard  dont 
celui-ci  n'eut  pas  à  se  plaindre  comme  du  précédent,  qui,  nous  l'avons  dit ,  avait 
conservé  certaine  nuance  de  vague  bien  pénible  pour  un  ccpur  aussi  aimant. 

—  Précisément ,  Madame ,  c'est  de  Fontainebleau  que  j'allais  parler  à  Votre  Altesse 
Rovale,  dit  Saint-Aignan  ,  car  la  dryade  dont  le  récit  nous  occupe  habite  le  parc  du 
chàlcan  de  Sa  Majesté. 

L'afïaire  était  engagée;  l'action  commençait  :  auditeurs  et  narrateur,  personne  ne 
pouvait  pins  reculer.  —  Écoutons,  dit  Madame,  car  l'histoire  m'a  l'air  d'avoir 
non-seulement  tout  le  charme  d'un  récit  national ,  mais  encore  d'une  chronique  très- 
contemporaine,  n  —  Je  dois  connnoncer  par  le  commencement .  dit  le  comte.  Donc  .  à 
Fontainebleau  ,  dans  une  chaumière  de  belle  ap|iarence,  habitent  des  bergers. 

«  L'un  est  le  berger  ïircis,  auipicl  appartiennent  les  plus  riches  domaines,  trans- 
mis par  l'héritage  de  ses  parens. 

«  Tircis  est  jeune  et  beau  ,  et  ses  qualités  en  font  le  premier  des  bergers  de  la  con- 
trée. On  peut  donc  dire  hardiment  qu'il  en  est  le  roi.  » 

Un  léger  murmure  d'approbation  encouragea  le  narrateur,  qui  continua  :  —  «  Sa 
force  égale  son  courage;  nul  n'a  plus  d'adresse  à  la  chasse  des  bêtes  sauvages,  nul 
n'a  plus  de  sagesse  dans  les  conseils.  Manœuvre-t-il  un  cheval  dans  les  belles  plaines 
de  sou  héritage,  conduit-il  aux  jeux  d'adresse  et  de  vigueur  les  bergers  qui  lui 
obéissent,  on  dirait  le  dieu  Mars  agitant  sa  lance  dans  les  plaines  de  la  Thrace,  ou 
mieux  encore  .\pollon  .  dieu  du  jour,  lorsqu'il  rayonne  sur  la  terre  avec  ses  dards  en- 
flamcnés    » 

Chacun  comprend  que  ce  portrait  allégorique  du  roi  n'était  pas  le  pire  c.xorde  que 
le  conteur  eût  pu  choisir,  .\ussi  ne  manqiia-t-il  son  elVet  ni  sur  les  assistans ,  qui ,  par 
devoir  et  par  plaisii',  y  applaudiieut  à  tout  inmpre;  ni  sur  le  roi  lui-même,  à  ijui  la 
louange  ])laisail  fort  lors(]u'elle  était  dcli('ate  ,  et  ne  déplaisait  pas  toujours  lors  mèiue 
qu'elle  était  un  peu  outrée.  Saint-Aignan  poursuivit  : —  «  Ce  n'est  pas  seulement, 
Mesdames,  aux  jeux  de  gloire  (juc  le  berger  Tircis  a  acquis  cette  rcnonnnéc  qui  en 
fait  le  roi  des  bergers.  »  —  Des  licrgcrs  de  Fontainebleau  .  dit  le  roi  en  souriant  à  Ma- 
dame.—  Oh  I  s'écria  Madame,  Fontainebleau  est  pris  arbitrairement  parle  poète; 
moi .  ji'  dis:  des  bergers  du  monde  entier. 

Le  roi  oublia  son  rôle  d'audileiu'  passif  et  s'inclina. 

—  «C'est,  poursuivit  Saint-Aignau  au  milieu  d'mi  uunuinii'  llalU-ur.  ('est  auprès 
des  belles  surlont  que  Ir  nu  rite  de  ce  roi  des  bergers  éclate  le  plus  manifestement. 


LE  VICOMTE  DE  UKAGELONNE.  185 

C'est  un  berger  dont  l'esprit  est  fin  comme  le  cœur  est  pur;  il  sait  débiter  un  compli- 
ment avec  une  grâce  qui  cliarme  invinciblement,  et  il  sait  aimer  avec  une  discrétion 
qui  pntmetà  ses  aimables  et  lieureuses  conquêtes  le  sort  le  plus  digne  d'envie  Jamais 
un  éclat,  jamais  un  oubli.  Quiconque  a  vu  Tircis  et  l'a  entendu  doit  l'aimer;  qui- 
conque l'aime  et  est  aimé  de  lui  a  rencontré  le  bonheur.  » 

Saint-Aignan  fit  là  une  pause;  il  savourait  le  plaisir  des  complimens ,  el  ce  portrait 
tout  grolesquement  ampoiflé  qu'il  fût,  avait  Irouvé  grâce  devant  de  ccriaines  oreilles, 
surtout  pour  qui  les  mérites  du  berger  ne  semblaient  point  avoir  été  exagérés.  Madame 
engagea  l'orateur  à  continuer.  —  «  Tircis,  dit  le  comte,  avait  un  fidèle  compagnon  , 
ou  plutôt  un  serviteur  dévoué  qui  s'appelait...  Amyntas.  »  —  Ah!  voyons  le  portrait 
d'Amyntas  !  dit  malicieusement  Madame;  vous  êtes  si  bon  peintre,  monsieur  de 
Saint-Aignan!  —  Madame!  —  Oh!  comte  de  Saint-Aignan,  n'allez  pas,  je  vous 
prie,  sacrifier  ce  pauvre  .\myntas!  je  ne  vous  le  pardonnerais  jamais!  —  Madame, 
Amyntas  est  de  condition  trop  inférieure  ,  surtout  près  de  Tircis  ,  pour  que  son  por- 
trait puisse  avoir  l'honneur  d'un  parallèle.  Il  en  est  de  certains  amis  comme  de  ces 
serviteurs  de  l'antiquité  ,  qui  se  faisaient  enterrer  vivans  aux  pieds  de  leur  maître. 
Aux  pieds  de  Tircis,  là  est  la  place  d'Amyntas;  il  n'en  réclame  pas  d'autre,  et  si 
quelquefois  l'illustre  héros  .. —  Illustre  berger,  voulez- vous  dire,  fit  Madame  feignant 
de  reprendre  M.  de  Saint-.\ignan.  —  Votre  Altesse  Royale  a  raison,  je  me  tronqjais, 
reprit  le  courtisan  ;  si ,  dis-je  ,  le  berger  Tircis  daigne  parfois  appeler  Amyntas  son  ami 
et  lui  ouvrir  son  cœur,  c'est  une  faveur  nonparcille,  dont  le  dernier  fait  cas  comme 
de  la  plus  insigne  félicité.  —  Tout  cela ,  interrompit  Madame  ,  établit  le  dévouement 
absolu  d'Amyntas  à  Tircis,  mais  ne  nous  donne  pas  le  portrait  d'Amyntas.  Comte,  ue 
le  flattez  pas,  si  vous  voulez  ,  mais  peignez-nous-le;  je  veux  le  portrait  d'Amyntas. 

Saint-Aignan  s'exécuta,  après  s'être  incliné  profondément  devant  la  belle-sœur  de 
Sa  Majesté.  —  «  Amyntas ,  dit-il,  est  un  peu  plus  âgé  que  Tircis  ;  ce  n'est  pas  un 
berger  tout  à  fait  disgracié  de  la  nature  ;  môme  ou  dit  que  les  Muses  ont  daigne  sourire 
à  sa  naissance  connue  Hébé  sourit  à  la  jeunesse.  Il  n'a  point  l'ambition  de  briller,  il  a 
celle  d'être  aimé,  et  peul-étre  n'en  serait-il  pas  indigne  s'il  était  bien  connu.  » 

Ce  dernier  paragraphe  l'enforcé  d'une  œillade  meurtrière,  fut  envoyé  droit  à  ma- 
demoiselle de  Touiiay-Charente  qui  supporta  le  choc  sans  s'émouvoir. 

Mais  la  modestie  et  l'adresse  de  l'allusion  avaient  produit  un  bon  ell'et  ;  Amyntas 
en  recueillit  le  fruit  en  applaudissemens;  la  tête  de  Tircislui-niênieen  donna  lesignal 
par  un  consentement  plein  de  bienveillance. 

—  «  Or,  continua  Saint-Aignan  ,  Tircis  et  Amyntas  se  promenaient  un  soir  dans  la 
forêt  en  causant  de  leurs  chagrins  amoureux.  Notez  que  c'est  déjà  le  récit  de  la  dryade, 
Mesdames;  autrement,  eùt-on  pu  savoir  ce  que  disaient  Tircis  et  Amyntas,  les  deux 
plus  discrets  de  tous  les  bergers  de  la  terre.  Ils  gagnèrent  donc  l'endroit  le  plus  toufïu 
de  la  forêt  pour  s'isoler  et  se  confier  plus  librement  leurs  peines ,  lorsque  tout  à  coup 
leurs  oreilles  furent  frappées  d'un  bruit  de  voix.  »  — Ah  !  ah  !  fit-on  autour  du  narra- 
teur. Voilà  qui  devient  on  ne  peut  plus  intéressant. 

Ici,  Madame,  semblable  au  général  vigilant  qui  inspecte  son  armée,  redressa  d'un 
coup  d'œil  Montalais  et  Tonnay-Chareufe  qui  pliaient  sous  l'effort. 

—  «  Ces  voix  harmonieuses,  reprit  Saii^t-Aignan  ,  étaient  celles  de  quelques  ber- 
gères qui  avaient  voulu,  elles  aussi,  jouir  de  la  fraîcheur  des  ombrages ,  et  qui,  sachant 
l'endroit  écarté,  presque  inabordable,  s'v  étaient  réunies  pour  mettre  en  commun 
quelques  idées  sur  la  bergerie.  » 

Un  immense  éclat  de  rire  soulevé  par  cette  phrase  de  Saint-Aignan  ,  un  impercep- 


486  LES  MOUSQUETAIRES. 

tible  soui'ire  du  roi  en  regardant  Tonnay-Charenle ,  tels  furent  les  résultats  de  la  sortie. 
u —  La  dryade  assure,  continua  Saint-Aignan  ,  que  les  bergères  étaient  trois,  et  que 
toutes  trois  étaient  jeunes  et  belles.  —  Leurs  noms,  dil  Madame  tranquillement.  — 
Leurs  noms!  lit  Saint-Aignan ,  qui  se  cabra  contre  cette  indiscrétion.  —  Sans  doute. 
Vous  avez  appelé  vos  bergers  Tircis  et  Amyntas;  a[)[)elez  vos  bergères  d'une  façon 
quelconque.  —  Ob  !  Madame  ,  je  ne  suis  pas  uu  inventeur,  un  trouvère  ,  comme  on 
disait  autrefois  ;  je  raconte  sous  la  dictée  de  la  dryade  —  Gomment  votre  dryade  nom- 
mait-elle ces  lieri;ères?  En  vérité  voilà  une  mémoire  bien  rebelle  Cette  dryade-là 
était  donc  brouillée  avec  la  déesse  Mnémosyne.  —  Madame,  ces  bergères...  Faites 
bien  attention  que  révéler  des  noms  de  femmes  est  un  crime.  ^- Dout  une  fininie  vous 
absout,  comte  .  à  la  condition  que  vous  nous  révélerez  le  nom  des  bergères.  — «Elles 
se  nonnnaieni  Pbilis.  Amaryllis  et  Galatbée.  «  —  A  la  bonne  lioure  !  elles  n'ont 
pas  perdu  pour  attendre,  dil  Madame,  et  voilà  trois  noms  cliarmans.  Maintenant  les 
portraits? 

Sainl-Agnaii  fit  encore  un  monvenicnt.  —  C>li  !  procédons  par  ordre,  je  vous 
en  prie,  comte,  rcpi'il  Madame.  N'est-ce  pas,  sire,  qu'il  nous  faut  le  portrait  des 
bergères  '? 

Le  roi,  qui  s'attendait  à  cette  insistance ,  et  qui  commençait  à  ressentir  quelques 
vagues  inquiétudes  ,  ne  crut  pas  devoir  piquer  ime  aussi  dangereuse  interrogatrice.  Il 
pensait  d'ailleurs  que  Saint-Aignan ,  dans  ses  portraits,  trouverait  le  moyeu  de  glisser 
quelques  traits  délicats  dont  feraient  leur  profit  les  oreilles  que  Sa  Majesté  avait  intérêt 
à  cbarmer.  C'est  dans  cet  espoir,  c'est  avec  cette  crainte  que  Louis  autorisa  Saint- 
Aignan  à  tracer  le  portrait  des  bergères  Pbilis,  Amaryllis  et  (îalatée.  —  Eb  bien 
donc,  soit!  dit  Saint-Aignan,  connue  unbouunequi  prend  son  parti:  et  il  commença. 


FIN   DE   l'histoire   D'UNE  NAÏADE  ET  D'UNE   DRYADE. 


«  Pbilis,  dit  Saint-Aignan  (mi  jclaiil  nu  coup  d'o'il  provocateur  à  ]\Iontalais,  à  peu 
près  connue  fait  dans  uu  assaut  un  maître  il'armes  (pii  in\ite  un  rival  digne  de  lui  à 
se  mettre  en  garde,  Pbilis  n'est  ni  brune  ni  blonde,  ni  grande  ni  [letite,  ni  froide  ni 
exaltée,  elle  est,  toute  bergère  qu'elle  est,  spirituelle  comme  une  princesse  et  coquette 
comme  un  démon.  Sa  vue  est  e.xcellente.  Tout  ce  qu'embrasse  sa  vue  son  cœur  le 
désire.  C'est  comme  nu  oiseau  qui,  gazouillant  toujours,  tantôt  rase  l'iicrbc,  tantdl 
s'enlève  voletant  à  la  poursuite  d'un  papillon,  t.iutùt  se  perclie  au  pins  liant  d'un 
arbre,  et  de  là  délie  tous  les  oiseleurs,  ou  de  venir  le  prendre  ,  ou  do  le  faire  tond)er 
dans  leurs  filets.  » 

Le  portrait  était  si  ressemblant  ipic  tous  les  yeux  se  tournèrent  sur  Monlalais  qui , 
I'omI  éveillé  ,  le  nez  an  vent,  écoulait  M.  de  Saint-Aignan  coiume  s'il  était  question 
ilnuc  pii>ouui'  qui  lui  lût  Ion!  à  l'ail  étrangère.  —  Est-ce  tout,  monsieur  de  Saint- 
.\ignnn'.''  demanda  la  primi'sse.  —  <  tji  1  Voire  .Miessc  Hnyale ,  li-  portrait  n'est  qu'es- 
(piissé  ,  et  il  y  ainiiit  bien  des  cboses  à  dire  Mais  ]e  crains  de  lasser  la  patience  de 
N'otri'  Altesse  on  de  blesser  la  nioilcslie  du  la  bergère,  de  soi'te  que  je  passe  usa  com- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  487 

pagne  Amaryllis.  —  C'est  cela ,  dit  Madame ,  passez  à  Amaryllis ,  monsieur  de  Saint- 
Aignan  ,  nous  vous  suivons. 

—  «  Amaryllis  est  la  plus  âgée  des  trois  ;  et  cependant,  se  hùta  de  dire  Sainl-Aignan, 
ce  grand  âge  n'atteint  pas  vingt  ans.  » 

Le  sourcil  de  mademoiselle  de  Ïonnay-Charente ,  qui  s'était  froncé  au  début  du 
récit,  se  dél'ronça  avec  un  léger  sourire. 

«  Elle  est  grande,  avec  d'immenses  cheveux  qu'elle  renoue  à  la  manière  des  statues 
de  la  Grèce  ;  elle  a  la  démarche  majestueuse  et  le  geste  allier  :  aussi  a-t-elle  bien  plutôt 
l'air  d'une  déesse  que  d'une  simple  mortelle,  et,  parmi  les  déesses,  celle  à  qui  elle 
ressemble  le  plus,  c'est  à  Diane  chasseresse;  avec  cette  seule  différence  que  la 
cruelle  bergère  ayant  un  jour  dérobé  le  carquois  de  l'amour,  tandis  que  le  pauvre 
Gupido  dormait  dans  un  buisson  de  roses,  au  lieu  de  diriger  ses  traits  sur  les  hôtes 
des  forêts,  les  décoche  impitoyablement  sur  tous  les  pauvres  bergers  qui  passent  à  la 
portée  de  son  arc  et  de  ses  yeux.  » 

—  Oh!  la  méchante  bergère,  dit  Madame,  ne  se  piquera-t-elle  point  quelques  jours 
avec  un  de  ces  traits  qu'elle  lance  si  impitoyablement  à  droite  et  à  gauche.  —  C'est 
l'espoir  de  tous  les  bergers  en  général ,  dit  Saint-Agnau.  — Et  celui  du  berger  Amynlas 
en  particulier,  n'esl-ce  pas?  dit  Madame.  —  Le  berger  Amyntas  est  si  timide,  reprit 
Saint- Aignan  de  l'air  le  plus  modeste  qu'il  put  prendre, que  s'il  a  cet  espoii-,  nul  n'en 
a  jamais  rien  su ,  car  il  le  cache  au  plus  profond  de  son  cœur. 

Un  murnuire  des  plus  flatteurs  accueillit  cette  profession  de  foi  du  narrateur  à  propos 
du  berger. — Et  Galalée,  demanda  .Madame,  je  suis  impatiente  de  voir  une  main 
aussi  habile  reprendre  le  portrait  où  Virgile  l'a  laissé,  et  l'achever  à  nos  yeux.  — 
Madame,  dit  Saint-Aignan  ,  près  du  grand  Virgilius  Maro  votre  humble  serviteur 
n'est  qu'un  bien  pauvre  poëte  Cependant,  encouragé  par  votre  ordre, je  ferai  de  mon 
mieux.  —  Nous  écoutons  ,  dit  Madame. 

Saint-Aignan  allongea  le  pied,  la  main  et  les  lèvres. —  «Blanche  connue  le  lait, 
dil-il,  dorée  comme  les  épis,  elle  secoue  dans  l'air  les  parfums  de  sa  blonde  cheve- 
lure. .\lors  on  se  demande  si  ce  n'est  point  celte  belle  Europe  qui  donna  do  l'amour  à 
Jupiter  lorsqu'elle  se  jouait  avec  ses  compagnes  dans  les  prés  en  fleurs.  De  ses  yeux 
bleus  comme  l'azur  du  ciel  dans  les  plus  beaux  jours  d'été,  tombe  une  douce  flamme, 
la  rêverie  l'alimente ,  l'amour  la  dispense.  Quand  elle  fronce  le  sourcil  ou  qu'elle 
penche  son  front  vers  la  terre ,  le  soleil  se  voile  en  signe  de  deuil.  Lorsqu'elle  sourit, 
au  contraire  ,  toute  la  nature  reprend  sa  joie  ,  et  les  oiseaux,  un  moment  muets,  re- 
commencent leurs  chants  au  sein  des  arbres.  Celle-là  surtout,  dit  Saint-Aignan  pour 
en  tînir,  celle-là  est  digne  des  adorations  du  monde  ;  et  si  jamais  son  cœur  se  donne, 
heureux  le  mortel  dont  son  amour  virginal  consentira  à  faire  un  dieu.  » 

Madame,  en  écoutant  ce  portrait  que  chacun  écouta  comme  elle,  se  contenta  de 
marquer  son  approbation  aux  endroits  les  plus  poétiques  par  quelques  hochemens  de 
tête,  mais  il  était  impossible  de  dire  si  ces  marques  d'assentiment  étaient  données  au 
talent  du  narrateur  ou  à  la  ressemblance  du  portrait. 

Il  en  résulta  que  Madame  n'applaudissant  pas  ouvertement,  personne  ne  se  permit 
d'applaudir,  pas  même  Monsieur,  qui  trouvait  au  fond  du  cœur  que  Saint-Aignan  s'ap- 
pesantissait trop  sur  les  portraits  des  bergères ,  après  avoir  passé  un  peu  vivement  sur 
les  portraits  des  bergers. 

L'assemblée  parut  donc  glacée. 

Saint-Aignan  qui  avait  épuisa  sa  rhétorique  et  ses  pinceaux  à  nuancer  le  portrait 
de  Galatée,  et  qui  pensait,  d'après  la  faveur  qui  avait  accueilli  les  autres  morceaux, 


488  LES  MOUSQUETAIRES. 

(Milf  ndre  des  ti-épignemens  pouf  le  dernier,  Saiiit-Aignan  fut  encore  plus  arlacé  que  le 
roi  el  toute  la  ciini|irt)jnie. 

Il  y  eut  un  instant  de  silence  qui  fut  enfin  rompu  par  Madame.  —  Eli  bien,  sire, 
demanda-t-elle,  que  dit  Votre  Majesté  de  ces  trois  portrails? 

Le  roi  voulut  venir  an  secours  de  Saint-Ai^man  sans  se  eonq)romettre. — Mais  Ama- 
ryllis est  belle,  dit-il,  à  mon  avis.  —  Moi,  j'aime  mieux  F'Iiilis.  dit  Monsieur,  c'est 
une  bonne  tille,  ou  plutôt  un  bon  garçon  de  nymphe.  Et  chacun  de  rire. 

Cette  fois,  les  regards  furent  si  directs  que  Montalais  sentit  le  rouge  lui  monter  au 
visage  en  flammes  violetles.  — Donc,  reprit  Madame  ,  ces  bergères  se  disaient... 

Mais  Saint-Aignan ,  frappé  dans  son  amour-propre,  n'était  pas  en  état  de  soutenir 
une  attaque  de  troupes  fraîches  et  reposées. — Madame ,  dit-il ,  «ces  bergères  s'a- 
vouaient réciproquement  leurs  petits  penchans.  »  — Allez ,  allez,  monsieur  de  Saint- 
Aignan,  vous  êtes  un  fleuve  de  poésie  pas!orale  .  dit  Madame  avec  un  aimable  sou- 
rire qui  réconforta  un  peu  le  narrateur. 

—  »  Elles  se  dirent  que  l'amour  est  un  danger,  mais  que  l'absence  de  l'amour  est 
la  mort  du  co'ur.  »  — De  soi-le  qu'elles  conclurent?...  demanda  Jladame  — De  sorte 
qu'elles  conclurent  qu'on  devait  aimer.  —  Très-bien!  Y  uiettaieut-elles  des  conditions? 
—  La  condilion  de  choisir,  dit  Saint-Aignan.  Je  dois  même  ajouter,  c'est  la  drvadequi 
parle,  qu'ime  des  bergères,  Amaryllis,  je  crois,  s'o|>posait  complètement  à  ce  qu'on 
aimât,  et  cependant  elle  ne  se  défendait  pas  trop  d'avoir  laissé  pénétrer  jusqu'à  son 
ca?ur  l'image  de  certain  berçrer. — Amvnlas  ou  Tircis? —  «.\myntas.  Madame,  dit 
modesleuienl  Saini-Aignan.  Mais  aussitùl  (lalalèe,  la  douce  Galatée  aux  yeux  purs , 
répondit  que  ni  Amyntas,  ni  Alphésibée,  ni  Tityre ,  ni  aucun  des  bergers  les  plus 
beaux  de  la  contrée  ne  pourraient  être  conqiarés  à  Tircis.  que  Tircis  effaçait  tous  les 
, hommes,  de  même  que  le  chêne  efface  eu  grandeur  tous  les  arbres,  le  lys  en  majesté 
loutcs  les  Heurs.  Elle  fil  même  de  Tircis  un  tel  portrait,  que  Tircis  qui  l'écoulail  dut  vé- 
ritablement être  flatté  malgré  sa  grandeur.  .Ainsi  Tircis  et  Amyntas  avaient  été  distin- 
gués par  Philis  et  Galalce.  Ainsi  le  secret  des  deux  cœurs  avait  été  révélé  sous 
l'ondire  de  la  nuit  et  dans  le  secret  des  bois   » 

—  Voilà,  Madame,  ce  que  la  dryade  m"a  raconté,  elle  qui  sait  tout  ce  qui  se  passe 
dans  le  creux  des  chênes  et  dans  les  touffes  de  l'herbe;  elle  qui  connaît  les  amours  des 
oiseaux,  qui  sait  ce  que  veulent  dire  leurs  chants:  elle  qui  conqn-end  enfin  le  langage 
du  vent  dans  les  branches  et  li'  bourdcjuncmcnt  des  iusecics  d'or  ou  d'éuiéraude  dans 
la  corolle  des  ileurs  sauvages;  elle  me  l'a  redit,  cl  moi  je  le  ré|)ète. 

—  Et  maintenant  vous  avez  tiui ,  n'est-ce  pas,  monsieur  de  Saint-.Viguan  ?  dit 
Madame  avec  un  sourire  qui  fit  trembler  le  l'oi.  —  J'ai  fini ,  oui  ,  Madame  ,  répondit 
Saint-Aignan  ;  heureux  si  j'ai  pu  distraire  Votre  .\llesse  pendant  (iuel(|ues  inslans.  — 
instaus  trop  courts,  répondit  la  princesse,  car  vous  avez  parfaitement  raconté  tout  ce 
que  vous  savez  ;  mais,  mon  cher  monsieur  de  Saint-Aignan  ,  vous  avez  eu  le  malheur 
de  ne  vous  renseigner  (pi'à  une  seule  dryade,  n'est-ce  pas?  —  Oui,  Madame,  à  une 
seule  ,  je  l'avoue.  —  Il  en  résulte  que  vous  êtes  passé  près  d'une  (iclile  naïade  qui 
n'avait  l'air  de  rien,  el  qui  en  savait  bien  anhi-uicnt  Ioul;  ([iie  votre  dryade,  mou  cher 
comte.  —  L'ne  naïade  ,  répétèrent  |ilusieurs  voix  (pii  commençaient  à  se  douter  que 
l'histoire  allait  avoir  une  suite.  —  Sans  doute,  à  cù!é  de  ce  cliène  dont  vous  paiiez,  el 
qui  s'appelle  le  chêne  royal,  à  ce  que  je  crois  du  moins,  n'est-ce  pas,  monsieur  de 
.Saint-Aignan?  Saiul-Aignan  et  le  roi  se  regardèrent.  —  Oui.  Madame,  répondit  Saint- 
Aignan.  —  Eh  bien!  il  y  a  une  jolie  petite  source  (pii  gazouille  sur  des  cailloux,  au 
milieu  des  myosotis  et  d^■^  paipicreltes. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  489 

—  Je  crois  que  Madame  a  raison,  dit  le  roi  loujoius  inquiet  et  suspendu  aux  lèvres 
de  sa  lie  lie-sœur  — Oh  !  il  y  en  a  une,  c'est  moi  qui  vous  en  réponds ,  dit  Madame  ;  et 
la  preuve  c'est  que  la  naïade  qui  règne  sur  cette  source  m'a  arrêtée  au  passage  ,  moi 
qui  vous  parle. —  Bah  I  lit  Saint-Aignan.  —  Oui,  continua  la  princesse,  et  cela 
pour  me  conter  une  quantité  de  choses  que  M.  de  Saint-Aignan  n'a  pas  mises  dans 
son  récit. 

—  Oh  !  racontez  vons-méme  ,  dit  Monsieur,  vous  racontez  d'une  façon  toute  char- 
manie.  La  princesse  s'inclina  devant  le  compliment  conjugal.  — Je  n'aui'ai  pas  la 
poésie  du  comte  et  sou  talent  pour  l'aire  ressortir  tous  les  détails.  —  Vous  no  serez 
pas  écoutée  avec  moins  d'iniérèl,  dit  le  roi,  qui  sentait  d'avance  quek[ue  chose  d'iios- 
tile  dans  le  récit  de  sa  belle-sœur.  — Je  parle  d'ailleurs,  continua  Madame  ,  au  nom 
de  celte  pauvre  petite  naïade  qui  est  bien  la  plus  charmante  demi-déesse  que  j'aie  ja- 
mais renconirée.  Or,  elle  riait  tant  pendant  le  récit  qu'elle  m'a  fait,  qu'en  vertu  de  cet 
axiome  médical  :  le  rire  est  contagieux,  je  vous  demande  la  permission  de  rire  un  peu 
moi-même,  quand  je  me  rappelle  ses  paroles. 

Le  roi  et  Saint-.\ignan,  qui  virent  sur  beaucoup  de  pinsionoinics  s'épanouir  un  com- 
mencement d'hilarité  pareille  à  celle  que  Madame  annonçait,  finirent  par  se  regarder 
entre  eux  et  se  demander  du  regard  s'il  n'y  aurait  pas  là-dessous  quelque  petite  con- 
spiration. 

Mais  Madame  était  bien  décidée  à  tourner  et  à  retourner  le  couteau  dans  la  plaie  ; 
aussi  reprit-elle  avec  son  air  de  naïve  candeur,  c'est-à-dire  avec  le  plus  dangereux  de 
tous  ses  airs  :  —  «  Donc  je  pa.-sais  par  là,  dit-elle,  et  comme  je  trouvais  sous  mes  pas 
beaucoup  de  fleurs  l'iaiches  écloses.  nul  doulcque  Pliilis,  Aniar\lli3,  (jalalée  et  toutes 
vos  bergères  n'eussent  passé  sur  le  chemin  avant  moi.  » 

Le  roi  se  mordit  les  lèvres.  Le  récit  devenait  de  |)lus  eu  plus  menaçant.  —  «  Ma 
petite  naïade,  contina  Madame,  roucoulait  sa  petite  chanson  sur  le  lit  de  son  ruisselet; 
comme  je  vis  qu'elle  m'accostait  en  touchant  le  bas  de  ma  robe,  je  ne  songeai  pas  à 
lui  faire  un  mauvais  accueil,  et  cela  d'autant  mieux,  après  tout,  qu'une  divinité,  fùt- 
elle  de  second  ordre,  vaut  toujours  mieux  qu'une  princesse  mortelle.  Donc,  j'abordai 
la  naïade,  et  voici  ce  qu'elle  me  dit  en  éclatant  de  rire  : 

—  «  Figurez-vous,  princesse »  —  Vous  comprenez,  sire,  c'est  la  naïade  qui 

parle. 

Le  roi  lit  un  signe  d'assentiment.  Madame  reprit  :  —  «  Figurez-vous,  princesse, 
que  les  rives  de  mon  ruisseau  viennent  d'être  témoin  d'im  spectacle  des  plus  amusans. 
Deux  bergers  curieux,  curieux  jusqu'à  l'indiscrétion,  se  sont  fait  mystifier  d'une  façon 
réjouissante  par  trois  nymphes  ou  trois  bergères.  » —  Je  vous  demande  pardon,  mais  je 
ne  me  rappelle  plus  si  c'est  nymphe  ou  bergère  qu'elle  a  dit.  Mais  il  importe  peu,  n'est- 
ce  pas?  Passons  donc. 

Ace  préambule,  le  roi  rougit  visiblement,  et  Saint-Aignan,  perdant  toute  conte- 
nance ,  se  mit  à  écarquiller  les  yeux  le  |ilus  anxieusement  du  monde. 

—  «  Les  deux  bergers,  poursuivit  ma  petite  naïade  en  riant  toujours,  suivaient  la 
trace  des  trois  demoiselles  ;  non,  je  veux  dire  des  trois  nymphes  ;  pardon,  je  me  trompe, 
des  trois  bergères  «Cela  n'est  pas  toujours  sensé,  cela  peut  gêner  celles  que  l'on  suit. 
J'en  appelle  à  toutes  ces  dames,  et  pas  une  de  celles  qui  sont  ici  ne  me  démentira,  j'en 
suis  certaine. 

Le  roi,  fort  en  peine  de  ce  qui  allait  suivre,  opina  du  geste. 

«  Mais  ,  continua  la  naïade,  les  bergères  avaient  vu  Tircis  et  .\myntas  se  glisser  dans 
le  bois:  et  la  lune  aidant,  elles  les  avaient  reconnus  à  travers  les  quinconces  » 


490  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Ali!  vous  riez,  inlenoinpit  Madame.  Altendez,  altendez.  vous  n'êtes  pas  au 
bout. 

Le  ri>i  pâlit,  Saint-Aignan  essuya  sonfroul  humide  de  sueur. 
Il  y  avait  dans  les  groupes  des  femmes  de  pelils  rires  étouffés,  des  chuchotemens 
furlifs. 

—  «  Les  bergères,  disais-je,  voyant  l'indiscrétion  des  deux  bergers,  les  bergères 
s'allèrent  asseoir  au  pied  du  chêne  royal,  et  lorsqu'elles  sentirent  leurs  indiscrets 
écouteurs  à  portée  de  ne  pas  jierdre  un  mot  de  ce  qui  allait  se  dire ,  elles  leur  adres- 
sèrent innocemment,  le  plus  innocemment  du  monde,  une  déclaration  incendiaire  dont 
l'amour-propre  naturel  à  tous  les  hommes,  et  même  aux  bergers  les  plus  senlimeutals, 
fit  paraître  aux  deux  auditeurs  les  ternies  doux  comme  des  rayons  de  miel.  » 

Le  roi,  à  ces  mots  que  l'assemblée  ne  put  écouter  sans  rire,  laissa  échapper  un 
éclair  de  ses  yeux. 

Quant  à  Sainl-Aignan,  il  laissa  tomber  sa  lête  sur  sa  poitrine,  et  voila,  sous  un 
amer  éclat  de  rire,  le  dépit  profond  qu'il  ressentait.  —  Oh  !  tit  le  roi  en  se  redressant 
de  toute  sa  taille,  voilà  sur  ma  parole  mie  plaisanterie  charmante,  assurément,  et 
racontée  par  vous.  Madame,  d'une  façon  non  moins  charmante;  mais  réellement, 
bien  réellement,  avez-vous  compris  la  langue  des  naïades?  —  Mais  le  comte  prétend 
bien  avoir  compris  celle  des  dryades,  repartit  ^iveraent  Madame.  —  Sans  doute,  dit 
le  roi.  Mais,  vous  le  savez ,  le  comte  a  la  faiblesse  de  viser  à  l'Académie,  de  sorte  qu'il 
a  appris,  dans  ce  but,  toutes  sortes  de  choses  que  bien  heureusement  vous  ignorez, 
et  il  se  serait  pu  que  la  langue  de  la  nymphe  des  eaux  fût  au  nombre  des  choses  que 
vous  n'avez  pas  étudiées. 

—  Vous  comprenez,  sire,  répondit  Madame,  que  pour  de  pareils  faits  on  ne  s'en 
fie  pas  à  soi  toute  seule;  l'oreille  d'une  femme  n'est  pas  chose  infaillible,  a  dit  saint 
Augustin;  aussi  ai-je  voulu  m'éclairer  d'autres  opinions  que  de  la  mienne,  et  comme 
ma  naïade,  qui,  en  qualité  de  déesse,  est  polyglotte...  N'est-ce  point  ainsi  que  cela  se 
dit,  M.  de  Saint-Aignan?  —  Oui,  Madame,  dit  Saint-Aignau  tout  déferré.  —  Et,  con- 
tinua la  princesse,  comme  ma  naïade,  qui,  en  qualité  de  déesse,  est  polyglotte , 
m'avait  d'abord  parlé  en  anglais,  je  craignis,  comme  vous  dites,  d'avoir  mal  entendu, 
et  fis  venir  mesdemoiselles  de  Montalais,de  Tonnay-Charenle  et  de  la  Vallièrc,  priant 
ma  naïade  de  me  refaire  en  langue  française  le  récit  qu'elle  m'avait  déjà  fait  eu  an- 
glais. —  Et  elle  le  fil?  demanda  le  roi.  —  Oh!  c'est  la  plus  complaisante  divinité  qui 
existe...  Oui,  sire,  elle  le  relit.  De  sorte  qu'il  n'y  a  aucun  doute  à  conserver.  N'est- 
ce  pas,  Mes(lemoi^elles ,  dit  la  pi'incesse  en  se  loiiruanl  vers  la  gauche  de  son  armée, 
n'est-ce  pas  que  la  naïade  a  parlé  absolument  connue  je  raconte,  et  que  je  n'ai  en 
aucune  façon  failli  à  la  véi'ité,  l'iiilis?...  Pardon,  je  me  trompe.  .  mademoiselle  Aure 
de  Monlalais,  cst-ci'  \rai?  —  Oh!  absolument,  Madame,  arliiula  nettement  made- 
moiselle de  M(jutalais.  —  Est-ce  vrai,  mademoiselle  de  Tonuay-Charente?  —  Vérité 
pure,  ré|)onilit  .Vtbénaïs  d'une  voix  moins  feruie ,  mais  cependant  non  moins  intelli- 
gible. —  Et  vous,  la  Vallicre? demanda  Madame. 

La  pauvre  enfant  sentait  li'  regard  ardeni  du  roi  dirigé  sur  elle;  elle  n'osait  pas 
nier,  elle  n'osait  pasuienlir;  elle  b.iissa  la  lêlc  eu  signe  dacquiesccmenl. 

Seuirnii  lit  sa  tête  ne  se  releva  point,  à  demi  glacée  qu'elle  était  par  un  froid  plus 
douliiiireiix  ipie  celui  de  la  mort. 

Ce  Iriple  léiiiiiignage  écrasa  le  roi.  Uu.iut  à  .Saint- \igiiaii.  il  n'essayait  mèiiK'  pas  de 
dissimuler  son  désespoir,  et,  sans  savoir  ce  qu'il  disait  ,  il  bégayait.  —  Excellente 
plaisaiili-rie!  bien  joué  !  iiK^sdames  les  bergères.  —  Juste  puiiilioii  de  la  niriusilé,  dit 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  491 

le  roi  d'une  voix  rauque.  Oli  !  qui  s'aviserait ,  après  le  châtiment  de  Tireis  et  d'A- 
myntas ,  qui  s'aviserait  de  chercher  à  surprendre  ce  qui  se  passe  dans  le  cœur  des  ber- 
gères !  Certes,  ce  ne  sera  pas  moi...  Et  vous,  Messieurs?  —  Ni  moil  ni  moi  !  répéta 
en  chœur  le  groupe  des  courtisans. 

Madame  triomphait  de  ce  dépit  du  roi  ;  elle  se  délectait,  croyant  que  son  récit  avait 
été  ou  devait  être  le  dénoùment  de  tout. 

Quant  à  Monsieur,  qui  avait  ri  de  ce  double  récit  sans  y  rien  comprendre ,  il  se 
tourna  vers  Guiclie  :  —  Eli  !  comte  ,  lui  dit-il ,  tu  ne  dis  rien:  tu  ne  trouves  donc  rien 
à  dire?  Est-ce  que  tu  plaindrais  MM.  Tireis  et  Amynias,  par  hasard?  — Je  les  plains 
de  toute  mon  âme ,  répondit  Quiche  ;  car,  en  vérité ,  l'amour  est  une  si  douce  chimère, 
que  le  perdre,  toute  chimère  qu'il  soit,  c'est  perdre  plus  que  la  vie.  Donc,  si  ces  deux 
bergers  ont  cru  être  ain)és,  s'il  s'en  sont  trouvés  heureux,  et  qu'au  lieu  de  ce  bonheui- 
ils  rencontrent  non-seulement  le  vide  qui  égale  la  mort,  mais  une  raillerie  de  l'amoui' 
qui  vaut  cent  mille  morts...  eh  bien!  je  dis  que  Tireis  et  Amyntas  sont  les  deux 
hommes  les  plus  malheureux  que  je  connaisse.  —  Et  vous  avez  raison ,  monsieur  de 
Guiche,  dit  le  roi  ;  car  cnlin  la  mort ,  c'est  bleu  dm-  pour  un  peu  de  curiosité!  — Alois, 
c'est  donc  à  dire  que  l'histoire  de  ma  naïade  a  déplu  nu  roi?  demanda  naïvement  Ma- 
dame. —  Ohl  Madame,  détrompez- vous,  dit  Louis  en  prenant  la  main  de  la  prin- 
cesse, votre  naïade  m'a  phi  d'autant  mieux  qu'elle  a  été  plus  vcridique ,  et  que  son 
récit,  je  dois  le  dire,  est  appuyé  jnir  d'irrécusables  témoignages. 

Et  ces  mots  tombèrent  sur  la  Vallière  avec  un  regard  ipie  nul,  depuis  Socrate  jus- 
qu'à Montaigne,  n'eût  pu  définir  parfaitement. 

Ce  regard  et  ces  mois  achevèrent  d'accabler  la  malheiu-eusc  jeune  lille,  qui ,  ap- 
puyée sur  l'épaule  de  Montalais,  semblait  avoir  perdu  connaissance. 

Le  roi  se  leva  sans  remarquei  cet  incident,  auquel,  nul,  au  reste,  ne  prit  garde; 
et  contre  sa  coutume ,  car  d'ordinaire  il  demeurait  tard  chez  Madame  ,  il  prit  congé 
pour  rentrer  dans  ses  appartemens. 

Saint-Aignan  le  suivit,  tout  aussi  désespéré  à  sa  sortie  qu'il  s'était  uiontré  joyeux 
à  son  entrée. 

Mademoiselle  de  Tonnay-Charcnle,  moins  sensible  que  la  ValUère  aux  émotions, 
ne  s'efl'rayn  guère  et  ne  s'évanouit  point. 

Cependant  le  coup  d'œil  suprême  de  Saint-Aignan  avait  été  aulrement  majes- 
tueux que  le  dernier  regard  du  roi. 


493 


LES  MOUSQUETAIRES. 


PSYCHOLOGIE   ROYALE. 


^TT^    E  roi  rentra  dans  ses  appartemens  d'un  pas  rapide. 

Peut-être  Louis  X[V  niarrhait-il  si  vite  pour  ne  pas 
chanceler.  Il  laissait  derrière  lui  comme  la  trace  d'un 
deuil  mystérieux. 

Cette  gaieté,  que  chacun  avait  remarquée  dans  son 
attitude  à  son  arrivée  et  dont  chacun  s'était  réjoui,  nul 
ne  l'avait  peut-être  approfondie  dans  son  véritahle  sens; 
mais  ce  départ  si  orageux ,  ce  visage  si  bouleversé,  cha- 
cun le  comprit,  ou  du  moins  le  crut  comprendre  faci- 
lement. 

Lj  légèreté  de  Madame ,  ses  plaisanteries  un  peu  rudes  pour  im  caractère  ombra- 
geux,  et  surtout  pour  un  caractère  de  roi;  l'assimilation  trop  familière,  sans  doute, 
de  ce  roi  à  un  honnne  ordinaire:  voilà  les  raisons  que  l'assemblée  se  donna  du  dépari 
précipité  et  inattendu  de  Louis XIV. 

Madame,  plus  clairvoyante  d'ailleurs,  n'y  vit  cependant  point  d'abord  autre  chose. 
C'était  assez  pour  elle  d'avoir  rendu  quelque  petite  torture  d'amour-propre  à  celui  qui, 
oubliant  si  prornpteinent  des  ongageniens  contractés,  semblait  avoir  pris  à  tàclie  de 
concpiérif  et  de  dédaigner  les  pluh  nobles  et  les  plus  illustres  creurs. 

Il  n'était  pas  sans  une  certaine  iuijiorlance  j)our  Madame,  dans  la  situation  où  se 
trouvaient  les  choses,  de  faire  voir  au  roi  la  dill'érence  qu'il  y  avait  à  aimer  en  haut 
lieu  ou  à  courir  ramoiu'ette  comme  uti  cadet  de  province. 

Avec  ces  grandes  amours,  sentant  leur  royauté  et  leur  touti'-|iuissance ,  ayant  en 
quelque  sorte  leur  éti([uelle  et  leur  ostentation ,  un  roi,  non-seuleuicut  ne  clérogeait 
j)oinl,  mais  encore  trouvait  repos,  sécurité,  mystère  et  respect  général. 

Dans  l'abaissement  des  vulgaires  amours,  au  contraire  ,  il  rencontrait ,  même  clie/. 
les  |)lus  bundjles  sujets,  la  glose  et  le  sai'casme  :  il  perdait  son  caractère  d'int'ailliblo  et 
d'inviolable.  Descendu  dans  la  région  des  petites  misères  humaines,  il  en  subissait  les 
pauvres  orages. 

Eu  un  mot.  faire  du  roi-dieu  un  siin]ile  mortel  en  le  toucbant  au  co'ur,  ou  plutiM 
même  au  visage,  connue  le  dernier  de  ses  sujets,  c'était  potier  un  coup  terrible  à  l'or- 
gueil de  ce  sang  généreux  :  on  captivait  Louis  plus  encore  par  l'amour-proprc  que  par 
l'amour.  Madame  avait  sagemcul  calcnlé  sa  vengeance  ;  aussi,  louuiie  ou  l'a  \  u.  s'étail- 
elle  vengée. 

Hii'on  n'aille  pas  croire  cependant  que  Madame  eût  les  passions  terribles  dos  hé- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  493 

roïnes  du  moyen  âge  et  qu'elle  vît  les  clioses  sons  leur  aspect  sombre;  Madame,  au 
contraire,  jeune,  jira(iouse,  spiriluclle.  coquette,  amoureuse,  plutôt  de  fantaisie, 
d'iniagination  on  d'ambilion  que  de  cœur.  Madame,  au  contraire,  inaugurait  cette 
époque  de  plaisirs  faciles  et  passagers  qui  signala  les  cent-vingt  ans  qui  s'écoulèrent 
entre  la  moitié  du  dix-septième  siècle ,  et  les  trois  quarts  du  dix-huitième. 

Madame  voyail  donc  ou  plut(M  croyait  voir  les  choses  sous  leur  véritable  aspect  ;  elle 
savait  que  le  roi,  son  auguste  beau-frère,  avait  ri  le  premier  de  i'iuunlde  la  Vallière, 
et  que,  selon  ses  habitudes,  il  n'était  pas  probable  qu'il  adorât  jamais  la  personne 
dont  il  avait  pu  rire,  ne  fût-ce  qu'un  instant. 

D'ailleurs  Tamour-propre  n'élait-il  jias  là .  ce  démon  souffleur  qui  joue  un  si  grand 
rôle  dans  celte  coiuéilie  dramatique  qu'on  appelle  la  vie  d'une  femme;  l'amour-propre 
ne  disait-il  point  tout  haut,  tout  bas,  à  demi-voix,  sur  Ions  lès  tons  possibles,  qu'elle 
ne  pouvait  véritablement,  elle  princessse,jeime,  belle,  riche,  être  comparée  à  la  pauvre 
la  Vallière  ,  aussi  jeune  qu'elle,  c'est  vrai  ,  mais  bien  moins  jolie,  mais  tout  à  fait 
pauvre?  Et  que  cela  n'étonne  point  de  la  part  de  Madame  :  on  le  sait ,  les  plus  grands 
caractères  sont  ceux  qui  se  flattent  le  plus  dans  la  comparaison  qu'ils  funt  d'eux  aux 
autres  ,  des  autres  à  eux. 

Peut-être  demandera-t-on  ce  que  voulait  Madame  avec  cette  attaque  si  savamment 
combinée'?  Pourquoi  tant  de  forces  déployées  s'il  ne  s'agissait  de  débusquei-  sérieus;;- 
menl  le  roi  d'un  cœur  tout  neuf  dans  lequel  il  comptait  se  loger?  Madame  avait-elle 
donc  besoin  de  donner  une  pareille  importance  à  la  Vallière  si  elle  ne  redoutait  pas  la 
Vallière'/ 

Non,  Madame  ne  redoutait  pas  la  Vallière  au  point  de  vue  où  un  historien  qui  s:\it 
les  choses  voit  l'avenir  ou  plutôt  le  passé;  Madame  n'était  point  un  prophète  ou  une 
sibylle  ;  Madame  ne  pouvait  pas  plus  qu'un  autre  lire  dans  ce  terrible  et  fatal  li\  re  d 
l'avenir  qui  garde  en  ses  plus  secrètes  pages  les  plus  sérieux  événemens. 

Non,  Madame  voulait  purement  et  siuq)leinent  punir  le  roi  de  lui  avoir  fait  ime  ca- 
chotterie toute  féminine;  elle  voidait  lui  prouver  clairement  que,  s'il  usait  de  ce 
genre  d'armes  offensives ,  elle ,  femme  d'esprit  et  de  race ,  trouverait  certainement 
dans  l'arsenal  de  son  imagination  des  armes  défensives  à  l'épreuve  même  des  coups 
d'un  roi. 

Et  d'ailleurs  elle  voulait  lui  prouver  que  ,  dans  ces  sortes  de  guerres,  il  n'y  a  plus 
de  rois ,  ou  tout  au  moins  que  les  rois ,  combattant  pour  leur  propre  compte  comme 
des  hommes  ordinaires,  peuvent  voir  leur  couronne  tondjer  au  prenner  choc  ,  qu'en- 
iîn,  s'il  avait  espéré  être  adoré  tout  d'abord ,  de  confiance,  à  son  seul  aspect ,  par  tontes 
les  femmes  de  sa  cour,  c'était  une  prétention  hautaine,  téméraire,  insultante  pour  cer- 
taines,  plus  haut  placées  que  les  autres,  et  que  la  leçon  tombant  à  propos  sur  cette 
tête  royale,  trop  haute  et  trop  lière,  serait  efiicace. 

Voilà  certainement  quelles  étaient  les  réflexions  de  Madame  à  l'égard  du  roi. 

Ainsi,  l'on  voit  qu'elle  avait  agi  sur  l'esprit  de  ses  fdles  d'honneur  et  avait  préparc 
dans  tous  ses  détails  la  comédie  qui  venait  de  se  jouer  et  que  Saint-Aignan  avait  si 
malenciiutreusement  amenée. 

Le  roi  en  fut  tout  étourdi.  Depuis  qu'il  avait  échappé  à  M.  de  Mazarin,  il  se  voyail 
pour  la  première  fois  traité  en  homme. 

Une  pareille  sévérité,  de  la  part  de  ses  sujets,  lui  eijt  fourni  matière  à  résistance. 
Les  pouvoirs  croissent  dans  la  lutte. 

Mais  s'attaquer  à  des  femmes ,  être  attaqué  par  elles,  avoir  été  joué  par  de  petites 
provinciales  arrivées  de  Blois  tout  exprès  pour  nda ,  c'était  le  comble  du  déshonneur 


e 


iU  LES  MOUSQUETAIRES. 

pour  un  jeune  roi  plein  de  la  vanité  que  lui  inspiraient  à  la  fois  et  ses  avantages  per- 
sonnels et  son  pouvoir  royal. 

Rien  à  faire,  ni  de  reproches  ,  ni  exil ,  ni  même  bouderie. 

Bouder,  c'eût  été  avouer  qu'on  avait  été  touché,  conune  Hamlel ,  par  une  arme  dé- 
mouchetée ,  l'arme  du  ridicule. 

Bouder  des  femmes!  quelle  humiliation!  surtout  quand  ces  femmes  ont  le  rire  pour 
veufreance. 

Oh  !  si,  au  lieu  d'en  laisser  toute  la  responsabilité  à  des  feannes  .  quelque  courtisan 
se  fût  mêlé  à  cette  intrigue,  avec  quelle  joie  Louis  XIV  eût  saisi  celte  occasion  d'uti- 
liser la  Bastille  ! 

Mais  là  encore  la  colère  royale  s'arrêtait  repoussée  par  le  raisouiiemenl. 
Avoir  une  armée,  des  prisons,  une  puissance  presque  divine,  et  mettre  cetle  tonlo- 
puissance  au  service  d'une  misérable  rancune,  c'était  indigne,  non-seulenieul  d'un 
roi,  mais  même  d'un  houune. 

Il  s'agissait  donc  purement  et  simplement  de  dévorer  en  silence  cet  alfmnl  et  d'af- 
ticher  sur  son  visage  la  même  mansuétude  ,  la  même  urbanité. 

Il  s'agissait  de  traiter  Madame  en  amie.  En  amie  !...  Et  pourquoi  pas? 
Ou  Madame  était   l'iDstigatrice  de  l'événement,  ou   l'événement  l'avait  trouvée 
passive. 

Si  elle  avait  été  instigatrice ,  c'était  bien  hardi  à  elle ,  mais  enlin  n'était-ce  pas  son 
rôle  naturel  V 

Qui  l'avait  été  chercher  dans  le  plus  doux  moment  de  la  lune  conjugale  pour  lui 
parler  un  langage  amoureux?  Qui  avait  osé  calculer  les  chances  de  l'adultère,  bien 
plus,  de  l'incesle?  qui,  retranché  derrière  son  omnipotence  royale,  avait  dit  à  celle 
jeune  femme  :  ne  craignez  rien,  aimez  le  roi  de  France,  il  est  au-dessus  de  tous, 
et  un  geste  de  son  bras  armé  du  sceptre  vous  protégera  contre  tous,  même  contre  vos 
remords. 

Donc  la  jeune  femme  avait  obéi  à  cetle  parole  royale,  ou  avait  cédé  à  celle  voix 
corruptrice,  et  mainlcuant  qu'elle  avait  l'ait  le  sacrilice  moral  de  sou  homieur.  elle  se 
voyait  payée  de  ce  sacrilice  par  une  iulidélilé  d'autant  (ilus  humiliante  qu'elle  avait 
pour  cause  une  femme  bien  inférieure  à  celle  qui  avait  d'abord  cru  être  aimée. 

Ainsi,  Madame  eiit-elle  été  l'instigalrice  de  la  vengeance.  Madame  eût  encore  eu 
raison. 

Si,  au  contraire,  elle  était  passive  dans  tout  ccl  événement,  quel  sujet  avait  le  roi 
de  lui  en  vouloir? 

Uevait-elle  ,  ou  philôt  pouvait-elle  aiiêter  l'essor  de  quelques  langues  j)rovinciales? 
devait-elle,  j)ar  un  excès  de  /.èle  ui;il  ciilendii.  ié|iriuier,  au  ri.-quc  de  l'enveuinicr, 
l'iuiperlinence  de  trois  petites  lilles'/ 

Tous  ces  raisonnernens  étaient  anlani  de  l'iip'u-es  sensibles  à  l'orgueil  du  roi;  mais 
(piand  il  avait  bien  repassé  tous  ce>  griefs  dans  son  esprit.  Louis  XIV  s'étonnait,  ré- 
llcxious  laites,  c'est-à-dire  après  la  |)laie  pansée,  de  sentir  d'autres  douleurs  sourdes, 
insupportables,  incouiuies. 

El  voilà  ce  qu'il  n'osait  s'avouer  à  lui-même  ,  c'est  ijuc  ces  lancinantes  alteiiiles 
avaient  leur  siège  au  co'ur. 

El ,  en  effet ,  il  faut  bien  que  l'hisldrien  l'avoue  au  lecteur,  ciMuine  le  roi  se  l'avounil 
à  lui-même  ,  il  s'était  laissé  chatouiller  le  co'ur  par  cetle  naïve  déclaration  de  la  Val- 
lière  :  il  avait  cru  à  de  l'amour  pur,  à  de  l'auiour  pour  l'hunime  non  pour  le  roi ,  à  de 
l'anicpurdepiiuilb' (le  tout  intérêt;  el  son  i\me ,  plus  jeune  el  surloul  plus  uaïvc  qu'il 


[.F.  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  495 

ne  le  supposait,  avait  bondi  an-devant  de  celle  antre  âme  qui  venait  de  se  révéler  à 
lui  par  ses  aspirations. 

La  chose  la  moins  ordinaire  dans  l'histoire  si  complexe  de  l'nmonr,  c'est  la  double 
inoculation  de  l'amour  dans  deux  cœurs  :  pas  plus  de  sinudtanéité  que  d'égalité  ; 
l'un  aime  presque  toujours  avant  l'autre  ,  connue  l'un  linit  presque  toujours  d'aimer 
après  l'autre. 

Aussi  le  courant  électrique  s'élablit-il  en  raison  de  l'intensité  de  la  première  passion 
qui  s'allume. 

Plus  mademoiselle  de  la  Vallière  avait  montré  d'amour,  plus  le  roi  en  avait  ressenti. 

Et  voilà  justement  ce  qui  étonnait  le  roi. 

Car  il  lui  était  bien  démontré  qu'aucun  courant  sympathique  n'avait  pu  entrainer 
son  cœur,  puisque  cet  aveu  n'était  pas  de  l'amour,  puisque  cet  aven  n'était  qu'une  in- 
sulte faite  à  l'homme  et  au  roi,  puisque  enfin  c'était,  —  et  le  mot  surtout  brûlait  comme 
un  fer  rouffe,  —  puisque  entin  c'était  une  mvstitication. 

Ainsi  cette  pelite  lille  à  laquelle,  à  la  rigueur,  on  pouvait  tout  refuser,  beauté, 
naissance ,  esprit  ;  ainsi  cetle  pelite  tille  ,  choisie  par  Madame  elle-même  en  raison  de 
son  humilité,  avait  non-seulement  provoqué  le  roi,  mais  encore  dédaigné  le  roi,  c'est- 
à-dire  un  homme  qui,  comme  un  sultan  d'Asie,  n'avait  qu'à  chercher  des  yeux ,  qu'à 
étendre  la  main  ,  qu'à  laisser  tomber  le  mouchoir. 

Et ,  depuis  la  veille ,  il  avait  été  préoccupé  de  cette  pelite  fille  au  point  de  ne  penser 
qu'à  elle,  de  ne  rêver  que  d'elle;  depuis  la  veille  son  imagination  s'était  amusée  à 
parer  son  image  de  tous  les  charmes  qu'elle  n'avait  point  :  il  avait  enfin ,  lui  que  tant 
d'affaires  réclamaient,  que  tant  de  feimnes  appelaient,  il  avait,  depuis  la  veille, 
consacré  tontes  les  minutes  de  sa  vie  ,  tons  les  batleniens  de  son  cœur,  à  cette  unique 
rêverie. 

Kn  vérité ,  c'était  trop  ou  trop  peu. 

El  l'indignation  du  roi  lui  faisant  oublier  tontes  choses,  et  entre  antres  que  Saint- 
Aignan  était  là  ;  l'indignalion  du  roi  s'exhalait  dans  les  plus  viol(!nles  imprécations. 

Il  est  vrai  que  Salnf-Aignan  était  tapi  dans  un  coin  ,  et  de  ce  coin  regardait  passer  la 
tempête. 

Son  désappointement  à  lui  lui  paraissait  misérable  à  côté  de  la  colère  royale. 

Il  comparait  à  son  petit  amour-propre  l'immense  orgueil  de  ce  roi  offensé,  et  con- 
naissant le  cœur  des  rois  en  général  et  celui  des  pnissans  en  particidier,  il  se  demandait 
si  bientôt  ce  poids  de  fureur  suspendu  jusque-là  sur  le  vide,  ne  finirait  point  par  tomber 
sur  lui ,  par  cela  même  que  d'antres  étaient  coupables  et  lui  innocent. 

En  effet,  tout  à  coup  le  roi  s'arrêta  dans  sa  marche  immodérée,  el  fixant  sur  Saint- 
Aignan  un  regard  courroucé  :  —  Et  loi,  Saint-Aignan !  s'é«ria-t-il.  Saint-Aignan  fit 
un  mouvement  qui  signifiait:  Eh  bien,  sire? — Oui,  tu  as  été  aussi  sot  que  moi, 
n'est-ce  pas? — Sire  ,  balbutia  Saint-Aignan. — Tu  t'es  laissé  prendre  à  cette  gros- 
sière plaisanterie.  —  Sire  ,  dit  Saint-Aignan  ,  dont  le  frisson  commençait  à  secouer  les 
membres,  que  Votre  Majesté  ne  se  mette  point  en  colère:  les  femmes,  elle  le  sait, 
sont  des  créatures  imparfaites  créées  pour  le  mal;  donc  leur  demander  le  bien,  c'est . 
e.viger  d'elles  la  chose  impossible. 

Le  roi  qui  avait  un  profond  respect  de  lui-même  et  qui  commençait  à  prendre  sur 
ses  passions  celte  puissance  qu'il  conserva  sur  elles  loule  sa  vie ,  le  roi  sentit  qu'il  se 
déconsidérait  à  montrer  tant  d'ardeur  pour  un  si  mince  objet.  —  Non,  dit-il  vivement, 
non ,  tu  le  Ironqiçs  ,  Sainl-Aignan  ,  je  ne  me  mets  pas  en  colère  :  j'admire  seulement 
que  nous  ayons  été  joués  avw  tant  d'adresse  et  d'audace  par  ces  deux  petites  filles. 


406  LES  MOUSQUETAIRES. 

J";i(1ii]irc  furloul  que  iioiivant  nous  iiisiriiii'e,  nous  ;i\ons  fuit  la  fi.)lie  Je  nous  en  ivip- 
porter  à  noire  propre  cœnr.  — Oh  !  le  cœur,  sire,  le  cœur,  c'est  un  organe  qu'il  faut 
absolument  réduire  à  ses  fonctions  physiques  ,  mais  qu'il  faut  destituer  de  toutes  ses 
fonctions  morales.  J'avoue ,  quant  à  moi ,  que  lorsque  j'ai  vu  le  cœur  de  Voire  Majesté 
si  fort  préoccupé  de  celte  petite... —  Préoccupé,  moi;  mon  cœur  préoccupé:  mon 
esprit,  peut-être,  mais  quant  à  mon  cœur...  il  était... 

Louis  s'aperçut  celle  fois  encore  que  pour  couvrir  un  vide  il  en  allait  découvrir  un 
autre.  —  Au  reste,  ajoula-1-il.  je  n'ai  rien  à  reprocher  à  celte  enfant.  Je  savais  bien 
qu'elle  en  aimait  un  autre.  —  Le  vicomte  de  Bragelonne,  oui.  J'en  avais  prévenu 
Votre  Majesté.  —  Sans  doute.  Mais  tu  n'élais  pas  le  premier.  Le  comte  de  la  Fère 
m'avait  demandé  la  main  de  mademoiselle  de  la  Vailière  pour  son  fils.  Eh  bien  ,  à  son 
retour  d'Angleterre,  je  les  marierai,  puisqu'ils  s'aiment.  — En  vérité  ,  je  reconnais 
là  toute  la  générosité  du  roi.  —  Tiens ,  Saint-Aignan  ,  crois-moi  ,  ne  nous  occupons 
plus  de  ces  sortes  de  choses ,  dit  Louis.  —  Oui ,  digérons  l'atTronf ,  sire  ,  dit  le  cour- 
tisan résigné.  —  Au  reste,  ce  sera  chose  facile  ,  fit  le  roi  en  modulant  un  sorqjir.  — 
El  pour  commencer,  moi,  dit  Saint-Aignan...  — Eh  bien'/  —  Eh  bien  !  je  vais  faire 
quelque  bonne  épigramme  siu'  le  trio.  J'appellerai  cela  naïade  et  dryade;  cela  fera 
phiisir  à  Madame.  —  Fais ,  Saint-Aignan ,  fais ,  murmura  le  roi.  Tu  me  liras  tes  vers , 
cela  me  distraira.  Ah  1  n'importe,  n'importe,  Saint-Aignan,  ajouta  le  roi  comme  un 
homme  qui  respire  avec  peine,  le  coup  demande  une  force  surhumaine  pour  être 
dignement  soutenu. 

Et  comme  le  roi  achevait  ainsi  en  se  donnant  les  airs  de  la  plus  angéliquc  patience, 
un  des  valels  de  service  vint  gratter  à  la  porte  de  la  chambre. 

Saint-Aignan  s'écarta  par  respect.  —  Entrez  ,  fit  le  roi.  Le  valet  entrebâilla  la  porte. 

—  Que  veut-on?  demanda  Louis. 

Le  valet  montra  une  lettre  pliée  en  forme  de  triangle.  —  Pour  Sa  Majesté,  dit-il. 

—  De  quelle  part'.''  —  Je  l'ignore;  il  a  été  remis  pai'  lui  des  officiers  de  service. 
Le  roi  fit  signe,  le  valet  apporta  le  billet. 

Le  roi  s'approcha  des  bougies,  ouvrit  le  billet  ,  hit  la  signature  et  laissa  échapper 
un  cri. 

Saint-Aignan  était  assez  respectucu.v  pour  ne  pas  regarder;  mais  sans  regarder  il 
voyait  et  entendait. 

11  accourut. 

Le  roi,  d'un  geste,  congédia  le  valet.  —  Oh!  mon  Dieu!  fit  le  roi  en  lisant.  — 
Voire  Majesté  se  trouve-t-elle  imUsposéc?  demauila  Sainl-Aiguan  les  bras  étendus. — 
Non,  non,  Saint-.Aignan  :  lis! 

Et  il  lui  passa  le  billet. 

Les  yeu.x  de  Sainl-.\ignan  se  portèrent  à  la  signature.  —  La  Vailière!  s'écria-l-il. 
Oh:  sire!  —  Lis!  lis! 

El  Saint-Aignan  lut  : 

«  Sire,  pardonnez-moi  mon  imporluuité,  pardouncz-moi  surtout  le  défaut  de  for- 
malités qui  accompagne  cette  lettre  :  un  Lillcl  me  semble  plus  pressé  et  plus  pressant 
qu'une  dépêche  ;  je  me  p(M'mp|s  donc  d'adresser  un  billet  à  Votre  Majesté. 

«  Je  rentre  chez  moi  brisée  d(;  douleur  et  de  fatigue,  sire,  et  j'implore  de  Voire 
Majesté  la  favciu'  d'une  audience  dans  laquelle  je  pourrai  dii'e  la  vérilc  à  mon  roi. 

»  Signé  :  LorisE  nr  i.a  V.u.i.iîîhk.  « 

—  Eli  liii'ii!  (li'iiiaiid.i  le  roi  en  icpieiianl  la  lettre  dos  mains  de  .Sainl-.Vignaii  loul 
étourdi  de  ce  qu'il  \cm\\  de  lire.  —  Eli  bien'?  répéta  Sainl-Ai){Man.  — Que  pciiscs-lu 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  497 

de  cela?  —  Je  ne  sais  trop.  —  Mais  enfin?  — Sire,  la  petite  anra  entendu  gronder  la 
foudre,  et  elle  aura  eu  peur.  —  Peur  de  quoi?  demanda  noblement  Louis.  —  Datne  ! 
que  voulez-vous,  sire.  Votre  Majesté  a  mille  raisons  d'en  vouloir  à  l'auteur  ou  aux 
auteurs  d'une  si  méchante  plaisanterie,  et  la  mémoire  de  Voire  Majesté  ,  ouverte  dans 
le  mauvais  sens ,  est  une  éternelle  meuace  pour  l'imprudente.  —  Saint-Aignan ,  je  ne 
vois  pas  comme  vous.  —  Le  roi  doit  voir  mieux  que  moi. 

—  Eh  bien,  je  vois  dans  ces  lignes  de  la  douleur,  de  la  contrainte  ,  et  maintenant 
surtout  que  je  me  rappelle  certaines  particularités  de  la  scène  qui  s'est  passée  ce  soir 
chez  Madame...  enfin... 

Le  roi  s'arrêta  sur  ce  sens  suspendu.  —  Enfin,  reprit  Saint-Aignan  ,  Votre  Majesté 
va  donner  l'audience,  voilà  ce  qu'il  y, a  de  plus  clairdans  tout  cela.  —  Je  ferai  mieux, 
Saint-Aignan.  — Que  ferez-vous,  sire?  —  Prends  ton  manteau.  —  Mais,  sire...  — 
Tu  sais  où  est  la  chambre  des  filles  de  Madame?  —  Certes.  —  Tu  sais  un  moyeu  d'y 
pénétrer?  —  Oh  !  quant  à  cela  ,  non.  —  Mais  enfin  tu  dois  connaître  ([uehju'un  par 
là?  —  En  vérilé  Voire  Majesté  est  la  source  de  toute  bonne  idée.  —  Tu  connais  quel- 
qu'un? —  Oui.  — Qui  connais-tu?  voyons.  — Je  connais  certain  garçon  qui  est  au 
mieux  avec  certaine  tille.  —  D'honneur?  —  Oui ,  d'honneur,  sire.  —  Avec  Tonnay- 
Charente?  demanda  Louis  en  riant.  —  Non,  malheureusement,  avec  Montalais.  — 
Il  s'appelle?  —  Malicorne.  —  Bon...  et  tu  peux  compter  sur  lui?  —  Je  le  crois,  sire. 
Il  doit  bien  avoir  quelque  clef...  Et  s'il  en  a  une  ,  comme  je  lui  ai  rendu  service...  eh 
bien  !  il  m'en  fera  part.  —  C'est  au  mieux.  Partons  !  —  Je  suis  aux  ordres  de  Votre 
Majesté. 

Le  roijela  son  propre  manteau  sur  les  épaules  de  Saint-Aignan  et  lui  demanda  le 
sien.  Puis  tous  deux  gagnèrent  le  vestibule. 


CE  QUE  N'AVAIENT  PRÉVU   NI   NAÏADE   NI   DRYADE. 


Saint-Aignan  s'arrêta  au  pied  de  l'escalier  qui  conduisail,  aux  entresols  chez  les 
filles  d'honneur,  au  premier  chez  Madame. 

De  là,  par  un  valet  qui  passail,  il  lit  prévenir  Malicorne  qui  élail  encore  chez 
Monsieur. 

Au  bout  de  dix  minutes  ,  Malicorne  arri%a  le  nez  au  veut  et  fiairant  dans  l'ombre. 

Le  roi  se  recula,  gagnant  la  parlie  la  plus  obscure  du  vestibule. 

Au  contraire,  Saint-Aignan  s'avança. 

Mais  aux  premiers  mots  par  lesquels  il  formula  son  désir,  Malicorne  recula  tout  net. 
—  Oh  !  oh  !  dit-il ,  vous  nie  demandez  à  être  introduit  dans  la  chambre  des  filles  d  hon- 
neur? —  Oui.  —  Vous  comprenez  que  je  ne  puis  faire  une  pareille  chose  sans  savoir 
dans  quel  but  vous  la  désirez.  — .Malheureusement,  cher  monsieur  Malicorne,  ilin'est 
impossible  de  donner  aucune  explication  ;  il  faut  donc  que  vous  vous  liez  à  moi  comme 
à  un  ami  qui  vous  a  tiré  d'embarras  hier  et  qui  vous  prie  de  l'en  tirer  aujourd'hui. — 
Mais  moi ,  Monsieur,  je  vous  disais  ce  que  je  voulais  ;  ce  que  je  voulais  ,  c'était  ne  point 
couchera  la  iiellc  étoile,  et  tout  hunnèle  homme  peut  avouer  un  pareil  désir,  taudis 


498  LES  MOUSQUETAIRES. 

que  vous,  vous  n'avouez  rien.  —  Croyez,  mon  cher  monsieur  Malicorne,  insista 
Saint-Aignan ,  que  s'il  m'était  permis  de  m'expliquer,  je  nvexpliquerais.  —  Alors , 
mon  cher  monsieur,  impossible  que  je  vous  permette  d'entrer  chez  mademoiselle  de 
Monlalais?  —  Pourquoi? — Vous  le  savez  mieux  que  personne,  puisque  vous  m'avez 
pris  sur  un  mur  faisant  la  cour  à  mademoiselle  de  Montalais  :  or,  ce  serait  trop  com- 
plaisant à  moi .  vous  eu  conviendrez  ,  lui  faisant  la  cour,  de  vous  ouvrir  la  porte  de  sa 
chambre.  —  Eh  !  qui  vous  dit  que  ce  soit  pour  elle  que  je  vous  demande  la  clef?  — 
Pour  qui  donc  alors  ?  —  Elle  ne  loge  pas  seule,  ce  me  semble  ?  —  Non ,  sans  doule, 
elle  loge  avec  mademoiselle  de  la  Vallière.  Mais  vous  n'avez  pas  plus  à  faire  réelle- 
ment à  mademoiselle  de  la  Vallière  qu'à  mademoiselle  de  Monlalais,  et  il  n'y  a  que 
deux  liommes  à  qui  je  donnerais  cette  clef:  c'est  à  M.  de  Bragelonne,  s'il  me  priait  de 
la  lui  donner  ;  c'est  au  roi,  s'il  me  l'ordonnait. 

—  Eh  bien,  donnez-moi  donc  cette  clef.  Monsieur,  je  vous  l'ordonne,  dit  le  roi  en 
s'avançant  hors  de  l'obsciu'ité  et  entr'onvrant  son  manteau.  Mademoiselle  de  Montalais 
descendra  près  de  vous,  tandis  que  nous  monterons  prè»  de  mademoiselle  de  la  Val- 
lière :  c'est  en  effet  à  elle  seule  que  nous  avons  affaire.  —  Le  roi!  s'écria  Malicorne 
en  se  coui-bant  jusqu'aux  genoux  du  roi.  —  Oui,  le  roi ,  dit  Louis  en  souriant,  le  roi 
qui  vous  sait  aussi  bon  gré  de  votre  résistance  que  de  votre  capitulation.  Relevez-vous , 
Monsieur,  rendez-nous  le  service  que  nous  vous  demandons.  —  Sire,  à  vos  ordres!  dit 
Malicorne  en  montant  l'escalier.  —  Faites  descendre  mademoiselle  de  Montalais,  dit 
le  roi ,  et  ne  lui  sonnez  mot  de  ma  visite. 

Malicorne  s'inclina  en  signe  d'obéissance  et  continua  de  monter. 

Mais  le  roi,  par  une  vive  réflexion,  le  suivit,  et  cela  avec  une  rapidité  si  grande, 
que  quoique  ^lalicorne  eût  déjà  la  moitié  des  escaliers  d'avance,  il  arriva  en  même 
temps  que  lui  à  la  chambre. 

Il  vit  alors  par  la  porte  demeurée  entr'ouverte  derrière  Malicorne,  la  Vallière 
toute  renversée  dans  un  fauteuil ,  et  à  l'autre  coin  Montalais  qui  peignait  ses  cheveux , 
en  robe  de  chambre  ,*debout  devant  une  grande  glace  et  tout  en  parlementant  avec 
Malicorne. 

Le  roi  ouvrit  brusquement  la  jioilc  et  entra. 

Montalais  poussa  un  cri  au  bruit  que  fit  la  porte ,  et  reconnaissant  le  roi  elle 
s'esquiva. 

A  cette  vue  la  Vallière,  de  son  côté,  se  dressa  comme  une  morte  galvanisée  et  re- 
tomba sur  son  fauteuil. 

Le  roi  s'avança  lentement  vers  elle.  —  Vous  vouliez  une  audience,  Mademoiselle, 
lui  dit-il  avec  froideur,  me  voilà  prêt  à  vous  entendre.  Parlez. 

Saint-Aignan  ,  lidèle  à  son  rôle  île  sourd,  d'aveugle  et  de  nuiet ,  Sainl-.\ignan  s'était 
placé  lui  dans  une  encoignure  de  porte ,  sur  un  escabeau  que  le  hasard  lui  avait  pro- 
cvu'é  tout  exjirès. 

Abrité  sous  la  tapisserie  qui  servait  de  pnrtière.  aiiossé  à  la  muraille  nièiiu- ,  il 
écouta  ainsi  sans  éhe  vu.  Se  résignant  au  rùle  cle  Imu  chien  de  garde  qui  attend  ol 
qui  veille  sansj.imais  gêner  le  maître. 

La  Vallièi-e,  frappée  de  teireiu'  à  l'.ispcct  du  roi  irrité  ,  se  leva  une  seconde  fois,  et 
diMiicnranl  dans  une  posture  liunibb-  et  suppliante.  —  Sire,  balbulia-t-rlle,  pardon- 
,i,.7..,iioi.  —  l';h  I  Ma(lemoi>elie.  que  voulez-vous  que  je  vous  panlonne'!'  demanda 
Louis  XIV. — Sire,  j'ai  commis  une  grande  faute,  jibis  qu'une  grande  faute,  un 
grand  crime.  —  Vous?  —  Sire  ,  j'ai  ofl'ensé  Votre  Majesté.  —  Pas  le  moins  du  monde, 
répondit  Louis  .\IV.  —  Sire,  je  vous  en  supplie-,  ne  garde/  point  vis-à-vis  île  m  oi 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  499 

cette  terrible  gravité  ([iii  décèle  la  colère  bien  légiliine  du  roi.  Je  sens  que  je  \ousai 
ollensé,  sire;  mais  j'ai  besoin  de  V04is  exiilii]\ier  comment  je  ne  vous  ai  pas  ofrensé 
de  mon  plein  gré. 

—  Et  d'abord,  Madoinoisellc,  dit  le  roi,  en  quoi  m'auriez-vous  offensé?  je  ne  le 
vois  pas.  Est-ce  par  une  plaisaiilerie  de  jeune  lille ,  plaisanterie  for!  innocente'!'  Vous 
vous  êtes  raillée  d'un  jeinie  homme  crédule;  c'est  bien  naturel;  toute  autre  t'euune  à 
votre  place  eût  t'ait  ce  que  vous  avez  l'ail.  —  Oh  !  Votre  Majesté  m'écrase  avec  ses  pa- 
roles. —  Et  pourquoi  donc?  —  Parce  que  si  la  plaisanterie  fût  venue  de  moi ,  elle  n'eût 
pas  été  innocente.  —  Enliii ,  Mademoiselle,  reprit  le  roi,  esl-ce  là  tout  ce  que  vous 
aviez  à  me  dire  en  me  demandant  une  audience'? 

Et  le  roi  fil  presque  >ui  pas  en  arrière. 

Alors  la  Vallière,  avec  une  voix  brève  et  entrecoupée,  avec  des  yeux  desséchés  par 
le  feu  des  larmes,  fit  à  son  tour  un  pas  vers  le  roi.  —  Voire  Majeslé  a  tout  entendu? 
dil-clle.  —  Tout,  quoi?  —  Tout  ce  qui  a  été  dit  par  moi  nu  chêne  nival.  — Je  n'en 
ai  pas  perdu  une  seule  parole.  Mademoiselle.  —  Et  Votre  Majesté,  lorsqu'elle  m'eut 
entendue,  a  pu  croire  un  instant  que  j'avais  abusé  de  sa  crédulilé'/  —  Oui,  crédulité, 
c'est  bien  cela,  vous  avez  dit  le  mot.  —  El  Voire  Majesté  n'a  pas  soupçonné  qu'une 
pauvre  tille  comme  moi  peut  être  forcée  quelipiefois  de  subir  la  volonté  d  autrui.  — 
Pardon ,  mais  je  ne  comprendrai  jamais"  que  celle  dont  la  volonté  semblait  s'exprimer 
si  librement  sous  le  chêne  royal  se  laissât  influencer  à  ce  point  [lar  la  volonté  d'aii- 
trui.  — Oh!  mais  la  menace,  sire!  —  La  menace!  Qui  vous  menaçait,  qui  osait  vous 
menacer?  —  Ceux  qui  ont  le  droit  de  le  l'aire,  sire.  — Je  ne  reconnais  à  personne  le 
droit  de  menace  dans  mon  royaume  —  Pardonnez-moi,  sire,  il  y  a  près  de  Votre 
Majesté  même  des  personnes  assez  haut  placées  pour  avoir  ou  pour  se  croire  le  droit 
de  perdre  une  fille  sans  avenir,  sans  forlune,  et  n'ayant  que  sa  réputation.  —  Et 
connnenl  la  perdre?  —  Elu  lui  faisant  perdre  celte  réputation  par  une  houleuse 
expulsion. 

—  Oh  !  Mademoiselle,  dit  le  roi  avec  une  amertume  profonde,  j'aime  fort  les  ççens 
qui  se  disculpent  sans  incriminer  les  avitrcs.  —  Sire!  —  Oui,  et  il  m'est  pénible,  je 
l'avoue,  de  voir  qu'une  justification  facile,  comme  pourrait  l'être  la  vôtre,  se  vicime 
compliquer  devant  moi  d'un  tissu  de  reproches  et  d  imputations.  —  Au.xquelles  vous 
n'ajoutez  pas  foi  alors  !  s'écria  la  Vallière.  Le  roi  garda  le  silence.  —  Oh  !  dites-le 
donc!  répéta  la  Vallière  avec  véhémence.  —  Je  regrette  de  vous  l'avouer,  répéta  le 
roi  en  s'inclinant  avec  froideur. 

La  jeune  fille  poussa  une  profonde  exclamation,  et  frappant  ses  mains  l'une  dans 
l'autre  :  —  .Ainsi  vous  ne  me  croyez  pas,  dit-elle. 

Le  roi  ne  répondit  rien. 

Les  traits  de  la  Vallière  s'altérèrent  à  ce  silence.  —  .\insi  vous  supposez  que  moi 
moi!  dit-elle,  j'ai  ourdi  ce  ridicule,  cet  infâme  complot  de  me  jouer  aussi  impudem- 
ment de  Votre  Majesté?  —  Eh  !  mon  Dieu ,  ce  n'est  ni  ridicule  ni  infâme  ,  dit  le  roi  ; 
ce  n'est  pas  même  un  complot  :  c'est  une  raillerie  plus  ou  moins  [ilaisante,  voilà  tout. 
—  Oh!  murmura  la  jeune  fille  désespérée,  le  roi  ne  me  croit  pas,  le  roi  ne  veut  pas 

me  croire.  —  Mais  non,  je  ne  veux  pas  vous  croire.  — Mon  Dieu!   aion  Dieu! 

Écoutez  :  quoi  de  plus  naturel,  eu  efl'et?  Le  roi  me  suit,  m'écoule,  me  gucUe:  le  roi 
veut  peut-être  s'amuser  à  mes  dépens,  amusons-nous  aux  siens,  el  comme  le  roi  est 
un  homme  de  cœur  ,  prenons-le  par  le  cn?ur. 

La  Vallière  cacha  sa  tête  dans  ses  mains  en  étouffant  un  sanglot. 

Le  roi  continua  impitoyablement;  il  se  vengeait  sur  la  pauvre  victime  de  toiil  ce 


500  LES  MOUSQUETAIRES. 

qu'il  avait  souffert.  —  Supposons  donc  cette  fahle  que  je  l'aime  et  que  je  l'ai  distingué. 
Le  roi  est  si  naïf  et  si  orgueilleux  à  la  fois  qu'il  nie  croira ,  et  alors  nous  irons  raconter 
cette  naïveté  du  roi,  et  nous  rirons.  —  Oh  1  s'écria  la  Vallière  ,  penser  cela,  penser 
cela,,c'est  affreux.  — Et,  poursuivit  le  roi,  ce  n'est  pas  loutj  si  ce  prince  orgueilleux 
vient  à  prendre  au  sérieux  la  plaisanterie ,  s'il  a  l'imprudence  d'en  témoigner  publi- 
quement quelque  chose  comme  de  la  joie,  eh  bien  !  devant  toute  la  cour,  le  roi  sera 
humilié;  or,  ce  sera  un  jour  un  récit  charmant  ;i  faire  à  mon  amant,  une  part  de 
dol  à  apporter  à  mon  mari  que  celte  aventure  d'un  roi  joué  par  une  malicieuse 
jeune  fdle. 

—  Sire  1  s'écria  la  Vallière  égarée ,  délirante ,  pas  un  mot  de  plus ,  je  vous  en  sup- 
plie ;  vous  ne  voyez  donc  pas  que  vous  me  tuez?  —  Oh  !  raillerie  ,  murmura  le  roi , 
qui  commençait  cependant  à  s'émouvoir. 

La  Vallière  tomba  à  genoux,  et  cela  si  rudement  que  ses  genoux  résonnèrent  sur 
le  parquet. 

Puis  joignant  les  mains  :  —  Sire  ,  dit-elle  ,  je  préfère  la  honte  à  la  trahison.  — Que 
faites-vous?  demanda  le  roi ,  mais  sans  faire  un  mouvement  pour  relever  la  jeune  fille. 
—  Sire,  quand  je  vous  aurai  sacrifié  mon  honneur  et  ma  raison  ,  vous  croirez  peut- 
être  à  ma  loyauté.  Le  récit  qui  a  vous  été  fait  chez  Madame  et  par  Madame  est  un 
mensonge;  ce  que  j'ai  dit  sous  le  grand  chêne...  —  Eh  bien '?  — Cela  seulement  c'était 
la  vérité.  —  Mademoiselle?  s'écria  le  roi. 

—  Sire ,  s'écria  la  Vallière  entraînée  par  la  violence  de  ses  sensations ,  sire  ,  dussé- 
je  mourir  de  honte  à  cette  place  où  sont  enracinés  mes  deux  genoux,  je  vous  le  répé- 
terai jusqu'à  ce  que  la  voix  nie  manque  :  j'ai  dit  que  je  vous  aimais...  eh  bien!  je  vous 
aime  1  —  Vous  !  —  Je  vous  aime  ,  sire  ,  depuis  le  jour  où  je  vous  ai  vu  ,  depuis  qu'à 
Blois,  où  je  languissais,  voire  regard  royal  est  tombé  sur  moi,  lumineux  et  viviliant; 
je  vous  aime  !  sire.  C'est  un  crime  de  lèse-majesté,  je  le  sais,  qu'une  pauvre  fille 
comme  moi  aime  son  roi  el  le  lui  dise.  Punissez-moi  de  cette  audace,  méprisez-moi 
pour  celle  impudence;  mais  ne  dites  jamais,  mais  ne  croyez  jamais  que  je  vous  ai 
raillé,  que  je  vous  ai  trahi.  Je  suis  d'un  sang  tidèlc  à  la  royauté,  sire  :  et  j'aime... 
j'aime  mon  roil...  Oh!  je  me  meurs! 

Et  tout  à  coup,  épuisée  de,  lorce,  de  voix,  d'haleine,  elle  tomba  pliée  en  deux, 
pareille  à  celle  Heur  dont  parle  Viigileet  qu'a  touchée  en  passant  la  faux  du  moisson- 
neur. 

Le  roi,  à  ces  mots,  à  celle  véhénienlo  supplique  ,  n'avait  gardé  ni  rancune  ni  do\ite; 
son  cœur  loùt  entier  s'était  ouvert  au  soufde  ardent  de  cet  amour  qui  parlait  un  si 
noble  et  si  courageux  langage. 

Aussi,  lorsqu'il  culendit  l'aven  passionné  de  cet  amour,  il  faililil,  cl  voila  son 
visage  dans  ses  mains. 

INIais  lorsqu'il  senlil  tes  mains  de  la  Vallière  ci-amponnécs  à  ses  mains,  lorsque  la 
tiède  pression  de  l'amoureuse  jeune  tille  eût  gagné  ses  artères  ,  il  s'embrasa  à  son  tour, 
et  saisissant  la  Vallière  à  bras  le  corps ,  il  la  releva  et  la  serra  contre  son  cœur. 

Mais  elle  .  mourante  ,  laissant  aller  sa  lète  vacillante  sur  ses  épaules,  ne  vivail  plus. 

Alors  ,  le  roi  effrajé  appela  Saiul-Aignan. 

Sainl-.Mgnan,  (pii  avait  poussé  la  discrélion  juscpi'à  rester  inunobilc  dans  son  coin 
on  feignant  d'essuyer  une  larme  ,  accourut  à  cet  appel  du  roi. 

Alors  il  aida  Louis  à  faire  asseoir  la  jeune  fille  sur  un  fauleuil ,  lui  frappa  dans  les 
mains,  lui  irpaiidil  stu-  le  visage  de  l'eau  de  la  n-ine  de  Hongrie  en  lui  répétant  :  — 
Mademoiselle,  allons,  Madciuoisclle,  c'esl  fini,  le  roi  vous  croit,  le  roi  vous pardomie- 


LE  VlCOMÏIi  DE  BRAGELONNE.  501 

Eh  !  là,  là  ,  prenez  garde  ,  vous  allez  émouvoir  trop  violemmeiil  le  roi;  Mademoiselle, 
Sa  Majesté  est  sensible.  Sa  Majesté  a  un  cœur.  Ah!  diable,  Mademoiselle,  faites-y 
attention,  le  roi  est  fort  pâle. 

En  effet,  le  roi  pâlissait  visiblement. 

Quant  à  la  Yallière,  elle  ne  bougeait  pas.  —  Mademoiselle!  Mademoiselle  !  en  vé- 
rité, continuait  Sainl-Aignan  ,  revenez  à  vous,  je  vous  en  prie  ,  je  vous  en  supplie,  il 
est  temps;  songez  à  une  chose  ,  c'est  que  si  le  roi  se  trouvait  mal,  je  serais  obligé  d'ap- 
peler son  médecin.  Ah  !  quelle  extrémité  ,  mon  Dieu  ,  Mademoiselle  ,  chère  Mademoi- 
selle, revenez  vite  à  vous,  faites  un  effort,  vite  ,  vite. 

Il  était  difficile  de  déployer  plus  d'éloquence  persuasive  que  ne  le  faisait  Saint-Ai- 
gnan,  mais  quelque  chose  de  pluscnergique  et  de  plus  actif  eniore  que  celte  éloquence 
réveilla  la  Vallière. 

Le  roi  s'était  agenouillé  devant  elle,  et  lui  imprimait  dans  la  paume  de  la  main  ces 
baisers  brùlans  qui  sont  aux  mains  ce  que  le  baiser  des  lèvres  est  au  visage. 

Elle  revint  enfin  à  elle,  rouvrit  languissamment  les  yeux,  et,  avec  un  mourant 
regard:  —  Oh  !  sire,  murmura-t-elle,  Votre  Majesté  m'a  donc  pardonné? 

Le  roi  ne  répondit  pas...  11  était  encore  trop  ému.  ^ 

Saint-Aignan  crut  devoir  s'éloigner  encore...  Il  avait  deviné  la  flamme  qui  jaillissait 
des  yeux  de  Sa  Majesté. 

La  Vallière  se  leva.  —  Et  maintenant,  sire ,  dit-elle  avec  courage  ,  maintenant  que 
je  me  suis  justifiée,  je  l'espère  du  moins  ,  aux  yeux  de  Votre  Majesté  ,  accordez-moi 
de  me  retirer  dans  un  couvent.  J'y  bénirai  mon  roi  toute  ma  vie,  et  j'y  mourrai  en 
aimant  Dieu,  qui  m'a  fait  un  jour  de  bonheur.  —  Non,  non,  répondit  le  roi ,  non, 
vous  vivrez  ici  en  bénissant  Dieu ,  au  contraire ,  mais  en  aimant  Louis  qui  vous  fera 
loule  une  existence  de  félicité  ,  Louis  qui  vous  aime,  Louis  qui  vous  le  jure!  —  Oh  I 
sire  ,  sire!... 

El  sur  ce  doute  de  la  Vallière .  les  baisers  du  roi  devinrent  si  brûlans  que  Saint-Ai- 
gnan crut  qu'il  était  de  son  devoir  de  passer  de  l'autre  côté  de  la  tapisserie. 

Mais  ces  baisers,  qu'elle  n'avait  pas  eu  la  force  de  repousser  d'abord,  commencè- 
rent à  brûler  la  jeune  tille.  —  Oh  !  sire  ,  s'écria-t-elle  alors  ,  ne  me  faites  pas  repentir 
d'avoir  été  si  loyale,  car  ce  serait  me  prouver  que  Votre  Majesté  me  méprise  encore. 

—  Mademoiselle  ,  dit  soudain  le  roi  en  se  reculant  plein  de  respect,  je  n'aime  et 
n'honore  rien  au  monde  plus  que  vous  ,  et  rien  à  ma  cour  ne  sera,  j'en  jure  Dieu  , 
aussi  estimé  que  vous  le  serez  désormais;  je  vous  demande  donc  pardon  de  mon  em- 
portement. Mademoiselle,  il  venait  d'un  excès  d'amour,  mais  je  puis  vous  prouver 
que  j'aimerai  encore  davantage  en  vous  respectant  autant  que  vous  pourrez  le  désirer. 

Puis  ,  s'inclinant  devant  elle  et  lui  prenant  la  main  :  —  Mademoiselle,  lui  dit-il, 
voulez-vous  me  faire  cet  honneur  d'agréer  le  baiser  que  je  dépose  sur  votre  main  ? 

Et  la  lèvre  du  roi  se  posa  respectueusement  et  légère  sur  la  main  frissonnante  de  la 
jeune  fille.  —  Désormais ,  ajouta  Louis  en  se  relevant  et  en  couvrant  la  Vallière  de 
son  regard  ,  désormais  vous  êtes  sous  ma  protection.  Ne  parlez  à  personne  du  mal  que 
je  vous  ai  fait,  pardonnez  aux  autres  celui  qu'ils  ont  pu  vous  faire.  A  l'avenir,  vous 
serez  tellement  au-dessu»  de  ceux-là,  que  loin  de  vous  inspirer  dt^  la  cramte,  ils  ne 
vous  feront  plus  même  pitié. 

Et  il  salua  religieusement  comme  au  sortir  d'un  temple. 

Puis  appelant  Saint-Aignan  qui  s'approcha  tout  humble,  — Comte,  dit-il ,  j'espère 
que  Mademoiselle  voudra  bien  vous  accorder  un  peu  de  son  amitié  en  retour  de  celle 
que  je  lui  ai  vouée  à  jamais. 


S02  LES  MOUSQUETAIRES. 

Saint-Aignan  fléchit  le  genou  tlevanl  la  Vallière.  —  Quelle  joie  pour  moi,  niur- 
mura-t-ii ,  si  Mademoiselle  nie  l'ait  un  pareil  honneur  !  —  Je  vais  vous  renvoyer  voire 
compagne,  dit  le  roi.  Adieu,  Mademoiselle  ,  ou  plutôt  au  revoir  :  faites-moi  la  grâce 
de  ne  pas  m'oublierdans  votre  prière.  —  Oh  !  sire  .  dit  la  Vallière  ,  soyez  tranquille  : 
vous  êtes  avec  Dieu  dans  mon  cœur. 

Ce  dernier  mot  enivra  le  roi,  qui  tout  joyeus;  entraîna  Saint-Aignan  par  les  degrés. 

Madame  n'avait  pas  prévu  ce  dénoûnient-là  :  ni  naïade  ni  dryade  n'en  avait  parlé. 


LK    NOUVEAU  GÉNÉRAL   DES   JÉSUITES. 


Tandis  que  la  Vullirre  et  le  roi  cniirondaieiit  dans  leur  |ircmicr  aven  tous  les  cha- 
grins du  passé  .  tout  le  lionlieni'  du  présent ,  Inules  les  espérances  de  l'avenir,  Fonquet, 
rentré  chez  lui,  c'est-à-dire  dans  rapparlemcnt  qui  lui  avait  été  départi  au  chàleau, 
Fonquet  s'cnirelenait  avec  Aramis,  jusieineni  de  liinl  ce  (pie  le  roi  négligeai!  en  ce 
moment.  —  Vous  me  direz,  commeiiça  Fonquet  ,  lorsqu'il  eut  inslallé  son  hnli'  dans 
un  l'anlcuil  et  pris  place  lui-même  à  ses  côtes,  vous  me  direz  ,  monsieur  d'Herhlay  ,  où 
nous  en  sommes  mainlenantde  l'aU'airede  Belle-lslc,  cl  si  vous  eh  avez  reçu  qnelijnes 
nouvelles.  —  Monsieur  le  surintendant,  répondit  Aramis.  tout  va  de  ce  côté  connue 
nous  le  désirons:  les  dépenses  ont  été  soldées  .  rien  n'a  transpiré  de  nos  desseins.  — 
Mais  les  garnisons  que  le  ini  voulait  y  mettre.  —  J'ai  reçu  ce  malin  la  nouvelle 
qu'elles  y  étaient  arrivées  depuis  quinze  jours.  — Et  on  les'  a  traitées.. .  —  A  merveille. 

—  Mais  l'ancienne  garnison  .  qu'esl-clle  devenue?  —  Elle  a  repris  terre  à  Sai-zeau, 
et  on  l'a  innnédlalcmenl  dirigée  sur  Quinq>er.  —  Et  les  nouveaux  garnisaires?  — 
Sont  à  nous  à  celle  heure.  —  Vous  êtes  sûr  île  ce  ipie  vous  dites ,  mon  cher  monsieur 
de  Vannes  ?  —  Sùi'.  et  vous  allez  voir  d'.iilleurs  commeni   les  choses  se  sont  passées. 

—  Mais  de  toutes  les  garnisons ,  vous  savez  cela ,  Belle-isU;  est  jusienient  la  plus  mau- 
vaise, —  Je  sais  cela  et  j'agis  en  conséquence  ;  pas  d'espace ,  pas  do  comnnmicalions, 
pas  de  femmes  ,  pas  de  jeu  ;  or,  aujourd'hui ,  c'est  grand'pilié  ,  ajouta  Aramis  avec 
un  lie  CCS  sourires  qui  n'appartenaient  qu'à  lui ,  de  voir  combien  les  jeunes  gens 
cherchent  à  se  divertir,  et  condiien  .  en  conséipience,  ils  inclinent  vers  celui  qui  paie 
les  diverlissemens.  —  Mais  s'ils  s'annisent  à  l!elle-Isle?  —  S'ils  s'annisenl  de  pai'  le 
roi,  ils  aimeroni  le  roi ,  mais  s'ils  s'emniicnl  de  par  le  roi  et  N'anmsenI  de  par  M.  Fon- 
quet, ils  aimeront  M.  Fonquet.  —  Et  vous  avez  prévenu  mon  inlendani .  alin  qu'aus- 
sitôt leni'  arrivée...  —  Non  pas,  on  les  a  laissés  huit  joiu's  s'cmniver  tout  à  leur  aise, 
mais  au  hoiil  de  huit  joui's  ils  ont  réclamé  .  disant  que  les  derniers  ofiieiers  s'auni- 
saient  phn  qu'eux.  On  liin'  a  répoiulii  alors  ipie  les  anciens  oflieiers  avaient  su  se 
faire  un  ami  de  M.  Fonquet ,  et  ipie  M.  Fonquet  les  connaffsanl  potirdes  amis,  leur 
avaii  dés  lois  voulu  assez  de  bien  poui'  ipi'ils  ne  s'ennuyasseni  point   sm-  ses  lerre.i 

Alors  ils  ont  réilérbi. 

Mais  aiissitût  l'inlendant  a  ajonli' que.  sans  préjuger  les  oïdi'os  do  M.  l'onquot,  il 
coiniaissait  assez  son  maître  pour  savoir  qnr  loni  gcnlilhoninie  an  voivice  i\u  roi  l'iii- 
léiTssail.  cl  qu'il  lci;ut  .   bien  qu'il    ne   cunm'il  p.i~   les   nouveaux  vernis,  aiitanl  pour 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  503 

eux  qu'il  avait  fait  pour  les  autres.  —  A  merveille,  et  là-dessus  les  effets  ont  suivi  les 
promesses,  j'espère  :  je  désire,  vous  le  savez  ,  qu'on  ne  promette  jamais  en  mon  nom 
sans  tenir.  — Là-dessus  on  a  mis  à  la  disposition  des  officiers  nos  deux  corsaires  et  vos 
chevaux  ;  on  leur  a  donné  les  clefs  de  la  maison  principale,  en  sorte  qu'ils  y  font  des 
parties  de  chasse  et  de  promenades  avec  ce  qu'ils  trouvent  de  dames  à  Belle-Isle  et  ce 
qu'ils  ont  pu  en  recruter,  ne  craignant  pas  le  mal  de  mer  dans  les  environs.  —  El  il 
y  en  a  hon  iiombre  à  Sarzeau  et  à  Vannes  ,  n'est-ce  pas,  Votre  Grandeur?  —  Oh  !  sur 
toute  la  côte,  répondit  tranquillement  Aramis.  — Maintenant,  poiu'  les  soldats?  —  Tout 
est  relatif ,  vous  comprenez  ;  pour  les  soldais,  du  vin,  des  vivres  excellens  et  une 
haute  paie. — Très-bien!  en  sorte?..  —  En  sorte  que  nous  pouvons  compter  sur  cette 
garnison,  qui  est  déjà  meilleure  que  l'autre.  —  Bien.  —  Il  en  résulte  que  si  Dieu 
consent  à  ce  que  l'on  nous  renouvelle  ainsi  les  garnisaires  seulement  tous  les  deux 
mois,  au  bout  de  trois  ans  l'armée  y  aura  passé,  si  bien  qu'au  lieu  d'avoir  un  régi- 
ment à  nous,  nous  aurons  cinquante  mille  hommes. 

—  Oui,  je  savais  bien,  dit  Fouquet,  que  nul  autant  que  vous,  monsieur  d'Heiblay, 
n'était  un  ami  précieux,  impayable,  mais  dans  tout  cela,  ajouta-l-il  en  riant,  nous 
oublions  notre  ami  du  Vallon;  que  devint-il  pendant  ces  trois  jours  que  j'ai  passés  à 
Saint-Mandé?  j'ai  tout  oublié,  je  l'avoue. —  Oh!  je  ne  l'oublie  pas,  moi,  repartit 
Aramis.  Portlios  est  à  Saint-Waudé,  graissé  siu' toutes  les  articulations,  choyé  en  nour- 
riture, soigné  en  vins  ;  je  lui  ai  fait  donner  la  promenade  du  petit  parc,  promenade 
que  vous  vous  êtes  réservée  pour  vous  seul;  il  en  use.  Il  reconnnence  à  marcher  ,  il 
exerce  sa  force  en  courbant  de  jeunes  ormes  ou  en  faisant  éclater  de  vieux  chênes, 
comme  faisait  Milon  de  Crotone,  et  comme  il  n'y  a  pas  de  lions  dans  le  parc,  il  est 
probable  que  nous  le  retrouverons  entier.  C'est  un  brave  que  notre  Portlios.  —  Oui, 
mais  en  attendant  il  va  s'ennuyer.  —  Oh  !  jamais.  .^  Il  va  questionner?  —  Il  ne  voit 
personne.  —  Mais,  enfin,  il  attend  ou  espère  quelque  chose?  —  Je  lui  ai  doimé  un 
espoir  que  nous  réaliserons  quelque  matin.  Et  il  vit  là-dessus.  —  Lequel?  — Celui 
d'être  présenté  au  roi. — Oh!  oh!  en  quelle  qualité?  —  D'ingénieur  de  Belle-Isle, 
pardieu.  —  Est-ce  possible?  —  C'est  vrai.  —  Certainement,  maintenant  ne  serail-il 
point  nécessaire  qu'il  retournât  à  Belle-Isle?  —  Indispensable;  je  songe  même  à  l'y 
renvoyer  le  plus  tôt  possible.  Portlios  a  beaucoup  de  représentation;  c'est  un  homme 
dont  d'Artagnan  ,  Athos  et  moi  connaissons  seuls  le  faible.  Porthos  ne  se  livre  jamais; 
il  est  plein  de  dignité;  devant  les  officiers,  il  fera  l'effet  d'un  paladin  du  temps  des 
croisades.  Il  grisera  l'état-major  sans  se  griser  et  sera  pour  tout  le  monde  un  objet 
d'admiration  et  de  sympathie  ;  puis ,  s'il  arrivait  que  nous  eussions  un  ordre  à  faire 
exécuter,  Porlhos  est  une  consigne  vivante,  et  il  faudra  toujours  en  passer  par  où  il 
voudra.  —  Donc  renvoyez-le.  —  Aussi  est-ce  mon  dessein,  mais  dans  quelques  jours 
seulement,  car  il  faut  que  je  vous  dise  une  chose.  —  Laquelle?  —  C'est  que  je  me 
défie  de  d'Artagnan.  Il  n'est  pas  à  Fontainebleau  comme  vous  l'avez  pu  remarquer, 
et  d'Artagnan  n'est  jamais  absent  ou  oisif  iuipimémeut.  Aussi  maintenant  que  mes 
affaires  sont  faites,  je  vais  tâcher  de  savoir  quelles  sont  les  affaires  que  fait  d'Artagnan. 

^-  Vos  affaires  sont  faites,  dites-vous?  —  Oui.  — Vous  êtes  bien  heureux  en  ce 
cas,  et  j'en  voudrais  pouvoir  dire  autant.  — J'espère  que  vous  ne  vous  inquiétez  plus. 
-^Hum  !  —  Le  roi  vous  reçoit  à  merveille.  — Oui.  —  Et  Colbert  vous  laisse  en  repos? 
—  A  peu  près.  —  Eu  ce  cas ,  dit  Aramis  avec  cette  suite  d'idées  qui  faisait  sa  force ,  en 
ce  cas,  nous  pouvons  donc  songer  à  ce  que  je  vous  disais  hier  à  propos  de  la  petite.  — 
Quelle  petite?  —  Vous  avez  déjà  oublié?  ■ —  Oui.  —  A  propos  de  la  ValUère.  —  Ah  ! 
c'est  juste.  —  Vous  répugae-t-il  doue  de  gagner  cette  fille?  —  Sur  un  seul  point,  — 


504  LES  MOUSQUETAIRES. 

Lequel?  —  C'est  que  le  cœur  est  intéressé  autre  iiaiM.  et  que  je  ne  ressens  absolument 
rien  pour  cette  entant. 

—  Oh  !  oh!  dit  Aramis;  occupé  par  le  cœur,  avez-vous  ililV  —  Oui.  —  Diable!  il 
faut  prendre  garde  à  cela.  —  Pourquoi? —  Parce  qu'il  serait  terrible  d'être  occupé 
par  le  co>ur ,  quand,  ainsi  que  vous  ,  on  a  !ant  besoin  de  sa  tète.  —  Vous  avez  raison. 
Aussi,  vous  le  voyez,  à  votre  pieniier  appel  j"ai  tout  quitté.  Mais  revenons  à  la  petite. 
Quelle  utilité  voyez-vous  à  ce  que  je  m'occupe  d'elle?  —  Le  voici.  Le  roi,  dit-on,  a 
un  caprice  pour  cette  petite,  à  ce  que  l'on  croit  du  moins.  —  Et  vous  qui  savez  tout, 
vous  savez  autre  chose.  —  Je  sais  que  le  roi  a  changé  bien  rapidement  ;  qu'avant-hier 
le  roi  était  tout  feu  pour  Madame  ;  qu'il  y  a  déjà  quelques  jours.  Monsieur  s'est  plaint 
de  ce  feu  à  la  reine-mère;  qu'il  y  a  eu  des  brouilles  conjugales,  des  gronderies  mater- 
nelles. —  Comment  savez-vous  loul  cela?  —  Je  le  sais,  enfin.  —  Eh  bien?  —  Eh 
bien  !  à  la  suite  de  ces  brouilles  et  de  ces  groudeiies ,  le  roi  n'a  plus  adressé  la  parole, 
n'a  plus  fait  attention  à  Son  Ahesse  Royale.  — Après?  —  Après  il  s'est  occupé  de  ma- 
demoiselle delà  Vallière.  Mademoiselle  de  la  Yallière  est  tille  d'honneur  de  Madame. 
Savez-vous  ce  qu'en  amour  on  appelle  un  chaperon?  —  Sans  doute.  —  Eh  bien  !  ma- 
demoiselle de  la  "Vallière  est  le  chaperon  de  Madame.  Prolitez  de  cette  position.  Vous 
n'avez  pas  besoin  de  cela.  Mais  enfin  ,  l'amour-propre  blessé  rendra  la  conquête  plus 
facile  ;  la  petite  aura  le  secret  du  roi  et  de  Madame.  Vous  ne  savez  pas  ce  qu'un 
homme  intelligent  fait  avec  un  secret.  —  Mais  comment  arriver  à  elle?  —  Vous  me 
demandez  cela  ?  lit  Aramis.  —  Sans  doute.  Je  n'aurai  pas  le  temps  de  m'occuper  d'elle. 

—  Elle  est  pauvre,  elle  est  humble,  vous  lui  créerez  une  position,  et  soit  qu'elle  sub- 
jugue le  roi  comme  maîtresse,  soit  qu'elle  ne  se  rapproche  de  lui  que  comme  confi- 
dente, vous  aurez  fait  une  nouvelle  adepte. 

—  C'est  bien,  dit  Fouquet.  Que  ferons-nous  à  l'égard  de  cette  petite?  —  Quand 
vous  avez  désiré  une  femme  .  qu'avez- vous  fait,  monsieur  le  surintendant?  —  Je  lui 
ai  écrit.  J'ai  fait  mes  protestations  d'amour.  J'y  ai  ajouté  mes  offres  de  service  ,  et  j'ai 
signé  Fon(iuet.  —  Et  nulle  n'a  résisté?  —  Une  seule,  dit  Fo\iquet.  Mais  il  y  a  quatre 
jours  qu'elle  a  cédé  comme  les  autres.  —  Voulez-vous  prendre  la  peine  d'écrire?  dit 
Aramis  à  Fouquet  en  lui  présentant  une  plmne. 

Fourpiet  la  prit.  —  Dictez,  dit-il.  J'ai  tellement  la  tête  occupée  ailleurs,  que  je  ne 
saurais  tracer  deux  lignes.  —  Soit,  lit  Aramis.  licrivez. 

Et  il  dicta  : 

»  M;i(letnoiselle  ,  je  vous  ai  vue ,  et  vous  ne  serez  point  étonnée  que  je  vous  aie 
trouvée  belle. 

«  Mais  vous  ne  pouvez,  faute  d'une  position  digne  de  vous,  que  végéter  à  la  cour. 

«  L'amour  d'un  honnête  liomme,  au  cas  oii  \ous  auriez  quelque  andiilion  ,  pourrait 
servir  d'au.xiliairi'  à  votre  esprit  et  à  vos  cliarmo. 

«  Je  mets  mon  amour  îi  vos  pieds  ;  mais  comme  un  amour  si  hundile  et  si  discret 
qu'il  soit,  peut  compromettre  l'objet  de  son  culte  ,  il  ne  sied  pas  qu'iuie  personne  de 
.votre  mérite  risque  d'être  compromise  sans  résidtal  sur  son  avenir. 

«  Si  vous  daJL'nez  répondre  à  mon  amour,  mon  amour  vous  pi-ouvera  sa  reconnais- 
sance en  vous  faisaul  à  tout  jamais  libre  cl  indepeMclaiile.  » 

Après  avoir  écrit,  l-'on(|uel  regarda  .\iamis.  —  Signez,  dit  celui-ci.  —  Est-ce  bien 

nécessaire? X'otre  >igii;ilMre  au  bas  di'  celte  lettre  vaut  ou  million  ;  vous  oubliez 

eela,  mon  cher  sm-inleiiilaut. 

Fouquet  sigii.i.  —  Mainteiianl,  par  qui  en\ errez-vous  la  lellic?  di'Uiaiida  .Vraniis. 

—  Mais  pai-  un  \  alel  excellenl.  —  Dont  vous  êtes  sur?  —  C'est  mou  grisou  ordinaire. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  505 

—  Très-bien.  Au  reste  ,  nous  jouons  de  ce  côlé-là  un  jeu  qui  n'est  pas  lounl.  — Com- 
ment cela?  —  Si  ce  que  vous  dites  est  vrai  des  complaisances  de  la  petite  pour  le  roi 
et  pour  Madame,  le  roi  lui  donnera  tout  l'argent  qu'elle  peut  désirer.  — Le  roi  a  donc 
de  l'argent?  demanda  Aramis.  — Dame!  il  faut  croire,  il  n'en  demande  plus.  — Oh  ! 
il  en  redemandera  ,  soyez  tranquille.  —  H  y  a  même  plus  ,  j'eusse  cru  qu'il  me  parle- 
rait de  cette  fête  de  Vaux.  —  Eh  hien?  —  Il  n'en  a  point  parlé.  —  Il  en  parlera.  — 
Oh!  vous  croyez  le  roi  bien  cruel ,  mou  cher  d'Herbluy.  —  Pas  lui.  —  Il  est  jeune  , 
donc  il  est  bon.  —  Il  est  jeune,  donc  il  est  faible  ou  passionné;  et  M.  Colberl  tient 
dans  sa  vilaine  main  sa  faiblesse  ou  ses  passions.  —  Vous  voyez  bien  que  vous  le  crai- 
gnez. —  Je  ne  le  nie  pas.  —  Alors,  je  suis  perdu.  —  Comment  cela.  —  Je  n'étais  fort 
auprès  du  roi  que  par  l'urgent.  —  Après.  —  El  je  suis  ruiné.  —  Non.  —  Comment, 
non?  savez-vous  mes  affaires  mieux  que  moi.  —  Peut-être.  —  Et  cependant  s'il  de- 
mande cette  fête?  —  Vous  la  donnerez.  —  Mais,  de  l'argent?  —  En  avez- vous  jamais 
manqué?  —  Oh  !  si  vous  saviez  à  quel  pri.\  je  me  suis  procuré  le  dernier.  —  Le  pro- 
chain ne  vous  coûtera  rien. — Qui  donc  me  le  doimera? —  Moi. — Vous  me  donnerez 
si.v  millions?  —  Oui  —  Vous,  six  millions?  —  Dix  ,  s'il  le  faut. 

—  En  vérité  ,  mon  cher  d'Herblay,  dit  Fouquet ,  votre  confiance  m'épouvante  en- 
core plus  que  la  colère  du  roi.  —  Bah  !  —  Qui  donc  ètes-vous?  —  Vous  me  connais- 
sez, ce  me  semble. — Je  me  trompe;  alors,  que  voulez-vous? — Je  veu.x  sur  le  trône 
de  France  un  roi  qui  soit  dévoué  à  M.  Fouquet,  et  je  veux  que  M.  Fouquet  me 
soit  dévoué.  — Oh  !  s'écria  Fouquet  en  lui  serrant  la  main,  quaut  à  vous  appartenir, 
je  vous  appartiens  bien  ;  mais  ,  croyez-le  bien,  mon  cher  d'Herblay,  vous  vous  faites 
illusion.  —  Eu  quoi  ?  — Jamais  le  roi  ne  me  sera  dévoué.  — Je  ne  vous  ai  pas  dit  que 
le  roi  vous  serait  dévoué,  ce  me  semble.  — Mais  si,  au  contraire,  vous  venez  de  le 
dire.  —  Je  n'ai  pas  dit  le  roi.  J'ai  dil  un  roi.  —  N'est-ce  pas  tout  un?  —  Au  contraire, 
c'est  fortdiflërent.  —  Je  ne  comprends  pas. —  Vous  allez  comprendre  :  Sup[)0sez  que 
ce  roi  soit  un  autre  homme  que  Louis  XIV.  —  Un  autre  houune? —  Oui,  qui  tienne 
tout  de  vous.  —  Impossible.  —  Même  son  trône.  —  Oh  I  vous  êtes  fou.  11  n'y  a  pas 
d'autre  homme  que  le  roi  Louis  XIV  qui  puisse  s'asseoir  sur  le  trône  de  France.  Je 
n'en  vois  pas,  pas  un  seul.  —  J'en  vois  un  ,  moi.  —  A  moins  que  ce  soit  Monsieur, 
dit  Fouquet  en  regardant  .Vramis  avec  inquiétude...  Mais  Monsieur...  — Ce  n'est  pas 
Monsieur. 

—  Mais  comment  voulez- vous  qu'un  prince  qui  ne  soit  pas  de  la  race;  comment 
voulez-vous  qu'un  prince  qui  n'aura  aucun  droit...  —  Mon  roi  à  moi,  ou  plutôt  votre 
roi  à  vous  sera  tout  ce  qu'il  faut  qii'irsoit ,  soyez  tranquille.  —  Prenez  garde,  prenez 
garde ,  monsieur  d'Herblay,  vous  me  donnez  le  frisson ,  vous  me  donnez  le  vertige. 
Aramis  sourit.  —  Vous  avez  le  frisson  et  le  vertige  à  peu  de  frais,  répliqua-t-il.  — 
Oh!  encore  une  fois,  vous  m'épouvantez.  Aramis  sourit.  —  Vous  riez?  demanda 
Fouquet.  —  Et  le  jour  venu,  vous  rirez  connue  moi;  seulement,  je  dois  maintenant 
être  seul  à  rire.  —  Mais  expliquez-vous?  —  Au  jour  venu,  je  m'expliquerai ,  ne  crai- 
gnez rien.  Vous  n'êtes  pas  plus  saint  Pierre  que  je  ne  suis  Jésus,  et  je  vous  dirai  pour- 
tant :  «Homme  de  peu  de  foi  ,  pourquoi  doutez-vous?»  —  Eh,  mon  Dieu,  je  doute... 
je  doute  ,  parce  que  je  ne  vois  pas.  —  C'est  qu'alors  vous  êtes  aveugle  :  je  ne  vous 
traiteiai  donc  plus  en  saint  Pierre ,  mais  en  saint  Paul,  et  je  vous  dirai  :  «  Un  jour 
viendra  où  tes  yeux  s'ouvriront.  »  —  Oh!  dit  Fouquet,  que  je  voudrais  croire.  —  Vous 
ne  croyez  pas!  vous  à  qui  j'ai  fait  dix  fois  traverser  l'abîme,  où  seul  vous  vous  fussiez 
engoull'ré  ;  vous  ne  croyez  pas ,  vous  qui  de  procureur  général  êtes  monté  au  rang  d'in- 
tendant ,  du  rang  d'intendant  au  rang  de  premier  ministre ,  et  qui  du  rang  de  premier 


506 


LES  MOUSQUETAIRES. 


ministre  passerez  à  celui  de  maire  du  palais.  Mais,  non,  dit-il  avec  son  éternel  sou- 
rire... Non  .  non  .  vous  ne  pouvez  voir,  et  par  conséquent  vous  ne  pouvez  croire  cela. 

Et  Aramis  se  leva  pour  se  retirer. 

—  Un  dernier  mot,  dit  Fouquet ,  vous  ne  m'avez  jamais  parlé  ainsi ,  vous  ne  vous 
êtes  jamais  montré  si  confiant  ou  plutôt  si  téméraire.  —  Parce  que  pour  parler  haut , 
il  faut  avoir  la  voix  libre.  — Vous  l'avez  donc?  —  Oui.  —  Depuis  peu  de  temps  alors? 
—  Depuis  hier.  —  Oh  !  monsieur  d"Herblay,  prenez  garde ,  vous  poussez  la  sécurité 
jusqu'à  l'andace.  —  Parce  que  l'on  peut  être  audacieux  quand  on  est  puissant.  — Vous 
êtes  puissant?  —  Je  vous  ai  offert  dix  millions,  je  vous  les  offre  encore. 

Fouquet  se  leva  tout  troublé  à  son  tour.  — Voyons,  dit-il,  voyons  :  vous  avez 
parlé  de  renverser  des  rois,  de  les  remplacer  par  d'autres  rois.  Dieu  me  pardonne! 
mais  voilà,  si  je  ne  suis  fou,  ce  que  vous  avez  dit  tout  à  l'heure.  —  Vous  n'êtes  pas 
fou,  et  j'ai  véritablement  dit  cela  tout  à  l'heure.  —  Et  pourquoi  l'avez-vous  dit?  — 
Parce  que  l'on  peut  parler  ainsi  de  trônes  renvej'sés  et  de  rois  créés  quand  on  est  soi- 
même  au-dessus  des  rois  et  des  trônes...  de  ce  monde.  — Alors  vous  êtes  tout-puissant! 
s'écria  Fouquet.  —  Je  vous  l'ai  déjà  dit  et  je  vous  le  répète,  répondit  Aramis  l'œil  bril- 
lant et  la  lèvre  frémissante. 

Fouquet  se  rejeta  sur  son  fauteuil  et  laissa  tomber  sa  tête  dans  ses  mains. 

Aramis  le  regarda  un  instant  comme  eût  fait  l'ange  des  destinées  humaines  à  l'égard 
d'un  simple  mortel.  —  Adieu,  lui  dit-il,  dormez  tranquille  ,  et  envoyez  votre  lettre  à 
la  Vallière.  Demain,  nous  nous  reverrons,  n'esl-cc  pas?  —  Oui,  demain  ,  dit  Fou- 
(piet  en  secouant  la  tête  comme  un  homme  qurrevieut  à  lui.  Mais  où  cela  nous  rever- 
rons-nous?  —  A  la  promenade  du  roi,  si  vous  voulez.  —  Fort  bien. 

El  ils  se  séparèrent. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE. 


507 


l'orage. 


T.  lendemain  ,  1p  joiiv  s'était  levé  somlire  et  lilat'anl.  et 
comme  cliaciin  savait  la  jimmeinulr  arrêtée  dans  le  pro- 
granmie  royal,  le  le^ranl  de  l'iiaenn,  en  ouvralit  les 
yeux ,  se  porta  sur  le  ciel. 

Au  haut  des  arbres  stationnait  une  vapeur  épaisse  et 
ardente  qui  avait  à  peine  en  la  force  de  s'élever  à  Irenle 
pieds  de  Terre  sons  les  rayons  fl'int  soleil  qu'on  n'aperce- 
\.ù\  qu'à  travers  le  voile  d'un  lourd  et  é|iais  nuage. 

Ce  niatin-là.  pas  de  fosée  Les  gazolis  étaient  restés 
secs,  les  fleurs  altérées.  Les  oiseaux  clianlaient  avec 
pins  de  réserve  qu'à  l'ordinaire  dans  le  fenillaire  immobile  comme  s'il  était  mort. 
Les  murmures  étranges,  confus,  pleins  de  vie,  qui  semblent  naître  et  exister  par  le 
soleil,  cette  respiration  de  la  nature  qui  parle  incessante  au  milieu  de  tons  les  autres 
bruits,  ne  se  faisait  pas  entendre  :  le  silence  n'avait  jamais  été  si  grand. 

Cette  tristesse  dn  ciel  frappa  les  yeux  dn  roi  lorsqu'il  se  mil  à  la  fenêtre  à  son  lever. 
Mais  connue  tous  les  ordres  étaient  donnés  pour  la  promenade,  connue  tous  les 
préparatifs  étaient  faits,  connue ,  chose  bien  plus  péremptoire,  Louis  comptait  sui' 
cette  promenade  pour  répondre  aux  promesses  de  son  iniaginalion .  et  nous  ])Ouvons 
même  déjà  le  dire,  aux  besoins  de  son  cœur,  le  roi  décida  sans  bésitation  que  l'état 
dn  ciel  n'avait  rien  à  faire  dans  tout  cela,  que  la  promepade  était  décidée ,  et  que 
quel([ue  temps  qu'il  fit,  la  promenade  aurait  lieu. 

Au  reste,  il  y  a  dans  certains  règnes  terrestres  privilégiés  dû  cfel  des  heures  où  l'on 
croirait  que  la  volonté  dn  roi  terrestre  a  son  influence  sur  la  volonté  divine.  Auguste 
avait  Virgile  pour  lui  dire  :  Noele  plaret  tota  reileunt  spectacula  iiiane,  Louis  XIV 
avait  Boileau  qui  devait  lui  dife  bien  autre  chose,  et  Dieu,  qui  se  devait  montrer 
presque  aussi  complaisant  pour  lui  que  .Jupiter  l'avait  été  pour  Auguste. 

Louis  entendit  la  messe  comme  à  son  ordinaire ,  mais,  il  faut  l'avouer,  quelque 
peu  distrait  de  la  présence  du  Créateur  par  le  souvenir  de  la  créature.  Il  s'occupa  du- 
rant l'oftice  à  calculer  plus  d'une  fois  le  nombre  des  minutes ,  puis  des  secondes  qui  le 
séparaient  du  bienheureux  moment  où  la  promeliade  allait  commencer,  c'est-à-dire 
du  moment  où  Madame  se  mettrait  en  chemin  avec  ses  filles  d'honneur. 

Au  reste,  il  va  sans  dire  que  tout  le  monde  au  château  ignorait  l'entrevue  qui  avait 
eu  lieu  la  veille  entre  la  Vallière  et  le  roi.  MoHlalais  petit-être,  avec  soii  bavardage 
habituel,  l'eût  répandue:  mais  Monlalais,  dans  cette  circonstance,  était  corrigée  par 
Malicorne,  lequel  lui  avait  mis  aux  lèvres  le  cadenas  de  l'intérêt  commun. 


508  LES  MOUSQUETAIRES. 

Quant  à  Louis  Xr\',  il  était  si  heureux  qu'il  avait  pardonné,  ou  à  peu  près,  à  Ma- 
tlaniesa  petite  méchanceté  de  hi  veille.  En  eflél,  il  avait  plutôt  à  s'en  louer  qu'à  s'en 
plaindre.  Sans  cette  méchanceté,  il  ne  recevait  pas  la  lettre  de  la  Vallièrç;  sans  cette 
lettre ,  il  n'y  avait  pas  d'audience ,  et  sans  cette  audience  il  demeurait  dans  l'indéci- 
sion. Il  entrait  donc  trop  de  félicité  dans  son  cœur  pour  que  la  rancune  put  y  tenir,  en 
ce  moment  au  moins. 

Donc,  au  lieu  de  froncer  le  sourcil  en  apercevant  sa  l)elle-sa'ur,  Louis  se  promit  de 
lui  montrer  encore  plus  d'amitié  et  de  gracieux  accueil  que  d'ordinaire.  Peut-être  dans 
sa  pensée  réservait-il  une  terrilile  revanche  de  l'affaii^de  la  naïade. 

Voici  les  choses  auxquelles  Louis  pensait  durant  la  messe,  et  qui,  il  faut  le  dire,  lui 
faisaient  pendant  le  saint  exercice  ouhlier  celles  auxquelles  il  eût  dû  songer  en  sa  qua- 
lité de  roi  très-chrétien  et  de  tils  aîné  de  l'Église. 

Cependant  Dieu  est  si  hon  pour  les  jeunes  erreurs;  tout  ce  qui  est  amour,  même 
amour  coupahle,  trouve  si  facilement  grâce  à  ses  regards  paternels,  qu'au  sortir  delà 
messe,  Louis,  en  levant  ses  yeux  au  ciel ,  put  voir  à  travers  les  déchirures  d'un  nuage 
un  coin  de  ce  tapis  d'azur  que  foule  le  pied  du  Seigneur. 

11  rentra  au  château,  et,  comme  la  promenade  était  indiquée  pour  nn'ili  seule- 
ment et  qu'il  n'était  que  dix  heures,  il  se  mit  à  travailler  d'acharnement  avec  Colbert 
et  Lyonne. 

Mais  comme  tout  en  travaillant  Louis  allait-de  la  table  à  la  fenêtre,  attendu  que 
cette  fenêtre  donnait  sur  le  pavillon  de  Madame,  il  put  voir  dans  la  cour  M.  Fou- 
quet,  dont  les  courtisans  depuis  sa  faveur  de  la  veille  faisaient  plus  de  cas  que  ja- 
mais, qui  venait  de  son  côté  d'un  air  affable  et  tout  à  fait  heureux  faire  sa  cour 
au  roi. 

Instinctivement,  en  voyant  Fnuquet,  le  roi  se  retourna  vers  Colbert. 

Colbert  souriait  et  paraissait  lui-même  plein  d'aménité  et  de  jubilation.  Ce  bonheur 
lui  était  venu  depuis  qu'un  de  ses  secrétaires  était  entré  et  lui  avait  remis  un  porte- 
feuille que  sans  l'ouvrir  Colbert  avait  introduit  dans  la  vaste  poche  île  son  haut-de- 
chausses. 

Mais  connue  il  y  avait  toujours  quelque  chose  de  sinistre  au  fond  de  la  joie  de  Col- 
heit,  Louis  opta  entre  les  deux  sourires  pour  celui  de  Fouquet. 

Il  fit  signe  au  surintendant  de  monter,  puis  se  retournant  vers  Lyonne  et  Colbert, 
—  Aciievez,  dit-il,  ce  travail  .  posez-le  sur  iiinii  linriMU  .je  le  lirai  à  tête  reposée.  Et 
il  sortit. 

Au  signe  du  roi,  Fouquet  s'était  iiàté  de  monter.  Quant  à  Araniis,  qui  accompa- 
gnait le  surintendant,  il  s'était  gravement  replié  au  milieu  du  groupe  de  courtisans 
vulgaires  et  s'y  était  perdu  sans  même  avoir  été  remarque  par  le  roi. 

Le  roi  et  Fouquet  se  rencontrèrent  au  haut  de  l'e.^calicr. — Sire,  dit  Fouquet  en 
voyant  le  gracieux  accueil  que  lui  ])i'éparait  Louis,  sire,  depuis  quelques  jours  V'otre 
Majesté  me  comble.  Ce  n'est  plus  un  jeune  roi,  c'est  un  jeune  dieu  qui  règne  sur  la 
France,  le  dieu  du  plaisir,  du  iionlu'ur  et  île  l'amour. 

Le  roi  rougit.  Pour  être  llatteur,  le  compliment  n'en  était  pas  moins  un  peu  direct. 

Le  roi  conduisit  Fouquet  dans  un  petit  salon  qui  séparait  son  cabinet  de  travail  de 
sa  (hambi'c  à  c(iiicher.  —  Save/.-vous  bien  pomcpioi  je  vous  .ippelle?  dit  le  roi  en  s'as- 
seyautsui'  le  bordde  la  croisée  de  l'aion  à  ne  rien  perdre  de  ce  ipii  se  passerait  dans  les 
parterres  sur  lesquels  donnait  la  seconde  entrée  du  pavillon  de  Madame.  —  Non,  sire, 
mais  c'est  pour  quel(|uc  (liose  d'heureuv,  j'en  suis  certain,  d'après  le  gracieux  sou- 
rire de  Votre  .Majesté.  —  Ah '.   vous  préjugez. — Non,  sire,  je  regarde  et  je  vois  — 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  509 

Alors  vous  vous  trompez. — Moi,  sire?  —  Car  je  vous  appelle,  au  contraire,  pour 
vous  faire  une  querelle. — Auioi.sire!  —  Oui ,  et  des  plus  sérieuses.  —  Eu  vérité, 
Voire  Majesté  Hi'e£fraie  ..  et  cependaut  j'attends  plein  de  contiance  dans  sa  justice  et 
dans  sa  bonté.  — Que  me  dit-on  ,  monsieur  Fouquet .  que  vous  préparez  une  grande 
fête  à  Vaux? 

Fouquet  sourit  connue  fait  le  malade  au  premier  frisson  d'une  lièvre  oubliée  et  qui 
revient. — Et  vous  ne  m'invitez  pas?  continua  le  roi. — Sire,  répondit  Fouquet,  je  ne 
songeais  pas  à  cette  fête,  et  c'est  hier  soir  seulement  qu'un  de  mes  amis,  Fouquet 
appuya  sur  le  mot,  a  bien  voulu  m'y  faire  songer.  — Mais  hier  soir  je  vous  ai  vu  et 
vous  ne  m'avez  parlé  de  rien,  monsieur  Fouquet. — Sire,  comment  espérer  que 
Votre  Majesté  descendrait  à  ce  point  des  hautes  régions  où  elle  vit  jusqu'à  honorer  ma 
demeure  de  sa  présence  royale?  —  Excuse,  monsieur  Fouquet,  vous  ne  m'avez  point 
parlé  de  votre  fête.  — Je  n'ai  point  parlé  de  cette  fête,  je  le  répète,  au  roi  d'abord  , 
parce  que  rien  n'était  décidé  à  l'égard  de  celte  fêle,  ensuite  parce  que  je  craignais  un 
refus.  —  Et  quelle  chose  vous  taisait  craindre  ce  refus,  monsieur  Fouquet?  Prenez 
garde,  je  suis  décidé  à  vous  pousser  à  bout. — Sire,  le  profond  désir  que  j'avais  de 
voir  le  roi  agréer  mou  invitation...  —  Eh  bien,  monsieur  Fouquet ,  rien  de  plus  facile 
je  le  vois ,  que  de  nous  entendre.  Vous  avez  le  désir  de  m'inviter  à  votre  fête,  j'ai  le 
désir  d'y  aller;  invitez-moi  et  j'irai.  —  Quoi!  Votre  Majesté  daignerait  accepter?  mur- 
mura le  surintendant.  —  En  vérité.  Monsieur,  dit  le  roi  en  riant,  je  crois  que  je  fais 
plus  qu'accepter  :  je  crois  que  je  m'invite  moi-même. 

—  Votre  Majesté  me  comble  d'honneur  et  de  joie  I  s'écria  Fouquet;  mais  je  vais 
être  forcé  de  répéter  ce  que  M.  de  la  Vieuville  disait  à  votre  aïeul  Henri  IV  :  Domine 
non  sum  dignus.  —  Ma  réponse  à  ceci,  monsieur  Fouquet ,  c'est  que ,  si  vous  donnez 
une  fête ,  invité  ou  non  invité  ,  j'irai  à  votre  fête.  —  Oh  !  merci ,  merci ,  mon  roi  !  dit 
Fouquet  en  relevant  la  tète  s^us  cette  faveur,  qui ,  dans  son  esprit,  était  sa  ruine. 
Mais  comment  Votre  Majesté  a-t-elle  été  prévenue?  —  Par  le  bruit  public,  monsieur 
Fouquet,  qui  dit  des  merveilles  de  vous  et  des  miracles  de  votre  maison.  Cela  vous 
rendra-t-il  ilor,  monsieur  Fouquet ,  que  le  roi  soit  jalou.x  de  vous?  —  Cela  me  rendra 
le  plus  heureux  honnne  du  monde,  sire,  puisque  le  jour  où  le  roi  sera  jaloux  de 
Vaux  ,  j'aurai  quelque  chose  de  digne  de  lui  à  offrir  à  mon  roi.  —  Eh  bien,  monsieur 

Fouquet,  préparez  votre  fête  et  ouvrez  à  deux  battans  les  portes  de  votre  maison. 

Et  vous,  sire,  dit  Fouquet ,  fixez  le  jour.  —  D'aujourd'hui  en  un  mois.  — Sire.  Votre 
Majesté  n'a-t-elle  rien  autre  chose  à  désirer?  —  Rien,  monsieur  le  surintendant, 
sinon  d'ici  là  de  vous  avoir  près  de  moi  le  plus  qu'il  vous  sera  possible.  —  Sire ,  j'ai 
l'honneur  d'être  de  la  promenade  de  Votre  Majesté.  —  Très-bien  ;  je  sors  en  effet , 
monsieur  Fouquet ,  et  voici  ces  dames  qui  vont  au  rendez-vous. 

Le  roi  à  ces  mots,  avec  toute  l'ardeur,  non-seulement  d'un  jeune  homme,  mais 
d'un  jeune  homme  amoureux,  se  retira  delà  fenêtre  pour  prendre  ses  cranis  et  sa 
canne  que  lui  tendait  son  valet  de  chambre. 

On  entendait  en  dehors  le  piétinement  des  chevaux  et  le  roulement  des  roues  sur 
le  sable  de  la  cour. 

Le  roi  descendit.  .\u  moment  où  il  apparut  sur  le  perron,  chacun  s'arrêta.  Le  roi 
marcha  droit  à  la  jeune  reine.  Quant  à  la  reine-mère,  toujours  souffrante  de  plus  en 
plus  de  la  maladie  dont  elle  était  atteinte,  elle  n'avait  pas  voulu  sortir. 

Marie-Thérèse  monta  en  carrosse  avec  Madame  et  demanda  au  roi  de  quel  côté  il 
désirait  que  la  promenade  fût  dirigée.' 

Le  roi,  qui  venait  de  voir  la  Vallière,  toute  pâle  encore  des  événemens  de  la  veille 


510  LES  MOUSQUETAIRES. 

monter  dans  une  calèche  avec  trois  de  ses  compagnes ,  répondit  h  la  reine ,  ipi'il  n'a- 
vait point  de  préférence,  el  qu'il  sérail  bien  [lartonl  où  elle  sérail. 

La  reine  couHiuindu  alors  que  les  piqneurs  tournassent  vers  Apremont, 

Les  piqneurs  partirent  en  avant. 

Le  roi  monta  à  chevaL  II  suivit  pendant  quelques  minutes  la  voiture  de  la  reine  et 
de  Madame  eu  se  tenant  à  la  portière. 

Le  temps  s'était  à  peu  près  éclairci;  cependant  une  espèce  dévoile  poussiéreux, 
semblable  à  ïuie  gaze  salie,  s'étendait  sur  toute  la  surface  du  ciel  :  le  soleil  faisait  re- 
luire des  atomes  micacés  dans  le  périple  de  ses  rayons. 

La  chaleur  élait  élouffante. 

Mais,  comme  le  roi  ne  paraissait  pas  faire  attention  à  l'élat  du  ciel,  nul  ne  parut 
s'en  incpiiéter,  et  la  promenade,  selon  Tordre  qui  eu  avait  été  donné  par  la  reine, 
marcha  vers  Apremont. 

La  troupe  des  courlisans  était  bruyante  et  joyeuse  ,  on  voyait  que  chacun  tendait  à 
oublier  el  à  faire  oublier  aux  autres  les  aigres  discussions  de  la  veille 

Madame,  surtout,  élail  charmante. 

En  effet,  Madame  voyait  le  roi  à  sa  portière,  et  comme  elle  ne  supposait  pas  qu'il 
fut  là  ])0ur  la  reine,  elle  espérait  que  son  prince  lui  élait  revenu. 

Mais,  après  un  quart  de  lieue  à  peu  près  fait  sur  la  roule  ,  le  roi,  après  un  gracieux 
sourire,  salua  et  tourna  bride,  laissant  filer  le  carrosse  de  la  reine,  puis  celui  des 
prenn'ères  dames  d'honneur,  puis  tous  les  autres  successivement  qui ,  le  voyant  arrêté, 
voulaient  s'arrêter  à  leur  tour. 

Mais  le  roi  leur  faisait  signe  de  la  main  qu'ils  eusseni  à  continuer  leur  chemin. 

Lorsque  passa  le  carrosse  de  la  Vallièie,  le  roi  s'approcha. 

Le  roi  salua  les  dames  cl  se  disposait  à  sui\re  le  carrosse  des  lilles  d'honneur  de 
Madame  comme  il  avait  suivi  celui  de  Madame ,  lorsque  la  lile  des  carrosses  s'arrêta 
toul  à  coup. 

Sans  doule  Madame  ,  inquiète  de  réloignement  du  roi ,  venait  de  donner  l'ordre 
d'accomplir  cette  évoluliou. 

On  se  rappelle  ipie  la  tlirection  de  la  promenade  lui  avait  élé  accordée. 

Le  roi  lui  lit  demander  quel  élait  son  désir  en  arrêtant  les  voilures.  —  De  marcher 
à  pied,  répondit-elle. 

Sans  doute  espérait-elle  que  le  roi ,  qui  sui\ail  à  ehe\al  le  carrosse  des  lilles  d'hon- 
neur, n'osi.'rait  à  ])ii'd  suivre  les  lilles  iriionueui' elles-mêmes. 

On  élait  au  milieu  de  la  forêt. 

La  promenade  en  cllel  s'iuinoiuait  belle,  belle  surtout  pour  des  rêveurs  ou  des 
amans 

Trois  belles  allées,  longues,  omlueuses  et  accidentées,  parlaient  du  iielit  carrefour 
où  l'on  venait  de  faire  halle. 

Ces  allées  vertes  de  mousse,  denlelécs  de  feuillage,  ayant  chacune  un  petit  horizon 
d'im  pied  de  ciel  entrevu  sous  l'enlrelacemcnl  des  arbres,  voilà  quel  ci.ijl  l'aspect  des 
localiles. 

Au  fond  de  ces  allées  |)assaieul  el  repassaient,  avec  des  signes  manifestes  d'iuquié- 
lude  ,  les  chevreuils  effarés  qui  a[ires  s'être  arrêtés  im  iuslanl  au  nulieu  du  chemin  cl 
iuoir  rel(;vé  la  lêle  ,  fujaicut  comme  des  (lèches,  rcnlraul  d'un  seul  bond  dans  l'é- 
paisseur des  bois  où  ils  disparaissaient,  tandis  «pie  de  leuips  en  lemps  on  apercevait 
un  lapin  pbilosoiihe,  deboul  sur  son  derrière,  se  grallani  le  nniseau  avec  les  pattes  de 
devuul  el  inlcrrogeanl  l'air  pour  reconnaître  si  tous  ces  gens  qui  s'ai)()rochaienl  et  qm 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  511 

venaient  troubler  ainsi  ses  médiUilions,  ses  repa»  ou  ses  amours,  n'étaient  pas  suivis 
par  quelque  chien  à  jainhes  torses  ou  ne  portaient  point  quelque  fusil  sous  le  bras. 

Toule  la  compagnie,  au  reste,  était  descendue  de  carrosse  en  voyant  descendre  la 
reine. 

Marie-Thérèse  prit  le  bras  d'une  de  ses  dames  d'honneur,  el  après  un  oblique  coup 
d'œil  donné  au  roi,  qui  ne  parut  point  s'apercevoir  qu'il  fût  le  moins  du  monde  l'objet 
de  l'altenlion  de  la  reine,  elle  s'enfonça  dans  la  forêt  par  le  premier  sentier  qui  s'ou- 
vrit devant  elle. 

Deux  piqueurs  marchaient  devant  Sa  Majesté  avec  des  cannes  dont  ils  se  servaient 
pour  relever  les  branches  ou  écarter  les  ronces  qui  pouvaient  embarrasser  le 
chemin. 

En  mettant  pied  à  terre,  Madame  trouva  à  ses  côtés  M.  de  Guiche,  qui  s'inclina 
devant  elle  et  se  mit  à  sa  disposition. 

Monsieur,  enchanté  de  son  bain  de  la  surveille,  avait  déclaré  qu'il  optait  pour  la 
rivière,  el  tout  en  donnant  congé  à  Guiche,  il  était  resté  au  château  avec  le  chevalier 
de'Lorraine  et  Mauicamp. 

Il  n'éprouvait  plus  ombre  de  jalousie. 

On  l'avait  donc  cherché  inutilement  dans  le  cortège  •  mais  comme  Jlonsieur  était  un 
prince  fort  personnel  qui  concourait  d'habitude  fort  médiocrement  au  plaisir  général , 
son  absence  avait  été  plutôt  un  sujet  de  satisfaction  que  de  regret. 

Chacun  avait  suivi  l'exemple  donné  parla  reine  el  par  Madame,  s'accommodant à  sa 
guise,  selon  le  hasard  ou  selon  son  goût. 

Le  roi,  nous  l'avons  dit,  était  demeuré  près  de  la  Vallière;  et  descendant  de  cheval 
au  moment  où  l'on  ouvrait  la  portière  du  carrosse,  il  lui  avait  otTerl  la  main. 

Aussitôt  Montalais  et  Tonnay-Gliarenle  s'étaient  éloignées,  la  première  [)ar  calcul 
et  l'autre  par  discrétion. 

Seulement  il  y  avait  celte  différence  entre  elles  deux  que  l'une  s'éloignait  dans  le 
désir  d'être  agréable  au  roi ,  el  l'autre  dans  celui  de  lui  être  désagréable. 

Pendanl  la  dernière  demi-heiu'e,  le  temps,  lui  aussi,  avait  pris  ses  dispositions  : 
tout  ce  voile ,  comme  poussé  par  un  veut  de  chaleur,  s'était  massé  à  l'occident;  puis, 
repoussé  par  un  courant  contraire ,  s'avançait  lentement,  lourdement. 

On  sentait  s'approcher  l'orage,  mais  comme  le  roi  ne  le  voyait  pas,  personne  ne 
se  croyait  le  droit  de  le  voir. 

La  promenade  fut  donc  continuée;  quelques  esprits  inquiets  levaient  cependant  de 
temps  en  temps  les  yeux  au  ciel. 

D'autres,  plus  timides  encore,  se  promenaient  sans  s'écarter  des  voitures,  où  ils 
comptaient  aller  chercher  un  abri  en  cas  dorage. 

Mais  la  plus  grande  partie  du  cortège ,  en  voyant  le  roi  entrer  bravement  dans  le 
bois  avec  la  'Vallière,  la  plus  grande  partie  du  cortège  ,  disons-nous ,  suivit  le  roi. 

Ce  que  voyant  le  roi,  il  prit  la  main  de  la  Vallière  et  l'entraîna  dans  une  allée  la- 
térale où  celte  fois  personne  n'osa  le  suivre. 


512  LES  MOUSQUETAIRES. 


LA   PLUIE. 


En  ce  moment,  et  dans  la  direclion  même  que  venaient  de  prendre  le  roi  et  la  Val- 
Jière,  seulement  marchant  sous  bois  au  lieu  de  suivre  l'allée,  deux  hommes  mar- 
chaient fort  insoucieux  de  l'état  du  ciel. 

Ils  tenaient  leurs  têtes  inclinées  comme  des  gens  qui  pensent  à  de  graves  intérêts. 

Ils  n'avaient  tu  ni  Guiche  ni  Madame,  ni  le  roi  ni  la  Vallière. 

Tout  à  coup  quelque  chose  passa  dans  l'air  comme  ime  bouffée  de  flammes  suivie 
d'un  grondement  sourd  et  lointain.  —  Ah!  dit  Inn  des  deux  en  relevant  la  tète,  voici 
l'orage.  Regagnons-nous  les  carrosses ,  mon  cher  d'Herblay  ? 

Aramis  leva  les  yeux  en  l'air  et  interrogea  le  temps.  —  Oh  !  dit-il ,  rien  ne  presse 
encore. 

Puis ,  reprenant  la  conversation  où  il  l'avait  sans  doute  laissée ,  —  Vous  dites  donc 
que  la  lettre  que  nous  avons  écrite  hier  soir  doit  être  à  cette  heure  parvenue  à  sa  des- 
tination.—  Je  dis  qu'elle  l'est  certainement. —  Par  qui  l'avez-vous  l'ait  remettre? — 
Par  mon  grison,  ainsi  que  j'avais  l'honneurde  vous  le  dire.  —  A-t-il  rapporté  réponse? 

—  Je  ne  l'ai  pas  revu;  sans  doute  la  petite  était  à  son  service  près  de  Madame  ou  s'ha-- 
billait  chez  elle;  elle  l'aura  fait  attendre.  L'heure  de  partir  est  venue  et  nous  sommes 
partis.  Je  ne  puis  en  conséquence  savoir  ce  qui  s'est  passé  là-bas. 

—  Vous  avez  vu  le  roi  avant  le  départ?  —  Oui.  —  Comment  l'avez-vous  trouvé?  — 
Parfait  ou  infâme,  selon  qu'il  aurait  été  vrai  ou  hypocrite. — Et  la  fête?  —  Aura 
lieu  dans  un  mois,  —  Il  s'y  est  invité 'i* — Avec  une  insistance  où  j'ai  reconnu  Colherl. 

—  C'est  bien.  —  La  nuit  ne  vous  a  point  enlevé  vos  ilbisions'/ —  Sur  quoi  'I  —  Sur  le 
secours  que  vous  pouvez  m'apporler  en  cette  circonstance.  —  Non,  j'ai  passé  la  nuit  à 
écrire  ,  et  tous  les  ordres  sont  donnés.  — La  fête  coûtera  plusieurs  millions,  ne  vous  le 
dissimulez  pas. — J'en  ferai  six...  Faites-en  de  votre  côté  deux  ou  trois,  à  tout  hasard. 

—  Vous  êtes  un  homme  miraculeux,  mon  cher  d'Herblay.  Aramis  sourit.  —  Mais, 
demanda  Fouquct  avec  nn  reste  d'inquiétude,  puisque  vous  remuez  ainsi  les  millions, 
pourquoi,  il  y  a  quelques  jours,  n'avcz-vous  pas  donné  de  votre  poche  les  cinquante 
mille  francs  à  Raisemeaux? — Farce  (jue.  il  y  a  qn<'li]ucs  jours,  j'étais  pauvre  comme 
Job.  —  Et  aujourd'hui?  —  Aujourd'hui .  je  suis  ]dus  riche  que  le  roi.  —  Ti-ès-bien,  tit 
Fouquel ,  je  me  connais  en  homme.  Je  sais  que  vous  êtes  incapable  de  me  manquer 
de  parole;  je  ne  veux  point  vous  arracher  voliv  secret  :  n'eu  parlons  plus. 

En  ce  moment  un  groiidcmciil  sourd  se  lit  entendre  qui  éclata  ton!  à  coup  en  un 
violent  coup  de  toimerre.  —  nb  1  oli  !  lit  l-"onipi('t  ,  je  vous  le  disais  bien.  —  .Allons,  dit 
Aramis,  rejoignons  les  carrosses. — Nous  n'aurons  pas  le  temps  ,  dit  Fouquct,  voilà 
la  pluie. 

En  ell'et,  comme  si  le  ciel  se  fût  ouvert,  une  ondée  aux  largos  goutles  lit  tout  à 
coup  résonner  le  dôme  de  la  forêt.  — Oh!  dit  Aramis,  nous  avons  le  tem|>s  de  rega- 
gner les  voitures  avant  que  le  feuillage  ne  soit  inondé.  —  Mieux  vaudrait,  dit  Fou(piel, 
nous  retirer  dans  quelque  grotte.  —  Oui  ;  mais  où  y  a-t-il  une  grotte?  deui.inda  Aramis. 
■ — Moi,  dit  l''ouquel  avec  un  sourire,  j'en  connais  une  à  dix  pas  d'ici.  Puis  s'orieulani  : 


l'uuage. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  513 

—  Oui,  dit-il,  c'est  bieu  cela.  —  Que  vous  êtes  heureux  d'avoir  si  bonne  inémoiro, 
ilil  Aramis  en  souriant  à  son  tour;  mais  ne  craignez-vous  pas  que  ,  ne  nous  vo\ant 
pas  reparaître,  votre  cocher  croie  que  nous  avons  pris  une  route  de  retour  et  ne  sui\e 
les  voitures  de  la  cour?  —  Oh!  dit  Fouquet,  il  n'y  a  pas  de  danger;  quand  je  poste 
mon  cocher  et  ma  voiture  à  un  endroit  quelconque,  il  n'y  a  qu'un  ordre  exprès 
du  roi  qui  puisse  les  faire  déguerpir,  et  encore;  d'ailleurs  il  me  semble  que  nous  ne 
sommes  pas  les  seuls  qui  nous  soyons  si  fort  avancés.  J'entends  des  pas  et  un  bruit  de 
voix. 

Et  en  disant  ces  mots,  Fouquet  se  retourna,  ouvrant  de  sa  canne  une  masse  de 
feuillage  qui  lui  masquait  la  roule. 

Le  regard  d'Aramis  plongea  en  même  temps  que  le  sien  par  l'ciuviM-lure.  —  Une 
femme!  dit  Aramis.  —  Un  homme!  dit  Fouquet.  —  La  Vallière!  —  Le  roi  !  —  Oh  ! 
oh!  dit  Aramis,  est-ce  que  le  roi  aussi  connaîtrait  votre  caverne;  cela  ne  m'étonne- 
rait  pas.  il  me  paraît  en  commerce  assez  bien  réglé  avec  les  nymphes  de  Fontainebleau. 

—  N'importe,  dit  Fouquet,  gagnons-la  toujours;  s'il  ne  la  connaît  pas,  nous  verrons 
ce  qu'il  devient  ;  s'il  la  connaît,  comme  elle  a  deux  ouvertures,  tandis  qu'il  entrera  par 
l'une  nous  sortirons  par  l'autre.  —  Est-elle  loin?  demanda  Aramis,  voici  la  pluie  qui 
liltre.  —  Nous  y  sommes. 

Fouquet  écarta  quelques  branches  et  l'on  put  apercevoir  une  excavation  de  roche 
que  des  bruyères,  du  lierre  el  une  épaisse  glandée  cachaient  entièrement.  Fouquet 
montra  le  chemin.  Aramis  le  suivit. 

Au  moment  d'entrer  dans  la  grotte  Aramis  se  retourna.  —  Oh  !  oli  !  dit-il ,  les  voilà 
qui  entrent  dans  le  bois,  les  voilà  qui  se  dirigent  de  ce  côté.  —  Eh  bien,  cédons-leur 
la  place ,  fit  Fouquet  souriant  et  tirant  Aramis  par  son  manteau  ;  mais  je  ne  crois  pas 
que  le  roi  connaisse  ma  grotte.  —  En  eflèt ,  dit  Aramis ,  ils  cherchent ,  mais  un  arlire 
plus  épais,  voilà  tout. 

Aramis  ne  se  trompait  pas,  le  roi  regardait  en  l'air  et  non  pas  autour  de  lui. 

11  tenait  le  bras  de  la  Valhère  sous  le  sien,  il  tenait  sa  main  sur  la  sienne.  La  ^'al- 
lière  commençait  à  glisser  sur  l'herbe  humide. 

Louis  regarda  encore  avec  [)lus  d'attention  autour  de  lui,  el  apercevant  un  chêne 
énorme  au  feuillage  toulfu  ,  il  entraîna  la  Vallière  sous  l'abri  de  ce  chêne. 

La  pauvre  enfant  regardait  autour  d'elle  ;  elle  semblait  à  la  fois  craindre  et  désirer 
d'être  suivie. 

Le  roi  la  lit  adosser  au  tronc  de  l'arbre ,  dont  la  vaste  circonférence ,  protégée  par 
l'épaisseur  du  feuillage,  était  aussi  sèche  que  si ,  en  ce  moment  même  ,  la  pluie' n'eût 
point  tombé  par  torrens. 

Lui-même  se  tint  devant  elle  nu-tête. 

Au  bout  d'un  instant,  quelques  gouttes  liltrèrent  à  travers  les  ramures  de  l'arbre 
et  vinrent  tomber  sur  le  front  du  roi  qui  n'y  lit  pas  même  attention.  —  Oh  !  sire, 
murmura  la  Vallière  en  poussant  le  chapeau  du  roi. 

Mais  le  roi  s'inclina  et  refusa  obstinément  de  se  couvrir.  —  C'est  le  cas  ou  jamais 
d'offrir  votre  place,  dit  Fouquet  à  l'oreille  d'Aramis.  —  C'est  le  cas  ou  jamais  d'écouler 
et  de  ne  pas  perdre  une  parole  de  ce  qu'ils  vont  se  dire,  répondit  Aramis  à  l'oreille  de 
Fouquet. 

En  effet,  tous  deux  se  t\irent,  et  la  voix  du  roi  put  parvenir  jusqu'à  eux.  —  Oh! 
mon  Dieu  !  Mademoiselle,  dit  le  roi ,  je  vois  ou  plutôt  je  devine  votre  inquiétude  ; 
croyez  que  je  regrette  bien  sincèrement  de  vous  avoir  isolée  du  reste  de  la  compagnie, 
el  cela  pour  vous  mener  dans  un  endroit  où  vous  allez  souffrir  de  la  pluie.  Vous  êtes 


SI 4  LES  MOUSQUETAIRES. 

mouillée  déjà  :  vous  avez  IVoid  peut-èlre?  —  Non,  sii'c.  —  Vous  tremblez  cependnut  ? 
—  Sire,  c'est  la  trainte  que  l'on  interprète  à  mal  mon  absence  au  moment  où  tout  le 
monde  est  réuni  certainement.  — Je  vous  proposerais  bien  de  retourner  aux  voitures, 
Mademoiselle,  mais  eu  vérité  regardez  et  écoulez,  et  dites-moi  s'il  est  possible  de 
tenter  la  moindre  course  eu  ce  moment'.' 

Eu  effet,  le  tonnerre  grondait  et  la  pluie  ruisselait  par  torrens. 
—  D'ailleurs;  continua  le  roi,  il  n'y  a  pas  d'interprétation  possible  en  votre  dél'a- 
veur.  N'êtes-vous  pas  avec  le  roi  de  France ,  c'est-à-dire  avecle  premier  gentilhomme 
du  royaume?  — Certainement,  sire,  répondit  la  Vallière  ,  et  c'est  un  honneur  bien 
grand  pour  moi;  aussi  n'est-ce  point  pour  moi  que  je  crains  les  interprétations. — 
Pour  qui  donc  alors?  —  Pour  vous,  sire.  — Pour  moi,  Mademoiselle?  dit  le  roi  en 
souriant.  Je  ne  vous  comprends  pas.  —  Votre  Majesté  a-t-elle  donc  déjà  oublié  ce  qui 
s'est  passé  hier  chez  Son  Altesse  Uoyale'i' —  Oh!  oublions  cela,  je  vous  prie,  pluli'it 
permettez-moi  de  ne  me  souvenir  que  pour  vous  remercier  encore  une  fois  de  votre 
lettre,  et...  —  Sire  ,  interrompit  la  Vallière  ,  voilà  l'eau  qui  tombe,  et  Votre  Majesté 
demeure  tête  nue.  —  Je  vous  prie ,  ne  nous  occupons  que  de  vous ,  Mademoiselle.  — 
Ohl  moi,  dit  la  Vallière  en  souriant,  moi  je  suis  une  paysanne  habituée  à  courir  par 
les  prés  de  la  Loire  et  par  les  jarihns  de  Blois,  quelque  temps  qu'il  fasse.  Et  quant  à 
mes  habits,  ajouta-t-elle  en  regardant  sa  simple  toilette  de  mousseline.  Votre  Majesté 
voit  qu'ils  n'ont  pas  grand'chose  à  risquer. 

— En  ell'et ,  Mademoiselle;  j'ai  déjà  remarqué  plus  d'une  fois  que  vous  deviez  à  peu 
près  tout  à  vous-même  et  rien  à  la  toilette.  Vous  n'êtes  point  coquette,  et  c'est  pour 
moi  une  grande  quaUté.  —  Sire,  ne  me  faites  pas  meilleure  que  je  ne  suis,  et  dites 
seulement  :  Vous  ne  pouvez  pas  être  coquette.  — Pourquoi  cela?  —  Mais,  dit  en  sou- 
riant la  ValUère ,  parce  que  je  ne  suis  pas  riche.  —  Alors  vous  avouez  que  vous  aimez 
les  belles  choses  ,  s'écria  vivement  le  roi.  —  Sire  ,  je  ne  trouve  beau  que  les  choses 
auxquelles  je  puis  atteindre.  Tout  ce  qui  est  trop  haut  pour  moi...  — Vous  est  indif- 
féi-ynl.  —  M'est  étranger  comme  m'étant  défendu. — El  moi.  Mademoiselle  ,  dit  le 
roi .  je  ne  trouve  point  que  vous  soyez  à  ma  cour  sur  le  piijd  où  vous  devriez  y  être. 
Ou  ne  m'a  certainement  point  assez  parlé  des  services  de  votre  famille.  La  fortune 
de  voire  maison  a  élé  cruellement  négligée  par  mon  oncle.  —  Oh  !  non  pas .  sire  Son 
Altesse  Uuyale  monseigneur  le  duc  d'Orléans  a  toujours  élé  parfaitement  bon  pour 
M.  de  Saint-Hemy,  mon  beau-père.  Les  services  étaient  humbles  ,  et  l'on  peut  dire 
nue  nous  avons  été  payés  selon  nos  œuvres.  Tout  le  monde  n'a  pas  le  bonheur  de 
trouver  des  occasions  de  servir  son  roi  avec  éclat.  Certes,  je  ne  doute  pas  que  si  les 
occasions  se  fussent  rencontrées,  ma  famille  eût  eu  le  cieur  aussi  grand  que  son  désir, 
l\Iai»  nous  n'avons  pas  eu  ce  bonheur. 

Eh  bienl  Mademoiselle,  c'est  au  roi  à  corriger  le  hasard,  et  je  me  charge  bien 

joyeusement  de  réparer  au  plus  vile,  à  votre  égard,  les  torts  de  la  fortune.  —  Non, 
sire,  non!  s'écria  vivement  la  Vallière;  vous  laisserez,  s'il  vous  plait .  les  choses  en 
l'état  où  elles  sont.  —  Quoi  1  Mademoiselle!  vous  refusez  ce  que  je  dois,  ce  que  je 
\  eux  faire  pour  vous'i'  —  0\\  a  l'ait  tout  ce  que  je  désirais,  sire ,  lorsqu'on  m'a  accordé 
cet  hoMiieur  de  faire  partie  de  la  maison  de  Madame.  —  Mais  si  vous  refusez  pour 
vous,  acceptez  au  ini.ius  pnur  les  -vôtres.  —  Sire,  votre  iulentiou  si  généreuse  m'é- 
blmiil  et  m'effraie ,  c:ar.  en  faisant  pour  ma  maison  ce  que  votre  bonté  vous  pousse  à 
faire,  Votre  Majesté  nous  créera  des  envieux,  ol  à  elle  .les  ennemis.  Laissez-moi, 
bire ,  dans  ma  médiocrité:  laissez  à  Ions  les  sentiniens  que  je  puis  res^eulir,  la  joyeuse 
délicatesse-  du  désinlérossrment.  —Oh!  voiU  un  langage  bien  .idniirahle.  dit  le  roi. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  515 

—  C'est  vrai,  murmura  Aramis  à  l'oreille  de  Foiiquet,  et  il  n'y  doit  pas  être  habi- 
tué. —  Mais,  répoiidil  Foiiquet,  si  elle  l'ail  une  pareille  réponse  à  mon  billet?  —  Ron. 
dit  Aramis,  ne  préjugeons  pas  et  attendons  la  tin.  — Et  puis,  cher  monsieur  d'Hei- 
blay,  ajouta  le  surintendant  peu  payé  pour  croire  à  tous  les  sentimens  que  venait 
d'exprimer  la  Vallière ,  c'est  un  habile  calcul  souvent  que  de  paraître  désintéressé 
avec  les  rois.  —  C'est  justement  ce  que  je  pensais  à  la  minute,  dit  Aramis.  Ecoutons. 

Le  roi  se  rapprocha  de  la  Vallière ,  et  comme  l'eau  filtraitde  plus  en  plus  à  travers  le 
feuillage  du  chêne ,  il  tint  son  chapeau  suspendu  au-dessus  de  la  tête  de  la  jeune  lille. 

Là  jeune  fllle  leva  ses  beaux  yeux  bleus  vers  ce  chapeau  royal  qui  l'abritait  et  se- 
coua la  tète  en  poussant  un  soupir.  —  Oh  !  mon  Dieu  ,  dit  le  roi .  quelle  triste  pensée 
peut  donc  parvenir  jusqu'à  votre  cœur  quand  je  lui  fais  un  rempart  du  mien.  —  Sire, 
je  vais  vous  le  dire.  J'avais  déjà  abordé  cette  question  si  difticile  à  discuter  par  une 
jeune  lllle  de  mon  âge  ,  mais  Votre  Majesté  m'a  imposé  silence.  Sire,  Votre  Majesté 
ne  s'appartient  pas.  Sire,  Votre  Majesté  est  mariée  ,  tout  sentiment  qui  écarterait  Votre 
Majesté  de  la  reine  en  portant  Votre  Majesté  à  s'occuper  de  moi,  sera  pour  la  reine  la 
source  d'un  profond  chagrin. 

Le  roi  essaya  d'interrompre  la  jeune  lille ,  mais  elle  continua  avec  un  geste  sup- 
pliant.—  La  reine  Anne.  Votre  Majesté,  avec  une  tendresse  qui  se  comprend,  la 
reine  suildesyeux  Votre  Majesté  à  chaque  pas  qui  l'écarté  d'elle.  Ayant  eu  le  bonheur 
de  rencontrer  un  tel  époux  ,  elle  demande  au  ciel  avec  des  larmes  de  lui  en  conserver 
la  possession ,  el  elle  est  jalouse  du  moindre  mouvement  de  votre  cœur. 

Le  roi  voulut  parler  encore  ,  mais  cette  fois  encore  la  Vallière  osa  l'arrêter.  —  Ne 
serait-ce  pas  une  bien  coupable  action,  lui  dit-elle,  si,  voyant  une  tendresse  si  vive 
et  si  noble,  Votre  Majesté  donnait  à  la  reine  un  sujet  de  jalousie  !  Oh!  pardonnez-moi 
ce  mot ,  sire.  Oh  !  mon  Dieu  !  je  sais  bien  qu'il  est  impossible ,  ou  plulôl  qu'il  devrait 
être  impossible- que  la  plus  grande  reine  du  monde  fût  jalouse  d'une  pauvre  fille 
comme  moi.  Mais  elle  est  femme,  cette  reine,  et  comme  celui  d'une  simple  femme 
son  cœur  peut  s'ouvrir  à  des  soupçons  que  les  médians  envenimeraient.  Au  nom  du 
ciel!  sire,  ne  vous  occupez  donc  pas  de  moi ,  je  ne  le  mérite  pas.  —  Oh  !  Mademoi- 
selle ,  s'écria  le  roi,  vous  ne  songez  donc  point  qu'en  parlant  comme  vous  le  faites, 
vous  changez  mon  estime  en  admiration.  — Sire,  vous  prenez  mes  paroles  pour  ce 
qu'elles  ne  sont  point;  vous  me  voyez  meilleure  'que  je  ne  suis;  vous  me  faites  plus 
grande  que  Dieu  m'a  faite.  Grâce  pour  moi,  sire  !  car  si  je  ne  savais  le  roi  le  plus  gé- 
néreux homme  de  son  royaume,  je  croirais  que  le  roi  veut  se  railler  de  moi.  —  Oh  ! 
certes!  vous  ne  craignez  pas  une  pareille  chose,  j'en  suis  bien  certain,  s'écria  Louis. 

—  Sire,  je  serais  forcé  de  le  croire  si  le  roi  continuait  à  me  tenir  un  pareil  langage. 

—  Je  suis  donc  un  bien  malheureux  prince ,  dit  le  roi  avec  une  tristesse  qui  n'avait 
rien  d'affecté,  le  plus  malheureux  prince  de  la  chrétienté,  puisque  je  n'ai  pas 
pouvoir  de  donner  créance  à  mes  paroles  devant  la  personne  que  j'aime  le  plus  au 
monde  et  qui  me  brise  le  cœur  en  refusant  de  croire  à  mon  amour. 

—  Oh!  sire,  dit  la  Vallière,  écartant  doucement  le  roi  qui  s'était  de  plus  en  plus 
rapproché  d'elle,  voilà  ,  je  crois,  l'orage  qui  se  calme  et  la  pluie  qui  cesse. 

Mais  au  moment  même  où  la  pauvre  enfant ,  pour  fuir  son  pauvre  cœur,  trop 
d'accord  sans  doute  avec  celui  du  roi ,  prononçait  ses  paroles,  l'orage  se  chargeait  de 
lui  donner  un  démenti:  un  éclair  bleuâtre  illumina  la  forêt  d'un  reflet  fantastique,  et 
un  coup  de  tonnerre  pareil  à  une  décharge  d'artillerie  éclata  sur  la  tête  des  deux 
jeunes  gens,  comme  si  la  hauteur  du  chêne  qui  les  abritait  eùi  provoqué  le  tonnerre. 

La  jeune  tille  ne  put  retenir  un  cri  d'effroi. 


516  LES  MOUSQUETAIRES. 

Le  roi  d'une  main  la  rappi'ociia  de  son  cœur  et  étendit  l'autre  au-dessus  de  sa  tête 
comme  pour  la  garantir  de  la  foudre. 

Il  V  eut  un  moment  de  silence  où  ce  groupe  charmant,  comme  tout  ce  qui  est  jeune 
et  aimé,  demeuraimmobile ,  tandis  que  Fouquet  et  Aramis  le  contemplaient  non 
moins  immobiles  que  la  Vallière  et  le  roi.  — Oh!  sire!  sire!  murmura  la  Valiière, 
entendez-vous? 

Et  elle  laissa  tomber  sa  tête  sur  son  épaule.' — Oui,  dit  le  roi,  vous  voyez  bien  que 
l'orage  ne  se  passe  pas.  —  Sire ,  c'est  un  avertissemenl. 

Le  roi  sourit.  — Sire ,  c'est  la  voix  de  Dieu  qui  menace.  —  Eh  bien ,  dit  le  roi ,  j'ac- 
cepte efTectivement  ce  coup  de  tonnerre  pour  un  avertissement  et  même  pour  une 
menace  si  d'ici  à  cinq  minutes  il  se  renouvelle  avec  une  pareille  force  et  une  égale 
violence ,  mais  s'il  n'en  est  rien ,  permettez-moi  de  penser  que  l'orage  est  l'orage  et 
rien  autre  chose. 

Et  en  même  temps  le  roi  leva  la  tête  comme  pour  interroger  le  ciel. 

Mais  comme  si  le  ciel  eiit  été  complice  de  Louis,  pendant  les  cinq  minutes  de  si- 
lence qui  suivirent  l'explosion  qui  avait  épouvanté  les  deux  amans,  aucun  gronde- 
ment nouveau  ne  se  fit  entendre ,  et  lorsque  le  tonnerre  retentit  de  nouveau  ,  ce  fut  en 
s'éloignant  d'une  manière  visible  ,  et  comme  si  pendant  ces  cinq  minutes  l'orage ,  mis 
en  fuite,  eût  parcouru  des  heux  fouettés  par  l'aile  du  vent.  —  Eh  bien  !  Louise,  dit 
tout  bas  le  roi ,  me  menacerez- vous  encore  de  la  colère  céleste;  et  puisque  vous  avez 
voulu  faire  de  la  foudre  un  pressentiment,  douterez-vous  encore  qu'au  moins  ce  ne 
soit  point  un  ])ressenliment  de  malheur. 

La  jeune  fille  releva  la  tèle  :  pendant  ce  temps  l'eau  avait  percé  la  voùle  de  feuil- 
lage et  ruisselait  sur  le  visage  du  roi.  —  (ih  !  sire,  sire!  dit-elle,  avec  un  accent  de 
crainte  irrésistible,  qui  émut  le  roi  au  ilertiicr  point.  —  Et  c'est  pour  moi .  nuuMmira- 
1-elle,  que  le  roi  reste  ainsi  découvert  et  exposé  à  la  i>luie,  mais  que  suis-je  donc?  — 
Vous  êtes,  vous  le  vojez  ,  dit  le  roi,  la  divinité  qui  l'ail  fuir  l'orage,  la  déesse  qui  ra- 
mène le  beau  temps. 

En  elfet,  un  rayon  de  soleil  filtrant  à  travers  la  forél  faisait  tomber  comme  autant 
de  diamans  les  goutles  d'eau  qui  roulaient  sur  les  feuilles  ou  qui  tombaient  verticale- 
ment dans  les  iutersfices  du  feuillage.  —  Sire,  dit  la  Vallière  [uesque  vaincue  mais 
faisant  un  suprême  elfort,  sire,  une  dernière  fois,  songez  aux  douleurs  que  Voire 
Majesté  va  avoir  à  subir  à  cause  de  moi.  En  ce  moment ,  mou  Dieu  1  on  vous  cherche, 
on  vous  appelle.  La  reine  doit  être  «Kpiièle,  et  Madame,  oh!  Madame!  s'écria  la 
jeune  fille  avec  un  sentiment  qui  ressemblait  à  de  l'ctfroi. 

Ce  nom  lit  un  certain  cfl'el  sur  le  roi  :  il  tressaillit  et  lâcha  la  Vallière  qu'il  avait 
jusque-là  tenue  embrassée. 

l'uis  il  s'avança  du  côté  du  chemin  pour  regarder,  et  revint  |M'es(|ue  soucieu.x  à  la 
Vallière.  —  Madame  ,  àvez-vous  dit'/  lit  le  roi.  —  Oui ,  Madame;  Madame  qui  est 
jalouse  aussi ,  dit  la  Vallière  avec  un  accent  profond. 

El  ses  veux ,  si  limides ,  si  chastement  fugitifs  ,  osèrent  un  inslanl  interroger  les  yeux 
du  roi.  —  Mais,  reprit  Louis  en  faisant  un  elfort  sur  lui-même,  Madame,  ce  me 
semble,  n'a  aucun  sujet  d'être  jalouse  de  moi,  Madame  n'a  aucun  droit...  —  Hélas! 
murmura  la  Vallière.  —  Oh!  Mademoiselle,  dit  le  roi  presque  avec  l'accent  du  re- 
prorhe,  seriez-\ous  de  ceux  qui  pense  ni  (]ue  la  S(cur  a  le  droit  d'elle  jalouse  du  frère? 
—  Sire,  il  ne  m'apparlieni  point  de  percer  les  secrets  de  Votre  Majesté.  —  Oh  !  vous 
le  croyez  comme  les  autres,  s'écria  le  roi.  — Je  ci'ois  (pu'  Madame  est  jalouse,  oui, 
sire,  répondit  fermement  la  Vallière.  —  .Mou  Dieu  ,  lit  le  roi  avec  inquiétude,  vou.seu 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  MH 

apercevriez-vous  donc  à  ses  façons  envers  vous?  Madaoïe  a-t-elle  pour  vous  (juplque 
mauvais  procédé  que  vous  puissiez  attribuer  k  celte  jalousie?  —  Nullement,  sire,  je 
suis  si  peu  de  chose,  moi.  —  Oh  !  c'est  que  s'il  en  est  ainsi,  s'écria  Louis  avec  ime 
force  singulière...  —  Sire,  interrompit  la  jeune  fille,  il  ne  pleut  [ihis -,  on  vient,  on 
vient,  je  crois. 

Et  oubliant  toute  étiquette  elle  avait  saisi  le  liras  du  roi.  —  Eh  bien  ,  Mademoiselle  , 
répliqua  le  roi ,  laissons  venir;  qui  donc  oi^erait  trouver  mauvais  que  j'eusse  tenu  com- 
pagnie à  mademoiselle  de  la  Vallière?  —  Par  pitié!  sire;  oh!  l'on  trouvera  étrange 
que  vous  sojez  mouillé  ainsi ,  que  vous  vous  soyez  sacrifié  pour  moi.  —  Je  n'ai  fait 
que  mon  devoir  de  gentilhomme,  dit  Louis,  et  malheur  à  celui  qui  ne  ferait  pas  le 
sien  en  critiquant  la  conduite  de  son  roi. 

En  effet,  en  ce  moment  on  voyait  apparaître  dans  l'allée  quelques  tètes  empressées 
et  curieuses  qui  semblaient  chercher,  et  qui  ajaiit  aperçu  le  roi  et  la  Vallière,  pariu-ent 
avoir  trouvé  ce  qu'elles  cherchaient. 

C'étaient  les  envoyés  de  la  reine  et  de  Madame ,  qui  mirent  le  chapeau  à  la  main  en 
signe  qu'ils  avaient  vu  Sa  Majesté. 

Mais  Louis  ne  quitta  point,  quelle  que  fût  la  confusion  de  la  Vallière,  son  attitude 
respectueuse  et  tendre. 

Puis,  quand  tous  les  courtisans  furent  réunis  dans  l'allée,  quand  tout  le  monde 
eut  pu  voir  la  marque  de  déférence  qu'il  avait  donnée  à  la  jeune  fille  en  restant  debout 
et  tête  nue  devant  elle  pendant  l'orage,  il  lui  offrit  le  bras,  la  rameua  vers  le  groupe 
qui  attendait,  répondit  de  la  tête  au  salut  que  chacun  lui  faisait,  et,  son  chapeau  tou- 
jours'à  la  main,  il  la  reconduisit  jusqu'à  son  carrosse. 

Et  comme  la  pluie  continuait  de  tomber  encore ,  dernier  adieu  de  l'orage  qui  s'en- 
fuyait, les  autres  dames,  que  le  respect  avait  empêché  de  monter  en  voiture  avant 
le  roi ,  recevaient  sans  cape  et  sans  mantelet  cette  pluie  dont  le  roi ,  avec  son  chapeau  , 
garanfissait  autant  qu'il  était  en  son  pouvoir  la  plus  humble  d'entre  elles. 

La  reine  et  Madame  durent,  comme  les  autres,  voir  cette  courtoisie  exagérée  du 
roi;  Madame  en  perdit  connaissance  au  point  de  pousser  la  reine  du  coude,  en  lui 
disant  :  —  Regardez,  mais  regardez  donc  ! 

La  reine  ferma  les  yeux  comme  si  elle  eût  éprouvé  un  vertige.  Elle  porta  la  main  à 
son  visage  et  remonta  en  carrosse. 

Madame  monta  après  elle. 

Le  roi  se  remit  à  cheval,  et  sans  s'attacher  de  préférence  à  aucune  portière ,  il  revint 
à  Fontainebleau,  les  rênes  sur  le  cou  de  son  cheval,  rêveur  et  tout  absorbé. 

Quand  la  foule  se  fut  éloignée,  quand  ils  eurent  entendu  le  bruit  des  chevaux  et 
des  carrosses  qui  allait  s'éteignant,  quand  ils  fiu'ent  sîjrs  enfin  que  personne  ne  les 
pouvait  voir,  Aramis  et  Fouquet  sortirent  de  leur  grotte.] 

Puis,  en  silence,  tous  deux  gagnèrent  l'allée. 

Aramis  plongea  son  regard ,  non-seidement  dans  toute  l'étendue  qui  se  déroulait  de- 
vant lui  et  derrière  lui,  mais  encore  dans  l'épaisseur  des  bois.  —  Monsieur  Fouquet , 
dit-il  quand  il  se  fut  bien  assuré  que  tout  était  solitaire,  il  faut  à  tout  prix  ravoir  votre 
lettre  à  la  Vallière.  —  Ce  sera  chose  facile ,  dit  Fouquet ,  si  le  grisou  ne  l'a  pas  rendue. 
—  Il  faut  en  tout  cas  que  ce  soit  chose  possible  ,  comprenez-vous?  —  Oui ,  le  roi  aime 
cette  fille  ,  n'est-ce  pas?  —  Beaucoup,  et  ce  qu'il  y  a  de  pis,  c'est  que  de  son  côté  cette 
fille  aime  le  roi  passionnément.  —  Ce  qui  veut  dire  que  nous  changeons  de  tacfique, 
n'est-ce  pas?  —  Sans  aucun  doute,  vous  n'avez  pas  de  temps  à  perdre,  il  faut  que 
vous  voyiez  la  Vallière  et  que  sans  plus  songer  à  devenir  son  amant,  ce  [qui  est  im- 


818  LES  MOUSQUETAIRES. 

possible,  vous  vous  déclariez  son  plus  cher  ami  et  son  plus  humble  serviteur.  —  Ainsi 
ferai-je ,  répondit  Fouquet ,  et  ce  sera  sans  répugnance ,  celte  enfant  me  semble  pleine 
de  cœur.  —  Ou  d  adresse,  dit  Aramis,  mais  alors  raison  de  plus. 

Puis  il  ajouta  après  lui  instant  de  silence  :  —  Ou  je  me  trompe  ou  celte  petite  tille 
sera  la  grande  passion  du  roi.  Remontons  en  voiture  et  ventre  à  terre  jusqu'au  château. 


TOBIE. 


Deux  heiu-es  après  que  la  voiture  du  surintendant  était  partie  sur  l'ordre  d' Aramis. 
les  emportant  tons  deux  vers  Fontainebleau  avec  la  rapidité  des  nuages  qui  couraient 
au  ciel  sous  le  dernier  souffle  de  la  tempête,  la  Vallière  était  chez  elle,  en  simiile 
peignoir  de  mousseline ,  et  achevant  sa  collation  sur  une  petite  table  de  marbre. 

Tout  à  coup  sa  porte  s'ouvrit,  et  un  valet  de  chambre  la  prévint  que  M.  Fouquel 
demandait  la  permission  de  lui  rendre  ses  devoirs. 

Elle  fit  répéter  deux  fois;  la  pauvre  enfant  ne  connaissait  M.  Fouquet  que  de  nom 
et  ne  savait  pas  deviner  ce  qu'elle  pouvait  avoir  de  commun  avec  un  surintendant  des 
finances. 

Cependant,  comme  il  pouvait  venir  de  la  part  du  roi,  et  d'après  la  conversation 
que  nous  avons  rapportée  ,  la  chose  était  bien  possible  ,  ellejela  un  coup  d'œil  sur  son 
miroir,  allongea  encore  les  longues  boucles  de  ses  cheveux  et  donna  l'ordre  qu'il  fût 
introduit. 

La  Vallière  cependant  ne  pouvait  s'empêcher  d'éprouver  un  certain  trouble.  La 
visite  d\i  suiiTitendant  n'était  pas  un  événement  vulgaire  dans  la  vie  d'une  fcuune  de 
la  cour..Fou(iuet.  si  célèbre  par  sa  générosité,  sa  galanterie  et  sa  délicatesse  avec  les 
fennnes,  avait  reçu  plus  d'invitations  qu'il  n'avait  ilemandé  d'audiences. 

Dans  beaucoup  de  maisons,  la  présence  du  surintendant  avait  signifié  fortune.  Dans 
bon  nombre  de  cunirs,  elle  avait  signifié  amour. 

Fompiel  entra  respectueusement  (liez  la  Vallière,  se  présentant  avec  celle  grâce 
qui  était  le  caraclèi'e  dislinctif  des  iiouunes  émiuens  de  ce  siècle,  et  qui  aujourd'hui 
ne  se  com|)rend  plus,  mêuK!  dans  les  portraits  de  l'époque  où  te  peintre  a  essaye  de 
les  faire  vivre. 

La  Vallière  ré|i(iudil  au  salut  cércmcinieus  de  Fouquel  [lar  \me  révérence  de  pen- 
sionnaire, l'I  lui  indiipia  iiii  siège. 

MaisFnu(pi('l  s'incliuant.  —  Je  ne  m'asseoirai  pas,  Mademoiselle  ,  dit-il ,  que  vous 
ne  m'avez  pardonné.  —  MoiV  demanda  la  Vallière.  —  Oui.  vous.  —  Et  pardonné 
quoi ,  mon  Dieu? 

Fotiqupt  fixa  sou  plus  piMçanl  regard  sur  la  jeune  lille  el  ne  crut  voir  sur  son  visage 
due  le  iihis  na'if  élonnement.  —  Je  vois,  Mademoiselle,  dil-il,  que  vons  avez  autant 
de  généro-il('  que  d'espiil,  el  je  lis  dans  vos  jeux  le  pardon(|ue  je  sollicitais.  Mais  il  ne 
me  sul'fit  pas  du  pardon  des  lè\ri's.  je  vous  en  pri''\  iciis,  il  me  faiil  encore  li'  pardon 
du  riiiir  l'I  di'  rr>]irit.  —  Sur  ma  p.irnlc ,  Monsieur,  dil  la  \  .illière  ,  je  vous  jure  que 
if  ne  vous  lonqii'cnds  pas.  — t'.'esl  encore  une  deliralesse  (pii  me  (harme,  répondit 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  319 

Fouqiiet,  et  je  vois  que  vous  ne  voulez  point  que  j'aie  à  rougir  devant  vous.  —  Rou- 
gir !  rougir  devant  moi!  mais  voyons,  dites,  de  quoi  rougiriez-vous?  —  Me  trom- 
perais-je  ,  dit  Fouquet ,  et  aurais-je  le  bonheur  que  mon  procédé  envers  vous  ne  vous 
eût  pas  désobligée? 

La  Yallière  haussa  lesépaules.  —  Décidément,  Monsieur,  dit-cllc.  vous  parlez  par 
énigmes,  et  je  suis  trop  ignorante  à  ce  qu'il  paraît  pour  vous  comprendre.  — Soit, 
dit  Fouquet ,  je  n'insisterai  pas.  Seulement,  dites-moi ,  je  vous  en  supplie  ,  que  je  puis 
compter  sur  votre  pardon  plein  et  entier.  —  Mousieiu'.  dit  la  Vallière  avec  une  sorte 
d'impatience,  je  ne  puis  vous  faire  qu'une  réponse  ,  et  j'espère  qu'elle  vous  satisfera. 
Si  je  savais  quel  tort  vous  avez  envers  moi ,  je  vous  le  pardonnerais.  A  plus  forte  raison 
vous  comprenez  bien  ,  ne  connaissant  pas  ce  tort... 

Fouquet  pinça  ses  lèvres  comme  eût  fait  Aramis.  —  Alors  ,  dit-il ,  je  puis  espérer 
que  nonobstant  ce  qui  est  arrivé,  nous  resterons  en  bonne  intelligence,  et  que  vous 
voudrez  bien  me  faire  la  grâce  de  croire  h  ma  respectueuse  amitié. 

La  Vallière  crut  qu'elle  commençait  à  comprendre.  —  Oh  !  se  dit-elle  en  elle- 
même,  je  n'eusse  pas  cru  M.  Fouquet  si  avide  de  rechercher  les  sources  d'une  faveur 
si  nouvelle. 

Puis  tout  haut  :  —  Votre  amitié,  Monsieur!  dit-elle,  vous  m'offrez  votre  amitié; 
mais  en  vérité,  c'est  pour  moi  tout  l'honneur,  et  vous  me  comblez.  —  Je  sais,  Ma- 
demoiselle, répondit  Fouquet ,  que  l'amitié  du  maître  peut  paraître  plus  brillante  et 
plus  désirable  que  celle  du  serviteur,  mais  je  vous  garantis  que  cette  dernière  sera  tout 
aussi  dévouée  ,  tout  aussi  fidèle  et  absolument  désintéressée. 

La  VaUière  s'inchua  :  il  y  avait  en  effet  beaucoup  de  conviction  et  de  dévouement 
réel  dans  la  voix  du  surintendant. 

Aussi  lui  tendit-elle  la  main.  —  Je  vous  crois,  dit-elle. 

Fouquet  prit  vivement  la  main  que  lui  tendait  la  jeune  tille.  —  Alors,  ajouta -t-il, 
vous  ne  verrez  aucune  difficulté  ,  n'est-ce  pas  ,  à  me  rendre  celte  malheureuse  lettre? 

—  Quelle  lettre  ?  demanda  la  Vallière. 

Fouquet  l'interrogea  ,  comme  11  avait  déjà  fait ,  de  toute  la  puissance  de  son  regard. 

Même  naïveté  de  physionomie,  même  candeur  dévisage.  — Allons,  Mademoiselle, 
dit-il  après  cette  dénégation,  je  suis  forcé  d'avouer  que  votre  système  est  le  plus  dé- 
licat du  monde,  et  je  ne  serais  pas  moi-même  un  honnête  homme,  si  je  redoutais 
quelque  chase  d'une  femme  aussi  généreuse  que  vous.  —  En  vérité,  monsieur  Fou- 
quet ,  répondit  la  Vallière  ,  c'est  avec  un  profond  regret  que  je  suis  forcée  de  vous  ré- 
péter que  je  ne  comprends  absolument  rien  à  vos  paroles.  —  Mais,  enfin,  sur  l'hon- 
neur, vous  n'avez  donc  reçu  aucune  lettre  de  moi,  INLademoiselle?  —  Sur  l'honneur, 
aucune,  répondit  fermemeut  la  Vallière.  —  C'est  bien;  cela  me  suftit;  Madeuioi- 
selle,  permettez-moi  de  vous  renouveler  l'assurance  de  toute  mon  estime  et  de  tout 
mon  respect. 

Puis,  s'inclinant,  il  sortit  pour  aller  retrouver  Aramis  qui  l'attendait  chez  lui,  et 
laissant  la  Vallière  se  demander  si  le  surintendant  était  devenu  fou.  —  Eh  bien  1  de- 
manda Aramis  qui  attendait  Fouquet  avec  impatience,  êtes-vous  content  de  la  favo- 
rite V  —  Enchanté,  répondit  Fouquet,  c'est  une  femme  pleine  d'esprit  et  de  cceur.  — 
Elle  ne  s'est  point  fâchée?  —  Loin  delà,  elle  n'a  pas  même  eu  l'air  de  comprendre. 

—  De  comprendre  quoi?  —  De  comprendre  que  je  lui  eusse  écrit.  —  Cependant,  il  a 
bien  fallu  qu'elle  vous  comprit  pour  vous  rendre  la  lettre,  car  je  présume  qu'elle  vous 
l'a  rendue.  — Mais  pas  le  moins  du  monde.  —  Au  moins,  vous  êtes-vous  assuré 
qu'elle  l'avait  brtilée.  —  Mon  cher  monsieur  d'Herblay,  il  y  a  déjà  une  heure  que  je 


M20  LES  MOUSQUETAIRES. 

joue  aux  propos  interrompus ,  et  je  commence  à  avoir  assez  de  ce  jeu  ,  si  amusant 
quil  soit.  Con)prenez-nioi  donc  bien  :  la  petite  a  ieint  de  ne  pas  comprendre  ce  que 
je  lui  disais;  elle  a  nié  avoir  reçu  aucune  lettre  ;  donc,  ayant  nié  positivement  la  ré- 
ception, elle  n'a  pu  ni  me  la  rendre  ni  la  brûler.  -  Oh!  oh!  dit  Araniis  avec  in- 
quiétude, que  me  dites-vous  là?  —  Je  vous  dis  qu'elle  m'a  juré  sur  ses  grands  dieux 
n'avoir  reçu  aucune  lettre.  —  Oh  !  c'est  trop  fort.  Et  vous  n'avez  pas  insisté?  —  J'ai 
insisté  au  contraire ,  et  même  jusqu'à  l'impertinence..  —  Et  elle  a  toujours  nié  ?  —  Tou- 
jours. —  Elle  ne  s'est  pas  démentie  un  seul  instant?  —  Pas  un  instant.  —  Mais  alors , 
mon  cher,  vous  lui  avez  laissé  notre  lettre  entre  les  mains.  —  Il  Ta ,  pardieu  !  bien 
fallu.  —  Oh  !  c'est  une  grande  faute.  —  Que  diable  eussiez-vous  fait  à  ma  place  ,  vous? 
—  Certes  on  ne  pouvait  la  forcer  ,  mais  cela  est  in(juiétant;  une  pareille  lettre  ne  peut 
demeurer  contre  nous.  —  Oh'  !  celte  jeune  tille  est  généreuse.  —  Si  elle  l'eût  été  réel- 
lement, elle  vous  eût  rendu  votre  lettre.  —  Je  vous  dis  qu'elle  est  généreuse;  j'ai  vu 
ses  yeux,  je  m'y  connais.  —  Alors  vous  la  croyez  de  bonne  foi?  —  Oh  !  de  tout  mon 
cœur.  —  Eh  bien  ,  moi ,  je  croi.s  que  nous  nous  trompons.  —  Couunent  cela?  —  Je 
crois  qu'effectivement ,  comme  elle  vous  l'a  dit ,  elle  n'a  point  reçu  la  lettre.  —  Com- 
ment! point  reçu  la  lettre?  —  Non.  —  Supposeriez-vous...  —  Je  suppose  que  parun 
motif  que  nous  ignorons,  votre  homme  n'a  pas  remis  la  lettre. 

Fouquet  frappa  sur  un  timbre.  Un  valet  parut   —  Faites  venir  Tobie,  dit-il. 

Un  instant  après  parut  im  homme  à  l'œil  inquiet  ,  à  la  bouche  fine,  aux  bras  courts, 
au  dos  voûté. 

Aramis  attarha  sur  lui  son  œil  perçant.  —  Voulez-vous  me  permettre  de  l'interroger 
moi-même?  demanda  Araniis.  —  Faites,  dit  Fouquet. 

Aramis  lit  un  mouvement  pour  adresser  la  parole  au  laquais,  mais  il  s'arrêta.  — 
Non  ,  dit-il,  il  verrait  que  nous  attachons  trop  d'importanceà  sa  réponse ,  inlerrogez-le, 
vous;  moi,  je  vais  feindre  d'écrire. 

Aramis  se  mit  en  effet  à  une  table ,  le  dos  tourné  au  grison  dont  il  examinait  chaque 
geste  et  chaque  regard  dans  luie  glace  parallèle. 

—  Viens  ici,  Tobie,  dit  Fouquet.  —  Le  laquais  s'ap[ii'ocha  d'un  pas  assez  ferme. 

—  Comment  as-tu  fait  ma  comuii-ssiofl?  lui  demanda  Fouquet.  —  Mais,  connue  à 
l'ordinaire ,  monseigneur,  répliqua  l'honmie.  —  Enfin,  dis.  —  J'ai  pénétré  chez  ma- 
demoiselle la  Vallicre,  qui  était  à  la  messe  ,  et  j'ai  mis  le  billet  sur  sa  toilette.  N'est-ce 
point  ce  que  vous  m'aviez  ilit?  —  Si  fait:  et  c'est  tout?  —  Alisolmucnt  tout,  mon- 
seigneur. —  Personne  n'était  là?  —  Personne.  — T'es-tu  caché  comme  je  te  l'avais 
dit  alors?  —  Oui.  —  Et  elle  est  rentrée?  — Dix  minutes  après  —  Et  personne  n'a  pu 
prendre  la  letti'c?  —  Personne,  car[)crsonne  n'est  entré.  —  Du  dehors,  mai^  de  l'in- 
térieur? —  De  l'endi'oil  où  j'étais  caché,  je  pouvais  voir  jusqu'au  fond  do  la  chambre. 

—  Écoute  ,  dit  Fouquet  en  regardant  fixement  le  laquais,  si  cette  lettre  s'est  trompée 
de  destination.  avnue-l(>-uioi  ;  car  s'il  faut  qu'une  erreur  ait  été  commise,  tu  la  paieras 
de  ta  tête. 

Toi)ie  tressaillit ,  mais  se  l'cmil  aussitôt.  —  Mous<'ign(MU',  dit-il,  j'ai  déposé  la  lettre 
à  l'endroit  où  j'ai  dit,  et  je  ne  demande  qu'une  demi^heure  pour  vous  prouver  que 
la  lettre  est  entre  les  mains  de  mademoiselle  la  Vallière  ou  [mm-  ^ous  rapporter  la 
lettre  elle-même. 

Aramis  obser\ait  curieusement  le  lai|uais. 

Fou(|uet  était  facile  dans  sa  confiance;  vingt  ans  cet  hounne  l'avait  bien  servi.  — 
Va,  ilil-il,  c'est  bii'u  :  mais  a|)port('-moi  la  preuve  (pie  lu  dis.  Le  lacpiais  sortit. 

—  Eh  bien!  qu'en  i)enscz-\ous?  demanda  l'"ou(pict  à  .\ramis.  —  Je  pense  (pi'il  faut, 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  521 

par  un  moyen  quelconque  ,  vous  assurer  de  la  vérité.  Je  pense  que  la  leltie  est  ou 
n"est  pas  pas  parvenue  à  lu  Vallière.  Que,  dans  le  premier  cas,  il  faut  que  la  Vallière 
vous  la  rende  ou  vous  donne  la  satisfaction  de  la  brûler  devant  vous;  que,  dans  le 
second,  il  faut  ravoir  la  lettre,  dût-il  nous  en  coûter  un  million.  Voyons,  n'est-ce 
pas  votre  avis  ?  —  Oui ,  mais  cependant ,  mon  cher  évéque ,  je  crois  que  vous  vous 
exagérez  la  situation.  —  Aveugle,  aveugle  que  vous  êtes!  murmura  Aramis.  —  La 
Vallière,  que  nous  prenons  pour  une  politique  de  première  force,  est  fout  simplement 
une  coquette  qui  espère  que  je  lui  ferai  la  cour  parce  que  je  la  lui  ai  déjà  faite,  et  qui, 
maintenant  qu'elle  a  reçu  confirmation  de  l'amour  du  roi,  espère  me  tenir  en  lisière 
avec  la  lettre.  C'est  naturel. 

Aramis  secoua  la  tète.  — Ce  n'est  point  votre  avis?  dit  Fouquet.  —  Elle  n'est  pas 
coquette,  dit-il.  —  Laissez-moi  vous  dire.. .  —  Oh  !  je  me  connais  en  femmes  co- 
quettes, fît  Aramis.  —  Mon  ami!  mon  ami!  —  H  y  a  longtemps  que  j'ai  fait  mes 
études ,  voulez-vous  dire.  Oh  !  les  femmes  ne  changent  pas.  —  Oui ,  mais  les  hommes 
changent,  et  vous  êlcs  aujourd'hui  plus  soupçonneux  qu'autrefois.  Puis,  se. mettant  à 
rire  :  —  Voyons ,  dit-il ,  si  la  Vallière  veut  m'aimer  pour  un  tiers  et  le  roi  pour  deux 
tiers  ,  trouvez-vous  la  condition  acceptable? 

Aramis  se  leva  avec  impatience.  —  La  Vallière,  dit-il,  n'a  jamais  aimé  et  n'aimera 
jamais  que  le  roi.  — Mais  enfin,  dit  Fouquet,  que  feriez-vous?  —  Demandez-moi 
plutôt  ce  que  j'eusse  fait.  —  Eh  bien!  qu'eussiez- vous  fait?  —  D'abord  je  n'eusse 
point  laissé  sortir  cet  honnne.  —  Tobie!  —  Oui,  Tobie;  c'est  un  traître!  —  Oh!  — 
J'en  suis  sûrl  Je  ne  l'eusse  point  laissé  sortir  qu'il  ne  m'eût  avoué  la  vérité.  —  Il  est 
encore  temps.  —  Comment  cela'/  —  Rappelons-le,  et  interrogez-le  à  votre  tour.  — 
Soit  !  —  Mais  je  vous  assure  que  la  chose  est  bien  inutile.  Je  l'ai  depuis  vingt  ans ,  et 
jamais  il  ne  m'a  fait  la  moindre  confusion,  et  cependant,  ajouta  Fouquet  en  riant, 
c'était  facile.  —  Rappelez-le  toujours.  Ce  matin,  il  m'a  semblé  voir  ce  visage-là  en 
grande  conférence  avec  un  des  hommes  de  M.  Colberl. — Où  donc  cela? — En  face  des 
écuries.  —  Bah  !  tous  mes  gens  sont  à  couteaux  tirés  avec  ceux  de  ce  cuistre.  —  Je 
l'ai  vu,  vous  dis-je ,  et  sa  figure  ,  q\ii  devait  m'ètre  inconnue  quand  il  est  entré  tout  à 
l'hetire  ,  m'a  frappé  désagréablement.  —  Pourquoi  n'avez-vous  rien  dit  pendant  qu'il 
était  là?  —  Parce  que  c'est  à  la  minute  seulement  que  je  vois  clair  dans  mes  souve- 
nirs. —  Oh!  oh  !  voilà  que  vous  m'effrayez,  dit  Fouquet. 

Et  il  frappa  sur  le  timbre.  —  Pourvu  qu'il  ne  soit  pas  déjà  trop  tard,  dit  Aramis. 

Fouquet  frappa  une  seconde  fois. 

Le  valet  de  chambre  ordinaire  parut.  —  Tobie!  dit  Fouquet,  faites  venir  Tobie. 

Le  valet  de  chambre  referma  la  porte.  —  Vous  me  laissez  carte  blanche ,  n'est-ce 
pas?  —  Entière.  —  Je  puis  employer  tous  les  moyens  pour  savoir  la  vérité?  — Tous. 
—  Même  l'iiitimidalion  ?  —  Je  vous  fais  procureur  général  à  ma  place.  On  attendit  dix 
minutes,  mais  inutilement. 

Fouquet  impatienté  frappa  de  nouveau  sur  le  timbre.  —  Tobie ,  cria-t-il.  —  Mais , 
monseigneur,  dit  le  valet,  on  le  cherche.  —  Il  ne  peut  être  loin,  je  ne  l'ai  chargé 
d'aucun  message.  — Je  vais  voir,  monseigneur,  et  le  valet  de  chambre  referma  la 
porte. 

Aramis,  pendant  ce  temps,  se  promenait  impatiemment ,  mais  silencieusement, 
dans  le  cabinet. 

On  attendit  dix  minutes  encore. 

Fouquet  sonna  de  manière  à  réveiller  toute  une  nécropole. 

Le  valet  de  chambre  rentra  assez  tremblant  pour  faire  croire  à  une  mauvaise  nou- 


522  LES  MOUSQUETAIRES. 

velle.  —  Monseigneur  se  trompe,  dit-il  avant  même  que  Fouquet  l'interrogeât,  mon- 
seigneur aura  donné  une  commission  à  T obie ,  car  il  a  été  aux  écuries  prendre  le 
meilleur  coureur  de  monseigneur,  il  l'a  sellé  lui-même.  —  Eh  bien? —  Il  est  parti. 

—  Parti  !  s'écria  Fouquet.  Que  l'on  coure,  qu'on  le  rattrape  !  —  Là  ,  là  !  dit  Aramis  en 
le  prenant  par  la  main;  calmons-nous  :  maintenant  le  mal  est  fait. —  Le  mal  est  fait? 

—  Sans  doute:  j'en  étais  sur.  Maintenant  ne  donnons  pas  l'éveil:  calculons  le  résultat 
du  coup  et  parons-le,  si  nous  pouvons.  —  Après  tout,  dit  Fouquet ,  le  mal  n'est  pas 
grand.  —  Vous  trouvez  cela?  dit  Aramis.  —  Sans  doute.  Il  est  bien  permis  à  un 
homme  d'écrire  un  billet  d'amour  à  une  femme. —  A  un  homme,  oui:  à  un  sujet, 
non!  surtout  quand  cette  femme  est  celle  que  le  roi  aime.  —  Eb  !  mon  ami,  le  roi 
n'aimait  pas  la  Vallière  il  y  a  huit  jours;  il  ne  l'aimait  même  pas  hier,  et  la  lettre  est 
d'hier  :  je  ne  pouvais  pas  deviner  l'amour  du  roi,  quand  l'amour  du  roi  n'existait  pas 
encore.  —  Soit,  répliqua  Aramis;  mais  la  lettre  n'est  malheureusement  pas  datée. 
Voilà  ce  qui  me  lourmente  surtout.  Ah  !  si  elle  était  datée  d'hier  seulement ,  je  n'au- 
rais pas  pour  vous  l'ombre  d'une  inquiétude. 

Fouquet  haussa  les  épaules.  —  Suis-je  donc  en  tutelle,  dit-il.  et  le  roi  est-il  roi  de 
mon  cerveau  et  de  ma  cliair?  —  Vous  avez  raison  ,  répliqua  Aramis  ,  ne  donnons  pas 
aux  choses  plus  d'importance  qu'il  ne  convient;  puis  d'ailleurs...  Eh  bien!  si  nous 
sommes  menacés  nous  avons  des  moyens  de  défense.  —  Oh  !  menacés,  dit  Fouquet, 
vous  ne  mettez  pas  cette  piqûre  de  fourmi  au  nondire  des  menaces  qui  peuvent  com- 
promettre ma  fortune  et  ma  vie,  n'est-ce  pas?  —  Eh  !  pensez-y,  monsieur  Fouquet,  la 
piqûre  d'une  foiu'mi  peut  tuer  un  géant ,  si  la  fourmi  est  venimeuse.  —  Mais  celte 
toute-puissance  dont  vous  parliez;  voyons,  est-elle  déjà  évanouie?  —  Je  suis  tout- 
puissant,  soit;  mais  je  ne  suis  pas  immortel.  Voyons,  retrouver  Tobie  serait  le  plus 
l)ressé,  ce  me  semble.  N'est-ce  point  votre  avis?  —  Oh!  quant  à  cela,  vous  ne  le  re- 
trouverez pas,  dit  Aramis .  et  s'il  vous  était  précieux,  f;ùtes-en  votre  deuil.  —  Enfin , 
il  est  (pielque  part  dans  le  monde ,  dit  Fouquet.  —  Vous  avez  raison  :  laissez-moi  faire, 
répondit  Aramis. 


^^Î5^*. 


1 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE, 


V23 


LES  QUATRE  CHANCES  DE   SIADAME. 


A  l'eine  Anne  avait  fait  prier  la  jeune  reine  do  venir  lui 
rendre  visite. 

Depuis  quelque  temps,  souffrante  et  tombiint  du  haut 
de  sa  beauté ,  de  sa  jeunesse,  avec  cette  rapidité  du  déclin 
qui  signale  la  décadence  des  femmes  qui  ont  beaucoup 
lutté,  Anne  d'Autriche  voyait  se  joindre  au  mal  physique 
la  douleur  de  ne  plus  compter  que  comme  un  souvenir 
vivant  au  milieu  des  jeunes  beautés,  des  jeunes  esprits 
et  des  jeunes  puissances  de  sa  cour. 
Les  avis  de  son  médecin  ,  ceux  de  son  miroir,  la  déso- 
laient bien  moins  que  ces  avertissemens  inexorables  de  la  société  des  courtisans  qui , 
pareils  aux  rats  du  navire ,  abandonnent  la  cale  où  l'eau  va  pénétrer,  grâce  aux  ava- 
ries de  la  vétusté. 

Anne  d'Autriche  ne  se  trouvait  pas  satisfaite  des  heures  que  hii  donnait  son  fils  aîné. 
Le  roi ,  bon  fils  ,  plus  encore  avec  affectation  qu'avec  affection,  venait  d'abord  passer 
chez  sa  raère  une  heure  le  matin  et  une  heure  le  soir;  mais  ,  depuis  qu'il  s'était  chargé 
des  affaires  de  l'État ,  la  visite  du  matin  et  celle  du  soir  s'étaient  réduites  d'une  demi- 
heure  :  puis,  peu  à  peu  ,  la  visite  du  matin  avait  été  supprimée. 

On  se  voyait  à  la  messe:  la  visite  même  du  soir  était  rempiacc^e  par  une  entrevue 
soit  chez  le  roi  en  assemblée  ,  soit  chez  Madame,  où  la  reine  venait  assez  complai- 
samment  par  égard  pour  ses  deux  fils. 

n  en  résultait  cet  ascendant  immense  sur  la  cour  que  Madame  avait  conquis  et  qui 
faisait  de  sa  maison  la  véritable  réunion  royale. 
Anne  d'Autriche  le  sentit. 

Se  voyant  souffrante  et  condamnée  par  la  souffrance  à  de  fréquentes  retraites,  elle 
fut  désolée  de  prévoir  que  la  plupart  de  ses  journées,  de  ses  soirées  s'écouleraient  so- 
litaires, inutiles,  désespérées 

Elle  se  rappelait  avec  terreur  l'isolement  où  jadis  la  laissait  le  cardinal  de  Richelieu, 
fatales  et  insupportables  soirées  pendant  lesquelles  pourtant  elle  avait  pour  se  con- 
soler la  jeunesse,  la  beauté,  qui  sont  toujours  accompagnées  de  l'espérance. 

Alors  elle  forma  le  projet  de  transporter  la  cour  chez  elle  et  d'attirer  Madame,  avec 
sa  brillante  escorte,  dans  la  demeure  sombre  et  d(^à  triste  où  la  veuve  d'un  roi  de 
France ,  la  mère  d'un  roi  de  France  était  réduite  à  consoler,  de  son  veuvage  anticipé, 
la  femme  toujours  larmoyante  d'un  roi  de  France. 
Aune  réfléchit. 


ô-2i  LES  MOUSQUETAIRES. 

Elle  avait  beaucoup  intrigué  dans  sa  vie.  Dans  le  beau  temps,  alors  que  sa  jeune 
tête  enfanlait  des  projets  toujoui's  heureux,  elle  avait  près  d'elle  ,  pour  stimuler  son 
ambition  et  son  amour,  une  amie  plus  ardente,  plus  ambitieuse  qu'elle-même,  une 
amie  qui  l'avait  aimée,  rhose  rare  à  la  cour,  cl  que  de  mesquines  considéralious 
avaient  éloignée  d'elle. 

Mais  depuis  tant  d'années,  excepté  madame  de  Motteviile,  excepté  la  Molena,  celle 
nourrice  espagnole,  confidente  en  sa  qualité  de  compatriote  et  de  femme,  qui  pouvait 
se  flatter  d'avoir  donné  un  bon  avis  à  la  reine? 

Qui  donc  aussi ,  [larmi  toutes  ces  jeunes  têtes,  pouvait  lui  rappeler  le  passé  par  le- 
quel seulement  elle  vivait? 

Anne  d'Autriche  se  souvint  de  madame  de  Chevreuse  ,  d'abord  exilée  plutôt  de  sa 
volonté  à  elle-même  plutôt  que  de  celle  du  roi ,  puis  morte  en  exil  femme  d'un  gcn- 
tilhonnne  obscur. 

Elle  se  demanda  ce  que  madame  de  Chevreuse  lui  eût  conseillé  autrefois  en  pareil 
cas  dans  leurs  conununs  embarras  d'intrigues,  et,  après  une  sérieuse  méditation,  il 
lui  sembla  que  cette  femme  rusée,  pleine  d'expérience  et  de  sagacité,  lui  répondait 
de  sa  voix  ironique  :  —  Tous  ces   petits  jeunes  gens  sont  pauvres  et  avides. 

Ils  ont  besoin  d'or  et  de  rentes  pour  alimenter  leurs  plaisirs  ,  prenez-les-moi  par 
l'intérêt. 

Anne  d'Autriche  adopta  ce  plan. 

Sa  bourse  était  bien  garnie,  elle  disposait  d'une  somme  considérable  amassée  par 
Mazarin  pour  elle  et  mise  en  lieu  sûr. 

Elle  avait  les  plus  belles  pierreries  de  France  et  surtout  des  perles  d'une  telle  gros- 
seur qu'elles  faisaient  soupirer  le  roi  chaque  fois  qu'il  les  voyait,  parce  que  les  perles 
de  sa  couronne  n'étaient  que  des  grains  de  mil  auprès  de  celles-là. 

Anne  d'Autriche  n'avait  plus  de  beauté  ni  de  charmes  à  sa  disposilion.  Elle  se  fit 
riche  et  proposa  pour  appât  à  ceux  qui  viendraient  chez  elle  ,  soit  de  bons  écus  d'or  à 
gagner  au  jeu  ,  soit  de  bonnes  donations  habilement  faites  les  jours  de  bonne  humeur, 
soit  des  aubaines  de  rentes  qu'elle  arrachait  au  roi  en  sollicitant,  ce  (ju'elle  s'élait 
décidée  à  faire  pour  entretenir  son  crédit. 

El  d'abord  elle  essaya  de  ce  moyen  sur  !\Iadame  ,  dont  la  possession  lui  était  la  plus 
précieuse  de  toutes. 

Madame,  malgré  l'intrépide  confiance  de  son  esprit  et  de  sa  jeunesse,  donna  tète 
baissée  dans  le  panneau  qui  était  ouvert  devant  elle.  Enrichie  peu  à  peu  par  des  dons, 
par  des  cessions,  elle  prit  goût  à  ces  héritages  anticipés. 

Anne  d'Autriche  usa  du  même  moyen  sur  Monsieur  et  sur  le  roi  lui-même. 

Elle  institua  chez  elle  des  loteries. 

Le  jour  où  nous  sommes  arrivés ,  il  s'agissait  d'un  niédianoche  chez  la  reine-mère, 
et  celle  princesse  mettait  en  loterie  deux  bracelets  fort  beaux  eu  briUaus  et  d'un  tra- 
vail ex(|uis. 

Les  médaillons  étaient  des  camées  antiques  de  la  plus  grande  valeur  :  comme  revenu, 
les  diamans  ne  représentaient  pas  une  somme  bien  considérable,  mais  l'originalité  ,  la 
rareté  de  ce  travail  étaient  telles  (pi'on  di'-sirait  à  la  cour  non-seulement  posséder, 
mais  voir  CCS  hracelett»  aux  bras  de  la  reine,  et  que  les  jours  où  elle  le;-  portail,  c'élait 
une  faveur  que  d'être  admis  à  les  admirer  en  lui  baisant  les  mains. 

Les  courtisans  avaient  même  à  ce  sujet  adopté  des  variantes  de  galanterie  pour  éta- 
blir cet  aphorisme,  que  les  bracelets  eussent  été  sans  |irix  s'ils  n'avaieul  le  malheur 
de  se  trouver  en  contact  avec  dos  bras  pareils  à  ceux  de  la  reine. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  52lo 

Ce  compliment  avait  eu  Thonneur  d'être  traduit  dans  toutes  les  langues  de  l'Eui-opc, 
plus  de  mille  distiques  latins  et  français  circulaient  sur  cette  matière. 

Le  jour  où  Anne  d'Autriche  se  décida  pour  la  loterie,  c'était  un  moment  décisif;  le 
roi  n'était  pas  Tenu  depuis  deux  jours  chez  sa  mère. 

Madame  boudait  après  la  grande  scène  des  dryades  et  des  naïades. 

Le  roi  ne  boudait  plus ,  mais  une  distraction  toute-puissante  l'enlevait  au-dessus 
des  orages  et  des  plaisirs  de  la  cour. 

Anne  d'Autriche  opéra  sa  diversion  en  aimonçant  la  fameuse  loterie  chez  elle  pour 
le  soir  suivant. 

Elle  vit ,  à  cette  eflet ,  la  jeune  reine ,  à  qui ,  comme  nous  l'avons  dit ,  elle  demanda 
une  visite  le  matin.  —  Ma  fille  ,  lui  dit-elle,  je  vous  annonce  une  bonne  nouvelle.  Le 
roi  m'a  dit  de  vous  les  choses  les  plus  tendres.  Le  roi  est  jeune  et  facile  à  détourner  ; 
mais  tant  que  vous  vous  tiendrez  près  de  moi,  il  n'osera  s'écarler  de  vous,  à  qui  d'ail- 
leurs il  est  attaché  par  une  très-vive  tendresse.  Ce  soir  il  y  a  loterie  chez  moi  :  vous  y 
viendrez  V 

—  On  m'a  dit,  fit  la  jeune  reine  avec  une  sorte  de  reproche  timide  ,  que  Votre  Ma- 
jesté mettait  en  loterie  ses  beaux  bracelets  qui  sont  d'une  telle  rareté,  que  nous  n'eus- 
sions pas  dû  les  faire  sortir  du  garde  meuble  de  la  couronne,  ne  fût-ce  que  parée 
qu'ils  vous  ont  appartenu.  —  Ma  fille,  dit  alors  Anne  d'Autriche  qui  entrevit  toute  la 
pensée  de  la  jeune  reine  et  voulut  la  consoler  de  lùavoir  pas  reçu  ce  présent,  il  fallait 
que  j'attirasse  chez  moi  à  tout  jamais  Madame. —  Madame  !  fit  en  rougissant  la  jeune 
reine.  —  Sans  doute  ;  n'aimez-vous  pas  mieux  avoir  chez  vous  une  rivale  pour  la  sur- 
veiller et  la  dominer,  que  de  savoir  le  roi  chez  elle  toujours  disposé  à  courtiser  comme 
à  l'élre?  Celle  lulcrie  est  l'attrait  dont  je  me  sers  pour  cela;  me  blàmez-vous?  —  Oh  1 
non!  fit  Maiie-Thérèse  en  frappaiil  dans  ses  mains  avec  cet  enfantillage  de  la  joie 
espagnole.  —  El  vous  ne  regrettez  plus .  ma  chère  ,  que  je  ne  vous  aie  pas  donné  ces 
bracelets,  comme  c'était  d'abord  mou  intenlion?  —  Oh!  non!  oh!  non!  ma  bonne 
mère  !...  —  Eh  bien  !  ma  chère  fille  ,  faites-vous  bien  belle  ,  et  que  notre  inédianoche 
soit  brillant;  plus  vous  y  serez  gaie,  plus  y  paraîtrez  charmante,  et  vous  éclipserez 
toutes  les  femmes  par  votre  éclat  comme  par  votre  rang. 

Marie-Thérèse  partit  enlhousiasniée. 

Une  heure  après,  Anne  d'Autriche  recevait  chez  elle  Madame,  et  la  couvrant  de 
caresses,  —  Bonnes  nouvelles!  disail-elle,  le  roi  est  charmé  de  ma  loterie.  —  Moi, 
dit  Madame ,  je  n'en  suis  pas  aussi  charmée  ;  voir  de  beaux  bracelets  comme  ceux-là 
aux  bras  d'une  autre  fennne  que  vous  ou  moi,  ma  reine,  voilà  ce  à  quoi  je  ne  puis 
m'habituer.  —  Là  !  là  !  dit  Anne  d'Aulriche  en  cachant  sous  un  sourire  une  violente 
douleur  qu'elle  venait  de  sentir,  ne  vous  révoltez  pas,  jeune  femme...  et  n'allez  pas 
tout  de  suite  prendre  les  choses  au  pis.  —  Ah!  Madame,  le  sort  est  aveugle...  et  vous 
avez,  m'a-t-on  dit ,  deux  cents  billets'/  —  Tout  aulant.  Mais  vous  n'ignorez  pas  qu'il 
n!y  en  aura  qu'un  gagnant?  —  Sans  doule.  A  qui  tombera-t-il  ?  le  pouvez-vous  dire? 
lit  Madame  désespérée.  —  Vous  me  rappelez  que  j'ai  fait  un  rêve  cette  nuit...  Ah  ! 
mes  rêves  sont  bons...  je  dors  si  peu.  —  Quel  rêve?...  vous  souffrez?  —  Non,  dit  la 
reine  en  étouffant  avec  une  constance  admirable  une  nouvelle  torture  d'élancement 
dans  le  sein...  J'ai  donc  rêvé  que  le  roi  gagnait  les  bracelets.  —  Le  roi! — Vous  m'allez 
demander  ce  que  le  roi  peut  taire  de  bracelets,  n'est-ce  pas?  —  C'est  vrai.  —  Et  vous 
ajouterez  cependant  qu'il  serait  fort  heureux  que  le  roi  gagnât,  car  ayant  ces  brace- 
lets, il  serait  forcé  de  les  donner  à  quelqu'un.  — De  vous  les  rendre  par  exemple. — 
Auquel  cas  je  les  donnerais  immédiatement,  car  vous  ne  pensez  pas,  dit  la  reine  en 


55fi  LES  MOUSQUETAIRES. 

riant,  que  je  mette  ces  bracelets  en  loterie  par  gêne.  C'est  pour  les  donner  sans  faire 
de  jalousie  ,  mais  si  le  hasard  ne  voulait  pas  me  tirer  de  peine  ,  eh  bien  !  je  corrigerais 
le  hasard...  je  sais  bien  à  qui  j'offrirais  les  bracelets. 

Ces  mois  furent  accompagnés  d'un  sourire  si  expressif,  que  Madame  dut  le  payer 
par  un  baisement  de  remercîment.  —  Mais,  ajouta  Anne  d'Autriche ,  ne  savez-vous 
pas  aussi  bien  que  moi  que  le  roi  ne  me  rendrait  pas  les  bracelets  s'il  les  gagnait?  — 
Il  les  donnerait  à  la  reine ,  alors.  —  Non.  Par  la  même  raison  qui  fait  qu'il  ne  me  les 
rendrait  pas ,  attendu  que  si  j'eusse  voulu  les  donner  à  la  reine ,  je  n'avais  pas  besoin 
de  lui  pour  cela. 

Madame  jeta  un  regard  de  côté  sur  les  bracelets  qui,  dans  leur  écrin,  scintillaient 
sur  une  console  voisine,  —  Qu'ils  sont  beaux!  dit-elle  en  soupirant.  Eh  !  mais, dit  Ma- 
dame ,  voilà-t-il  pas  que  nous  oublions  que  le  rêve  de  Votre  Majesté  n'est  qu'un  rêve. 

—  Il  m'étonnerait  fort,  repartit  Anne  d'Autriche,  que  mon  rêve  fût  trompeur;  cela 
m'est  arrivé  rarement.  —  Alors  vous  pouvez  être  prophète.  —  Je  vous  ai  dit ,  ma  tille,  , 
que  je  ne  rêve  presque  jamais  :  mais  c'est  une  coïncidence  si  étrange  q\ie  celle  de  ce 
rêve  avec  mes  idées!  il  entre  si  bien  dans  mes  combinaisons!  — Quelles  combinai- 
sons? —  Celle-ci ,  par  exemple  ,  que  vous  gagnerez  les  bracelets.  —  Alors  ça  ne  sera 
pas  le  roi.  —  Oh  !  dit  Aune  d'Autriche,  il  n'y  a  pas  tellement  loin  du  cœur  de  Sa 
Majesté  à  votre  ca^ur...  à  vous  qui  êtes  sa  sœur  chérie...  Un'y  apas,  dis-jc,  tellement 
loin  qu'on  puisse  dire  que  le  rêve  est  menteur.  Voyez  pour  vous  les  belles  chances; 
comptez-les  bien.  —  Je  les  compte.  —  D'abord  celle  du  rêve.  Si  le  roi  gagne,  il  est 
certain  qu'il  vous  donne  les  bracelets.  —  J'admets  ceki  pour  une.  —  Si  vous  les  ga- 
gnez ,  vous  les  avez,  —  Naturellement:  c'est  encore  admissible.  —  Enfin,  si  ilonsieur 
les  gagnait  !  —  Oh  !  dit  Madame  en  riant  aux  éclats ,  il  les  donnerait  au  chevalier  de 
Lorraine. 

Anne  d'Atitriche  se  mit  à  rire  connue  sa  bru  ,  c'est-à-dire  de  si  bon  cœur  que  sa 
douleur  reparut  et  la  fit  blêmir  au  milieu  de  l'accès  d'hilarité,  —  Qu'avez-vous?  dit 
Madame  efl'rayéc.  —  Rien ,  rien,  le  point  de  côté...  J'ai  trop  ri...  Nous  en  étions  à  la 
quatrième  chance.  —  Oh  !  celle-là  je  ne  la  vois  pas.  —  Pardonnez-moi ,  je  ne  me  suis 
pas  exclue  des  gagnans  ,  et  si  je  gagne  ,  vous  êtes  sûre  de  moi.  —  Merci ,  merci  !  s'é- 
cria Madame.  —  J'espère  que  vous  voilà  favorisée,  et  qu'à  présentie  rêve  commence 
à  prendre  les  solides  contours  de  la  réalité.  —  En  vérité,  vous  me  donnez  espoir  et 
confiance,  dit  Madame,  et  les  bracelets  ainsi  gagnés  me  seront  cent  fois  plus  prccieu.x. 

—  A  ce  soir  donc?  — A  ce  soir.  Et  les  deux  princesses  se  séparèrent. 

Aune  ilAutriclic  .  :\\ivc<  avoir  quille  sa  bru,  se  dit  ru  e.xaniinaiil  les  bracelets  :  — 
lis  sont  bien  précieux  .  en  clfct  ,  puisque  jiar  eux,  le  soir,  je  me  serai  concilié  im  cœur 
en  même  temps  que  j'aurai  deviné  un  secret. 

Puis  se  tournant  vers  son  alcôve  déserte  :  —  Est-ce  ainsi  (]ue  tu  aurais  joué,  ma 
pauvre  Chevrense?  dit-elle  au  vide...  Oui ,  n'est-ce  pas? 

Et  comme  nu  parfum  d'autrefois,  toute  sa  jeunesse  ,  toute  sa  folle  iniaginalion,  tout 
le  bonheur  lui  re\iiu'ent  avec  l'écho  de  cette  invocation. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  527 


LA   LOTERIE. 


Le  soir ,  à  huit  heures ,  toul  le  monde  était  rassemblé  chez  la  reine-mère. 

Anne  d'Autriche,  en  grand  habit  de  cérémonie,  belle  des  restes  de  sa  beauté  et  de 
toutes  les  ressources  que  la  co(]uetterie  peut  mettre  en  des  mains  habiles,  dissimulait , 
ou  plutôt  essayait  de  dissimuler  à  cette  ibule  de  jeunes  courtisans  qui  l'entouraient  el 
qui  l'admiraient  encore ,  grâce  aux  combinaisons  que  nous  avons  indiquées  dans  le 
chapitre  précédent,  les  ravages  déjà  visibles  de  cette  souffrance  à  laquelle  elle  devait 
succomber  quelques  années  plus  tard.  Madame,  presque  aussi  coquette  qu'Anne  d'Au- 
triche, la  reine,  simple  et  naturelle  comme  toujours,  était  assise  à  ses  côtés  et  se 
disputait  ses  bonnes  grâces.  , 

Les  dames  d'honneur,  réunies  en  corps  d'armée  pour  résister  avec  plus  de  force,  et 
par  conséquent  avec  plus  de  succès  aux  malicieux  propos  que  les  jeunes  gens  tenaient 
sur  elles,  se  prêtaient,  comme  t'ait  uu  bataillon  carré ,  le  secours  mutuel  d'une  boune 
garde  el  d'une  bonne  riposte. 

Montalais,  savante  dans  cette  guerre  de  tirailleur,  protégeait  toute  la  hgne  par  le 
feu  roulant  qu'elle  dirigeait  sur  l'euuenu'. 

Saint-Aignau ,  au  désespoir  de  la  rigueur  insolente  à  force  d'être  obstinée  de  ma- 
demoiselle de  Tonnay-Charente  ,  essayait  de  lui  tourner  le  dos ,  mais  vaincu  par  l'éclat 
irrésistible  des  deux  grands  yeux  de  la  belle,  il  revenait  à  chaque  instant  consacrer  sa 
défaite  par  de  nouvelles  soumissions  auxquelles  mademoiselle  de  Tonnay-Chareute  ne 
manquait  pus  de  riposter  par  de  nouvelles  inqiertiueiices. 

Saint-Aignan  ne  savait  à  quel  saint  se  vouer. 

La  Vallière  avait,  non  pas  une  cour,  mais  des  commencemens  de  courtisans. 

Saint-Aignan  espérant  par  cette  manœuvre  attirer  les  yeux  d'Athénaïs  de  son  côté  , 
était  venu  saluer  la  jeune  fille  avec  un  respect  qui  à  quelques  esprits  retardataires 
avait  fait  croire  à  la  volonté  de  balancer  Atbénaïs  par  Louise. 

Mais  ceux-là  ,  c'étaient  ceux  qui  n'avaient  ni  vu  ni  entendu  raconter  la  scène  de  la 
pluie.  Seulement,  connue  la  majorité  était  déjà  informée,  et  bien  informée  ,  sa  faveur 
déclarée  avait  attiré  à  elle  les  plus  habiles  comme  les  plus  sots  de  la  cour. 

Les  premiers,  parce  qu'ils  disaient  les  uns  comme  Montaigne  :  Que  sais-je? 

Les  autres,  parce  qu'ils  disaient  comme  Rabelais  :  Peut-être. 

I.e  plus  grand  nombre  avait  suivi  ceux-là  comme,  dans  les  chasses,  cinq  ou  six 
limiers  habiles  suivent  seuls  la  fumée  de  la  bête ,  tandis  que  tout  le  reste  de  la  meute 
ne  suit  que  la  fumée  des  limiers. 

Mesdames  el  la  reine  examinaient  les  toilettes  de  leurs  fllles  et  de  leurs  dames 
d'honneur,  ainsi  que  celles  des  autres  dames;  et  elles  daignaient  oublier  qu'elles 
étaient  reines  pour  se  souvenir  qu'elles  étaient  femmes. 

C'est-à-dire  qu'elles  déchiraient  impitoyablement  tout  porte-jupe,  comme  eût  dit 
Molière. 

Les  regards  des  deux  princesses  tombèrent  simultanément  sur  la  ValUère  qui ,  ainsi 
que  nous  l'avons  dit,  était  fort  entourée  en  ce  momeuti 


528  LES  MOUSQUETAIRES. 

Madame  fut  sans  pilié.  —  En  vérité  ,  dit-elle  en  se  penchant  vers  la  reine-mère ,  si 
le  sort  était  juste,  il  favoriserait  cette  pauvre  petite  la  Vallière.  —  Ce  n'est  pas  pos- 
sible ,  dit  la  reine-mère  en  souriant.  —  Comment  cela?  —  Il  n'y  a  que  deux  cents  bil- 
lets .  de  sorte  que  tout  le  monde  n'a  pu  être  porté  sur  la  liste.  —  Elle  n'y  est  pas  alors'? 
—  Non.  —  Quel  dommage  !  elle  eût  pu  les  gagner  et  les  vendre.  —  Les  vendre  ! 
s'écria  la  reine.  —  Oui,  cela  lui  aurait  fait  ime  dot  et  elle  n'eût  pas  été  obligée  de  se 
marier  sans  trousseau,  comme  cela  arrivera  probablement.  —  Oh  bah  !  vraiment , 
pauvre  petite!  dit  la  reine-mère.  N'a-t-elle  pas  de  robes?  Et  elle  prononça  ces  mots 
en  femme  qui  n'a  jamais  pu  savoir  ce  que  c'était  que  la  médiocrité.  —  Dame  !  voyez  , 
je  crois,  Dieu  me  pardonne,  qu'elle  a  la  même  jupe  ce  soir  qu'elle  avait  ce  matin  à 
la  promenade,  et  qu'elle  aura  pu  conserver,  grâce  au  soin  que  le  roi  a  pris  de  la 
mettre  à  l'abri  de  la  pluie. 

Au  momeot  même  où  Madame  prononçait  ces  paroles  le  roi  entrait. 

Les  deux  princesses  ne  se  fussent  peut-être  point  aperçues  de  cette  arrivée ,  tant 
elles  étaient  occupées  à  médire.  Mais  Madame  vit  tout  à  coup  la  Vallière,  qui  était  de- 
bout en  face  de  la  galerie,  se  troubler  et  dire  quelques  mots  aux  courtisans  qui  l'enloj- 
raient;  ceux-ci  s'écartèrent  aussitôt.  Ce  mouwîment  ramena  les  yeux  de  Madame  vers 
la  porte.  En  ce  moment  le  capitaine  des  gardes  annonça  le  roi. 

A  cette  annonce  la  Vallière  ,  qui  jusque-là  avait  tenu  les  yeux  fixés  sur  la  galerie, 
les  abaissa  tout  à  coup. 

Le  roi  entra.  Il  était  vêtu  avec  une  magnilicence  pleine  de  goût  et  causait  avec 
Monsieur  et  leduc  de  Roquelaiire.  qui  tenaient,  Monsieur  sa  droite  ,  le  duc  de  Roque- 
laure  à  gauciie. 

Le  roi  s'avança  d'abord  vers  les  reines,  qu'il  salua  avec  un  gracieux  respect.  Il 
prit  la  main  de  sa  mère  qu'il  baisa,  adressa  quelques  coinplimens  à  Madame  sur  l'é- 
légance de  sa  toilette,  et  connnença  de  faire  le  tour  de  l'assemblée. 

La  Vallière  fut  saluée ,  comme  les  autres,  pas  plus,  pas  moins  que  les  autres. 

Puis  Sa  Majesté  revint  à  sa  mère  et  à  sa  femme. 

Lorsque  les  courtisans  virent  que  le  roi  n'avait  adressé  qu'une  |ilirase  banale  à 
celte  jeune  fille  si  recherchée  le  matin,  ils  tirèrent  sur-lc-cbaïup  une  conclusion  de 
cette  froideur. 

Cette  conclusion  fut  que  le  roi  avait  eu  un  caprice,  mais  que  ce  caprice  était  déjà 
évanoui. 

Cependant  on  eût  dû  remarquer  une  chose,  c'est  que  près  de  la  Vallière,  au  nombre 
des  courtisans,  se  trouvait  M.  Fouquel.dont  la  respectueuse  politesse  servit  de  main- 
tien à  la  jeune  fille  au  milieu  des  dill'érentes  émotions  qui  l'agitaient  visiblcmtMit. 

M.  Fouquet  s'apprêtait,  au  reste,  ;i  causer  ])lus  iiitimoniont  avec  mademoiselle  de 
la  Vallière,  lorsque  M.  de  Colbert  s'approcha,  et  après  avoir  t'ait  sa  révérence  à  Fou- 
quet dans  toutes  les  règles  de  la  jiolilesse  la  plus  respectueuse,  il  parut  décidé  à  s'éta- 
blir près  de  la  Vallière  pour  lier  conversation  avec  elle. 

F()U(piet  (jnilta  aussitôt  la  place. 

Toiil  ce  mané).'c  était  dévoré  des  yeux  par  Montalais  et  par  Malicornc,  qui  se  ren- 
voyaient l'un  ;i  l'autre  leurs  observations. 

Ciuiihc,  placé  dans  une  endirasurc  de  lenêtre,  ne  vovait  ipie  Madame.  Mais  comme 
Madame,  de  son  côté,  arrêtait  l're(pii'nMii('nt  son  regard  sur  la  Vallière  ,  les  yeux  de 
Ciuiche ,  guidés  par  les  yeux  de  Madame  ,  se  portaient  de  lçni|is  en  Icnqis  aussi  sur  la 
jeune  fille. 

Lu  Vallière  sentait  iustim  liM'niint  s'alourdir  sur  >'llr  le  jinids  de  tous  ces  regards, 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  5-2i) 

chargés,  les  uns  d'inlérèt,  les  antres  d'envie.  Elle  n'avait  pour  compenser  cette 
soulTranee  ni  un  mot  d'intérêt  de  l;i  part  de  ses  compagnes  ni  un  regard  d'amour 
du  roi. 

Aussi  ce  que  souffrait  la  pauvre  enfant,  nul  ne  pourrait  l'exprimer. 

La  reine-mère  lit  ap|U'oclier  le  guéridon  sur  lequel  étaient  les  hilK-ls  de  loterie  au 
nombre  de  deux  cents,  et  pria  madame  de  Mottevilie  de  lire  la  liste  des  élus. 

Il  va  sans  dire  que  celte  liste  était  dtessée  selon  les  lois  de  l'étiquette  ;  le  roi  ve- 
nait d'abord,  puis  la  reine-mère,  puis  la  reine,  puis  Monsieur,  puis  Madame,  cl  ainsi 
de  suite. 

Les  cœurs  palpitaient  à  celte  lecture.  Il  y  avait  bien  trois  cents  iaxilés  chez  la 
reine.  Chacun  se  demandait  si  son  nom  devait  rayonner  au  nombre  des  noms  pri- 
vilégiés. 

Le  roi  écoulait  avec  autant  d'attention  que  les  autres. 

Le  dernier  nom  prononcé,  il  vit  que  la  Vailière  n'avait  pas  été  porlée  sur  la  liste. 

Chacun  au  reste  put  remarquer  cette  omission. 

Le  roi  rougit  comme  lorsqu'une  contrariété  l'assaillait. 

La  Vailière,  douce  et  résignée,  ne  témoigna  rien. 

Pendant  toute  la  lecture,  le  roi  ne  l'avait  point  quittée  du  regard:  la  jeune  tille  se 
dilatait  sous  cette  heureuse  influence  qu'elle  sentait  rayonner  autour  d'elle,  trop 
joyeuse  et  trop  pure  qu'elle  était  pour  qu'une  pensée  autre  que  d'amour  ponéiràl  dans 
son  esprit  ou  dans  son  cœur. 

Payant  par  la  durée  de  son  attention  cette  touchante  abnégation,  le  roi  montrait  à 
son  amante  qu'il  en  comprenait  l'étendue  et  la  délicatesse. 

La  liste  close,  toutes  les  figiu'es  de  fennues  omises  ou  oubliées  se  laissèrent  aller  au 
désappointement. 

Malicornc  aussi  fut  oublié  dans  le  nondire  des  hommes,  et  sa  grimace  dit  claire- 
ment à  Monlalais  oubliée  aussi  :  —  Est-ce  que  nous  ne  nous  arrangerons  pas  avec  la 
fortune  de  manière  à  ce  qu'elle  ne  nous  oublie  pas,  elle?  —  Oh!  que  si  fait,  répliqua 
le  sourire  intelligent  de  mademoiselle  Aure. 

Les  billets  furent  distribués  à  chacun  selon  son  numéro. 

Le  roi  recul  le  sien  d'abord,  puis  la  reine-mère,  puis  Monsieur,  puis  la  reine  et 
Madame  ,  et  ainsi  de  suite. 

Alors  Anne  d'Autriche  ouvrit  uusac  de  peau  d'Espagne ,  dans  lequel  se  trouvaient 
deux  cents  numéros  gravés  sur  des  boules  de  nacre ,  et  présenta  le  sac  tout  ouvert  à  la 
plus  jeune  de  ses  fdles  d'honneur  pour  qu'elle  y  prit  une  boule. 

L'attente,  au  milieu  de  tous  ces  préparatifs  pleins  de  lenteur,  était  plus  encore  celle 
de  l'avidité  que  celle  de  la  curiosité. 

Saint-.\ignanse  pencha  h  Toreille  de  mademoiselle  de  Tonnay-Gharente.  —  Puisque 
nous  avons  chacun  un  numéro.  Mademoiselle,  lui  dit-il,  unissons  nos  deux  chances. 
A  vous  le  bracelet  si  je  gagne;  à  moi ,  si  vous  gagnez,  un  seul  regard  de  vos  beaux 
yeux.  —  Non  pas,  dit  Athénais;  à  vous  le  bracelet,  si  vous  le  gagnez.  Chacun  pour 
soi. — Vous  êtes  impitoyable,  dit  Saint-Aignan ,  et  je  vous  punirai  par  un  quatrain  : 

Belle  Iris,  h  mes  vœux 
Vous  êtes  tiop  rebelle... 

—  Silence ,  dit  Athénais ,  vous  allez  m'empccher  d'entendre  le  numéro  gagnant.  — 
Numéro  un,  dit  la  jeune  fille  qui  avait  tire  la  boule  de  nacre  du  sac  de  peau  d'Espagne. 


530  LES  MOUSQUETAIRES. 

—  Le  roi!  s'écria  la  reine-inèrc.  —  Le  roi  a  gagné,  répéta  la  reine  joyeuse. — Oh!  ie 
roi!  votre  rèvc,  dit  à  l'oreille  d'.Anne  d'Autriche  ^ladame  toute  joyeuse. 

Le  roi  seul  ne  fit  éclater  aucune  satisfaction. 

Il  remercia  seulement  la  fortune  de  ce  qu'elle  faisait  pour  lui  en  adressant  un  petit 
salut  à  la  jeune  fille  qui  avait  été  choisie  comme  mandataire  de  la  rapide  déesse. 

Puis,  recevant  des  mains  d'Anne  d'Anlriche,  au  milieu  des  murmures  de  convoi- 
tise de  toute  l'assemblée,  l'écrin  qui  renfermait  les  bracelets  :  —  Ils  sont  donc  réelle- 
ment beaux,  ces  bracelets?  dit-il  — Regardez-les,  dit  Anne  d'Autriche,  et  jiigez-en 
vous-même. 

Le  roi  les  regarda.  —  Oui,  dit-il,  et  voilà,  en  effet,  un  admirable  médaillon.  Quel 
fini!  —  Quel  fini!  répéta  Madame. 

La  reine  Marie-Thérèse  vil  facilement  et  du  premier  coup  d'œil  que  le  roi  ne  lui 
offrirait  pas  les  bracelets:  mais  comme  il  ne  paraissait  pas  non  plus  songer  le  moins  du 
monde  à  les  offrir  à  Madame,  elle  se  tint  pour  satisfaite  ou  à  peu  près. 

Le  roi  s'assit. 

Les  plus  familiers  parmi  les  courtisans  vinrent  successivement  admirer  de  près  la 
merveille,  qui  bientôt,  avec  la  permission  du  roi,  passa  de  mains  en  mains. 

Aussitôt  tous,  connaisseurs  ou  non  ,  exclamèrent  de  surprise  et  accablèrent  le  roi  de 
félicitations. 

Il  y  avait,  en  etfet,  de  quoi  admirer  pour  tout  le  monde  :  les  brillans  pour  ceux-ci, 
la  gravure  pour  ceux-là. 

Les  dames  manifestaient  visiblement  leur  impatience  de  voir  un  pareil  trésor 
accaparé  [)ar  les  cavaliers. — Messieurs,  Messieurs,  dit  le  roi  à  qui  rien  n'échappait, 
on  dirait  en  vérité  que  vous  portez  des  bracelets  comme  les  Sabins ,  passez-les  donc  un 
peu  aux  dames  qui  me  paraissent  avoir  à  juste  titre  la  prétention  de  s'y  connaître 
mieux  q'ue  vous. 

Ces  mots  semblèrent  à  Madame  le  commencement  d'une  décision  qu'elle  attend.ait. 

Elle  puisait  d'ailleurs  cette  bienheureuse  croyance  dans  les  yeux  de  la  reine-mère. 

Le  courtisan  qui  les  tenait  au  moment  où  le  roi  jetait  celte  observation  au  nnlieu  de 
l'agitation  générale ,  se  hâta  de  déposer  les  bracelets  entre  les  mains  de  la  reine  Marie- 
Thérèse  ,  qui  sachant  bien ,  pauvre  femme  .  qu'ils  ne  lui  étaient  pas  destinés  ,  les  re- 
garda à  peine  et  les  passa  [ii'esque  aussitôt  à  Madame. 

Celle-ci,  et  plus  particulièrement  qu'elle  encore ,  Monsieur,  donna  aux  bracelets  un 
long  regard  de  convoitise. 

l'uis  elle  passa  les  joyaux  aux  dames  ses  voisines  en  prononçant  ce  seul  mot ,  mais 
avec  un  accent  qui  valait  une  longue  phrase  :  —  Magnifiques! 

Les  dames  qui  avaient  reçu  les  bracelets  des  mains  de  Madame,  mirent  le  temps 
qui  leur  convint  à  les  examiner,  puis  elles  les  firent  circuler  en  les  poussant  à  droite. 

Pendant  ce  tomjiis  le  rnj  s'entretenait  tranquillement  avec  Quiche  et  Fouquct. 

11  laissait  parler  plutôt  qu'il  n'écoutait. 

Habituée  à  certains  tours  de  phrases,  son  oreille,  comme  celle  de  tous  les  hommes 
qui  exercent  sur  d'autres  hommes  une  supériorité  incontestable  .  ne  prenait  des  dis- 
cours semés  çà  et  là  (pie  rindisjieusabli'  mot  qui  mérite  une  ré|ionse. 

Quant  à  son  attention  elle  était  anlic  pnil. 

Elle  errait  avec  ses  yeux. 

Mademoiselle  de  Tounay-Charente  était  la  dernière  des  dames  inscrites  pour  les 
iiillel:;.  et  connue  si  elle  ciM  pris  rang  selon  ^on  inscription  siu'  la  liste,  elle  n'axait 
après  elle  que  Monlalais  et  la  Vallièrc. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  531 

r.orsqiie  les  bracelets  arrivèrent  à  ces  deux  dernières,  on  parut  ne  plus  s'en  occuper. 

L'inunilité  des  mains  qui  maniaient  momentanément  ces  joyaux  leur  ôtait  toute 
leur  importance. 

Ce  qui  n'empêcha  point  Montalais  de  tressaillir  de  joie,  d'envie  et  de  cupidité  ;i  la 
vue  de  ces  belles  pierres ,  plus  encore  que  de  ce  magnifique  travail. 

D  est  évident  que  mise  en  demeure,  entre  la  valeur  pécuniaire  et  la  beauté  artistique, 
Montalais  eût  sans  hésitation  préféré  les  diamaTis  aux  camées. 

Aussi  eut-elle  grand'peine  à  les  passer  à  sa  compagne  la  Vallière. 

La  Vallière  attacha  sur  les  bijoux  un  regard  presque  indifférent.  —  Oh  !  que  ces 
bracelets  sont  riches,  que  ces  bracelets  sont  magniliques!  s'écria  iMontalais;  et  tu  ne 
t'extasies  pas  sur  eux,  Louise?  Mais,  en  vérité,  tu  n'es  donc  pas  femme?  —  Si  fait, 
répondit  la  jeune  fille  avec  un  accent  d'adorable  mélancolie.  Mais  pourquoi  désirer  ce 
qui  ne  peut  nous  appartenir. 

Le  roi,  la  tète  penchée  en  avant,  écoulait  ce  que  la  jeune  tille  allait  dire. 

A  peine  la  vibration  de  cette  voix  eut-elle  frappé  son  oreille  qu'il  se  leva  fout 
rayonnant,  et  traversant  tout  le  cercle  pour  aller  de  sa  place  à  la  Vallière  :  —  Made- 
moiselle, dit-il,  vous  vous  trompez,  vous  êtes  femme,  et  toute  femme  a  droit  à  des 
bijoux  de  femme.  — Oh!  sire,  dit  la  Vallière,  Votre  Majesté  ne  veut  donc  pas  croire 
absolument  à  ma  modestie?  —  Je  crois  que  vous  avez  toutes  les  vertus,  Mademoi- 
selle, la  franchise  comme  les  autres  ;  je  vous  adjure  donc  de  dire  franchement  ce  que 
vous  pensez  de  ces  bracelets?  —  Qu'ils  sont  si  beaux,  sire,  qu'ils  ne  peuvent  être 
offerts  qu'à  une  reine.  —  Gela  me  ravit  que  votre  opinion  soit  telle  ,  Mademoiselle  ; 
les  bracelets  sont  à  vous  et  le  roi  vous  prie  de  les  accepter. 

El  Comme,  avec  un  mouvement  qui  ressemblait  à  de  l'effroi ,  la  Vallière  tendait 
vivement  l'écrin  au  roi,  le  roi  repoussa  doucement  de  sa  main  la  main  treiublaute  de 
la  Vallière. 

Un  silence  d'étonnenient  plus  funèbre  qu'un  silence  de  mort  régnait  dans  l'assem- 
blée. Et  cependant  on  n'avait  pas,  du  côté  des  reines,  entendu  ce  qu'il  avait  dit  ni 
compris  ce  qu'il  avait  fait. 

Une  charitable  amie  se  chargea  de  répandre  la  nouvelle. 

Ce  fut  Tonnay-Charente ,  à  qui  Madame  avait  fait  signe  de  s'approcher.  — Ah! 
mon  Dieu  !  s'écria  Tonnay-Charente  ,  est-elle  heureuse ,  celte  la  Vallière  ,  le  roi  vient 
de  lui  donner  les  bracelets. 

Madame  se  mordit  les  lèvres  avec  une  telle  force,  que  le  sang  apparut  à  la  surface 
de  la  peau. 

La  jeune  reine  regarda  alternativement  la  Vallière  et  Madame,  et  se  mil  à  sourire. 

Anne  d'Autriche  appuya  son  nienlon  sur  sa  belle  main  blanche  et  demeura  long- 
temps absorbée  par  un  soupçon  qui  lui  mordait  l'esprit  et  par  une  douleur  atroce  qui 
lui  mordait  le  cœur. 

Guiche,  en  voyant  pâlir  Madame,  en  devinant  ce  qui  la  faisait  pâlir,  Guiche  quitta 
précipitamment  l'assemblée  et  disparut. 

Malicorne  put  alors  se  glisser  jusqu'à  Montalais,  et  à  l'aide  du  tumulte  général  des 
conversations:  —  Aure,  lui  dit-il,  tu  as  près  de  toi  notre  fortune  et  notre  avenir.  — 
Oui ,  répondit  celle-ci. 

El  elle  embrassa  tendrement  la  Vallière ,  qu'intérieurement  elle  était  tentée  d'é- 
trangler. 


532 


LES  MOUSQUETAIRES. 


MALÂGA. 


F.NDANT  tout  ce  long  el  ^  iolenl  débat  des  ambilions  de  cour 
contre  les  amours  de  cœur,  un  de  nos  personnages,  le 
moins  à  négliger  peut-être,  était  négligé,  fort  oublié, 
fort  malheureux. 

En  effet  d'.-^rlagnan,  d'Artagnan  ,  car  il  faut  le  nom- 
mer par  son  nom  pour  qu'on  se  rappelle  qu'il  a  e.xisté  , 
d'Arlagnan  n'avait  absolument  rien  à  faire  dans  ce 
monde  brillant  et  léger.  Après  avoir  suivi  le  roi  pendant 
deux  jours  à  Fontainebleau,  et  avoir  regardé  toutes  les 
bergerades  et  tous  les  Iravestissemens  héroï-comiques 
ain .  le  mousquetaire  avait  senti  que  cela  no  sufllsait  point  à  remplir 


fe,-t^<v.^ 


do   son  souvci 
sa  vie. 

Accosté  à  chaque  instant  par  des  gens  qui  lui  disaient  :  —  Comment  trouvez-vous 
que  m'aille  cet  habit ,  monsieur  d'Artagnan?  Il  leur  répondait  de  sa  voix  placide  et 
railleuse  :  —  Mais  je  trouve  que  vous  êtes  aussi  bien  habillé  que  le  plus  beau  singe 
de  la  foire  Saint-Lanrenl. 

Celait  un  compliment  conmie  les  faisait  d'Artagnan  quand  il  n"en  voulait  j>as  faire 
d'autre  :  bon  gré  mal  gré  il  fallait  donc  s'en  contenter. 

Et  (piand  ou  lui  demandait  :  —  Monsieur  d'Artagnan  ,  comment  vous  habillez-vous 
•ce  soir? 

Il  répondait  :  —  Je  me  déshabillerai. 

Ce  qui  faisait  rire  même  les  dames. 

Mais  ajjrèsdeux  jours  passés  ainsi,  le  mousquetaire  voyant  que  rien  de  sérieux  ne 
s'agitait  là-dessous,  et  que  le  roi  avait  conipléteincnl.  on  du  moins  paraissait  avoir 
complètement  oublié  Paris  ,  Saint-Mandé  et  Helle-Isle, 

Que  !M.  Colliert  rêvait  lampioi\s  et  feux  d'artifice, 

Hue  les  dames  eu  avaient  pour  un  mois  au  moins  d'irillades  à  rendre  et  .à  ilonner, 
d'Artagnan  demanda  au  roi  lui  congé  pour  affaires  de  famille. 

Au  moment  où  d'Artagnan  lui  faisait  cette  demande,  le  roi  se  couchait  rompu 
d'avoir  (lauNé.  — Vous  voulez  mcqnilter.  monsieur  d'Artagnan?  demanda-l-il  d'mi  air 
étiinué. 

Louis  .\l\'  ni'  iiiiiiiuiMiail  jamais  (|iic  l'ou  se  séparât  de  lui  quand  on  pouvait  avoir 
l'insigne  hoimeur  de  demeurer  près  de  lui.  —  Sire,  dit  d'Artagnan ,  je  vous  ipiilte 
parce  que  je  ne  vous  sers  à  rien.  Ah!  si  je  pouvais  vous  tenir  le  balancier  tandis  (pie 
vous  dansez,  ce  serait  autre  chose.  —  .Mais,  mon  cher  monsieur  d'Artagnan  ,  répondit 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.        ^  533 

gravement  le  roi,  on  danse  sans  balancier.  — Ah  !  liens,  dit  le  raonsquetaire  coiili- 
nuant  son  ironie  insensilde ,  tiens,  je  ne  savais  pas ,  moi  !  —  Vous  ne  m'avez  donc  pas 
vu  danser?  demanda  le  roi.  —  Oui;  mais  j'ai  cru  que  cela  irait  toujours  de  plus  fort  en 
plus  fort.  Je  me  suis  trompé  :  raison  de  plus  pour  que  je  me  retire.  Sire  ,  je  le  répète, 
vous  n'avez  pas  besoin  de  moi  .d'ailleurs,  si  Votre  Majesté  en  avait  besoin,  elle  sau- 
rai! où  me  trouver.  —  C'est  bien,  dit  le  roi.  Et  il  accorda  le  congé. 

Nous  ne  chercherons  donc  pas  d'Arlagnan  à  Fontainebleau,  ce  serait  chose  inutile; 
mais,  avec  la  permission  de  nos  lecteurs,  nous  le  retrouverons  rue  des  Lombards,  au 
Pilon-d'Or,  chez  notre  vénérable  ami  Plancbet. 

11  est  huit  heures  du  soir,  il  fait  chaud;  une  se\ile  fenêtre  est  ouverte  :  c'est  celle 
d'une  chambre  de  l'entresol. 

Un  parfum  d'épiceries,  mêlé  au  parfum  moins  exotique  ,  mais  plus  pénétrant,  de 
la  fange  de  la  rue ,  monte  aux  narines  du  mousquetaire. 

D'Artagnan,  couché  sur  une  immense  chaise  à  dossier  plat,  les  jambes,  non  pas 
allongées,  mais  posées  sur  un  escabeau,  forme  l'angle  le  plus  obtus  qui  se  puisse  voir. 

Ses  deux  bras  sont  croisés  sur  sa  tête,  sa  tête  est  penchée  sur  l'épaule  gauche, 
comme  celle  d'Alexandre  le  Grand. 

L'œil ,  si  lin  et  si  mobile  d'habitude ,  est  fixe,  presque  voilé,  et  a  pris  pour  but  in- 
variable le  petit  coin  du  ciel  bleu  que  l'on  aperçoit  derrière  la  déchirure  des  chemi- 
nées; il  y  a  du  bleu  et  tout  juste  ce  qu'il  en  faudrait  pour  mettre  une  pièce  à  l'un 
des  sacs  de  lentilles  ou  de  haricots  qui  forment  le  principal  ameublement  de  la  bou- 
tique du  rez-de-chaussée. 

Ainsi  étendu,  ainsi  abruti  dans  son  observation  transfenestrale,  d'Artagnan  n'est 
plus  homme  de  guerre,  d'Artagnan  n'est  plus  un  officier  du  palais  ,  c'est  un  bourgeois 
croupissant  entre  le  dîner  et  le  souper,  enire  le  souper  et  le  coucher;  un  de  ces  braves 
cerveaux  ossifiés  qui  n'ont  plus  de  place  pour  une  seule  idée  ,  tant  la  matière  guette 
avec  férocité  aux  portes  de  l'intelligence  ,  et  surveille  la  contrebande  qui  pourrait  se 
faire  en  introduisant  dans  le  crâne  un  symptôme  de  pensée. 

Nous  avons  dit  qu'il  faisait  nuit,  les  boutiques  s'allumaient  tandis  que  les  fenêtres 
des  appartemens  supérieurs  se  fermaient,  une  patrouille  de  soldats  du  guet  faisait 
entendre  le  bruit  irrégulier  de  son  pas. 

D'Artagnan  confinuait  à  ne  rien  entendre  et  à  ne  rien  regarder  que  le  coin  bleu  de 
son  ciel. 

A  deux  pas  de  lui,  tout  à  fait  dans  l'ombre  ,  couché  sur  un  sac  de  maïs ,  Planchet , 
le  ventre  sur  ce  sac,  les  deux  bras  sous  son  menton,  regardait  d'Artagnan  penser, 
rêver  ou  dormir  les  yeux  ouverts. 

L'observation  durait  déjà  depuis  fort  longtemps. 

Planchet  commença  par  faire  :  —  Hum  !  hum  ! 

D'Artagnan  ne  bougea  point. 

Planchet  vit  alors  qu'il  fallait  trouver  un  moyen  plus  efficace  :  après  mûres  ré- 
flexions ,  ce  qu'il  trouva  de  plus  ingénieux  dans  les  circonstances  présentes,  fut  de  se 
laisser  rouler  de  son  sac  sur  le  parquet,  en  murmurant  contre  lui-même  le  mot  :  — 
Imbécile. 

Mais  quelque  fût  le  bruit  produit  par  la  chute  de  Planchet,  d'Artagnan  qui ,  dans  le 
cours  de  son  existence,  avait  entendu  bien  d'autres  bruits,  ne  parut  pas  faire  le 
moindre  cas  de  ce  bruit-là. 

D'ailleurs  ,  une  énorme  charrette  chargée  de  pierres,  débouchant  de  la  rue  Saint- 
Médéric,  absorba  dans  le  bruit  de  ses  roues  le  bruit  de  la  chute  de  Planchet. 


&U  LES  MOUSQUETAIRES. 

Cependant  Planche!  crnf ,  en  siyae  d'approbation  tacite  ,  le  voir  imperceptiblement 
sourire  an  mot  imbécile. 

Ce  qui  l'enhardissant  lui  lit  dire  :  —  Est-ce  que  vous  dormez ,  monsieur  d'Arta- 
gnan? 

—  Non ,  Planchet ,  je  ne  dors  même  pas ,  répondit  le  mousquetaire.  —  J'ai  le  déses- 
poir, lit  Planchet,  d'avoir  entendu  le  mut  même!  —  Eh  bien ,  quoi!  e^t-ce  que  ce  mot 
n'est  pas  français,  nions  Planchet?  —  Si  fait,  monsieur  d'Artagnan.  —  Eli  bien!  — 
Eh  bien  !  ce  mot  m'afflige.  —  Développe-moi  ton  affliction ,  Planchet,  dit  d'Artagnan. 
—  Si  vous  dites  que  vous  ne  dormez  même  pas.  c'est  comme  si  vous  disiez  que  vous 
n'avez  même  pas  la  consolation  de  dormir.  Ou  mieux,  c'est  comme  si  vous  disiez,  en 
d'autres  termes  :  Planchet,  je  m'ennuie  à  crever.  — Planchet,  tu  sais  que  je  qe 
m'ennuie  jamais. —  Excepté  aujourd'hui,  hier  et  avant-hier. —  Bah  1  —  Monsieur  d'Ar- 
tagnan ,  voilà  huit  jours  que  vous  êtes  revenu  de  Fontainebleau:  voilà  huit  jours  que 
vous  n'avez  plus  ni  vos  ordres  à  donner,  ni  votre  compagnie  à  faire  manœuvrer.  Le  bruit 
des  mousquets  ,  des  tambours  et  de  toute  la  royauté  vous  manque  ;  et  d'ailleurs  ,  moi 
qui  ai  porté  le  mousquet ,  je  conçois  cela.  —  Planchet ,  répondit  d'Artagnan,  je  t'as- 
sure que  je  ne  m'ennuie  pas  le  moins  du  monde.  — Que  faites-vous  ,  en  ce  cas  ,  cou- 
ché là  comme  un  mort?  —  Mon  ami  Planchet,  il  y  avait  au  siège  de  La  Rochelle  , 
quand  j'y  étais,  quand  tu  y  étais,  quand  nous  y  étions  enfin  ;  il  y  avait  au  siège  de  La 
Rochelle  un  Arabe  qu'on  renommait  pour  sa  façon  de  pointer  les  couleuvrines.  Celait 
un  garçon  d'esprit,  quoiqu'il  fût  d'une  singulière  couleur,  couleur  de  tes  olives.  Eh 
bien  !  cet  Arabe ,  quand  il  avait  mangé  ou  travaillé ,  se  couchait  comme  je  suis  couché 
en  ce  moment,  et  mettait  je  ne  sais  quelles  feuilles  magiques  dans  un  grand  tube  à 
bout  d'ambre,  et  si  quelque  chef  venant  à  passer,  lui  reprochait  de  toujours  dormir, 
il  répondait  tranquillement  :  Mieux  vaut  être  assis  que  debout,  couché  qu'assis,  inort 
que  couché. —  C'était  un  Arabe  lugubre  et  par  sa  couleur  et  par  ses  sentences,  dit 
Planchet,  je  me  le  rappelle  parfaitement.  11  coupait  les  têtes  des  protestans  avec 
beaucoiq:)  de  satisfaction.  —  Précisément,  et  il  les  emhaumaifquand  elles  en  valaient 
la  peine.  —  Oui,  et  quand  il  travaillait  à  cet  endianmement  avec  toutes  ses  herbes  et 
toutes  ses  grandes  plantes  ,  il  avait  l'air  d'un  vannier  qui  fait  des  corbeilles.  — ;  Oui, 
Planchet ,  oui ,  c'est  bien  cela.  —  Oh  !  moi  aussi  j'ai  de  la  mémoire.  —  Je  n'en  doute 
pas,  mais  que  dis-tu  de  son  raisonnement?  —  Monsieur,  je  le  trouve  partait  d'une  part, 
mais  stupidc  de  l'autre.  — Devise,  Planciiel,  devise.  —  Eb  bien  !  Monsieur,  en  cll'et. 
mieux  vaut  être  assis  que  debout,  c'est  constant,  surtout  lorsqu'on  est  f;iliguc  dans 
certaines  circonstances,  et  Planchet  sourit  d'un  air  coquin;  mieu.v  vaut  être  coucUé 
qu'assis;  mais  quant  à  la  deruién'  pi-oposition  .  mieux  vaut  être  mort  que  couché,  je 
déclare  que  je  la  IrouM'  absunic,  que  ma  préférence  incontestable  est  pour  le  lit,  et 
que  si  vous  n'êtes  ]>iiiiil  de  uhmi  avis,  c'est  que.  comme  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  le 
dire  ,  vous  vous  ennuyez  à  crexer.  —  Planchet  ,  tu  connais  M.  la  Fontaine? —  Le 
pharmacien  du  coin  de  la  rue  Saint-Médéric?  —  Non,  le  faiiuhsle.  —Ah!  maiire  Cor- 

i),;au. lii>l(in(nl  :  ili  bien  !  je  suis  connue  son  lièvre.  —  Il  a  donc  un  lièvre  aussi? 

—  Il  a  loules  sortes  il'animaux.  —  Eh  bien  !  que  l'ait-il ,  .-on  lièvre?  —  11  songe.  — 
Ah  !  ah  !  —  Planchet ,  je  suis  conuiie  le  lièvre  de  M.  la  Fontaine,  je  songe.  —  "Vous 
songez?  lit  Planchet  incpiiel.  — Oui,  Ion  logis,  Pianchel,  est  ;issçz  triste  pour  pousser 
à  la  méditation,  tu  conviendras  de  cela,  je  l'espère.  —  Cependant.  Monsieur,  vous 
avez  vue  s\n-  la  rue.  —  Pardieu  1  voilà  qui  csl  récréatif,  hein?  —  Il  n'en  est  pas  moins 
vrai.  Monsieur,  <pie  si  vou;.  logiez  sur  le  derrière,  vous  vous  ennuieriez;  non ,  je 
veux  dirr'  .  vous  songeriez  encore  plus.  —  Ma  foi  ,  je  ne  sais  pas.  Pl.inchel.  • —  lijl- 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  535 

core ,  fit  l'épicier,  si  vos  songeries  étaient  du  genre  de  celle  qui  vous  a  conduit  à  ta 
restauration  du  roi  Charles  II. 

Et  Planchet  fit  entendre  un  pulit  rire  qui  n'était  point  sans  signification.  —  Ah  ! 
Plancliet  ,  mon  ami,  dit  d'Artagnan,  vous  devenez  ambitieux.  —  Est-ce  qu'il  n'y  a 
pas  quelque  autre  roi  à  restaurer,  monsieur  d'Artagnan,  quelque  autre  Monkà  mettre 
en  boîte?  —  Non,  mon  cher  Planchet  léphqua  d'Artagnan,  Ions  les  rois  sont  sur 
leurs  trônes...  moins  bien  peut-être  que  je  ne  suis  sur  cette  chaise  ;  mais ,  enfm,  ils  y 
sont... 

Et  d'Artagnan  poussa  un  soupir.  —  Monsieur  d'Artagnan  ,  fit  Planche!,  vous  me 
faites  de  la  peine.  — Tu  es  bien  bon,  Planchet.  —  J'ai  un  soupçon,  Dieu  me  par- 
donne !  —  Lequel  ?  —  Monsieur  d'Artagnan ,  vous  maigrissez.  —  Oh  !  fit  d'Artagnan 
frappant  sur  son  thorax  qui  résonna  comme  une  cuirasse  vide ,  c'est  impossible,  Plan- 
chet. —  Ah  !  voyez-vous  ,  dit  Planchet  avec  effusion  ,  c'est  que  si  vous  maigrissiez 
chez  moi... —  Eh  bien  !  —  Eh  bien  !  je  ferais  un  malheur.  —  Allons,  bon  !  —  Oui. — 
Que  ferais-tu?  voyons.  —  Je  trouverais  celui  qui  cause  votre  chagrin.  —  Voilà  que 
j'ai  un  chagrin  maintenant.  —  Oui,  vous  en  avez  un.  —  Non ,  Planchet ,  non.  —  Je 
vous  dis  que  si,  moi...  Vous  avez  un  chagrin,  et  vous  maigrissez  —  Je  maigris,  tu  es 
sur?  —  A  vue  tl'œil. ..  Malaga  !  si  vous  maigrissez  encore  ,  je  prends  ma  rapière,  et  je 
m'en  vais  tout  droit  couper  la  gorge  à  M.  d'Herblay.  —  Hein?  fit  d'Artagnan  en  bon- 
dissant sur  sa  chaise  ,  que  dites-vous  là ,  Planchet?  et  que  fait  le  nom  de  M.  d'Herblay 
dans  votre  épicerie  ?  —  Bon ,  bon  !  fâchez- vous  si  vous  voulez  ,  injuriez-moi  si  vous 
voulez;  mais,  morbleu  !  je  sais  ce  que  je  sais. 

D'Artagnan  s'était ,  pendant  cette  seconde  sortie  de  Planchet ,  placé  de  manière  à  ne 
pas  perdre  un  seul  de  ses  regards  ;  c'est-à-dire  qu'il  était  assis  les  deux  mains  appuyées 
sur  ses  deux  genoux,  le  cou  tendu  vers  le  digne  épicier.  —  Voyons,  explique-toi, 
dit-il ,  et  dis-moi  comment  tu  as  pu  proférer  un  blasphème  de  cette  force.  M.  d'Her- 
blay, ton  ancien  chef,  mon  ami,  un  homme  d'église,  un  mousquetaire  devenu  évêque, 
tu  lèverais  l'épée  sur  lui,  Planchet?  — Je  lèverais  l'épée  sur  mon  père ,  quand  je 
vous  vois  dans  ces  états-là.  — M.  d'Herblay,  un  gentilhomme  !  — Cela  m'est  bien  égal, 
à  moi,  qu'il  soit  gentilhomme.  Il  vous  fait  rêver  noir,  voilà  ce  que  je  sais.  Et  de  rêver 
noir,  on  maigrit,  Malaga!  je  ne  veux  pas  que  monsieur  d'Artagnan  sorte  de  chez  moi 
plus  maigre  qu'il  n'y  est  entré.  —  Comment  me  fait-il  rêver  noir?  Voyons,  explique  , 
explique.  —  Voilà  trois  nnils  que  vous  avez  le  cauchemar.  —  Moi  ?  —  Oui ,  vous  ,  et 
que  dans  votre  cauchemar  vous  répétez  :  «  Aramisl  sournois  d'Aramis!  »  —  Ah  !  j'ai 
dit  cela?  fit  d'Artagnan  inquiet. —  Vous  l'avez  dit,  foi  de  Planchet. —  Eh  bien  !  après  ? 
Tu  sais  le  proverbe ,  mon  ami  :  tout  songe  est  mensonge.  »  —  Non  pas;  car  chaque 
fois  que  depuis  trois  joiu-s  vous  êtes  sorti,  vous  n'avez  pas  manqué  de  me  demander 
au  retour  :  As-lu  vu  M.  d'Herblay?  Ou  bien  encore  :  As-tu  reçu  pour  moi  des  lettres 
de  M.  d'Herblay?  —  Mais  il  me  semble  qu'il  est  naturel  que  je  m'intéresse  à  ce  cher 
ami ,  dit  d'Artagnan.  —  D'accord ,  mais  pas  au  point  d'en  diminuer.  —  Planchet , 
j'engraisserai,  je  t'en  donne  ma  parole  d'honneur.  — Bien,  Monsieur,  je  l'accepte, 
car  je  sais  que  lorsque  vous  donnez  votre  parole  d'honneur,  c'est  sacré.  —  Je  ne  rê- 
verai plus  d'Aramis.  —  Très-bien  I  —  Je  ne  te  demanderai  plus  s'il  y  a  des  lettres  de 
M.  d'Herblay.  —  Parfaitement.  —  Mais  tu  m'expliqueras  une  chose.  —  Parlez,  Mon- 
sieur. —  Je  suis  observateur... —  Je  le  sais  bien.  —  El  tout  à  l'heure  tu  as  dit 
un  juron  singulier...  — Oui.  —  Dont  tu  n'as  pas  l'habitude.  —  Malaga!  vous  voulez 
dire  !  —  Justement.  —  C'est  mon  juron  depuis  que  je  suis  épicier.  —  C'est  juste , 
c'est  un  nom  de  raisin  sec.  —  C'est  mon  juron  de  férocité  ,  quand  une  fois  j'ai  dit 


536  LES  MOUSQUETAIRES. 

iMahiga,  je  ne  suis  plus  un  homme.  —  Mais  cnlin  je  ne  te  connaissais  pas  ce  juron- 
là.  —  C'est  juste,  Monsieur,  on  me  l'adonné. 

Et  Plantliet  en  prononçant  ces  paroles  cligna  de  l'œil  avec  un  pelit  air  de  finesse 
qui  appela  toute  l'attention  de  d'Arlagnan.  —  Eh  !  eh  !  lit-il. 

Planchet  répéta  :  —  Eh  !  eh  !  —  Tiens,  tiens ,  monsieur  Planchel.  —  Dame  !  Mon- 
sieur, dit  Planchet,  je  ne  suis  pas  comme  vous,  moi,  je  ne  passe  pas  ma  vie  ù  son- 
ger. —  Tu  as  tort.  —  Je  veux  dire  à  m'ennuyer.  Monsieur;  nous  n'avons  qu'nn  faible 
temps  à  vivre,  pourquoi  ne  pas  en  profiter.  — Tu  es  philosophe  épicurien,  à  ce 
qu'il  parait ,  Planchet? —  Pourquoi  pas.  La  main  est  bonne ,  on  écrit  et  l'on  pèse  du 
sucre  et  des  épices;  le  pied  est  sur,  on  danse  ou  l'on  se  promène  ;  l'estomac  a  des 
dents,  on  dévore  et  l'on  digère;  le  cœur  n'est  pas  trop  racorni.  Eh  bien.  Monsieur? 

—  Eh  bien,  quoi'i'  Planchet.  —  Ah  1  voilà!...  lit  l'épicier  en  se  frottant  les  mains. 
D'Arlagnan  croisa  une  jambe  sur  l'autre.  —  Planchet,  mon  ami,  dit-il,  vous  m'a- 

luutissez  de  surprise.  — Pourquoi'/  —  Parce  que  vous  vous  révélez  à  moi  sous  un 
jour  absolument  nouveau. 

Planchet.  flatté  au  dernier  point,  continua  de  se  frotter  les  mains  à  s'enlever  l'épi- 
derme.  —  Ah  !  ah  !  dit-il ,  parce  que  je  ne  suis  qu'une  bête  ,  vous  croyez  que  je  serai 
un  imbécile. — Bien,  Planchet.  voilà  un  raisonnement.  —  Suivez  bien  mon  idée. 
Monsieur.  Je  me  suis  dit,  continua  Planchet,  sans  plaisir  il  n'est  pas  de  bonheur 
sur  la  terre.  —  Oh  !  que  c'est  bien  vrai,  ce  que  tu  dis  là,  Planchet!  interrompit  d'Ar- 
lagnan. —  Or,  prenons,  sinon  du  plaisir,  le  plaisir  n'est  pas  chose  si  commune,  mais 
du  moins  des  consolations.  —  Et  tu  te  consoles.  —  Justement.  —  Explique-moi  ta 
manière  de  le  consoler.  —  Je  mets  un  bouclier  pour  aller  combattre  l'ennui.  Je  règle 
mon  temps  de  patience ,  et  à  la  veille  juste  du  jour  où  je  sens  que  je  vais  m'ennuyer,  je 
m'amuse.  —  Ce  n'est  pas  plus  diflicile  que  cela?  —  Non.  —  Et  tu  as  trouvé  cela  tout 
seul?  —  Tout  seul.  —  C'est  miraculeux.  —  Qu'en  dites-vous  '!  —  Je  dis  que  ta  [)hi- 
losophie  n'a  pas  sa  pareille  au  monde.  — Eh  bien  alors,  suivez  mon  exemple.  — 
C'est  tentant.  — Faites  connue  moi.  —  Je  ne  demanderais  pas  mieux,  mais  toutes  les 
âmes  n'ont  pas  la  même  trempe ,  et  peut-être  que  s'il  fallait  que  je  m'amusasse 
comme  toi,  je  m'ennuierais  horriblement.  —  Bah!  essayez  d'abord.  —  (Juc  fais-tu'/ 
voyons.  —  Avez-vous  remarqué  que  je  m'absente? —  Oui.  —  D'une  certaine  façon'/ 

—  Périodiquement.  —  C'est  cela,  ma  foi!  Vous  l'avez  remarqué?  —  Mon  cher  Plan- 
chel, tu  comprends  que  lorsqu'on  se  voit  à  peu  |)rès  tous  les  jours,  quand  l'un  s'ab- 
sente, celui-là  manque  à  l'autre?  Est-ce  que  je  ne  le  manque  pas,  à  toi,  quand  je 
suis  en  campagne?  —  [unnensément:  c'csl-à-dire  que  je  suis  comme  un  corps  sans 
Ame.  —  Ceci  convenu,  continuons.  —  A  quelle  époque  est-ce  que  je  m'absente?  — 
Le  15  et  le  30  de  chaque  mois.  —  El  je  reste  dehors?  —  Tantôt  deux,  tantôt  trois, 
tantôt  quatre  jours.  —  Qu'avez-vous  cru  (jue  j'allais  faire?  —  Les  recettes.  —  El  en 
revenant  vous  m'avez  trouvé  le  visage?...  —  Fort  satisfait. — Vous  voyez,  vous  le 
dites  vous-même,  toujours  satisfait.  Et  vous  avez  attribué  celte  satisfaction?...  —  Ace 
([ue  Ion  (onuneice  allait  bien  ;  à  ce  (pie  les  achats  de  riz  .  de  pruneaux  ,  de  cassonade, 
de  poires  lapées  et  de  mélasse  allaieiil  à  merveille.  Tu  as  toujours  été  fort  pittoresque 
de  caractère,  Plam  lui,  aussi  n'ai-je  |)as  été  surpris  un  instant  de  le  voir  opter  pour 
l'épiceiie.  ipii  est  un  des  conunerces  les  plus  variés  et  les  |ilus  doux  au  caractère,  en 
ce  qu'on  y  manie  |)rrs(pie  toutes  choses  naturelles  l't  parfumées.  — C'est  bien  dit, 
Monsieur;  mais  quelle  erreur  est  la  vôtre!  — (^onuuenl ,  j'erre?  —  Quand  vous  croyez 
que  je  vais  comme  cela  tous  les  quinze  jours  en  rccellcs  ou  en  achats.  —  Oh  !  oh  ! 
Monsieur,  connncnl  diable  avez-vous  pu  croire  une  pareille  chose?  Oh  !  oh  !  oh  ! 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE  537 

Et  Flanchet  se  mit  ;i  rire  île  façon  à  inspirer  à  d'Arlagnan  les  iloiile^  les  plus  inju- 
rieux sur  sa  propre  intelligence.  — J'avoue  ,  dit  le  mousquetaire  ,  que  je  ne  suis  pas 
à  la  hauteur.  —  Monsieur,  c'est  vrai.  —  Comment,  c'est  vrai?  —  Il  faut  bien  que  ce 
soit  vrai ,  puisque  vous  le  dites;  mais  remarquez  bien  que  cela  ne  vous  fait  rien  perdre 
dans  mou  esprit.  —  Ahl  c'est  bien  heureux!  —  Non,  vous  êtes  un  honnne  de  génie, 
vous;  et  quand  il  s'agit  de  guerre,  de  tactique,  de  surprise  et  de  coups  de  main, 
dame  !  les  rois  sont  bien  peu  de  chose  à  côté  de  vous  ;  mais  ,  pour  le  repos  de  l'Ame  ,  les 
soins  du  corps  ,  les  confituresde  la  vie  ,  si  cela  peut  se  dire  ,  ah  !  Monsieur,  ne  me  parlez 
pas  des  hommes  de  génie,  ils  sont  leurs  propres  bourreaux. —  Bon,  Piauchet,  dit 
d'Artagnan  pétillant  de  curiosité ,  voilà  que  lu  m'intéresses  au  plus  haut  point.  — Vous 
vous  ennuyez  déjà  moins  que  tout  à  l'heure,  n'est-ce  pas?  —  Je  ne  m'ennuyais  pas; 
cependant,  depuis  que  tu  me  parles,  je  m'amuse  plus. — Allons  donc!  bon  commen- 
cement !  Je  vous  guérirai ,  j'en  réponds.  — Je  ne  demande  pas  mieux.  — Voulez-vous 
que  j'essaie  ?  —  A  l'instant.  —  Soit!  Avez- vous  ici  des  chevaux?  —  Oui ,  dix ,  vingt, 
trente.  —  Il  n'en  est  point  besoin  de  tant  que  cela;  deux,  voilà  tout.  —  Us  sont  à  ta 
disposition,  Planchet.  —  Bon  ,  je  vous  emmène.  —  Quand  cela?  —  Demain.  —  Où'? 

—  Ah!  vous  m'en  demandez  trop.  —  Cependant  tu  m'avoueras  qvi'il  est  important 
que  je  sache  où  je  vais.  —  Aimez-vous  la  campagne?  —  Médiocrement,  Planchet.  — 
Alors  vous  aimez  la  ville?  —  C'est  selon.  —  Eh  bien!  je  vous  mène  dans  \m  endroit 
moitié  ville ,  moitié  campagne.  —  Bon  1  —  Dans  un  endroit  où  vous  vous  amuserez , 
j'en  suis  sûr,  —  A  merveille.  — Et,  miracle,  dans  un  endroit  d'où  vous  revenez  pour 
vous  y  être  ennuyé.  —  Moi?  —  Mortellement.  —  C'est  donc  à  Fontainebleau  que  tu 
vas  ?  —  A  Fontainebleau ,  juste  !  —  Tu  vas  à  Fontainebleau  ,  toi?  —  J'y  vais.  —  Et 
que  vas-tu  faire  à  Fontainebleau,  bon  Dieu? 

Planchet  répondit  à  d'Artagnan  par  un  clignement  d'yeux  plein  de  malice. — Tu 
as  quelque  terre  par  là,  scélérat  !  —  Oh  !  une  misère,  une  bicoque.  —  Je  t'y  prends. 

—  Mais  c'est  gentil ,  parole  d'honneur.  —  Je  vais  à  la  campagne  de  Planche!  !  s'écria 
d'Artagnan. — Quand  vous  voudrez. —  N'avons-nous  pas  dit  demain.  —  Demain, 
soit  :  et  puis  d'ailleurs  ,  demain,  c'est  le  !i,  c'est-à-dire  la  veille  du  jour  où  j'ai  peur 
de  m'ennuyer.  Ainsi  donc,  c'est  convenu.  — Convenu.  — Vous  me  prêtez  un  de 
vos  chevaux? — Le  meilleur.  —  Non,  je  préfère  le  plus  doux,  je  n'ai  jamais  été  excel- 
lent cavalier,  vous  le  savez,  et  dans  l'épicerie  je  me  suis  encore  rouillé,  et  puis...  — 
Et  puis  quoi? — El  puis  ,  ajouta  Planchet  avec  un  autre  clin  d'œil ,  et  puis  je  ne  veux 
pas  me  fatiguer.  —  Et  pourquoi?  se  hasarda  à  demander  d'Artagnan.  —  Parce  que 
je  ne  m'amuserais  plus,  répondit  Planchet. 

Et  là-dessus  il  se  leva  de  dessus  son  sac  de  maïs  en  s'étirant  et  en  faisant  craquer 
tous  ses  os  les  uns  après  les  autres  avec  une  sorte  d'harmonie.  —  Planchet  !  Planchet  ! 
s'écria  d'Artagnan  ,  je  déclare  qu'il  n'est  point  sur  la  terre  de  sybarite  qui  puisse  vous 
être  comparé.  Ah!  Planchet,  on  voit  bien  que  nous  n'avons  pas  encore  mangé  l'un 
près  de  l'autre  un  tonneau  de  sel.  —  Et  pourquoi  rela  ,  Monsieur?  —  Parce  que  je 
ne  te  connais  pas  encore ,  dit  d'Artagnan ,  et  que  décidément  j'en  reviens  à  croire  dé- 
finitivement ce  que  j'avais  pensé  un  instant  le  jour  où,  à  Boulogne,  tu  as  étranglé  ou 
peu  s'en  faut  Lubin ,  le  valet  de  M.  de  Wardes.  Planchet,  c'est  que  tu  es  un  homme 
de  ressource. 

Planchet  se  mit  à  rire  d'un  rire  plein  de  fatuité,  donna  le  bonsoir  au  mousquetaire 
et  descendit  dans  son  arrière-boutique  ,  qui  lui  servait  de  chambre  à  coucher. 

D'Artagnan  reprit  sa  première  position  sur  sa  chaise,  et  son  front  déridé  un  instant 
devint  plus  pensif  que  jamais.  —  Il  avait  déjà  oublié  les  folies  et  les  rêves  de  Plan- 


538  LES  MOUSQUETAIRES, 

chet.  —  Oui,  se  dit-il,  en  ressaisissant  le  fil  de  ses  pensées  interrompues  par  cet 
agréable  colloque  auquel  nous  venons  de  faire  participer  le  public.  Oui,  tout  est  là  : 
d°  Savoir  ce  que  Baisemeaux  Youlait  à  Aramis;  2°  savoir  pourquoi  Aramis  ne  me 
donne  point  de  ses  nouvelles  ;  3°  savoir  où  est  Porthos.  Sous  ces  trois  points  gît  le 
mystère.  Or,  continua  d'Artagnan ,  puisque  nos  amis  ne  nous  avouent  rien  ,  ayons  re- 
cours à  notre  pauvre  intelligence.  On  fait  ce  qu'on  peut .  mordioux!  ou  Malaga  ! 
conmie  dit  Planchet. 


LA    LETTRE   DE   M.    DE   BAISEMEAUX. 


D'Artagnan,  fidèle  à  son  plan,  alla  dès  le  lendemain  matin  rendre  visite  à  M.  de 
Baisemeaux. 

C'était  jour  de  propreté  à  la  Bastille;  les  canons  étaient  brossés,  fourbis,  les  esca- 
liers grattés;  les  porte-clefs  semblaient  occupés  du  soin  de  polir  leurs  clefs  elles- 
mêmes. 

Quant  aux  soldats  de  la  garnison ,  ils  se  promenaient  dans  leurs  cours  sons  prétexte 
qu'ils  étaient  assez  propres. 

Le  commandant  Baisemeaux  reçut  d'Artagnan  d'une  façon  plus  que  polie,  mais  il 
fut  avec  lui  d'une  réserve  tellement  serrée,  que  toute  la  finesse  de  d'Artagnan  ne  lui 
tira  pas  une  syllabe. 

Plus  il  se  retenait  dans  ses  limites,  plus  la  défiance  de  d'Artagnan  croissait. 

Ce  dernier  crut  même  remarquer  que  le  commandant  agissait  en  vertu  d'une  re- 
comniaiulalinn  récente. 

Baisemeaux  n'avait  pas  été ,  au  Palais-Royal ,  avec  d'Artagnan ,  l'hounne  froid  et 
impénétrable  que  celui-ci  trouva  dans  le  Baisemeaux  de  la  Bastille. 

Quand  d'Artagnan  voulut  le  faire  parler  sur  les  afliiires  si  pressantes  d'argent  qui 
avaient  amené  Baisemeaux  à  la  recbcrcbe  d'Aramis  et  le  rendaient  expansif  malgré 
tout  ce  soir-là,  Baisemeaux  prétexta  des  ordres  à  donner  dans  la  prison  même  et 
laissa  d'Artagnan  se  morfondre  si  longtemps  à  l'attendre ,  que  notre  mousquetaire , 
certain  de  ne  point  obtenir  un  mot  de  plus,  partit  de  la  Bastille  sans  que  Baisemcaui 
fùl  revenu  de  son  inspccfiuii. 

Mais  il  avait  un  si)U|içon,  d'Artagnan,  et  une  fois  le  sou|Hc)n  éveillé,  l'esprit  de 
d'Artagnan  ne  dormait  plus. 

11  était  aux  lioninies  ce  que  le  cliat  est  aux  quadrupèdes,  l'ondilèmc  de  l'inquiétude 
à  la  fois  et  de  riniiiaticiice. 

Un  chat  inquiet  ne  dinncurc  pas  |ilus  en  pla(<'  (pie  le  llocon  de  soie  qui  se  balance  à 
tout  souille  d'air. 

Un  (liai  qui  guette  est  mort  (levant  sou  poste  d'observatiou .  et  ni  la  faim  ni  la  soif 
ne  savent  le  tirer  de  sa  ni(''(lilati(iii. 

D'Artagnan  qui  brûlait  d'impatience  seroua  tout  à  Cdup  ce  sentiment  connue  un 
manteau  trop  lourd.  Il  se  dit  que  la  chose  qu'eu  lui  caohait  était  précisément  celle 
qu'il  iiii|iorlait  de  savoir. 

Ku  conséquence,  il  réflécliil  (pie  Baisemeaux  ne  lu.iuquerail  pas  do  l'aire  prévenir 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  539 

Aramis,  si  Aramislui  avait  iloniK'  une  l'OL-ommandalion  quelconque.  C'est  ce  qui  arriva. 

Baiscmeaux  avait  à  peiin"  eu  le  temps  rualériel  de  revenir  du  dtmjon,  que  dWria- 
gaan  s'était  mis  en  embuscade  près  la  rue  du  l'etil-Musc  de  façon  à  \oir  tous  cenv  qui 
sortiraient  de  la  Bastille. 

Après  une  heure  de  station  à  la  Hersc-d'Or,  sous  l'auvent  où  Ton  prenait  un  peu 
d'ombre,  d'Artagnan  vit  sortir  un  soldat  de  garde. 

Or,  c'était  le  meilleur  indice  qu'il  pùl  désirer.  Tout  gardien  ou  porte-clefs  a  ses 
jours  de  sortie  et  même  ses  heures  à  la  Bastille,  puisque  tous  sont  astreints  à  n'avoir 
ni  femmes  ni  logemens  dans  le  château,  ils  peuvent  donc  sortir  sans  exciter  la  cu- 
riosité. 

Mais  un  soldat  caserne  est  renfermé  pour  vingt-quatre  heures  lorsqu'il  est  de  garde, 
on  le  sait  bien ,  et  d'Artagnan  mieux  que  personne.  Ce  soldat  ne  devait  donc  sortir  en 
tenue  de  service  que  pour  un  ordre  exiu'ès  et  pressé. 

Le  soldat,  disons-nous,  partit  de  la  Bastille,  et  lentement  ,  lentement,  comme  un 
heureux  mortel  à  qui  au  lieu  d'une  faction  devant  un  insipide  corps  de  garde,  ou  sur 
un  bastion  non  moins  ennuyeux,  arrive  la  bonne  aubaine  d'une  liberté  jointe  à  une 
promenade .  ces  deux  plaisirs  comptant  comme  service.  Il  se  dirigea  vers  le  faubourg 
Saint-Antoine  .  hnmant  l'air,  le  soleil,  et  regardant  les  femmes. 
.  D'Artagnan  le  suivit  de  loin.  11  n'avait  pas  encore  fixé  ses  idées  là-dessus.  —  Il  faut 
tout  d'abord,  pensa-t-il,  que  je  voie  la  figure  de  ce  drôle.  Un  homme  vu  est  un 
homme  jugé. 

D'Artagnan  doubla  le  pas,  et,  ce  qui  n'était  pas  bien  difficile,  devança  le  soldat. 

Non-seulement  il  vit  sa  ligure  qui  était  assez  inteUigente  et  résolue  ,  mais  il  vit  son 
nez  qui  était  un  peu  rouge.  Le  drôle  aime  l'eau-de-vie,  se  dit-il. 

En  même  temps  qu'il  voyait  le  nez  rouge,  il  voyait  dans  la  ceinture  du  soldat  un 
papier  blanc.  —  Bon ,  il  a  une  lettre ,  ajouta  d'Artagnan. 

La  seule  difficulté  était  d'avoir  la  lettre.  Or,  un  soldat  se  trouve  trop  joyeux  d'être 
choisi  par  M.  de  Baisemeaux  pour  estafette.  Il  ne  vend  pas  le  message. 

Comme  d'Artagnan  se  rongeait  les  poings,  le  soldait  avançait  toujours  dans  le  fau- 
bourg Saint-Antoine. 

—  Il  va  certainement  à  Saint-Mandé ,  se  dit-il ,  et  je  ne  saurai  pas  ce  qu'il  y  a  dans 
la  lettre... 

C'était  à  en  perdre  la  tète.  Si  j'étais  en  uniforme,  se  dit  d'Artagnan,  je  ferais  prendre 
le  drôle  et  sa  lettre  avec  lui.  Le  premier  corps  de  garde  me  prêterait  la  main.  Mais  du 
diable  si  je  dis  mon  nom  pour  un  fait  de  ce  genre. 

Le  faire  boire,  il  se  défiera  et  puis  il  me  grisera...  Mordioux!  je  n'ai  plus  d'esprit, 
se  dit  d'Artagnan,  et  c'est  fait  de  moi.  —  Attaquer  ce  malheureux,  le  faire  dé- 
gainer, le  tuer  pour  sa  lettre.  Bon,  s'il  s'agissait  d'une  lettre  de  reine  à  un  lord,  ou 
d'une  lettre  de  cardinal  à  une  reioe.  Mais,  mon  Dieu!  quelles  piètres  intrigues  que 
celles  de  MM.  Aramis  et  Fouquel  avec  M.  Colbert.  La  vie  d'un  homme  pour  cela,  oh 
non  .  pas  même  dix  écus. 

Connue  il  philosophait  de  la  sorte  en  mangeant  ses  ongles  avec  ses  moustaches  ,  il 
aperçut  un  petit  groupe  d'archers  et  un  commissaire. 

Ces  gens  emmenaient  vm  homme  de  belle  mine  qui  se  débattait  du  meilleur  cœur. 

Les  archers  lui  avaient  déchiré  ses  habits,  et  on  le  traînait.  11  demandait  qu'on  le 
conduisit  avec  égards,  se  prétendant  gentilhonnne  et  soldat 

Il  vit  notre  soldat  marcher  dans  la  rue  et  cria  :  —  Soldat,  à  moi! 

Le  soldat  marcha  du  même  pas  vers  celui  qui  l'interpellait,  et  la 'foule  le  suivit. 


SiO  LES  MOUSQUETAIRES. 

Une  idée  vint  alors  à  (rArlagimn. 

Celait  la  première  :  on  verra  qu'elle  n'était  pas  mauvaise. 

Tandis  que  le  gentilhomme  racontait  an  soldat  qu'il  venait  d'être  pris  dans  une  mai- 
son comme  voleur,  tandis  qu'il  n'était  qu'un  amant,  le  soldat  le  plaignait  et  lui  don- 
nait des  consolations  et  des  conseils  avec  cette  gravité  que  le  soldat  français  inel  au 
service  de  son  amour-propre  et  de  l'esprit  de  corps.  D'Artagnan  se  glissa  derrière  le 
soldat  pressé  par  la  foule  et  lui  tira  nettement  et  promptement  le  papier  de  la  ceinture. 

Comme  à  ce  moment  le  gentilhomme  déchiré  tiraillait  ce  soldat,  comme  le  commis- 
saire tiraillait  le  gentilhomme,  d'Artagnan  put  opérer  sa  capture  sans  le  moindre  in- 
convénient. 

Il  se  mit  à  dix  pas  derrière  un  pilier  de  maison  et  lut  sur  l'adresse  :  «  A  monsieur 
du  Vallon ,  chez  monsieur  Fouquel ,  à  Saint-Mandé.  »  —  Bon  !  dit-il. 

Et  il  décacheta  sans  déchirer,  puis  il  lira  le  papier  plié  en  quatre  qui  contenait  seu- 
lement ces  mots  : 

0  Cher  monsieur  du  Vallon  ,  veuillez  faire  dire  à  monsieur  d'Herblay  qu'il  est  venu 
à  la  Bastille  et  qu'il  a  questionné. 

«  Votre  dévoué ,  De  Baisemeaux.  » 

—  Eh  bien,  à  la  bonne  heure,  s'écria  d'Artagnan,  voilà  qui  est  parfaitement  lim- 
pide. Porthos  en  est.  Sûr  de  ce  qu'il  voulait  savoir,  —  Mordioux!  pensa  le  mous- 
quetaire, voilà  un  pauvre  diable  de  soldat  à  qui  cet  enragé  sournois  de  Baisemeaux  va 
faire  payer  cher  ma  supercherie...  S'il  rentre  sans  la  lettre...  que  lui  fera-t-on? 

Au  fait,  je  n'ai  pas  besoin  de  celle  lettre  ;  quand  l'œuf  est  avalé  à  quoi  bon  les 
coquilles? 

D'Artagnan  vit  que  le  commissaire  et  les  archers  avaient  convaincu  le  soldat  et  con- 
tinuaient d'emmener  leur  prisonnier. 

Celui-ci  restait  environné  de  la  foule  et  continuait  ses  doléances. 

D'Artagnan  vint  au  milieu  de  tous  et  laissa  tomber  la  lettre  sans  que  personne  le 
vît,  puis  il  s'éloigna  rapidement.  Le  soldat  reprenait  sa  route  vers  Saint-ilandé,  pen- 
sant beaucoup  à  ce  gentilhomme  qui  avait  imploré  sa  protection. 

Tout  à  coup  il  pensa  un  peu  à  sa  lettre,  et  regardant  à  sa  ceinture,  il  la  vit  dépouillée. 
Son  cri  d'cH'roi  fit  plaisir  à  d'Artagnan. 

Ce  pauvre  soldat  jela  les  yeux  tout  autour  de  lui  avec  angoisse,  et  enfin  ,  derrière 
lui.  à  vingt  pas.  il  aperçut  la  bienheureuse  enveloppe.  Il  fondit  dessus  comme  \m 
faucon  sur  sa  proie. 

L'enveloppe  était  bien  un  peu  poudreuse,  un  peu  froissée,  mais  enfin  la  lettre  était 
retrouvée. 

D'.\rlagnan  vit  (pie  le  cachet  brisé  occupait  beaucoup  le  soldai. 

Le  brave  homme  Unit  cependant  parse  consoler,  il  wm\[  le  papier  dans  sa  ceinture. 
—  Va,  dit  d'Artagnan  ,  j'ai  le  temps  désormais  ,  jn'écède-moi. 

Il  paraît qu'Aramis n'est  pas  à  Paris,  puisque  Baisemeaux  écrit  à  Porthos, 

Ce  cher  Porthos,  (]uelle  joie  do  le  revoir!...  et  de  causer  avec  lui,  dil  le  Cascon. 

Et,  réglant  son  p.is  sur  celui  du  soldat,  il  se  promit  d'arriver  un  ipiarl  d'heure 
après  lui  che/.  M,  l'ouipict. 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  54» 


OU   LE   LECTEUR   VERRA   AVEC   PLAISIR   QUE   PORTHOS   N'A   RIEN   PERDU 

DE   SA  FORCE. 


D'Artagnan  avait,  selon  son  habitude,  calculé  que  chaque  heure  vaut  soixante  mi- 
nutes et  chaque  minule  soixante  secondes. 

Grâce  à  ce  calcul  parfaitement  exact  de  minutes  et  de  secondes,  il  arriva  devant  la 
porte  du  surintendant  au  moment  même  où  le  soldat  en  sortait  la  ceinture  vide. 

D'Artasnan  se  présenta  à  la  porte  ,  qu'un  concierge  brodé  sur  toutes  les  coutures  lui 
tint  entr'ouverfe. 

D'Arlagnan  aurait  bien  voulu  entrer  sans  se  nommer,  mais  il  n'y  avait  pas  moyen. 
Il  se  nomma. 

Malgré  cette  concession .  qui  devait  lever  toute  difficulté,  d'Artagnan  le  pensait 
ainsi  du  moins,  le  concierge  hésita  ;  cependant,  à  ce  titre  répété  pour  la  seconde  fois, 
capitaine  des  gardes  du  roi ,  le  concierge,  sans  livrer  tout  à  fait  passage,  cessa  de  le 
barrer  complètement. 

D'Arlagnan  comprit  qu'une  formidable  consigne  avait  été  donnée. 

Il  se  décida  donc  à  mentir,  ce  qui  d'ailleiu's  ne  lui  coijtait  point  par  trop  quand  il  voyait 
par  delà  le  mensonge  le  salut  de  l'Elat,  ou  même  purement  et  simplement  son  intérêt 
personnel. 

Il  ajouta  donc  aux  déclarations  déjà  faites  par  lui,  que  le  soldat  qui  venait  d'ap- 
porter une  lettre  à  M.  du  Vallon  n'était  autre  que  son  messager,  et  que  cette  lettre 
avait  pour  but  d'annoncer  son  arrivée  ,  à  lui. 

Dès  lors ,  nul  ne  s'opposa  plus  à  l'entrée  de  d'Artagnan  ,  et  d'Artagnan  entra. 

Un  valet  voulut  l'accompagner,  mais  il  répondit  qu'il  était  inutile  de  prendre  cette 
peine  à  son  endroit,  attendu  qu'il  savait  parfaitement  où  se  tenait  M.  du  Vallon. 

Il  n'y  avait  rien  à  répondre  à  un  homme  si  complètement  instruit. 

On  laissa  faire  d'Artagnan. 

Perrons,  salons .  jardins ,  tout  fut  passé  en  revue  parle  mousquetaire.  Il  marcha  un 
quart  d'heure  dans  cette  maison  plus  que  royale,  qui  comptait  autant  de  merveilles 
que  de  meubles  ,  autant  de  serviteurs  (pie  de  colonnes  et  de  portes.  —  Décidément,  se 
dit-il ,  cette  maison  n'a  d'autres  limites  que  les  limites  de  la  terre.  Est-ce  que  Porthos 
aurait  eu  la  fantaisie  de  s'en  retourner  à  Pierrefonds  sans  sortir  de  chez  M.  Fouquet? 

Enfin  il  arriva  dans  une  partie  reculée  du  château  ceinte  d'un  mur  de  pierres  de 
taille  sur  lesquelles  grimpait  une  profusion  de  plantes  grasses  ruisselantes  de  fleurs 
grosses  et  solides  comme  des  fruits. 

De  distance  en  distance,  sur  le  mur  d'enceinte,  se  levaient  des  statues  dans  des 
poses  timides  ou  mystérieuses.  C'étaient  des  vestales  cachées  sous  le  péplum  aux 
grands  plis  :  des  veilleurs  agiles  enfermés  dans  leurs  voiles  de  marbre  et  couvant  le 
palais  de  leurs  furtifs  regards. 

Un  Hermès  le  doigt  sur  la  bouche ,  une  Iris  aux  ailes  éployées ,  une  Nuit  tout  ar- 
rosée de  pavots ,  dominaient  les  jardins  et  les  liàtimens  qu'on  entrevoyait  derrière  les 
arbres;  toutes  ces  statues  se  prolilaieut  en  blanc  sur  les  hauts  cyprès  qui  dardaient 
leurs  cimes  noires  vers  le  ciel. 


542  LES  MOUSQUETAIRES. 

Autour  de  ces  cyprès  s'étaient  enroulés  des  rosiers  séculaires,  qui  attachaient  le\u's 
anneaux  fleuris  à  chaque  fourche  des  hranches  et  semaient  sur  les  ramures  inférieures 
et  sur  les  statues  des  pluies  de  Heurs  endiauuiées. 

Ces  enchantemens  parurent  au  mousquetaire  l'effort  suprême  de  Tesprit  humain.  Il 
était  dans  une  disposition  d'esprit  à  poétiser.  L'idée  que  Porthos  habitait  dans  un  pareil 
Éden  lui  donna  de  Porthos  une  idée  plus  haute,  tant  il  est  vrai  que  les  esprits  les  plus 
élevés  ne  sont  point  exempts  de  l'inlluence  de  l'entourage. 

D'Artaguan  trouva  la  porte;  à  la  porte ,  une  espèce  de  ressort  qu'il  découvrit  et 
qu'il  fit  jouer.  La  porte  s'ouvrit. 

D'Arlagnan  entra,  referma  la  porte  et  pénétra  dans  un  pavillon  bâti  en  rotonde,  et 
dans  lequel  on  n'entendait  d'autre  bruit  que  celui  des  cascades  et  des  chants  d'oiseaux. 

A  la  porte  du  pavillon  il  rencontra  un  laquais.  —  C'est  ici ,  dit  sans  hésitation  d'Ar- 
tagnan,  que  demeure  M.  le  baron  du  Vallon,  n'est-ce  pas? — Oui,  Monsieur,  ré- 
pondit le  laquais.  —  Prévenez-le  que  M  le  chevalier  d'Artagnan,  capitaine  aux  mous- 
quetaires de  Sa  Majesté,  l'attend. 

D'Artagnan  fut  introduit  dans  un  salon. 

D'Artagnan  ne  demeura  pas  longtemps  dans  l'attente  :  un  pas  bien  connu  ébranla 
le  parquet  de  la  salle  voisine ,  une  porte  s'ouvrit  ou  plutôt  s'enfonça,  et  Porthos  vint 
se  jeter  dans  les  bras  de  son  ami  avec  une  sorte  d'embarras  qui  ne  lui  allait  pas  mal. 

—  Vous  ici?  s'écria-t-il.  —  Et  vous!  répliqua  d'Artagnan.  Ah  !  sournois.  —  Oui,  dit 
Porthos  en  souriant  d'un  sourire  embarrassé,  oui ,  vous  me  trouvez  chez  M.  Fouquet, 
et  cela  vous  étonne  un  peu  ,  n'est-ce  pas?  — Non  pas:  pourquoi  ne  seriez-vous  pas  des 
amis  de  M.  Fouquet;  M.  Fouquet  a  bon  nombre  d'amis  surtout  parmi  les  hommes 
d'esprit. 

Porthos  eut  la  modestie  de  ne  pas  prendre  le  compliment  poin-  lui.  —  Puis  ,  ajoula- 
t-il,  vous  m'avez  vu  à  Belle-Isle.  —  Raison  de  plus  pour  que  je  sois  porté  à  croire 
que  vous  êtes  amis  de  M.  Fouquet.  —  Le  fait  est  que  je  le  connais,  dit  Porthos  avec 
un  certain  embarras.  —  Ah  !  mon  ami ,  dit  d'Artagnan ,  que  vous  êtes  coupable 
envers  moi!  —  Comment  cela?  s'écria  Porthos.  —  Comment  1  vous  accomplissez  un 
ouvrage  aussi  admirable  que  celui  des  fortifications  de  Belle-Isle ,  et  vous  ne  m'en 
avertissez  pas. 

Porthos  rougit.  —  Il  \  a  plus,  continua  d'Artagnan,  vous  me  voyez  là-bas  ;  vous 
savez  que  je  s<iis  au  roi,  et  vous  ne  devinez  |ias  que  le  roi,  jaloux  de  eonuailre  quel 
est  riiumme  de  mérite  qui  accomplit  une  (vnvre  dont  on  lui  fait  les  plus  magniliques 
récits  ;  vous  ne  devinez  pas  que  le  roi  m'a  envoyé  pour  savoir  quel  était  cet  homme? 

—  Comment  !  le  roi  vous  a  envoyé  pour  savoir.. .  —  Pardicu  1  mais  ne  parlons  plus  de 
cela.  —  Coi'ne  de  bunif ,  dit  Porthos,  au  contraire,  parlons-en;  ainsi,  le  roi  savait  que 
l'on  forliliail  Belle-Isle?  —  Bon ,  est-ce  que  le  roi  ne  sait  pas  tout  ?  —  Mais  il  ne  sa\  ail 
pas  qui  le  fortifiait.  — Non,  seulement  il  se  doutait,  d'après  ce  qu'on  lui  avait  dit  des 
travaux,  que  c'était  un  illustre  hounne  de  guerre.  —  Diable,  dit  Porthos,  si  j'avais 
su  cela  !  —  Vous  ne  vous  seriez  pas  sauvé  de  Vannes ,  n'est-ce  pas  ?  —  Non  ,  qn'avez- 
vous  dit  quand  vous  ne  m'avez  plus  trouvé?  —  Mon  cher,  j'ai  réiléchi.  —  .\h  oui, 
vous  réQéchissez,  vous;  et  à  quoi  cela  vous  a-t-il  mené,  de  réfléchir? —  A  deviner 
loiilc  la  vérité.  —  Ah  !  vous  avez  deviné...  —  Oui.  —  <Ju'avez-vous  deviné?  voyons, 
dit  Porthos  en  s'accommoihuit  dans  un  fauteuil,  et  prenant  dos  airs  de  sphinx.  — 
J'ai  deviné  d'abord  que  vous  fortifiez  Belle-lsio.  —  Ah  !  cela  n'était  pas  bien  difficile  , 
vous  m'avez  vu  à  l'œuvre.  —  Attemlez  donc;  mais  j'ai  deviné  encore  quelque  chose, 
c'est  (pie  vous  forlilicz  Uellc-Isle  par  ordre  de  M.  Fou(piel?  —  C'est  vrai.  — Ce  n'est' 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE,  543 

pas  le  tout.  Quand  je  suis  en  Irain  de  deviner,  je  ne  m'arrête  pas  en  route.  —  Ce  cher 
d'Artagnan!  — J'ai  deviné  que  M.  Fonquet  voidail  garder  le  secret  le  plus  pro- 
fond sur  ces  fortiflcations.  —  C'était  son  intention  en  effet,  h  ce  que  je  crois,  dit 
Porthos.  —  Oui ,  mais  savez-vous  pourquoi  il  voulait  garder  ce  secret?  —  Dame! 
pour  que  la  chose  ne  fût  pas  sue ,  dit  Porthos.  —  D'abord.  Mais  ce  désir  était  soumis 
à  l'idée  d'une  galanterie.  —  En  effet,  dit  Porthos,  j'ai  entendu  dire  que  M.  Fouqnet 
était  fort  galant.  —  A  l'idée  d'une  galanterie  qu'il  voulait  faire  au  roi.  —  Oh  !  oh  !  — 
Cela  vous  étonne?  —  Oui.  —  Vous  ne  saviez  pas  cela?  —  Non.  —  Eh  bien  !  je  le  sais, 
moi.  —  Vous  êtes  donc  sorcier?  —  Pas  le  moins  du  monde.  —  Comment  le  savez- 
vous  alors?  —  Ah  !  voilà  !  par  un  moyen  bien  simple ,  j'ai  entendu  M.  Fouquel  le  dire 
lui-même  au  roi.  —  Lui  dire  quoi?  —  Qu'il  avait  fait  tortiller  Bello-Isle  .'i  son  inten- 
tion, et  qu'il  lui  faisait  cadeau  de  Belle-Isle.  — Ahl  vous  avez  entendu  M  Fouquet 
dire  cela  au  roi?  —  En  toutes  lettres.  Il  a  même  ajouté  :  Belle-Isle  a  été  fortifiée  par 
un  ingénieur  de  mes  amis,  homme  de  beaucoup  de  mérite,  que  je  demanderai  la 
permission  de  présenter  au  roi.  —  Son  nom?  a  demandé  le  roi.  —  Le  baron  du  Val- 
lon, a  répondu  M.  Fouquet. —  C'est  bien,  a  répondu  le  roi,  vous  me  le  présenterez. 

—  Le  roi  a  répondu  cela?  — Foi  de  d'Artagnan. — Oh  !  oh  !  fit  Porthos.  Mais  pourquoi 
ne  m'a-t-on  pas  présenté  alors?  —  Ne  vous  a-t-on  point  parlé  de  celte  présentation? 

—  Si  fait.  Mais  je  l'attends  toujours.  — Soyez  tranquille,  elle  viendra.  — Hum  I  hum  ! 
grogna  Porthos. 

D'Artagnan  fit  semblant  de  ne  pas  entendre  et  changeant  la  conversation,  —  Mais 
vous  habitez  un  lieu  bien  solitaire,  cher  ami ,  ce  me  semble,  demanda-t-il. — J'ai 
toujours  aimé  l'isolement.  Je  suis  mélancolique,  répondit  Porlhos  avec  un  soupir. 

—  Tiens,  c'est  étrange,  fit  d'Artagnan  ,  je  n'avais  pas  remarqué  cela.  —  C'est  depuis 
que  je  me  livre  à  l'étude,  dit  Porthos  d'un  air  soucieux.  —  Mais  les  travaux  de  l'es- 
prit n'ont  pas  nui  à  la  santé  du  corps ,  j'espère?  — Oh  !  nullement.  —  Les  forces  vont 
toujours  bien?  —  Trop  bien  ,  mon  ami ,  trop  bien.  —  C'est  que  j'avais  entendu  dire 
dans  les  premiers  jours  de  votre  arrivée...  — Oui,  je  ne  pouvais  plus  remuer,  n'est- 
ce  pas?  —  Comment ,  fit  d'Artagnan  avec  un  sourire ,  et  à  propos  de  quoi  ne  pouviez- 
vous  plus  remuer? 

Porlhos  comprit  qu'il  avait  dit  une  bêtise  et  voulut  se  reprendre. — Oui,  je  suis  venu 
de  Belle-Isle  sur  de  mauvais  chevaux,  dil-il,  et  cela  m'avait  fatigué.  —  Cela  ne  m'é- 
tonne plus,  que  moi,  qui  venais  derrière  vous,  j'en  aie  trouvé  sept  ou  huit  de  crevés 
sur  la  route.  —  Je  suis  lourd,  voyez-vous,  dit  Porthos.  —  De  sorte  que  vous  étiez 
moulu?  —  La  graisse  m'a  fondu,  et  cette  fonte  m'a  rendu  malade  — Ah!  pauvre 
Porthos  !...  Et  Aramis ,  comment  a-t-il  été  pour  vous  dans  tout  cela?  —  Très-bien... 
Il  m'a  fait  soigner  par  le  propre  médecin  de  M.  Fouquet.  Mais  tigurcz-vous  qu'au 
bout  de  huit  jours  je  ne  respirais  plus.  —  Comment  cela?  —  La  chambre  était  trop 
petite  :  j'absorbais  trop  d'air.  —  Vraiment?  —  A  ce  que  l'on  m'a  dit,  du  moins...  et  l'on 
m'a  transporté  dans  un  autre  logement. — (>ù  vous  respiriez,  celte  fois?  —  Plus 
librement,  oui;  mais  pas  d'exercice,  rien  à  faire.  Le  médecin  prétendait  que  je  ne 
devais  pas  bouger;  moi ,  au  contraire  ,  je  me  sentais  plus  fort  que  jamais.  Cela  donna 
naissance  à  un  grave  accident.  —  A  quel  accident?  —  Imaginez-vous,  cher  ami  ,  que 
je  me  révoltai  contre  les  ordonnances  de  cet  imbécile  de  médecin,  et  que  je  résolus  de 
sortir,  que  cela  lui  convînt  ou  ne  lui  convînt  pas.  En  conséquence ,  j'ordonnai  au 
valet  qui  me  servait  de  m'apporter  mes  habits.  — Vous  étiez  donc  loul  nu?  mon  pauvre 
Porlhos.  — Non  pas  ,  j'avais  une  magnifique  robe  de  chambre  au  contraire  ;  le  laquais 
obéit ,  je  me  revêfis  de  mes  habits  qui  étaient'  devenus  trop  larges  ;  mais,  chose  étrange 


5»*  LliS  MUUSUUETAIHES. 

mes  pieds  étaicnl  (levemis  Irop  larges,  eux.  —  Oui ,  j'enlemls  liien.  —  Et  mes  Loties 
étaient  devenues  trop  étroites.  —  Vos  pieds  étaient  restés  enflés  ?  —  Tiens ,  vous  avez 
deviné.  —  Parbleu  !  Et  c'est  là  l'accidentdont  vous  me  vouliez  entretenir?  —  Ah  bien 
oui.  Je  ne  fis  pas  la  même  réflexion  que  vous.  Je  me  dis  :  Puisque  mes  pieds  ont 
entré  dix  fois  dans  mes  bottes ,  il  n'y  a  aucune  raison  pour  qu'ils  n'y  entrent  pas  une 
onzième.  — Cette  fois,  mon  cher  Porthos,permctlez-moi  de  vous  le  dire  ,  vous  man- 
quiez de  logique.  —  Bref,  j'étais  donc  placé  eu  face  d'une  cloison  ;  j'essayais  de  mettre 
ma  botte  droite  :  je  tirais  avec  les  mains  ,  je  poussais  avec  le  jarret ,  faisant  des  efforts 
inouïs,  quand,  tout  à  coup  ,  les  deux  oreilles  de  mes  bottes  demeurèrent  dans  mes 
mains;  mon  pied  partit  comme  une  catapulte. — Catapulte!  Comme  vous  êtes  fort 
sur  les  fortitïcations,  cher  Porthos.  —  Mon  pied  partit  donc  comme  une  catapulte  et 
rencontra  la  cloison,  qu'il  effondra.  Mon  ami.  je  crus  que,  comme  Samson,  j'avais 
démoli  le  temple.  Ce  qui  tomba  du  coup  de  tableaux,  de  porcelaines,  de  vases  de 
fleurs,  de  tapisseries,  de  bâtons  de  rideaux,  c'est  inouï.  —  Vraiment!- — Sans  compter 
que  de  l'autre  côléde  la  cloison  était  une  étagère  chargée  de  porcelaines.  —  Que  vous 
renversâtes'/  —  Que  je  lançai  à  l'autre  bout  de  l'autre  chambre. 

Porthos  se  mit  à  rire.  —  Eu  vérité,  comme  vous  dites,  c'est  inouï! 

Et  d'Artagnan  se  mit  à  rire  connue  Porthos. 

Porlhos  aussitôt  se  mit  à  rire  |)liis  fort  que  d'Artagnan.  — Je  cassai,  dit  Porthos 
d'une  voix  entrecoupée  par  celle  hilarité  croissante  ,  pour  plus  de  trois  mille  tVancs  de 

porcelaines,  oh!  oh  !  oh  ! —  Don  !  dit  d'Arlagnan. — J'écrasai  pour  plus  de  quatre 

mille  francs  de  glaces,  oh  !  oh  !  oh  !  —  Excellent!  —  Sans  compter  un  lustre  qui  me 
tomba  juste  sur  la  tête  et  qui  fut  brisé  en  mille  morceaux ,  oh  !  oh  !  oh  !  —  Sur  la  tète  't 
dit  d'Artagnan  qui  se  tenait  les  côtes.  —  En  plein  !  —  Mais  vous  eûtes  la  tèle  cassée'/ 
—  Non  ,  puisque  je  vous  dis  au  contraire  que  c'est  le  lustre  qui  se  brisa  comme  verre 
qu'il  était.  —Ah  !  le  lustre  était  de  verre.  — De  verre  de  Venise!  une  curiosité,  mon  cher, 
un  morceau  (]ui  n'avait  pas  son  pareil,  une  pièce  qui  pesait  deux  centslivres.  —  Et  qui 
vous  tomba  surJa  tête. — Sur...  la...  tête...  Figurez-vous  un  globe  decristal  toutdoré.lout 
incrusté  en  bas,  des  parfums  qui  brûlaient  en  haut,  des  becs  qui  jetaient  de  la  flamme, 
lors(|u'ils  étaient  allumés.  —  Bien  entendu,  mais  ils  ne  l'étaient  pas.  — Heureusement, 
j'eusse  été  incendié.  —  Et  vous  n'avez  été  qu'aplati"? — Non.  — Conunent,nou  !  — Non, 
le  lustre  m'est  tombé  sur  le  crâne.  Nous  avons  là,  à  ce  qu'il  paraît ,  sur  le  sommet  de  la 
tête,  une  croûte  excessivement  solide.  —  Qui  vous  a  dit  cela'/  Porthos.  —  Le  médecin. 
Une  manière  de  dôme  ,  qui  supporterait  Notre-Dame  de  Paris.  —  Bah  1  —  Oui,  il  pa- 
i-aît  que  nous  avons  le  crâne  ainsi  fait.  —  Parlez  pour  vous,  cher  ami,  c'est  votre 
crâne  à  vous  qui  est  fait  ainsi  et  non  celui  des  autres.  —  C'est  possible,  dit  Porthos 
avec  fatuité,  tant  il  y  a  que  lors  de  la  chute  du  lustre  siu-  ce  dôme  que  nous  avons  au 
sommet  de  la  tèle.  ce  fut  un  bruit  pareil  à  l;i  détoualion  d'un  canon,  le  cristal  t'ut 
brisé  et  je  tonibiii  tout  inondé.  —  De  sang,  pauvre  Porlhos!  —  Non,  de  parfums  qui 
scntai<nl  nmmiedes  crèmes;  c'était  excellent,  mais  cela  sentait  trop  bon.  je  lïis 
comme  ètnurdi  de  cette  bonne  odeur;  vous  avez  éprouvé  cela  q\iclquei'ois  ,  n'est-ce 
pas.  d'.\rlaguan'i'  —  Oui,  en  respirant  du  muguet.  De  sorte,  mon  pauvre  ami,  (pie 
vous  fûtes  renversé  du  choc  et  abasourdi  de  l'odeur.  —  Mais  ce  qu'il  y  a  de  particidier, 
et  le  médecin  m'a  affirmé  sur  son  bonneui'  qu'il  n'avait  rien  vu  de  pareil...  —  Vous 
eûtes  au  moins  une  bosse,  interrompit  d'Artagnan. —  J'en  eus  cinq.  —  Pounpioi 
cinq'.'  — Attendez;  le  lustre  avait  à  son  cxlrémilé  iiil('rieuie  ciiK]  orncmcus  dorés  ex- 
trêmement aigus.  — Aïe!  — (Jes  ciu(|  ornemens  pénèhèrcnl  dans  mes  cheveux  (|ue  je 
porte  fort  épais,  comme  vous  voyez..  —  llem-eusennni.  —  El  ils  s'im])rimèrent  dans 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  548 

ma  peau.  Mais  voyez  la  singularité,  ces  choses-là  n'arrivent  qu'à  moi  !  Au  lieu  de 
faire  des  creux  ,  ils  lirentdes  bosses.  Le  médecin  n'a  jamais  pu  m'expliquer  cela  d'une 
manière  satisfaisante.  — Eh  bien!  je  vais  vous  l'expliquer,  moi.  —  Vous  me  rendrez 
service ,  dit  Porthos  en  clignant  des  yeux  ;  ce  qui  était  chez  lui  le  signe  de  l'attention 
portée  au  plus  haut  degré.  —  Depuis  que  vous  faites  fonctionner  votre  cerveau  à  de 
hautes  études,  à  des  calculs  imporlans,  la  tête  a  profité,  de  sorte  que  vous  avez  main- 
tenant une  tête  trop  pleine  de  science.  —  Vous  crovez?  —  J'en  suis  siir.  Il  en  résulte 
qu'au  lieu  de  rien  laisser  pénétrer  d'élranger  dans  l'intérieur  de  la  lète  ,  voire  boite  os- 
seuse, qui  est  déjà  trop  pleine,  profite  des  ouvertures  qui  s'y  font  pour  laisser  échapper 
ce  Irop-plein. — Ah!  fit  Porthos,  à  qui  cette  explication  paraissait  plus  claire  que 
celle  du  médecin.  —  Les  cinq  protubérances  causées  par  les  cinq  ornemens  du  luslre, 
furent  ccrlaineiiient  des  amas  scientifiques,  amenés  extérieurement  par  la  force  des 
choses.  —  En  effet,  dit  Porthos,  et  la  preuve ,  c'est  que  cela  me  faisait  plus  de  mal 
dehors  que  dedans.  Je  vous  avouerai  même  que  ,  quand  je  mettais  mon  chapeau  sur 
ma  tète  en  l'enfonçant  du  poing  avec  celle  énergie  gracieuse  que  nous  possédons,  nous 
autres  gentilshommes  d'épée ,  eh  bien  !  si  mon  coup  de  poing  n'élait  pas  parfaitement 
mesuré,  je  ressentais  des  douleurs  extrêmes.  —  Porthos,  je  vous  crois.  —  Aussi,  mon 
bon  ami,  dit  le  géant,  M.  Fouquet  se  décida-t-il,  voyant  le  peu  de  solidité  de  la  mai- 
son, à  me  donner  un  autre  logis.  On  me  mit  en  conséquence  ici.  —  C'est  le  parc  ré- 
servé ,  n'est-ce  pas?  —  Oui.  —  Celui  des  rendez-vous?  celui  qui  est  si  célèbre  dans 
les  histoires  mystérieuses  du  surinlendant?  —  Je  ne  sais  pas  :  je  n'y  ai  eu  ni  rendez- 
vous  ni  histoires  mystérieuses,  maison  m'autorise  à  y  exercer  mes  muscles,  et  je 
profite  de  la  permission  en  déracinant  des  arbres.  —  Pourquoi  faire  ?  —  Pour  m'entre- 
tenir  la  main,  et  puis  pour  y  prendre  des  nids  d'oiseaux  :  je  trouve  cela  plus  commode 
que  de  monter  dessus. — Vous  êtes  pastoral  comme  Tircis,  mon  cher  Porthos. — Oui, 
j'aime  les  petils  œufs  ;  je  les  aime  infiniraeni  plus  que  les  gros.  Vous  n'avez  point  idée 
comme  c'est  délicat  une  omelette  de  quatre  ou  cinq  cents  œufs  de  verdiers,  de  pin- 
sons, de  sansonnets,  de  merles  et  de  grives.  —  Mais  cinq  cents  œufs,  c'est  monstrueux  ! 
—  Gela  tient  dans  un  saladier,  dit  Porthos. 

D'Arlagnan  admira  cinq  minutes  Porthos  comme  s'il  le  voyait  pour  la  première  fois. 

Quant  k  Porthos ,  il  s'épanouit  joyeusement  sous  le  regard  de  son  ami. 

Ils  demeurèrent  quelquesinstans  ainsi,  d'Artagnan  regardant,  Porthos  s'épanouissant. 

D'Arlagnan  cherchait  évidemment  à  donner  un  nouveau  tour  à  la  conversation.  — 
Vous  divertissez-vous  beaucoup  ici ,  Porthos?  demanda-t-il  enfin,  sans  doute  lorsqu'il 
eut  trouvé  ce  qu'il  cherchait.  —  Pas  toujours.  —  Je  conçois  cela  :  mais  quand  vous 
vous  ennuierez  par  trop,  que  ferez-vous?  —  Oh  !  je  ne  suis  pas  ici  pour  longtemps. 
Aramis  attend  que  ma  dernière  bosse  ail  disparu  pour  me  présenter  au  roi ,  qui  ne 
peul  pas  soull'rir  les  bosses,  à  ce  que  l'on  m'a  dit.  —  Aramis  est  donc  toujours  à  Paris? 
■ —  Non.  —  El  où  est-il?  — ■  Il  esl  à  Fontainebleau.  —  Seul?  —  Avec  M.  Fouquel.  — 
Très-bien.  Mais  savez-vous  une  chose?  — ■  Non,  dites-la-moi  et  je  la  saurai.  —  C'est 
que  je  crois  qu' Aramis  vous  oublie.  — Vous  croyez?  —  Là-bas,  voyez-vous,  on  rit, 
on  danse,  on  festoie,  on  fait  sauter  les  vins  de  M.  deMazarin.  Savez-vous  qu'il  y  a 
ballet  tous  les  soirs ,  là-bas?  —  Diable  !  diable  !  —  Je  vous  déclare  donc  que  votre  cher 
Aramis  vous  oublie.  —  Cela  se  pourrait  bien ,  et  je  l'ai  pensé  parfois.  —  A  moins 
qu'il  ne  vous  trahisse ,  le  sournois  !  —  Oh  !  —  Vous  le  savez ,  c'est  un  fin  renard  qu'A- 
ramis.  — Oui,  mais  me  trahir...  —  Écoutez,  d'abord  il  vous  séquestre.  —  Comment, 
il  me  séquestre!  je  suis  séquestré,  moi?  —  Pardieu  !  —  Je  voudrais  bien  que  vous  me 
prouvassiez  cela.  —  Rien  de  plus  facile.  Sortez-vous  ?  —  Jamais.  —  Montez-vous  à 

T.  I.  35 


546  LES  MOUSQUETAIRES. 

cheval? — Jamais. — Laisse-t-on  parvenir  vos  amis  jusqu'à  vous? —  Jamais. — Eh  bien  ! 
mon  ami ,  ne  sortir  jamais,  no  jamais  monter  à  cheval ,  ne  jamais  voir  ses  amis,  cela 
s'appelle  être  séquestré.  —  Et  pourquoi  Arainis  me  séquestrerait-il?  demanda  Porthos. 
— Voyons,  dit  d'Artasrnan,  soyez  franc,  Porthos.  —  Gomme  l'or.  —  C'est  Aramis  qui 
a  fait  le  plan  des  fortifications  de  Belle-fslc,  n'est-ce  pas? 

Porthos  rougit.  —  Oui,  dit-il,  mais  voilà  tout  ce  qu'il  a  fait.  —  Justement,  et  mon 
avis  est  que  ce  n'est  pas  une  grande  affaire.  —  C'est  le  mien  aussi.  —  Bien  ;  je  suis 
enchanté  que  nous  soyons  du  même  avis.  —  Il  n'est  même  jamais  venu  à  Belle-Isle  , 
dit  Porthos.  ■ —  Vous  voyez  bien.  —  C'est  moi  qui  allais  à  Vannes,  comme  vous  avez 
pu  le  voir.  —  Dites  comme  je  Tai  vu.  Eh  bien!  voilà  justement  l'aflaii'e,  mon  cher 
Porthos.  Aramis,  qui  n"a  fait  que  les  plans,  voudrait  passer  pour  l'ingénieur,  tandis 
que  vous  qui  avez  bâti  pierre  à  pierre  la  muraille,  la  citadelle  et  les  bastions,  il  vou- 
drait vous  reléguer  au  rang  de  constructeur.  —  De  constructeur,  c'est-à-dire  de  maçon. 

—  De  maçon  ,  c'est  cela.  —  De  gâcheur  de  mortier.  —  Justement.  —  De  manœuvre. 

—  Vous  y  êtes.  —  Oh  !  oh  !  cher  Aramis ,  vous  vous  croyez  toujours  vingt-cinq  ans;  à 
à  ce  qu'il  paraît  !  —  Ce  n'est  pas  le  tout  :  il  vous  en  croit  cinquante.  —  J'aurais  bien 
voulu  le  voir  à  la  besogne.  — Oui.  —  Un  gaillard  qui  a  la  goutte.  — Oui.  — La  gra- 
velle.  —  Oui.  —  A  qui  il  manque  troisdents  !  — Quatre. — Tandisque  moi,  regardez. 

El  Poribos,  écartant  ses  grosses  lèvres,  exhiba  deux  rangées  de  dents  un  peu  moins 
blanches  que  la  neige ,  mais  aussi  nettes ,  aussi  dures  et  aussi  saines  que  de  l'ivoire.  — 
Vous  ne  vous  figurez  pas,  Porlhos,  dit  d'Arlaguau,  combien  le  roi  tient  au.\  dents. 
Les  vôtres  me  décident;  je  vous  présenterai  au  roi.  —  Vous?  —  Pourquoi  pas? 
Cioyez-vous  que  je  sois  plus  mal  en  cour  qu'Aramis? —  Oh  !  non.  — Croyez-vous  que 
j'aie  la  moindre  prétention  sur  les  fortitications  de  Bolle-Isle?  —  Ob',  certes,  non.  — 

—  C'est  donc  votre  intérêt  seul  qui  peut  me  faire  agir.  —  Je  il'en  doute  pas.  —  Eh 
bien!  je  suis  l'intime  ami  du  roi,  et  la  preuve,  c'est  que  lorsqu'il  y  a  quelque  chose 
de  désagréable  à  lui  dire,  c'est  moi  qui  m'en  charge,  —  Mais  ,  cher  ami,  si  vous  me 
présentez...  —  Après?  —  Aramis  se  fâchera.  —  Contre  moi?  — Non ,  contre  moi.  — 
Bah!  que  ce  soit  lui  ou  que  ce  soit  moi  qui  vous  présente,  puisque  vous  deviez  être 
présenté,  c'est  la  même  chose.  —  On  devait  me  faire  faire  des  babils.  —  Les  vôtres 
sont  splondides.  —  Oh!  ceux  que  j'avais  commandés  étaient  bien  plus  beaux.  —  Prenez 
garde,  le  roi  aime  la  simplicité.  —  .Vlorsjc  serai  simple.  Mais  que  me  dira  .M.  Fon- 
quct  de  me  savoir  parti?  —  Étes-vous  donc  prisonnier  sur  parole  ?  —  Non  ,  pas  tout  à 
fait.  Mais  je  lui  avais  promis  de  ne  pas  m'éloiguer  sans  le  prévenir,  —  Attendez,  nous 
allons  revenir  à  cela.  Avcz-vous  qucbpie  chose  à  faire  ici? —  Moi ,  rien  ;  rien  de  bien 
important  du  moins.  —  A  moins  cependant  que  vous  ne  soyicz  l'intermédiaire  d'A- 
ramis  pour  quelque  chose  de  grave.  —  Ma  foi  non.  —  Ce  que  je  vous  en  dis,  vous 
comprenez ,  c'est  par  intérêt  pour  vous.  Je  suppose,  par  exemple,  que  vous  êtes 
chargé  d'envoyer  à  Ai'amis  des  messages ,  des  lettres.  —  .\h  !  des  lellres  !  oui.  Je  lui 
envoie  de  certaines  lettres,  —  Où  cela?  —  A  Fontainebleau.  —  Et  avez-vous  de  ces 
lellres?  —  Mais...  —  Laissez-moi  dire.  Et  avez-vous  de  ccsieltres? — Je  viens  jusle- 
mentd'cn  recevoir  une.  —  Intéressante?  —  Je  le  suppose.  —  Vous  ne  les  lisez  donc 
pas?  — Je  ne  suis  pascurieu.x. 

Et  Porthos  lira  de  sa  poche  la  lettre  du  soldat  que  Porthos  n'avait  pas  lue ,  mais  que 
d'Artagnan  avait  lue,  lui.  —  Savez-vous  ce  qu'il  vous  faut  faire?  dit  d'Arlagnan.  — 
Parbleu  !  ce  <iue  je  fais  toujours,  l'envoyer.  —  Non  |)as.  —  ConunenI  cela,  la  garder? 

—  Non ,  pas  encore.  Ne  vous  a-t-on  pas  dit  que  cotte  lotiro  était  iuiportanlo?  —  Tros- 
importaulc.  —  Eh  bien,  il  faut  la  porter  vous-même  à  Fonlainobloau.  —  ,\  Aramis? 


LE  VICOMTE  DE  BRAGELONNE.  5t7 

_  Oui.  —  C'est  juste.  —  El  puisque  le  roi  y  est...  —  Vous  profiterez  de  cela'?...  — 
Je  profilerai  de  cela  pour  vous  prùsenlor  au  roi.  —  Ah  !  corne  de  bœuf,  d'Arlnguan , 
il  n'y  a  en  vérité  que  vous  pour  trouver  des  expédiens.  —  Donc,  au  lieu  d'expédier  à 
notre  ami  des  messages  plus  ou  moins  fidèles,  c'est  nous-mêmes  qui  lui  portons  la 
lettre.  —  Je  n'y  avais  pas  même  songé ,  c'est  bien  simple  cependant.  —  C'est  pourquoi 
il  est  urgent,  mon  cherPorthos,  que  nous  parlions  tout  de  suite.  — En  efi'et,  dit 
Porlhos  ,  plutôt  nous  partirons,  moins  la  dépêche  d'Aramis  éprouvera  de  retard.  — 
Porthos  ,  vous  raisonnez  toujours  puissamment ,  et  chez  vous  la  logique  seconde  l'ima- 
gination. —  Vous  trouvez?  dit  Porlhos.  —  C'est  le  résultat  des  études  solides,  ré- 
pondit d'Artagnan.  Allons,  venez.  —  Mais, dit  Porlhos,  ma  promesse  à  M.  Fouquet. 

—  Laquelle?  —  De  ne  point  quitter  Saint-Mandé  sans  le  prévenir.  —  Ah!  mon  cher 
Porthos,  dit  d'Artagnan,  que  vous  êtes  jeune!  —  Comment  cela?  —  Vous  arrivez  à 
Fontainebleau ,  n'est-ce  pas?  —  Oui.  —  Vous  y  trouvez  M.  Fouquet?  —  Oui.  —  Chez 
le  roi ,  probablement?  —  Chez  le  roi,  répéta  majestueusement  Porthos.  —  Et  vous 
l'abordez  en  lui  disant  :  M.  Fouquet,  j'ai  l'iionneur  de  vous  prévenir  que  je  viens  de 
quitter  .Saint-Mandé.  —  Et,  dit  Porthos  avec  la  même  majesté,  me  voyant  à  Fontai- 
nebleau chez  le  roi ,  Monsieur  Fouquet  ne  pourra  pas  dire  que  je  mens.  —  Mon  cher 
Porthos,  j'ouvrais  la  bouche  pour  vous  le  dire,  vous  me  devancez  en  tout.  Oh  !  Porthos, 
quelle  heureuse  nature  vous  êtes,  l'âge  n'a  pas  mordu  sur  vous.  —  Pas  trop.  — Alors 
tout  est  dit?  —  Je  crois  que  oui.  —  Vous  n'avez  plus  de  scrupules?  —  Je  crois  que 
non.  —  Alors  je  vous  emmène.  —  Parfaitement ,  je  vais  faire  seller  mes  chevaux. 

—  Vous  avez  des  chevaux  ici?  —  J'en  ai  cinq.  —  Que  vous  avez  fait  venir  de  Pier- 
refonds?  — Que  M.  Fouquet  m'a  donnés.  —  Mon  cherPorthos,  nous  n'avons  pas 
besoin  de  cinq  chevaux  pour  deux;  d'ailleurs,  j'en  ai  déjà  trois  à  Paris,  cela  ferait 
huit  :  ce  serait  trop.  —  Ce  ne  serait  pas  trop  si  j'avais  mes  gens  ici  ;  mais,  hélas  1  je  ne 
es  ai  pas.  —  Vous  regrettez  vos  gens?  —  Je  regrette  Mousqueton  ,  ^lousqueton  me 
manque. —  Excellent  cœur,  dit  d'Artagnan;  mais,  crovez-moi,  laissez  vos  chevaux 
ici  comme  vous  avez  laissé  Mousqueton  là-bas.  —  Pourquoi  cela? —  Parce  que  plus 
lard...  —  Eh  bien?  —  Eh  bien,  plus  tard,  peut-être  sera-t-il  bien  que  M.  Fouquetne 
vous  ait  rien  donné  du  tout.  —  Je  ne  comprends  pas ,  dit  Porthos.  —  Il  est  inutile  que 
vous  compreniez.  —  Mais  cependant...  — Je  vous  expliquerai  cela  plus  tard,  Porthos. 

—  C'est  de  la  politique  ,  je  parie.  —  Et  de  la  plus  subtile. 

Porthos  baissa  la  tête  sur  ce  mol  politique;  puis,  après  un  moment  de  rêverie,  il 
ajouta  :  —  Je  vous  avouerai,  d'Artagnan,  que  je  ne  suis  pas  Porthos.  —  Je  le  sais 
pardieu  bien.  —  Oh!  nul  ne  sait  cela,  vous  me  l'avez  dit  vous-même,  vous  le  brave 
des  braves.  —  Que  vous  ai-je  dit ,  Porlhos? —  Que  l'on  avait  ses  jours.  Vous  me  l'avez 
dit  et  je  l'ai  éprouvé.  Il  y  a  des  jours  où  l'on  éprouve  moins  de  plaisir  que  dans  d'autres 
à  recevoir  des  coups  de  mousquet  et  des  coups  d'épée. — C'est  ma  pensée.  —  C'est  la 
mienne  aussi ,  quoique  je  ne  croie  guère  aux  coups  qui  tuent.  —  Diable  1  vous  avez 
tue,  cependant.  —  Oui,  mais  je  n'ai  jamais  été  tué.  —  La  raison  est  bonne... —  Donc 
je  ne  crois  pas  mourir  jamais  de  la  laine  d'une épée  ou  de  la  balle  d'un  fusil.  — Alors, 
vous  n'avez  peur  de  rien...  Ah!  de  l'eau,  peut-être?  —  Non,  je  nage  comme  une 
loutre.  —  De  la  fièvre  quarlaine?  —  Je  ne  l'ai  jamais  eue  et  ne  crois  point  l'avoir 
jamais;  mais  je  vous  avouerai  une  chose... 

Et  Porlhos  baissa  la  voix.  — Laquelle?  demanda  d'Artagnan  en  se  moltanl  an  dia- 
pason de  Porthos.  — Je  vous  avouerai,  répéta  Porthos,  que  j'ai  une  horrible  peur  de 
la  politique. — Ah!  bah!  s'écria  d'Artagnan.  —  Tout  beau,  dit  Porthos  d'une  voix  de 
stentor.  J'ai  vu  Son  Éminence  M    le  cardinal  de  Hichelieu  et  Son  Éminence  M.  le 


548  LES  MOUSQUETAIRES. 

cardinal  de  Mazaria;  l'un  avait  une  politique  rouge  ,  l'autre  une  politique  noire.  Je 
n'ai  jamais  été  beaucoup  plus  content  de  l'une  que  de  l'autre  :  la  première  a  fait  cou- 
per le  cou  à  M.  de  Marillac,  à  M.  de  Thou ,  à  M.  de  Cinq-Mars,  à  M.  Cbàlais  ,  à 
M.  Boulevilie,  à  M.  de  Montmorency;  la  seconde  a  fait  écharper  une  foule  de  fron- 
deurs, dont  nous  étions,  moucher.  —  Dont,  au  contraire,  nous  n'étions  pas,  dit  d'Ar- 
tagnan.  — Oh!  si  fait  !  car  si  je  dégainais  pour  le  cardinal,  moi,  je  frappais  pour  le 
roi.  —  Cher  Porthos  !  —  J'achève.  Ma  peur  de  la  politique  est  donc  telle  que  s'il  y  a 
de  la  politique  là-dessous ,  j'aime  mieux  retourner  à  Pierrefonds.  —  Vous  auriez  rai- 
son, si  cela  était;  mais  avec  moi,  cher  Porthos,  jamais  de  pohtique,  c'est  net;  vous 
avez  travaillé  à  fortifier  Belle-Isie;  le  roi  a  voulu  savoir  le  nom  de  l'habile  ingénieur 
qui  avait  fait  les  travaux  :  vous  êtes  timide  comme  tous  les  hommes  d'un  vrai  mérite; 
peut-être  Aramis  veut-il  vous  mettre  sous  le  boisseau.  Moi,  je  vous  prends;  moi,  je 
vous  déclare:  moi,  je  vous  produis;  le  roi  vous  récompense,  et  voilà  toute  ma  poli- 
tique. —  C'est  la  mienne,  morbleu  !  dit  Porthos,  en  tendant  la  main  à  d'Artagnan. 

Mais d'Artagnan  connaissait  la  main  de  Porthos;  il  savait  qu'une  fois  emprisonnée 
entre  les  cinq  doigts  du  baron,  une  main  ordinaire  n'en  sortait  pas  sans  foulure. 

Il  tendit  donc,  non  pas  la  main  ,  mais  le  poing  à  sou  ami. 

Porthos  ne  s'en  aperçut  même  pas. 

Après  quoi  ils  sortirent  tous  deux  de  Saint-Mandé. 

Les  gardiens  chuchotèrent  bien  un  peu  et  se  dirent  à  l'oreille  quelques  paroles  que 
d'Artagnan  comprit,  mais  qu'il  se  garda  bien  de  faire  comprendre  à  Porthos. — Notre 
ami.  dit-il,  était  bel  et  bon  prisonnier  d" Aramis.  Voyons  ce  qu'il  va  résulter  de  la 
mise  en  liberté  de  ce  conspirateur. 


FIN    DU    TOME    l'Ht  Ml  kh. 


LAGNY.  —  liii|<iliii«rje  di  YliLlT  cl  l'.ic. 


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